La Loi salique (Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 30 décembre 1845.

 

Personnages

 

LE DUC D’OLDEMBOURG, président du sénat

ÉRIC DE HOLSTEIN, capitaine des gardes

DANIEL, matelot

CHRISTIAN, roi mineur

LA DUCHESSE, femme du duc d’Oldembourg, tante du roi

MARGUERITE, jardinière

OFFICIERS

SEIGNEURS

GARDES

DAMES

 

La scène se passe à Copenhague.

 

 

ACTE I

 

Un salon du palais à Copenhague. Une croisée au fond. Deux portes latérales. Au premier plan à droite, porte de l’appartement du roi.

 

 

Scène première

 

ÉRIC, MARGUERITE

 

Marguerite place des bouquets sur différents meubles du salon. Éric sort de la porte à gauche et se dirige lentement vers la porte à droite.

MARGUERITE.

C’est M. le capitaine des gardes, comte de Holstein... attendant comme moi le réveil de Sa Majesté !

ÉRIC, levant les yeux.

Marguerite, la gentille bouquetière, que je rencontre ici tous les matins... est-ce pour moi ce joli bouquet ?...

MARGUERITE.

Non, monseigneur... c’est pour notre jeune roi.

ÉRIC.

Dont tu es la protégée

MARGUERITE.

Oui, monseigneur !

ÉRIC, galamment.

C’est juste ! il aime tant les fleurs... Tu es donc la fille du jardinier en chef ?

MARGUERITE.

Mais non, monseigneur ! pauvre orpheline et bouquetière de mon état, je pleurais un jour dans les rues de Copenhague... ayant des fleurs et pas de pain... lorsque notre jeune roi qui m’avait aperçue a fait arrêter sa voiture pour causer avec moi...

ÉRIC.

Et t’a trouvée fort aimable ?

MARGUERITE.

Il paraît !...

Air : Il n’est plus temps de nous quitter. (Voltaire chez Ninon.)

Car il m’a dit avec bonté :
Du château, sois la jardinière !
Et depuis, hiver, comme été,
C’est là mon office ordinaire !
Montrant les bouquets qu’elle tient dans les mains.
Ces bouquets aux mille couleurs,
C’est moi qui les porte !...

ÉRIC.

À merveille !
Chacun son goût !

Montrant la chambre du roi.

À lui les fleurs !...

Regardant Marguerite qui tient les bouquets.

Moi j’aimerais mieux la corbeille !

Mais pourquoi n’entres-tu pas ? est-ce que Sa Majesté n’est pas levée... à neuf heures passées ?

MARGUERITE.

Je crois bien que si... mais j’ai vu entrer tout à l’heure... la jeune tante du roi, madame la duchesse d’Oldembourg...

ÉRIC, avec joie.

Toute seule ?

MARGUERITE.

Non !... avec son mari le président du sénat !

ÉRIC.

Tant pis...

MARGUERITE.

Pourquoi donc ?

ÉRIC.

Pourquoi ?... ah ! pour des raisons à moi connues... c’est justement parce que j’adore notre jeune maître que je voudrais le voir tout autre qu’il n’est.

MARGUERITE.

Bah ! il est si gentil... si doux et si sage... c’est très bien pour un jeune homme !

ÉRIC, avec impatience.

Eh non ! parce qu’à son âge ça lui fait du tort.

MARGUERITE.

Écoutez donc... c’est demain seulement qu’il est majeur, seize ans !

ÉRIC.

Eh bien !... à cet âge-là... il n’y a personne, fût-ce un simple particulier... un simple étudiant, qui ne soit vif... audacieux... mauvais sujet... à plus forte raison... un roi... un jeune roi qui doit le bon exemple... Mais j’ai beau le sermonner, tout le déconcerte ou l’intimide... Les déjeuners de garçons l’ennuient... le champagne lui fait mal à la tête et la moindre partie de chasse le fatigue.

MARGUERITE, à demi-voix.

Et l’autre jour, lorsque les officiers de votre régiment ont tout-à-coup tiré l’épée pour lui jurer serment de fidélité... il a pâli...

ÉRIC, à part.

Elle l’a vu !...

Haut.

Allons donc... quelle folie !...

MARGUERITE.

Dame !... c’est tout simple... des épées nues... moi aussi ça m’a effrayée.

ÉRIC.

Toi ! c’est possible ! mais lui ! ce n’est pas une femme.

MARGUERITE.

Dame ! je ne crois pas.

ÉRIC.

Il a commandé pour aujourd’hui une grande revue... à dix heures... sous les fenêtres du palais... et tout à l’heure, en lui portant ce bouquet, tu lui rappelleras.

MARGUERITE.

Oui, monseigneur.

ÉRIC.

Qu’il n’aille pas l’oublier... Et hier soir on m’a dit qu’il t’avait fait appeler...

MARGUERITE.

Oui, vraiment... je voulais même lui parler pour Daniel Swéborg, mon fiancé.

ÉRIC.

Tu as un fiancé... un amoureux ?...

MARGUERITE.

Tiens ! comme tout le monde ! Voilà plus d’un an qu’il est absent de Copenhague ! matelot dans la marine marchande, je voudrais le faire entrer dans la marine royale... mais je n’ai pas osé hier en parler au roi... parce qu’il était dans son cabinet.

ÉRIC.

À travailler ?

MARGUERITE.

Justement ! il faisait de la tapisserie.

ÉRIC, avec dépit.

Lui !...

Essayant de rire.

Oui... c’est un goût qu’il a ! des tapisseries de bataille...

MARGUERITE.

Non... des fleurs... aussi je lui en apportais et j’allais me hasarder à parler, quand il lui est arrivé plusieurs lettres.

ÉRIC, d’un air d’ennui.

Ah ! des papiers importants... des dépêches diplomatiques...

MARGUERITE.

Non... des petits papiers parfumés.

ÉRIC, avec joie.

Bravo ! des billets doux !...

MARGUERITE.

Ça devait être ça... car il a dit en rougissant... « À moi des lettres pareilles... tiens, petite... mets cela sur ma toilette pour mes papillotes. »

ÉRIC, affectant de rire.

Ah ! il met des papillotes...

À part.

Lui, un roi !

Haut.

Et tu n’as pas regardé ces lettres ?

MARGUERITE.

Par exemple... pour qui me prenez-vous ?... j’ai seulement vu sans le vouloir... qu’il y avait des signatures de grandes dames...

ÉRIC.

En vérité ! écoute, Marguerite... il faut remplir ici le devoir de sujets fidèles... parce que des rendez-vous, des audiences... auxquels on manque... c’est un tort pour un prince... un grand tort !...

Air du vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

S’il venait de pareils billets,
Vite apporte-les moi, de grâce !
Pour mon roi, je me dévouerais.

MARGUERITE.

Ô ciel... vous iriez à sa place !

Le regardant.

C’est un seigneur, bien obligeant !...
Et quand on l’saura !...

ÉRIC.

Non ! silence !
En pareil cas, le dévouement
Porte avec lui sa récompense !

Regardant.

La porte s’ouvre...

MARGUERITE.

C’est le président du sénat... monseigneur le duc d’Oldembourg et sa femme !

ÉRIC.

Qui sortent de chez le roi, leur neveu.

MARGUERITE.

Je vais lui porter mes bouquets et lui parler de Daniel.

ÉRIC.

Oui, mais rappelle-lui la revue ! la revue à dix heures, tu entends ?

MARGUERITE.

Oui, monseigneur !

 

 

Scène II

 

ÉRIC, MARGUERITE, LE DUC et LA DUCHESSE D’OLDEMBOURG, sortant de la porte à droite

 

Éric les salue et sort par la porte du fond, en faisant des signes d’intelligence à Marguerite qui s’est rapprochée de la table à droite.

LA DUCHESSE, montrant Marguerite à son mari.

C’est elle... la voilà !... car il paraît décidément que c’est elle...

LE DUC, à demi-voix.

La maîtresse du roi... vous en êtes sûre ?

LA DUCHESSE.

Tout le monde le dit... et tout me le prouve !

MARGUERITE, à part, montrant la duchesse.

Comme elle me regarde avec dédain !

LA DUCHESSE, à son mari.

Vous venez de voir ici, tout à l’heure, monsieur le comte Éric de Holstein... le capitaine des gardes... qui faisait déjà sa cour à la nouvelle favorite... quelle bassesse !

MARGUERITE, regardant le duc qui la salue.

À la bonne heure ! au moins celui-ci est plus honnête !

Haut.

Votre servante, monseigneur.

Elle fait une révérence et entre chez le roi.

LA DUCHESSE, se retournant et voyant le duc qui salue profondément Marguerite.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc ?

 

 

Scène III

 

LE DUC et LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE, à son mari.

Et vous aussi... monsieur, qui vous inclinez devant le soleil levant !

LE DUC.

Il n’y a rien d’officiel !... mais dans le doute, c’est un salut de prévoyance qui ne coûte rien... et peut rapporter beaucoup...

LA DUCHESSE, avec colère.

C’est un choix indigne... absurde.

LE DUC.

Certainement... il vaudrait mieux qu’en fait de caprices, le prince consultât, avant tout, le blason, et n’adressât ses vœux qu’à des marquises ou à des duchesses...

LA DUCHESSE, avec dignité.

Monsieur...

LE DUC.

C’est l’usage... mais notre jeune roi en a si peu.

LA DUCHESSE.

C’est pour cela que la première personne qui prendra sur lui de l’influence... jouira bientôt d’une autorité complète... absolue !... et vous souffrez cela ?

LE DUC.

Permettez, madame la duchesse...

LA DUCHESSE.

Jusqu’à présent il n’y avait pas de danger... il était mineur, mais le voilà arrivé à sa majorité.

LE DUC.

Est-ce ma faute ?... Nous lui présentons aujourd’hui nos comptes de tutelle, et le testament cacheté que son père a remis au sénat.

LA DUCHESSE.

Et demain il est proclamé roi... il règne...

LE DUC.

Est-ce que je peux l’en empêcher ?

LA DUCHESSE.

Peut-être.

LE DUC.

Comment ?...

LA DUCHESSE.

Soyez sûr que sous un prince pareil nous n’aurons aucune espèce de crédit ! tandis qu’en ramenant le comte de Gottorp, mon frère, actuellement en exil...

LE DUC, avec effroi.

Ô ciel !

LA DUCHESSE, tranquillement.

C’est, après le roi actuel, le plus proche héritier du trône, dans la ligne masculine... et il partagera avec nous le pouvoir qu’il nous devra !

LE DUC, avec colère.

Encore des changements et des révolutions !... Tenez, madame, s’il faut pour la première fois de ma vie, moi, diplomate... vous parler franchement, je vous déclare...

LA DUCHESSE, avec hauteur.

Qu’est-ce ?

LE DUC, adoucissant le ton.

Je vous déclare que vous avez trop d’esprit, trop de talents, trop de génie et que, de nous deux...

LA DUCHESSE.

C’est moi qui suis l’homme d’État.

LE DUC.

J’allais le dire !... sous le feu roi, votre frère, vous avez intrigué pour renvoyer votre autre frère le comte da Gottorp... et maintenant sous le jeune roi, votre neveu, vous voulez ramener ce frère dangereux et turbulent ; vous adoriez d’abord notre jeune monarque, vous ne rêviez qu’à lui donner notre fille Mathilde en mariage, à présent vous l’avez pris en haine et vous voulez le détrôner !... je suis las de toutes ces querelles de famille... de ce va-et-vient de pouvoir... de ces changements continuels...

LA DUCHESSE.

Auxquels vous devez la place de président du sénat... la première charge du royaume.

LE DUC.

C’est justement, parce que je l’ai... que je trouve que tout est bien... que tout va bien !... J’ai un traitement magnifique, un palais superbe, bon feu, bonne table... et rien à faire, aux frais du gouvernement !... rien ! qu’à siéger dans un riche fauteuil de velours, où j’opine du bonnet... un bonnet d’hermine, avec un manteau idem !... et vous voulez des bouleversements ? allons donc !

Air : Ce mouchoir, belle Raimonde.

Dans sa prudence profonde
Un vieil adage me plaît :
Ne dérangeons pas le monde,
Laissons chacun comme il est !
Défenseur de la couronne
Ennemi du changement,
J’abrite contre le trône
Ma place et mon traitement.
Que Dieu conserve le trône,
Ma place et mon traitement !

LA DUCHESSE.

Et si on vous les enlevait, monsieur ?

LE DUC.

M’enlever mon traitement !... plutôt mourir ! et si je le savais !...

LA DUCHESSE.

Moi, j’en suis sûre, et c’est pour cela que je me suis à entendue avec le comte de Gottorp !

LE DUC.

Sans m’en prévenir.

LA DUCHESSE, vivement.

Tant que le vieux comte de Holstein, premier ministre nommé par le feu roi, a présidé le conseil de régence, il n’y avait rien à faire ; mais depuis un an il n’est plus, et maintenant la réussite est certaine avec un prince qui n’a d’autres occupations que les amusements les plus futiles ; d’autre conseil, que la vieille gouvernante qui l’a élevé et qui ne quitte point son appartement ; d’autre soutien, que ce jeune Éric de Holstein, capitaine des gardes... qui sort à peine des pages ; un roi enfin qui se laissera enlever sa couronne, comme on dit que dernièrement il s’est laissé enlever sa maîtresse, la comtesse de Woldemar !

LE DUC.

Mais alors... et au lieu de mettre en avant votre frère le comte de Gottorp, qui n’inspire aucune sympathie... pourquoi... pendant que vous y êtes... ne pas placer la couronne sur votre tête ?

LA DUCHESSE.

À moi ?

LE DUC.

À vous... sœur du dernier roi !...

LA DUCHESSE, souriant.

Ah ! ah ! le goût vous en vient...

LE DUC.

Pour que ça finisse et que nous restions tranquilles.

LA DUCHESSE.

Croyez-vous donc que je n’y ai pas pensé ?

LE DUC, vivement.

Eh bien alors !...

LA DUCHESSE.

Mais la loi du royaume... la loi salique ! cette loi antisociale et absurde, qui en Danemark comme en France défend aux femmes de régner...

LE DUC.

Et, si au lieu de régner, vous alliez échouer et nous exposer... car enfin... se montrer ainsi... c’est d’une audace...

LA DUCHESSE.

On voit bien, monsieur, que vous n’avez jamais conspiré ! Est-ce qu’on se montre ? on fait la guerre, on ne la déclare pas ! on fomente par dessous main des embarras, dos troubles... des émeutes... On paie même s’il le faut... mais on ne paraît en rien !... assez d’autres se chargent de ce soin et se mettent pour nous en avant !...

LE DUC.

Mais où les trouver ?...

LA DUCHESSE.

Soyez tranquille... Ils se présentent toujours d’eux-mêmes.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, LA DUCHESSE, DANIEL

 

DANIEL, se débattant entre deux factionnaires qui lui présentent le fusil.

Eh ! pourquoi donc que je n’entrerais pas dans le palais du roi... il reçoit, dit-on, tousses sujets... Est-ce que les marins n’en sont pas ?...

LA DUCHESSE, haussant la voix.

Ce brave homme a raison...

LE DUC, étonné.

Comment ?

LA DUCHESSE, bas à son mari.

Tous ceux qui se plaignent ont raison.

Haut et faisant signe aux soldats.

Laissez entrer.

Les factionnaires retirent leur fusil.

DANIEL, descendant le théâtre.

Je vous remercie, madame... Parce qu’enfin, quoiqu’on n’ait pas un habit doré...

Montrant le duc.

comme Monsieur... ça n’empêche pas qu’on ait à faire dans le palais du roi...

LA DUCHESSE.

Et si je peux vous y être utile...

DANIEL.

Vous êtes bien bonne... ça n’est pas de refus... d’autant que j’ai là une pétition... que j’ai rédigée moi-même.

LA DUCHESSE, d’un air gracieux et prenant la pétition.

Ce doit être bien !... Qui êtes vous ?...

DANIEL.

Daniel Swéborg... matelot sur la gabarre le Christiern.

LE DUC, avec importance.

Un bâtiment de guerre !

DANIEL.

Comme vous dites, armé en pêche... pour le banc de Terre-Neuve... où j’étais parti pour faire fortune et je reviens comme j’étais parti !...

LA DUCHESSE, avec intérêt.

Ah ! vous n’avez rien...

À part.

C’est bien !

DANIEL.

Non, madame la baronne...

LE DUC, lui faisant signe.

Duchesse !

DANIEL.

Je le veux bien !... donc, madame la duchesse, vous saurez qu’il y a un an avant de partir, je gagnais à peu près...

LE DUC, bas, à sa femme, avec impatience.

Comment ! vous allez écouter...

LA DUCHESSE.

Laissez donc...

À demi-voix.

Tout peut servir !

DANIEL.

Je gagnais sur le port trois copecks par jour.

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas assez...

DANIEL.

N’est-ce pas ?

LA DUCHESSE.

Il vous en faut le double...

DANIEL.

C’est ce que j’ai toujours dit... c’est une injustice.

LA DUCHESSE.

C’est une indignité.

LE DUC, haussant les épaules.

Allons donc...

LA DUCHESSE, à son mari.

Oui, monsieur, et si j étais de lui... et de ses compagnons... j’élèverais la voix... je me plaindrais.

DANIEL.

C’est ce que j’ai toujours fait.

LA DUCHESSE.

C’est bien.

DANIEL.

D’autant que j’étais fiancé à une pauvre jeune fille que j’aime depuis mon enfance... et que je veux épouser !

LA DUCHESSE.

Il vous faut donc alors douze copecks par jour.

DANIEL, montrant sa pétition.

Juste... ce que je demande.

LA DUCHESSE.

Et vous les aurez... je vous le promets.

DANIEL.

D’autant que ma prétendue n’a rien... quand je dis rien... une bouquetière... fraîche comme ses fleurs... Marguerite Gillenstiern...

LA DUCHESSE.

Marguerite !...

Après avoir échangé un regard avec le duc, lui rendant à Daniel la pétition.

Eh bien ! mon garçon... ce n’est pas à nous qu’il faut présenter cette pétition... c’est à Marguerite.

DANIEL, étonné.

Comment cela ?

LA DUCHESSE.

Air du vaudeville du Petit courrier.

Elle est au comble des faveurs...

LE DUC.

Depuis qu’en vertu de sa place
Ici, chaque jour, avec grâce
Au prince elle apporte des fleurs !

LA DUCHESSE.

Oui, les roses pour notre maître
Ont un charme si vif, si doux !

LE DUC

Il les aime tant !... que peut-être.
Il n’en restera plus pour vous.

DANIEL.

C’est pas possible... car si c’était vrai...

LA DUCHESSE, vivement.

Eh bien ! que ferais-tu ?

DANIEL.

Ce que je ferais ! j’en mourrais ! pour lui apprendre...

LA DUCHESSE.

Allons donc !

DANIEL.

Je me tuerais de désespoir !...

LA DUCHESSE.

Tu as trop d’esprit pour ça... et il y a mieux à faire...

DANIEL.

Quoi donc ?...

LA DUCHESSE.

Je te le dirai... mais pas ici... car la porte s’ouvre, et c’est sans doute Marguerite...

LE DUC.

Qui sort de la chambre du roi.

DANIEL.

Ô ciel !

LA DUCHESSE.

Adieu... monsieur Daniel...

LE DUC.

Adieu, mon cher...

DANIEL.

Mais, au moins, expliquez-moi...

LA DUCHESSE.

Voyez... voyez vous-même.

Le duc et la duchesse sortent par le fond, à gauche.

 

 

Scène V

 

DANIEL, puis MARGUERITE

 

DANIEL, cherchant à s’étourdir.

Allons donc... allons donc !... c’est un rêve que je fais là... un mauvais rêve !... Marguerite n’est pas la protégée du prince...

Air de Paris et le village.

Elle, tient trop a mon honneur
Pour que sa foi me soit ravie !

MARGUERITE, apercevant Daniel.

Ô ciel !... et si j’en crois mon cœur...
Daniel !...

DANIEL, allant à elle, puis s’arrêtant tout à coup.

Ah ! qu’ai-je fait ! j’oublie.

MARGUERITE, étonnée.

Mais soudain qu’est-ce qui lui prend ?
Pourquoi cet air d’inquiétude ?

DANIEL.

Je me croyais heureux en la r’voyant :
C’que c’est pourtant que l’habitude !

MARGUERITE.

Qu’est-ce que tu as donc ?...

DANIEL, avec émotion.

On m’a dit, mademoiselle, de vous présenter cette pétition !...

MARGUERITE, prenant le papier qu’il lui présente.

À moi ?

DANIEL, gravement.

À vous !

MARGUERITE.

Et toi aussi... Est-ce étonnant... Tout le monde, depuis huit jours, me fait des révérences et des politesses... et m’apporte, comme ça, des placets et des cadeaux.

DANIEL, avec douleur.

C’est donc vrai ?

MARGUERITE, naïvement.

Certainement ! Vois plutôt ces boucles d’oreilles... ce collier et cette bague... C’est gentil, hein ?

DANIEL.

Et vous les avez acceptés ?

MARGUERITE.

Tiens ! c’te question !... On me priait seulement de mettre ces papiers sur la table... de roi... Est-ce qu’il y a du mal à ça ?

DANIEL, avec colère.

Oui, mam’zelle ; et tous ceux qui vous ont fait ces propositions-là sont des indignes.

MARGUERITE.

Eh ! vous faites comme eux ?

DANIEL.

Mais, moi, au moins, je ne vous donne rien pour ça ; voilà la différence...

MARGUERITE.

Pardi ! toi... tu n’as rien.

DANIEL.

Oui... je n’ai pas comme vous des boucles d’oreilles et des bagues qui brillent... Je n’avais rien, je n’ai rien ; v’là ce que j’ai gagné... et j’en suis fier...

MARGUERITE.

Et tu as raison... car je t’aime comme ça.

DANIEL.

Vous m’aimez, vous, Marguerite ; vous m’aimez encore !

MARGUERITE.

Ça ne m’a pas quitté... et je t’attendais avec tant d’impatience !

DANIEL, avec joie.

C’est-il possible !... et cependant d’où viens-tu... en ce moment ?...

MARGUERITE.

De la chambre du roi.

DANIEL.

Ah !... Et pourquoi que tu allais...dans la chambre du roi.

MARGUERITE.

Pour mettre des fleurs sur sa cheminée... ce que je fais tous les jours... comme jardinière du palais.

DANIEL, commençant à se rassurer.

Ah ! c’est pour ça ! Et qu’est-ce qui te dit, le roi ?

MARGUERITE.

Rien... Je vas... je viens autour de lui... sans qu’il s’en occupe... Seulement, quand je suis trop longtemps... il me dit : « Va-t’en... c’est bon... va-t’en... »

DANIEL.

Ah ! Va-t’en !

MARGUERITE.

Mais avec douceur, parce que c’est un bon maître...

DANIEL.

Et il ne t’adresse pas des petits regards... des petits compliments ?

MARGUERITE.

Comment ?

DANIEL.

J’aime mieux que tu me le dises !...

MARGUERITE,

Il ne me regarde jamais... L’autre jour seulement, il m’a dit : « Ah !  comme tu es mal coiffée ! »

DANIEL, avec approbation.

Ah !...

MARGUERITE.

Oui, parce j’avais des rubans verts, et le vert ne va pas ; et tout à l’heure... comme je voulais lui parler de toi... il était occupé à lire... J’ai fait comme ça...

Toussant légèrement.

hum... hum ! en lui adressant ma plus belle révérence... Il a levé les yeux, et m’a dit avec impatience... « Comme tu es sans soin !... la pointe de ton fichu qui est détachée ! » C’était vrai. « Je n’aime pas ça, » qu’il a dit.

DANIEL, étonné.

Ah bah !

MARGUERITE.

C’est un prince soigneux !... Puis, il a pris une épingle...

DANIEL, étonné.

Il a des épingles ?

MARGUERITE.

Toute une pelote sur son bureau de travail...

DANIEL, à part.

En v’là un drôle d’homme !

MARGUERITE.

Et il m’en amis une lui-même !... pas trop mal !... pour quelqu’un qui pensait à autre chose... car il n’était pas à ce qu’il faisait...

DANIEL.

Ah ! il n’était pas à ce qu’il faisait.

MARGUERITE.

Du tout... et moi, pendant ce temps-là, je lui disais : « Sire... il y a quelqu’un qui va bientôt revenir... Daniel le matelot, qui est mon amoureux... »

DANIEL, effrayé.

Imprudente ! tu lui as dit cela ?

MARGUERITE.

Certainement... « Je voudrais bien pour lui... une place...une bonne place... »

DANIEL.

Eh ! qu’est-ce qu’il a dit ?

MARGUERITE.

Il a souri avec tant de bonté et d’un air si gracieux : « Ah ! tu aimes quelqu’un ? – Oui, Sire... – Et tu veux l’épouser ? – Oui, Sire... le plus tôt possible ! – C’est bien... dès qu’il sera de retour à Copenhague... présente-le moi... »

DANIEL, avec transport.

Il a dit cela ?

MARGUERITE.

En ajoutant : « Et maintenant va-t’en, va-t’en, car j’ai à travailler. »

DANIEL, de même.

Va-t’en ! ah ! quel bon roi !

À part.

Ah ! ce que prétendaient les autres étaient des mensonges et des impostures !

Haut.

Marguerite... Marguerite... tu me semblés si gentille, si bonne, si adorable... que vois-tu bien... je t’aime plus que jamais...

MARGUERITE.

J’y compte bien, et tu vas avoir une place... et puis moi,

Montrant ses boucles d’oreilles et son collier.

Si ça continue comme ça... je deviendrai riche...

DANIEL.

Du tout... je te défends de rien recevoir désormais...

MARGUERITE.

Alors, il faut donc rendre ce que j’ai déjà...

DANIEL.

Je ne te dis pas ça... ce qui est reçu... est reçu... d’ailleurs ça serait des histoires... dis-moi seulement, puisque le roi désire me voir, quand tu me présenteras à Sa Majesté.

MARGUERITE.

Aujourd’hui même !... à deux heures... quand le roi revient de la promenade... il est seul d’ordinaire.

DANIEL.

Oui, mais ces factionnaires avec leurs fusils... ce matin ils m’empêchaient d’entrer... et sans la protection d’une grande dame qui était là...

MARGUERITE.

Tu peux t’en passer !...

Lui montrant une petite porte à gauche.

Tiens !... par là... un escalier dérobé... par lequel tous les matins j’apporte mes fleurs... ça donne dans les jardins... près de l’orangerie... où je demeure.

DANIEL.

C’est bien...

On entend une musique militaire au dehors, la marche des Diamants de la Couronne.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

MARGUERITE.

La revue... qui va avoir lieu... Adieu, à tantôt... à deux heures ! adieu !

Daniel sort par la petite porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

MARGUERITE, puis ÉRIC, entrant par la porte du fond pendant que la musique militaire continue toujours

 

ÉRIC, vivement.

Le roi !... le roi !... toutes les troupes sont en bataille... sur la grande place et sous ce balcon, on attend le roi... on le demande, ou est-il ?

MARGUERITE.

Toujours là dans sa chambre... et ce matin il a défendu devant moi qu’on le dérangeât...

ÉRIC.

Aussi... je n’ose entrer... mais pour toi Marguerite... il n’y a pas d’ordre... il n’y a pas d’étiquette... le moindre prétexte : tiens... va chercher des corbeilles... va mettre de l’eau dans les fleurs... enfin dis-lui que l’heure est passée... et qu’on ne fait pas attendre trois régiments au port d’armes.

MARGUERITE, tenant la corbeille.

Je ne dirai jamais cela !

Le roi sort de l’appartement à droite. Marguerite fait une révérence. Éric lui fait signe de s’en aller et elle entre dans la chambre du roi.

 

 

Scène VII

 

ÉRIC, CHRISTIAN

 

CHRISTIAN, allant à la fenêtre et écoutant.

Ah ! la jolie musique !

ÉRIC, le regardant.

Eh bien !

CHRISTIAN, une rose à la main.

Eh bien !... qu’as-tu donc ?

ÉRIC.

Comment Sire !... vous n’avez ni votre uniforme... ni vos armes... et là sous vos fenêtres... vos soldats sont en bataille pour la revue...

CHRISTIAN.

En plein midi... et par un soleil aussi ardent... ah ! les pauvres gens doivent avoir bien chaud !

ÉRIC.

Eh ! qu’importe... c’est leur état... c’est le mien !... mais pour la veille de votre majorité, vous m’aviez promis d’assister à cette revue... c’est la première...

CHRISTIAN.

C’est vrai !... mais je me sens souffrant.

ÉRIC.

C’est égal, Sire, c’est égal ! Ils y comptent... ils se font une fête de manœuvrer devant vous.

CHRISTIAN.

Tu crois ?

ÉRIC.

Ce sera superbe... un exercice à feu !

CHRISTIAN, vivement.

Je n’en veux pas... je n’en veux pas...

ÉRIC.

Et pourquoi ?

CHRISTIAN.

Je ne sais... je ne peux te dire... cela me donne sur les nerfs... et cela me fait mal... que veux-tu, c’est plus fort que moi...

ÉRIC, à part, avec rage.

Ô mon Dieu... ô mon Dieu !...

Haut.

Et vos soldats qui sont la... Que faire ?

CHRISTIAN.

Eh bien... je vais les voir !

Il court ouvrir la fenêtre au fond ; on entend crier au dehors : vive le roi !

CHRISTIAN, les regardant et se tournant vers Éric.

C’est superbe !... les beaux uniformes ! et que de baïonnettes... Pourvu qu’ils ne se fassent pas de mal... et n’aillent pas se blesser !

Geste d’impatience d’Éric.

Bien... bien mes amis... ne vous fatiguez pas...

Les saluant avec son bouquet.

Rentrez chez vous... et gardez cela pour une meilleure occasion !

ÉRIC, s’élançant à la fenêtre que le roi vient de quitter et criant à haute voix.

Pour la première bataille où notre jeune roi vous conduira lui-même !...

TOUS, en dehors.

Vive le roi !

CHRISTIAN, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

ÉRIC, à haute voix.

C’est nous, mes amis, qui empêchons Sa Majesté de sortir ! Mais, rassurez-vous... sa blessure n’est rien !... moins que rien !

TOUS, en dehors.

Vive le roi !

CHRISTIAN, étonné.

Ma blessure !... Qu’est-ce que cela signifie ?... et ces allusions que j’ai lues ce malin dans les Gazettes... ces louanges qui me sont adressées et auxquelles je ne comprends rien...

ÉRIC, vivement et à demi-voix.

Pardon, Sire... pardon !... C’est un secret qui mourra avec moi...

CHRISTIAN.

Quel qu’il soit, je veux le connaître !...

ÉRIC.

Eh bien, Sire, le feu roi, votre père, dont j’avais l’honneur d’être page, et qui, malgré ma jeunesse, me traitait comme un ami... comme un proche parent, quoique je fusse allié de bien loin à votre royale famille... votre père me dit à son lit de mort : « Éric, tu veilleras toujours sur mon enfant bien-aimé. – Oui Sire... – Tu le défendras contre tous les pièges qui l’environnent. – Oui, Sire. – Et s’il faut te faire tuer pour lui tu le feras. – Oui Sire... »

CHRISTIAN, avec émotion.

Éric !...

ÉRIC.

Eh bien... ce serment-là... il s’est présenté une occasion de le tenir... et je n’ai pas voulu la laisser échapper.

CHRISTIAN.

Ô ciel ! Monsieur, parlez, achevez ! un roi doit tout savoir.

ÉRIC, avec embarras.

Eh bien ! Sire... Votre Majesté n’a pas oublié cette belle comtesse...

CHRISTIAN.

Laquelle ?

ÉRIC.

La comtesse de Woldemar... qui vous plaint tant !

CHRISTIAN.

À moi ?... au contraire !

ÉRIC.

Enfin, vous l’aimiez !

CHRISTIAN.

Du tout !

ÉRIC.

C’est tout comme : on le disait !

CHRISTIAN.

On avait tort !

ÉRIC.

Eh bien ! le comte de Tchericoff... un étranger... un Russe vous l’a enlevée !

CHRISTIAN.

Tant mieux !

ÉRIC.

Tant pis ! car il s’en vantait... avec une affectation qui produisait le plus mauvais effet ! Vous n’en saviez rien !... mais moi !... j’aurais mieux aimé que ce fût une maîtresse à moi... car j’étais furieux pour vous...

CHRISTIAN.

Comment, monsieur...

ÉRIC.

Rassurez-vous, Sire... j’ai été la prudence même... Le comte a reçu de vous un honneur dont il devait être fier... et dont il s’est montré digne... l’invitation de se rendre... en secret sans témoin... sous votre terrasse... la nuit dernière... et par un brouillard comme nous en avons ici, en Danemark...

CHRISTIAN.

Ô ciel !

ÉRIC.

On ne voyait rien à deux pas... que le fer des épées !... la sienne n’a fait que m’effleurer le poignet... tandis que la nôtre !...

CHRISTIAN, vivement.

La nôtre ?... eh bien !

ÉRIC.

Aucun danger !... vos domestiques que j’ai envoyés vers lui par votre ordre l’ont transporté à son hôtel... et comme je l’espérais, ils ont si bien gardé le secret sur cette rencontre que, dès ce matin déjà, tout le monde en parle...

CHRISTIAN.

Imprudent ! et si vous aviez été blessé... tué peut-être...

ÉRIC.

C’était pour vous, Sire.

CHRISTIAN avec crainte.

Ô mon Dieu !

Haut.

Et prendre ainsi ma place...

ÉRIC.

Je conçois votre colère !... un coup d’épée dont je vous ai fait tort... ça se retrouvera, Sire... mais dans les circonstances où nous sommes... cela venait si bien... vos soldats sont dans l’ivresse... vos ennemis dans l’étonnement.

CHRISTIAN.

Assez... assez... je ne puis te dire ce qui se passe là ! ce que j’éprouve de reconnaissance, et en même temps de trouble et de dépit.

ÉRIC

Je conçois cela.

CHRISTIAN.

Mais, vois-tu bien, Éric, j’ai été élevé d’une manière si étrange ! le vieux comte de Holstein, ton père, premier ministre et président du conseil de régence, venait chaque matin prendre mes ordres ou plutôt me donner les siens. Le reste du temps, ma vie s’écoulait si solitaire et si triste... renfermé avec cette vieille gouvernante que mon père avait placée près de moi et qui, tremblant pour mes jours, me quittait si peu qu’à peine pouvais-je te voir... toi, mon seul ami !

ÉRIC

Dites-vous vrai, Sire ?

CHRISTIAN.

Oui ! depuis ce temps... depuis mon enfance... mon attachement pour toi ne ressemble à aucune autre affection... j’ai besoin que tu sois là près de moi... ta vue me rassure... et ton absence me laisse toujours seul au milieu de là foule... j’ai si peu d’amis !... non pas que je sois toujours content de toi... il y a des moments où je t’en veux... où je suis en colère...

ÉRIC

Les moments où j’ose contredire Votre Majesté.

CHRISTIAN.

Non, ceux-là... je les pardonne... et souvent je t’en remercie ! mais d’autres...

ÉRIC.

Lesquels ?

CHRISTIAN.

Je ne sais... des mouvements d’humeur absurdes, inexplicables, dont je ne puis me rendre compte... et puis les larmes me viennent aux yeux... sans doute de m’être fâché contre toi... Dernièrement, par exemple, quand tu as voulu devenir le gendre de ma tante, la duchesse d’Oldembourg, il me semblait que c’était mal... que c’était ingrat de me quitter...

ÉRIC.

Tout le monde m’engageait à me marier, et pour moi qui n’aimais personne, autant épouser la fille de la duchesse qui du moins était jolie...

CHRISTIAN.

Tu trouves ? je ne trouve pas, moi.

ÉRIC.

Heureusement, et malgré vos instances, Sire...

CHRISTIAN.

La duchesse n’a pas voulu.

ÉRIC.

Elle avait des vues sur Votre Majesté...

CHRISTIAN.

Oui... mais moi, je n’ai pas hésité, je n’ai pas été comme toi, j’ai refusé bravement, et quand ils m’accusent de n’être encore qu’un enfant... de n’avoir ni énergie... ni courage... ils se trompent, vois-tu bien, car pour défendre la mémoire de mon père... pour faire respecter ce qui est juste... pour protéger mes amis... toi surtout... ! je ne tremblerais pas... là, sur ce trône qui est le mien... je saurais mourir...

ÉRIC.

Bien !

CHRISTIAN.

Et cependant par une faiblesse que je ne peux ni raisonner ni vaincre... l’idée du sang ou des combats... l’aspect ou le bruit des armes... m’inspire un trouble... que je n’ose l’avouer...

À demi-voix.

J’ai peur !

ÉRIC, poussant un cri.

Silence ! silence !

CHRISTIAN.

Plus que loi encore ! j’en suis furieux et indigné... mais que veux-tu ? c’est indépendant de ma volonté... j’ai beau faire... je n’aime ni la chasse, ni les batailles, ni les exercices violents qui font tes délices... mon bonheur à moi, c’est l’étude ! mes plaisirs... c’est la musique... la peinture... les fleurs...

ÉRIC, vivement.

Ne me dites pas cela, car il faudra lutter et combattre... car dès demain peut-être tous les partis seront en présence... D’abord, ce comte de Gottorp, votre oncle...

CHRISTIAN.

Oui, c’était l’ennemi mortel de mon père... et le mien, je le sais... il en voulait à mon trône et à mes jours... c’est pour cela qu’on l’a exilé ; mais tous les grands du royaume sont pour moi... le président du sénat me le disait ce matin.

ÉRIC.

Lui !... ne vous y fiez pas !

CHRISTIAN.

Mais sa femme... la duchesse d’Oldembourg...

ÉRIC.

Celle-là, c’est différent... défiez-vous-en, Sire.

CHRISTIAN.

Quoi ! parce que j’aurais refusé sa fille ?...

Air d’Yelva.

Quoi ! tu veux que je la soupçonne ?
Ma proche parente !

ÉRIC.

Oui vraiment !
Elle en est plus proche du trône !

CHRISTIAN.

N’achevez pas.

ÉRIC.

C’est affligeant !
Mais, sur ce point pardonnez si j’insiste,
Dans leur famille, avide de grandeurs,
Les rois n’ont pas de parents !...

CHRISTIAN, secouant la tête.

Oui... c’est triste !
Ils n’ont rien que des successeurs !

À peine sur le trône, et déjà environné de défiances ou de trahisons !... et vous, Éric... vous ! m’abandonnerez-vous aussi ?

ÉRIC.

Moi ! vous abandonner ! Sire ! je ne vous parle pas de mon honneur et de mon devoir... mais il y a dans votre inexpérience, dans votre jeunesse, dans votre timidité même... que sais-je enfin !... il y a en vous un charme indéfinissable qui m’attire et m’attache ! Depuis bien des années, il m’est impossible de passer un jour sans voir Votre Majesté... et de toutes mes passions, Sire... je crois que la première c’est vous... les autres ne viennent qu’en seconde ligne... les chevaux... les armes, le jeu !... et même les dames !...

CHRISTIAN.

Ah !... elles vous plaisent ?

ÉRIC.

Oui, Sire... beaucoup !

CHRISTIAN.

Et laquelle préférez-vous ?

ÉRIC.

Toutes ! et Votre Majesté devrait faire comme moi !...

CHRISTIAN.

Par exemple !

ÉRIC.

Il n’en coule rien de parler de son amour.

CHRISTIAN.

Sans en avoir ?...

ÉRIC.

À la Cour on fait crédit.

CHRISTIAN.

C’est indigne !

ÉRIC.

Air du vaudeville de Jadis et aujourd’hui.

Pour déjouer toutes les trames,
Pour qu’on l’adore, il faut qu’un roi
Ait l’air d’aimer toutes les dames ;
Usez du moyen, croyez-moi !
Et par lui, sous vos lois, fidèle
Vous aurez bientôt rallié
La moitié... du royaume... celle
De qui dépend l’autre moitié !

Oui, Sire ! et déjà, dans votre intérêt, j’ai répandu le bruit que de ce côté-là Votre Majesté... avait des idées... très libérales... et que, sans la contrainte où on l’avait retenue jusqu’ici...

CHRISTIAN.

Me donner une pareille réputation !...

ÉRIC.

Que vous justifierez, ce n’est pas si difficile que vous croyez !... il ne s’agit que d’étudier !

Apercevant Marguerite qui sort de la chambre à droite.

Et, tenez... Marguerite... la petite jardinière... elle est très gentille...

CHRISTIAN.

Tu crois ?

ÉRIC.

Comment ! vous ne vous en êtes pas aperçu ?...

CHRISTIAN.

Jamais !

ÉRIC, à part.

C’est à décourager...

 

 

Scène VIII

 

ÉRIC, CHRISTIAN, MARGUERITE

 

ÉRIC.

Nous parlions de toi, Marguerite.

Christian s’éloigne et va s’asseoir à la table à gauche.

MARGUERITE.

C’est bien de l’honneur !...

ÉRIC.

Nous disions : qu’il n’y a rien à la Cour d’aussi joli et d’aussi gracieux que ta petite mine chiffonnée !

MARGUERITE, à part.

Vous êtes bien bon.

ÉRIC.

Non... mais je suis juste... équitable... je sais distinguer le mérite...

Regardant le roi.

Il y en a qui ne l’aperçoivent pas... mais moi, j’aime à honorer la beauté et la vertu dans quelque rang qu’elles se trouvent !

MARGUERITE.

C’est bien à vous !

ÉRIC.

C’est tout naturel !

Air : Je veux voua avoir pour compagne. (Le Ménétrier.)

Couplets.

Premier couplet.

Nous, grands seigneurs, le ciel s’attache
À nous élever aussi haut
Pour voir de plus loin et plus tôt
Le vrai mérite qui se cache !...
Que j’aime à voir ces yeux si doux,

Lui prenant la main.

Et cette gracieuse attitude !

CHRISTIAN, à part avec impatience.

Ah ! je sens naître mon courroux !...

ÉRIC, bas au roi.

Ce que j’en fais, n’est que pour vous,
Ce n’est que comme objet d’étude !

Deuxième couplet.

En te refusant la naissance,
Le ciel t’a donné la beauté :
Devant son pouvoir respecté
Disparaît bientôt la distance !
La rapprocher est, entre nous,
Bien aisé, si tu n’es pas prude...

Lui prenant la taille.

CHRISTIAN, avec impatience.

Eh ! mais monsieur ! que faites-vous

ÉRIC, bas à Christian.

Ce que j’en fais n’est que pour vous,
Ce n’est que comme objet d’étude.

CHRISTIAN, avec colère et voyant Éric qui embrasse Marguerite.

Assez d’étude !

ÉRIC, à demi-voix.

À peine si la leçon est commencée...

CHRISTIAN.

C’est égal !... je vous défends de la continuer... et de jamais adresser la parole à cette jeune fille... sur laquelle je dois veiller... ou sinon...

ÉRIC, à demi-voix et souriant.

C’est bien, Sire... très bien... cela me prouve que vous prenez goût à la leçon... puisque déjà vous voilà jaloux de la gentille Marguerite.

CHRISTIAN.

Moi... jaloux ?... laissez moi !...

À Marguerite.

Vous aussi, à l’instant...

MARGUERITE.

Comment, Sire ?

CHRISTIAN.

Sortez, vous dis-je, tous les deux !...

Se retournant.

non pas ensemble !

À Marguerite, qu’il retient par la main.

Toi, reste ?

ÉRIC, à part.

Je comprends !... pour étudier seul !...

 

 

Scène IX

 

CHRISTIAN, qui vient de se jeter dans le fauteuil à droite, MARGUERITE, debout près de lui, ÉRIC, qui va sortir par la porte du fond, rencontre LE DUC D’OLDEMBOURG qui entre

 

ÉRIC.

Monseigneur le duc d’Oldembourg.

LE DUC.

Qui vient au nom du sénat et de la chambre des États.

ÉRIC.

Le moment est mal choisi... le roi est avec la favorite...

LE DUC

En vérité !...

ÉRIC.

Une scène de jalousie... une scène affreuse... car notre jeune roi, sans qu’il y paraisse, a les passions vives... et le caractère violent... malheur à qui excite sa colère...

LE DUC.

Je comprends... il veut être seul... je connais les convenances !

Il s’approche du roi qui est assis près de la table à droite et le salue.

Sire !...

CHRISTIAN, se levant brusquement du fauteuil à droite.

Qu’est-ce ?

LE DUC.

Que Votre Majesté ne s’effraie pas ! je viens au nom de la chambre... mais je ne ferai pas de discours !...

CHRISTIAN.

C’est bien...

LE DUC, regardant Marguerite.

Je connais trop l’importance des moments... et la gravité des occupations... de Votre Majesté.

MARGUERITE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc, celui-là !

LE DUC.

Sa Majesté le feu roi, votre père, de glorieuse mémoire, avait déposé, avant sa mort, ce paquet scellé de ses armes dans les archives du sénat, avec ordre de ne le remettre qu’à vous... Sire, à vous seul ! la veille de votre majorité, et comme c’est demain... que vous êtes proclamé roi... je suis chargé, en ma qualité de président du sénat, de vous apporter ce précieux dépôt... qui contient les dernières volontés... de voire auguste père...

CHRISTIAN, prenant le papier avec émotion et respect.

C’est bien !

Il va se rasseoir près de la table et reste plongé dans ses rêveries.

LE DUC.

Et maintenant, Sire...

Air : Je m’en vas (Le Maçon.)

Je m’en vas (Bis.)

ÉRIC.

Et moi je suis vos pas !

LE DUC, au fond du théâtre, bas à Éric.

Ainsi, c’est donc vrai ?... Marguerite...

ÉRIC.

Décidément est favorite !

LE DUC, saluant Marguerite.

À l’en glorifier !
Que je sois le premier !

ÉRIC.

Dans la faveur d’un roi, quand on veut s’installer,
Il faut avec adresse,
Il faut avec finesse...

LE DUC.

Arriver à propos !...

ÉRIC.

Et surtout s’en aller !

LE DUC, vivement.

Je m’en vas ! (Bis.)

ÉRIC.

Et moi je suis vos pas !

MARGUERITE.

Il s’en va ! (Bis.)
Et moi qui reste-là !

Éric et le duc sortent ensemble.

 

 

Scène X

 

CHRISTIAN, près de la table à gauche, la tête appuyée sur sa main et réfléchissant, MARGUERITE

 

MARGUERITE, regardant le duc qui s’éloigne sur la pointe du pied.

M’ordonner de rester ! qu’est-ce que le roi me veut donc ! il paraît que c’est quelque chose d’important...

S’approchant timidement de Christian.

Sire !...

CHRISTIAN, avec impatience.

Eh bien !...

MARGUERITE.

Qu’est-ce que Votre Majesté a donc à me dire, comme ça... en tête à tête.

CHRISTIAN.

Moi !... rien !...

MARGUERITE.

Que ça ! vous m’avez pourtant défendu de m’en aller !

CHRISTIAN.

Ah ! c’est vrai !

MARGUERITE.

Pourquoi ?

CHRISTIAN.

Parce qu’il n’était pas convenable pour toi... et pour ton fiancé, dont tu m’as parlé, de partir ainsi avec monsieur le comte de Holstein... capitaine de mes gardes...

MARGUERITE.

C’est possible !

CHRISTIAN.

Maintenant fais ce que tu voudras... pourvu que tu me laisses...

MARGUERITE.

Oui Sire... oui Sire !

À part.

C’était pas la peine de, faire tant d’embarras.

Haut.

Je vais là achever mon ouvrage...

CHRISTIAN.

Comme tu voudras... mais va-t’en ?

MARGUERITE, à part.

J’aime mieux ça... parce qu’à deux heures... quand viendra Daniel... je serai là.

Elle entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène XI

 

CHRISTIAN, seul près de la table

 

Il regarde quelque temps avec respect la lettre cachetée qu’on lui a remise.

C’est de mon père !

Il la porte à ses lèvres, puis après avoir hésité, il brise le cachet et lit.

« Mon enfant bien aimé, quand vous lirez cette lettre, vous aurez échappé aux dangers qui menaçaient vos premières années, et vous serez arrivée un âge, où vous pourrez apprécier les graves circonstances où je vous laisse et le meilleur parti à prendre. Avant votre naissance, l’héritier légitime et direct de la couronne était... le comte de Gottorp votre oncle, que ses complots, son caractère et ses mauvais penchants rendaient indigne du trône... lui laisser le pouvoir était consentir à la honte et à la ruine du pays... c’est dans ces circonstances.que vous vîntes au monde... vous mon seul enfant. Que Dieu me pardonne ce que j’ai cru devoir faire alors dans l’intérêt de ma patrie et de tous les miens ! ce fut l’avis du vieux comte de Holstein, mon premier ministre ! Lui seul et la duchesse d’Offenbach, votre gouvernante, possèdent ce secret... et comme la loi du royaume... la loi salique... exclue les femmes du trône... »

Musique. Parcourant à voix basse et avec agitation la fin de la lettre... elle pousse un cri, tombe la tête renversée dans le fauteuil où elle était... et sa main laisse échapper la lettre qu’elle tenait.

Ô ciel !... est-il possible... ah !...

 

 

Scène XII

 

CHRISTINE, évanouie, MARGUERITE, sortant de l’appartement à droite

 

MARGUERITE.

Ce cri... que j’ai entendu !... ah ! que vois-je ?

Se jetant à genoux près du fauteuil.

Sire... Sire... revenez à vous... c’est moi, Marguerite, qui vous donnerais ma vie pour vous sauver... mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce qui lui est arrivé ? d’où cela vient-il ? Sire ! Sire !... ah ! ce papier... si je le portais au comte de Holstein... si toutefois ça en vaut la peine...

Marguerite, toujours à genoux, parcourt le papier qu’elle tient à la main, pendant que Christine reprend peu à peu ses sens, elle ouvre les yeux, regarde autour d’elle, aperçoit Marguerite à genoux et parcourant le papier.

MARGUERITE, avec étonnement.

Dieu du ciel ! qu’est-ce que ça veut dire ?

CHRISTINE, se levant vivement et arrachant le papier des mains de Marguerite.

Malheureuse !

MARGUERITE, effrayée.

Ah !...

CHRISTINE.

Qu’as-tu fait ?

Ici finit le trémolo de l’orchestre.

MARGUERITE.

Grâce ! grâce !

CHRISTINE.

As-tu lu cet écrit ?

MARGUERITE.

Oui... Sire... oui, madame.

CHRISTINE, poussant un cri d’effroi.

Ah !...

MARGUERITE, à mains jointes.

Je l’ai lu... je l’ai lu, sans savoir ce que je faisais.

CHRISTINE.

Un tel secret !...

MARGUERITE.

Il restera là... je vous le jure... et avant de m’en arracher un mot, on me tuera plutôt.

CHRISTINE, la relevant.

Je te crois !... je te crois !... relève-toi !...

En faisant signe de ne rien dire.

À personne ! entends-tu bien ?

MARGUERITE.

Soyez tranquille !... vous... moi... et Dieu... pas d’autres !

CHRISTINE.

C’est bien !... une femme !... moi, une femme... comme toi...

MARGUERITE.

Dame ! il paraît que oui.

CHRISTINE.

Voilà donc d’où venaient cette timidité que je ne pouvais vaincre... cette faiblesse... ces frayeurs dont je m’indignais... ah !... je les comprends main tenant... et bien d’autres choses encore... qui se passaient.

Portant la main à sa tête et à son cœur.

Là... et puis là... ce cœur que j’ignorais... pour qui, mon Dieu, bat-il ainsi ?

MARGUERITE.

Madame !

CHRISTINE.

Tais-toi... je ne te-demande rien... je ne veux rien savoir...

La regardant.

Mais toi. Marguerite, tu es bien heureuse...

MARGUERITE.

Moi...

CHRISTINE.

Oui... l’on peut l’aimer... tu es jolie... tu es belle... mais moi... que sais-je ?

MARGUERITE.

Vous...

CHRISTINE.

Qui me l’aurait dit ?... ah ! si je pouvais...

MARGUERITE.

Quoi donc ?...

CHRISTINE.

Mon amie... ma compagne... la seule à qui je puisse me confier... il dépend de toi de me rendre un service... le plus essentiel, le plus grand...

MARGUERITE.

Eh mon Dieu !... c’est tout simple... entre femmes !...

CHRISTINE.

Oui... entre femmes... c’est vrai... nous sommes femmes !... alors on peut tout se dire...

MARGUERITE.

Certainement !...

CHRISTINE, hésitant.

Eh ! bien... Eh ! bien...

MARGUERITE, la pressant.

Parlez donc ?...

CHRISTINE.

Je voudrais me voir en femme...

MARGUERITE.

Est-il possible...

CHRISTINE.

Avec une robe... une jolie robe... j’en meurs d’envie.

MARGUERITE.

C’est si naturel.

CHRISTINE.

Mais la moindre imprudence peut me perdre... si l’on me voit ainsi... j’expose à la fois... ma couronne et mes jours peut-être.

MARGUERITE.

Oh ! n’y songeons plus.

CHRISTINE.

Si... si... malgré tout...je le veux !... mais ici... dans mes appartements, impossible.

MARGUERITE.

Eh ! bien... chez moi... dans ma chambre qui donne sur l’orangerie et les serres du palais...

CHRISTINE.

C’est cela...

MARGUERITE.

Je vous offre ce que j’ai de mieux... mes habits des dimanches...

CHRISTINE, l’entraînant.

À merveille... viens ?

MARGUERITE, la retenant.

Vous êtes bien sûre au moins... qu’il n’y a pas d’erreur ?

CHRISTINE.

Viens donc !...

MARGUERITE.

Ah ! dès que c’est pour de vrai... c‘est moi alors qui vous servirai de femme de chambre.

CHRISTINE, lui sautant au cou.

Ah, tu es charmante !...

En ce moment Daniel paraît à la porte à droite.

DANIEL, apercevant Marguerite dans les bras du roi.

Ah !...

CHRISTINE, entraînant Marguerite.

Viens... viens... dans ma chambre...

Les deux femmes disparaissent à droite.

 

 

Scène XIII

 

DANIEL, puis LA DUCHESSE

 

DANIEL, entrant par le fond.

Ah !... c’est une trahison... c’est une horreur... je le tuerai !

LA DUCHESSE, qui vient d’entrer vivement par le fond.

Qui donc ?...

DANIEL, avec fureur.

Le roi !...

Se reprenant.

Non... non qu’ai-je dit ?...

LA DUCHESSE.

Je n’ai rien entendu !

DANIEL.

Mais, madame !...

LA DUCHESSE, le retenant d’une main et portant un doigt de l’autre à ses lèvres.

Silence !... je ne te quitte pas !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une serre du palais a côté de la chambre de la jardinière. Grandes portes vitrées au fond qui donnent sur des jardins. Porte à droite et à gauche, les murailles sont tapissées de plantes rares et des vases de fleurs s’élèvent en groupes de tous côtés. À gauche une glace entourée de plantes grimpantes : à droite, vis-à-vis, porte de la chambre de Marguerite, également encadrée de verdure.

 

 

Scène première

 

DANIEL, MARGUERITE

 

Au lever du rideau Daniel entre avec colère par la porte vitrée.

DANIEL, montrant au milieu de la serre la porte à droite.

C’est là...on me l’a dit !

Il va à la porte à droite et frappe plusieurs fois rudement.

MARGUERITE, en dedans.

Qui va là ?...

DANIEL.

Moi ! Mam’zelle Marguerite... moi, Daniel... ouvrez... ouvrez !

MARGUERITE, ouvrant la porte qu’elle referme vivement et dont elle retire la clé.

Eh ! mon Dieu !... quel tapage ! et pourquoi venir ainsi frapper à la porte de ma chambre...

DANIEL, se promenant avec agitation.

Pourquoi ?... elle demande pourquoi !...

MARGUERITE.

Et d’abord prenez garde de ne pas faire comme ça des grands gestes et des grands bras... pour briser mes glaces et mes vases de fleurs... car vous êtes ici dans les serres du palais... où il n’y a que des plantes rares...

DANIEL, avec respect.

C’est différent !

MARGUERITE.

Mais il n’y en a pas à coup sûr, de plus extraordinaire que vous ! vous v’là tout de suite monté comme un aristoloche !...

DANIEL.

Aristoloche !... il n’y a peut-être pas de quoi ?... apprenez... que je vous ai vue... vue de mes propres yeux.

MARGUERITE.

Eh bien ?

DANIEL.

J’étais là quand vous étiez dans les bras du roi.

MARGUERITE.

Eh bien ?...

DANIEL.

Quand vous l’avez suivi dans sa chambre à coucher !...

MARGUERITE.

Eh bien... qu’est-ce que ça prouve ?

DANIEL.

Ce que ça prouve ?... et vous me disiez... et vous m’avez fait accroire... car je vous crois toujours, moi... c’est mon essence... c’est ma nature, vous m’avez fait accroire que vous n’aimiez pas le roi... et que vous m’aimiez...

MARGUERITE, le regardant avec tendresse.

Ingrat !

DANIEL.

Que dites-vous, Marguerite ?

MARGUERITE, souriant.

Air : Dans ma chaumière.

Les marguerites (Bis.)
Sont fleurs des champs ! et pour changer
Les rois ont tant d’ros’s favorites,
Qu’ils n’ont pas le temps de songer
Aux marguerites !

DANIEL.

Ma Marguerite (Bis.)
Est fraîche et gentille, et le roi
N’a dans les jardins, qu’il habite
Pas un’ fleur, qui vaill’, selon moi,
Ma marguerite !

MARGUERITE.

C’est mieux ! ce que vous me dites là... et moi je vous répète, Daniel, que je vous aime et n’aime que vous...

Le regardant tendrement.

En doutez-vous encore ?

DANIEL, embarrassé.

Non !... c’est-à-dire !... je ne demande pas mieux que d’être persuadé... mais expliquez-moi seulement...

MARGUERITE.

Que je vous explique ?

DANIEL.

Oui.

MARGUERITE.

Pardi, monsieur, le beau mérite ! si je vous donne des preuves claires et évidentes, comme le jour vous daignerez y croire !... v’là une belle marque d’estime et de confiance !... Quand on aime, monsieur... on se dit : « J’ai vu... vu par mes yeux... mais elle me dit le contraire... il faut donc que j’ai tort !... » voilà l’amour, monsieur... l’amour véritable ! je n’en connais pas d’autres.

DANIEL.

C’est le mien... c’est celui que j’éprouve !... La preuve, c’est que je me creuse la tête à te justifier... sans en venir à bout... Je cherche toujours quelle raison le roi pourrait avoir à l’embrasser... Que diable !... ce ne sont pas des raisons d’État...

MARGUERITE.

Au contraire... c’en étaient !

DANIEL.

Ah bah !... et comment ça ?...

MARGUERITE, à demi-voix.

Je suis obligée de me taire dans notre intérêt à tous deux... tels sont les ordres que j’ai reçus... et les ordres du roi...

DANIEL.

Mon Dieu ! je les respecte !... mais sans y manquer... tu peux bien me dire au moins... car j’étais venu pour t’interroger...

MARGUERITE, à part.

C’est bon à savoir...

DANIEL.

Tu peux me dire... d’où tu viens... il n’y a pas d’indiscrétion à cela !

MARGUERITE.

Et si je te faisais, à toi, la même question... que me répondrais-tu ?...

DANIEL, embarrassé.

Je dirais... je dirais... que je viens de chez une grande dame, la duchesse d’Oldembourg.

MARGUERITE.

En vérité !

DANIEL.

Mais il n’y a pas de danger... tandis que toi... explique-moi seulement...

MARGUERITE.

Il ne s’agit pas de moi, monsieur ; je vous demanderai ce que vous alliez faire chez cette grande dame...

DANIEL.

Rien... c’est elle qui m’avait emmené... dans son palais.

MARGUERITE, avec défiance.

Dans son palais !...

DANIEL.

Pour des affaires de la plus haute importance.

MARGUERITE.

Lesquelles ?

DANIEL.

On m’a défendu d’en parler.

MARGUERITE.

Lesquelles ?

DANIEL.

Ça concerne le roi.

On frappe à la porte de la chambre de Marguerite.

MARGUERITE.

Silence !...

DANIEL.

Il y a donc quelqu’un qui est là... renfermé dans ta chambre ?

Courant à la porte.

Et la clé n’y est pas !

MARGUERITE.

Silence, te dis-je !

DANIEL, près de la porte.

Si c’était le roi !

MARGUERITE, à part.

Ciel !

Haut.

Y penses-tu ?

DANIEL, regardait par la serrure.

Une jeune fille...

MARGUERITE.

Une de mes compagnes.

DANIEL.

Devant une glace... elle est à sa toilette...

MARGUERITE.

Eh bien ! qu’est-ce que vous regardez donc ?...

DANIEL.

Impossible de savoir... mais c’est une jeune fille... Je suis rassuré !

On frappe de nouveau.

MARGUERITE.

Air : Car, il faut qu’on pense qu’au château d’Aymon. (Les Quatre fils Aymon.)

Va-t’en ! va m’attendre
Au bord du canal.
De toi j’veux apprendre
Ce secret fatal !

DANIEL.

Vous êtes bien bonne...
Mais on me l’défend !

MARGUERITE.

Et moi je l’ordonne !...

DANIEL.

Ah !... c’est différent...
Je vais vous attendre
Au bord du canal,
Et j’vas vous apprendre
Ce secret fatal !

MARGUERITE.

Va-t’en ! va m’attendre
Au bord du canal.
De toi j’veux apprendre
Ce secret fatal !

Daniel sort par la porte du fond.

 

 

Scène II

 

MARGUERITE, allant ouvrir la porte, CHRISTINE, qui n’est pas encore complètement habillée

 

CHRISTINE.

Mais viens donc, Marguerite ; viens à mon aide... Est-ce que j’ai l’habitude de tout cela ?

MARGUERITE.

Me voilà, Sire...

CHRISTINE.

À la bonne heure, car je ne m’y reconnaissais pas !

Lui montrant ce qu’elle tient à la main.

Qu’est-ce que c’est que ces tuyaux plissés ?

MARGUERITE.

C’est une collerette... mais sans elle, vous serez mieux... ça cache moins ! car c’est étonnant comme vous êtes gentille sous ces habits... on dirait que vous avez été demoiselle toute votre vie.

CHRISTINE.

En vérité !

MARGUERITE, lui montrant le miroir.

Regardez-vous plutôt... hein ! et maintenant, Sire... je veux dire, madame, laissez-moi vous attacher ce cœur et cette croix d’or... tout ce que j’ai de bijoux...

CHRISTINE, se mirant dans la glace.

Ah ! je les aime mieux que les joyaux de la couronne.

MARGUERITE.

Et moi aussi... maintenant... car c’est bien de l’honneur pour eux et pour moi... ils ont été portés par la reine.

CHRISTINE.

La reine !... quel mot as-tu dit là ?... il n’y a pas de reine en ce pays-ci... les femmes n’y commandent pas.

MARGUERITE.

Oui... ça n’est pas dans la loi... mais c’est écrit ailleurs... et quand on le veut bien...

CHRISTINE.

Que dis-tu ?

MARGUERITE.

Que pour commencer et dans votre intérêt... je vais retrouver quelqu’un qui était venu ici pour m’interroger... et c’est moi qui l’ai forcé à parler une affaire importante qui concerne le roi.

CHRISTINE.

En vérité !

MARGUERITE.

Il va tout me dire.

CHRISTINE.

Reviens vite, je t’attends !

MARGUERITE.

Mais qu’est-ce que vous ferez pendant ce temps-là ?

CHRISTINE.

Sois tranquille.

Montrant le miroir.

Je me regarderai.

MARGUERITE.

C’est juste... ça occupe.

Marguerite sort par la porte du fond.

 

 

Scène III

 

CHRISTINE, seule

 

C’est bien naturel... car je me connais à peine... et je ne suis pas encore habituée à moi... je suis contente... je suis heureuse... je respire... il me semble que je sors de prison ou d’exil... et que je rentre chez moi... un chez moi... qui n’est pas mal... ah ! que c’est amusant d’être femme !... bien plus que d’être roi...

Avec joie.

Voyons encore...

Elle va devant la glace et se regarde de nouveau.

 

 

Scène IV

 

CHRISTINE, tenant le miroir, ÉRIC, entrant par la porte du fond

 

ÉRIC, entrant en rêvant.

Oui... je saurai de la petite jardinière ce que Sa Majesté lui a dit...

Regardant.

Eh ! mais une jeune fille !... ce n’est pas Marguerite !...

Il s’approche doucement de Christine.

CHRISTINE, lui tournant le dos et tenant le miroir.

Je ne sais pas si je m’y connais... mais il me semble que cette taille est assez bien.

ÉRIC, derrière elle et lui prenant la taille.

C’est aussi mon avis !

CHRISTINE, se retournant vivement et avec fierté.

Monsieur...

À part.

Ô ciel !...

ÉRIC, restant immobile de surprise.

Ah ! qu’ai-je vu ?... je ne sais si je veille !

CHRISTINE, à part.

De l’audace !...

ÉRIC, la regardant toujours avec étonnement.

Une telle ressemblance est à confondre la raison... car enfin ce sont bien les traits du roi !...

CHRISTINE.

Silence !...

ÉRIC, regardant sa taille.

Et cependant...

CHRISTINE.

Silence !... monsieur l’officier, ne me trahissez pas !

ÉRIC, étonné.

La voix aussi !... est-ce que par hasard le feu roi... c’est bien possible !...

Haut.

Seriez-vous donc parente de Christian, notre jeune souverain ?

CHRISTINE, vivement.

Oui, monsieur... parente très proche... Christine... sa sœur...

ÉRIC, vivement.

Une sœur naturelle...

CHRISTINE, de même.

Précisément !...

ÉRIC.

Ah ! c’est donc ça !... notre jeune roi ne m’a jamais parlé de vous... il ne vous connaît donc pas ?

CHRISTINE.

Non, monsieur... c’est-à-dire si... d’aujourd’hui seulement il sait que j’existe... par des papiers que lui a remis le président du sénat...

ÉRIC.

Je sais... je sais... et qui venaient du feu roi... son testament ! mon père m’en a parlé... et notre jeune prince, dont je connais le cœur, a dit courir à l’instant pour vous embrasser !...

CHRISTINE, souriant.

M’embrasser ! moi, monsieur !... non c’est impossible.

ÉRIC, étonné.

Comment, impossible !

CHRISTINE.

Le roi ne peut se trouver avec moi... pour des raisons...

ÉRIC.

Politiques !...

CHRISTINE.

Et l’entrée du palais, quand il y est... est interdite...

ÉRIC.

À sa sœur... Je comprends... et vous avez pris ce déguisement pour y pénétrer... pour voir en secret votre frère...

CHRISTINE.

C’est possible...

ÉRIC.

Eh bien ! daignez vous confier à ma garde...

CHRISTINE.

Mais... monsieur...

ÉRIC.

Vous acceptez ! quel bonheur !... Venez... je vais vous conduire droit à lui, à son appartement.

CHRISTINE.

Ah ! mon Dieu !

ÉRIC.

Ne craignez rien !... il est si bon pour moi... il m’aime tant, et je serai si heureux de plaider votre cause...

CHRISTINE.

Sans me connaître...

ÉRIC.

N’êtes-vous pas la sœur de mon souverain ?

CHRISTINE.

Certainement... Mais pour la première fois que vous me voyez...

ÉRIC.

C’est ce qui vous trompe !...

CHRISTINE, effrayée.

Comment cela ?

ÉRIC.

Depuis son enfance, je n’ai presque pas quitté Christian, notre jeune roi, et vous lui ressemblez à un point...

CHRISTINE.

Vraiment ?...

ÉRIC.

Ah ! vous ne pouvez vous en faire une idée, puisque vous ne l’avez jamais vu... et songez donc que j’ai toujours eu pour lui tant de dévouaient et de respect, je suis si habitué a l’aimer qu’il m’est bien difficile pour ne pas dire impossible qu’un autre lui-même me laisse indifférent, que les mêmes traits ne produisent pas les mêmes sentiments... surtout quand l’objet qui me les rappelle est une femme... une femme charmante !...

CHRISTINE.

Moi !

ÉRIC.

Pardon !... vous ai-je offensée ?

CHRISTINE.

Non, monsieur, mais le mot que vous disiez...

ÉRIC.

Êtes-vous donc étonnée de l’entendre ?

CHRISTINE.

C’est la première fois, je vous le jure !

ÉRIC, galamment.

Je suis donc le premier qui vous ai vue !

CHRISTINE

C’est possible... car jusqu’ici... m’ignorant moi-même et dans l’espèce de prison où j’étais renfermée...

ÉRIC.

Vous prisonnière ! voilà qui est affreux ! Si jeune... si jolie... et déjà malheureuse... C’est une indignité !

Air du Pot de fleurs.

Je le dirai au roi lui même ;
Et s’il veut opprimer sa sœur,
Contre cette injustice extrême
Je serai votre défenseur !
Laissez-moi ce seul privilège,
Vous protéger ainsi serait pour moi
Un tel bonheur...

CHRISTINE.

Pardon, le roi
Défend aussi qu’on me protège.

ÉRIC.

Ah ! voilà qui est absurde ! tyrannique ! car enfin c’est encore lui que je sers et que j’aime en vous.

CHRISTINE.

Que dites-vous ?

ÉRIC.

Je dis... je dis... qu’il ne peut m’empêcher de défendre le faible et l’opprimé, d’être votre chevalier, et je le serai, je vous le jure par cette main que je presse dans la mienne.

CHRISTINE.

Monsieur !... laissez-moi... je le veux !...

Air : Rencontre imprévue.

Ô moment d’espérance
Et de trouble et d’effroi !
Ô nouvelle existence
Qui commence pour moi !
Oui, tremblante à sa vue
D’espoir et de bonheur,
D’une ivresse inconnue
Je sens battre mon cœur.

ÉRIC.

Oui, désormais soyez madame !
Mon cœur et mon bras sont à vous !

CHRISTINE.

Ah ! qu’on est heureux d’être femme,
Pour entendre des mots si doux !

ÉRIC.

Pour couronner ce qu’on adore,
Quel bonheur de régner !

CHRISTINE.

Pour moi.
J’en connais un plus grand encore :
C’est celui de n’être pas roi.

Ensemble.

CHRISTINE.

Ô moment d’espérance, etc.

ÉRIC.

Ici, pour ta défense,
Je dois braver le roi,
Ô la douce existence
De vivre tout pour toi !
Oui, tremblant à ta vue
D’un charme séducteur,
D’une ivresse inconnue
Je sens battre mon cœur.

MARGUERITE, entrant.

Ah ! qu’est ce que je vois ?

ÉRIC.

Marguerite !

Il sort précipitamment.

 

 

Scène V

 

MARGUERITE, CHRISTINE

 

CHRISTINE.

Qu’est-ce qu’il te prend ! qu’as-tu donc à crier ainsi ?

MARGUERITE.

Eh bien ! ce jeune seigneur, M. le comte, qui était là aux genoux du roi, c’est-à-dire aux vôtres...

CHRISTINE.

Tais-toi ! tais-toi !... Tout ce que je viens d’entendre, tout ce qu’il m*a dit... non, il ne m’a rien dit dont je puisse m’offenser !... mais le son de sa voix... mais ses regards... c’est-à-dire je présume car j’étais si émue, que je n’ai rien vu, rien... que son émotion... et ce n’était pas pour le roi, c’était bien pour moi Christine, inconnue et proscrite... aussi je suis heureuse !

MARGUERITE.

Et moi toute tremblante.

CHRISTINE.

Pourquoi donc ?

MARGUERITE.

Dame ! vous ne me laissez pas parler ! et si vous saviez, Sire... non, madame...

CHRISTINE.

Quoi donc ?

MARGUERITE.

Il y a un complot contre le roi !

CHRISTINE.

Cela m’est égal.

MARGUERITE.

Pour le forcera abdiquer.

CHRISTINE.

Je ne demande pas mieux ! Cette couronne que m’a donnée mon père, je n’y ai aucun droit... Les lois du pays m’excluent du trône, car je suis femme, grâce au ciel ; et mon seul désir, mon ambition est de vivre près d’Éric, heureuse et tranquille.

MARGUERITE.

Ce n’est pas possible ! Ils veulent, à ce qu’ils disent, enfermer le roi dans une prison d’état.

CHRISTINE.

Me séparer de lui !... et Éric ?

MARGUERITE.

Comme on craint qu’il ne vous défende, on vent, pour le gagner, le marier.

CHRISTINE.

Lui !

MARGUERITE.

À la fille de la duchesse d’Oldembourg qui mène tout cela.

CHRISTINE.

Le marier, lui !... Un pareil complot !... et j’allais renoncer au pouvoir !... Non, non jamais !

Air : Je t’aimerai.

Je régnerai,
J’aurai ce diadème :
Dont leur espoir déjà s’est emparé !
Et pour braver les périls, la mort même,
Je n’ai que moi !... mais je suis femme... et j’aime !...
Je repérai !

MARGUERITE.

Eh bien ! madame ?

CHRISTINE.

Rassure-toi, Marguerite !

MARGUERITE.

Comment ! vous n’avez pas peur ?...

CHRISTINE.

Non ! et c’est bien singulier ! quand j’étais roi, tout m’effrayait, tout m’embarrassait ; et maintenant, depuis que je suis femme, je me sens un calme, un sang-froid et surtout une force de volonté...

MARGUERITE,

Car c’est l’avantage de l’emploi !

CHRISTINE.

Non pas que je m’abuse sur Ils périls qui m’environnent ! pour mes adversaires, la partie est trop belle et trop facile à jouer ; ils n’avaient pas besoin de conspirer... S’ils découvrent seulement qui je suis, je perds le trône et plus encore, peut-être ! mais, d’un autre côté, si je calcule bien les chances qui me restent, il me semble qu’en me hâtant, je peux l’emporter encore... non par la force mais par l’adresse.

MARGUERITE.

On vient de ce côté... c’est le duc et la duchesse.

CHRISTINE.

Évitons-les, ou tout serait perdu.

Air de la valse de Giselle.

S’ils me voyaient ici, sous ce costume,
Adieu l’espoir de ce nouveau projet !
On ne sait rien, du moins, je le présume.
Pour réussir, tout dépend du secret !
Soyons donc roi, mon salut le réclame !
Robe légère, il me faut vous troquer
Contre le sceptre... et cesser d’être femme
Ah ! pour le coup, hélas !... c’est abdiquer !

Ensemble.

Regardant toutes deux par le fond.

CHRISTINE.

Oui, les voici du moins, je le présume
Ils vont ici conspirer... fuyons-les.
S’ils me voyaient sous ce costume,
Adieu l’espoir de mes projets !

MARGUERITE.

Oui, les voici du moins, je le présume
Ils vont ici conspirer... fuyons-les.
S’ils la voyaient sous ce costume,
Adieu l’espoir de ses projets !

Elles entrent toutes deux dans la chambre à droite, le roi d’abord, puis Marguerite, qui ferme la porte.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE.

Mais de grâce, monsieur, calmez-vous donc ? un peu de sang-froid ! votre air seul donnerait des soupçons !

LE DUC.

Vous croyez ?

LA DUCHESSE.

Rien qu’à vous voir on devinerait les idées qui vous préoccupent... il faut les cacher au contraire, avoir sans cesse le sourire sur les lèvres.

LE DUC.

Je ne peux pas... j’essaie en vain... ça m’est impossible !... voyez vous, madame, c’est ne pas vivre que conspirer !

LA DUCHESSE.

Silence !

LE DUC, effrayé.

Hein !... est-ce qu’il y a quelque chose ?... est-ce qu’on nous écoute ?...

LA COMTESSE.

Eh ! non, monsieur...

LE DUC.

Enlever le roi dans son appartement... c’est si hardi !

LA DUCHESSE.

C’est ce qu’il y a de plus simple.

LE DUC.

S’il se doute de quelque chose !

LA DUCHESSE.

Il ne se doutera de rien.

LE DUC.

Et si le jeune capitaine des gardes qui veille toujours, allait nous découvrir et nous dénoncer, lui qui est notre ennemi ?...

LA DUCHESSE.

Il va être des nôtres, nous le nommerons notre gendre.

LE DUC, à part.

Ah ! si c’était à recommencer...

LA DUCHESSE.

Allons donc, monsieur... un peu de courage ! ne fut-ce que par frayeur et dans votre intérêt.

LE DUC.

Mon intérêt... était de ne pas me mêler de tout cela, car j’en ferai une maladie... une maladie nerveuse ! dès qu’on me parle je crois qu’on m’interroge ! dès qu’on m’approche je crois qu’on va m’arrêter... ça me serre l’estomac !... enfin vous l’avez vu... je n’ai pas pu déjeuner... c’est la première fois depuis... que j’existe ! et si cela se prolonge...

LA DUCHESSE, avec impatience.

Eh ! monsieur... c’est une chance à courir... nous y voici.

LE DUC, avec colère.

Eh pourquoi m’y avez vous mis ? moi qui ne vous demandais rien qu’à rester tranquille !

LA DUCHESSE.

Eh ! c’est pour vous assurer une position à laquelle vous tenez tant, c’est pour la rendre plus douce et plus belle encore que je vous place à la tête d’une entreprise où vous ne risquez rien !

LE DUC, vivement.

Vous croyez ?

LA DUCHESSE.

Où vous ne paraîtrez qu’après le succès... et le succès est sûr.

LE DUC, se rassurant.

En vérité !

LA DUCHESSE, prêtant l’oreille.

Écoutez ?... Nous leur avions donné rendez-vous dans cette orangerie !... C’est Daniel...

 

 

Scène VII

 

LE DUC, LA DUCHESSE, DANIEL, entrant par la porte à gauche, à pas de loup

 

LA DUCHESSE.

Eh bien ! quelles nouvelles ?

DANIEL, à voix basse.

Rassurez-vous !... Tout est perdu !

LE DUC.

Ô ciel !...

DANIEL.

Vous nous aviez dit qu’il était facile d’enlever le roi qui était seul dans sa chambre ?

LA DUCHESSE.

Toujours !... à cette heure-ci !

DANIEL.

Il n’y est plus, il est parti !

LE DUC.

Là !... Il s’est douté de quelque chose.

DANIEL.

Et croyant tout découvert, mes compagnons se sont enfuis, voyant tout découvert.

LE DUC, de même.

Eh ! bien, madame, eh bien ! je vous le disais ! c’est vous qui l’avez voulu ! compromettre une position comme la nôtre !...

LA DUCHESSE, avec impatience.

Rien n’est encore compromis !

LE DUC, avec terreur.

Je crois voir déjà la prison, les juges et le tribunal !...

LA DUCHESSE, de même.

Eh ! monsieur ! un peu de sang-froid ! tâchez de conserver votre tête !

LE DUC.

Je ne demande que cela ! Mais pourquoi le roi n’est-il plus dans son appartement, ni au palais ? il se sera soustrait au danger ! donc, il le connaissait ! donc il sait tout ! donc nous sommes perdus !... car moi je raisonne !

LA DUCHESSE, écoutant à la porte à droite.

Au contraire ! j’entends sa voix !...

Air de Polka.

C’est lui ! sans aucun doute.

Bas à Daniel.

Écoute ! Écoute !
C’est lui ! sans aucun doute !...

À son mari.

Il n’est donc pas parti
D’ici !

DANIEL, à part.

Ô ciel !... fureur subite
M’irrite ! m’irrite !
Dans la chambr’ de Marguerite
C’est lui qu’j’ai vu d’ici !
C’est lui !

Elle encor qui tout a l’heure...
Ô comble de trahisons !

LA DUCHESSE, bas à Daniel.

Pour cerner cette demeure
Va chercher tes compagnons ?

DANIEL.

Oui, pour venger mon injure,
Morbleu !... j’y cours de ce pas,
Et cette fois, je le jure,
Il ne m’échappera pas !

Ensemble.

LE DUC.

Silence ! et prends bien garde !
Prends garde ! prends garde !

Regardant sa femme.

Du coup qu’elle hasarde
Je tremble malgré moi
D’effroi !

LA DUCHESSE, à Daniel.

Oui, cela te regarde :
Prends garde ! prends garde !
Le coup que je hasarde
Nous livre, grâce à toi,
Le roi !

DANIEL.

Le coup que je hasarde
Me tarde ! me tarde !
Pourtant je prendrai garde
Pour vous et puis, ma foi,
Pour moi !

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, LA DUCHESSE, à gauche, LE ROI

 

LA DUCHESSE, suivant des yeux Daniel, qui s’éloigne.

À merveille !

Bas à son mari.

Et vous, pour Dieu, tâchez de vous remettre... et de ne pas conserver cet air étonné... effaré !...

LE DUC, de même.

C’est que j’en perds l’esprit.

LA DUCHESSE, de même.

Raison de plus pour que ça ne se voie pas sur votre figure !

LE ROI, qui est entré en rêvant, lève les yeux et fait un geste  d’étonnement.

Notre aimable tante... quelle surprise ! et qui vous amène ici ?

LE DUC, bas à sa femme.

Que répondre ?...

LA DUCHESSE, souriant.

Votre Majesté a les plus belles serres qu’on puisse voir... et je venais lui emprunter des fleurs pour une fête.

LE DUC, à part.

C’est bien simple... et je ne l’aurais jamais trouvé !

LE ROI.

Une fête !

LA DUCHESSE.

À l’occasion d’un mariage qui n’est plus impossible.

LE ROI.

Celui d’Éric ?

LA DUCHESSE.

Auquel s’intéressait Votre Majesté.

LE ROI.

Je le défends !

LA DUCHESSE.

Et pourquoi ?

LE ROI.

Un mariage !... une fête... quand il est question ici de complots.

LE DUC, à part, avec effroi.

Ô ciel !

LA DUCHESSE, souriant.

En vérité !

LE ROI.

Oui... cette couronne que je ne possède pas encore on veut, dit-on, me l’enlever ainsi que la liberté... vous ne le croiriez jamais... ma chère tante ?

LA DUCHESSE, souriant.

Si vraiment... je vous dirai même que j’en suis sûre ! car je connais le complot...

LE ROI.

Est-il possible...

LA DUCHESSE, froidement.

Bien plus... j’en suis ! et mon mari aussi !

LE DUC.

Grand Dieu !

LE ROI, étonné.

Que dites-vous ?

LA DUCHESSE.

Nous nous en sommes faits les chefs !... seul moyen de connaître dans toutes ses ramifications dans ses moindres détails... une entreprise absurde dont nous possédons maintenant tous les fils ! des matelots, des ouvriers, des gens sans aveu... prétendaient aujourd’hui vous enlever, et vous forcer à signer une abdication... projet insensé, dont nous ne voulions même pas inquiéter Votre Majesté... mais elle peut se rassurer... nous savions tout, et nous veillons !

LE DUC, à part.

Sublime !

LE ROI, de même.

Très bien joué, ma chère tante ! À mon tour maintenant.

Haut avec émotion, et lui prenant la main.

Mes chers parents ! mes meilleurs amis !... je veux vous consulter... sur un projet...

 

 

Scène IX

 

LE DUC, LA DUCHESSE, LE ROI, ÉRIC, paraissant à la porte du fond

 

ÉRIC.

Que deux cents hommes seulement entourent l’orangerie ?

LE ROI, avec inquiétude.

C’est Éric ! que vient-il faire ?

LE DUC, bas à sa femme avec frayeur.

Et Daniel qui va revenir !

LA DUCHESSE, à demi-voix.

Je le sais bien !

ÉRIC, toujours à la cantonade.

Pour le reste, je m’en charge et je réponds de la personne du roi !

LE ROI, se retournant et à voix haute.

Qu’est-ce donc, Monsieur le comte ?

ÉRIC, se retournant et l’apercevant.

Enfin, Sire... vous voici !... j’étais d’une inquiétude pour Votre Majesté... mais je vous retrouve... je vous revois !

À part.

Ah ! c’est inconcevable !...

LE ROI.

Eh bien, Monsieur... qu’y a-t-il ?

ÉRIC.

Il y a, Sire... que pendant que vous étiez ici à causer tranquillement...

À part.

Mais quelle différence, sa sœur est bien mieux !

LE ROI, à part.

Il ne m’aura jamais tant regardé.

ÉRIC, à part.

Oh ! bien mieux... bien mieux !

LE ROI, haut avec impatience.

Enfin, Monsieur, achèverez-vous ? que veniez-vous me dire ?

ÉRIC.

Qu’un complot se tramait en secret contre Votre Majesté ; que quelques uns des coupables arrêtés par moi, dans leur fuite, m’ont tout révélé ; et que leurs projets...

LE ROI.

Je les connais.

LA DUCHESSE.

Sa Majesté les connaît.

LE DUC.

Oui, monsieur... nous les connaissons.

ÉRIC.

Connaissez-vous aussi ceux qui les avaient excités... encouragés... payés ?... Savez-vous, Sire... que les chefs du complot... se trouvent dans votre propre famille... parmi ceux à qui vous accordez votre amitié et votre confiance.

LE ROI.

Je le sais.

LA DUCHESSE.

Sa Majesté le sait.

LE DUC.

Oui Monsieur... nous le savons.

ÉRIC, vivement.

Ah ! quels que soient les détours dont on puisse se servir, je ne connais qu’un moyen de les déjouer... c’est de vous proclamer roi !...

LA DUCHESSE.

Dès demain ?

ÉRIC.

Dès aujourd’hui ! instruits par moi des dangers qui menaçaient Votre Majesté, les principaux membres du sénat viennent de convoquer l’assemblée des États !

LE DUC, vivement.

Et je m’y rends à l’instant !... moi, leur président, moi qui dispose de seize voix, sans compter la mienne ! Monsieur de Holstein a raison, pour déjouer tous les complots, il faut que dans quelques heures, Votre Majesté soit proclamée, couronnée !

LE ROI, voulant l’interrompre.

Permettez !...

ÉRIC et LA DUCHESSE.

C’est juste !

Air : Vive la magie, (Cagliostro.)

Ensemble.

ÉRIC et LA DUCHESSE.

C’est à vous, je pense,
Par rang, par naissance !
Mais dans l’occurrence
Pour nous l’important,
C’est sujet, fidèle,
De prouver son zèle :
L’heure vous appelle,
Partez à l’instant ?

LE DUC.

C’est à moi, je pense,
Par rang, par naissance ;
Mais dans l’occurrence
Pour nous l’important,
C’est, sujet fidèle,
De prouver mon zèle :
L’heure nous appelle,
Je pars à l’instant.

LE ROI.

Ah ! d’impatience
J’en mourrai, je pense,
Fatal occurrence
Et quel contretemps !

Montrant Éric.

Sujet trop fidèle,
L’excès de son zèle
Renverse ou révèle
Ici tous mes plans !

Le Duc sort par la porte du fond poussé par Éric et par la femme.

 

 

Scène X

 

LA DUCHESSE, LE ROI, ÉRIC

 

LE ROI, à part, regardant Éric.

Une belle idée qu’il a eue là avec son couronnement !

ÉRIC, revenant triomphant.

Enfin, Sire, et grâce au ciel !...

LE ROI, avec impatience.

Silence ! et qu’on m’écoute enfin !... Qu’on s’habitue à m’obéir, car je suis le maître après tout ! Que le sénat s’assemble... j’y consens !... je le désire !... mais non pour mon couronnement, car il n’aura pas lieu !

LA DUCHESSE.

Et pour quelle raison, Sire ?

LE ROI.

Pour une raison que j’allais vous expliquer, lors de l’arrivée de monsieur le comte ! Cette raison... c’est que tous mes goûts me portent vers l’étude et vers la retraite, et que je ne veux pas être roi.

ÉRIC, effrayé.

Ô ciel !

LA DUCHESSE, avec joie.

Qu’entends-je ?

LE ROI, à part.

Reine, je ne dis pas !

ÉRIC.

Renoncer volontairement à l’héritage de vos aïeux... ce n’est pas possible !... Grâce au souvenir de mon père, j’ai quelque influence au sénat, j’y ai des amis !... je cours les prévenir... et vous serez roi !

LE ROI, avec impatience.

Je ne le serai pas !... je ne le serai jamais !...

ÉRIC.

Malgré vous-même, Sire ; il le faut, et dussé-je, pour vous y contraindre, soulever la ville entière... Je cours de ce pas...

LE ROI, aux officiers qui sont au fond.

Messieurs ! arrêtez M. le comte !

ÉRIC.

Ô ciel !

Un officier s’approche, Éric lui remet son épée.

LA DUCHESSE, à part.

À merveille !

LE ROI, à part.

Il n’y a que ce moyen-là... sans cela, il m’ôterait la couronne en voulant me la donner.

ÉRIC.

J’ai le droit de demander à Votre Majesté la cause d’un traitement pareil : me faire arrêter par mes propres soldats... sans raison... sans aucuns motifs !

LE ROI.

Sans aucuns motifs, dites-vous ?

ÉRIC.

Lesquels, Sire ?

LE ROI, à part.

Au fait...

Haut.

Lesquels ?... Vous avez cru jusqu’ici, monsieur, et vous croyez encore, comme beaucoup de monde que je ne me mêle de rien... que j’ignore ce qui se passe... Apprenez, monsieur, que je sais tout... que je vois tout.

ÉRIC, à part.

Voilà, par exemple, une prétention !

LE ROI, bas à la duchesse.

Vous allez voir, ma tante !...

Il s’assied.

Je vous ai fait demander au milieu de la journée ?... Où étiez-vous ?

ÉRIC.

J’étais... j’étais à faire manœuvrer mon régiment... le régiment des gardes !

LE ROI, froidement.

Non !... vous étiez ici... avec une jeune fille !

ÉRIC, s’efforçant de sourire.

C’est vrai, Sire... c’est vrai...

LE ROI.

Une personne que j’avais bannie de ma présence et de ce palais, et qui y a pénétré depuis ce matin sous un déguisement.

ÉRIC, à part.

Grand Dieu !...

LA DUCHESSE.

Voilà un fait qui serait grave.

LE ROI.

Très grave ! une ennemie qui conspirait contre moi.

LA DUCHESSE.

Une autre encore !

LE ROI.

Une ennemie intime !... et vous lui avez offert votre appui... vos services...

LA DUCHESSE, d’un air de reproche.

Ah ! monsieur le comte des actes pareils constituent le fait de haute trahison.

ÉRIC, vivement.

Il n’y en a aucune... aucun motif politique... je vous le jure !

LE ROI.

Lesquels alors ?

LA DUCHESSE.

Lesquels ?

ÉRIC.

Je demanderai la permission de les dire à votre Majesté... à elle seule !

LE ROI, se levant et lui faisant signe d’approcher.

Parlez, monsieur.

ÉRIC, à demi-voix sur le devant du théâtre.

Je savais, il est vrai, que c’était la sœur de votre Majesté ; que vous aviez défendu d’oser lever les yeux sur elle !... Eh bien, Sire, et c’est là mon crime... j’aime celle jeune fille...

LE ROI, avec émotion.

Vous, monsieur... qui n’aimez rien.

ÉRIC, vivement.

Jusque là... c’est vrai !... je ne dis pas ; non mais si vous saviez ce que j’ai éprouvé près d’elle... quel sentiment nouveau et inconnu jusqu’alors...

LE ROI, avec embarras.

Vous me trompez !

ÉRIC.

Je le jure par l’honneur... par tout ce qui m’est sacré... et la preuve... c’est que tremblant et intimidé à sa vue... j’ai à peine osé lui dire !... je vous aime... je vous adore...

LE ROI, avec émotion.

Vous le lui avez dit...

ÉRIC.

Je vous jure... qu’elle l’ignore !...

LE ROI.

Elle le sait... monsieur !

ÉRIC.

Je vous atteste que non...

LE ROI.

Je vous atteste que si...

ÉRIC, s’inclinant.

Je ne peux pas donner un démenti à Votre Majesté...

LE ROI.

Bien plus... on m’a assuré que vous avez saisi sa main, que vous l’avez portée à vos lèvres...

ÉRIC, balbutiant.

Pour ce qui est de ça... Sire... je ne crois pas.

LE ROI, avec émotion.

Et moi j’en suis sûr... on disait même... mais pour cela... j’ai refusé d’y ajouter foi... que vous aviez osé... lui prendre la taille...

ÉRIC, vivement.

D’abord !... en commençant... je ne dis pas non... mais je croyais que c’était Marguerite.

LE ROI, croisant les bras.

Eh ! quand c’eût été Marguerite, monsieur !

ÉRIC.

Pardon !... c’est vrai ! je ne sais plus ce que je dis !

LA DUCHESSE, s’avançant.

Il a donc avoué ?...

ÉRIC, avec chaleur.

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Sans craindre rien, comme sans rien attendre,
Pour vous servir, Sire, j’ai tout quitté !
Quand il fallut, courir pour vous défendre
Entre elle et vous, je n’ai point hésite ;
Et, si l’on veut qu’ici, je vous révèle
Tous mes complots... à mon cœur ils sont doux !
Car, mon seul rêve est de vivre pour elle,
Et mon seul vœu, c’est de mourir pour vous !
Oui, mon seul rêve est de vivre pour elle ;
Et mon seul vœu c’est de mourir pour vous !

LA DUCHESSE, au roi.

Et ce projet dont Votre Majesté devait m’entretenir...

LE ROI.

Nous partons...

À Éric.

Plus qu’un mot, monsieur, votre grâce est à ce prix !... Madame la duchesse qui vous avait refusé la main de sa fille, paraît disposée à vous l’accorder aujourd’hui, et malgré la prétendue passion dont vous venez de me parler, vous accepterez... vous oublierez ma sœur.

ÉRIC.

Si les bonnes grâces, si l’amitié de Votre Majesté sont à ce prix, je n’ai plus d’espoir, car je refuse.

LE ROI.

Vous refusez ! c’est bien ! c’est très bien.

 

 

Scène XI

 

LA DUCHESSE, LE ROI, ÉRIC, SOLDATS au fond, DANIEL, sortant de la porte à gauche

 

DANIEL, entrant doucement et s’adressant à demi-voix à la duchesse sans voir les soldats qui sont au fond

Madame la duchesse !

LA DUCHESSE, se retournant vers les soldats et leur montrant Daniel.

Arrêtez cet homme !

DANIEL, étonné.

Hein ! comment ? m’arrêter !...

LE ROI.

Qu’est-ce ?

LA DUCHESSE.

C’est un de ceux qui tramaient contre Votre Majesté des complots que je connais !...

DANIEL, s’avançant.

Je crois bien !

LE ROI, avec sévérité.

Silence ! nous nous en occuperons plus tard !...

À la duchesse.

Venez, ma chère tante, je veux vous dire, ainsi qu’à monsieur le duc, en quelles mains je veux remettre le pouvoir.

LA DUCHESSE.

Abdiquer !...

ÉRIC.

Quoi ! Sire, vous pourriez...

LE ROI.

Jusques-là, monsieur, je vous défends de sortir d’ici... je vous le défends !...

Éric fait un mouvement vers le roi, qui, du geste, lui réitère l’ordre de rester ; la duchesse fait un geste semblable à Daniel qui voulait demander des explications ; puis elle sort avec le roi.

 

 

Scène XII

 

DANIEL, assis à gauche, ÉRIC, assis à droite, SOLDATS, au fond

 

ÉRIC, tombant sur un siège.

Ah ! l’ingrat ! c’est indigne !

DANIEL, même jeu.

Ça n’a pas de nom !

ÉRIC.

Aimez donc les princes !

DANIEL.

Servez donc les duchesses !

ÉRIC.

Parce que je veux défendre ses intérêts !

DANIEL.

Parce que je viens exécuter ses ordres !

ÉRIC.

Me disgracier !

DANIEL.

Me faire pendre !

ÉRIC, avec dépit.

Ça m’est égal !

DANIEL.

Ça ne me l’est pas !

ÉRIC, regardant autour de lui.

Mais si je pouvais m’échapper d’ici...

DANIEL.

Si je pouvais tant seulement sauver ma tête...

Apercevant Marguerite qui vient de sortir de la porte à droite et qui a causé au fond avec les soldats en leur montrant Daniel.

Dieu ! Marguerite !

 

 

Scène XIII

 

DANIEL, MARGUERITE, ÉRIC, assis près de la table à droite, la tête cachée dans ses mains

 

MARGUERITE, s’approchant de Daniel.

Ce qu’on me dit là, est-il possible !... toi, Daniel, toi, pendu !...

DANIEL.

Vous pouvez vous en vanter !... c’est vous qui en êtes cause... c’est là ce qui me donne des accès de rage !... c’est là ce qui m’humilie encore plus que d’être pendu !... c’est-à-dire... non !... pas plus !... mais autant !...

MARGUERITE.

Et c’est moi qui en suis cause !

DANIEL.

Oui, par votre trahison.

MARGUERITE.

Comment ?

DANIEL.

Aussi je ne veux rien de vous... je ne vous demande rien... mais c’est égal... si j’étais à votre place...

MARGUERITE.

Quoi donc ?

DANIEL.

Si vous aviez un peu de conscience...

MARGUERITE.

Eh ! que puis-je donc pour toi ?

DANIEL.

Elle me le demande... elle qui a le bonheur... c’est-à-dire... non, ça n’en est pas un... mais enfin puisque ça existe... il n’en sera ni plus ni moins... et si j’étais de vous, je me dirais : Ce pauvre garçon !... être à la fois pendu... et trahi... c’est trop !... et quand on partagerait ça par la moitié...

MARGUERITE.

Ah ! si je le pouvais !... si ça dépendait de moi !...

DANIEL.

Pardi !... avec votre pouvoir... et votre crédit...

MARGUERITE.

Comment ? tu crois encore... mais pas du tout !

DANIEL.

Allons donc !...

MARGUERITE.

Moi ! t’avoir trahi... plutôt mourir !

S’adressant à Éric.

n’est-ce pas, monsieur...

ÉRIC.

Eh ! oui, vraiment, je te l’atteste.

DANIEL, effrayé.

Qu’est-ce ce que vous me dites-là ?

ÉRIC.

Qu’elle n’a jamais été la maîtresse du roi !

DANIEL, de même.

Ah ! mon Dieu !...

ÉRIC.

Jamais ! c’est vrai !... c’est moi qui ai fait courir ces bruits-là... je te le jure... sur l’honneur !

DANIEL, poussant un cri de joie et s’élançant les bras ouverts pour embrasser Marguerite.

Ah !

S’arrêtant avec terreur.

je suis pendu !...

À Marguerite lui tendant la main.

n’importe !... je te remercie toujours ! ça n’est plus que la moitié de ce que je craignais... l’autre moitié !... mais c’est égal... la meilleure n’en vaut rien !

MARGUERITE, à demi-voix.

Et moi... j’ai encore de l’espoir !

DANIEL.

Lequel ?

MARGUERITE.

Silence ! c’est le roi, sans doute ! non ! la duchesse !...

 

 

Scène XIV

 

DANIEL, MARGUERITE, ÉRIC, LA DUCHESSE, entrant vivement par la porte à gauche

 

LA DUCHESSE, à Daniel.

Sortez !...

Daniel sort, deux soldats l’escortent ; Marguerite les suit.

ÉRIC.

La duchesse ! que vient-elle m’annoncer ?...

LA DUCHESSE.

D’après la conversation que voua avez eue devant moi, avec sa majesté, vous ne pouvez nier que vous aussi, vous n’ayez eu quelqu’idée... quelques projets contre le roi !

ÉRIC, vivement.

Jamais

LA DUCHESSE, d’un air gracieux.

Je ne vous en fait pas de reproche et ne vous demande pas vos secrets ! Je viens vous offrir la paix ou la guerre : demain, le roi doit abdiquer.

ÉRIC.

Il ne lui est pas permis de confier les destinées du royaume au comte de Gottorp !

LA DUCHESSE.

Ainsi, veut-il remettre le sceptre dans une main plus digne de le porter.

ÉRIC, avec ironie.

Je comprends, madame !... cette main... c’est la vôtre !

LA DUCHESSE.

Eh ! bien ?...

ÉRIC.

Mais, la loi du royaume, la loi salique, exclue formellement toutes les femmes !

LA DUCHESSE, souriant.

La loi, monsieur, n’est-ce rien que cela ?

ÉRIC.

Comment ! n’est-ce que cela ?

Musique.

LA DUCHESSE.

Tenez, monsieur, tenez, entendez-vous ?

ÉRIC, effrayé.

Qu’est-ce que cela signifie ?

On entend dans le lointain et en sourdine la marche des Diamants de la Couronne.

 

 

Scène XV

 

ÉRIC, LA DUCHESSE, LE DUC, puis DANIEL

 

LE DUC, entrant vivement.

Ma femme... ma femme... madame la duchesse...

À demi-voix et avec joie.

Je veux dire... madame Votre Majesté !

LA DUCHESSE, poussant un cri de joie et portant la main à son cœur.

Ah !...

LE DUC.

Nous l’emportons !

ÉRIC, à part.

Que veut-il dire ?

LE DUC.

En venant... j’ai trouvé là sur mon passage... un pauvre diable qu’on emmenait,

Montrant Daniel.

et à qui j’ai fait grâce...

À demi-voix.

Moi le mari de la reine !... un jour d’avènement il faut être clément... et vous approuvez...

LA DUCHESSE, d’un air gracieux.

Nous approuvons.

ÉRIC.

Mais nous n’approuvons pas, nous autres, et nous réclamons la loi.

LA DUCHESSE.

Et si elle était abrogée ?

ÉRIC.

Ô ciel !

LE DUC.

Si les états du royaume, qui ont ce droit...

LA DUCHESSE.

Et dont mon mari est le président...

LE DUC.

Avaient, grâce à nos amis...

LA DUCHESSE.

Et à ceux du roi, réunis...

LE DUC.

Obtenu une majorité de quinze voix ?

ÉRIC, avec un geste de colère.

Grand Dieu !...

LA DUCHESSE, gaiement.

Et toutes les femmes des sénateurs prévenues par moi...

LE DUC.

Qui assistaient à la séance et survenaient les votes.

LA DUCHESSE.

Question d’État et de principes.

LE DUC.

Et les voilà qui viennent tontes vous féliciter.

 

 

Scène XVI

 

ÉRIC, LA DUCHESSE, LE DUC, DANIEL, CHRISTINE, habillée en reine, MARGUERITE, entrant derrière elle, ainsi que LES SOLDATS et LE PEUPLE

 

LE CHŒUR.

Air du vaudeville de la Chaumière moscovite.

Vive l’arrêt
L’heureux décret !
Qui proclame
Une femme !
Oui désormais,
Sur vos sujets
Tenez régner par vos attraits !

LE DUC et LA DUCHESSE.

Ô ciel ! que vois-je ?

CHRISTINE.

Votre nièce qui vient vous remercier, ma chère tante.

LA DUCHESSE, avec effroi.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

CHRISTINE.

Qu’il n’y a plus de roi !... ainsi qu’il vous l’avait promis, il vient d’abdiquer..., mais rassurez-vous ! le pouvoir ne sortira point de la famille... la fille du dernier roi...

Au duc qui fait un geste d’étonnement.

oui, sa fille... vous le verrez par ces papiers, que vous-même m’avez remis ce matin ; la fille du roi peut maintenant, grâce à vous, grâce à l’abolition de la loi salique, monter sur le trône...

Avec fierté.

Et j’y monte !

LE DUC.

Je suis anéanti !

LA DUCHESSE, à part.

Et moi confondue !

CHRISTINE, lui prenant la main en souriant.

Bien joué... n’est-repas ?... mais maintenant que les femmes règnent, on doit s’attendre à tout !...

D’un ton plus grave.

Quant aux petites perfidies que tous deux vous tramiez contre le roi... votre reine devrait les punir, et votre nièce les oublie...

Sévèrement.

Mais n’y revenez plus !...

DANIEL, bas, à Marguerite, et lui montrant la reine.

Quoi !... c’était là le roi !... Marguerite !... Marguerite !... avec un prince comme ça je n’ai plus peur !

MARGUERITE.

C’est bien heureux !... mais plus de défiance !... ou sinon...

Imitant le ton de ta reine.

Maintenant que les femmes règnent... il faut s’attendre à tout !...

Pendant les paroles précédentes, la reine a remonté le théâtre, cherchant des yeux Éric qu’elle aperçoit se tenant caché tout tremblant au milieu de la foule, elle lui fait signe d’approcher.

LA REINE.

Éric, notre capitaine des gardes... notre dévoué serviteur et notre meilleur ami... reprenez cette épée qui ne fut employée par vous qu’à nous défendre... et maintenant à genoux... à genoux... jurez serment de fidélité.

ÉRIC.

À notre reine ?

CHRISTINE.

Non... à votre femme.

LE CHŒUR.

Vive l’arrêt, etc.

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