La Lettre chargée (Eugène LABICHE)
Fantaisie en un acte.
Publiée en 1877.
Personnages
HORTENSE, jeune veuve
HECTOR DE COURVALIN, substitut
PETERS FOUGASSON, américain
FRANCINE, servante
La scène se passe à Paris, de nos jours.
Un salon, chez Hortense, à Paris.
Scène première
HECTOR, HORTENSE
Au lever du rideau, Hector dort béatement dans un fauteuil en face d’Hortense, qui lui fait la lecture.
HORTENSE, lisant.
« Poète, prends ton luth et me donne un baiser ;
La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore ;
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l’aurore.
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth… »
S’arrêtant et regardant Hector.
Tiens ! il dort !
Se levant, au public.
Je vous présente mon prétendu, Monsieur Hector de Courvalin, substitut au tribunal d’Orléans... il a demandé un congé de quinze jours pour venir me faire sa cour.
Le montrant.
Le voilà !... il n’aime pas beaucoup les vers.
HECTOR, sans se réveiller.
Charmant !... charmant !
HORTENSE.
Il croit que je lis toujours... Puisqu’il dort, parlons de ses défauts... Il a… comment dirai-je ?... il a une infirmité... oh ! pas grave !... mais agaçante !... il fourre dans toutes ses phrases des adverbes qui n’en finissent pas... Hier, il en a développé un d’une longueur… in-com-men-su-ra-ble-ment ! J’ai failli en sauter par la fenêtre !
HECTOR, sans se réveiller.
Délicieux !... délicieux !...
HORTENSE.
Oui.
Se tournant vers lui.
Poète, prends ton luth…
Au public.
C’est du reste un excellent cœur, complaisant, dévoué... et d’un sommeil inaltérable... Tout me porte à croire que nous nous marierons au printemps... s’il fait beau...
Le regardant.
Il serait peut-être temps de le réveiller.
Elle s’asseoit et frappe fortement le guéridon avec son livre. Le bruit réveille Hector.
HECTOR.
Hein ?... Comment, cousine, c’est déjà fini ?
HORTENSE.
Oui, cousin... Comment trouvez-vous la fin ?
HECTOR.
Superbe !... vous lisez… adorablement !
HORTENSE, à part.
Un adverbe !
HECTOR.
Et je vous écouterais... indéfiniment.
HORTENSE, à part.
Deux !
HECTOR.
Vous êtes une lectrice de premier ordre... incontestablement.
HORTENSE.
Trois !... avez-vous fini ?
HECTOR.
Quoi ?
HORTENSE.
Trois adverbes en trois phrases !... mais c’est une maladie, une éruption grammaticale !...
HECTOR.
C’est sans m’en apercevoir... une habitude du Palais... Quand les idées ne viennent pas, nous poussons des adverbes, ça leur donne le temps d’arriver. Mais je vous promets de me surveiller... Voyons, cousine, mon congé expire définitivement demain et il faut que je retourne absolument à Orléans ; vous ne me laisserez pas partir sans une espérance, vous savez si je vous aime éperdument.
HORTENSE.
Vous ne vous doutez pas d’une chose, cousin, c’est que, pendant que vous poussez des adverbes, comme vous dites, il vous a poussé un rival.
HECTOR.
Un rival ! Qui ça ?
HORTENSE.
Ah ! je ne le connais pas... Voici la singulière lettre que j’ai reçue il y a trois jours :
Lisant.
« Madame, vous êtes veuve, moi aussi ; vous désirez vous remarier, moi aussi ; vous jouissez d’une excellente santé, moi aussi. Donc toutes les convenances se trouvent réunies. Je ne vous envoie pas ma photographie, elle est manquée... mais je suis prêt à me faire voir, quand vous le désirerez, me trouvant de passage à Paris pour deux jours encore. Réponse au Grand-Hôtel, chambre 124.
Peters Fougasson,
Américain, 47 ans. »
HECTOR.
C’est une mystification !
HORTENSE.
Une mystification qui persiste, car, hier j’ai reçu une seconde lettre.
Récitant de mémoire.
« Madame, je suis étonné de n’avoir pas reçu de réponse à mon honorée du 27... »
HECTOR.
C’est un fou... sûrement... indubitablement.
HORTENSE, agacée.
Crrr !
HECTOR.
Quoi ?
HORTENSE.
Indubitablement.
HECTOR.
Oh ! pardon ! il m’a échappé... Donnez-moi cette lettre, j’ai justement un ami à la Préfecture de police qui est précisément au bureau des étrangers, et il nous renseignera surabondamment.
HORTENSE.
Là... reposez-vous... Vous venez d’en mettre trois sur la table !
HECTOR, étonné.
Quoi ?
HORTENSE.
Justement... précisément... surabondamment... Écoutez, cousin, c’est plus fort que moi... jamais je ne pourrai vous épouser dans ces conditions-là.
HECTOR.
Voyons, calmez-vous... c’est le dernier ou plutôt l’avant-dernier.
HORTENSE.
Vous en avez encore un qui vous gêne ?
HECTOR.
Oui.
HORTENSE.
Lequel ?
HECTOR, lui baisant la main.
Éternellement.
HORTENSE.
Celui-là, on vous le pardonne... Partez vite !
HECTOR.
Je cours à la Préfecture et je vous rapporte les renseignements sur ce M. Fougasson... À bientôt.
Il sort.
Scène II
HORTENSE, puis FRANCINE
HORTENSE, seule.
C’est un brave garçon... Voilà trois fois que je le fais venir d’Orléans, sous prétexte de mariage. Il faut que je lui donne ma réponse aujourd’hui même... je ne peux pas le remettre indéfiniment... Bon ! un adverbe ! ça se gagne !
FRANCINE, entrant avec un registre et une grande lettre à la main.
Madame, c’est une lettre chargée, avec cinq cachets rouges.
HORTENSE.
Une lettre chargée ?
FRANCINE.
L’homme de la poste dit qu’il faut que vous signiez sur ce registre.
HORTENSE.
Où ça ?
FRANCINE.
Là.
Hortense signe. Francine sort avec le registre.
Scène III
HORTENSE, puis FRANCINE
HORTENSE, décachetant la lettre.
Qui peut m’écrire par lettre chargée ?
Lisant.
« Madame, je viens pour la troisième fois vous demander votre main. »
Parlé.
Ah ! c’est trop fort !
Lisant.
Craignant que mes deux honorées du 26 et du 27 ne vous soient pas parvenues, je prends la liberté de faire charger ma troisième... Réponse au Grand-Hôtel, chambre 124... »
Parlé.
Ah ça ! c’est une gageure ! Ce monsieur ne me laissera donc pas en repos ?... Une réponse !... oui ... je vais lui en faire une... et par lettre chargée aussi.
Elle s’asseoit devant la table et prend une plume.
Qu’est-ce que je vais lui dire ? C’est bien simple.
Écrivant.
« Monsieur... vous m’ennuyez ! »
Parlé.
Voilà...
Mettant sa lettre sous enveloppe et écrivant l’adresse.
Monsieur Peters Fougasson, Grand-Hôtel, chambre 124.
Elle sonne, Francine parait.
FRANCINE.
Madame.
HORTENSE.
Cette lettre à la poste... Vous mettrez cinq cachets... rouges !... et vous la ferez charger.
FRANCINE, riant.
Hi ! hi ! hi !
HORTENSE.
Qu’est-ce qui vous fait rire ?
FRANCINE.
C’est si drôle de s’envoyer des morceaux de cire par la poste.
HORTENSE.
C’est bien... allez.
Francine sort.
Mais je ne le connais pas, ce monsieur... je ne l’ai jamais vu... Fougasson !... qu’est-ce-que ça peut-être ?
On frappe à la porte d’entrée.
Entrez !
Scène IV
HORTENSE, FOUGASSON, puis FRANCINE
FOUGASSON, entrant.
Je vous demande pardon, madame.
HORTENSE.
Un étranger... Monsieur ?
FOUGASSON.
C’est –moi… chambre 124.
HORTENSE.
Monsieur Fougasson ! Qui demandez-vous ? Que venez-vous chercher ?
FOUGASSON.
Je viens chercher la réponse.
HORTENSE.
Elle est à la poste... Elle vient de partir.
FOUGASSON, heureux.
Ah ! merci, madame... merci ! je cours...
HORTENSE, l’arrêtant.
Pardon... un mot.
FOUGASSON, revenant.
Madame ?
HORTENSE.
Vous m’avez écrit pour me demander ma main...
FOUGASSON.
Trois fois.
HORTENSE.
Mais où m’avez-vous vue ?
FOUGASSON.
Nulle part, madame, c’est la première fois que j’ai le bonheur de vous rencontrer.
HORTENSE, se reculant avec inquiétude.
Ah !... c’est la première fois...
À part.
Alors c’est un fou !... seule avec lui... il me fait peur !
FOUGASSON.
Ma conduite vous paraîtra singulière peut-être...
HORTENSE.
Du tout... du tout...
À part.
On dit qu’il ne faut jamais les contrarier.
FOUGASSON.
Un mot vous expliquera tout... Asseyez-vous donc.
HORTENSE, résistant.
Mais...
FOUGASSON, s’asseyant.
Je vous en prie...
HORTENSE, à part.
Ne le contrarions pas.
Elle s’asseoit et prend la sonnette qu’elle garde.
Je tiens la sonnette et au premier mouvement...
FOUGASSON.
J’ai vu votre portrait, madame, dans l’atelier d’un peintre célèbre et aussitôt je me suis écrié :
Avec exaltation.
Mais c’est elle ! C’est Betzy ! ma chère Betzy !
HORTENSE, étonnée.
Betzy !
FOUGASSON.
Ma femme... un ange... que je viens d’avoir la douleur de perdre.
HORTENSE, à part.
Pauvre homme ! c’est le chagrin qui lui a porté sur le cerveau.
FOUGASSON.
J’en ai reçu la nouvelle d’Amérique, il y a quinze jours.
HORTENSE.
Et vous songez déjà à vous remarier ?
FOUGASSON.
Oui... je vous dirai pourquoi... chère Betzy ! beauté, sensibilité, cœur, esprit... elle avait tout !... et il a fallu qu’un événement... je lui avais pourtant bien défendu d’aller en chemin de fer.
HORTENSE.
Ah ! c’est en chemin de fer ?
FOUGASSON.
Le train traversait un pont de bois... on fait très mal les ponts en Amérique... celui-là s’est effondré et le convoi tout entier est tombé dans l’Ohio !
HORTENSE.
Oh ! quelle ruine !
FOUGASSON.
Une ruine !... non... je l’avais fait assurer.
HORTENSE.
Ah !
FOUGASSON.
Si vous daignez m’accorder votre main, je vous ferai assurer aussi...
HORTENSE.
Vous êtes bien bon.
FOUGASSON.
Quand je reçus le fatal télégramme... mon premier mouvement fut d’acheter une pelote de ficelle.
HORTENSE.
Pourquoi ?
FOUGASSON.
J’étais comme un fou... je voulais me pendre.
Tirant une pelote de ficelle de sa poche.
La voici... elle ne me quitte jamais.
Se levant.
Oh ! ce sera bien vite fait... un clou... une rosace... la moindre des choses.
Regardant en l’air.
Tenez, en voici un clou.
HORTENSE, effrayée.
Monsieur !... pas ici !... pas ici !...
FOUGASSON, remettant la pelote dans sa poche.
Ne craignez rien... j’ai renoncé à mon projet... pour le moment.
Il se rasseoit.
C’est la vue de votre portrait qui a opéré ce miracle... car c’est étonnant comme vous ressemblez à ma chère Betzy... deux gouttes d’eau... de profil !... Ayez la bonté de vous tourner un peu.
HORTENSE, résistant.
Mais, monsieur...
FOUGASSON.
Ah ! je vous le demande !
HORTENSE, effrayée, se mettant de profil.
Voilà... voilà…
À part.
Ne l’excitons pas.
Haut.
Est-ce bien comme ça ?
FOUGASSON, la regardant.
Oui !... oh ! oui !...
Il tire de sa poche un mouchoir et se met à sangloter.
Betzy !... ma chère Betzy ! ne bougez pas...
Il se remet à sangloter.
Ça me fait du bien !
HORTENSE, à part.
Je ne peux pourtant pas passer ma journée à le faire pleurer... de profil.
FOUGASSON, très ému.
Voici sa photographie... C’est frappant.
HORTENSE.
Voyons...
La regardant. À part.
Elle a le nez de travers...
Haut, la lui rendant.
Il me semble que le nez...
FOUGASSON.
Oui... le sien est mieux... mais, avec une ressemblance aussi parfaite, il est impossible que vous n’ayez pas quelques-unes de ses qualités... je ne dis pas toutes... ce serait un blasphème !
HORTENSE, à part.
Eh bien ! il est poli !
FOUGASSON.
Car je pense, madame, que vous n’avez pas la prétention d’égaler tous ses mérites.
HORTENSE, piquée.
Oh ! certainement !
FOUGASSON.
Elle était douce, simple, modeste... Mettez-vous de profil, je vous prie... Elle parlait quatre langues... et musicienne !... elle composait, elle s’élevait jusqu’à la romance... Tenez, en voici une qu’elle a laissé jaillir de son cœur dans un jour d’abandon.
HORTENSE, à part.
Il va chanter !
FOUGASSON chante un couplet de romance sur l’air de : Il pleut, bergère.
Qu’est-ce que vous dites de ça ?
HORTENSE.
C’est charmant... et nouveau.
FOUGASSON.
Je vous rendrai heureuse, je vous le jure.
HORTENSE.
Permettez.
FOUGASSON.
Vous en doutez ?
HORTENSE, vivement.
Non ! non !
À part.
Comment le renvoyer ?
FOUGASSON.
Tous vos désirs, tous vos caprices seront satisfaits... Vous aurez le bien-être, le luxe, le superflu. Vous pourrez gaspiller, jeter l’or par les fenêtres... je suis riche... et en échange je ne vous demanderai qu’une chose, c’est de vous mettre de temps en temps de profil.
HORTENSE.
Ah ! encore !
FOUGASSON.
Est-ce convenu ?
FRANCINE, entrant.
Madame.
HORTENSE.
Quoi ?
FRANCINE.
La trésorière de l’œuvre est au salon et désire parler à Madame.
HORTENSE, à part.
Elle arrive à propos…
À Fougasson.
Je vous demande pardon, monsieur.
FOUGASSON.
Et votre réponse ?
HORTENSE.
Mais... elle est à la poste.
FOUGASSON.
Favorable ?
S’exaltant.
Ah ! si elle ne l’était pas ! malheur ! Je serais capable de...
HORTENSE, effrayée.
Non !... retournez à votre hôtel, vous serez content.
FOUGASSON.
Ah !
HORTENSE, bas à Francine.
Mets-le tout doucement à la porte et ne le laisse rentrer sous aucun prétexte... c’est un fou !
FRANCINE, à part.
Un fou !
FOUGASSON.
Madame.
HORTENSE.
Vous serez content...
De la porte.
Vous serez content.
Elle sort.
Scène V
FOUGASSON, FRANCINE
FRANCINE, à part, le regardant.
Ah ! c’est un fou !
FOUGASSON.
Qu’est-ce que c’est que cette trésorière de l’œuvre qui attend Madame au salon ?
FRANCINE.
L’œuvre des Petits Orphelins, dont Madame est présidente.
FOUGASSON.
Ah ! c’est bien ça... C’est une bonne note... Betzy aussi nourrissait des orphelins... mais c’étaient des petits oiseaux.
Tirant de sa poche un carnet de chèques.
Tiens, tu vas lui porter mon offrande.
L’interrogeant.
Dix mille francs, est-ce assez ?
FRANCINE.
Oh !
FOUGASSON.
Vingt ?
FRANCINE.
Bah ! mettez-en trente... Pour ce que ça vous coûte.
FOUGASSON.
Tu as raison.
Déchirant un chèque sur lequel il a écrit et le remettant à Francine.
À toucher chez Rothschild.
FRANCINE, à part.
Il a une folie douce.
FOUGASSON, la regardant.
Mais, toi aussi, tu ressemblés à Betzy. Mets-toi de profil.
FRANCINE.
Voilà !
À part.
Il m’amuse.
FOUGASSON.
Ah non !... ce n’est pas ça, tu n’es qu’un trompe-l’œil.
FRANCINE, froissée.
Un trompe-l’œil !
FOUGASSON.
Écoute... tu viendras avec nous en Amérique... Veux-tu !
FRANCINE, complaisamment.
Si ça vous fait plaisir !
FOUGASSON.
Je te marierai là-bas... j’ai quelqu’un en vue pour toi.
FRANCINE.
Un blond ?
FOUGASSON.
Non... il serait plutôt brun... C’est un nègre.
FRANCINE.
Ah ! merci ! je n’en veux pas !
FOUGASSON.
Ah ! tu as des préjugés de couleur... mais un nègre... c’est un brun qui a eu la hardiesse de continuer son chemin.
FRANCINE.
Ah bien ! j’en aime mieux un qui soit resté en route... Monsieur veut-il que je le reconduise ?
FOUGASSON.
C’est juste... il faut que je retourne à l’hôtel... ta maîtresse m’a écrit ce matin.
FRANCINE.
Une grande lettre... avec cinq cachets rouges... C’est moi-même qui l’ai portée à la poste.
FOUGASSON.
Toi ! tu as été le messager de mon bonheur... brave fille !... tiens, je vais te faire aussi un chèque !
Il tire son carnet.
FRANCINE.
Oh ! ne vous donnez pas la peine... vous allez user tout votre papier.
FOUGASSON.
Tu es désintéressée... C’est bien !... tu mourras sur la paille... Adieu, mais si tu crois que tu ressembles à Betzy tu te trompes !
Il sort vivement.
Scène VI
FRANCINE, puis HORTENSE
FRANCINE.
En voilà un toqué !... mais il n’est pas méchant.
HORTENSE, passant sa tête à la porte.
Eh bien ?... Est-il parti ?
FRANCINE.
Oui, madame... Ah ! il est bien drôle, allez !... il a laissé un chèque de trente mille francs pour votre œuvre !
HORTENSE.
Pauvre homme !
FRANCINE.
Le voici... il a un petit portefeuille qu’il déchire, et il offre des chèques à tout le monde, pif ! paf !... il a voulu m’en faire un.
HORTENSE.
Il n’a donc pas de famille pour le faire soigner.
FRANCINE.
Il m’a proposé de me marier... à un nègre... et puis il m’a dit : Ah ! tu ressembles à Betzy ! mets-toi de profil !
HORTENSE, riant.
Toi aussi ?
FRANCINE.
Et après : Non, tu ne ressembles pas à Betzy... et il m’a appelée trompe-l’œil.
Scène VII
HORTENSE, FRANCINE, HECTOR
HECTOR, entrant.
Me voici... j’arrive de la Préfecture, je vous apporte des renseignements sur M. Fougasson.
HORTENSE.
C’est inutile... nous l’avons vu.
HECTOR.
Ici ?
HORTENSE.
Oui.
Avec compassion.
Hein ?... quel malheur !...
HECTOR.
Quoi ?
HORTENSE.
Il est complètement fou !
HECTOR.
Lui... mais pas du tout !
HORTENSE.
Ah ! par exemple !
HECTOR.
C’est au contraire un homme parfaitement équilibré, merveilleusement doué, étonnamment organisé !...
HORTENSE.
Ah ! voilà que ça vous reprend...
HECTOR.
Quoi ?
HORTENSE.
Vos adverbes.
HECTOR.
Oh ! pardon... je suis venu vite. Enfin, c’est un de ces commerçants aventureux... comme l’Amérique en produit… Parti de rien, il possède aujourd’hui une fortune de plus de quarante millions.
FRANCINE, à part.
Sapristi ! et moi qui ai refusé son chèque !
HORTENSE.
Mais c’est impossible, je vous dis... Je l’ai vu, j’ai causé avec lui... il a voulu se pendre... avec une pelote de ficelle... qui ne le quitte jamais.
FRANCINE.
Et à moi il m’a offert de me marier à un nègre.
HECTOR.
Tout ce que vous voudrez... Mais la Préfecture ne peut pas se tromper.
HORTENSE.
Oh !
HECTOR.
On a sur lui des notes très exactes ; ce n’est pas le premier venu... c’est presque un personnage... il a même été président d’une des petites républiques de l’Équateur...
HORTENSE.
Président ! lui !
FRANCINE, s’oubliant.
Sacredié !
Se reprenant.
Oh ! pardon !
HECTOR.
Enfin que vous a-t-il dit ?
HORTENSE.
Il m’a dit que je ressemblais à Betzy, sa première femme, et il m’a proposé de m’épouser... à cause de la ressemblance.
HECTOR.
Et comment vous êtes-vous quittés ?
HORTENSE.
Oh ! très bien... je lui ai dit que je lui avais écrit, qu’il trouverait ma réponse à son hôtel.
HECTOR.
Que lui avez-vous écrit ?
HORTENSE.
Ah ! voilà... si j’avais su... un président !
HECTOR.
Mais quoi ?
HORTENSE.
Deux mots : Vous m’ennuyez !
HECTOR.
Oh !
FRANCINE.
C’est raide !
HECTOR.
Et vous croyez en être quitte comme ça ?... il reviendra.
HORTENSE.
J’espère bien que non.
HECTOR.
Vous ne connaissez pas sa ténacité.
FRANCINE, à part.
Moi, s’il revient, je lui ouvre la porte à deux battants... 40 millions !
HECTOR.
Je ne vois qu’un moyen... Je vais le trouver à son hôtel, je le raisonnerai, je lui dirai que cette prétendue ressemblance n’existe pas, qu’il vous a vue légèrement, superficiellement, incomplètement, et conséquemment...
HORTENSE.
J’espère que vous vous régalez !
HECTOR.
Oh ! pardon.
À Francine.
Toi, tu vas te tenir dans l’antichambre... et, s’il se présente, tu défendras la porte...
FRANCINE, à part.
Prends garde de le perdre !
HECTOR.
Inexorablement ! Viens !
Il sort suivi de Francine.
Scène VIII
HORTENSE, puis FRANCINE et FOUGASSON
HORTENSE, seule.
Il est incurable... Bah ! je m’y habituerai... Ce pauvre M. Fougasson... je le croyais fou... Ma réponse est un peu... sauvage... adressée à un homme qui a tant de millions... Mais je ne le reverrai jamais, quoi qu’en dise mon cousin.
FRANCINE, ouvrant la porte et annonçant.
Monsieur Peters Fougasson !
HORTENSE.
Lui !
FRANCINE, à part.
Dame ! 40 millions !
Fougasson paraît, Francine se retire.
FOUGASSON, tenant à la main la lettre d’Hortense.
Ah ! madame !... ah ! madame !
HORTENSE.
Ma lettre !
FOUGASSON, montrant la lettre.
Vous m’ennuyez !... vous m’ennuyez !
HORTENSE, confuse.
Monsieur, croyez bien...
FOUGASSON.
Est-ce bien vous qui avez pu m’écrire cette dureté ?... et par lettre chargée encore !
HORTENSE.
Excusez-moi... j’étais pressée...
FOUGASSON.
Et cela juste au moment où je commence à vous aimer.
HORTENSE.
Comment !
FOUGASSON.
Ce que j’ai recherché d’abord en vous c’était une ressemblance... mais maintenant, c’est vous.
HORTENSE.
Vous ne me connaissez pas.
FOUGASSON.
C’est ce qui vous trompe... Vous êtes bonne, douce, charitable, vous parlez deux langues... et musicienne ! Vous composez aussi des romances...
HORTENSE.
Jamais !
FOUGASSON.
Ah ! pardon... L’Oiseau perdu... c’est de vous... quatre couplets... Voulez-vous que je vous la chante ?
Fredonnant.
Oiseau perdu
Tremblant sous le feuillage.
HORTENSE.
Oh ! non... grâce !
FOUGASSON.
Je ne vous connais pas... mais je puis vous dire, heure par heure, ce que vous avez fait depuis huit jours.
HORTENSE.
Ah ! ça, c’est un peu fort !... Voyons, hier ?
FOUGASSON.
Hier, c’est très facile.
Tirant un papier de sa poche.
Nous disons 29 décembre.
Consultant son papier.
Vous êtes sortie à deux heures trente-cinq... en fiacre... Vous avez acheté des gants... puis vous avez fait trois visites... une, rue Saint-Dominique d’Enfer 42, l’autre, rue de Trévise, 33...
HORTENSE.
Voilà qui est curieux, par exemple !
FOUGASSON.
Après... comme nous approchons du jour de l’an, vous avez porté des étrennes aux petits enfants pauvres... qui n’en reçoivent de personne.
HORTENSE.
Ah ! c’est une trahison !
FOUGASSON, consultant son papier.
À quatre heures... vous êtes entrée chez un pâtissier nommé Julien.
HORTENSE.
Oui.
FOUGASSON.
Vous avez pris deux petits pâtés chauds au macaroni.
S’attendrissant.
Betzy préférait les meringues au chocolat !... mais ça ne sera pas un obstacle.
HORTENSE.
Ah ! ça, monsieur, expliquez-moi...
FOUGASSON.
C’est bien simple, madame, je vous ai fait suivre.
HORTENSE, furieuse.
Faire suivre une femme !... Ah ! monsieur, c’est indigne !
FOUGASSON.
Puisque je voulais vous épouser, je devais naturellement chercher à vous connaître.
HORTENSE.
Et vous avez lancé quelqu’un sur ma piste.
FOUGASSON.
Moi, je n’ai pas le temps ; je suis venu à Paris pour traiter une grande affaire de coton et de cacao… mais j’ai confié cette mission à une personne discrète.
HORTENSE.
De la police, peut-être ?
FOUGASSON.
Oh ! non ! je suis plus délicat que ça... J’ai acheté une voiture de place à la Compagnie générale, j’ai habillé mon secrétaire... un homme sûr et distingué... en cocher de fiacre... et c’est lui qui vous conduit depuis huit jours.
HORTENSE.
Ce n’est pas possible, le même cocher... Je l’aurais reconnu.
FOUGASSON.
Il se grimait, madame... il changeait de perruque tous les matins... et pour que votre domestique ne prît pas une autre voiture que la sienne... il lui donnait trois francs par heure... l’heure étant de deux francs, vous voyez que je n’en faisais pas une spéculation.
HORTENSE.
Vous désirez peut-être que je vous rembourse la différence ?
FOUGASSON.
Oh !... mais vous paraissez nerveuse, contrariée...
HORTENSE.
Certainement, monsieur. ... Je suis indignée de votre procédé ! Je ne sais pas comment on agit dans votre Amérique, mais en France un homme qui ferait suivre une femme ne serait pas un galant homme !
FOUGASSON.
Je vous demande pardon... Je n’ai pas cru faire mal.
HORTENSE.
Avoir recours à de pareils moyens, vous ! un homme qui a occupé de si hautes fonctions !
FOUGASSON.
Comment, vous savez ?
HORTENSE.
Oui... moi aussi j’ai pris mes renseignements.
FOUGASSON.
Où ça ?
HORTENSE.
Mais à la Préf...
S’arrêtant.
C’est mon secret... Enfin vous avez été président d’une république à... par là-bas...
FOUGASSON.
Oh ! ce n’est pas la peine d’en parler... quatre jours... en trois fois...
HORTENSE, riant.
Quatre jours !... pas possible.
FOUGASSON.
C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire... Ah ! si j’avais fait pendre seulement vingt-deux avocats ... j’y serais encore.
HORTENSE.
Oh ! taisez-vous !
FOUGASSON.
Mais Betzy n’a pas voulu.
HORTENSE.
Je le crois sans peine.
FOUGASSON.
Comme c’était un vendredi... elle m’a dit de sa petite voix : Attendons à demain... et le lendemain j’étais déposé.
HORTENSE.
C’est heureux...
FOUGASSON.
Mais le dimanche je reprenais le pouvoir jusqu’au mardi cinq heures... j’avais la Presse contre moi... elle m’avait soutenu le samedi, mais le mardi elle m’accusait d’avoir corrompu la nation... Alors, quand j’ai vu ça j’ai dit : flûte !
HORTENSE, étonnée.
Flûte ?
FOUGASSON.
Un mot américain qui signifie : je donne ma démission... et je me suis embarqué avec Betzy, en renonçant aux grandeurs.
HORTENSE, gaiement.
Quelle drôle d’histoire !
FOUGASSON.
Et maintenant, madame, vous connaissez ma vie, mes aventures, je vous ai raconté mon règne... puis-je espérer que vous accueillerez ma demande d’un regard favorable ?
HORTENSE.
Voyons, écoutez-moi... Vous êtes sous l’empire d’une idée fixe... Vous prétendez que je ressemble à Betzy...
FOUGASSON.
Oh ! oui !
HORTENSE.
C’est une erreur... elle est bien mieux que moi... elle a le nez... adorablement incliné à gauche.
FOUGASSON.
C’est vrai... pauvre Betzy !
HORTENSE.
Sa bouche est majestueusement plus grande, ses yeux plus petits, son menton plus carré...
FOUGASSON.
Oui, mais l’ensemble est frappant.
HORTENSE.
Et puis il y a un obstacle.
FOUGASSON.
Tant mieux ! je le briserai !
HORTENSE.
Ah ! non, c’est mon cousin !
FOUGASSON.
Quel cousin ?
HORTENSE.
M. Hector de Courvalin... un homme charmant... que j’aime.
FOUGASSON.
Oh ! taisez-vous !
HORTENSE.
Et que je dois épouser dans quelques mois... Il est en ce moment à votre hôtel pour vous en faire part.
FOUGASSON.
Ah ! Hortense !... Non ! madame !... vous venez de me porter un coup... de ruiner toutes mes espérances.
HORTENSE.
Je le regrette, mais...
FOUGASSON.
Ainsi c’est bien décidé... vous refusez ma main...
HORTENSE.
Je vous l’ai dit, je ne suis pas libre.
FOUGASSON, tirant de sa poche sa pelote de ficelle.
Allons, c’est vous qui l’aurez voulu.
HORTENSE, effrayée.
Monsieur !... que voulez-vous faire ?
FOUGASSON.
Je reprends mon projet...
Montant sur une chaise et regardant au plafond.
J’ai aperçu un petit clou par là tantôt.
HORTENSE, appelant et sonnant.
Francine ! au secours ! au secours !
Scène IX
HORTENSE, FOUGASSON, FRANCINE
FRANCINE, entrant vivement.
Madame...
HORTENSE.
Monsieur veut attenter à ses jours !
FRANCINE.
Sacredié !
HORTENSE.
As-tu tes ciseaux ?
FRANCINE, les tirant de sa poche.
Les voici !
HORTENSE, en prenant une paire dans la corbeille à ouvrage.
les miens !
Les deux femmes sont armées de ciseaux.
FOUGASSON.
Que voulez-vous faire ?
HORTENSE, résolument.
Monsieur, nous vous prévenons qu’à chaque tentative que vous ferez, nous couperons la corde !
FRANCINE.
Oui, à toutes les fois... crac !
FOUGASSON.
Mais vous attentez à ma liberté.
FRANCINE.
C’est comme ça ! essayez... crac !
Scène X
HORTENSE, FOUGASSON, FRANCINE, HECTOR
HECTOR.
M. Fougasson n’était pas chez lui.
FRANCINE, le montrant sur la chaise.
Le voici... il est en. train de se pendre...
HECTOR, à Fougasson.
Ah ! monsieur, j’espère que ce n’est pas irrévocablement.
HORTENSE.
Allons bon ! les adverbes !
FOUGASSON, sur sa chaise.
Désolé, monsieur, mais quand j’ai décidé une chose...
HECTOR.
Attendez donc ! voici un télégramme d’Amérique qui vient d’arriver pour vous au Grand-Hôtel.
Il le lui donne.
FOUGASSON.
Un télégramme !
Sautant à terre.
Est-ce que les cotons sont en baisse ?
Lisant sa dépêche.
« Betzy pas morte. »
TOUS.
Hein ?
FOUGASSON, lisant.
« Tombée sur un lit de roseaux... dans la vase jusqu’aux épaules... prend des bains... »
Embrassant la dépêche.
Oh ! Betzy ! ma chère Betzy !
À Hortense.
Vous le voyez, madame, ça ne se peut pas. Je le regrette, mais si jamais je deviens veuf...
HORTENSE.
Je ne serai probablement pas libre, moi.
FOUGASSON, examinant Hector.
Oh !... on ne sait ni qui vit, ni qui meurt.
HECTOR.
Merci bien.
HORTENSE.
Veuillez reprendre votre chèque de trente mille francs.
FOUGASSON.
Non, madame... ce qu’on donne aux orphelins ne se reprend jamais...
FRANCINE, à part.
S’il pouvait m’en faire aussi.
FOUGASSON, lui donnant sa pelote de ficelle.
Tiens ! je te la donne... la corde de pendu, ça porte bonheur.
HECTOR, à Hortense.
Cousine, vous m’avez promis une réponse...
HORTENSE, lui tendant la main.
La voici !
HECTOR.
Ah ! je vous le jure, vous serez heureuse !
HORTENSE.
In-du-bi-ta-ble-ment !
Le rideau baisse.