La Lune de miel (Eugène SCRIBE - Pierre CARMOUCHE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 31 mars 1826.

 

Personnages

 

KOULIKOF, intendant du château

JEAN, maître sabotier

ALEXIS, ouvrier sabotier

UN POSTILLON

LA BARONNE WLADIMIR[1]

MICHELINE, fille de Jean

POLESKA DE FERSTEIM

PAYSANS

SABOTIERS

DOMESTIQUES     

 

Dans la Pologne russe.

 

 

ACTE I

 

L’habitation de Jean. Le fond, ouvert, laisse voir toute l’étendue de la campagne. À droite et à gauche, une porte conduisant à d’autres chambres. Sur le devant, à gauche de l’acteur, une table et deux chaises ; de l’autre côté, un banc à usage de sabotier, sur lequel se trouvent un sabot à moitié confectionné, et quelques outils. Au lever du rideau, Jean, Alexis, Micheline et plusieurs ouvriers sont assis à droite, à gauche, et au fond, occupés à déjeuner.

 

 

Scène première

 

JEAN, MICHELINE, OUVRIERS occupés à déjeuner, ALEXIS, seul dans un coin, plongé dans ses réflexions

 

LES OUVRIERS.

Air : Quel bonheur ! quelle ivresse ! (Le Maçon.)

Amis, après l’ouvrage,
Chantons, gais ouvriers,
Le plaisir rend l’ courage
Aux pauvres sabotiers.

JEAN.

À nos sabots faut rendre hommage ;
Sans eux le pauvre irait pied nu.
J’ vois ben des gens en équipage
À qui jadis j’en ai vendu.
Plus d’un parvenu que l’on cite,
Que gêne son nouveau mérite,
Ainsi que ses souliers nouveaux,
S’il était l’ maître,
Chang’rait peut-être
Ses p’tits souliers pour ses sabots.

LES OUVRIERS.

Plus d’un parvenu que l’on cite, etc.

MICHELINE.

Fi, des sabots ! dis’nt ben des femmes,
C’est dangereux les jours d’ verglas ;
J’ons vu glisser de belles dames
Qui cependant n’en portaient pas.
Les sabots n’empêch’nt pas d’êtr’ sage ;
Et quoique l’on parle au village
De queuq’s faux pas... c’est des propos ;
On en fait, j’ gage,
Ben davantage
En p’tits souliers qu’en gros sabots.

LES OUVRIERS.

Les sabots n’empêch’nt pas d’êtr’ sage, etc.

Tous les ouvriers sortent.

JEAN, frappant sur l’épaule d’Alexis.

Et toi, qui es là dans un coin, et qui ne dis rien, qu’est-ce que tu as donc ?

ALEXIS.

Qu’est-ce que j’ai ?... Ah çà ! maître Jean, suis-je payé pour être gai, ou pour faire des sabots ?

JEAN.

L’un n’empêche pas l’autre ; et tu peux prendre exemple sur moi ; ne pouvant sortir de ce domaine, dont je suis serf et vassal, j’ai eu l’idée d’établir dans ces forêts une fabrique de sabots, non pour les gens du pays, qui n’en usent guère, mais j’en fournis toute l’Allemagne. Aussi, je travaille et je chante toute la journée.

ALEXIS.

Est-ce que je n’ai pas confectionné ce matin la besogne que vous m’avez donnée ?

JEAN.

C’est la vérité ; et nous n’avons pas ici un ouvrier qui travaille aussi joliment ; c’est délicat et soigné, et un sabot comme ça vous chausserait une princesse mieux qu’un escarpin.

ALEXIS.

Eh bien ! alors, puisque ma tâche est finie, laissez-moi m’amuser comme les autres. Et si ça m’amuse d’être triste ?

JEAN.

Comme tu voudras,

À sa fille.

Est-il sauvage, celui-là !

MICHELINE.

Depuis deux jours qu’il est ici, il ne fait que soupirer et se plaindre : un beau garçon comme ça, c’est dommage.

Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger. (Les Vendangeurs.)

Ça m’ fait l’effet d’un désespoir,
Vrai, ça m’ fait mal à voir.
On voudrait d’un chagrin si noir
Connaître quelque chose,
Ne fût-c’ que pour savoir
Si l’on n’en est pas cause.

Peut-être, mon père, qu’il n’est pas content de vous, et qu’il ne se trouve pas assez payé ?

JEAN.

Dame ! je paie en grand seigneur, dix kopecks par jour. Mais s’il a de l’ambition... Laisse-moi, ma fille, je vais arranger cela, parce que ça a l’air d’un bon sujet qui peut me faire gagner de l’argent ; et un manufacturier doit être généreux quand il y trouve son bénéfice.

MICHELINE.

Dieu ! que vous êtes bon !

Elle sort.

JEAN.

Voilà comme je suis...

Allant encore frapper sur l’épaule d’Alexis.

Dis-moi, mon garçon, es-tu du pays ?

ALEXIS.

Oui, maître, je suis, comme vous, de la Pologne russe ; mais voilà cinq ans que j’ai couru le monde...

JEAN.

Et pourquoi ?

ALEXIS.

Pour trouver la fortune.

JEAN.

Et as-tu rencontré cette femelle-là ?

ALEXIS.

Non, vraiment ; elle est comme les autres... quand on court après, c’est le moyen de ne pas l’attraper.

JEAN.

Diable ! c’est un philosophe. Eh bien ! mon garçon, si tu veux rester chez moi, ton sort est dans tes mains. Tu t’es présenté hier pour avoir de l’ouvrage, et rien que sur ta bonne mine je t’ai offert dix kopecks par jour. Mais les gens de mérite sont comme les sabots, ça ne se connaît qu’à l’user ; et je t’offre six kopecks de plus.

ALEXIS.

Ce que j’ai me suffit, et je n’y tiens pas... Si je n’avais pas au monde d’autre chagrin que celui-là...

JEAN.

Est-ce qu’il y aurait quelque passion sous jeu ? Est-ce que ma fille Micheline ?... c’est que tout à l’heure elle avait l’air de te trouver à son gré... et ça ne me conviendrait pas.

ALEXIS.

Soyez tranquille ; je voudrais bien en être amoureux.

JEAN.

Comment ! tu le voudrais... et pourquoi cela ?

ALEXIS.

Parce qu’il y aurait peut-être de l’espoir, tandis que dans ma position, voyez-vous, maître Jean, il ne faut aimer que son égale ; c’est là le plus raisonnable ; mais l’amour ne raisonne pas.

JEAN.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que par hasard tu serais amoureux de quelque grande dame ?

ALEXIS.

Précisément, et une grande dame qui, pour mon malheur, est plus fière à elle seule que toutes les duchesses de la Russie.

JEAN.

Comment ! tu oses donner dans les duchesses ?

Air d’Aristippe.

Vit-on jamais pareill’ folie !

ALEXIS.

Si je l’aime, c’est malgré moi.

JEAN.

Pour être heureux dans cette vie,
N’ faut pas r’garder plus haut que soi.

ALEXIS.

J’ sais ben qu’elle est au-d’ssus de moi.
Ainsi qu’ vers une providence
Je l’vais les yeux vers cet objet chéri...
Lorsqu’il a besoin d’espérance,
Le malheureux r’garde au-dessus de lui.

JEAN.

Je vous le demande, un ouvrier qui s’avise de faire des passions ! Fais des sabots, et ne sors pas de là. Mais, dis-moi un peu, mon garçon... Silence, car c’est monsieur Koulikof, l’intendant de ce domaine.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, KOULIKOF, suivi de quelques PAYSANS

 

KOULIKOF.

Eh bien ! allez donc, allez à son secours ; ils restent là les bras croisés : ne faut-il pas que j’y aille moi-même... Cinquante coups de knout à celui qui n’arrivera pas le premier.

Les paysans sortent en courant.

C’est cela... les voilà tous partis... il n’y a pas d’autre moyen d’exciter leur émulation. Ah ! ah ! c’est toi, maître Jean...

JEAN.

Oui, monsieur Koulikof. Qu’y a-t-il donc ?

KOULIKOF.

Une voiture d’assez belle apparence, quatre chevaux et deux postillons ; la voiture vient de verser dans le chemin creux.

ALEXIS.

Eh ! que ne le disiez-vous sur-le-champ !... j’y cours.

Il sort.

 

 

Scène III

 

KOULIKOF, JEAN

 

KOULIKOF.

Quel est ce garçon ?

JEAN.

Un de mes ouvriers. Il est arrivé depuis peu ; mais il est du pays.

KOULIKOF.

Son nom ?

JEAN.

Alexis Pétérof.

KOULIKOF.

Pétérof ! c’est à nous... les Pétérof sont inscrits sur mon livre de ferme... Il a bien fait de revenir ; car, dans ce moment-ci surtout, je tiens à présenter à monseigneur un état satisfaisant de ses revenus.

JEAN.

Ils sont assez soignés.

KOULIKOF.

Je crois bien, six mille arpents, quinze cents paysans, sans compter les dépendances, le tout en bon état. Mais aussi depuis trente ans que je suis intendant de cette principauté, je puis me vanter de n’être pas resté les bras croisés : et si l’on avait tenu registre des coups de knout que j’ai fait administrer, soit par mes délégués, soit par moi-même...

JEAN.

Il est de fait que depuis trente ans vous avez eu du mal, et nous aussi.

KOULIKOF.

Il faut ça, quand on veut le bien de la chose. Mais dis-moi, où est ta fille Micheline ?

JEAN, regardant au fond.

Elle est par là dans les environs.

KOULIKOF.

À propos de cela, pourquoi que tu ne la maries pas, ta fille Micheline ? il faut me la marier.

Air : Les Scythes et les Amazones.

Elle est aimable, elle est jeune et gentille ;
Choisis parmi nos jeunes gens,
Cela fera le bonheur de ta fille,
Et ça nous f’ra des paysans ;
Il nous en manque encor deux ou trois cents.
Lorsque j’en vois, contre tous les usages,
Rester garçons, ça me fait mal aux nerfs,
Et j’aime à voir faire des mariages
Pour augmenter le nombre de nos serfs.

 

 

Scène IV

 

KOULIKOF, JEAN, MICHELINE

 

MICHELINE.

Mon père ! mon père !

JEAN.

Eh bien ! qu’est-ce donc ?

MICHELINE.

Tenez, cette jeune clame, n’entendez-vous pas ?

 

 

Scène V

 

KOULIKOF, JEAN, MICHELINE, POLESKA, PLUSIEURS DOMESTIQUES et OUVRIERS

 

POLESKA.

Les maladroits ! un chemin superbe, et ils prennent à gauche exprès pour me verser.

MICHELINE.

Mais, madame...

POLESKA.

Taisez-vous. Et pour comble de malheur, ceux-ci qui, en voulant relever la voiture, cassent le timon, de sorte que me voici obligée de m’arrêter dans cette misérable cabane... Dieu ! qu’il faut de patience ! si on ne se modérait pas...

MICHELINE.

Je ferai observer à madame que ce n’est pas la faute de nos gens ; ils y ont mis tant de zèle, que ce pauvre Ivan s’en est foulé le pied.

POLESKA.

Ô ciel ! que dites-vous ! ce pauvre jeune homme... courons vite.

MICHELINE.

Dans ces mauvais chemins, avec ces petits souliers ?

POLESKA.

Oui, tu as raison... tenez, portez-lui cette bourse ; mon Dieu ! quel malheur ! un honnête ouvrier... peut-être même un père de famille... j’aurai soin de lui, de ses enfants ; mais en attendant qu’on envoie chercher un médecin... Eh bleu, vous n’êtes pas encore partis !

KOULIKOF, faisant signe aux domestiques et ouvriers qui sortent.

Si, madame, on y va ; mais je vous demanderai...

POLESKA.

Qui vous a permis de m’adresser la parole ?

JEAN.

C’est monsieur l’intendant, et il faut qu’il sache...

POLESKA.

Il faut qu’il sache se taire... et vous aussi,

KOULIKOF, à part.

Par exemple ! c’est d’une insolence...

POLESKA, à Micheline.

Dis-moi, petite, où sommes-nous ?

JEAN.

Dans les domaines du comte de Woronski, et à une lieue du château.

POLESKA.

Je suis chez mon mari ! chez moi !

KOULIKOF.

Qu’entends-je ? madame la comtesse !

JEAN.

Une comtesse dans ma cabane !

KOULIKOF.

On nous avait bien dit que monseigneur devait se marier, et nous l’attendions d’un instant à l’autre.

POLESKA.

Est-ce qu’il n’est pas arrivé ?

KOULIKOF.

Je l’ignore, madame la comtesse, car depuis deux jours, je n’ai pas eu l’honneur d’être invité au château.

POLESKA.

Ce pauvre Gustave, qui était parti le premier pour tout disposer et pour me recevoir... je suis sûre qu’il est d’une inquiétude, d’une impatience égale à la mienne. Aussi, c’est votre faute.

KOULIKOF.

À moi, madame la comtesse ?

POLESKA.

N’êtes-vous pas l’intendant, le régisseur de ce domaine ?

KOULIKOF.

Depuis trente ans.

POLESKA.

Comment ces chemins ne sont-ils pas en meilleur état ? ne deviez-vous pas y veiller ? est-ce que vous ne deviez pas penser que j’avais hâte de revoir mon mari ? Vous ne devinez donc rien ? vous n’êtes donc capable de rien ? vous méritez d’être chassé.

Air : Adieu ! je vous fuis, bois charmant. (Sophie.)

Je donne la preuve, par là,
D’une prudence peu commune ;
Mon mari m’accusait déjà
De prodiguer trop sa fortune.
Mais je répare en ce moment
Mes dépenses et mes folies :
Car supprimer un intendant,
C’est faire des économies.

KOULIKOF, à part.

Supprimer un intendant !

JEAN, à part.

Cette femme-là ne respecte rien.

Haut.

Si, en attendant qu’on répare la voilure, madame voulait déjeuner ?...

POLESKA.

Eh ! oui, vraiment, pour ne pas perdre de temps, rien qu’une tasse de thé et des muffins.

MICHELINE.

Du thé !

JEAN.

Des muffins !

POLESKA.

Oui, des muffins, des rôties au beurre, je ne prends pas autre chose.

JEAN.

C’est qu’ici, madame, ça ne se peut pas.

POLESKA.

Comment ! ça ne se peut pas... qu’on en cherche... qu’on en trouve... et rappelez-vous que je l’ordonne ; cela doit vous suffire.

JEAN.

Je ne savons pas ce que c’est.

MICHELINE.

Il n’y en a jamais eu dans le pays.

POLESKA.

C’est égal.

JEAN.

Mais, madame...

POLESKA.

Je crois qu’il ose répliquer.

Air de Céline.

Sachez que mon ordre suprême
Jusqu’à présent fut respecté ;
Et jamais mon époux lui-même
Ne contredit ma volonté.
C’est là le partage des dames :
Car le ciel, que l’on doit bénir,
Pour commander créa les femmes,
Et les hommes pour obéir.

MICHELINE.

Ça, c’est assez vrai.

KOULIKOF, qui s’est tenu à l’écart, s’avançant respectueusement.

Si madame la comtesse veut me permettre... je crois que j’ai chez moi du thé.

POLESKA, se retournant du côté de Jean.

Vous voyez donc bien !

KOULIKOF.

De plus, et pour continuer votre voyage, j’ai une petite voiture, un kibith, qui dans une demi-heure peut vous conduire près de votre auguste époux.

POLESKA.

Près de Gustave, et c’est grâce à toi ! Pardon, tout à l’heure j’ai peut-être été un peu vive ; mais...

KOULIKOF.

Madame la comtesse daignerait me rendre ma place ?

POLESKA.

Celle-là ou une autre, j’examinerai, je verrai ce qu’on peut faire d’un intendant réformé.

Air du vaudeville Les Blouses.

Dépêchez-vous... Mon Dieu, quelle indolence !
Ce déjeuner et surtout ce traîneau...
Mais allez donc ! je meurs d’impatience
De me trouver enfin dans mon château.

KOULIKOF, à part.

Dieu ! quelle femme ! elle parle en sultane.

POLESKA.

Au nom du ciel, j’ai hâte de partir...
On est si mal dans sa triste cabane !

JEAN, à part.

Si ça pouvait l’empêcher d’y r’venir !

Ensemble.

POLESKA.

Dépêchez-vous... Mon Dieu, quelle indolence ! etc.

JEAN et MICHELINE.

Vit-on jamais une telle insolence ?
Allez bien vit’ lui chercher un traîneau ;
Si d’arriver elle a d’ l’impatience,
Il m’ tarde aussi qu’ell’ soit dans son château.

KOULIKOF.

Je vais chercher bien vite, à l’intendance,
Le déjeuner, et surtout le traîneau ;
Comme un éclair, madame, je m’élance ;
Dans un instant vous serez au château.

Koulikof sort par le fond, et Jean par la porte à droite.

 

 

Scène VI

 

POLESKA, MICHELINE

 

POLESKA.

Que de peine pour avoir du thé et des muffins, et l’on dit que la Russie est un pays civilisé !

MICHELINE, approchant une chaise.

Si, en attendant, madame la comtesse voulait se reposer ?

POLESKA, s’asseyant.

Volontiers, je suis accablée de fatigue ; car j’ai voyagé toute la nuit.

MICHELINE.

Toute la nuit ! vous qui êtes si faible et si délicate !

POLESKA.

Que n’aurais-je pas fait pour le revoir plus tôt !... depuis trois jours que je suis séparée de mon mari... il est si bon, si aimable... il m’aime tant ! aussi que je suis heureuse et fière de lui appartenir !

MICHELINE.

C’est donc un mariage d’inclination ?

POLESKA.

Eh ! sans doute ; fille d’un officier sans fortune, je n’avais point de rang, point de richesses à apporter à mon époux ; et lorsque Gustave, lorsque le comte de Woronski s’est présenté...

MICHELINE.

Ça a dû vous surprendre ?

POLESKA.

Non, ça m’a semblé tout naturel, je ne sais quel sentiment secret me disait que ce rang m’appartenait, qu’il m’était dû... que j’étais née pour briller et pour commander. Aussi, ce luxe, ces équipages, ces nouvelles parures que Gustave me prodiguait, ce riche domaine qu’il vient d’acquérir... ces paysans, ces vassaux, ces esclaves, qui n’existent que pour m’obéir, tout cela me charme et m’enivre ; je me dis : C’est à mon époux que je les dois, et après lui, après mon amour, c’est ce qu’il y a pour moi de plus doux au monde.

MICHELINE.

Il n’y a donc pas longtemps que madame la comtesse est mariée ?

POLESKA.

Une semaine, mon enfant, et nous sommes dans ce qu’on appelle la lune de miel.

Air : Femmes, voulez-vous éprouver. (Le Secret.)

Premier temps d’ivresse et d’amour,
Époque à jamais fortunée !
Oui, c’est le malin d’un beau jour,
C’est l’âge d’or de l’hyménée ;
Car il promet à notre cœur
Un long avenir de constance,
Et donne encor, même au bonheur,
Tout le charme de l’espérance.

 

 

Scène VII

 

POLESKA, MICHELINE, JEAN

 

JEAN est sorti de la chambre pendant la fin de l’air précédent, et après avoir fait deux profondes révérences à Poleska, il s’avance et lui dit.

Si madame la comtesse veut entrer chez elle, j’irai tout à l’heure lui porter son déjeuner moi-même.

POLESKA.

Je l’en dispense... fais-moi grâce de la vue... c’est ta fille qui me servira ; et je veux ce soir l’emmener avec moi au château.

JEAN.

Mais, madame...

POLESKA.

Qu’on ne me réplique pas, ou sinon... tu m’entends ?...

Air : Sans murmurer. (Michel et Christine.)

Oui, je le veux !
Qu’à ce mot tout fléchisse ;
Par moi, je veux
Qu’ici l’on soit heureux.
J’entends surtout, quel que soit mon caprice,
Que l’on m’adore et que l’on me bénisse,
Car je le veux,
Oui, je le veux !

Elle entre dans la chambre à droite, suivie de Micheline.

 

 

Scène VIII

 

JEAN, puis ALEXIS

 

JEAN.

Je le veux ! je le veux ! je n’en ai jamais vu une plus fière que celle-là.

ALEXIS.

Ah ! vous voilà, maître Jean. Où est cette dame dont la voiture a versé ?

JEAN.

Cette dame, elle est là... tu l’as donc vue ?...

ALEXIS.

Oui, c’est pour cela que je me suis sauvé.

JEAN.

Tu la connais donc ?...

ALEXIS.

Si je la connais !... Apprenez, maître Jean, que c’est cette dame dont je vous parlais ce matin... celle dont je suis amoureux.

JEAN, effrayé.

Veux-tu te taire ! aimer la comtesse de Woronski ! va-t’en d’ici, va-t’en, l’air est mauvais pour toi et pour moi ; ça sent le knout en diable.

ALEXIS.

Peu importe... il faut que je me déclare.

JEAN.

À elle ?

ALEXIS.

À elle-même.

JEAN.

Eh bien ! j’aime mieux que tu t’en charges que moi. Tu ne sais donc pas combien elle est méchante, impérieuse, hautaine ?

ALEXIS.

Je le sais, pour mon malheur !

JEAN.

Et tu espères en obtenir quelque chose ?

ALEXIS.

Ce n’est pas là ce qui m’inquiète ; j’ai déjà obtenu...

JEAN.

Toi ! un misérable vassal de monseigneur !

ALEXIS.

Oui, moi, Alexis, un pauvre diable d’artisan.

JEAN.

Obtenu ?... et quoi encore ?

ALEXIS.

Tout ce qu’un mari peut obtenir... elle est ma femme.

JEAN.

Qu’est-ce que j’entends là ?

ALEXIS.

Du silence surtout, n’en parlez à personne. Je vous confie là le secret de ma vie ; épris d’amour, ne sachant comment parvenir jusqu’à elle, car elle avait déjà refusé plus de vingt partis, et pour lui plaire il fallait être duc ou baron... j’ai pris le nom d’un grand seigneur, du jeune comte de Woronski, qui était attendu à Bude. Un héritage que je venais de faire, mes économies de six ans, j’ai tout sacrifié pour briller quelques jours ; mais je ne puis aller plus loin, il faut enfin tout lui avouer.

JEAN.

Et comment te trouves-tu avec elle dans ce pays ?

ALEXIS.

Les feuilles publiques avaient annoncé que ce comte de Woronski, dont j’ai pris le nom, venait d’acheter, sur les confins de la Pologne et de la Russie, une terre magnifique... c’est celle-ci ; et ma femme, croyant qu’elle m’appartenait, a voulu la visiter.

JEAN.

Je comprends.

ALEXIS.

J’étais trop heureux de l’éloigner de Bude et de toute sa famille : car, puisqu’il faut en venir à une explication, j’aime mieux que ce soit à deux ou trois cents lieues de son pays. Voilà par quel hasard je suis revenu dans le mien ; voilà comment, moi, qui ne suis qu’un esclave et un vassal de ce domaine, j’ai épousé une demoiselle sans fortune, il est vrai, mais d’une condition bien supérieure à la mienne. Maintenant il n’y a plus moyen de reculer. Il faut tout lui dire, et, je vous l’avouerai, maître Jean, quoique j’aie servi, quoique j’aie été soldat, j’ai peur.

JEAN.

Air : Ce bon Falbert. (Le Charlatan.)

Je le crois bien, c’est pis qu’une bataille ;
En pareil cas, qui n’ serait pas ému ?
Au champ d’honneur on brave la mitraille ;
Mais au moins là, quand on s’est bien battu,
Quand vient la nuit se termine la guerre :
Les combattants s’éloign’nt, tout est fini ;
Mais en ménage, hélas ! on a beau faire,
On est toujours auprès de l’ennemi.

D’abord tu es bien heureux de ne pas être en Hongrie, parce qu’elle aurait commencé l’explication par te faire pendre.

ALEXIS.

Vous croyez ?

JEAN.

Parbleu ! rien qu’en arrivant ici, parce que les chemins étaient mauvais, elle a destitué Koulikof, l’intendant. Et si ce soir je ne lui laisse pas emmener ma fille au château, Dieu sait ce qu’elle me réserve ! Aussi, je ne suis pas ingrat... et je la détestais déjà d’une manière proportionnée à ses bienfaits.

ALEXIS.

Il serait possible !

JEAN.

Ainsi, juge de ce qui t’attend... ça va faire une scène fameuse... Je parie qu’elle t’en dira, en une demi-heure, plus que je n’en ai entendu en quinze ans, de ma défunte, qui pourtant n’était pas trop bonne.

ALEXIS.

Voilà bien ce qui me fait trembler... Ce que je redoute surtout, c’est le premier moment.

JEAN.

Je comprends, la première explosion.

ALEXIS.

Aussi, maître Jean, j’ai un service à vous demander... si vous pouviez adroitement, et sans trop lui faire de peine... la préparer d’abord ; je paraîtrais ensuite...

JEAN.

Volontiers, mon garçon, volontiers. Tu dis, la préparer adroitement ?

ALEXIS.

C’est cela.

JEAN.

Et sans lui faire de peine ?

ALEXIS.

Oui.

JEAN.

Avec plaisir ;

À part et avec joie.

je m’en vais prendre ma revanche.

Air : Venez, mon père, ah ! vous serez ravi.

Je saurai bien la faire marcher droit,
Je suis ravi de l’aventure.

ALEXIS.

C’est une femme, et je vous en conjure,
N’oubliez pas les égards qu’on lui doit.

JEAN.

À moi, mon cher, tu peux t’en rapporter ;
Va-t’en, le travail te réclame ;
Fais des sabots... il t’en faut pour ach’ter
Des cachemires à ta femme.

Ensemble.

ALEXIS.

Pour l’éclairer soyez prudent, adroit,
En dévoilant mon aventure ;
C’est une femme, et je vous en conjure,
N’oubliez pas les égards qu’on lui doit.

JEAN.

Je saurai bien la faire marcher droit ;
Je suis ravi de l’aventure ;
Mais je saurai, dans cette conjoncture,
D’ tous les maris maintenir le bon droit.

Alexis sort.

 

 

Scène IX

 

JEAN, puis KOULIKOF et MICHELINE

 

JEAN.

Je ne donnerais pas cette commission-là pour cinquante kopecks.

KOULIKOF, entrant d’un air affairé, et tenant un panier à la main.

Voilà, voilà : je me suis tellement pressé que je suis tout en nage.

Mettant sur la table ce qu’il y a dans le panier.

Par bonheur, j’avais chez moi du thé que j’ai acheté de la dernière caravane, et j’apporte mes plus belles tasses.

JEAN, s’asseyant pris de la table.

Allez, allez, monsieur Koulikof, ça n’était pas la peine.

On entend du bruit dans la chambre à droite, et Micheline paraît.

MICHELINE, sortant de la chambre.

Eh bien ! que faites-vous donc là ? madame la comtesse s’impatiente, elle demande son déjeuner, elle demande ses gens, et elle est surtout furieuse parce que, dans son appartement, il n’y a pas de sonnette.

JEAN.

Je crois bien, il n’y a là que la grosse cloche des ouvriers.

KOULIKOF.

Dites à madame la comtesse que je suis désolé... que j’ai fait mon possible... Le petit traîneau que je lui ai promis... le kibith est à la porte ; et quant au déjeuner, voici du meilleur thé...

Il se retourne et aperçoit Jean qui s’est mis à table, et qui boit une tasse de thé.

Qu’est-ce que je vois là ?

JEAN.

Je le goûtais : vous avez raison, il est très bon.

MICHELINE.

Goûter au déjeuner de madame !

KOULIKOF.

Une pareille profanation ! manquer ainsi de respect !... Dites bien à madame la comtesse qu’il va périr sous le bâton.

POLESKA, dans la chambre, appelant.

Micheline ! Micheline !

MICHELINE.

Entendez-vous ? Je vais la prévenir.

À son père.

Mais levez-vous donc !

Micheline rentre dans la chambre.

JEAN.

Et pourquoi donc me lever devant la femme d’un de mes ouvriers ?

KOULIKOF.

Qu’est-ce que tu dis là ?

JEAN.

Que c’est elle qui me doit le respect. Cette dame si fière et si orgueilleuse n’est point la femme du comte de Woronski, notre maître.

KOULIKOF.

Il se pourrait !...

Courant à la porte.

Michel, remmenez mon kibith.

JEAN.

C’est la femme d’Alexis... un vassal de monseigneur.

KOULIKOF.

Pas possible !

JEAN.

C’est Alexis lui-même qui me l’a dit.

KOULIKOF.

La femme d’un vassal ! et elle se permet de prendre du thé, et elle se permet d’avoir faim !

Se mettant de l’autre côté de la table, en face de Jean, et buvant avec lui. En ce moment on entend une grosse cloche.

JEAN.

Oh ! mon Dieu ! c’est la cloche d’alarme, le tocsin, qu’elle sonne pour avoir à déjeuner.

 

 

Scène X

 

JEAN et KOULIKOF, à gauche, à table, prenant tranquillement du thé, MICHELINE et POLESKA, sortant par la droite

 

POLESKA.

A-t-on idée d’une pareille insolence ? me faire attendre, moi !... moi-même !... enfin, je n’ai pas encore déjeuné !

KOULIKOF, à table, et sans se déranger.

Ah ! ce n’est que cela... ni moi non plus.

POLESKA.

Qu’est-ce que je vois là ? qu’est-ce que cela signifie ?

JEAN.

Prenez garde ; il ne faut pas se fâcher comme ça ; ça peut faire du mal, surtout quand on est à jeun... Entendez-vous, petite mère ?

MICHELINE, à part, et tremblante.

Dieu ! mon père va se faire assommer.

POLESKA, allant à eux, et avec colère.

Je t’apprendrai à me manquer de respect...

Elle passe entre eux deux, prend la serviette sur laquelle est la théâtre et les porcelaines, et les jette par terre.

KOULIKOF, se levant.

Mes porcelaines du Japon !... Son mari me les paiera, et j’aurai une indemnité.

POLESKA.

Une indemnité !

Lui donnant un soufflet.

Tiens, la voilà ; et tous deux, dans une heure, vous serez pendus.

KOULIKOF.

Ah ! vous le prenez sur ce ton, lever la main sur l’intendant de monseigneur ! C’est moi qui vais porter plainte, et qui ferai châtier une vassale rebelle et insolente.

POLESKA, étonnée.

Une vassale !

KOULIKOF.

Oui, morbleu ! malgré vos manières de grande dame, vous n’êtes pas plus comtesse que moi.

MICHELINE.

Que dites-vous ?

JEAN.

Que son mari n’est point le comte de Woronski, notre maître, que nous attendons... C’est tout uniment Alexis, ce galant sabotier.

À Poleska, qui fait un geste.

Si vous en doutez, tenez, le voilà qui vient de ce côté...

À Koulikof.

Si vous m’en croyez, nous les laisserons s’expliquer ensemble ; je n’aime pas être près d’elle, il y fait trop chaud.

POLESKA, troublée.

Mon mari... Gustave... qu’est-ce que cela signifie ? quels sont donc les dangers qui m’environnent, et que je ne peux comprendre ?

En ce moment paraît Alexis, qui entre par la porte à gauche ; Micheline, Koulikof et Jean sortent par le fond, au moment où il entre.

POLESKA, le voyant.

Qu’ai-je vu !... Dieu !... Gustave !... Il est donc vrai !...

 

 

Scène XI

 

ALEXIS, POLESKA

 

ALEXIS.

Oui, vous voyez un malheureux dont l’amour a égaré la raison ; j’étais trop pauvre pour aspirer à votre main, je vous aimais trop pour vous céder à un autre. Voilà mon crime, vous le connaissez maintenant ; et ce n’est plus Gustave, ce n’est plus votre époux, c’est un coupable qui vous demande grâce.

POLESKA.

Jamais... éloigne-toi...

À part.

mon père ! si tu savais...

À Alexis.

Je te trouve bien hardi d’oser m’approcher... Quelle audace ! un paysan !... Est-il des supplices assez grands ?...

ALEXIS.

Dans votre pays je méritais la mort, je le sais, et l’excès même de ma faute devrait peut-être me justifier à vos yeux ; car celui qui a exposé sa vie pour posséder celle qu’il aimait, fût-il un vassal et un misérable paysan, celui-là devait éprouver un amour véritable.

POLESKA.

Cet amour même peut-il t’excuser ? te donnait-il le droit de t’allier à une famille telle que la nôtre ?

ALEXIS.

Vous êtes la fille d’un officier, qui, sans naissance et sans fortune, est parvenu par son courage aux premiers grades militaires... Et moi aussi, j’ai servi comme lui... Polonais, j’ai marché dans les rangs de l’armée française !

Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)

Dans un combat, le signe de la gloire
Devint le prix d’un courageux essor :
Simple soldat, aux champs de la victoire,
Je fus fait noble, et je le suis encor ;
En France, au moins, je le serais encor.
Dans ce-pays où la raison habite,
Où tous les rangs sont réglés par l’honneur,
On s’illustre par le mérite,
On s’anoblit par la valeur.

Après la guerre, j’ai repris mon premier métier, j’ai vécu du travail de mes mains, je n’en rougis pas. Riche de mon activité, de mon industrie, je ne pensais pas à la médiocrité de ma fortune. C’est du jour où je vous aimai que je m’en suis aperçu. Que n’avais-je des trésors, des places, des dignités ! j’aurais mis tout à vos pieds. Par malheur je ne possédais que dix mille roubles ; c’était le fruit de mes économies : avec cette somme j’aurais pu être riche toute ma vie, j’ai mieux aimé être heureux quelques instants. Qu’aurait fait de plus le comte de Woronski, dont j’ai pris le nom ? il vous eût donné une partie de sa fortune ; je vous ai donné la mienne en entier. Pour vous, j’ai tout bravé, tout sacrifié, et pour prix de tant d’amour, je me soumets sans murmure à tous les châtiments qu’il vous plaira de m’infliger, pourvu que vous jetiez sur moi un regard de pitié que je sollicite, et que je n’ai encore pu obtenir.

POLESKA, après un instant de silence, et sans le regarder.

Sors... va-t’en.

ALEXIS.

Ô ciel ! est-ce vous que je viens d’entendre ?... me traiter ainsi !...

POLESKA.

Je devais soumission et respect au noble comte de Woronski, je n’en dois point à Alexis.

ALEXIS.

En m’épousant, vous n’épousiez donc que mes titres et mes richesses ?

POLESKA.

On pourrait supposer...

ALEXIS.

Je m’en rapporte à votre cœur : que de fois ne m’avez-vous pas répété que mon rang et ma fortune n’ajoutaient rien à votre amour ! Gustave, me disiez-vous, quand le sort t’aurait placé au dernier rang, c’est toi que j’aurais choisi... j’aurais fait mon bonheur de t’appartenir.

Air de Téniers.

Quand les honneurs illustraient ma carrière,
Quand la fortune m’entourait,
D’être ma femme alors vous étiez fière,
Ma tendresse vous honorait.
Mais maintenant elle semble importune,
On m’en fait même un crime dans ce jour ;
Est-ce ma faute, en perdant ma fortune,
Si je n’ai pu perdre aussi mon amour ?

POLESKA.

Je me rappelle mes serments ; mais je croyais les faire à un cœur incapable de me tromper... Vous voyez bien que ce n’est pas à vous, et que je ne vous ai rien promis.

ALEXIS, offensé.

C’en est trop : l’amour peut résister à tout, excepté au mépris ; et puisqu’il faut vous faire entendre la vérité, apprenez donc que, dans quelque condition que vous eussiez été placée, votre caractère eût fait le malheur de votre époux.

POLESKA.

Moi !

ALEXIS.

Vous-même... J’ai pu supporter jusqu’à présent votre fierté et votre orgueil ; mais, après tout, je suis votre mari, et je reprends mes droits.

POLESKA, vivement.

Vous n’en eûtes jamais... ce mariage est nul.

ALEXIS, de même.

Il est valable ; ce contrat, que vous n’avez pas daigné lire, portait le nom d’Alexis Pétérof, simple soldat et vassal de ce domaine ; et vous êtes, comme moi, esclave du comte de Woronski.

POLESKA.

Je suis libre, et je n’obéirai à personne.

ALEXIS.

Excepté à moi, votre seigneur et maître... Jusqu’ici j’ai supplié, maintenant je commande.

Jean et Micheline paraissent dans le fond, et s’avancent doucement.

POLESKA, vivement.

Peu m’importe.

ALEXIS.

Et vous obéirez.

POLESKA.

C’est ce que nous verrons.

 

 

Scène XII

 

ALEXIS, POLESKA, JEAN, MICHELINE

 

JEAN, les interrompant.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce donc ?... est-ce qu’il y a du bruit dans le ménage ?

ALEXIS, se contraignant.

Du tout, madame fait les choses de la meilleure grâce du monde.

JEAN.

Il y a donc bien du changement !

ALEXIS.

Comme vous dites : au lieu d’un ouvrier, maître Jean, vous en aurez deux... Voilà ma femme qui travaillera avec Micheline.

POLESKA.

Travailler !...

ALEXIS, à Poleska.

En attendant, vous allez avoir la bonté de quitter ces vêtements, qui ne conviennent ni à votre condition ni à votre fortune actuelle.

POLESKA.

Moi !...

ALEXIS.

Vous-même. Micheline voudra bien vous en céder de plus commodes et de moins chers.

POLESKA, outrée.

Je n’obéirai jamais à quelqu’un que je déteste.

JEAN.

Qu’elle déteste ?... Je vois que tu n’uses pas de la coutume moscovite.

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Elle est cependant bien connue,
Et l’usage en est fort suivi :
Chez nous, plus un’ femme est battue,
Plus elle adore son mari ;
Il faut mêm’ plus d’une caresse
Pour que les cœurs soient persuadés :
Et ces dam’s ne jug’nt votr’ tendresse
Qu’en raison de vos procédés.

POLESKA, à part.

Ô ciel !

ALEXIS, à Jean.

Veux-tu te taire !

JEAN.

Aussi, ma défunte... Dieu ! ma pauvre femme !... elle peut se vanter d’avoir été aimée, celle-là !

MICHELINE.

Je crois bien ! on dit qu’elle en est morte.

POLESKA, avec effroi.

Ah ! mon Dieu ! dans quel pays suis-je ?

ALEXIS.

Grâce au ciel, nous n’en sommes pas là ; et ma femme va sur-le-champ entrer dans cette chambre.

POLESKA.

Je n’irai pas.

ALEXIS, la regardant.

Vous irez.

POLESKA.

Je n’irai point.

ALEXIS, d’un ton impératif.

Vous irez.

POLESKA, réprimant un mouvement.

Eh bien !... oui, j’irai... de moi-même...

À part.

Dieu ! quelle humiliation !

Haut.

Oui... oui, j’irai, et avec grand plaisir ; car je suis trop heureuse de trouver enfin le moyen de me débarrasser de votre présence.

Elle entre dans la chambre à droite ; Micheline la suit.

 

 

Scène XIII

 

JEAN, ALEXIS

 

JEAN.

Par ma foi ! la petite mère n’est pas bonne... Il y a un fond de comtesse qui ne peut pas s’en aller. Mais toi, mon garçon, je te fais compliment, tu t’es joliment montré, et je ne t’aurais pas cru autant de courage.

ALEXIS.

Vous avez raison, maître Jean, il faut du courage, car j’ai la mort dans l’âme ; mais c’est égal, je tiendrai bon.

JEAN.

C’est ça ; de la persévérance, et voilà tout.

On entend dans la chambre à droite un bruit de meubles renversés.

ALEXIS, froidement.

Ne faites pas attention, c’est ma femme qui s’habille.

JEAN.

J’entends bien. Il n’y aurait que si sa famille apprenait ces détails-là, et qu’elle voulût se mêler de votre ménage...

ALEXIS.

C’est vrai ; mais elle n’a aucun moyen de la prévenir ; et ici d’ailleurs je serais à l’abri de leur vengeance. Aussi j’ai résolu de me fixer en ces lieux ; et si vous voulez me céder cette cabane avec le mobilier et quelques outils...

JEAN.

Volontiers, mon garçon ; et comme tu es un bon ouvrier et un bon enfant, nous n’aurons pas de disputes... Cette chaumière, une table, deux chaises, un lit, de la vaisselle... cent roubles, et le marché est conclu.

ALEXIS.

Cent roubles ! n’est-ce pas un peu cher ?

JEAN.

Bah ! pour toi, qui as été un grand seigneur !

ALEXIS.

Mais je ne le suis plus.

JEAN.

C’est égal, il en reste toujours quelque chose.

ALEXIS.

Oui, la facilité à être trompé.

JEAN.

Non pas.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)

Mais il t’ reste un bel équipage,
Et des bijoux et des écrins ;
Ta femm’ n’en a plus besoin, j’ gage,
Pour vivr’ du travail de ses mains.
À moins pourtant qu’ par aventure.
Poll’ ne veuill’ garder sa voiture
Pour aller vendre ses sabots.

ALEXIS.

Je viens d’envoyer à Wilna notre voiture et les femmes de chambre, et sur le prix de l’équipage je vous remettrai demain vos cent roubles.

On entend du bruit.

Eh bien ! encore !

 

 

Scène XIV

 

JEAN, ALEXIS, MICHELINE, sortant de la chambre à droite, dont on lui referme vivement la porte sur le nez

 

MICHELINE, le nez contre la porte.

Par exemple... est-ce que c’est honnête ?

JEAN et ALEXIS.

Qu’y a-t-il donc ? dis-le nous vite !

MICHELINE.

Je dis... je dis que celle-là, si on en vient jamais à bout... D’abord en entrant, elle a commencé par renverser tous les meubles.

ALEXIS.

C’est bien ; nous avons entendu.

MICHELINE.

Et puis, elle a déchiré ces grandes belles images qui représentent le Kremlin ; elle a brisé toute la vaisselle, deux cruches toutes neuves.

JEAN.

C’est du mobilier... ça ne me regarde plus, le marché est conclu.

ALEXIS.

C’est juste.

MICHELINE.

Ensuite je lui avais donné les habits d’Élisabeth votre filleule ; un justaucorps tout neuf, qui a l’air d’être fait pour elle ; elle n’en a pas voulu, et plutôt que de travailler...

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Ell’ ne veut rien faire, et s’ propose
De se laisser mourir de faim,
Pour qu’on dis’ que vous êt’s la cause
D’ son malheur et d’ sa triste fin.
Oui, c’est là l’ parti qu’ell’ veut prendre,
Car est dit qu’en s’ laissant mourir,
Elle est au moins sûr’ d’un plaisir,
C’est celui de vous faire pendre.

JEAN.

Voyez-vous la malice d’une femme !

MICHELINE.

Dans ce moment, elle a aperçu près de la fenêtre deux de nos ouvriers qui causaient, elle a jeté un cri de joie, elle m’a poussée vers la porte, me l’a fermée au nez, et voilà...

JEAN.

C’est fini, elle ne se soumettra jamais.

ALEXIS, regardant à droite.

Si, vraiment ; voyez-vous déjà la porte qui s’ouvre ? La voici, laissez-nous.

JEAN, à Alexis, en s’en allant.

Si tu ne reprends pas les anciennes coutumes, tu n’en viendras jamais à bout.

Il sort avec Micheline.

 

 

Scène XV

 

ALEXIS, POLESKA, habillée en paysanne russe

 

POLESKA, parlant à la porte à droite, d’où elle sort.

Oui, va vite, dix roubles de récompense.

Elle redescend au bord du théâtre, et dit à part.

Mourir ! non pas !... j’aurais été bien bonne : il faut vivre pour sa venger.

Voyant Alexis.

Ah ! c’est lui.

ALEXIS.

Je suis enchanté de votre soumission ; et vous y gagnerez de toutes les manières : car ce costume vous va à ravir.

POLESKA, froidement.

J’en suis charmée.

ALEXIS.

Puis-je vous demander à qui vous parliez tout à l’heure ?

POLESKA.

À un jeune paysan que j’ai aperçu par la fenêtre, et à qui je donnais une commission.

ALEXIS.

Et quelle était cette commission ?

POLESKA, sèchement.

Vous ne le saurez pas.

ALEXIS.

Et pourquoi ?

POLESKA.

Parce que je n’ai pas de comptes à vous rendre.

ALEXIS.

C’est juste : je ne veux pas exiger que vous m’obéissiez deux fois en une heure, ce serait trop ; mais cela viendra ; ce sont les commencements qui sont toujours les plus difficiles. Maintenant, chère amie, que vous voilà en costume plus convenable, il faut se mettre à l’ouvrage.

POLESKA.

Moi ! travailler !... m’abaisser...

ALEXIS.

On ne s’abaisse point en travaillant.

POLESKA.

Et moi, monsieur, je vous dis...

Geste impératif d’Alexis.  À part.

Qu’allais-je faire ! il faut savoir se contraindre et attendre.

Haut et pendant qu’Alexis place un rouet devant elle.

Impossible, monsieur, de rien vous refuser, vous le demandez d’une manière trop aimable pour qu’on ne s’empresse pas de vous l’accorder.

ALEXIS, rapprochant sa table à ouvrage.

J’ai là mon ouvrage ; voici le vôtre. Je suis sûr que vous vous en tirerez à merveille.

Il est à faire des sabots, et Poleska, à gauche, est assise près de son rouet.

ALEXIS, travaillant.

Air : Pauvre dame Marguerite. (La Dame Blanche.)

Le magister du village
Nous répétait, j’ m’en souviens :
Gaieté, travail et courage
Sont la source de tous les biens.
Mari, soyez doux et tendre,
Femme, sachez le comprendre,
Et soumise à votre époux,
Comme assidue à votre ouvrage ;
Pour avoir la paix du ménage,
Filez, filez, fiiez, filez doux.

POLESKA, jetant sa quenouille dont elle a arraché le chanvre.

C’est trop difficile ; cela n’ira jamais.

ALEXIS, en prenant une toute préparée sous sa table.

Qu’à cela ne tienne : eu voici une autre.

POLESKA, avec dépit.

Vous êtes trop bon... C’est une suite d’attentions et de complaisances dont je ne sais comment vous remercier.

Même air.

À part.

Lorsque je vois tant d’audace,
Rien n’égale mon courroux.

ALEXIS.

Eh ! mais, qu’avez-vous, de grâce ?

POLESKA.

Rien, monsieur... Je pense à vous.

À part.

Pauvres femmes qu’on outrage
Et qu’on tient dans l’esclavage,
Prenez auprès d’un époux
Votre malheur en patience,
Et jusqu’au jour de la vengeance,
Filez, filez, filez, filez doux.

Ensemble.

ALEXIS.

Pour vivre en bonne intelligence,
Filez, filez, filez, filez doux.

POLESKA.

Et jusqu’au jour de la vengeance,
Filez, filez, filez, filez doux.

Sur la ritournelle de l’air, elle tourne le rouet avec vivacité.

ALEXIS, souriant.

Eh mais ! prenez garde ; vous y mettez trop d’ardeur, et, de cette manière, cela peut vous faire mal.

POLESKA.

Que vous importe ?

ALEXIS.

Je pense à cette jolie main qui m’appartient.

POLESKA.

Qui vous appartient !

ALEXIS.

Tu ne peux nier du moins qu’elle ne m’ait appartenu.

POLESKA.

Je vous prie, monsieur, de ne plus me tutoyer.

ALEXIS.

Je lâcherai, mais c’est difficile ; parce que l’habitude... En attendant, car il faut bien vous faire part des affaires du ménage, je vous dirai que je viens d’acheter cette petite propriété.

POLESKA.

Qu’est-ce que cela me fait ?

ALEXIS.

C’est gentil, n’est-ce pas ? j’ai été séduit par la distribution intérieure, et par le mobilier : nous avons une table, deux chaises, un lit... rien qu’un lit, par exemple.

POLESKA, froidement.

C’est fâcheux !

ALEXIS.

Oui, j’ai pensé que cela vous contrarierait un peu : mais moi, je dormirai là, sur la terre ; ça m’est arrivé plus d’une fois quand j’étais soldat... Pourvu que dans la journée je puisse ne pas te quitter, travailler auprès de toi comme je le fais dans ce moment.

La regardant avec tendresse.

Il est si doux de passer sa vie avec ce qu’on aime ! Dans le monde, un grand seigneur se doit aux affaires publiques, à ses dignités ; sa femme se doit à la société, à ses plaisirs. On n’a pas le temps de s’aimer ; tandis que les pauvres gens, ils n’ont que cela à faire.

Il se rapproche d’elle.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Peines, plaisirs, tout se partage ;
Est-il donc un destin plus doux ?
Le riche vit dans l’esclavage,
Et nous ne vivrons que pour nous.
De ces lieux où règne le faste
On voit s’éloigner les Amours ;
Pour se rejoindre un palais est trop vaste :
Dans la chaumière on se trouve toujours.

POLESKA, à part, pendant qu’Alexis lui prend la main.

Quel dommage que ce ne soit là que...

Haut.

Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, et occupez-vous de votre ouvrage.

ALEXIS, à part.

Il me semble que sa colère s’en va.

Haut.

Si tu voulais, Poleska, si tu daignais m’écouter...

On entend la ritournelle du morceau suivant.

Eh, mon Dieu ! quel est ce bruit ?

 

 

Scène XVI

 

ALEXIS, POLESKA, JEAN et MICHELINE, accourant, OUVRIERS et PAYSANS

 

Finale.

Air : Fragment de Leycester.

JEAN.

Quel malheur ! ô ciel ! et que faire ?

ALEXIS.

Qu’as-tu donc ?

JEAN.

Nous sommes perdus !

MICHELINE.

Pour vous saisir, vous et mon père,
Des gardes sont déjà venus.

ALEXIS.

Comment ?

JEAN.

Sans doute, c’est ta femme
À qui nous devons tout ceci.

ALEXIS.

Est-il possible ! Eh quoi, madame !

POLESKA, à part, avec joie.

Ah ! grâce au ciel, j’ai réussi.

JEAN.

À monseigneur ell’ vient d’ fair’ dire
Que tu n’étais qu’un ravisseur,
Que tu n’étais qu’un séducteur,
Un fourbe... et quelque autre douceur...
Au château l’on va te conduire !

Ensemble.

POLESKA, à part.

Ô sort heureux ! ô joie extrême !
Je puis donc braver sa fureur ;
Pour me venger, le ciel lui-même
M’envoie enfin un protecteur.

ALEXIS, à part.

Ô coup affreux ! ô trouble extrême !
Quand j’avais cru toucher son cœur,
C’est elle, hélas ! c’est elle-même
Qui vient de combler mon malheur.

JEAN et MICHELINE, à part.

Quell’ trahison ! c’est elle-même
Qui le dénonce à monseigneur :
Si c’est ainsi qu’ sa femme l’aime,
Dieu me gard’ de tant de bonheur !

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, KOULIKOF, OUVRIERS, VASSAUX armés

 

KOULIKOF.

Allons, suivez-moi tous.

MICHELINE.

Eh quoi ! mon père aussi ?

KOULIKOF.

J’ai mes ordres, qu’on obéisse !

JEAN.

Qu’ai-je fait ?

KOULIKOF, montrant Alexis.

C’est comme complice
Qu’on va te juger aujourd’hui.

JEAN, désolé.

La méchant’ femme ! est-ce qu’on va me faire pendre ?

KOULIKOF, froidement.

C’est bien le moins que tu puisses attendre.

POLESKA, enchantée.

Ah ! je me ris de sa fureur.

Regardant Alexis.

Je le vois dans ses yeux, son supplice commence ;
J’éprouve enfin, grâce à cette vengeance,
Un premier instant de bonheur.

Ensemble.

ALEXIS, à part.

Ô coup affreux ! ô trouble extrême !
Quand j’avais cru toucher son cœur,
C’est elle, hélas ! c’est elle-même
Qui vient de combler mon malheur.

POLESKA, à part.

Ô sort heureux : ô joie extrême !
Je puis donc braver sa fureur ;
Pour me venger, le ciel lui-même
M’envoie enfin un protecteur.

JEAN.

Quell’ trahison ! c’est elle-même
Qui le dénonce à monseigneur ;
Si c’est ainsi qu’ sa femme l’aime,
Dieu me gard’ de tant de bonheur !

MICHELINE.

Quell’ trahison ! c’est elle-même
Qui le dénonce à monseigneur.
Que devenir ? Ô peine extrême !
Mon pèr’ partag’rait son malheur !

KOULIKOF.

Allons, calmez ce trouble extrême,
Je n’obéis qu’à contrecœur ;
Si c’est ainsi qu’elle vous aime,
Il faut subir votre bonheur.

LE CHŒUR.

Quel coup affreux ! quel trouble extrême !
Pauvre garçon !... quel mauvais cœur !
Quoi ! c’est sa femm’, sa femm’ ell’-même,
Qui le dénonce à monseigneur !

À la fin de cet ensemble, Koulikof fait passer Jean et Micheline entre ses hommes ; Alexis les suit, en jetant un regard de colère sur Poleska qui paraît triomphante.

 

 

ACTE II

 

Un salon très riche du château du comte de Woronski, donnant sur une galerie. À droite de l’acteur, une table.

 

 

Scène première

 

KOULIKOF, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Comment ! mon frère n’est pas encore arrivé ?

KOULIKOF.

Non, madame.

LA BARONNE.

Voilà qui est inconcevable ; moi qui croyais me trouver ici au milieu des spectacles et des fêles, il faut que je me fasse à moi-même les honneurs du château. Avez-vous au moins des nouvelles de votre maître ?

KOULIKOF.

Non, madame ; il ne nous a pas encore fait l’honneur de visiter ce nouveau domaine.

LA BARONNE.

Une acquisition charmante ! j’ai surtout remarqué une galerie où l’on donnerait des bals magnifiques. Vous avez fait placer dans mon appartement les malles que j’ai apportées, car je viens de voyager... huit à neuf cents lieues, avec mon mari.

KOULIKOF.

Un voyage d’agrément !...

LA BARONNE.

Non, un voyage utile. Je rapporte des robes, des capotes d’une forme délicieuse ; les dernières modes de Paris.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Du goût français sur nos rivages
J’ai rapporté les élégants produits ;
Tel autrefois, du fruit de ses voyages,
Notre czar Pierre enrichit son pays.
Douce victoire, agréables conquêtes,
Dont l’ennemi jamais ne se plaindra ;
Sur l’étranger c’est moi qui les ai faites,
 C’est mon mari qui les paiera.

Mais j’espère bien que tantôt nous aurons du monde ; je veux une soirée, une réception... Qu’on invite tous les paysans de ce domaine.

KOULIKOF.

Ce sera d’autant plus facile que, depuis huit jours, nous attendons monseigneur, et que j’ai enjoint à tous ses vassaux de se tenir prêts à être de la plus grande gaieté, d’un moment à l’autre.

LA BARONNE.

À la bonne heure ; il me faut du bruit, du mouvement, du fracas ; ces bons villageois, je veux les voir, les visiter, leur faire du bien ; ça occupe, surtout le matin. Et à propos de cela, moi qui ne sais que faire aujourd’hui, a-t-on amené au château ma jeune protégée ?

KOULIKOF.

Oui, madame.

LA BARONNE.

C’est une victime, n’est-il pas vrai ? Il y a là-dedans un enlèvement, un ravisseur ; je n’ai pas bien compris, parce que j’étais déjà à ma toilette lorsque ce paysan est venu de sa part. Mais c’est égal, elle réclame ma protection, et, en l’absence de mon frère, j’ai donné des ordres...

KOULIKOF.

Qui ont été exécutés par moi.

LA BARONNE.

Ah ! c’est vous-même ?

KOULIKOF.

Oui, madame la baronne ; et si vous voulez interroger les prisonniers...

LA BARONNE.

Interroger ?... mais oui... pourquoi pas ? moi j’aime à rendre la justice, c’est amusant... D’abord ça ne m’est jamais arrivé ; et à vous, monsieur l’intendant ?

KOULIKOF.

Oh ! moi, madame, très souvent ; d’autant plus que dans ce pays, les formes en sont très promptes et très expéditives.

LA BARONNE.

Il y a donc un code ?

KOULIKOF.

Pas précisément ; mais j’ai le knout que j’applique indistinctement et dans tous les cas, ce qui simplifie les procédures et évite les frais.

LA BARONNE.

Ah ! fi donc ! voilà qui est affreux.

KOULIKOF.

On y est habitué.

LA BARONNE.

N’importe ! je déciderai mon frère à le supprimer.

KOULIKOF.

Cela fera citer, et il faudra toujours y revenir.

LA BARONNE.

C’est bien, c’est bien ; avertissez cette jeune femme.

Koulikof va ouvrir la porte à gauche.

 

 

Scène II

 

KOULIKOF, LA BARONNE, POLESKA

 

KOULIKOF.

Approchez, approchez ; madame la baronne Wladimir, la sœur de notre seigneur et maître, veut bien vous recevoir en audience particulière ; et vous allez avoir l’honneur de lui porter vos plaintes.

POLESKA.

Il suffit ; donne-nous des sièges et laisse-nous.

KOULIKOF.

Des sièges !... eh bien ! par exemple.

Il va chercher un fauteuil qu’il apporte à la baronne, et Poleska reste debout.

POLESKA, qui a fait un geste de colère, se reprend, et dit à part.

Il a raison, je dois maintenant m’attendre à tout.

La baronne s’assied ; Koulikof approche la table sur laquelle est un ouvrage de tapisserie que la baronne prend pour travailler. Koulikof se tient debout de l’autre côté de la table.

LA BARONNE.

Air : Je viens de voir notre comtesse. (Léocadie.)

Premier couplet.

Approchez-vous, ma toute belle.

À part.

Elle a vraiment de jolis yeux.

POLESKA, à part.

Dieu ! quel éclat brille autour d’elle !
C’est elle qui règne en ces lieux,
Au moindre mot comme elle est obéie !
Ah ! ce n’est pas que je lui porte envie ;
Mais, mais,
Pour moi que de regrets !
Voilà pourtant comm’ je serais.

LA BARONNE, à Koulikof.

Deuxième couplet.

J’en suis vraiment fort satisfaite ;
J’y prends le plus vif intérêt.
Car j’ai besoin d’une soubrette :
Voilà celle qu’il me fallait.

POLESKA.

Dieu ! quel affront ! faut-il que l’opulence,
Que la grandeur donne tant d’insolence !
Mais, mais,
Pour moi que de regrets !
Voilà pourtant comme j’étais.

LA BARONNE.

Il paraît que vous avez été trompée : je le disais tout à l’heure, je vous rendrai justice, parce qu’une femme qui a été trompée, c’est affreux ; ça renverse toutes les bases de la société. Comment vous nomme-t-on ?

POLESKA.

Poleska.

LA BARONNE.

Va d’où êtes-vous ?

POLESKA.

De Bude en Hongrie.

LA BARONNE.

De Bude ! il serait possible ! Avez-vous entendu parler de monsieur de Fersteim ?

POLESKA, à part.

Ô ciel ! mon père ! où veut-elle en venir ?

Haut.

Oui, madame, oui, je le connais beaucoup ; nous demeurions même dans son hôtel.

LA BARONNE.

C’est à merveille ; vous allez me donner des détails... Imaginez-vous qu’il y a quelques mois, quand j’en partis pour mon grand voyage, car je viens de voyager, mon frère, le comte de Woronski, avait des idées de mariage : il voulait épouser la fille de monsieur de Fersteim.

POLESKA.

Que dites-vous ?

LA BARONNE.

C’est moi qui l’en ai empêché ; car elle avait, dit-on, un caractère... Mais, puisque vous l’avez vue, que vous avez habité avec elle, vous devez savoir mieux que moi... Comment la trouvez-vous ?

POLESKA.

Mais, madame... je...

LA BARONNE.

Oui, j’entends ; elle avait été gâtée par son père, un vieux militaire qui l’adorait, et qui était sans esprit et sans caractère.

POLESKA, avec fierté.

Un instant, madame ! je ne souffrirai pas un mot de plus. Quelle que soit l’opinion que vous ayez de sa fille, je ne chercherai point à la justifier ; elle avait de grands défauts, je commence à le croire, puisque tout le monde le dit. Du reste, si elle eut des torts, elle en est bien punie. Mais je défendrai toujours monsieur de Fersteim, que je révère, que j’honore, et je ne le laisserai point outrager devant moi.

LA BARONNE.

Et pourquoi ?

POLESKA, avec noblesse.

C’est qu’il est mon père, madame.

LA BARONNE, se levant.

Il serait possible !

POLESKA.

Oui, madame, c’est moi que le comte de Woronski devait épouser ; et c’est sur le bruit de ce mariage, qui s’était répandu, qu’un inconnu, un malheureux, s’est présenté à ma famille sous le nom de votre frère ; il a obtenu le consentement de mon père, le mien ; et c’est contre une pareille trahison que je venais dans ce moment réclamer la protection de monsieur le comte, et la vôtre, madame.

LA BARONNE.

Que m’apprenez-vous là ?... une pareille audace !... c’est horrible à imaginer, n’est-il pas vrai ?

KOULIKOF.

Comme dit madame la baronne, c’est horrible... à imaginer.

LA BARONNE, regardant Poleska.

Et est-il bien, ce séducteur ?

Poleska baisse les yeux et ne répond rien ; alors la baronne regarde Koulikof comme pour lui faire la même question.

KOULIKOF.

Oui, madame, de fort bonnes manières.

LA BARONNE.

C’est encore pis.

À Poleska.

Soyez tranquille, mon enfant, vous ne me quitterez plus ; et dès que mon frère sera arrivé, je veux que vous ayez satisfaction, je veux qu’il soit pendu... il le faut pour le bon exemple !

POLESKA.

Mais du tout, madame, ce n’est pas là ce que je vous demande.

LA BARONNE, insistant.

Ah ! il le faut, il le faut !

POLESKA.

S’il vous faut quelqu’un, prenez maître Jean le sabotier ou votre intendant, qui étaient tous deux d’intelligence.

KOULIKOF.

Comment !

POLESKA.

Mais, peu importe ; tout ce que je demande, c’est que vous daigniez me renvoyer auprès de mon père, dans ma famille.

LA BARONNE.

Je vous y conduirai moi-même. Cette chère enfant, mademoiselle de Fersteim, épouse d’un sabotier ! c’est bien l’aventure la plus extraordinaire ; et cela va produire un effet à la cour...

POLESKA.

Quelle humiliation !

LA BARONNE.

Je voudrais déjà y être. Mais le plus pressé est de faire casser ce mariage.

POLESKA.

Oui, madame, et sur-le-champ.

LA BARONNE.

Pour les prétextes, ils ne manqueront pas, sans doute : il est brutal, colère ?...

POLESKA.

Lui, madame ! mon Dieu non, c’est la douceur même.

LA BARONNE.

Il faut cependant quelque moyen.

KOULIKOF.

Mais monseigneur ne peut-il pas, de sa seule autorité, casser le mariage d’un de ses vassaux ?

LA BARONNE.

Il a raison ; entrez dans cette chambre, faites votre demande en divorce, signez-la, et je me charge du reste.

POLESKA.

Oui, madame.

D’un air rêveur.

Mais, quand monsieur le comte aura signé cette demande...

LA BARONNE.

Tout sera fini, tout sera rompu.

POLESKA.

Et... il pourra en épouser une autre ?

LA BARONNE.

Certainement ; et vous aussi.

POLESKA.

C’est là ce que je ne conçois pas ; parce qu’enfin on aura beau casser ce mariage, on ne pourra pas empêcher qu’il n’ait été mon mari.

KOULIKOF.

Peut-être ; les gens de loi sont si habiles !

On entend frapper à la porte de l’appartement à droite.

LA BARONNE.

D’où vient ce bruit ?

KOULIKOF.

C’est l’individu dont nous parlions tout à l’heure, que j’ai fait enfermer dans la salle à côté. Je ne vous ai pas dit que, depuis son arrivée, il a demandé à paraître devant monseigneur ou devant vous ; mais vous sentez bien qu’il a le temps d’attendre.

POLESKA.

Et pourquoi donc ? daignez le voir, madame, et lui parler, surtout le consoler. Dites-lui bien qu’il le faut, et que la résolution que j’ai prise... c’est-à-dire que je m’en vais prendre... car je vous demande encore le temps de réfléchir.

On frappe encore.

C’est lui.

À part, en s’en allant.

Oh ! je le sens là, je n’en aurai jamais le courage.

Elle entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, KOULIKOF, ALEXIS

 

KOULIKOF, allant ouvrir à Alexis qui frappe toujours.

Eh bien ! eh bien ! pour un prisonnier est-il impatient ! Je m’en vais lui apprendre...

ALEXIS, sortant.

Je te trouve bien impertinent...

KOULIKOF.

Qu’est-ce que c’est que ce ton-là, devant moi ! devant madame la baronne !

ALEXIS.

La baronne... elle est ici ?

Il s’avance rapidement vers la baronne, qui en le voyant pousse un cri de surprise.

LA BARONNE.

Ah ! grand Dieu !

Alexis lui fait signe de la main de se taire.

KOULIKOF, s’avançant entre eux deux.

Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il donc ?

ALEXIS, froidement.

Il y a... que je prie madame la baronne de vous faire retirer à l’instant.

KOULIKOF.

Vous l’entendez, madame, il vous manque de respect en ma personne.

LA BARONNE, sans regarder Koulikof.

Sortez !

KOULIKOF, à Alexis.

Sortez !

ALEXIS.

Non, c’est à vous.

LA BARONNE.

Oui, c’est à vous.

KOULIKOF, étonné.

Comment ! c’est à moi que madame fait l’honneur...

LA BARONNE, avec embarras.

À vous-même. Allez chercher ce qu’il faut pour écrire, et vous le porterez à cette jeune fille... là... dans cet appartement.

ALEXIS.

Oui... as-tu entendu ?... va-t’en.

KOULIKOF, à part.

Va-t’en !... un misérable vassal qu’on aurait dû assommer ; mais quand une fois on laisse vivre ces gens-là...

Haut.

Je sors, madame la baronne, pour vous obéir ;

À part.

car s’il croit que je m’en irai pour lui...

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, ALEXIS

 

ALEXIS.

À la fin, il s’éloigne !

LA BARONNE.

Mon frère, mon cher Gustave sous ce déguisement ! Et la surprise de l’intendant... Ah, ah ! j’en rirai longtemps.

GUSTAVE.

Et moi je n’en ai pas envie, depuis une heure que je suis là, sous clef, sans pouvoir te prévenir.

LA BARONNE.

Est-ce qu’il y a du mystère, une aventure ? c’est délicieux... Mais mettez-moi du secret, car je ne me doute de rien. Tu arrives donc à l’instant ?

GUSTAVE.

Depuis trois jours j’étais caché dans les environs, pour des motifs... un projet d’où dépendait le bonheur de ma vie... et ton imprudence, ta légèreté, viennent de tout compromettre.

LA BARONNE.

Et comment cela ? Est-ce que ton mariage est encore manqué ? est-ce que ma future belle-sœur ?...

GUSTAVE.

Elle est ici ; tu viens de la voir.

LA BARONNE.

Poleska !

GUSTAVE.

Elle-même. Depuis huit jours nous sommes mariés, et je suis le plus malheureux des hommes !

LA BARONNE.

Déjà ! moi qui vous croyais dans les bals, dans les plaisirs ; car vous le savez, monsieur,

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Suivant l’usage solennel,
À se divertir on s’applique
Pendant cette lune de miel,
Ce mois charmant, ce mois unique,
Ainsi nommé pour sa douceur ;
Car pendant ce temps-là, je gage,
Plus d’un époux prend du bonheur
Pour tout le temps du mariage.

GUSTAVE.

Oui, ordinairement il en est ainsi ; mais chez moi, c’est tout le contraire. J’ai voulu me dévouer, pendant les premiers mois, aux chagrins et aux tourments, pour assurer après le repos de ma vie et le bonheur de mon ménage. Quand j’épousai Poleska, je ne m’abusai point sur ses défauts.

LA BARONNE.

D’abord, monsieur, je vous en avais prévenu.

GUSTAVE.

Eh ! que peuvent les conseils quand on aime... quand on est aimé ? Et puis, te l’avouerai-je ? à force de soins et de tendresse, j’espérais changer son caractère. Dès les premiers jours je fus détrompe, La raison, l’amour même ne peut rien contre l’habitude. Il n’y a que la nécessité et le temps... Il y allait de notre avenir, de son bonheur et du mien ; je n’hésitai point ; et, dès le troisième jour, mon parti fut pris. Le colonel de Fersteim, mon beau-père, fut seul instruit d’un dessein que sa raison approuvait peut-être, mais qu’il n’aurait jamais eu le courage d’exécuter. Sous le nom d’Alexis le sabotier, je vins m’établir à une lieue de ce château, dans ces domaines que je viens d’acquérir, et où je suis inconnu.

LA BARONNE.

Quelle idée !

Air : Un page aimait la jeune Adèle. (Les Pages du duc de Vendôme.)

Si l’on apprend une telle folie,
À tes dépens comme on rira !

GUSTAVE.

Quand il s’agit du bonheur de ma vie,
Peu m’importe ce qu’on dira.
Oui, sans rougir, du moins j’aime à le croire,
Un grand seigneur peut être sabotier,
Dans un pays où jadis, avec gloire,
Un empereur fut charpentier.

Mon intention était de rester ainsi avec ma femme un mois, deux mois, un an s’il l’eût fallu ; renonçant à tous les avantages de ma naissance et de ma fortune, et vivant tous deux du travail de nos mains, seul moyen de dompter son caractère. Tout avait réussi au gré de mes vœux ; nous étions déjà, comme de bons paysans, installés dans notre ménage ; ma femme même commençait à se résigner, lorsque ma sœur, que je croyais encore à Varsovie, ma sœur, dont j’ignorais l’arrivée, s’avise de prendre ma femme sous sa protection, me fait amener prisonnier ici, dans mon château, et renverse en un instant tous mes projets.

LA BARONNE.

Comment ! j’ai fait tant de choses depuis ce matin ? je ne m’en serais jamais douté. Mais par quel moyen, au moins, pourrais-je réparer...

GUSTAVE.

Il n’y a plus d’espoir, et en outre, maintenant ma femme m’abhorre, me méprise et me déteste. Voilà ce que j’y ai gagné.

LA BARONNE.

D’abord, c’est presque toujours ce que l’on gagne à faire des épreuves ; mais, dans cette occasion, vous êtes plus heureux que vous ne méritez, car je parierais, moi, qu’elle aime toujours son mari.

GUSTAVE.

Que dis-tu ?

LA BARONNE.

Et je vais vous le prouver en un instant.

GUSTAVE, lui baisant la main.

Ah ! s’il en est ainsi, je suis trop heureux.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, ALEXIS, KOULIKOF, paraissant au fond du théâtre, et tenant à la main tout ce qu’il faut pour écrire

 

KOULIKOF, stupéfait.

Que vois-je !... quelle audace !

GUSTAVE.

Encore l’intendant !

KOULIKOF, à part.

Je disais bien qu’il était capable de tout... Des baronnes, des comtesses... ce gaillard-là ne respecte rien.

LA BARONNE.

Que viens-tu faire ici ?

KOULIKOF.

C’est vous-même qui, tout à l’heure, m’avez ordonné de porter dans la chambre à côté...

LA BARONNE.

Vas-y, et laisse-nous.

KOULIKOF.

Oui, madame la baronne.

À part.

Je vais toujours dire cela à sa petite femme ; ça ne peut pas faire de mal.

LA BARONNE.

Eh bien, tu n’es pas encore parti ?

Il entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène VI

 

GUSTAVE, LA BARONNE

 

GUSTAVE.

Eh bien, parle vite : quelle preuve peux-tu me donner de sa tendresse ?

LA BARONNE.

D’abord tout à l’heure, et sans te connaître, je lui ai proposé de te faire pendre.

GUSTAVE.

Eh bien ?

LA BARONNE.

Eh bien, elle a refusé.

GUSTAVE.

Sans hésiter ?

LA BARONNE.

Sans hésiter.

GUSTAVE.

C’est déjà quelque chose ; car ce matin elle aurait accepté.

LA BARONNE.

Après, je lui ai dit du mal de toi, et elle t’a défendu.

GUSTAVE.

Il serait vrai !... cette chère Poleska !... et cependant son ressentiment eût été si naturel !

LA BARONNE.

Enfin, je lui ai proposé de faire casser son mariage...

GUSTAVE.

Ô ciel !

LA BARONNE.

Je lui ai dit qu’elle n’avait qu’à former sa demande.

GUSTAVE.

Qu’a-t-elle répondu ?

LA BARONNE.

Elle a demandé à réfléchir. Elle balance, elle hésite, ou plutôt elle n’hésite plus.

GUSTAVE.

Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra-Comique)

Malgré mes torts, tu crois ici
Que son cœur me reste fidèle,
Et qu’elle aime encor son mari ?

LA BARONNE.

Franchement, je le crains pour elle ;
Elle est capable de t’aimer ;
Car lorsqu’une femme jolie
Réfléchit, on peut affirmer
Qu’elle va faire une folie.

GUSTAVE, avec joie.

Ah ! j’oublie tout, je pardonne tout ; si l’amour a pu triompher et de son caractère et du désir de la vengeance, tout espoir n’est pas perdu ; et je puis être encore le plus heureux des hommes !

LA BARONNE.

Tais-toi... on vient.

 

 

Scène VII

 

GUSTAVE, LA BARONNE, KOULIKOF

 

KOULIKOF, sortant de l’appartement à gauche.

Madame la baronne, voici un papier que mademoiselle de Fersteim m’a dit de vous remettre.

LA BARONNE, jetant les yeux sur le papier.

Grand Dieu ! la demande en divorce !

GUSTAVE, prenant le papier.

Elle l’a signée ; elle n’a écouté que son orgueil, que sa vanité blessée, et maintenant elle connaîtrait la vérité, qu’elle ne pardonnerait jamais.

Il s’approche de la table et signe le papier.

KOULIKOF, à part.

Il signe aussi... c’est juste, par consentement mutuel. Ils commencent à s’entendre.

LA BARONNE.

Que faites-vous ?

GUSTAVE, bas à la baronne, lui remettant le papier.

Tout est fini entre nous. Dans un instant vous lui ferez remettre cette demande approuvée par le comte de Woronski ; de plus, il faut qu’elle parte aujourd’hui, qu’elle retourne chez son père.

LA BARONNE.

Quoi ! sans lui rien dire ?

GUSTAVE, bas à la baronne.

C’est ma seule vengeance : c’est quand elle sera retournée dans sa famille, qu’alors elle apprendra quel était l’époux qui l’aimait et qu’elle a abandonné.

À Koulikof.

Qu’on prépare à l’instant une voiture pour mademoiselle de Fersteim.

KOULIKOF.

Je crois qu’il donne des ordres... et de quel droit ?

GUSTAVE.

De quel droit ? Je le veux... du moins avec la permission de madame ; de plus, qu’on mette en liberté ce pauvre diable de sabotier, maître Jean mon confrère, et qu’on lui donne cent roubles de dédommagement, du moins avec la permission de madame.

LA BARONNE.

C’est ce que j’allais ordonner. Allez.

KOULIKOF, à part.

Il y a de quoi me confondre ; c’est-à-dire que si madame la baronne était veuve, je croirais qu’il n’a quille l’une que pour épouser l’autre.

GUSTAVE, se retournant.

Eh bien, encore ici ! cinquante coups de knout, avec la permission de...

KOULIKOF.

Il suffit, j’obéis à l’instant.

À part.

Voilà un audacieux vassal.

Il sort.

LA BARONNE.

Mais, mon frère, daigne écouter cependant...

GUSTAVE.

C’est inutile, je n’écoute plus rien.

Air de Turenne.

Oui, son départ est nécessaire,
Comme elle aussi je veux me dégager :
Tu sais quel est mon caractère,
Dans mes projets rien ne me fait changer.
Pour elle en vain l’amour encor réclame,
Je ne cède, telle est ma loi,
Qu’à la raison.

LA BARONNE, à part.

Ah ! quel bonheur pour moi
De n’avoir pas été sa femme !

GUSTAVE.

Tu peux annoncer maintenant dans le château à tous mes gens, à tous mes vassaux, l’arrivée de leur maître ; et je paraîtrai, j’irai recevoir leurs hommages, dès que Poleska sera partie. La voici, laisse-nous.

La baronne sort par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

GUSTAVE, POLESKA

 

Poleska entre vivement, et s’arrête en voyant sortir la baronne, qui fait signe à Gustave.

POLESKA, à part.

L’intendant ne m’a point trompée, ils sont d’intelligence. Ah ! je me croyais bien malheureuse, et leur vue me fait éprouver des tourments que je ne connaissais pas.

GUSTAVE.

Vous avez voulu notre séparation’ ?

POLESKA.

Oui, sans doute, et je la veux encore.

GUSTAVE.

Dans un instant vous serez satisfaite ; vous allez partir, on va vous ramener auprès de votre père.

POLESKA.

C’est tout ce que je désire.

GUSTAVE, d’un ton de reproche.

Poleska !

POLESKA, le repoussant du geste.

Laissez-moi, monsieur, je ne suis plus votre femme.

GUSTAVE.

Ainsi donc, près de vous quitter peur jamais, je n’obtiens pas un regret, pas un seul mot ?

POLESKA, lui faisant encore signe de la main.

Adieu.

GUSTAVE.

Quoi ! rien ne pourra fléchir un pareil caractère ? Écoute, si tu me repousses encore, si tu ajoutes un seul mot, un seul geste de mépris, je jure ici que tu m’auras vu pour la dernière fois ; et tu pleureras un jour sur cet hymen que tu as voulu rompre.

Poleska garde le silence ; Gustave, qui est prêt à s’éloigner, revient près d’elle et se mot à genoux.

Poleska, je te demande grâce pour toi-même.

POLESKA, se retournant et le voyant ù ses pieds, lui dit d’un ton de reproche.

Vous vous trompez, je ne suis point la baronne.

GUSTAVE.

Que dites-vous ?

POLESKA.

Qu’il est des offenses que mon cœur ne peut pardonner : la ruse à laquelle vous aviez eu recours, le rang abject où vous m’aviez fait descendre, j’aurais tout oublié peut-être ; mais tout à l’heure, ce nouvel outrage...

GUSTAVE.

Il serait possible ! la baronne...

POLESKA.

Oui, monsieur, l’intendant vous a vu ici, il n’y a qu’un instant.

GUSTAVE.

Grand Dieu !

Se reprenant.

Et si la reconnaissance m’avait seule conduit à ses pieds, si sa bonté voulait me préserver des dangers auxquels votre ressentiment m’expose ?

POLESKA.

Que voulez-vous dire ?

GUSTAVE.

Qu’en m’accusant, comme vous l’avez fait, vous avez attiré sur ma tête la juste sévérité des lois ; que ce comte de Woronski, que l’on attend, sera peut-être inexorable...

POLESKA.

Ô ciel ! et c’est moi qui serais cause...

GUSTAVE.

Non, rassurez-vous : la baronne m’a donné le moyen de m’éloigner, et tout est prêt pour ma fuite.

POLESKA.

Il s’éloigne, et je le souffrirais.

Avec abandon.

Nous partirons ensemble.

GUSTAVE.

Que dis-tu ? réfléchis donc, Poleska, que celui dont tu veux partager les destinées n’est plus le comte de Woronski, qu’il n’a plus de fortune, plus de rang à t’offrir.

POLESKA.

N’importe !

GUSTAVE.

Tu oublierais tes idées de grandeur et d’ambition ? tu ne penserais plus à cette opulence dont tu étais si fière ?

POLESKA.

Je ne dis pas, peut-être, encore quelquefois ; mais ce sera la nuit, dans mes rêves.

GUSTAVE.

Oui, mais au réveil ?

POLESKA.

Au réveil, je serai près de toi.

GUSTAVE.

Air : Dis-moi, mon vieux, dis-moi, t’en souviens-tu ?

Qu’entends-je, ô ciel ! et devais-je m’attendra
À tant de générosité ?
Dans un moment, peut-être, on va te rendre
Et tes droits et ta liberté.
Tu peux former d’autres nœuds que le nôtre.

POLESKA.

Si j’aime mieux te conserver ma foi ?

GUSTAVE.

Tu peux trouver le bonheur près d’un autre.

POLESKA.

Si j’aime mieux le malheur avec toi ?

En tardant plus longtemps, tu exposes tes jours ; viens, te dis-je, partons.

Ensemble.

GUSTAVE et POLESKA.

Air : Tout nous sourit. (Le Maçon.)

Oui, de ces lieux
Fuyons tous deux,
Échappons à leurs yeux.

Ils vont pour sortir.

 

 

Scène IX

 

GUSTAVE, POLESKA, KOULIKOF, MICHELINE, JEAN, PLUSIEURS DOMESTIQUES

 

Suite de l’air.

KOULIKOF.

Arrêtez, arrêtez ! il enlève sa femme !

TOUS.

Arrêtez, arrêtez ! il enlève sa femme !

KOULIKOF.

Sur votre sort, sur celui de madame,
Je m’en réfère à monseigneur,
Car il arrive.

POLESKA.

Ah ! quel malheur !

Ensemble.

KOULIKOF et LE CHŒUR.

Qu’on arrête le téméraire,
Menez-le devant monseigneur.
D’un maître juste et sévère
Il a mérité la rigueur.

POLESKA.

Grand Dieu ! que résoudre et que faire ?
Ah ! rien n’égale mon malheur.
D’un maître terrible et sévère
Comment désarmer la rigueur ?

GUSTAVE, à part.

Ah ! pour moi quel destin prospère !
Je n’ai plus peur de monseigneur ;
Je revois celle qui m’est chère,
Et je retrouve le bonheur.

KOULIKOF, aux paysans qui emmènent Gustave.

Qu’on le conduise dans la chambre de monseigneur, c’est l’ordre de madame la baronne.

Arrêtant Poleska.

Et vous, madame, tout est prêt pour votre départ, on va vous reconduire près de votre père.

POLESKA.

Et de quel droit m’éloigner de mon mari ?

KOULIKOF.

Votre mari ! c’est ce qui vous trompe.

MICHELINE.

Eh ! oui, sans doute, réjouissez-vous, il ne l’est plus.

POLESKA.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MICHELINE.

Que l’arrivée de monseigneur a tout changé au château.

JEAN.

Il m’a fait remettre en liberté.

MICHELINE.

Il m’a fait promettre un mari, et il vous débarrasse du vôtre. C’est-il gentil !

POLESKA.

Ce n’est pas possible.

KOULIKOF, lui remettant un papier.

Oh ! il n’y a pas à en douter ; voici l’acte de séparation signé par monseigneur : madame la baronne vous l’envoie.

MICHELINE.

Et avec cela, à ce qu’il paraît, vous voilà comme moi : c’est comme si vous n’aviez jamais été mariée.

KOULIKOF.

Absolument la même chose.

POLESKA.

Grand Dieu ! je ne peux plus l’accompagner, je n’ai plus le droit de le suivre.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LA BARONNE

 

POLESKA, courant à elle.

Ah ! madame, j’implore vos bontés, daignez me pardonner, rendez-moi mon mari.

JEAN.

V’là maintenant qu’elle en reveut !

LA BARONNE.

N’est-ce pas vous qui avez demandé cette séparation ?

POLESKA.

Que ne me l’a-t-on refusée ! Je vous en conjure, madame, reprenez cet acte, daignez l’anéantir.

LA BARONNE.

Je n’en ai pas le droit.

POLESKA.

Qu’au moins, et par votre protection, je puisse parler à votre frère, que je le voie un instant, il ne pourra se refuser à mes prières.

LA BARONNE, à part.

Pauvre enfant !

On entend l’air de la tribu d’Arenet, dans la Dame Blanche, que l’orchestre joue jusqu’au chœur suivant. Haut.

Tenez, tenez, voici monsieur le comte qui se rend dans cette galerie pour recevoir les pétitions de ses vassaux, présentez-lui votre demande.

POLESKA.

Vous me seconderez, n’est-il pas vrai ?

KOULIKOF.

Ah ! mon Dieu ! monsieur le comte ! Et les clefs du château qu’il faut lui présenter ! suivez-moi, vous autres !

Il sort par la gauche avec Jean et Micheline.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, VASSAUX et DOMESTIQUES précédant GUSTAVE en riche uniforme, et décoré de plusieurs ordres

 

LE CHŒUR.

Air : Chœur final des Manteaux.

Ô surprise imprévue !
Ô moment de bonheur !
Pour nous quell’ douce vue,
C’est lui, c’est monseigneur !

POLESKA, qui s’est jetée à genoux sans lever les yeux.

Air du vaudeville de L’Ermite de Saint-Avelle.

Devant vous, humble et confuse,
Pleurant l’époux que j’aimais,
À vos genoux je m’accuse
De l’aimer plus que jamais.
Ma liberté, de mes peines
Serait cause... Ah ! monseigneur !
En me rendant mes chaînes,
Rendez-moi mon bonheur !

Elle lui présente le papier, que Gustave repousse.

GUSTAVE.

Cet acte, c’est vous qui l’avez demandé.

POLESKA.

Ô ciel !

GUSTAVE.

C’est à vous de le déchirer.

POLESKA.

Ah ! de grand cœur.

Le déchirant en morceaux.

Tenez, monseigneur.

Elle lève les yeux.

Que vois-je ?

LE COMTE, la recevant dans ses bras.

Un époux.

LA BARONNE.

Une sœur.

CHŒUR.

Air : Finale des Manteaux.

Quel bonheur ! quelle ivresse !
Est-il un sort plus doux ?
On lui rend la richesse
Et le cœur d’un époux.

KOULIKOK, portant les clefs sur un plat d’argent et les présentant au comte.

Monseigneur, je viens... Que vois-je ? ce vassal insol...

LE COMTE.

Lui-même, qui vous pardonne

Montrant Poleska.

avec la permission de madame. Maintenant, Poleska, c’est à moi de trembler, car si jamais quelqu’un a mérité votre courroux...

POLESKA.

Hein ! si je n’étais pas corrigée, quelle belle occasion ! Mais Alexis avait déjà reçu la grâce de monseigneur.

Se retournant et apercevant Jean et Micheline, qui se tiennent à l’écart.

Eh bien ! maître Jean, eh bien ! Micheline, depuis que je suis redevenue grande dame, vous n’osez plus m’approcher.

MICHELINE.

Ah ! madame, ce n’est pas par fierté.

POLESKA.

À la bonne heure, personne n’en aura plus ;

Regardant son mari.

N’est-il pas vrai ? et quoique établis au château, nous garderons la chaumière que vous avez achetée ; oui, mon ami, je veux toujours que de mes fenêtres on puisse l’apercevoir : et si jamais je retombais dans mes anciens défauts, s’il me survenait quelque idée de grandeur, je regarderais sur-le-champ la cabane du sabotier.

LE CHŒUR.

Même air.

Quel bonheur ! quelle ivresse !
Est-il un sort plus doux ?
On lui rend la richesse
Et le cœur d’un époux.

POLESKA, au public.

Air du vaudeville des Frères de lait.

Quand une femme se corrige,
Ce ne peut être tout d’un coup.
Je sais fort bien, c’est là ce qui m’afflige,
Qu’il m’est resté des défauts, et beaucoup ;
Il m’est resté des défauts, et beaucoup.
Mais un espoir en mon cœur vient de naître ;
Vous êtes, j’en dois convenir,
Trop clairvoyants pour ne pas les connaître,
Mais trop galants pour vouloir m’en punir.

LE CHŒUR.

Trop clairvoyants pour ne pas les connaître,
Mais trop galants pour vouloir l’en punir.


[1] Ce rôle est de l’emploi des jeunes coquettes.

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