La Généreuse allemande - Deuxième journée (André MARESCHAL)

Tragédie-comédie mise en deux journées où, sous noms empruntés, et parmi d’agréables et diverses feintes, est représentée l’histoire de feu M. et Mme de Cirey.

1631.

 

Personnages

 

CLORIANDE

CORYLÉON

L’ÉCUYER

ROSELINE

ARISTANDRE

L’EXEMPT, et ses Gardes

CAMILLE

MÉNIPE

FÉLISMON

LE GEÔLIER

ADRASTE

LE MÉDECIN

GARDE I

GARDE II

GARDE III

ÉLYSE

 

La scène est à Paris, dans la maison de Dorante.

 

 

À MONSIEUR DE LAUNAY

 

MONSIEUR,

 

Je vous paye en partie, ce que je commençai à vous devoir, dès le jour même que j’eus cet honneur d’entrer en votre connaissance ; et vous présente ici le premier fruit de tant de vœux, dont j’ai forcé la stérilité plutôt que l’ingratitude. Oui, MONSIEUR, il est vrai, et je donne ce mot à votre satisfaction aussi bien qu’à ma honte, que depuis quelques mois votre amitié a souffert courageusement les importunités et les persécutions de la mienne, qui m’a forcé à vous donner plus de peine en ami, pour vouloir trop vous obliger et ne le pouvoir pas, que ne vous en ferait un ennemi. Comme vous êtes doux, facile, officieux pour tout le monde, et obligeant en mon endroit jusques à la profusion, je suis témoin aussi de le plus belle patience qui puisse honorer et faire estimer un supplice volontaire, moi, qui vous ai fait cent fois mon Martyr en vous aimant, et qui puis prendre vanité d’être le seul qu’on a fait aveugle à son avantage. C’est un aveuglement qui réussit au bien de celui qui l’endure, et qui vous en renvoie toute l’incommodité, à vous qui le causez, et qui ne vous pouvez empêcher de faire du bien, quelque mal qui vous en advienne. Vous êtes si parfait et généreux en vos affections, et si entier en vos vertus, que depuis ce moment que vous m’avez absolument acquis, vous n’avez pas osé entendre la voix de mon cœur, qui vous parlait de vos mérites, et de mon admiration à leur sujet ; ni vous arrêter au service que j’étais honteux de ne pouvoir vous rendre, et pour lequel je vous faisais des plaintes, de peur d’y regarder votre intérêt. Ainsi tout ce qui pouvait faire à ma décharge vous charmait, et était même ce qui vous offensait plus ; par où vous avez témoigné que la Vertu et votre amitié ne sont qu’une chose, qu’elles ont également leur fondement noble ; que comme celle-là ne peut être réduite à l’emprunt du dehors, et n’a point de plus belle récompense que soi-même, celle-ci ne fait jamais du bien pour en recevoir. Enfin après avoir bien recherché les moyens de n’être pas inutile à votre gloire, puisque je l’étais si fort à votre amitié, voici le lieu seul où l’ai pu accorder mon affection avecque vos mérites. Quiconque me croira, s’il nous connaît bien l’un et l’autre, jugera que c’est un honneur que je reçois de vous, en vous l’offrant ; et s’il y a pour vous quelque avantage, que vous ne l’acceptez que comme n’ayant pu honnêtement le refuser, et toute votre recherche n’a été que de le mériter. Mais, MONSIEUR, je passerai plus avant, et finirai sur cette confession que je fais, de vous devoir encore après ceci plus que je ne saurais jamais vous rendre ; et qu’il faut que je meure ingrat, quand je vous aurais fait vivre éternellement en cet Ouvrage, et que je serais, comme je proteste d’être, encore après la vie,

 

MONSIEUR,

 

Votre bien humble, et très affectionné serviteur,

 

A. MARESCHAL

 

 

PRÉFACE

 

Qu’on ne s’étonne point que j’aie remis en ce lieu les raisons que j’ai à donner sur cet Ouvrage, pour en justifier ensemble et ses moindres parties et tout le dessein. J’ai laissé lire expressément la première Journée, afin qu’on pût en reconnaître les défauts, avant que je les dise : et comme il est de nature et de l’ordre des choses de pécher avant que de s’en confesser ; je prétends aussi que ma confession me serve d’excuse, et que la raison qui ne peut faillir tienne partie en mon erreur. Je parle hardiment, et de la même sorte que j’ai bien osé commettre un crime contre les maximes de l’ancienne Poésie, qui se plaindra que je viole avec effronterie de certaines lois pour le Théâtre, que les plus doux Esprits ont révérées, et que les plus forts ont reçues. Toutefois quelque plainte qu’elle fasse, je ne saurais me repentir d’un péché que je trouve raisonnable, et n’ai pas voulu me restreindre à ces étroites bornes ni du lieu, ni du temps, ni de l’action ; qui sont les trois points principaux que regardent les règles des Anciens. Qu’ils me soutiennent que le sujet de Théâtre doit être un en l’action, c’est à dire être simple en son événement, et ne recevoir d’incidents qui ne tendent tous à un seul effet d’une personne seule ; je leur déclarerai que le mien en a deux diverses. Qu’ils soutiennent encore que la Scène ne connaît qu’un lieu, et que pour faire quelque rapport du spectacle aux spectateurs qui ne remuent point, elle n’en peut sortir qu’en même temps elle ne sorte aussi de la raison ; j’avouerai que la mienne du commencement et pendant les deux premiers Actes est en la Ville de Prague, et presque tout le reste est celle d’Aule, en un mot qu’elle passe de Bohème en Silésie. De plus qu’ils jurent qu’un sujet, pour être juste ne doit contenir d’actions qui s’étendent au-delà d’un jour, et qui ne puissent être faites entre deux Soleils ; je ne suis pas pour cela prêt à croire que celles que j’ai décrites, et qui sont véritables, pour avoir franchi ces limites aient plus mauvaise grâce. Si l’on ne trouve que ces fautes dans mes deux Poèmes, je n’en rougirai point ; puisque ce sont des vices agréables quand ils sont dans un bon ordre, et qu’ils ne jettent point un sujet dedans la confusion. Et c’est, à mon avis, ce qu’on voulu éviter les Anciens par tant de règles ; mais ils se sont montrés encore plus sévères que subtils, employant cette rigueur contre eux-mêmes, qui souvent de peur de rendre un sujet confus, le mette à la gêne. Que doncque l’on n’espère pas que je soutienne autrement une Pièce que j’avoue irrégulière, qu’en publiant que c’est une faute ingénieuse et préméditée que j’ai voulu faire, par d’autres règles plus sensibles et plus fortes qui m’obligent davantage, qui sont celles du devoir et de l’amitié. Il me fallait être mauvais Ami, pour paraître bon Poète, et quitter la Philosophie des honnêtes gens, qui est la plus solide et la plus juste, pour suivre celle qui n’a point de corps, et qui n’est qu’en l’imagination. Pour moi qui ne m’arrête pas volontiers à des songes ridicules, et qui ne saurais mettre de fondement sur des rêveries, je traite dans ces Vers une Histoire aussi véritable qu’elle est belle et glorieuse, et n’ai pas voulu laisser à la conscience seule des témoins, qui vivent encore et la savent, la plus agréable partie des effets que la sévérité des règles m’eût obligé de couper. L’honneur qu’on doit généralement à la vérité, et celui que j’ai voué de particulier à ce Seigneur, qui tire sa naissance de la fin de cette Histoire, et qui l’achève encore tous les jours par la plus noble vie qu’Aristandre pouvait souhaiter à un si digne successeur, m’ont demandé également ces circonstances nécessaires à l’intelligence et à la beauté de la Pièce, qu’un autre que moi plus exact et moins considéré, eût retranchées pour habiller à l’antique un sujet de ce temps. La Poésie que j’estime et que je tiens être une chose fort honnête, ne me forcera jamais d’en faire une qui ne la soit point ; et le respect que je porte aux Anciens ne me dis pense pas de celui que je dois à Aristandre, ou du moins à ce généreux Seigneur, qui en est la vivante Image aussi bien que le Fils. J’honore la mémoire des premiers ; mais ils me permettront de n’oublier rien de tout ce qui peut servir à relever celle d’un Héros que notre siècle a perdu et si j’ai péché contre leurs préceptes, ce n’est que par une autre bienséance plus haute et plus importante aussi que celle qu’ils ont observée. Je leur déferre tout, pourvu que ce soit sans rien ôter à la gloire d’Aristandre ; mais qu’en la liberté de son humeur et de la mienne, je le fasse servilement dépendre de certaines règles qu’ils nous ont prescrites, pour effacer tout l’éclat et toute la force d’un sujet, c’est un point sur lequel sans hérésie on peut se retirer de la créance de nos Pères, et ou je manque de religion, je le confesse, pour les imiter. Ils me pardonneront bien cette licence judicieuse ; et si les rigueurs de la mort ne leur ont point ôté le sentiment des douceurs de la vie, ils avoueront que l’amitié fait les dispenses et les règles d’elle-même ; que par une façon subtile et qu’ils n’ont pas connue, on peut louer un Mort pour les intérêts et la gloire d’un Vivant ; que le devoir est plus fort qu’une loi imaginaire ; qu’il y a des péchés qu’on peut faire de bonne grâce ; et qu’il ne s’en trouvera point dans toutes les observations de la Poésie, qui puisse détourner un honnête homme de témoigner son affection. Si je puis me réconcilier avec eux, et trouver lieu d’accommodement et de paix auprès de cette rigoureuse Antiquité, de qui la vieillesse est capricieuse, et se donne autorité sous le droit d’aînesse, avecque des scrupules si sévères au Théâtre, qu’elle y faisait passer pour crime toutes nouveautés aussi bien qu’à l’État ; je n’aurai qu’un léger combat à rendre contre les Esprits du temps, et tiens déjà plus de moitié la partie avancée. Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens ; je n’ai qu’à dire que c’est une Histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un Peuple des Esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne, que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin que j’ai voulu tracer ici le Tableau du Français, et d’écrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables. Mais afin de donner quelques clartés à ces raisons, pour les rendre plus fortes, je laisse à considérer aux meilleurs Esprits la différence qu’il y a entre une Histoire et une Fable ; car tout le monde sait qu’Aristote a baptisé de ce nom, tous les sujets sur qui les Grecs et les Latins ont travaillé, pour faire des Poèmes Dramatiques ou Épiques. Je sais bien que ce mot de Fable est pris par ce savant génie en autre sens que le vulgaire ne l’entend, qui croit que toute fable ne soit qu’un mensonge ; et qu’Aristote par là veut signifier la constitution des choses qui font la matière du Poème, feintes ou véritables. Mais où trouvera-t-on ces vérités ? Parmi l’Idolâtrie et les erreurs continuelles d’un Peuple gâté, où le mensonge était en prix, et où la Fable faisait les Héros aussi bien que les Dieux : et qui ne voit, s’il y en a, que c’est un Soleil parmi les nuages, qui emploie sa lumière à la perdre, et de qui les rayons ne s’éclaircissent que dans l’ombre, au lieu de la chasser. À leur façon il n’est rien d’impossible qui ne soit faisable ; un Oracle, un Dieu de machine, une Sorcière accordent tout. Pour faire mourir Hippolyte, il faut que Thésée implore Neptune, et que Neptune qui n’est qu’un homme ou qui ne fut jamais du tout, soit Dieu, et père d’un Mortel, à qui il a promis l’effet et l’accomplissement de trois souhaits qu’il aurait remis à son choix : qui croira que cela soit une histoire, où tout est impossible ? Avouons que Médée tua ses enfants, et qu’elle fut plus forte seule que tout un Palais ; Sénèque toutefois se trouvera bien empêché de l’en faire sortir : elle est furieuse, elle est Magicienne, son désespoir lui peur servir d’armes et de courage, elle peut renverser du Peuple et des soldats tous effrayés ; mais le chemin qu’il lui fait prendre est bien hardi, tant pour lui que pour elle, c’est celui des Oiseaux. En quel lieu de réserve tenait-elle cachés ces Dragons volants et ce Chariot sur qui elle s’enleva dans l’air, elle qui ne trouva qu’à peine où faire ses deux meurtres ; sans avoir autre loisir de les méditer qu’en les exécutant, dont le dernier fut achevé sur le haut d’une Tour, où sa furie la porta et non pas son conseil ? Comme aujourd’hui notre créance ne peut rien admettre de cela, elle nous permet aussi de chercher d’autres moyens et d’autres voies pour aller à cette vraisemblance, qui répond aux humeurs de nos Français et aux façons du temps, et qui donne une face bien plus gaie et bien plus juste à nos Poèmes. En effet si la fin du Dramatique est l’action, ce que son nom semble porter, même au sentiment d’Aristote ; et si la différence du Théâtre moderne à l’antique consiste en ce point, que celui-ci raconte seulement, et que le nôtre veut toujours agir dans les diversités, qui pourraient ennuyer si elles n’étaient que simplement racontées ; on doit juger que le moderne atteint la fin plus agréablement. Or est-il que de leur temps et du nôtre le Théâtre n’est destiné qu’au plaisir, que c’était le jeu des Anciens, tout sérieux, tout noble, et passe encore pour le divertissement le plus beau des Français, et le plus honnête et le plus subtil des Italiens. La fin de cette sorte de Poème est doncque tout à fait d’agir, et celle de l’action est de plaire ; encore qu’Aristote en son Art Poétique nous en donne deux contraires, qui sont la compassion et la crainte. J’avoue que ces deux se doivent ordinairement rencontrer en la Tragédie, qui finit toujours en des choses misérables et terribles : mais sans mentir tout cela est si voisin de l’horreur, que même les anciens Auteurs, qui voyaient comme ils se contredisaient en leur fin propre, et que l’esprit pouvait s’effaroucher plutôt que de se rendre à la peur ou à la compassion, ont réduit pauvrement la Catastrophe, qui devrait être toute en action, à raconter des plaies et des morts qu’ils n’osaient faire voir ; et auraient désiré de pouvoir faire massacrer ; sans répandre le sang, qu’ils pensent dérober de notre imagination, comme ils le cachent à nos yeux. C’est ce qui a plus décrié l’ancienne Tragédie, pour laquelle il faut avoir un goût âpre, et contraire aux délicatesses de nos Peuples d’aujourd’hui, qui sur la compassion et la crainte que leur donnent les objets funestes, ont voulu prendre de la consolation et de la joie, par un agréable passage de la douleur au plaisir, et un changement de succès heureux que le Ciel ou la seule patience fait trouver à la Vertu tant de fois traversée. Voilà cette troisième fin de l’action qui contient et suppose les deux autres, et qui a donné jour aux Italiens d’inventer un nouveau Poème, ajoutant aux premiers la Tragi-Comédie que l’Antiquité n’avait jamais connue, et qui est la perfection des autres à mon sentiment. Si l’on me dit que ceux-là mêmes qui ont trouvé ce chemin nouveau, toutefois ne le suivent que sur les pas des Anciens ; je ferai voir que s’ils ne l’ont rompu, ils l’ont bien étendu, et que partout cette nouvelle fin de plaire les a fait gauchir aux règles, lorsqu’elles lui étaient contraires. Pour le connaître, et pour me croire, il ne faut que considérer deux des meilleures Pièces que nous puisse vanter l’Italie : La Phyllis de Scyre a pour but deux actions diverses, le mariage de Phyllis avec Tyrcis, et celui de Célie avec Aminte ; c’est un péché contre les règles d’Aristote qui n’en souffrent qu’une seule. La Pasteur fidèle a perdu pour ce regard la fidélité qu’il devait à ces préceptes, et tout parfait comme on nous le décrit, est tombé dans ce vice ; en faveur duquel je dirai que si c’est une faute, et que la vertu soit contraire, sans mentir le vice est plus beau que la vertu, et il y a des fautes qui valent mieux qu’elle. J’en pourrais rapporter un nombre d’autres, qui sont moins travaillées et moins délicates, et dont les fautes aussi sont bien plus grossières ; mais c’est mon dessein d’épargner celles de notre temps, puisque leurs péchés sont les miens ; encore que plusieurs aient commis par ignorance ce que j’ai fait par considération. Revenons aux Anciens. Je n’ai pas résolu de les combattre ces puissants Génies, à qui nous devons du moins cette gloire de nous avoir ouvert le chemin aux grandes choses : les moindres de l’Antiquité me passeront toujours pour excellents ; mais les plus excellents aussi me permettront de dire qu’ils n’ont pu s’empêcher de faillir. Sophocle le plus juste des Poètes Grecs, Euripide qui lui dispute cette gloire, Eschyle, Ménandre, et tous les autres seraient contraints de me l’avouer, si je n’avais peur que ma témérité leur tournât à honte, de leur montrer dans leurs Écrits, des fautes qui ont été des exemples d’imitation à la postérité. Mais sans faire injure à l’Antiquité, celui qui dedans la Préface de Tyr et Sidon lui a découvert presque tout le sein à nu, pour couvrir les défauts judicieux de son Ami, nous fait voir assez clairement que ceux qui ont fait les préceptes ne les ont pu suivre, encore que leurs sujets semblent avoir été faits plus pour les règles, que les règles pour eux. Comme ce n’est pas mon dessein, de rechercher l’enfance de la Poésie, ni d’entrer dans son berceau qu’il nous a ouvert, je tire le rideau sur les Grecs pour en venir aux latins, et dire quelque chose qu’il nous a laissée à remarquer plutôt qu’il n’a omise. Sénèque est-il plus réglé que les autres ? Il n’est personne qui le nie ; cependant il y a deux actions diverses dans la Tragédie Agamemnon ; la mort de ce Roi malheureux, et celle de Cassandre : il y en a autant dans la Troade ; Astyanax est précipité d’une Tour, et Polyxène immolée au Tombeau d’Achille : L’Hyppolite est de même ; Phèdre s’y tue pour avoir causé la mort de son Beau-fils ; La Thébaïde était en danger de courir le même sort, si on l’eût achevée, à cause qu’Étéocle et Polynice y devaient demeurer, et se faire encore la guerre après la mort par les flammes de leur bûcher. J’appelle cette Pièce ainsi honteusement tronquée, un beau corps qui n’a point de tête ; je pense que Sénèque n’osa lui en faire, pour ce qu’il lui en fallait deux, et c’eût été un monstre. Mais voyant que sa plus belle partie est encore à éclore, et demeure enfermée dans l’esprit de son Auteur, je dis qu’elle est pareille aux Enfants conçus dans cette imperfection qu’apporte la Nature, qui sont coupables avant que de naître. De tout ceci on peut connaître que Sénèque n’est pas d’accord avec Aristote, qui veut qu’il n’y ait qu’une action principale, où toutes les autres s’unissent comme dans leur centre : mais bien loin de les accorder j’ajoute encore à la sévérité de ce savant Législateur que notre Auteur latin, qui partout ailleurs me semble admirable ne se peut laver de cette faute, puisque les règles étaient parmi eux ce que nous sont aujourd’hui les articles de la Foi, où qui pèche en un, pèche en tout. Outre ce que j’ai remarqué qui choque cette règle de l’unité d’action, je trouve que pour faire l’unité de lieu dans Hercule Oetæan, Sénèque introduit Philoctète qui raconte la mort de ce Héros invincible, au lieu qu’il nous le devait faire voir combattre sa douleur et ses furies, et surmonter la mort même en mourant : mais cela demandait la montagne et la forêt d’Oeta, qui eût fait un lieu différent de toute la Pièce. Si chacun était de mon sentiment, il eût été plus à propos de relâcher un peu de la sévérité des règles, et nous faire voir cette mort, que nous sommes contraints d’apprendre d’un Messager par Gazette. En effet y a-t-il rien de si importun que ces rapports et ces longues narrations, qui feraient mourir d’ennui la plus ferme patience, qui nous surchargent la mémoire de paroles sans effets, nous ravissant par un tissu de longs discours tout le plaisir qu’on recevrait des actions ? Et quelle faute ne doit-on pas rechercher, pour fuir celle-là ? Ces actions pour peu qu’elles soient disposées par une discrète économie, font plus de prise dans l’esprit, et valent mieux que les messages et les narrations les mieux travaillées. Ils tiennent pour perdu le temps que nous employons à agir ; et je tiens pour injurieux ; et pour trop long encore le peu qu’ils en prennent pour nous ennuyer, et pour nous rendre malheureux par les oreilles. Ils dépouillent tout un sujet, pour le revêtir à leur mode ; s’il a de diverses rencontres et d’incidents agréables, qui font les beautés naturelles, ils font passer les règles par-dessus, comme un rasoir qui en retranche jusqu’à la racine, et ne lui laisse rien d’entier bien souvent que le nom. J’apprendrais volontiers, s’ils eussent eu à traiter quelque Histoire autrement que de Fable, par quel droit ils auraient ôté ces circonstances que la vérité demande ; si le nœud d’une intrigue qui se lie par une chaîne étendue d’accidents divers, qui vraisemblablement, ou en effet, regardent une suite de journées, se peut faire comprendre en un instant, et résoudre en un autre. Mais s’ils ont cultivé cette hérésie avecque tant de religion et de soins, qu’ils l’ont fait passer jusqu’à nous, pour en gâter un nombre d’Esprits difficiles, qui pensent acquérir un grand renom d’une petite et vaine curiosité, comment auront-ils pu souffrir l’Amphitryon de Plaute, où au lieu d’enfermer l’action dans les vingt-quatre heures, un Enfant est conçu et né dans une même Pièce, sans préjudice des neuf mois ? Ne faut-il pas que le Théâtre Latin en rougisse, ou qu’il abjure avecque nous cette créance ridicule, contre laquelle pèchent aussi bien ceux qui en ont donné les lois, que tous ceux qui les ont conçues ? Sénèque n’est pas moins aveugle que Thyeste en cette Tragédie qui porte ce nom, quand après l’avoir fait rechercher par son Frère Atrée, qui l’appelle à la moitié du Royaume par la voix de se propres Enfants, il fait venir ce misérable Prince d’un lieu éloigné, hors du Royaume, où son crime et la peur qu’il avait de son Frère le retenaient en exil. Jamais l’impatience et la crédulité n’ont fait aller si vite un Malheureux à sa propre perte, que celui-ci ; qu’il faut croire avoir été porté par les vents, pour arriver d’heure, et se trouver présent à sa propre Tragédie ; ou certes qu’il y a d’autres Royaumes qu’Yvetot, que l’on peut traverser de l’œil, et passer en ce peu de temps que demande sur le Théâtre un Acte fini pour commencer l’autre. Allons d’un pied égal, et passons outre. Pour se réduire dans le temps prescrit, ils nous donnent bien d’autres actes de leur diligence ; ils feront venir sans marcher un homme de quatre cents lieues, qui sans admis sans apparence sans dessein, et le plus souvent sans raison, en un moment qu’on lui dirait être assigné, nous apparaît comme tombé des nues : et sans ce personnage que l’on voit venu, combien qu’on n’ait pu le faire venir, toute la Pièce en désordre. Si cela se peut dire juste, il n’est rien qui ne le soit au Théâtre : et certes je crois que les meilleurs jugements seront de mon côté, et trouveraient avec moi plus de plaisir et de raison, de voir venir cet homme à ses journées, ou du moins dans le dessein de les entreprendre, que de le jeter par force et à l’étourdi sur le Théâtre. Où est cette apparence qui doit être l’âme de toutes les actions ? Ne vaudrait-il pas mieux tirer des règles un sujet, pour le mettre en la vraisemblance ? Voilà un nœud bien délié. Nous autres prenons du lieu du temps et de l’action, ce qu’il nous en faut pour le faire curieusement, et pour le dénouer avecque grâce, en surprenant les esprits par des accidents, qui sont hors d’attente et non point hors d’apparence : eux ne le démêlent point, ils le coupent. Et qu’on ne pense pas nous faire passer leur scrupule pour vertu. La simple imagination porte autant mon esprit, mais bien moins agréablement, aux pays d’Orient, et dans les Villes qu’Alexandre subjugua, quand on m’en fait seulement la narration pour la joindre à la dernière Journée de sa vie, que quand je le vois sur le Théâtre en personne, ici combattre Darius, là pleurer sur la perte de son Ennemi ; témoigner en un Acte son courage, en l’autre sa continence et la force de son cœur à surmonter tous les appas d’une Beauté parfaite ; promener par toute la Perse sa valeur, et enfin prendre Babylone pour en faire son tombeau. La description m’importune en sa longueur, l’action me recrée ; celle-là n’appartient qu’à l’Histoire ou bien au Poème Épique ; celle-ci donne la grâce au Théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre Monde. Mais là nous aurons des lumières et une raison plus haute, qui nous feront voir que tout n’est que vanité, que notre vie n’est qu’un songe, et nos raisonnements des rêveries de malades ; que les Anciens ont commencé les fautes, et nous les achevons ; qu’en pensant donner du jour à l’erreur, eux et nous avons mis l’erreur au jour. Enfin nous pourrons nous accorder en ce point, que nous nous moquerons également de ces douces folies : et de moi je ne crois pas que j’attende jusqu’à ce temps-là, de rire du soin inutile que j’ai pris de former ce discours, pour soutenir ou reprendre des fautes que les ignorants n’entendront point, et que les plus savants mépriseront quand ils auront dessein de me flatter, prenant ceci comme une chose superflue, et qui ne peut servir qu’à ceux qui voudront faillir comme moi.

Parmi les fautes que mon ignorance a laissées dans ces vers, il ne m’en est échappé qu’une seule de l’Impression que j’aie su connaître, et que je prie le Lecteur de remarquer : c’est en la première ligne de la page neuvième de la Préface, où il faut lire des plaies et des morts.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLORIANDE, CORYLÉON.

 

CLORIANDE, seule.

Dois-je me réjouir ? Ou si je dois me plaindre

D’avoir pu par malheur à mes souhaits atteindre ?

Est-ce pour m’obliger, ô sort injurieux,

Qu’armé pour mon désir tu parais furieux ?

Un effet si sanglant, m’est-il doncque propice ?

Fallait-il, Roseline, après ton précipice

Voir encore deux cœurs au mien sacrifiés,

Deux esprits par le mien honteusement liés ?

Le destin, pour ôter à mes veux tout obstacle,

Pour moi d’un seul malheur a fait double miracle ;

L’un mettant l’autre à mort m’en décharge par là,

La mort de celui-ci m’arrête celui-là ;

Vachles m’importunait, Aristandre l’outrage,

Aristandre fuyait, et Vachles me l’engage ;

Pour mon bien leur malheur semble avoir combattu,

Je tire également profit de leur vertu,

(S’il faut ainsi nommer une action trop prompte,)

Vainqueur, comme vaincu, moi seule je les dompte :

Je doute si mon cœur est plus ou moins affligé,

Ou plus content de voir Aristandre engagé,

Si je dois plus avoir de pitié de sa peine,

Que de bénir son mal, et d’adorer la chaîne

(Toute rude qu’elle est) qui le tient en prison,

Qui de sa cruauté me fera la raison,

Qui me pourra prêter le temps et l’industrie

De l’obliger d’avoir pitié de ma furie,

Pour sortir de son mal, d’entrer dedans le mien,

De faire l’un pour l’autre, avançant notre bien :

Que j’aime son malheur, à qui je dois mes larmes !

Que mon sort et le sien, tous cruels, ont de charmes !

Que son mal me plaira, quand je le souffrirai !

Au-devant des travaux la première j’irai,

J’irai ? Quoi ? Sur ce point encore je demeure ?

Non non, c’est déjà trop, s’il a souffert une heure :

Dormez-vous, mon amour, et ma fidélité ?

Sus, il faut le tirer de sa captivité ;

Je veux pour l’obliger, faire en sorte qu’il tienne

Sa liberté de moi, qui lui tendrai la mienne,

Et mon cœur, pour le prix de son dégagement,

Je veux même en perdant profiter sagement :

Que Vachles soit tué, Roseline captive,

Cela me touche peu, pourvu que l’autre vive,

Aristandre, pourvu que tu pusses aimer,

Je verrais sans regret le monde s’abîmer,

Je verrais ? Mot ; voici qui me ferme la bouche ;

Le Prince arrive tout triste et tout en colère.

Je vais bien adoucir ce visage farouche.

Doncque toujours ainsi je vous verrai troublé ?

CORYLÉON.

Oui, tant que je serai de malheur accablé.

CLORIANDE.

Mon Frère, voulez-vous ouïr une parole ?

CORYLÉON.

J’en entendrai dix mille, et rien ne me console.

CLORIANDE.

Que dedans vos tourments vous êtes obstiné !

CORYLÉON.

Comme un homme, de joie et d’honneur ruiné.

CLORIANDE.

Je ne puis plus enfin ni feindre, ni me taire ;

Et dussé-je courir hasard de vous déplaire,

Je vous dirai, mon Frère, en pure vérité

Que vous rendrez le Ciel contre vous irrité,

Si vous tirez à vous de si loin l’infortune

Qu’il faille qu’hors de vous le sort vous importune :

Et bien, Vachles est mort, l’impudence et l’orgueil

Ont mis un Assassin dans un honteux cercueil ;

Est-ce là pour en perdre et l’honneur et la joie ?

C’est aimer ses douleurs qui si la les emploie.

CORYLÉON.

Vous ne me touchez pas où la douleur me cuit ;

Il est vrai que ce mal encore me poursuit,

Que de l’Ambassadeur il faut que je réponde ;

Ma plaie est plus sanglante, hélas ! Plus je la sonde ;

Si je pense à ton sort, déplorable beauté,

Je trouve mon malheur dedans ma cruauté ;

Roseline ! Ah ! Ce nom dans ma bouche m’accuse.

CLORIANDE, parlant bas.

Courage, nous l’aurons, il donne dans ma ruse.

Oui, ce nom vous reproche une infâme rigueur,

Ses larmes vous devraient entrer dedans le cœur,

Un soupir, de ses yeux une goutte versée

Amollirait une âme au carnage exercée :

L’innocente sans fin doit-elle ainsi gémir

Sous l’injure et les fers ? N’avez-vous pu vomir

Le fiel d’une colère (injuste reconnue)

Dans la honte mortelle où vous l’avez tenue ?

Ses vertus auraient pu porter à la pitié ?

CORYLÉON.

Un Tyran, je l’avoue, et même à l’amitié ;

J’aime son innocence, et je la veux détruire,

Ce Soleil m’éblouit à force de me luire ;

Je souffre tous les maux que je lui fis souffrir,

Ils blessent ma mémoire, et s’y viennent offrir ;

Qu’ils me pèsent au cœur, et qu’ils me chargent l’âme !

L’oserais-je plus voir ? Ô bourreau de ta femme !

Ah ! Qu’à ma volonté le temps pût revenir !

C’est assez du présent, je l’ai pour me punir ;

Çà, qu’on m’apprête ici poison, feu, fer, et peste ;

Il faut mourir, le jour ne m’est plus que funeste.

CLORIANDE.

Au contraire, il faut vivre, et laisser le destin ?

CORYLÉON.

Le louer ? Lui, qui m’est si cruel, et mutin.

CLORIANDE.

Lui, qui tout complaisant désormais vous présage,

Tous ces vents apaisés, un calme après l’orage,

Qui vous rendra ma Sœur, ainsi que je le crois,

Plus chère après l’épreuve et l’honneur de sa foi :

Il faut recommencer un nouvel Hyménée,

Qu’à ce jour la douleur s’en aille terminée,

Que la joie à son tour succède à nos ennuis,

Qu’un beau jour chasse enfin tant de fâcheuses nuits ;

Même il faut, pour laisser ainsi toute matière

De douleur, de discorde, et de peine en arrière,

Qu’Aristandre, qu’un sort ici tient arrêté,

Reprenne en cette paix l’air, et la liberté ;

Ravie injustement, doit-on pas la lui rendre ?

Quelle loi ne permet enfin de se défendre ?

Lui, pour des Assassins indignement souffrir ?

Il le faut délivrer, que rien ne puisse offrir

À nos yeux, du passé la sanglante mémoire,

Que de ces mauvais jours on enterre l’histoire,

Que tout désordre éteint, on rende à cette Cour,

(Ma Sœur y revenant,) son éclat et son jour.

CORYLÉON.

Son jour ? Il ne se peut, je ne saurais lui rendre

Que par une autre nuit, seulement dans ma cendre

Ma faute se pourrait dignement effacer ;

Je ne la saurais voir, il n’y faut plus penser ;

Toutefois qu’on l’appelle ; il faut même à sa vue,

Pour guérir sa douleur, que la mienne me tue ;

Oui, faites-la venir, sa pitié jugera

Quel fut mon désespoir, quand il la vengera.

CLORIANDE.

Non pas, mais pour rejoindre ensemble vos deux âmes,

Renouer de vos jours en une les deux trames ;

Je vais vous l’amener.

Parlant bas, et s’en allant.

Que je travaille bien !

Pour le tien, cher Amant, je me sers de son bien.

CORYLÉON, seul.

Rassure-toi, mon cœur ; son retour le demande

Ah ! Que je le désire, et que je l’appréhende !

Non, jamais ses beaux yeux ne riront plus aux miens,

Et je verrai ma mort écrite dans les siens ;

Ses appas les plus doux porteront leurs atteintes !

Ses regards parleront, et me feront des plaintes ;

Pardonne-moi, ma Vie, et vois mon repentir,

Qui fait de mes regrets tous ces lieux retentir ;

Je mourrai, si tu veux, pourvu que tu l’ordonnes,

Pourvu qu’auparavant, mon Cœur, tu me pardonnes,

Je ne fuis point le coup, je n’attends que cela.

Mais on vient, et que veut l’Écuyer que voilà ?

 

 

Scène II

 

UN ÉCUYER, CORYLÉON, CLORIANDE, ROSELINE

 

UN ÉCUYER, présentant au Duc la bague de sa femme.

Je vous viens, Monseigneur, présenter ce beau gage,

Qu’à peine j’ai tiré d’entre les mains d’un page !

CORYLÉON.

Cette bague ? D’un page ? Et de qui ?

L’ÉCUYER.

De Persin.

CORYLÉON.

Ah ! Le petit voleur ! Je connais son larcin ;

La bague est à ma femme, il aura pu lui prendre.

L’ÉCUYER.

Non, Monseigneur, il l’a d’un page d’Aristandre.

CORYLÉON.

D’Aristandre ? Et comment ?

L’ÉCUYER.

Cette infernale nuit

Que Vachles pour se perdre éleva tant de bruit,

Vers le petit Persin ce Page se retire ;

Toute la Cour en trouble, eux ne s’en font que rire,

Ils traînent jusqu’au jour cette nuit en jouant,

Jusqu’à ce que Persin d’un esprit patient

Lui gagne son argent, et cette bague encore ;

L’autre désespéré, que le malheur dévore,

Veut reprendre sa bague, ils se mettent en feu,

Ils s’outragent l’un l’autre à la fin de ce jeu ;

J’arrive sue les coups, je frappe, et les sépare ;

Je leur tire l’anneau : mais le jugeant très rare,

Monseigneur, je vous suis venu le présenter.

CORYLÉON.

Croirai-je mon soupçon qui revient me tenter ?

Mais non, tu ne te rends subtil qu’à mon martyre,

Ingrat, méchant esprit.

L’ÉCUYER.

J’oubliais à vous dire

Qu’en se fouillant l’un l’autre et se faisant courber,

Je vis au milieu d’eux cette lettre tomber ;

Je la prends aussitôt : voyez, elle s’adresse,

Et n’est pas sans dessein écrite à la Princesse.

CORYLÉON.

Donne, retire-toi.

En ouvrant la lettre.

Que je suis curieux !

Mon cœur impatient est jaloux de mes yeux.

Il regarde à la signature au bas, et dit.

On signe ici ma mort sous le nom d’Aristandre.

Il commence à lire, et s’arête au premier mot.

L’AMOUR. Après ce mot, ô Dieu ! Que dois-je attendre ?

Toutefois avalons le reste du poison.

LETTRE D’ARISTANDRE À ROSELINE

L’AMOUR, et vos désirs ont forcé la raison,

L’ambition cède à vos larmes,

Je viens de rompre la prison,

Pour n’avoir désormais que celle de vos charmes.

Je reviens par devoir, et par nécessité

Reprendre où je laissai la vie,

Jouir d’une félicité

Qui surpasse mon sort, et non pas mon envie.

Il redit ces deux Vers en cette sorte.

Reprendre où tu laissas la vie ?

Jouir d’une félicité ?

C’est trop, malheureux Prince, à quoi lire le reste ?

Un mot dit tout mon mal, à la fin cette peste

Qu’un traître sein couvait, s’étend et se fait voir,

Tu m’as trahi, méchante ! Ô rage ! Ô désespoir !

Éclate, ma fureur, je vois que tu te joues,

Sus, apprête des feux, des potences, des roues,

Invente à cette fin des supplices nouveaux,

Qu’on me fasse venir des fers, et des bourreaux :

Que n’ai-je votre esprit, Cannibale, Buzyre,

Pour trouver à mon choix quelque nouveau martyre !

Çà, je me veux baigner les mains dedans leur sang,

Oui, je leur veux porter le couteau dans le flanc :

Non, ce coup est trop prompt et trop doux, ce me semble :

Je veux que de leurs mains ils s’égorgent ensemble ;

Qu’ils se mangent les yeux l’un de l’autre. Ah ! Voici

Ma paillarde, qui vient d’un œil tout éclairci,

J’y vois même à travers la luxure, et sa flamme :

Effrontée, impudique, et tu parais, infâme ?

CLORIANDE.

Dieu ! Qu’entends-je ? Mon Frère, êtes-vous hors du sens ?

CORYLÉON.

Non non, j’y suis rentré.

ROSELINE.

Dans l’enfer je descends,

Ce front injurieux sans autre fer me blesse ;

Ah ! Ma Sœur, est-ce ainsi ?

CORYLÉON.

Viens, approche Tigresse ;

Fais venir ton mignon, ce Narcisse si beau,

Je veux vous marier avec cet anneau.

ROSELINE.

Qu’ai-je vu ? C’est ma bague ; hélas ! Je suis perdue.

CLORIANDE.

Quel soudain changement ? Qu’en peu d’heure est fondue

L’espérance plus belle !

ROSELINE.

Ô sort trop inhumain !

CORYLÉON.

Viens lire cette lettre, en connais-tu la main ?

Et bien, après cela que faut-il que je fasse ?

ROSELINE.

Me tuer, hâtez-vous, c’en est fait, je trépasse ;

Ô douleur ! Ô martyre ! Ô rage ! Ô Cieux maudits !

Prenez, coupez mes jours de tant de maux ourdis ;

Adieu, ma chère Sœur.

CORYLÉON.

Oui, vite, qu’on l’emmène :

Holà, quelqu’un ici ;

L’Écuyer accourt avec quelques autres qui l’emmènent.

Qu’au supplice on la traîne,

Que l’on dresse un bûcher, qu’on fasse un échafaud,

Qu’on massacre, qu’on brûle ? Ah ! La voix me défaut,

Mais non pas la fureur, mais non pas le courage ;

Allons reprendre vent pour achever l’orage.

CLORIANDE, seule, après que le Duc est sorti.

Dieux ! Que ce vent doit faire un violent effort !

Que la prudence est vaine où préside le sort !

Que ma subtilité rencontre ici d’obstacles !

N’importe ; s’il ne faut que faire des miracles,

Pour trouver, Aristandre, à tes maux une fin,

Me voilà résolue à vaincre le destin :

Je sais que cet orage éclate à ta ruine ;

Mais aussi l’on saura que parmi la bruine

Le Soleil quelquefois luit aux lieux qu’il chérit,

Que l’Amour n’est puissant, ni Dieu, qu’en mon esprit ;

Et que pour te sauver je me tiens assez forte,

Fusses-tu dans l’Enfer, pour t’en ouvrir la porte.

 

 

Scène III

 

ARISTANDRE, UN EXEMPT et SES GARDES

 

ARISTANDRE, seul.

À la fin je respire après tant de travaux,

Un espoir assuré dissipe tous mes maux ;

J’éprouve en mon malheur qu’il n’est rien qui ne serve,

L’amour ici me perd, et l’amour me conserve :

Celle dont j’ai souvent rejeté l’amitié,

Ne l’ayant pu d’amour, m’oblige de pitié ;

Son courage amoureux plus fort que mon offense

A prévenu mes vœux, on s’arme à ma défense,

Je pense qu’elle veut mon salut plus que moi ;

Par elle ma prison est remise à ma foi,

Et le Prince qui n’a de créance qu’en elle

Perd sa haine envers moi, qui la crus éternelle ;

Ici j’ai pour prison la Cour, et le Château,

Lieu de captivité qui ne m’est pas nouveau ;

La Cour n’est-elle pas au plus libre un servage,

Une prison superbe, un honnête esclavage ?

Ah ! Que j’y trouverais mes désirs satisfaits,

N’était que ma Camille ignore ces effets :

Auprès de l’Empereur elle poursuit ma grâce ;

Mon amour voit ses pleurs, et la suit à leur trace,

J’entends tous ses soupirs du lieu même où je suis,

Avec elle je marche, et sens tous ses ennuis ;

Elle insiste, je presse, elle implore, je prie.

Mais je m’afflige en vain dans cette rêverie ;

Le Ciel en fin se change, il flatte ses malheurs,

Je trouve les plaisirs au milieu des douleurs,

Et ma captivité sans puissance ni charmes

Ôte à mes ennemis la rigueur et les armes :

Jamais plus de douceur ne suivit tant de bruit,

Ni jamais plus beau jour une si noire nuit ;

Amour fit cet orage, et lui-même l’apaise.

Mais ma Garde revient, il faut que je me taise.

L’Exempt et ses Gardes arrivent.

Ami, que je dirai compagnon de mon sort,

Et bien, que fait le Prince ?

L’EXEMPT.

Il signe votre mort,

Et son commandement qui porte une tempête

Ordonne qu’un cachot lui garde votre tête.

ARISTANDRE.

Ah ! Cruel, ah ! Perfide ; Est-ce là cette foi ?

Cieux ! Me réserviez-vous à ce dernier effroi ?

Quel est ce monument ? Dites, que je sache.

L’EXEMPT.

Les Grands ont des secrets que la prudence cache ;

Moi, j’y ferme les yeux, et n’en ai seulement

Qu’à vous conduire ?

ARISTANDRE.

Hélas ! Dans mon triste élément ;

Il est vrai, mon destin ne me laisse à cette heure

Pour espoir que la mort, qu’un cachot pour demeure :

Ô Dieux ! Qu’un peu de temps change les jours en nuits !

Que le plus grand plaisir est voisin des ennuis !

L’EXEMPT.

Suivez-nous.

ARISTANDRE.

Que ce n’est déjà même au supplice

Tu me dois suivre, Amour, comme étant mon complice.

 

 

Scène IV

 

CAMILLE, MÉNIPE, FÉLISMON

 

CAMILLE, seule, retournée de Prague, avec la grâce d’Aristandre, et des défenses de l’Empereur.

Exécrable Tyran, qui nage dans mes pleurs,

De qui la cruauté se rit de mes douleurs,

Dont l’orgueil insolent ne reconnaît personne,

Ni Loi, ni Majesté, ni Sceptre, ni Couronne ;

Qui pour nous ruiner, d’une égale fureur,

Ne craint point sa ruine, offensant l’Empereur,

Qui met en même rang ma plainte, et sa défense,

Et ne redoute rien, pourvu qu’il nous offense ;

Qui ne respire plus que le sang généreux        

De celui dont le sort rend le mien malheureux ;

Qui veut sur un Ami soumis à sa puissance

Entretenir la rage, et punir l’innocence,

Éteindre ses vertus par un injuste effort,

Et me faire mourir mille fois en sa mort :

Toute faveur me nuit, tout obstacle l’irrite,

Ta perte, cher Amant, dans son cœur est écrite,

Sa Majesté le peut à peine différer ;

Moi, pour nourrir mon mal, j’ose encore espérer ?

J’aurais mis hors des fers les Tyrans en campagne,

Arraché le Géant du faix de sa montagne,

De son tombeau fumeux Encelade tout vif ;

Et je te laisse encore Aristandre captif ?

Peux-tu souffrir, Nature, un Soleil dans l’abîme ?

Faut-il qu’à ce Tyran il serve de victime ?

Non, Camille, préviens toi-même son dessein ;

Va plutôt lui porter un poignard dans le sein :

De longtemps à ce coup ma valeur est instruite,

Je n’y manquerai pas à l’extrême réduite,

Le Barbare saura ce que pèse ma main ;

Eût-il le cœur ensemble, et le corps tout d’airain,

Je trouverai le lieu, par où ma rouge lame

Fera, pour en sortir, un passage à son âme ;

Bien que fille, je tiens sa vie à mon pouvoir.

Mais, le faible penser qui me vient décevoir !

Ton Trépas, Aristandre, hélas ! Pourrait-il être

Pleinement expié par celui de ce Traître ?

Non, d’un si triste coup l’Univers gémirait,

Le Soleil aurait peur, la Lune blêmirait,

Le Ciel fondrait en pleurs, et toute la Nature

Se vêtirait de deuil pour plaindre cette injure ;

L’Enfer même sensible aux cris de la pitié

Prêterait ses fureurs à ma sainte amitié,

Et pour punir l’auteur d’un si sanglant outrage

Le Ciel à cette fois rendrait juste la rage.

Mais quand tout s’armerait à sa punition,

Que les Dieux prendraient part à mon affliction,

Je doute si ta mort serait assez vengée,

Et ma juste douleur dignement soulagée :

Il faudrait qu’à l’entour de ton flottant tombeau

Le Soleil dans mes pleurs éteignît son flambeau,

Que la Nature même expirât sur ta cendre,

Qui t’aurait vu détruire, et ne te pourrait rendre.

Ô Ciel ! Dois-je noyer la terre dans mes pleurs ?

Et si tu les prévois, détourne ces malheurs,

Accorde à ma constance une fin glorieuse,

Après tant de combats rends-moi victorieuse :

Encore n’ai-je pas le courage abattu

Jusqu’à n’espérer point ce bien à ma vertu,

Qu’un jour mon beau Soleil ne montre sa lumière,

Qu’un jour il ne revienne à sa gloire première ;

Tu ne lui dois pas moins, juste Ciel. Mais je vois

Ménipe de retour qui s’en vient devers moi.

MÉNIPE.

Madame, tout va mal ; un démon de malice ?

CAMILLE.

Achève, à découvert ton secret artifice ?

Parle, tu me verras préparée à tout cas ;

Fût-ce ma mort, ô Cieux ! Ne la différez pas.

MÉNIPE.

Non, tout a réussi du côté de ma feinte,

L’artifice a porté, ce n’est pas là ma plainte ;

Mon Maître d’assurance a vu le Chapelet,

Trouvé l’invention (remise en un filet)

De casser tous les grains, et par ordre d’élire

Les billets enfermés, pour les joindre, et les lire ;

Le tout est arrivé selon notre projet,

J’en suis trop assuré ; ce n’est pas le sujet

Du malheur qui nous blesse, et que je viens d’apprendre.

CAMILLE.

Qu’est-ce encore ? Tu crains, mon cœur, il faut l’entendre.

MÉNIPE.

Pleurez Gylas perdu, l’on va l’exécuter.

CAMILLE.

Comment ? Gylas perdu ? Que me veux-tu conter.

MÉNIPE.

Que l’échafaud l’attend.

CAMILLE.

Bon Dieu !

MÉNIPE.

L’impatience

Lui servant de moyens, d’esprit, et de science,

Le pauvre malheureux s’était fait de ses draps

Une corde à descendre ?

CAMILLE.

Eût-il assez de bras ?

Serait-il point tombé ?

MÉNIPE.

Même de telle sorte

Qu’on le remporte ainsi qu’une personne morte ;

Pris, et jugé d’un temps, on lui va ce matin

Mettre la tête bas.

CAMILLE.

Ô fureur ! Ô destin !

Mais parle d’Aristandre, et qu’en dit-on encore ?

MÉNIPE.

Qu’il le suivra de près, et la Cour le déplore,

Chacun le tient pour mort, tous en porte le deuil.

CAMILLE.

Plutôt je descendrai vivre dans un cercueil ;

Qu’on ne l’espère pas, tant que j’aurai de l’âme ;

Ah ! Tyran, tu verras.

MÉNIPE.

Voyez plutôt, Madame,

Félismon qui s’en vient.

Félismon arrive avec des défenses de l’Empereur.

Avance, cher Ami,

Viens lui rendre le cœur déjà mort à demi.

FÉLISMON.

Mais encore l’esprit, mais encore la vie,

Quelque sort malheureux qui l’aurait poursuivie ;

Quelques vents qui pourraient troubler son front serein,

J’apporte à cet orage un Soleil dans ma main ;

Madame, quittez-moi tant de craintes mortelles ;

Voici de l’Empereur des défenses nouvelles,

L’effort plus violent, plus expresses aussi ;

Votre Oncle ne dort pas une heure en ce souci,

Reposez-vous en lui : voilà ce qu’il vous mande.

CAMILLE, les ayant lues.

Ciel ! Que ta prévoyance est favorable et grande !

À l’heure que nos maux semblaient être arrivés

À point qu’on les croit de remède privés,

Voilà que ton secours nous porte l’espérance,

Dissipe notre peur, et nous rend l’assurance ;

Puisqu’aujourd’hui le Ciel s’est déclaré pour nous,

Allez voir le Tyran, prévenez son courroux ;

Moi, je consulterai le Démon qui m’inspire,

Sur un nouveau moyen qui serve pour écrire

Et pour faire savoir le tout à mon Amant.

MÉNIPE, s’en allant avec Félismon.

Nous allons travailler à ce commandement.

CAMILLE, seule.

Suggère à mon esprit, Amour, quelque artifice ;

Ou bien si tu voulais me rendre cet office,

Soulage ici ma main, prête-lui ton secours,

Bien mieux que le papier tu feras mon discours :

Va le voir de ma part, Amour, je t’en conjure ;

Sa chaîne lui sera plus légère, et moins dure,

Les cachots s’ouvriront, le fer s’adoucira,

La nuit deviendra jour, et l’air s’éclaircira ;

L’horreur qui par les yeux tient une âme engagée

Ne s’y trouvera point, ou se verra changée,

Et l’éclat des rayons de ta Divinité

Remplira sa prison d’une douce clarté :

Mais si tu veux, Amour, m’obliger, et lui plaire,

Va, porte-lui mon cœur, ô Démon tutélaire ;

Son langage muet dont il sait lui parler

Lui contera mes maux, pourra le consoler.

Las ! Je me flatte en vain dans mes peines cruelles ;

Le malheur te retient, il a coupé tes ailes,

Tu n’es Dieu que de joie, et notre passion

Te trouve rarement dedans l’affliction ;

Je vois bien, il le faut, que ma main te conserve,

Le Ciel veut, cher Amant, que seule je te serve.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARISTANDRE, dans un cachot

 

Me voici donc enfin jeté dedans ce lieu

D’où ne pourrait sortir non pas mêmes un Dieu,

Où mes pas sont bornés de l’ombre de ma chaîne ;

Déplorable jouet d’une secrète haine,

Qui fait un crime en moi d’avoir été vainqueur,

Ah ! Que ces fers aux pieds me pèsent dans le cœur !

Voici doncque le prix que j’ai de ma victoire ?

Ce peu d’espace enferme enfin toute ma gloire ;

Tous les jours à la veille, au combat de ma mort,

Prêt de donner la tête à la rigueur du sort,

Moi vivant, je verrai mon honneur en fumée ?

Dois-je mourir ailleurs qu’au front de quelque armée ?

Toi perfide Tyran, qui trahis ma vertu,

Prince lâche, et sans foi, que ne me laisses-tu,

Les armes à la main, mourir et me défendre ?

Ta valeur ne l’eût pu, mais ta foi m’a su prendre ;

Combattant pour la vie en une autre prison

J’eusse fait mon tombeau de ma propre maison,

Après t’avoir d’un coup arraché les entrailles,

Enseveli les tiens sous les mêmes murailles,

Percé de mille coups, de ma mort échauffé

Dans mon sang et le leur je me fusse étouffé :

Mais si je ne l’ai pas fait, et ta foi parjurée,

Sous qui ma perte fut sourdement conspirée,

Se servant contre moi des destins et du temps,

Me livre mille morts, pour une que j’attends :

C’est en vain que tu veux me déguiser ta rage,

On sait assez d’où vient le vent de cet orage ;

Vachles mort me revient dedans ton souvenir

Qu’au sujet de ta femme, afin de me punir.

Encore si tu veux, je repousse mes plaintes,

Tu m’auras obligé dans toutes ces atteintes,

Et la mort à mon choix ne me refuse pas,

Et permets-moi de grâce un glorieux trépas ;

Fais-moi tenir ici mon épée et mes armes,

Jette-moi puis après dans l’horreur des alarmes,

À mes pieds à mon front oppose, si tu veux,

Ton peuple et tes Soldats, je me ferai dans eux

À ma gloire en mourant un chemin honorable,

Ma perte en cet état me sera favorable :

Que n’as-tu ce dessein ? Traître, tu n’oserais ;

Sur le ventre des tiens tout seul je passerais,

De tes gens renversés je ferais une échelle

Pour m’élever au Ciel d’une gloire immortelle,

Je romprais tout obstacle, hommes, fossés, remparts.

Mais je m’efforce en vain, tenu de toutes parts ;

Je médite le Ciel, frappé de son tonnerre ;

Je vole de l’esprit, les pieds pris à la terre :

Non, c’est trop se flatter, mon cœur, il n’est plus temps,

Tu dois mourir honteux. Mais qu’est-ce que j’entends ?

Le bruit de ces verrous me coupe la parole,

L’horreur me fait trembler, mon courage s’envole ;

Et que serait-ce ? Il n’entre ici que des Lutins ;

Faut-il ainsi languir en crainte des destins ?

 

 

Scène II

 

LE GEÔLIER, ARISTANDRE

 

LE GEÔLIER, ayant ouvert le cachot en sorte qu’on puisse voir Aristandre.

Vous consumerez-vous toujours en voix plaintive ?

Vous me faites pitié ; non, jamais je n’arrive

Que pour ouïr vos soupirs et vos cris,

Ils me touchent le cœur et blessent mes esprits,

Ce désespoir enfin vous sied mal, et me fâche :

Souffrez que de vos fers, Monsieur, je vous détache.

Il lui lève sa chaîne.

ARISTANDRE.

Non, ne me cèle rien, dis-le, puisqu’il le faut,

Est-ce pour exposer ma tête à l’échafaud ?

LE GEÔLIER.

N’aurez-vous en l’esprit jamais autre pensée ?

ARISTANDRE.

Que peut moins, que de craindre, une âme si pressée ?

LE GEÔLIER.

Pussé-je vous tirer de prison tout à fait,

Comme de ces liens.

ARISTANDRE.

Moi, payer ce bienfait.

LE GEÔLIER, le menant du cachot sur le Théâtre où est représentée une salle.

Sortez, venez à l’air.

ARISTANDRE.

Faut-il que je te vois ?

Ciel !

LE GEÔLIER, lui donnant un bâton ferré au bout, et creusé au-dedans, où est resserrée et cachée une lettre.

Tenez ce bâton : Camille vous l’envoie

Pour vous servir d’appui.

ARISTANDRE, parlant bas.

Ce n’est pas sans sujet,

Le mystère est couvert. Ami, que cet objet

Me plaît, et me déplaît ! Je connais par lui-même

Et mon malheur ensemble, et son amour extrême.

LE GEÔLIER.

Promettez-moi, Monsieur, de chasser ces ennuis.

ARISTANDRE.

Fais-moi doncque mourir.

LE GEÔLIER.

Vous vivrez, si je puis ;

Je voudrais vous pouvoir délivrer au contraire.

ARISTANDRE.

Qu’est-il, si tu voulais, que tu ne pusses faire ?

LE GEÔLIER.

Si je voulais ? Monsieur, et ne savez-vous pas

Qu’aucun secours ne peut vous venir sur mes pas ?

Qu’entré, l’on tient sur moi quatre portes fermées

Telles qu’à les forcer il faudrait des armées.

ARISTANDRE.

Aristandre sans crainte, et seul, l’entreprendrait.

LE GEÔLIER.

Que dites-vous ? Un Dieu vainement s’y perdrait ;

Ce vœu ne peut partir que d’une âme égarée :

Voyez-vous pas comment cette salle est barrée ?

À moins que de manger les pierres et le fer

On n’en pourrait sortir, ce lieu semble un Enfer.

ARISTANDRE.

Encore Alcide y put secourir un Thésée.

LE GEÔLIER.

Sa délivrance fut, je dirai, plus aisée ;

Toutes deux dans la fable, impossibles j’entends.

ARISTANDRE.

Donc il y faut mourir ; et qu’est-ce que j’attends ?

LE GEÔLIER.

Que de ce lieu mortel sa Majesté vous tire,

Que le prince apaisé ?

ARISTANDRE.

Dieux ! Que peux-tu me dire ?

LE GEÔLIER.

Un destin si sanglant se change désormais.

ARISTANDRE.

Tu me parles d’un temps qui ne viendra jamais.

LE GEÔLIER.

Que savez-vous ? Cet Astre et de sang et de cuivre,

Après avoir bandé sa force à vous poursuivre,

Saoulé de sang humain enfin, s’arrêtera,

De celui de Gylas il se contentera ;

Sa tête, qu’on a vue en butte pur un autre,

Aura fléchi le Prince, et payé pour la vôtre.

ARISTANDRE.

Comment ? Que me dis-tu ?

LE GEÔLIER.

Gylas exécuté.

ARISTANDRE.

De ce destin mortel où me vois-je porté ?

Qu’une tête innocente ait payé pour la mienne ?

Ah ! Meurtriers ! Ah ! Bourreaux ! Je vengerai la sienne,

Le premier qui viendra je le veux étouffer,

L’immoler aux fureurs que je sens m’échauffer :

Montrez-vous, approchez, venez, sanglants ministres,

Satellites du sort et des Parques sinistres,

Prince, Tyran, bourreaux, tous ensemble mêlés,

Ouvrez, je vous attends : et quoi ? Vous reculez ?

Supplices des humains, Érynnes de la terre,

Qui ne soufflez qu’horreur, que souffre, que tonnerre,

Pestes, qui ne vivez que de meurtre et de sang,

Venez, pour vous saouler, je vous tendrai le flanc ;

Ne saurais-je trouver un fer qui me soulage ?

Il cherche par tout le Théâtre quelque chose pour se tuer.

Prêtez donc, ô mes mains, vos ongles à ma rage,

Mes charitables mains aidez à mon courroux,

Sus, cherchez moi le cœur, et le crevez de coups :

Peureuses, vous tremblez ; ah ! Ce respect m’irrite,

Ma fureur vous absout, mon cœur vous sollicite ;

Courage, arrachez-moi les yeux, et les cheveux,

Ouvrez mon estomac, tuez-moi, je le veux :

Qui des deux m’aime plus ? Que celle-là commence ;

Plus chère m’est ici celle qui plus m’offense :

Ma dextre, encore as-tu pour armes un bâton ;

Pousse-le dans mon cœur, tires-en à tâtons

L’âme chaude, bouillante, et toute rouge encore.

Il se met à genoux regardant la petite pointe de fer

Qui est au bout du bâton, dont il se veut tuer.

Avant que de mourir, petit fer, je t’adore,

Beau présent de Camille ! Ah ! Je l’entends assez,

Je vois pendre à ce bout tous mes malheurs passés ;

Par là ne dis-tu pas, Camille, que je meure ?

Oui, je t’obéirai jusqu’à la dernière heure ;

Vois comme je chéris ce qui me vient de toi,

Je l’envoie à mon cœur, c’est un coup de ma foi ;

Enfonce là dedans, sois cruelle à me plaire,

Pousse, ma main.

LE GEÔLIER.

Ô Ciel ! Et que voulez-vous faire ?

ARISTANDRE.

Un coup digne de moi ; tu t’opposes en vain.

LE GEÔLIER.

Je vous empêcherai ?

ARISTANDRE.

De mourir ?

LE GEÔLIER.

Dans mon sein

Je tournerai plutôt et le coup, et l’atteinte.

ARISTANDRE.

Ta bonté me déplaît ; va, laisse-moi.

LE GEÔLIER.

La crainte

Ne m’obligera pas à vous plaire en ceci.

ARISTANDRE.

J’assemblerai ma force.

LE GEÔLIER.

Et moi la mienne aussi.

ARISTANDRE.

C’est trop.

Ils se tirent ce bâton, qui étant creux et coupé par la moitié, chaque bout leur demeure à la main, et une lettre tombe au milieu d’eux, que le Geôlier relève.

Ah ! Qu’ai-je fait ? La ruse est découverte ;

Mon imprudence en fin me causera ma perte,

D’un côté je la cherche, et de l’autre elle vient ;

La tienne préviendra, méchant, qui me retient ?         

LE GEÔLIER, se jetant à genoux pour l’apaiser.

Holà, Monsieur, pardon.

ARISTANDRE.

Donne-moi cette lettre.

LE GEÔLIER, lui donnant la lettre.

Avec elle ma vie encore, pour la mettre

À tout ce qui pourra vous plaire et vous servir.

ARISTANDRE.

Cette rare bonté se joue à me ravir.

LE GEÔLIER.

Ceci passe le jeu, comme votre espérance ;

En ma fidélité prenez de l’assurance :

J’ai pitié de voir perdre un homme comme vous.

Je vous servirai d’âme et de cœur contre tous,

Prêt à tout hasarder pour vous tirer de peine,

J’entre dans vos destins, votre fer est ma chaîne ;

Retirez-vous, Monsieur, et vous fiez en moi.

ARISTANDRE.

Ô Ciel ! Plus qu’à lui-même aujourd’hui je te dois.

LE GEÔLIER.

Que pussiez-vous devoir la vie à mes services.

Mais tandis que j’aurai recours aux artifices,

Voyez ce qu’on vous mande, et prêt à revenir

Ce que vous écrirez je le ferai tenir ;

Voilà par un bonheur le papier, et la plume.

ARISTANDRE.

Pourrai-je m’y fier ?

LE GEÔLIER.

La foudre me consume,

Au cas ?

ARISTANDRE.

N’achève point, j’offense ta vertu.

LE GEÔLIER.

Pour résoudre ce point je l’ai bien débattu ;

Mais je suis immuable à quoi que je m’engage.

ARISTANDRE.

La douceur de l’humeur et celle du langage

Démentent sa bassesse, et sa condition.

LE GEÔLIER, le remet à la chaîne.

Monsieur, ne doutez point de mon affection ;

Je mourrai courageux à ces pieds que j’enferme.

ARISTANDRE.

Tu m’enchaînes le cœur d’un lien bien plus ferme.

 

 

Scène III

 

CORYLÉON, CLORIANDE,  ROSELINE, L’EXEMPT et SES GARDES

 

CORYLÉON, parlant à sa Sœur.

Non, toutes vos raisons ne sauraient l’excuser,

Mon amitié s’en plaint, et c’est en abuser ;

Retirez-vous, ma Sœur, une grâce dernière

Garde un mot en secret à cette Prisonnière.

CLORIANDE, s’en allant avec les Gardes.

Que ce mot à mes soins causera de discours !

Qu’en lui votre fureur prenne un paisible cours.

CORYLÉON, seul avec Roseline.

Enfin je suis à moi, mais plutôt à la rage ;

Quoi ? Je cherche ma main, elle me fuit ; courage !

Commence, ma fureur, elle attend après toi :

Il tire un poignard pour lui planter dans le sein.

Déloyale, voici qui parlera pour moi,

Ma main fait mon discours tout prêt à te confondre ?

ROSELINE, à genoux lui tendant le sein.

Dépêchez, je l’entends, mon sang lui veut répondre :

Mon cœur s’enfle d’orgueil en ce bonheur nouveau

D’avoir à mon trépas un si noble Bourreau ;

S’il mérite la mort, qu’elle vous satisfasse ;

Ne la méritant point, encore est-ce une grâce :

Ah ! Que ce coup m’est doux, qui m’oblige en mourant !

CORYLÉON.

Change l’eau de ses yeux, et rougit ce torrent :

C’est trop.

En la pensant frapper, le poignard lui tombe des mains.

ROSELINE.

Oui, de faveur, pour une malheureuse.

CORYLÉON.

Mais le poignard échappe à ma main rigoureuse.

ROSELINE.

Ah ! Le traître, l’ingrat, c’est plutôt à mon sein.

CORYLÉON.

Que croirai-je ? Sinon qu’il est de son dessein ?

Ô Dieux ! Tout me trahit ! Qui faut-il que je blâme,

Mon cœur, l’amour, ma main, le poignard, ou ma femme ?

Vous ne me vaincrez pas, Cieux, destins, ni pitié,

Non, vous ne triomphez encore qu’à moitié ;

Je veux pour témoin de votre lâche envie

Son tourment dure autant que ma haine, et sa vie,

Qu’elle-même en vivant ait de quoi murmurer

De n’en pouvoir sortir, non plus que l’endurer ;

Je veux qu’une prison ne lui parle à toute heure

Que de combien la mort est plus douce et meilleure :

C’est un point résolu. Gardes, venez ici.

Les Gardes retournent sur le Théâtre.

ROSELINE.

Me refuser la mort, et me traiter ainsi ?

Nature, ouvre l’Enfer, caches-y ton ouvrage.

CORYLÉON.

C’est trop, tu n’en verras en vivant que l’image ;

Allez, qu’une prison dans l’horreur et les fers

Montre au moins à ses vœux le tableau des Enfers.

ROSELINE.

Ton cœur le montre mieux, où sont tant de furies ;

Mais lâche-les sur moi.

CORYLÉON.

C’est assez, tu me pries :

Qu’on me l’ôte d’ici ; puisqu’elle veut mourir,

J’ordonne qu’elle vive, et je la veux nourrir,

Du sang que versera ce Mignon qu’elle adore.

ROSELINE, s’en allant.

Je plains cet innocent plus que moi-même encore.

CORYLÉON.

Innocent ? Un perfide ; oui, pleure son trépas,

L’Empereur, ni le Ciel, ne l’empêcheraient pas.

 

 

Scène IV

 

LE GEÔLIER, CAMILLE, déguisée en Valet portant le tablier et la truelle de maçon

 

LE GEÔLIER.

Vous avez entendu l’état de ma fortune

Inhumaine toujours, et toujours importune ;

Le bien m’accompagna seulement au berceau,

Et le mal me suivra jusques dans le tombeau ;

Au milieu des tourments, et même en l’infamie

Ma naissance trop noble est ma seule ennemie ;

Que n’ai-je moins de cœur, ou du moins d’adversité !

CAMILLE.

Il faut donner un temps à la nécessité,

Qui peut être constant n’est jamais misérable ;

Il est vrai que ton sort me semble déplorable,

Et que le souvenir des biens qu’on a perdus

Touche plus que les maux quand ils sont attendus ;

Mais celui qui changea ta fortune dès l’heure,

La peut changer encore, et la rendre meilleure.

LE GEÔLIER.

L’espérance pour moi ne fut jamais un bien ;

Le mien, c’est de n’avoir et de n’attendre rien ;

On a presque autre mal que le bien qu’on espère.

CAMILLE.

Il n’est pas qu’un bon cœur à la fin ne prospère :

Le Ciel nous garde un bien, qu’il semble nous cacher ;

Ne peut-on pas l’avoir ? Il le faut arracher :

Vois-tu comme je fais ce que je te conseille ?

Que je demande au Ciel par force une merveille ?

Cet habit et mon sort ne te disent-il pas

Que la vertu de tout se forme des appas ?

Vois comme il faut dompter la fortune envieuse,

Vois de la pauvreté l’image glorieuse ;

Considère en nous deux qu’un courage constant

Tient malheureux le Maître, et le Valet content.

LE GEÔLIER.

Judicieux Valet, qui se rend cet office,

À qui le Maître même a voué son service,

À qui devrait un jour l’Univers obéir.

CAMILLE.

Me flatter maintenant c’est presque me trahir,

Notre condition te le semble défendre,

Et je ne voudrais pas que l’on nous put entendre :

Continuons la feinte, et dedans son regret

Donnons à ton Captif un plaisir si secret.

 

 

Scène V

 

ARISTANDRE, CAMILLE, LE GEÔLIER

 

ARISTANDRE, seul, et dedans le Cachot.

Misérable, es-tu mort ? Ou si tu pense vivre

Parmi tant de travaux que le destin te livre ?

Cette nuit, cette horreur, l’outrage, et le tourment,

Font-ils pas de ce lieu l’Enfer d’un pauvre Amant ?

S’il est privé de bien, de joie, et de délices,

Tous les objets d’ici ne sont que des supplices ;

Je me puis dire un Ombre, un fantôme amoureux,

Ils parlent comme moi, moi je souffre comme eux ;

Le Soleil chez les Morts ne peut jamais descendre,

S’il éclairait ici, ce serait de la cendre ;

La douleur et l’amour, de ce corps que j’avais

Ne m’ont laissé du tout que le cœur et la voix,

Et gardent à mes feux qu’ils ne peuvent éteindre

Le cœur pour endurer, et la voix pour me plaindre ;

Encore cette voix, afin de dire mieux,

N’est qu’un Écho des cris que j’ai faits en ces lieux,

Et ce cœur où l’amour a retiré mon âme,

N’est rien qu’un feu d’essence, et l’esprit d’une flamme ;

Tellement que n’ayant autre chose du mien,

Sans aimer et souffrir, je ne serais plus rien :

Ô Dieux ! Qui donnez cours à mon malheur extrême,

J’aimerai de souffrir, et vous, souffrez que j’aime ;

Non, je ne vous demande ou de vie ou de jour,

Que ce qu’il en faudrait pour expirer d’amour,

Et rendre à ma Maîtresse une preuve certaine

De mon ressentiment, et du fruit de sa peine :

Ou si c’est trop, ô Dieux ! Accordez à ma foi,

Comme je vis en elle, et qu’elle meurt en moi,

Si mon trépas devance ou borne sa victoire,

Qu’à la fin mon tombeau soit le prix de sa gloire.

Mais vous n’en ferez rien, Tyrans malicieux,

De ce qu’on souffre en Terre, on en rit dans les Cieux ;

Mon sort contagieux et qui se communique

Fait de mon seul malheur une peste publique,

Et parmi la rigueur de mes travaux divers

Je suis, en me perdant, pour perdre l’Univers :

Je rends de tous plaisirs une Cour orpheline,

Mon destin a perdu Vachles, et Roseline,

Par moi Coryléon ne vit plus qu’en fureur,

Cloriande qu’en peine, et la Cour en horreur :

Mais toi, de qui les soins davantage m’affligent,

Qui pour trop m’obliger presque me désobligent,

Camille, qu’attends-tu ? Mon malheur et tes vœux

N’auront qu’un seul destin, pour nous perdre tous deux ;

L’injustice et les Cieux ont arrêté ma perte ;

Et n’osant t’assaillir par une force ouverte ;

De peur que la vertu leur reprochât ce tort,

On te bat de mes coups, pour mourir de ma mort :

Cruel, injuste sort ! En ta rigueur extrême

Faut-il pour me punir passer hors de moi-même ?

De la faute d’un seul faire deux malheureux ?

Camille et le Geôlier seront au dessous de sa grille qui l’auront ouï dire tout.

CAMILLE, l’interrompant.

Oui, car tout est commun à deux cœurs amoureux.

Le mien m’échappe, Ami, je ne puis plus l’entendre ;

Ouvre, dépêche tôt.

ARISTANDRE, ne sachant d’où vient cette voix.

Dieux ! Qui parle ?

CAMILLE, l’appelant.

Aristandre !

ARISTANDRE.

Qui me répond ?

CAMILLE.

Mon âme !

ARISTANDRE.

Oracle injurieux ?

CAMILLE, se faisant voir à lui, le Cachot ouvert.

Que prononce Camille, et que donnent les Dieux ;

Ne sont-ce pas les Dieux qui m’obligent à prendre,

Si ton malheur le veut, un tombeau dans ta cendre.

ARISTANDRE.

Ô Dieux ! Qu’ai-je entendu ? Mais qu’est-ce que je vois ?

Deux miracles vraiment qui surpassent ma foi :

Ah ! Camille.

CAMILLE.

Ah ! Ma Vie.

ARISTANDRE.

Amour ! Est-il croyable

Que ce lieu désormais me paraisse effroyable ?

Doncque je vois reluire le Soleil aux Enfers ?

Le plaisir se vient rendre au milieu de mes fers ;

Et le Ciel, raccourcit dans le sein de la terre,

Pour montrer tous les feux que son espace enserre,

Et faire d’un Cachot un nouveau Firmament,

Ne me présente ici que deux yeux seulement :

Où luisez-vous ? Beaux yeux ! Qu’elle est cette aventure ?

Qu’un pauvre habit nous cache un trésor de Nature ?

Que c’est mal enchâsser un diamant si beau !

C’est vêtir le soleil d’une ombre et d’un tombeau :

Et toi, que mon amour appelle son Aurore,

Qui conduis en ce lieu cet Astre que j’adore,

Ôte-moi ces liens, ses yeux en ont assez

Qui me tiennent le cœur et les sens enlacés ;

Ajoute à la première une seconde grâce,

Que sans empêchement, et libre, je l’embrasse.

LE GEÔLIER, lui ôtant sa chaîne.

Que ce petit service au-dessous de mes vœux

N’est à la fin suivi des effets que je veux.

ARISTANDRE.

Ami, dans ta bonté ?

LE GEÔLIER.

Monsieur, le temps nous presse.

ARISTANDRE.

Que ta vertu reluit ! Et bien, chère Maîtresse,

Il faut doncque souffrir que sa fidélité ?

CAMILLE.

Soit mémorable un jour à la postérité :

Si vous le connaissiez, sa fortune est étrange ;

En cet infâme état où son malheur le range

Il est plus déguisé que moi-même en ces lieux ;

Lui-même une autre fois vous le peut dire mieux,

À d’autres entretiens cette heure nous appelle.

ARISTANDRE.

Je le crois de Maison, l’apparence en est telle,

Son esprit, son discours, et sa foi me l’ont dit,

Que je dois reconnaître, ou mourir sans crédit.

LE GEÔLIER.

Employez mieux ce temps, Monsieur, je vous conjure.

ARISTANDRE.

Est-il faveur plus rude, et plus honnête injure ?

Il lui faut obéir, nous sommes sous sa loi.

CAMILLE.

Oui, car il est mon Maître.

ARISTANDRE.

Et c’est un Dieu pour moi.

LE GEÔLIER.

Je le désirerais, pour vous tirer de peine.

ARISTANDRE.

Qui sans vous me serait beaucoup moins inhumaine :

Tous vos bienfaits ne vont qu’à ma confusion ;

Vous puis-je voir, Madame, à mon occasion

Toujours dans les soupirs, et toujours dans les larmes ?

Qu’attendrons-nous enfin d’Adraste, et de ses armes ?

A-t-il reçu ma lettre ? Et n’est-il pas venu ?

Ne m’est-il plus ami ? Qui l’aurait retenu ?

Ses soldats dorment-ils ? Ou suis-je encore en vie ?

CAMILLE.

Je crois que l’entreprise enfin sera suivie

De tous les fruits heureux qu’apporte un bon conseil ;

J’ai fait à nos desseins un secret appareil,

Qu’Adraste et ses soldats en peu viendront éclore,

S’il accorde à mes veux le secours que j’implore ;

Félismon est allé le trouver de ma part.

ARISTANDRE.

Il manquera peut-être, ou ne viendra que tard :

Tous ses désirs pour moi n’ont été que fidèles ;

Mais ?

CAMILLE.

La seule amitié lui donnera des ailes.

ARISTANDRE.

Mon malheur plus puissant les lui pourrait couper.

LE GEÔLIER.

Parlez bas, quittez-vous, on marche, j’ois frapper.

CAMILLE.

Qui nous surprend ?

LE GEÔLIER.

Ô Dieux ! Cloriande en personne.

CAMILLE.

Je tremble à son abord.

LE GEÔLIER.

Cet accident m’étonne.

 

 

Scène VI

 

CLORIANDE, LE GEÔLIER, CAMILLE, ARISTANDRE

 

CLORIANDE.

Enfin je l’ai vaincu, j’ai dompté sa fureur,

Mon esprit s’est montré plus fort que l’Empereur,

Mon frère a relâché, sa colère s’apaise ;

Je te puis voir encore, Aristandre, à mon aise,

Et te dire le droit que ma protection

Mérite désormais en ton affection :

Mais que l’occasion favorise ma peine !

Tiré de son cachot le Geôlier l’amène ;

Un tiers est avec eux.

Elle parle au Geôlier.

Quel est ce beau garçon ?

LE GEÔLIER.

C’est mon valet, Madame, il est fils d’un maçon ;

Je l’ai conduit ici ?

CAMILLE, parlant bas.

Justement à sa perte.

LE GEÔLIER.

Pour mettre quelque pierre en la muraille ouverte.

CAMILLE, parlant bas.

Je la porte vraiment cette pierre en mon cœur,

Il est plus froid que marbre, et n’a plus de vigueur.

CLORIANDE, ayant regardé Camille longtemps.

Telle profession fait honte à son visage,

Et des traits ne sont pas propres à cet usage.

ARISTANDRE, parlant bas.

Oui, tout est découvert, n’en attends rien de mieux.

CLORIANDE.

Il a je ne sais quoi d’agréable en ses yeux ;

Quel est son nom ?

LE GEÔLIER.

Niais ; c’est la sottise même :

Voyez ce front baisé, voyez-lui ce teint blême,

Qui dans un sot respect marquent sa lâcheté ;

Ces pâles traits de gueux les nommez-vous beauté ?

ARISTANDRE, parlant bas.

Que sa feinte rigueur me plaît, et qu’elle est douce !

Qu’elle vient à propos !

LE GEÔLIER.

Marche, quand on te pousse ;

Il a les pieds pesants de même que l’esprit.

CLORIANDE.

Les coups ne chassent point sa grâce qui me rit ;

Je l’admire ; et connais ?

ARISTANDRE, parlant bas.

Sans doute notre feinte.

CLORIANDE.

Que tu lui perds le cœur et l’esprit dans la crainte ;

Traite-le, je le veux, un peu plus doucement :

Retirez-vous d’ici tous deux pour un moment.

LE GEÔLIER, en se retirant.

De combien de frayeurs ce moment nous délivre !

CAMILLE.

Je pense qu’en lui seul je commence de vivre ;

Que ne suis-je dehors ! Écoutons néanmoins.

CLORIANDE.

Aristandre, je prends tous mes soins à témoins,

Et l’Hydre de tes maux sans cesse renaissante,

Si quelque affection fut jamais plus puissante

Que celle qui par moi te conserve aujourd’hui.

CAMILLE, parlant bas, et l’écoutant.

Il faudrait donc ôter celle que j’ai pour lui.

CLORIANDE.

Tes maux et mon secours te disent que je t’aime ;

Tu ne vis que par moi, ne vis que pour moi-même ;

Peux-tu me refuser ce qui semble être à moi ?

ARISTANDRE.

Et bien, tenez ma vie, une autre tient ma foi ;

Je sais que je vous dois cet air que je respire,

Que mon salut dépend des lois de votre empire.

CAMILLE, parlant bas.

Dis de sa tyrannie, et de sa passion.

ARISTANDRE.

Mais ce bien qui me vient de votre affection,

Ne me le donnez-vous que par le prix d’un crime ?

Puis-je vivre, et quitter la flamme qui m’anime ?

CLORIANDE.

Cette flamme ? Imprudent, qui t’aurait fait mourir,

Sans la mienne, qui put seule te secourir.

ARISTANDRE.

Au contraire, en mes maux c’est elle qui m’assiste,

Son amour réjouit cette demeure triste.

CLORIANDE.

Elle te donne donc un bien qu’elle n’a pas ;

Son cachot et le tien n’ont-ils point quelque appas ?

Tout son plaisir n’est plus qu’à chercher une porte

Pour sortir, en mourant, des maux qu’elle supporte.

ARISTANDRE, regardant Camille.

Qui était derrière la porte du Cachot et la tenait.

Elle ne cherche pas ce qu’à l’heure elle tient.

CAMILLE, parlant bas.

Il passe trop avant ; Dieux ! Jusqu’où l’on en vient ?

LE GEÔLIER.

Il lui répond de vous, mais elle entend d’une autre :

Écoutons leur discours, et finissons le nôtre.

CLORIANDE.

On lui ferme un chemin, que chacun trouve ouvert.

ARISTANDRE.

Elle y sait bien venir, elle l’a découvert.

CLORIANDE.

En vain le voulut-elle ; on la détient captive,

Et pour son plus grand mal on permet qu’elle vive :

Mais change cet amour.

ARISTANDRE.

Jamais.

CLORIANDE.

Romps ce lien.

ARISTANDRE.

Il est trop fort.

CLORIANDE.

Et prends en moi-même ton bien.

ARISTANDRE.

Je n’en veux jamais d’autre, et n’en aurai qu’en elle.

CLORIANDE.

Qu’attends-tu d’une infâme, et d’une criminelle ?

ARISTANDRE, se déclarant ouvertement.

Ah ! Madame, c’est trop, vous passez à l’excès ;

Si Camille n’a point un plus heureux succès,

Notre amour pour le moins n’a ni honte ni vice ;

Sa gloire est dans mes fers, la mienne en son service.

CLORIANDE.

Quoi ? Roseline enfin lui cédera le lieu ?

ARISTANDRE.

C’est ce que veut le Ciel, et que ferait un Dieu.

CLORIANDE.

Qu’encore à celle-ci je serve de seconde ?

ARISTANDRE.

Elle n’en eut jamais et n’aura dans le monde.

CLORIANDE.

Tout ainsi que ma Sœur, Camille aura son tour.

ARISTANDRE.

Je l’aimai de respect, de devoir, non d’amour.

CAMILLE, parlant bas.

Je serais trop heureuse ; ô Dieux ! L’osai-je croire ?

CLORIANDE.

Ainsi de mes bienfaits tu perds toute mémoire !

ARISTANDRE.

Nullement, je les porte empreints dedans le cœur.

CLORIANDE.

Pour les y mettre aux pieds d’un ennemi vainqueur,

Qui superbe y régnant en fera ses trophées ;

C’est ainsi que tu rends mes plaintes étouffées ;

Ingrat, me veux-tu perdre, en te donnant secours ?

Que veux-tu ?

ARISTANDRE.

Par ma fin celle de vos amours.

CLORIANDE.

Oui, méchant, tu l’auras. Mais ma rage allumée

Fait des désirs de feu, qui s’en vont en fumée ;

Je ne vivrai jamais, si je le fais mourir ;

À tout autre dessein il me faut secourir :

Vis, cruel, insensible, et triomphe, barbare,

Objet seul, et témoin d’une amitié si rare.

LE GEÔLIER, parlant à Camille.

Retirons-nous plus loin, qu’elle ne trouve ici

Un objet de sa haine, et deux témoins aussi.

CLORIANDE.

Jamais affection ne fut plus irritée,

Plus forte, ni plus digne ?

ARISTANDRE.

Ou si peu méritée ;

Madame, c’est ici l’excès de mon malheur.

CLORIANDE.

Que tu nourris, ingrat, ta peine, et ma douleur ;

Je te ferai sentir ? Mais la faible vengeance !

Je ne puis contre lui que manquer d’allégeance ;

Mes coups me blesseraient la première avant lui ;

Ciel ! Tu n’as point de Dieux pour guérir mon ennui.

Elle s’en va en colère.

ARISTANDRE.

Elle me fait pitié, mais plus de mal encore ;

Ce Soleil se couchant va perdre son Aurore :

Camille retournant avec le Geôlier.

Non, je la vois qui vient ; ô l’effet nonpareil !

L’Aurore à cette fois a chassé le Soleil.

Et bien, la vérité vous est-elle connue ?

Lui pouvez-vous encore opposer quelque nue ?

LE GEÔLIER, le voulant remettre à la chaîne.

Rentrez, dépêchons-nous ; la Princesse m’attend.

CAMILLE.

Aristandre, il est vrai que mon cœur est content,

Ton amour ne me fit jamais plus de caresse,

Je suis de Valet feint véritable Maîtresse ;

Mais je veux, si le Ciel n’en abrège le cours,

Te faire en peu de temps le Maître de mes jours.

ARISTANDRE.

Et les miens n’auront plus de Soleil que vous-même ;

Que je veux faire voir sur le visage blême,

Et conserver ici, pour combattre le sort

Entre la nuit, l’horreur, le péril, et la mort.

 

 

Scène VII

 

ADRASTE, FÉLISMON

 

ADRASTE.

Qu’on tienne en un cachot la Vertu prisonnière ?

Qu’une action si belle efface sa lumière ?

Dis-tu que l’échafaud par deux fois fut dressé ?

Ah ! Ce récit cruel me rend tout insensé ;

Ami, je me serais perdu pour ta défense,

De son sang le Tyran m’eût payé cette offense :

Encore n’est-il pas assuré du danger,

Trois mille hommes que j’ai sauront bien le ranger,

Prêtes à se retirer, ils m’aimeront mieux suivre

Que de languir chez eux inutiles à vivre,

Je leur ferais forcer les Astres et les Dieux,

Avec eux j’oserais entreprendre les Cieux :

Et que la Silésie, et qu’une seule Ville

S’opposât à leur front de défense inutile ?

Ce n’est pas le travail d’une nuit seulement.

FÉLISMON.

Monsieur, il faut agir ici subtilement ;

On n’y veut pas entrer par une force ouverte,

L’entreprise doit être et discrète, et couverte ;

Aule ne se peut pas battre d’un coup de vent,

Vous vous y pourriez perdre et les vôtres devant ;

Peu de peine et de bruit nous la doit rendre nôtre,

Menacée en une heure, et prise dans une autre :

Camille a des moyens déjà prêts à la main,

Qui passent et l’esprit de son sexe, et l’humain ;

On vous fera savoir le lieu, la force, et l’heure

Qu’en un si grand dessein l’on trouvera meilleure ;

Sans paraître, et couvert, tenez-vous cependant

À quelque peu de là, toujours en attendant,

Épandez vos soldats de loin par les villages,

N’approchez que d’un jour Aule, ou ses voisinages ;

Bref, ne remuez rien, que votre argent touché,

Toujours prêt à partir, et toujours embûché :

Voilà, Monsieur, en peu ce que l’on vous propose.

ADRASTE.

Mon courage m’inspire et médite autre chose :

Toutefois je suivrai ce que l’on m’a mandé ;

Qu’on sache qu’une fille enfin m’a commandé ;

Oui, Je prends son désir pour le mien, et pour ordre,

Son vouloir est ma loi, je n’en veux pas démordre.

Ô divine Amazone ! Ô fille ! Que veux-tu ?

Est-il encore au Monde une telle vertu ?

Si le siècle en pouvait produire de semblables ;

Le monde reviendrait à ses premières fables ;

Comme jadis Hercule, Adraste filerait,

À la honte du sexe, et Camille armerait ;

Les maris deviendraient esclaves de leurs femmes,

Portant le fer en main, et dans les yeux les flammes,

Le courage, l’ardeur, le fiel, et le courroux,

Tous détrempés d’appas, leur siéraient mieux qu’à nous ;

La Beauté serait mâle, et l’horreur des alarmes

Au milieu du carnage aurait même des charmes,

Ce ne serait plus qu’un, la grâce et la valeur ;

Sans épine on verrait nous rire toute fleur ;

Les femmes n’auraient plus ni jaloux ni barbares,

L’amour serait sans crainte, et leurs faveurs avares

S’offriraient librement à qui plairait le mieux,

Les moins parfaits seraient punis devant leurs yeux,

Et le sot seulement se verrait misérable :

Tu serais, Aristandre, un Dieu de cette fable ;

Ces Dames, dont l’amour te perd en sa ferveur,

Jouiraient du pouvoir, et toi de la faveur ;

Elles me préviendraient à punir l’insolence

Et l’humeur d’un Jaloux, de qui la violence

Mérite d’éprouver les fureurs d’un destin

Tel que souffrit Penthée en sa tragique fin.

Mais c’est discourir ; Camille, je vais joindre

La menace aux effets, et montrer qu’elle est moindre ;

Va d’un proche secours de ne pas l’avertir.

FÉLISMON.

Que puise avecque vous la fortune partir,

Que la gloire partout accompagne vos armes.

ADRASTE.

Un Ciel à conquérir m’offrirait moins de charmes.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CAMILLE, UN MÉDECIN

 

CAMILLE.

Son mal me fait horreur, et vous fera pitié,

Je l’étends sur moi-même et le souffre à moitié ;

Cependant l’Insensé chante quand je soupire,

Je pleure de sa peine, et lui n’en fait que rire ;

S’il cherche les dangers dans sa confusion,

J’ai par crainte le mal qu’il n’a qu’en vision ;

Il se travaille à tout.

LE MÉDECIN.

Cela provient, Madame,

De certaines humeurs qui lui surchargent l’âme,

Qui tiennent son esprit à leur force sujet,

Lui font des passions presque de chaque objet ;

Si qu’il se porte à tout, et d’un sens invincible.

CAMILLE.

Je crois, pour être fou, qu’il devient insensible ;

S’il voit du feu, sans crainte il se jette dedans,

Il court vers le Soleil, suit les flambeaux ardents ;

En ce temps que l’Automne à l’Hiver a fait place

Il va nu par la rue, et couche sur la glace,

L’eau, la neige, et le froid ont pour lui des appas,

Partout, sans le trouver, il cherche le trépas ;

On dirait à le voir franchir une muraille,

Que son corps est de fer, ou les pierres de paille ;

S’il se jette en un gouffre, il en revient léger,

Il semble qu’il s’entend avecque le danger,

Que tous les Éléments respectent sa folie ;

L’eau rit sur toute chose à sa mélancolie ;

Il cherche la plus froide, et s’y tient une nuit,

Là par jeu se plongeant, il se cherche, il se fuit,

Il s’embrasse, il s’échappe, il s’enfonce, il se hausse ;

Volupté dans un mal aussi vrai qu’elle est fausse :

Il rentre le matin, et quitte les fossés,

Non sans quelque regret des lieux qu’il a laissés ;

Même pour témoigner sa passion étrange,

Sur ces habits mouillés il en baise la fange,

Habits, qui n’étant plus que pièces et lambeaux,

Font horreur à chacun, et lui les trouve beaux :

Doux et facile à tous, ô cruel avantage !

Il s’offense lui seul. D’en dire davantage,

Nullement ; vous saurez juger par les accès

La nature du mal qui cause ces excès.

LE MÉDECIN.

En cela je ne vois qu’une marque certaine ?

Ménipe entre sur le Théâtre ; dès l’abord il se laisse tomber,

Bien qu’il soit soutenu par un homme.

Mais quel bruit ? Le voici.

CAMILLE.

Qui se soutient à peine ;

La jambe tout en sang ; ô Cieux ! Il est tombé ;

Ami relève-le.

 

 

Scène II

 

MÉNIPE, CAMILLE, LE MÉDECIN

 

MÉNIPE, en folie.

Qui me l’a dérobé ?

Je le tenais tantôt ; ouvrez-moi cette porte ;

Mon Maître, fuyez-vous Ménipe de la sorte ?

LE MÉDECIN.

Madame, faites-lui prendre un peu de repos.

CAMILLE.

On n’en jouira pas.

Comme cet homme qui l’a amené, le veut mettre dans une chaise à bras, pour le faire reposer.

MÉNIPE.

Qui me retient au dos ?

Ah ! Je sens un vautour qui m’arrache les ailes.

CAMILLE.

Ménipe ?

MÉNIPE, en les considérant tous deux.

Vois-je en un corps trois pucelles ?

N’est-ce pas devant moi Proserpine, et Pluton ?

Que je sois en Enfer ? Et par où descend-on ?

Aristandre, où faut-il que je te cherche encore ?

Je te suivrai partout, et ces lieux que j’abhorre

Ne...

LE MÉDECIN.

Le sort de son maître a causé cet effort.

MÉNIPE, tombant dans la chaise.

Non, je ne dirai mot, puisqu’en fin je suis mort.

Puis se relevant de la chaise.

Mais dites-moi premier en cette nuit profonde

Si ce n’est pas dormir que de vivre en ce Monde,

Faut-il fermer les yeux, puisque l’on n’y voit rien ?

Arrête, vieux Charon, ah ! Je te connais bien ;

Je sens que tu me mets doucement dans ta barque.

Ici cet homme le voulant remettre sans sa chaise, il fait des feintes comme s’il passait l’eau en ramant, et après s’être essuyé comme s’il eût été bien échauffé, on dirait qu’il prend de l’eau à deux mains pour boire et se rafraîchir.

Buvons à la santé de la plus belle Parque ;

Je crois que l’eau du Styx est le vin des damnés.

Ici il s’imagine d’avoir passé le Styx, et d’être à l’autre bord dans l’Enfer, où il a toutes ces visions qui suivent.

Que ces lieux sont partout d’Ombres environnés !

Dieux ! Tout est en alarme en ces demeures sombres ;

Un Hercule nouveau trouble encore les Ombres ;

Les foudres ont trouvé le chemin d’ici-bas ;

Les Titans déchaînés font de nouveaux combats ;

Les Parques sont aux mains ; le désordre s’augmente ;

Cerbère s’est caché de peur chez Radamante,

Qui sous un corps fumant de souffre et de vapeur

Fuit lui-même, et se met sous les lois de la peur ;

Ici tombe de crainte Icare en l’onde noire ;

Là Tantale en fuyant passe l’eau sans en boire ;

Tityre à demi-mort, par de nouveaux efforts

Fuit, et porte caché le Corbeau dans son corps ;

Ixion tout lié court, et traîne sa roue.

Je le vois, le voilà, ce Vainqueur qui se joue ;

Il court après le médecin qui est là, qu’il prend pour Aristandre en Enfer.

Ah ! Mon Maître, est-ce vous qui domptez les Esprits ?

Ici on le remet de nouveau dans la Chaise, où il s’endort.

Mais d’où vient qu’en leurs lacs je me retrouve pris ?

Plongé dans l’eau d’oubli je sens qu’ils me renversent,

Pour me faire dormir mille Démons me bercent.

LE MÉDECIN.

Je vois qu’il s’assoupit, sans doute il dormira,

Comme à lui ce repos aussi nous servira.

MÉNIPE, se réveillant en sursaut.

Si je ronfle, j’ai peur d’éveiller les Furies

Dedans leur lit de fer.

En dormant il fait mille grimaces et milles postures ridicules, qui ressemblent à des convulsions.

CAMILLE.

Dieux ! Que de singeries !

Si l’esprit dans le corps encore sommeillait ?

Ce repos le travaille autant que s’il veillait ;

Que son mal m’est sensible ! Hélas ! Quelle posture !

Monsieur, cette action vous parle et vous conjure :

Doncque cette fureur jamais ne cessera ?

LE MÉDECIN.

Patience, attendez, tout cela passera ;

Faible et las, du dormir il reprendre l’usage ;

Son cerveau ne lui fait qu’une confuse image

Des choses qu’il croit voir, et que l’on ne voit point ;

Mais dès que le sommeil au repos aura joint

Ses humides pavots, où le sang qui s’allume

Altéré se détrempe, et l’ardeur se consume,

Son esprit rendu juste, et fixes ses regards,

Ses yeux haves, troublés, deviendront moins hagards,

Vous lui verrez l’humeur plus douce et plus tranquille,

Plus vive la couleur, et l’âme plus facile ;

Disposé pour le moins à prendre guérison :

Non que je vous promette encore sa raison,

Cela va bien plus loin, c’est bien un autre ouvrage ;

Moi-même je lui veux préparer un breuvage,

Que Médée autrefois aux Thessales apprit,

Dont l’opération passe jusqu’à l’esprit ;

Par là je vous promets sa guérison certaine,

Mais il faut à cela du temps et de la peine :

Madame, en attendant je sors pour ordonner

Ce qui le peut guérir, et vous doit étonner.

CAMILLE.

Vos charitables oins auront leur récompense.

LE MÉDECIN.

Mon Prince ne veut pas, ni ma foi, que j’y pense :

Qu’on ne l’éveille point.

Il sort, et amène quant et lui cet homme qui avait aidé Ménipe à Ménipe à marcher.

MÉNIPE, se relevant de sa chaise, tout éveillé, si tôt que le Médecin, est sorti.

Non pas, qui dormirait ;

Ô ! Le plaisant Docteur ! Hé Dieu ! Qui n’en rirait ?

CAMILLE.

Tais-toi ; ne crains-tu point encore qu’il revienne ?

Il contrefait le fou ; j’ai peur qu’il le devienne.

MÉNIPE.

Voire, il peut bien porter son breuvage plus loin,

Je crois qu’il lui serait plus qu’à moi de besoin ;

Qu’il s’est bien escrimé de sa folle science !

CAMILLE.

J’en attends quelque belle et haute expérience ;

Je vois déjà l’Enfer à ce coup s’employer,

Et crois qu’en ce breuvage il te doit envoyer

La poudre d’un Démon ; et l’esprit d’un atome,

L’essence d’un éclair, et le sel d’un fantôme ;

Qu’il connaît de secrets ! Et qu’il a de pouvoir !

Quoi ? Marier Médée avecque son savoir ?

Qu’il a fait à propos venir la Thessalie ?

De longtemps il n’aura la fin de sa folie,

S’il faut, pour en guérir, qu’il aille rechercher

L’hellébore en ces lieux dont le voyage est cher.

MÉNIPE.

Le dessein en est beau, pourvu qu’il touche un autre.

CAMILLE.

Laissons là son dessein, et discourons du nôtre.

MÉNIPE, parlant sérieusement de sa commission.

J’espère que nos maux à moitié sont passés ;

Madame, en tous endroits j’ai sondé les fossés ;

Celui que j’ai trouvé plus facile et guéable,

Pour avoir l’eau plus basse, et le fond tout de sable,

C’est du côté qu’on va de la Ville au Château ;

Là par pièces s’en va la muraille dans l’eau,

C’est l’endroit le plus propre à monter et descendre ;

Tout fait pour assaillir, rien n’y fait pour défendre

La brèche a pour cloison de la terre et des ais,

Qui gagne le dessus a gagné le Palais.

CAMILLE.

Juges-tu que l’on puisse y présenter l’échelle ?

MÉNIPE.

Même aller à la main.

CAMILLE.

Ô l’heureuse nouvelle !

Je pense que le Ciel nous devait ce bonheur ;

Mais que te dois-je à toi ?

MÉNIPE.

Rien du tout, que l’honneur

Dont vous m’obligez trop à vous servir, Madame,

D’un homme qui n’a plus que votre bien pour âme ;

D’un intérêt commun votre contentement

Acquis par mes travaux me flatte également,

J’attache à ce désir ma gloire, et ma fortune,

Sans cela mon esprit me pèse et m’importune ;

Je n’eus, contrefaisant le fol devant les fous,

Jamais plus de raison, qu’en la perdant pour vous ;

C’est peu, pour vous servir, que de courir les rues,

Je volerais léger même dedans les nues,

Je donnerais aux vents dedans l’air des combats,

Les feux ni les torrents ne m’arrêteraient pas,

Cher Maître, où ton service appellerait ma vie.

CAMILLE.

Tu m’obliges en lui, ta bonté m’a ravie ;

Je l’en tiens plus heureux et riche de moitié,

Son titre le plus grand est en ton amitié ;

Donner à ce mérite une reconnaissance,

Ô Ciel ! Qui le pourrait ? Il n’est qu’en ta puissance.

MÉNIPE.

C’est peindre une fumée, et la dire du feu ;

Madame, jusqu’ici je n’ai fait que bien peu ;

Qu’il me tarde qu’enfin d’une parfaite joie

Mon Maître entre vos bras libre et sain je revoie !

Lors content je n’aurai plus rien à désirer.

CAMILLE.

Le Ciel lors adouci, nous pourrons espérer

De voir selon mes vœux ta foi récompensée.

MÉNIPE.

Combien, en me donnant, me prend cette pensée !

CAMILLE.

Cher Ami, fussions-nous déjà dans ce combat ;

Mais je sens jour à jour que mon espoir s’abat,

Que le malheur détruit ma constance plus ferme,

Que ma longue douleur ne trouvant point de terme

Elle se rend plus forte, et croît avec le temps :

Quand verrai-je, Adraste, et tes drapeaux flottants ?

Ne trouverai-je point quelques Astres propices ?

Tous les chemins pour moi sont-ils des précipices ?

Que le temps à venir m’est long par le présent !

MÉNIPE.

Toujours un mauvais jour paraît long et pesant.

CAMILLE.

Que ferait Félismon ? Qu’est-ce qui le retarde ?

Sait-il bien que ma vie en ce point se hasarde ?

Qu’Adraste n’attend plus qu’après l’argent venu ?

MÉNIPE.

Madame, quand il faut faire par le menu

Une somme d’argent si notable et soudaine,

Croyez-moi qu’il y va du temps et de la peine ;

L’homme le plus habile est assez empêché,

Sur la terre, et dedans, partout l’or est caché.

CAMILLE.

Il faut pour un tel coup tout engager, tout vendre.

MÉNIPE.

Je crois qu’il fera mieux ; nous ne devons attendre

De sa charge qu’un bon et prompt événement.

CAMILLE.

Cependant il augmente et nourrit mon tourment ;

Je ne sais quel soupçon à tous coups me fait craindre

Qu’au bout de nos desseins nous ne puissions atteindre,

Que le temps à la fin trahissant nos secrets

Moi-même qui les tends je me jette en mes rets ;

Le pensant divertir, mon esprit ne s’attache

Qu’à ce qui peut me nuire, et dont l’objet me fâche ;

Jour et nuit je me trouble, et je ne sais de quoi ;

Ô Ciel ! Chasse la peur et le mal loin de moi.

Elle et Ménipe rentrent dans le logis.

 

 

Scène III

 

L’EXEMPT et SES GARDES, CAMILLE, MÉNIPE

 

L’EXEMPT.

C’est ici ; la voilà, qu’à propos je découvre,

Qui fait entrer son fou.

Il frappe à la porte.

CAMILLE.

Qui frappe ?

L’EXEMPT.

Que l’on m’ouvre :

Répondez du logis, vous, et l’environnez,

Vous autres, là dedans avecque moi venez.

MÉNIPE, ayant regardé par-dessus la muraille.

Nous sommes découverts, on nous donne des Gardes.

CAMILLE.

Ainsi donc en fureur, ô Ciel ! Tu me regardes ?

L’EXEMPT.

Ouvrez.

CAMILLE.

À qui ?

L’EXEMPT.

C’est trop ; au Prince, et à son Exempt ;

Son pouvoir en mes mains le rend comme présent.

Ici l’Exempt dispose ses Gardes à l’entour du logis.

CAMILLE.

Mourons plutôt, Ménipe.

MÉNIPE.

Il faut ouvrir, Madame.

CAMILLE.

Ouvre premier ce cœur, fais passage à mon âme ;

Aussi bien de douleur je me sens défaillir.

MÉNIPE.

Madame, voulez-vous plus qu’eux vous assaillir ?

Je veux, s’il en vient mal, sur ma tête le prendre ;

Vivez, je vous conjure, au respect d’Aristandre.

CAMILLE.

Au contraire, pour lui je dois, je veux mourir.

MÉNIPE.

Oui, de peur d’endurer, et de le secourir.

L’EXEMPT, étant en bas.

Ouvrez, et promptement, j’enfoncerai la porte.

MÉNIPE, en haut.

Le voulez-vous laisser au péril de la sorte ?

CAMILLE.

Que penses-tu gagner, me faisant vivre ici ?

Quelques moments de plus.

MÉNIPE.

Perdez-en le souci ;

Ma tête du succès vous servira de gage,

Laissez-moi seulement jouer mon personnage.

CAMILLE.

Que ne pourrait sur moi ton vouloir emporter ?

MÉNIPE.

Criez donc.

Il se jette du haut de la muraille dans la rue.

CAMILLE.

Il m’échappe, on ne peut l’arrêter,

Ce fou suit sa fureur, il se jette à la rue ;

À l’aide, mes amis, le malheureux se tue,

Il prend une pertuisane de l’un de ces Gardes.

Qu’on lui tire ce fer : ah Dieu ! Que fera-t-il ?

MÉNIPE.

Pour un sceptre en enfer passera cet outil :

Voulez-vous retirer de l’Averne un Thésée ?

Je servirai d’Alcide.

Il en donne dans la porte qu’il met par terre.

Ah ! La voilà brisée.

Que de fantômes noirs, et que d’Esprits volants !

Que de feux engouffrés, fumeux, étincelants !

Courage ! Le voici ; j’entends venir Cerbère.

Camille descendant, il la prend pour Cerbère.

L’EXEMPT.

Arrêtez-là, Madame ; il se met en colère ;

Ce Fou se méprendrait, il croit être en Enfer :

Orfus, qu’on lui saisisse et les mains et ce fer.

Tandis que les Gardes lui tirent la pertuisane, le Capitaine monte vers Camille, qui l’attend le pistolet et l’épée à la main sur le haut se l’escalier.

CAMILLE.

Encore à quelle fin tend cette violence ?

L’EXEMPT.

Pour empêcher la vôtre.

CAMILLE.

Et quelle ? Ô l’insolence !

Parlez bien.

MÉNIPE, lorsqu’on lui a ôté la pertuisane.

Révoltés, suis-je pas votre Roi ?

Quoi ? M’ôter cet honneur ? Que ferez-vous sans moi ?

Allez faire punir votre ardeur criminelle ;

Je vais vous laisser tous en la nuit éternelle.

Il s’enfuit.

GARDE I.

Assez dedans sa tête il porte de faux jours ?

GARDE II.

Propos pour éclairer l’Enfer.

GARDE III.

Il fuit toujours :

Vraiment ce Roi nouveau, d’un plaisant équipage,

Ne va pas mal à pied sans serviteur, ni page.

CAMILLE, en haut.

Je ne vous laisserai faire un pas seulement

Sans savoir le sujet de tout ce mouvement.

L’EXEMPT.

Madame, voulez-vous, vous perdre dans la force ?

CAMILLE.

Vos efforts à mon feu ne sont que de l’amorce ;

Je n’aurai point de peur pour une fois autant ;

Ma liberté ne peut mourir qu’en disputant,

Oui, libre je mourrai comme je la suis née,

Je puis seule, je veux faire ma destinée ;

Je ne reconnais point d’autre que l’Empereur,

Vous faites m’offensant un crime d’une erreur ;

Je suis venue ici dessous sa sauvegarde,

Je ne réponds qu’à lui ; qu’aucun ne se hasarde,

On ne me touche point avec impunité,

Le plus traître en paiera pour tous la vanité ;

Tyran, tu répondras un jour de cet outrage.

L’EXEMPT.

Vous employez, Madame, un peu mal ce courage ;

Le Prince n’a pour vous que de l’affection.

CAMILLE.

Et me désire morte en son intention ;

L’inhumain, contre moi que veut-il entreprendre ?

Ce qu’on aime, l’on peut sans crime le défendre ;

Faut-il à sa fureur laisser les innocents,

Et mon Époux en proie, et moi, si j’y consens ?

Ce ne sera jamais, que sur l’heure vengée

Je ne sois en ma mort de quelque autre allégée

Un Dieu l’entreprenant, je le rendrais mortel.

L’EXEMPT.

Non, Madame, jamais son dessein ne fut tel.

CAMILLE.

Et que veulent enfin ces Gardes qu’il me donne ?

L’EXEMPT.

S’assurer du logis, et de votre personne,

Vous suivre seulement, et vous accompagner.

CAMILLE.

Oui, cependant qu’il veut, le Tyran, se baigner,

Dans le sang malheureux d’une victime offerte ;

Et c’est ainsi qu’il croit m’endormir en ma perte :

Non non, je suis à moi, m’arrêter ? C’est en vain,

Tandis que je tiendrai ce pistolet en main ;

Je verrai qui de vous sera plus téméraire.

L’EXEMPT.

C’est s’alarmer à faux, on ne vous veut rien faire.

CAMILLE.

On ne le peut aussi ; voici de bons garants ;

Montrant l’épée et le pistolet qu’elle a en main.

Je porte feu pour feu, jamais je ne me rends.

L’EXEMPT.

Sur votre liberté qui voudrait entreprendre ?

CAMILLE.

Ceux qui veulent la mort de mon cher Aristandre ?

L’EXEMPT.

Et bien, de ces deux points je vous assurerai,

Sur le plus saint Autel je vous le jurerai ;

Tromper tant de vertus serait-ce pas un crime ?

CAMILLE.

Ainsi prête à mourir on flatte une victime.

L’EXEMPT.

Faire un coup si méchant ? Quelle main l’oserait ?

Contre elle un foudre ardent pour vous s’opposerait.

CAMILLE.

Qu’on ne me flatte point ; je sais, quoi qu’il advienne,

Qu’on ne me promet rien qu’après on ne me tienne.

L’EXEMPT.

Ma foi, (recevez-la,) vous assure de tout.

CAMILLE.

Or sus, je le verrai, mon esprit se résout ;

On ne me peut tromper qu’une fois en sa vie.

L’EXEMPT.

Me punisse le Ciel, si j’en ai quelque envie :

Je crois que de ce bruit vous n’aurez que le son ;

Le Prince quittera peut-être le soupçon

Qui nous a fait venir, lors en cela trompée

Vous trouverez à vous mon cœur et mon épée :

Croyez que je n’ai pas épousé son courroux,

Si je n’étais à lui, que je serais pour vous.

CAMILLE.

Cette vertu m’oblige, encore un peu suspecte.

L’EXEMPT.

Hors de ma charge, on sait combien je vous respecte.

Entrons.

CAMILLE.

Je sens enfin mon courage soumis ;

Que ne peut la douceur même des ennemis !

Ils entrent dans sa chambre, où par subtilité l’Exempt et ses Gardes la désarment.

 

 

Scène IV

 

ÉLYSE, L’EXEMPT et SES GARDES, CAMILLE

 

ÉLYSE, Damoiselle de Camille.

Qu’une Servante ait pu causer ce grand orage ?

L’ingrate, la perfide ! Ah ! J’en suis à la rage ;

Voilà tous nos desseins en un coup renversés,

Un foudre sans éclair les a soudain percés,

La tempête nous bat, paravant que prévue ?

D’un coup sourd et caché ce tonnerre nous tue :

L’air n’en devait porter, qu’afin de te punir,

Méchante ? Mais il faut songer à l’avenir :

Camille tout le jour sans moi seule laissée,

D’un si cruel assaut mortellement blessée,

Dans la peur et les soins jusques ici m’attend :

La nuit de tous côtés sur la terre s’étend ;

Dès l’Aurore je suis à la Ville sortie,

Devrais-je pas l’avoir de ce coup avertie ?

Hâtons-nous.

GARDE I.

Qui va là ?

ÉLYSE.

Je suis de la maison.

GARDE II.

Entrez.

ÉLYSE.

Quoi ? Ce logis est donc une prison ?

GARDE III.

J’en vois dans votre sein une autre bien plus belle.

ÉLYSE.

Indiscrets.

En montant.

GARDE I.

Tous armés nous menacera-t-elle ?

L’EXEMPT, sortant de la Chambre, et y laissant la moitié de ses Gardes.

Tout vous sera permis, ce point seul excepté.

CAMILLE.

C’est en me donnant tout, m’ôter la liberté ;

Les mettre dans ma chambre ? Et moi sous leur puissance ?

Et vous la permettez, ô Dieux ! Cette licence ;

Jamais la cruauté ne vit telle action.

L’EXEMPT.

Renvoyez cette faute à ma commission,

C’est avecque regret qu’il faut que je la fasse ;

Jugez ce que je dois, mettez-vous en ma place,

C’est le dû de ma charge, et le point plus exprès.

CAMILLE.

Me promettre la vie, et me l’ôter après ?

Et ne m’avoir laissé de toute sorte d’armes

Contre la trahison que les cris et les larmes ?

L’EXEMPT.

Et quoi ? Servir son Prince est-ce une trahison ?

CAMILLE.

Méchant, ne parle plus ; c’est perdre la raison

Que d’en vouloir chercher d’un traître, et d’un parjure.

L’EXEMPT.

Son désespoir éclate, et fait que j’en endure.

Élyse monte.

Voici sa Damoiselle, il m’en faut décharger :

Vous, ayez-en du soin, et faites-la manger ;

Je vais faire venir la cuisine du Prince.

Il sort.

CAMILLE.

Je mangerais son cœur, pourvu que je le tinsse,

Lui seul aiguiserait ma colère et ma faim ;

La cuisine du Prince ? Ah ! L’office inhumain !

Ne lui suffit-il pas qu’ici l’on m’emprisonne ?

Non, ce n’est pas assez, il veut qu’on m’empoisonne,

Et comme il ne me peut perdre d’un coup ouvert,

Il veut faire jouer cette mine à couvert ;

Ma perte, il le sait bien, attirerait la sienne,

Il n’a Ville, Château, ni Fort qui le maintienne ;

S’il osait jusques-là d’autorité venir,

Tout l’Empire armerait afin de le punir,

Il verrait mille bras armés contre sa tête,

Tous les vents tourneraient sur lui cette tempête.

ÉLYSE.

Madame, encore plus ; ne vous émouvez point ;

Il est bien éloigné d’en venir à ce point,

Quoi qu’il médite, il est plus que nous dans la crainte,

Sans savoir d’où le coup, il attend quelque atteinte,

Et c’est à ce sujet qu’il vous faut arrêter.

CAMILLE.

D’où sais-tu ce qu’ici tu me viens raconter ?

ÉLYSE.

Ménipe ?

CAMILLE.

Parle bas, partout on nous écoute ;

L’as-tu-vu ? Que fait-il ? Tu me réjouis toute,

Au mal que l’on connaît on peut remédier.

ÉLYSE.

Encore si nouveau, qu’il ne vient que d’hier :

Ah ! Que votre courroux vous fera de dommage !

Ce gouffre si charmant fait broncher le plus sage ;

J’en eus, vous le savez, quelque appréhension ;

Que ne commandiez-vous à cette passion ?

Éprise de dépit d’avoir été chassée

La Servante vous a cette affaire brassée,

Donnant de vos desseins des soupçons pour avis,

De certains mots tenus par forme de devis,

Qui sous un sens caché marquaient une entreprise ;

Pour Oracle sa voix par conjecture prise,

De crainte on est venu s’assurer de vos mains,

Pour prévenir un coup dont ils sont incertains.

CAMILLE.

Qu’elle n’ait révélé rien de plus ? L’infidèle.

ÉLYSE.

Non, car elle n’a pu.

CAMILLE.

Qui se fut douté d’elle ?

ÉLYSE.

Ménipe par ma voix vous conjure au surplus

De ne vous point aigrir en discours superflus,

De trahir leurs soupçons, brider votre colère,

Les empêcher de voir plus outre en ce mystère ;

Surtout de mettre au feu les lettres, les écrits

Qui touchent le dessein, de crainte d’être pris.

CAMILLE.

Je ne le puis ; voilà ce qui me tient en peine,

Sans cela je rirais de leur poursuite vaine.

ÉLYSE.

Encore n’avons-nous qu’à louer le destin,

Qui toujours à vos maux trouve une douce fin ;

Par Ménipe il travaille en celui-ci sans doute.

CAMILLE.

Le Ciel t’en veut ouïr, s’il est juste il m’écoute.

ÉLYSE.

Ne faut-il pas, Madame, enfin vous retirer ?

Comment passer la nuit ?

CAMILLE.

À rien qu’à soupirer :

Mange, dors, si tu veux ; moi, je ne veux rien prendre,

Ni vivres, ni sommeil, afin qu’il puisse apprendre,

Le Tyran, comme il faut traiter ma qualité.

ÉLYSE.

Madame...

CAMILLE.

Laisse-moi, ce dessein limité

Porte moins de fureur, crois-moi, que d’artifice.

ÉLYSE.

Artifice cruel, qui va jusqu’au supplice.

CAMILLE.

Bien, je me veux punir ainsi de mon courroux :

La crainte en nous perdant de répondre de nous

Les jettera peut-être en quelque complaisance ;

Pour ne vouloir dormir ni vivre en leur présence

Mes Gardes me lairront la chambre en liberté ;

Et je n’ai rien perdu, ce point seul emporté :

Qu’on ne m’en parle plus ; je puis, je veux le faire :

Si tu m’aimes, tu dois en cela me complaire.

ÉLYSE.

Retirons-nous au moins d’une si noire nuit.

CAMILLE.

Allons, tout mon repos n’est plus que dans le bruit.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

Plainte de ROSALINE

 

Elle paraît dans une chambre tendue de noir où elle est condamnée à passer le reste de ses jours en prison perpétuelle.

Horreur de ces lieux où je suis,
Qui me souffrent avecque peine,
Que je trouble de mes ennuis,
Et j’offense de mon haleine ;
Infâme jouet du malheur,
Vois que le jour perd sa couleur ;
Qu’à ton objet, il se retire,
Que le soleil pâlit à l’abord de ces lieux,
Que l’air sous tes plaintes soupire
Profané dans ta bouche, infecte de tes yeux.

Ici désirant de périr
Dans les assauts que je me livre,
On m’a condamné à mourir,
Et j’y suis contrainte de vivre :
En vain j’anime ma raison
À courir au fer, au poison,
La mort se rit de ma poursuite ;
Elle qui force tout, s’épargne à me toucher,
Sa cruauté vient de sa fuite ;
Et je vis seulement afin de la chercher.

Pour rendre infinis mes tourments
Mon supplice est joint à ma vie,
Et pour mourir à tous moments
Jamais elle ne m’est ravie ;
Elle conserve sa vigueur
À faire durer ma langueur ;
Mon plus grand mal est ma constance :
Et le Ciel, ce vrai jour des esprits aveuglés,
Me fait vivre par pénitence
D’avoir fait à la mort tant de vœux déréglés.

Arrière ces lâches désirs,
Par qui ma honte découverte
Me figurait de faux plaisirs
Dedans ma véritable perte ;
Ce désespoir est écarté,
Mon âme reprend sa clarté,
Je viens au Ciel par le naufrage ;
Contre ces vains soupirs il me fait soupirer,
Et me dit que même en l’orage
C’est mériter la mort que de la désirer.

Il est vrai que ma passion,
Aux désirs que la rage imprime
De mourir dans l’affliction,
De mon erreur a fait un crime :
Mon courage presque innocent
Dans le feu d’amour languissant,
Pouvait l’éteindre de mes larmes ;
N’avoir péché qu’en songe, et souffrir en effet,
C’était par de célestes charmes
En effacer le mal, avant de l’avoir fait.

Que le Ciel se plaît en ses coups
De tenter notre résistance !
Que les marques de son courroux
Soient celles de notre constance !
Souvent l’esprit est combattu
Pour faire éclater sa vertu,
Il s’élève de ses ruines ;
Et celui, dont le soin nourrit tant d’animaux,
Sait joindre les fleurs aux épines,
Et tirer nos plaisirs du milieu de nos maux.

C’est aussi dans l’obscurité
Que j’ai trouvé cette lumière,
Dans un songe la vérité,
Ma gloire en ma honte première ;
Ce Soleil me vient de la nuit,
Je me suis quand chacun me fuit ;
Le faux éclat d’un Diadème,
Ces titres, ces honneurs, pour m’être défendus
Font que je me gagne moi-même,
Et trouve le prix des biens que j’ai perdus.

Que je me plais dans mes travaux !
Que je me flatte en ma victoire !
Mon esprit revient aux assauts,
Et triomphe dans ma mémoire :
J’y vois de nouveau la fureur
S’animer contre ma terreur,
Ici l’outrage, là mes plaintes ;
Mes larmes, mes soupirs, ma honte, ma prison,
Et mes plus sensibles atteintes
Choquent le désespoir, et flattent ma raison.

Cet antre tapissé de deuil,
Figure de mon infamie,
Où ; comme dedans un cercueil,
La clarté meurt toute blêmie ;
Bien qu’il soit lieu d’un noir dessein,
Qu’il couve la Parque dans son sein,
Que l’horreur partout s’y promène,
Je vois qu’il s’éclaircit, et ce divin Soleil
Qui dissipe et chasse ma peine
Porte jusqu’aux objets son éclat nonpareil.

Ici tout s’accorde à mes sens,
Pour me plaindre en ces lieux funèbres
Les murs demandent des accents
Et des soupirs à ces ténèbres ;
L’air qui semblait empoisonné
Y tient Zéphyr emprisonné,
Je ne marche que sur des roses ;
Ce n’est que marbre et qu’or, ces pierres et ce fer ;
Mon cœur y change toutes choses,
Et fait son Paradis du lieu de mon Enfer.

 

 

Scène II

 

FÉLISMON, GARDES, ÉLYSE, CAMILLE

 

FÉLISMON.

À la fin, nous verrons l’effet de l’entreprise ;

J’ai fait toucher l’argent, il n’est plus de remise,

Adraste n’attend plus que l’heure de venir ;

Je vais trouver Camille, et l’en entretenir.

Mais la Ville à l’entrée a fait mon sang de glace,

Elle m’est apparue avec une autre face,

Les soldats à la porte, et le peuple alarmé

Ont tenu mon esprit tout confus et charmé ;

Quel suis-je devenu, Ménipe, à ta rencontre ?

Que ta folle fureur de sagesse nous montre !

Enfin j’ai su le tout ; et je viens pour savoir

À quoi Camille veut employer mon devoir ;

Si mon retardement a causé tout ce trouble,

J’apporte assez de quoi pour le payer au double ;

Voici qui bridera la fureur du mâtin,

Ici il apporte des dernières défenses de l’Empereur, et un ban de l’Empire contre Coryléon.

S’il jappe plus, je tiens en mes mains son destin ;

L’Empereur irrité porte à ce coup le foudre,

Menace son État, proteste de résoudre

Partout en sang et feu hommes, Ville, pays,

Si les commandements ne sont mieux obéis ;

Contre un si grand courroux il n’est Dieu qui le garde :

Chaque mot, chaque pas me pèse, et me retarde ;

J’approche du logis.

GARDE I.

N’allez pas plus avant.

FÉLISMON.

Pourquoi ?

CAMILLE, sortant de sa chambre avec Élyse.

Bon Dieu ! Je vois Félismon là-devant :

Ouvrez ; il est à moi. Que mon âme est ravie !

Maintenant je respire et goûte un peu la vie.

ÉLYSE.

Madame, vous voyez que le sort inconstant

Finit le mal en bien, le change en un instant ;

Cet heureux accident relève mon courage.

CAMILLE, Félismon étant monté avec elle.

Ami, tu viens de loin me voir dans le naufrage :

Et bien, notre malheur t’est-il allé trouver ?

Aussi bien loin que près, nous veut-il éprouver ?

Parle, préviens ma voix, n’attends pas que j’achève ;

Le Ciel est-il plus doux ? Aurons-nous quelque trêve ?

ÉLYSE.

Mon voyage n’a rien d’un sort si rigoureux,

Que le temps que j’ai mis à me le rendre heureux ;

Madame, tout va bien ; j’ai contenté l’armée,

Aule n’est déjà plus aux soldats que fumée,

Rien n’est dur que le temps à leur courage ardent ;

Voici qui vous pourra conserver cependant.

Il lui présente les Défenses de l’Empereur.

CAMILLE.

Quoi doncque ? De nouveau des défenses encore ?

FÉLISMON.

C’est bien plus ; vous verrez.

CAMILLE, ayant lu ces Défenses.

Ô Ciel ! À qui t’implore

Que les plus grands malheurs sont faibles et légers !

Qu’en toi les biens sont vrais, et les maux passagers !

Qu’une juste action te trouve favorable !

Allons prendre en mes maux une nuit agréable :

Sans manger ni dormir le Ciel me maintiendra :

Demain dès que le jour à sa pointe viendra,

Vous irez faire voir à ce Prince barbare

Dans le mal qu’il me fait celui qu’il se prépare ;

D’une tire de là vers Adraste rendu

Tu le feras venir dans deux jours attendu :

Beau Soleil, hâte-toi, pour voir tant de miracles,

Dans peu se briseront nos fers, et ces obstacles.

 

 

Scène III

 

CLORIANDE

 

Que de difficultés travaillent mon désir !

Qu’Amour cache de maux, pour montrer un plaisir !

Que d’épines autour d’une si tendre rose !

Que ses travaux sont grands, et ses biens peu de chose !

Qu’on se donne de peine à perdre son repos !

Depuis que son venin s’est coulé dans mes os,

Je n’ai vu que malheur, je n’ai senti que rage,

Mon esprit ne connaît qu’à peine mon courage,

Il se trouve partout sans être en aucun lieu,

Je porte dedans moi l’Enfer avec un Dieu ;

Mêlé dans tous mes vœux cet Amour qui me brûle

Les avance tantôt, et tantôt les recule,

Toute faveur du sort ne m’est qu’illusion,

Mon propre bien se tourne à ma confusion ;

Et le moment plus doux, où mon âme surprise

S’échappe dans la joie, en fureur la divise.

Ma Sœur est en prison, pour jamais n’en partir ;

Et moi, j’y suis plus qu’elle, et puis moins en sortir ;

Une Rivale ôtée, une seconde arrive ;

J’ôte le bien à l’une, et cette autre m’en prive,

Je gagne d’une main, et de l’autre je perds :

Mais (où mes mouvements se montrent moins experts)

Tout le bien que je fais se tourne à mon dommage ;

Aristandre deux fous a déjà vu l’image

S’une mort qu’il n’eût pu sans moi-même éviter :

Mais de quoi peut sa vie enfin me profiter ?

De rien, qu’à me flatter d’une espérance vaine,

Je travaille, et Camille a le fruit de ma peine :

Par-dessus ma raison je sens une autre loi ;

Aristandre, de peur que tu meurs pour moi,

Je conserve ta vie, et seulement pour elle,

Ma pitié qui vous sert, à moi seule est cruelle ;

Ma facile douceur a des appas honteux,

Mon courage pour moi n’est jamais que douteux,

Et pour toi, cher Amant, j’embrasse toute peine,

Je balance ta vie, et ma mort est certaine ;

Moi-même je me bats, et de mes propres traits.

N’importe ; cette mort enfin a des attraits :

Dure-moi, ma fureur, que ma fin s’accomplisse,

Je n’en saurais haïr l’auteur, ni le supplice.

 

 

Scène IV

 

CORYLÉON, L’EXEMPT

 

CORYLÉON, ayant vu les dernières défenses de l’Empereur.

Dois-je voir de mes mains mon tombeau préparé ?

Ce mal opiniâtre est-il désespéré ?

Ne peut-on pas trouver un port à ce naufrage ?

Que je m’ensevelisse et les miens en ma rage ?

Quelle bride, ô destins, donnez-vous à mes sens ?

Faut-il que mes efforts se trouvent impuissants ?

Qu’un orage si grand n’ait fait que de l’écume ?

Qu’en voulant perdre deux, moi seul je me consume ?

Ce coup ne peut-il pas jamais être achevé ?

Depuis un si longtemps je tiens le bras levé,

Pour montrer en tombant seulement sa faiblesse ;

C’est un foudre qui gronde, et qui jamais ne blesse.

Ô Dieux ! Qui vous riez là-haut des actions

Où nous porte le vent de tant de passions,

Dieux ! Qui savez tous seuls, par un puissant mystère,

Venger sans passion, et punir sans colère ;

J’apprends que la vengeance est un objet humain,

Mais qu’elle n’appartient qu’à votre seule main ;

Qu’elle est comme un torrent, dont la fureur extrême

Ravit emporte tout, et s’emporte soi-même ;

Que c’est un faux ami, qui nous tue, et nous rit,

Un poison doux au cœur, et mortel à l’esprit.

Mais qu’il est difficile à l’humaine Nature

Ou d’être sans vengeance, ou d’être sans injure !

Celui n’est pas mortel qui vit exempt de soins,

Qui les peut surmonter, il l’est encore moins ;

Parmi tant d’accidents qui suivent notre vie,

Entre l’ambition, la fortune et l’envie,

La plus forte vertu s’irrite à tant de coups

Qu’un sort continuel décharge dessus nous,

Et notre fermeté durant cette secousse

Branle, comme la Nef qu’un vent pousse, et repousse.

Malheureux, je l’éprouve en mes maux aujourd’hui,

Qui n’ai plus de pouvoir, ni d’espoir, ni d’appui,

Qui vois dans mon État qu’un autre me commande,

Que ma fureur ne peut ce que je lui demande ;

Que l’Empereur plus fort, d’un pouvoir souverain

Contre des Criminels me désarme la main ;

Que mon courage ardent, et contraint de se rendre,

Tout offensé qu’il est, n’ose rien entreprendre ;

Que malgré moi Camille échappe de ses fers,

Et que j’ai tout l’affront des maux qu’elle a soufferts :

Quoi ? Faut-il à mes yeux qu’on suborne ma femme ?

Qu’on trouble ma Maison, et qu’on la rende infâme ?

Qu’on trahisse ma Ville, ouverte à tous efforts ?

Qu’on choque mon pouvoir et dedans et dehors ?

À ces extrémités pourrai-je me résoudre ?

Mais quelle rage aussi, d’aller contre la foudre ?

Cédons au plus puissant, mon courage, il le faut ;

Il n’est point de pouvoir, qui n’en ait un plus haut ;

Qui sait fléchir un temps, en un autre il commande :

À point nommé l’Exempt vient comme je le commande.

Et bien, ce grand courage est-il point abaissé ?

L’EXEMPT.

Il est tel, Monseigneur, que je l’avais laissé,

Et je crains à la fin sa perte inévitable ;

Elle a pris en horreur et le lit, et la table ;

Cette Dame en l’état où la mise la faim,

Montre que le tombeau fut son plus grand dessein.

CORYLÉON.

Je crois que tu dis vrai ; mon soupçon diminue :

Dès que la nuit sera sur la Terre venue,

Qu’on décharge sa chambre et d’hommes et de bruit ;

Qu’on garde sa Maison toutefois cette nuit,

Attendant à demain un nouvel ordre encore.

L’EXEMPT.

Je ferai mon devoir, c’est lui seul qui m’honore.         

 

 

Scène V

 

FÉLISMON, ÉLYSE, CAMILLE, GARDES

 

FÉLISMON.

Crois-tu pas que le Ciel travaille avecque nous ?

Nous avons renvoyé sur eux-mêmes leurs coups ;

Leur première fureur enfin mise en arrière,

Ils n’auront d’action qu’en leur crainte dernière ;

Tandis qu’ils chercheront devers sa Majesté

Ou des moyens d’excuse, ou de la sûreté,

D’un assaut prompt et sourd trompant leur vigilance,

Nous les enlèveront dans l’ombre et le silence ;

Je vais faire marcher Adraste à cet effet ;

Crois-moi que cela vaut presques autant que fait.

ÉLYSE.

S’il est vrai que les Cieux aujourd’hui nous écoutent,

Ne perdons point de temps, tous les moments nous coûtent.

FÉLISMON, en s’en allant.

Adieu ; vous nous aurez dans deux nuits au plus tard.

ÉLYSE, seule.

Tout un siècle de jours vaut moins à leur égard :

Je crois que cette nuit quittera tous ses voiles,

Qu’elle aura des Soleils autant comme d’Étoiles,

Que jusque dans l’Enfer le Ciel éclairera,

Pour montrer les effets que cette nuit fera.

Je vois que celle-ci, jalouse de sa gloire,

De honte, ou de dépit, même en devient plus noire :

Le Ciel perd sa couleur, le Soleil est dans l’eau,

Tout l’air n’est plus qu’une ombre, et qu’un épais rideau :

C’est trop m’entretenir seule dedans ma joie,

Une autre à part au bien que le Ciel nous envoie ;

Allons trouver Camille au bonheur qui nous suit,

Lui porter un Soleil au milieu de la nuit :

J’espère de la voir au logis la plus forte,

Que les Gardes levés, j’aurai libre la porte ;

Aujourd’hui le Tyran devant moi l’a promis ;

Quoi ? Je les trouve encore ? Ouvrez tôt, mes Amis.

GARDE I.

C’est trop, il n’en faut qu’un.

GARDE II.

Lequel voulez-vous prendre ?

ÉLYSE.

Celui-là de vous trois qui moins y doit prétendre :

Or sus, on verra bien qui mérite le moins ;

Comptez-vous vos défauts, vous en serez témoins.

GARDE III.

Vraiment cette défaite est d’assez bonne grâce.

ÉLYSE, en montant.

Voilà trois vilains pris dans une même nasse.

Camile m’a sans doute entendu, elle sort.

CAMILLE.

Tu viens tard...

ÉLYSE.

C’est assez, quand on arrive au port ;

Madame, après avoir couru quelque naufrage,

Qui vous y sauverait...

CAMILLE.

Tu flattes mon courage ;

Dis-moi, dois-je espérer un semblable bonheur ?

ÉLYSE.

Que feriez-vous enfin ?

CAMILLE.

Je lui rendrais honneur,

Je le dirais mon Ange, et mon Dieu tutélaire.

ÉLYSE.

Je prends ceci pour moi, j’aime à me satisfaire :

Mais dessus quel Autel enfin me mettez-vous ?

Mérité-je pas bien qu’on m’adore à genoux ?

CAMILLE.

En un temps moins fâcheux elle me ferait rire :

Elle est folle aujourd’hui : parle, que veux-tu dire ?

ÉLYSE.

Que le temps dure peu de ma Divinité,

Que pour être Ange, ou Dieu, l’on n’est pas mieux traité ?

CAMILLE.

Il faut lui plaire. Et bien, veux-tu que je t’adore ?

Au moins sachons pourquoi.

ÉLYSE.

C’est bien du moins encore :

J’ai défait un Tyran, mon esprit l’a dompté ;

Vous aurez cette nuit la chambre en liberté,

Dans peu tout le logis, ainsi que je l’espère.

CAMILLE.

Voilà tous mots divins, ils charment ma misère,

Tu viens de proférer l’Oracle de mon bien ;

Il est vrai qu’il n’est point d’esprit comme le tien.

ÉLYSE.

Ni de perfections que le vôtre n’emporte.

CAMILLE.

Demeurons là ; j’entends quelque bruit à la porte.     

 

 

Scène VI

 

L’EXEMPT et SES GARDES, CAMILLE, ÉLYSE

 

L’EXEMPT.

Que fait-elle ?

GARDE I.

Voici le troisième Soleil

Qu’elle n’a pris de repos, ni vivres, ni sommeil.

L’EXEMPT.

Sa générosité certes est exemplaire,

Cette Vertu n’est pas à son sexe ordinaire,

L’homme le plus constant, je crois, le serait moins.

CAMILLE.

Il monte. En ce moment vont finir tous mes soins.

L’EXEMPT, étant monté en haut.

Madame ?

CAMILLE.

Que veux-tu ?

L’EXEMPT.

Vous tenir ma promesse.

CAMILLE.

Quelle ? D’un Ennemi toute douceur me blesse ;

Tes actions ne m’ont promis que trahison.

L’EXEMPT.

Et ma fidélité vous met hors de prison :

Vous donneriez un nom plus doux à cet office ?

CAMILLE.

Si tu n’avais été d’elle-même complice.

L’EXEMPT.

Obéir fut mon crime, et de même obéir

Fait ici ma vertu.

CAMILLE.

Suspecte à me trahir.

L’EXEMPT.

Il faut vous contenter ; que ce courroux s’apaise,

Et je vous laisserai cette chambre à votre aise.

Vous, sortez de ce lieu, descendez de ce pas,

Il lève les Gardes de la Chambre.

Rangez-vous cette nuit tous ensemble là-bas.

Espérez liberté dans peu de jours entière.

CAMILLE, parlant bas.

J’espère de faire ici un sanglant cimetière.

L’EXEMPT, en s’en allant.

Madame, demandez tout ce qu’il vous faudra.

CAMILLE, parlant bas.

Votre perte, Méchants, qui bientôt adviendra.

Or çà, voici la nuit que j’ai tant désirée,

Employons-la, mon cœur, elle est trop expirée,

De crainte de surprise et d’autres accidents,

Va prendre les papiers enfermés là-dedans ;

Élyse va prendre les écrits touchant le dessein avec Adraste.

Il faut que maintenant je les réduise en flamme :

Mais je n’ai point de feu ; quoi ? Tu rêves, mon âme ;

Je les avalerais dans mon ventre plus tôt.

ÉLYSE, avec les Papiers.

Madame, les voilà.

CAMILLE.

Fais-moi venir tantôt

De l’eau chaude, (et conduis sagement cette feinte ;)

Tu leur diras là-bas, de lassitude atteinte

Afin de mieux dormir que je veux me laver :

Élyse y va.

On verra les moyens qu’un Dieu m’a fait trouver

Pour sauver, même en l’eau, ces papiers du naufrage,

Puisqu’on m’ôte le feu, mettons-les à la nage ;

Dans ce Poêle échauffé je ne puis seulement

Libre voir un si doux et commun Élément,

Je le sens, j’en jouis, sans que je le possède ;

Il faut que mon esprit cherche un nouveau remède :

Elle déchire par morceaux toutes les lettres et les écrits d’Adraste.

Déchirons ces écrits, pour en faire un nouveau,

Puis une pâte enfin, les détrempant dans l’eau :

L’invention est sûre autant comme nouvelle :

Ne les pourrais-je pas brûler à la chandelle ?

Non, ces Gardes sans doute en auraient quelque odeur,

Et je craindrais du feu la fumée et l’ardeur ;

Voici l’eau déjà prête.

ÉLYSE.

Elle est toute bouillante.

CAMILLE.

Fut-elle de ton sang ainsi chaude et coulante !

Tyran, pour le hacher que n’ai-je ici ton cœur !

Que le mien doucement vengerait sa langueur !

Mais tandis qu’à ceci soigneuse je travaille,

Entre en mon Cabinet, lève de la muraille

Un carreau qui n’y tient que de son propre poids ;

À côté de la porte à l’abord tu le vois.

ÉLYSE.

Pourrai-je le tirer ?

Elle y va.

CAMILLE.

Travaille sans te feindre.

Elle détrempe les papiers dans l’eau.

Courage, nous n’aurons tantôt plus rien à craindre ;

Je vois tout mon malheur qui s’en va dans ce fonds :

Que de dangers affreux ! Que de gouffres profonds

Dans ce petit vaisseau se perdent et s’abîment !

Mon désespoir se noie, et mes feux se raniment :

Je vois dessus cette eau ma constance nager,

Et ma peur et mes soins jusqu’au fonds se plonger ;

Je pétris mon salut, je prends un nouvel être,

En voici le levain, je commence à renaître ;

Là-dedans mes ennuis flottent dans un tombeau,

Et mes mains là-dedans me font un cœur nouveau,

Sans sable je fais plus que ne fit Prométhée.

Mais la clarté revient, et l’Aurore apprêtée

Déjà fait atteler les chevaux du Soleil,

L’ombre se passe en l’air, en terre le sommeil ;

Je finis mon travail, et le sien recommence.

ÉLYSE.

Avecque peine enfin, toute chose s’avance ;

Madame j’ai plus fait que vous ne croiriez pas.

CAMILLE.

Prévenons ces Argus qui nous veillent là-bas.

 

 

Scène VII

 

L’EXEMPT et SES GARDES, CAMILLE, ÉLYSE

 

L’EXEMPT.

Est-il heure à dormir ? Quoi ? Le nez dans la plume,

Encore vous ronflez ? Peu de soin vous consume ;

Quel obstacle à sortir à qui l’eût entrepris ?

GARDE I.

Sur le jour ce sommeil a chargé mes esprits.

L’EXEMPT.

Ainsi doncque du Prince et de moi, l’on abuse ?

GARDE II.

Trois nuits de ce combat vous disent notre excuse.

L’EXEMPT.

Vraiment sur votre garde il fait bon s’assurer :

Or sus, videz ce lieu, sortez sans murmurer,

Allez dedans vos lits achever la journée ;

La volonté du Prince à cet effet tournée,

Je viens vous décharger par ce commandement ;

Allez.

GARDE III.

Ne faut-il pas vous suivre ?

L’EXEMPT.

Nullement.

CAMILLE.

Qu’ils tempêtent là-bas ; je suis hors de l’orage.

ÉLYSE.

Nous avons tout à temps achevé notre ouvrage ;

Voici l’Exempt, Madame ; il monte seul à nous.

CAMILLE.

Ses Gardes sont levés, cet orgueil devient doux.

L’EXEMPT.

Madame, tout à fait en liberté remise,

Je vous offre la foi que je vous ai promise,

Vous me voyez d’un cœur tout prêt à vous servir.

CAMILLE.

Moi, d’un autre à te perdre, et prête à te ravir

L’âme dedans ton sang, mortellement frappée,

S’il méritait l’honneur de teindre cette épée ;

Traître, t’oses tu bien devant moi présenter ?

L’EXEMPT.

Que faut-il pour vous plaire et pour vous contenter ?

CAMILLE.

Mourir ; vous le devez de courage, ou de honte,

Qu’une fille, ô Tyrans, aujourd’hui vous surmonte.

L’EXEMPT, s’en allant.

Le temps adoucira, Madame, ce courroux.

CAMILLE.

Quand il m’aura vengée, et bientôt, de vous tous.

Qu’ai-je dit ? Il s’en va ; M’aurait-il entendu ?

À peine suis-je au port du naufrage rendue,

Et je me jette encore un coup au même vent ;

La colère m’échappe, et me nuit trop souvent,

Ne saurais-je souffrir encore une journée ?

Dois-je ainsi par mes mains troubler ma destinée ?

Désarme-toi, mon cœur, attends encore un peu,

Par un si faible éclair veux-tu perdre un grand feu ?

 

 

Scène VIII

 

Plainte d’ARISTANDRE dans son Cachot

 

Stances.

Le Ciel à la fin se déclare,
Le Destin contre moi fait son dernier effort,
Je vois de tous côté l’appareil de ma mort,
Et ma constance s’y prépare ;
Puisque rien ne me peut aujourd’hui secourir,
Que mes fers sont lassés de ma persévérance,
N’ayant dedans ces lieux vécu que d’espérance,
Si je n’espère plus, ne dois-je pas mourir ?

Camille est dedans les alarmes
Qu’un envieux destin lui livre à mon sujet,
Et de tous les efforts d’un glorieux projet,
Il ne lui reste que des larmes ;
Pour la mienne elle perd sa propre liberté ;
Les Dieux m’ont en horreur, je n’ai plus rien qui m’aide,
Mon mal est sans pareil, et serait sans remède,
Hors le dernier qu’on trouve à perdre la clarté.

Je ne puis vivre de la sorte
Dans le honteux débris d’un destin ruiné,
Et pour sortir enfin d’un malheur obstiné
Un fer m’en ouvrira la porte :
Je n’ai déjà que trop différé ce dessein ;
Mais je crois que la mort s’entend avec ma vie,
La cruelle qu’elle est résiste à mon envie,
Je la cherche partout, et la porte en mon sein.

Chaque moment fait que j’expire,
Et tant de morts pourtant ne me consument pas ;
Ne saurais-je trouver, ô Dieux ! Un vrai trépas,
D’un si véritable martyre ?
Je ne vis que par force, et ne meurs qu’en désir ;
Le malheur à ce corps sert d’une âme nouvelle ;
Un contraire Destin, qui me fuit, et m’appelle,
Me tient vif aux douleurs, et mort à tout plaisir.

Amour que faut-il que je fasse ?
Prête un dard à la Mort, les tiens sont plus puissants ;
Un favorable coup fera dire à mes sens
Que c’est d’amour que je trépasse :
Mais ce Dieu me refuse, et me dit tout jaloux
Qu’il ne veut pas en moi détruire son Empire,
Que Camille aujourd’hui se plaint que je soupire ;
Et me doit faire ailleurs mourir d’un trait plus doux.

Hélas ! Je me repais d’un songe,
Puis-je toucher ce bien jamais que du penser ?
Amour en m’en privant, pour me récompenser,
Donne des appas au mensonge :
Non non, tous ces espoirs m’ont trompé trop souvent ;
Préparons dans ma fin celle de tant de charmes,
Un orage de sang sur une mer de larmes,
Où mon espoir perdu me servira de vent.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ADRASTE, MÉNIPE, FÉLISMON, CORYLÉON

 

ADRASTE.

Nous voici tous venus sans bruit, sans violence ;

Ô favorable nuit ! Ton ombre et ton silence,

Qui cachent un triomphe en ce sourd appareil,

Feront tantôt rougir de honte le Soleil.

De vrai, je pense voir déjà même l’Aurore

Qui s’habille pompeuse à ce jour qu’elle honore ;

La nuit, qui m’a conduit dans son obscurité,

En ma seule faveur appelle la clarté ;

Voici juste en son point l’heure de l’entreprise ;

Qu’attendrons-nous de plus ?

FÉLISMON.

Ménipe : ah ! Je l’avise ?

Voyez-vous comme un Dieu l’amène à point nommé

ADRASTE.

Ami, nous t’attendions, est-on point alarmé ?

MÉNIPE.

Je crois qu’ils sont touchés du bâton de Mercure ;

Le travail aux fossés de puis six heures dure,

Deux cents hommes dedans cette nuit l’ont rempli,

Rien ne les troublés, l’ouvrage est accompli ;

Je pense qu’on pourrait jusqu’au lit les surprendre.

ADRASTE.

Allons doncques, Amis, donnons sans plus attendre :

Plutôt que son éclair ce foudre doit passer ;

Nous n’aurons pas de quoi seulement nous lasser.

MÉNIPE.

Pour renfort au-dedans nous trouverons Camille.

ADRASTE.

Aux armes, à l’assaut, qu’on échelle la Ville.

Ici il se fait un grand tintamarre de Trompettes et de Tambours, ils tournent derrière le théâtre du côté du Château, et l’on entend que le bruit.

CORYLÉON, tout en chemise.

Ô Cieux ! Je suis trahi, les voilà triomphants ;

Accourez, citoyens, hommes, femmes, enfants ;

Alarme ! Ils sont dedans, le Palais est en proie,

Tout n’est que fer et feu, voici la nuit de Troie :

N’aurai-je aucun des miens qui me prête la main ?

C’est ici, courez-là : Dieux ! Je me tue en vain,

Je vois de tous côté l’Ennemi qui se coule ;

Allons chercher la mort dans le sang et la foule.

Ici le bruit recommencera des Trompettes et des Tambours.

 

 

Scène II

 

ARISTANDRE, CAMILLE

 

ARISTANDRE, étant délivré et hors de Prison par Camille.

Que j’adore ce cœur, Dieu de ma liberté ;

Que je baise ces yeux, dont la divine clarté

Rallume un feu nouveau dans mon âme ravie ;

Que j’accole ces bras, à qui je dois la vie ;

Beau sein, où sont nourris et vivent mes esprits,

Que je meure sur toi, de trop d’amour épris ;

Belle bouche, beau front au dessous de ces armes

Tu ris à mon désir, tu me perds et me charmes ;

Cette fureur accroît leur grâce, et mon amour.

CAMILLE.

Cher Époux, je commence à vivre par ce jour ;

Je ne sais dans tes bras que je ne meure d’aise.

FÉLISMON.

Il faut les séparer, quoique je leur déplaise.

Monsieur, vous n’êtes pas beaucoup en sûreté,

Couvrez-vous du Harnais que je tiens apprêté ;

Ici votre salut pend encore en balance ;

Souvent un peuple ému s’arme de violence ;

Mettez-vous en état contre tous leurs efforts.

ARISTANDRE.

Oui ; pour moi l’on travaille, et cependant je dors :

Achevons ce théâtre, et l’exploit d’une Dame ;

Donne-moi cet écu, donne-moi cette lame.

CAMILLE.

Tu seras donc armé de ma main en ce lieu.

ARISTANDRE.

Dessous cette faveur j’attaquerais un Dieu.

Ici Camille aide à armer Aristandre sur le théâtre.

 

 

Scène III

 

CLORIANDE, ARISTANDRE, CAMILLE, ADRASTE

 

CLORIANDE, seule, armée, et sur les murailles de la Ville.

J’ai couru tous les coins, ma peine est inutile,

Tour s’oppose à mes vœux ; Où serais-tu, Camille ?

Ne la caches-tu point, Amour ? Ne puis-je pas

Armée à cet effet me rendre sur ses pas ?

Me suis-je donc en vain de ces armes couverte ?

Ne saurais-je trouver mon salut, ou ma perte ?

Mon désespoir me lasse à force de courir.

ARISTANDRE, étant en bas, et armé.

Adraste, me voilà prêt à te secourir.

CLORIANDE, les ayant vus.

Mais ne la vois-je pas là-bas, près d’Aristandre ?

Va, Cloriande, cours ; elle semble t’attendre.

Elle descend sur le Théâtre par derrière la tapisserie, pour aller attaquer Cloriande.

CAMILLE.

Le Château pris, allons faire un dernier effort.

CLORIANDE, la surprenant, elle lui tire un coup de pistolet.

Arrête ; en ta victoire est le coup de ta mort.

Le Pistolet ayant manqué.

Ma main trahit mon cœur ; ah ! Le sort m’a trompée.

CAMILLE.

Et moi, je ne la suis jamais de cette épée.

Ici elles se battent : Camille, après quelque légère résistance lui porte un dernier coup d’épée, qu’Aristandre rompt en l’empêchant de porter.

ARISTANDRE, ayant reconnu Cloriande.

Holà ; Je vous le romps : Mon Cœur, que fais-tu ?

Ce coup eût à jamais offensé ta vertu ;

Puis levant le casque à Cloriande.

Quel désespoir, Madame, ainsi vous précipite ?

CLORIANDE.

Ô Mort ! En te cherchant faut-il que je t’évite ?

CAMILLE, ayant reconnu Cloriande.

Madame, vous toucher ? Dans ce coupable sein

Plutôt je tournerais et mon fer, et ma main ;

Vivez, de notre sexe et l’honneur et la gloire.

CLORIANDE.

Dis doncque pour servir de lustre à ta victoire ;

Vivre plus qu’on ne peut c’est mourir doublement,

Tuez-moi ?

ARISTANDRE.

C’est en vain.

CLORIANDE.

Je mourrai.

ARISTANDRE.

Nullement.

Conduis-la, Félismon, et que l’on m’en réponde.

Félismon l’emmène.

ADRASTE, suivi de ses soldats.

Ainsi dans un moment vont les choses du monde ;

La Ville est sous ma main, déjà tout est réduit.

ARISTANDRE, le saluant par surprise.

Voici de vos travaux le misérable fruit ;

Embrassons-nous, mon Frère, et tu m’es plus encore,

Tu m’es un autre Dieu, permets que je t’adore.

ADRASTE.

Monsieur, si vous m’aimez, ne parlons point ainsi.

CAMILLE.

Viens doncque, cher Ami, que je t’embrasse aussi ;

Je te dois tout mon bien, entière je m’engage.

ADRASTE.

Mes armes n’ont rien fait que sous votre courage :

Mon Frère, après le Ciel, par elle vous vivez,

Elle vous a conquis deux fois, vous lui devez

(Hors de vos passions) et l’honneur, et la vie ;

Vivez heureux Amants, sans trouble et sans envie,

Jouissez du repos qu’on trouve dans le port.

Mais premier il nous faut par un plus doux effort

Calmer l’orage, et rendre en faveur de Camille

Cette Ville à son Prince, et son Prince à la Ville ;

L’ordre partout remis, sans soupçon sans terreur

Nous irons de ce coup avertir l’Empereur ;

Un Soleil sortira plus beau de ces Ténèbres,

Coryléon a fait vos noces plus célèbres :

Allons rendre d’un coup deux Astres à la Cour.

ARISTANDRE.

Ne précipitons rien, j’espère que ce jour

Doit encore servir à quelque autre merveille ;

Sur un nouveau dessein mon esprit se réveille :

Entrons ; quelques moments vous le feront savoir.

CAMILLE.

Que tout change, après vous je n’ai plus rien à voir.

 

 

Scène IV

 

CORYLÉON, enfermé dans une Chambre

 

Astres injurieux ! Qui ne savez que nuire,

Qui ne faites nos jours qu’afin de les détruire,

Qui ne m’avez été de tout temps qu’ennemis,

Voyez l’état dernier enfin où je suis mis ;

Surpris, emprisonné dedans ma propre Ville,

Qui n’est plus au Vainqueur qu’une masse servile,

Esclave d’un captif qui force ma Maison,

Même au milieu des miens je me trouve en prison ;

Cette place me nuit, qui devait me défendre,

Et je perds mon refuge où je devais le prendre ;

Où même l’attendait un supplice dernier

Le criminel triomphe, et m’y tient prisonnier :

Ô Dieux ! Injustes Dieux ! Après un tel outrage

Qui vous adorerait n’aurait point de courage,

Humble vous invoquer, après m’avoir jeté

Dans ce gouffre honteux, ô quelle lâcheté !

Nous surcharger de maux, et faibles que nous sommes,

Qu’est-ce que réveiller l’impiété des hommes ?

Souffrez, Tyrans, souffrez nos sensibles clameurs,

Permettez-moi les cris pour le moins quand je meurs,

Que notre violence à la vôtre s’attache,

Que la douleur excuse un propos qu’elle arrache ;

Ce que nous endurons, oyez-le seulement.

La fureur où je suis m’emporte tellement,

Que sans égard de lieu, de temps, ni de personne ?

Il se fait du bruit dans une autre chambre à côté, où est enfermée Cloriande.

En effet l’on m’écoute, un peu de bruit résonne.

 

 

Scène V

 

CLORIANDE, CORYLÉON

 

CLORIANDE, enfermée dans une Chambre prochaine.

Que je vive contrainte en cette extrémité ?

Ne le crois pas, Amour, mon sort est limité ;

Quoique la Parque fuie un cœur qui la réclame,

Ce bras dedans mon sang doit éteindre ma flamme ;

Méchante que je suis, autre main ne peut pas

Ni d’un plus juste effort m’envoyer au trépas :

Aristandre échappé, qu’est-il besoin de feindre :

Je n’espère plus rien, et n’ai plus rien à craindre :

Sus, ma rage, achevons ma vie et ma douleur ;

De mon sein la trop vive et coupable chaleur

Pour ce coup seulement doit paraître innocente,

Animant mon courroux d’une force puissante ;

Comme un feu m’a blessée, un feu me guérira.

CORYLÉON, tout étonné : la reconnait en son désespoir.

Ô Cieux ! Mais écoutons où sa fureur ira ;

C’est ma Sœur, je l’entends, son désespoir explique

Sur un sujet caché la douleur qui la pique.

CLORIANDE, continuant.

Que tu me fais mourir, ô Mort, en t’attendant !

Ce supplice à mon crime enfin va répondant ;

C’est trop peu d’une mort, à moi, qui l’ai donnée

Mille fois à ma Sœur, qu’on laisse abandonnée,

Et qui se plaint peut-être au fond d’une prison

Bien moins de ses tourments, que de ma trahison ;

Innocente Princesse, hélas ! Je t’ai perdue,

Un soupçon fut ton crime, une Sœur t’a vendue,

Ma seule confidence et ta facilité

Accordèrent ta perte à ma subtilité,

Ma flamme se couvrit de l’ombre de la tienne.

CORYLÉON.

Las ! Je n’ai plus de force en moi qui me soutienne ;

Malheureux, qu’ai-je fait ? Vertueuse Beauté,

Tu punis un Tyran dedans sa cruauté.

CLORIANDE.

Et sans que l’Innocente eût de vices en elle,

Ma jalouse fureur la rendit criminelle :

Ainsi fais-je le mal, elle en a le tourment ;

Et coupable je vis sans autre châtiment ?

Non, mourons, ma raison me condamne et me juge,

La mort est mon supplice, et sera mon refuge ;

C’est par là que je veux, Amour, te surmonter ;

Mais en ce cas, avant que de rien attenter,

De crainte que ma mort demeure infructueuse,

Je te veux décharger, Princesse vertueuse ;

Entends ce qu’un bon sens me fait dire, et reçois

Ce criminel aveu, ma Sœur, où que je sois

Et toi, que je rendis ministre de ma rage,

Que tardes-tu, mon Frère, à punir cet outrage ?

N’est-il pas temps d’ouvrir les yeux à ton malheur ?

Ma trahison n’a plus ni force ni couleur ;

Voilà ton Palais pris, et ta Ville forcée,

Ton pouvoir mis à bas, ta Grandeur renversée ;

À mon occasion tout cela s’est commis ;

N’en cherche point la cause, ou d’autres ennemis,

C’est moi qui t’ai perdu, qui perdis Roseline,

Qui mis dans ta Maison le discorde maline,

Qui chassai de vos cœurs la paix, leur Élément,

Qui volai son honneur, et ton contentement :

Viens donc pour me punir, avant que je le fasse ;

Mon repentir est grand, ma faute le surpasse ;

Je ne me puis souffrir, et ne vis, mon Germain,

Qu’en attendant la mort et le coup de ta main ;

Prends ce qu’il faut de sang pour une double injure.

CORYLÉON, parlant haut, et se faisant entendre d’elle.

Criminelle, qui fait horreur à la Nature,

Ton sang est trop indigne, et ne suffirais pas

Pour expier ta faute et la mienne en ce cas ;

Ô Prince infortuné ! Ta perte en cet outrage

N’est que le moindre coup d’un si cruel orage ?

CLORIANDE.

C’est ton Ombre, mon Frère, il est vrai, je l’entends.

CORYLÉON.

C’est ton bourreau plutôt, qui te poursuit ?

CLORIANDE.

Attends ;

Si le meurtrier effort a donné sur ta vie,

Ta mort sera bientôt de la mienne suivie ;

Oui, j’irai te chercher, et requérir merci

Jusques parmi les morts, au Royaume noirci ;

Donne-moi le loisir d’inventer un supplice.

CORYLÉON.

En est-il qui ne soit moindre que ta malice ?

Quel foudre assez mortel pourrais-tu ressentir ?

CLORIANDE, le reconnaissant.

Celui de ta colère et de mon repentir ?

CORYLÉON.

Ton repentir ? Méchante ; il ne vient que de crainte,

À toute extrémité malheureuse et contrainte ;

Ce propos généreux, comme ingrat et tardif,

Ne te sauvera pas, si l’on me laisse vif :

Je n’admire jamais de vertus dans le crime ;

Le mal tire ce bien, mais trop tard, et j’estime

Qu’une vertu qui vient d’une noire action

Adoucit le péché, non la punition.

CLORIANDE.

Las ! Je confesse l’un, et je n’attends que l’autre ;

Cette libre action du moins est toute nôtre :

Mon Frère, n’ôtez rien à mon juste remords,

Qui me vend cette gloire au prix de mille morts ;

On peut vivre coupable, et mourir vertueuse.

CORYLÉON.

Telle gloire toujours serait défectueuse.

CLORIANDE.

Mon courage n’aurait de défaut qu’en un point ?

CORYLÉON.

Qu’il a perdu ma Femme, et ne la rendrait point.

CLORIANDE.

Las !

CORYLÉON.

Hélas !

CLORIANDE.

Malheureuse !

CORYLÉON.

Innocente Princesse

Que je punis à tort, et qui dans ta tristesse

Auras trouvé la mort moins cruelle que moi,

Pardonne, Roseline ?

Roseline paraît au bout du théâtre.

Ah ! Bon Dieu ! Je la vois

Dois-je croire à mes yeux ? Songé-je, ou si je veille ?

CLORIANDE.

Pouvez-vous concevoir, mes sens, telle merveille ?

 

 

Scène VI

 

CAMILLE, ROSELINE, ARISTANDRE, CORYLÉON, CLORIANDE

 

Ils passent sur le Théâtre, et vont du derrière, pour entrer dans la Prison où est Coryléon.

CAMILLE, menant Roseline d’une main, et Aristandre de l’autre.

Allons, Madame, allons rendre la liberté,

Et le jour à celui qui vous l’avait ôté.

ROSELINE.

Le Ciel reconnaîtra pour nous deux cet office.

CORYLÉON, parlant bas, et les voyant.

À ce compte il nous est également propice.

ARISTANDRE.

C’est ce qu’avecque nous il doit à vos vertus.

CORYLÉON.

Espérons, désormais les vents sont abattus ?

CLORIANDE.

Puisque ce beau Soleil après tant de tempêtes

Pour un présage heureux vient luire sur nos têtes.

 

 

Scène VII

 

ADRASTE, FÉLISMON, CLORIANDE

 

ADRASTE.

Tu n’as fait que jeter de l’huile dans mes feux ;

Tous ces mots avancés me sont autant de nœuds

Qui déjà sans la voir m’attachent à ses charmes ;

Comme tu les décrits, ses regrets et ses larmes

Sont des sujets d’amour plutôt que de pitié.

FÉLISMON.

Je ne vous en ai pas raconté la moitié ;

Ses yeux ?

ADRASTE.

Comme divins, par un trait invisible

Sont entrés dans un cœur autrefois insensible.

Quelle vengeance, Amour, est celle que tu prends ?

Retire tant de traits ; c’est assez, je me rends ;

Toujours pour me punir ordonnes-tu que j’aime

Des Objets inconnus ?

FÉLISMON.

C’est celui d’Amour même.

ADRASTE.

Ne tente plus mon âme avecque ce discours,

Mais conduis-moi plutôt au lieu de mes amours ;

Voyons ?

FÉLISMON.

Vous la verrez dans ses larmes profondes

Come un Soleil couché reluire sous les ondes.

ADRASTE.

Parmi l’ombre et dans l’eau ses yeux portent mes fers ;

Et je l’adorerais même dans les Enfers.

CLORIANDE, parlant bas, et l’ayant écouté.

Que ne sont-ils ouverts aussi bien qu’à ma plainte,

Comme cette prison s’en est trouvée atteinte !

ADRASTE, tirant Cloriande de la Chambre.

Sortez, venez au jour, Madame, et reprenez

La lumière de lui, qu’après vous lui donnez.

CLORIANDE.

Que demande le sort ? Que veut-il de ma vie ?

ADRASTE.

Que vous ayez pitié de la mienne asservie,

Qui ne prend plus de loi que de votre beauté ;

Qu’en vous rendant, Madame, ici la liberté,

Pour faveur vous souffriez que je perde la mienne.

CLORIANDE.

Faut-il, mon bien perdu, que je m’en ressouvienne ?

Aristandre, (ah ? Ce nom augmente mon souci,)

Avait cette façon, parlait, marchait ainsi.

ADRASTE.

Mais il ne vous aima jamais de telle sorte.

CLORIANDE, parlant bas.

Voilà de tous mes maux d’un coup rouvrir la porte :

Monsieur, ne parlez point de lui, ni pour vous ;

Il fut traître, et je crois les hommes l’être tous.

ADRASTE.

Que vous connaissez mal ?

CLORIANDE.

Le cœur de ces volages,

Qui n’ont dissimulés que feinte et que langages.

ADRASTE.

Las ! Combien ce Rocher me prépare d’écueils !

CLORIANDE.

C’est demander en vain de l’amour aux cercueils,

Attiser un feu mort, et souffler une cendre

Qui n’en saurait donner et qui n’en saurait prendre ;

Allons, Monsieur, allons me dresser un Tombeau.

ADRASTE.

Amour m’en dresse en vous un autre bien plus beau ;

Madame, conservez celui qui vous délivre,

Ne donnez point la mort à qui vous fait revivre.

CLORIANDE.

Vous m’assurez la vie ; et c’est ce que je fuis.

ADRASTE.

Voici le Prince.

Ici Coryléon paraît.

CLORIANDE.

Ô Ciel ! Osé-je devant lui

Paraître vive encore t criminelle ensemble ?

Que ferai-je à la voix, si du regard je tremble ?

 

 

Scène VIII

 

ROSELINE, CORYLÉON, CLORIANDE, ARISTANDRE, ADRASTE, CAMILLE

 

ROSELINE, menant par la main le Duc son mari, qu’elle a tiré de Prison, et suivie d’Aristandre et de Camille.

Vous voyez, Monseigneur, comme tout est changé,

Que le Ciel à mes vœux pitoyable rangé

Couronne ma prison de gloire en mon martyre ;

Par vous j’y fus à tort, et je vous en retire :

Ainsi veut le destin ?

CORYLÉON.

Que la mort que j’attends

Recule à mes désirs, pour mourir plus longtemps.

ROSELINE.

Je vois bien que la haine en votre cœur empreinte

Lui fait à mon objet souffrir de la contrainte ;

Elle se met à genoux.

Ajoutez fers et feux à mes tourments passés,

Sur l’heure tuez-moi, si ce n’est pas assez ;

Quand je n’aurais failli qu’au point de vous déplaire,

Je mérite la mort.

CORYLÉON.

Ô constance exemplaire !

ROSELINE.

Pardonnez seulement à mon malheur caché

Qui n’a pu fuir l’ombre, ainsi que le péché.

CORYLÉON.

Ta vertu s’est fait jour dedans les lieux plus sombres,

Ce Soleil ne fait plus et ne reçoit plus d’ombres,

Le mensonge connu cède à la vérité ;

Pardonne maintenant à ma sévérité ;

Où, s’il faut qu’un trépas te venge de l’injure ?

CLORIANDE, se présentant, et se jetant aux genoux du Prince.

Voici qui vous fit l’une, et l’autre je l’endure ;

Oui, je souffre à vous voir, bien plus que mille morts ;

Mais c’est peu de l’esprit, vengez-vous sur le corps.

ROSELINE.

Ma Sœur, qu’ai-je entendu ? Que vois-je ?

CLORIANDE.

Une meurtrière,

Qui pour vous perdre a mis tout devoir en arrière,

Une, que le Soleil ne voit plus qu’en horreur,

Dont le crime à l’Enfer donne de la terreur ;

De qui le sang honteux ne serait pas capable ?

CORYLÉON.

Méchante, de laver ni ton âme coupable,

Ne ma colère aussi, d’un reproche éternel

Qui blessera toujours mon esprit criminel ;

La mort te punira, sans me purger du crime.

ARISTANDRE.

J’appelle de l’arrêt, il n’est pas légitime.

CLORIANDE.

Voudriez-vous m’empêcher encore de mourir,

Cruel, qui m’avez fait à ce point recourir ?

CORYLÉON.

Non non, n’en cherche point, tu n’as autre complice

Du désordre advenu que ta seule malice ;

Ta mort nous répondra de tout en un moment.

ADRASTE, s’interposant pour la défense de sa Maîtresse.

Oui, si je ne l’empêche, et votre mouvement :

Il la relève de genoux.

Prince, vous ne pouvez disposer pour cette heure

D’une qui sous ma main prisonnière demeure,

Ici votre rigueur n’a force ni raison ;

Voulez-vous de nouveau troubler votre Maison ?

Après tant d’accidents d’une si longue histoire

Fuirez-vous un repos qui tourne à votre gloire ?

Le Ciel qui s’est changé, vous doit changer aussi,

Comme lui, vous devez vous apaiser ici :

J’appelle dessus moi l’éclat de son tonnerre,

Si je n’ai rien entrepris d’une si courte guerre,

Que la réunion de deux cœurs amoureux,

De qui l’un retenu sous des fers rigoureux

Soupirait en prison sa liberté ravie,

Qu’injustement par vous l’on avait poursuivie ;

Dedans cette fureur, où le soldat instruit

A gagné cette Ville, et n’en tire aucun fruit,

De cette feinte perte un destin vous redonne

Ce trésor qui vaut mieux qu’une double couronne ;

Pure, et plus belle aussi qu’elle ne fut jamais,

L’innocente Princesse apporte ici la paix :

Que demandez-vous plus au destin qui se lasse

Quand le désir humain le presse à trop de grâce ?

En ce don qu’il vous fait, et d’un si rare prix,

N’avez-vous pas ce quoi contenter vos esprits ?

Que dans un bien si grand tout le malheur se noie ;

Et donnez votre Sœur à la commune joie,

Qu’il ne soit plus parlé de faute ni de pleurs,

Que le plaisir commence, et cessent les douleurs.

ARISTANDRE.

Vous le devez, mon Prince.

CAMILLE.

Et sous telle promesse

Je remets en vos mains la Ville, et la Princesse.

Elle lui présente les clefs de la Ville, et la Duchesse.

CORYLÉON.

Voudrais-je résister à de si doux efforts ?

Courir après une ombre, et refuser le corps ?

Retenir les ennuis, et rejeter la joie ?

ARISTANDRE.

Voici l’auteur du bien que le ciel nous envoie :

Ménipe, avancez-vous.

Ménipe arrivé.

CAMILLE.

Que je t’embrasse, Ami.

ARISTANDRE.

Sans toi je ne goûtais nos plaisirs qu’à demi.

Il présente au Duc Ménipe sérieux.

Prince, voilà ce Fou, de qui l’esprit sublime

Joignit à la sagesse une ardeur magnanime,

Dont la fidélité vous trompe heureusement.

MÉNIPE.

Grand Prince, ma folie eut son commencement

Et finit maintenant avecque votre rage ;

N’êtes-vous plus cruel ? Je suis prêt d’être sage.

CORYLÉON.

Dieux ! Que nous trouvons de merveille aujourd’hui !

CAMILLE.

Le Ciel visiblement a travaillé par lui.

CORYLÉON.

Cet Ami si parfait mériterait un Temple.

ADRASTE.

Et pour en mériter, soyons-le à son exemple.

CORYLÉON.

Je le veux, je l’accorde, et tiens votre amitié

Après ce coup fatal plus chère de moitié ;

Tels Amis je les prise au-delà des Empires.

Quelque Dieu que tu sois qui maintenant m’inspires,

Rends heureux le dessein qu’incertain j’entreprends ;

Vous délivrez ma Sœur, et moi je vous la rends ;

Il présente à Adraste sa Sœur en mariage.

Adraste, possédez ce prix d’une conquête

Qui nous fait rencontrer le Ciel dans la tempête ;

Cloriande, par là j’étouffe le passé.

ADRASTE.

Ah ! Que dois-je à celui que je tiens embrassé ?

CORYLÉON.

Pareille affection ?

ADRASTE.

Plus que la vie encore.

CLORIANDE.

Ô ! Que le jour est beau d’une si triste Aurore !

CORYLÉON.

Préparez-vous, ma Sœur, à prendre dans demain

Un Mari que le Ciel vous donne par ma main.

CLORIANDE.

Donc il change pour moi son tonnerre en rosée !

ADRASTE, la baisant.

Et d’un Enfer, Madame, il fait mon Élysée.

CAMILLE.

Dieux ! Par tant d’accidents nous aviez-vous remis

Jusqu’ici ce bonheur qui nous rend tous Amis ?

ARISTANDRE.

Vous seule avez produit toute cette merveille.

CORYLÉON.

C’est la force d’Amour, qui n’a point de pareille.

ROSELINE.

Quel plaisir aujourd’hui couronne mes tourments !

CORYLÉON.

Or sus, chacun s’apprête ; allons, heureux Amants,

Rendre grâces au Temple à celui qui préside

À ce destin caché qui peur tout, et qu’il guide ;

Allons rendre la joue et l’honneur à ma Cour.

ARISTANDRE.

Allons-y célébrer ce TRIOMPHE D’AMOUR.

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