La Grande aventure (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 2 novembre 1832.

 

Personnages

 

CLICQUOT, barbier et aubergiste

SUBREGONDI, seigneur corse

NELVILLE, ancien officier français

GAILLARDET

MADAME CLICQUOT

LOUISE, sa fille

 

La scène se passe aux îles d’Hyères, où le barbier Clicquot tient auberge.

 

Le théâtre représente une salle d’auberge ; porte au fond, et portes latérales. Auprès de la porte du fond, fenêtre à six pieds d’élévation ; une petite table sur le devant à droite, sous laquelle il y a un seau avec de l’eau ; une autre table à gauche ; une troisième avec tiroir au-dessous de la fenêtre. Sur cette dernière, plat à barbe, pot à l’eau, serviettes, etc.

 

 

Scène première

 

CLIQUOT, MADAME CLIQUOT, LOUISE

 

Au lever du rideau, Mme Clicquot assise auprès de la table à droite s’occupe à plier des serviettes, Louise, à la table à gauche, enlève quelques assiettes et la nappe dont elle était couverte, et les porte dans le fond sur une autre table qui se trouve derrière elle.

CLICQUOT, en costume de barbier, entrant par le fond, et s’adressant à Louise.

Eh bien ! les étrangers qui ont descendu cette nuit dans notre auberge, sont-ils levés ?... ont-il paru ?... ils ont l’air bien, n’est-ce pas ?... sais-tu ce qu’ils sont ?

LOUISE.

Non, mon père.

CLICQUOT.

Moi, je le sais... le plus jeune est un ancien officier de Napoléon, qui a servi le roi Murat, et qui plus tard proscrit, comme carbonaro, s’est enfui au Brésil, où, ne sachant que faire, il a fait une fortune immense... pour se  distraire.

MADAME CLICQUOT, se levant.

Est-il possible !

CLICQUOT.

Je n’aurai jamais de ces distractions-là... Aujourd’hui, il revient en France... C’est son valet de chambre qui m’a raconté tout cela... Il arrive de Nice, a couché dans mon auberge, la plus belle des îles d’Hyères, au Plat d’Étain, CLICQUOT barbier, aubergiste, fait la barbe, la coiffure et les matelotes, le tout à juste prix.

Air de Turenne.

Au Plat d’Étain tenant auberge,
Clicquot, barbier, perruquier et traiteur,
Reçoit, rase, nourrit, héberge...
D’un double emploi s’acquitte avec honneur. (Bis.)
Oui, des barbiers je suis le Bonaparte,
Nul client ne m’a reproché
Que jamais je l’aie écorché...

À part.

Si ce n’est peut êtr’ sur la carte.

Aussi l’ancien officier du roi Murat est enchanté de moi.

MADAME CLICQUOT.

Il restera donc ici ?

CLICQUOT.

Non, il part... il veut se rendre aujourd’hui à Toulon, où il a grande hâte d’arriver... pourquoi ? je n’en sais rien, ni son domestique non plus... mais je le saurai.

MADAME CLICQUOT.

Vous êtes si curieux...

Vivement.

Et l’autre voyageur, ce vieux qui a un air sombre... est-ce aussi un Français ?

CLICQUOT.

Certainement, puisqu’il est Corse... c’est un gentilhomme d’Ajaccio ; un gaillard en-dessous, qui a l’air, comme on dit, de vous donner avec plus de facilité un coup de poing qu’une poignée de main... aussi, il faut être honnête avec lui... Es-tu montée dans son appartement ?

MADAME CLICQUOT.

Vous savez bien que je n’entre jamais seule dans la chambre des voyageurs.

CLICQUOT.

C’est juste !... tu es d’une rigidité de principes... je dirai même d’une sauvagerie !... on t’appelle partout la belle insensible !... ta réputation embaume les îles d’Hyères... ça, et les orangers qui y poussent.

MADAME CLICQUOT.

Je te conseille de plaisanter.

CLICQUOT.

Je ne plaisante point... l’autre année, tu aurais été nommée rosière, si tu n’avais eu une fille et un mari... à cause de cela, on t’a préféré une innocente, soi-disant... ce n’était pas l’avis de tout le monde... mais je me tais, parce que, dans notre état, il faut de la discrétion.

MADAME CLICQUOT.

C’est précisément ce qui te manque... tu ne peux rien garder.

CLICQUOT.

Par exemple !... j’ai une foule de secrets que je n’ai jamais partagés avec personne, pas même avec toi, qui es ma moitié... t’ai-je jamais parlé des intrigues de la petite Justine... de la grande Félicité... de Mme Cothereau, la femme du courrier de la malle ? quand le mari est en route... on dit que...

Air : Qu’un poète.

Mais silence, (Bis.)
Je sais, moi, ce que j’en pense ;
Oui, silence, (Bis.)
Car je hais
Les indiscrets.
De notre épicier Mathieu
L’épouse n’est pas cruelle...
L’époux vend de la chandelle ;
Mais il n’y voit que du feu.
Aussi, ce fortuné père,
Quoique des plus contrefaits ;
Bossu par devant, derrière...
N’a que des enfants bien faits.
Mais silence, etc.
Le philanthrope à côté
Était un ancien gendarme.
C’te grand’ dam’ qui fait vacarme,
Fut danseuse à la Gaîté...
Enfin, la prude Charlotte,
Qui fait toujours des sermons.

LOUISE quitte la table, et s’approche de son père pour écouter.

Eut, avant d’être dévote,
Trois cousins dans les dragons.
Mais silence, (Bis.)
Je sais moi ce que j’en pense :
Mais silence,
Oui, silence,
Car je hais
Les indiscrets.

Oui, je les hais, et pourquoi ? parce que...

Se tournant vers Louise.

Ma fille, la discrétion est un devoir pour notre sexe, comme elle est un ornement pour le vôtre.

MADAME CLICQUOT.

Auras-tu bientôt fini ?

CLICQUOT.

C’est toi qui parles sans cesse... mais c’est égal, continue... je t’écoute... je suis bon mari... j’ai de la patience : il en faut ! souviens-toi de ça, ma fille ; quand tu auras un époux, une maison, des enfants !...

MADAME CLICQUOT.

Si toutefois cela arrive jamais... car malheureusement, ma fille a des attraits, et pas de dot.

CLICQUOT.

Comme sa mère.

LOUISE.

Oh ! ça n’y fait rien... et je connais quelqu’un qui, malgré ça, ne demanderait pas mieux.

CLICQUOT.

Qu’il se présente !... et s’il a des talents, de la considération, de la fortune...

MADAME CLICQUOT.

Et des mœurs...

CLICQUOT.

Certainement !... ça ne peut pas nuire, c’est même beaucoup... quand on a le reste.

LOUISE.

Dam ! mon père, si vous êtes trop exigeant.

CLICQUOT.

Sois tranquille... c’est dans ton intérêt... tu n’auras pas à te plaindre, si je te donne un équipage... avec une petite livrée... D’abord, j’ai un pressentiment que tu es réservée à de brillantes destinées.

Voyant Gaillardet qui paraît à la porte du fond.

Qu’est-ce qu’il veut celui-là ?

 

 

Scène II

 

CLIQUOT, MADAME CLIQUOT, LOUISE, GAILLARDET

 

GAILLARDET, à part, dans le fond du théâtre.

Les voilà réunis : c’est le moment de me présenter ; d’abord, je n’y tiens plus, il faut absolument que je leur parle.

Il fait quelques pas pour s’approcher.

Bonjour, monsieur Clicquot, ainsi que madame et mademoiselle.

LOUISE, d’un air gracieux.

Je vous salue, monsieur Gaillardet...

CLICQUOT, avec un air de protection.

Bonjour, bonjour !... est-ce qu’il y a quelqu’un qui voudrait me parler.

GAILLARDET.

Précisément.

CLICQUOT.

J’y cours... faut-il que j’emporte mes rasoirs ?

GAILLARDET.

Ne bougez pas d’ici... ce quelqu’un là... c’est moi.

CLICQUOT.

En voilà une sévère !... il appelle ça quelqu’un... N’importe, je consens à t’accorder une audience...

MADAME CLICQUOT.

Pourvu qu’il se dépêche.

GAILLARDET.

Père Clicquot, il y a longtemps que vous me connaissez ?

CLICQUOT.

Cette bêtise !... c’est moi qui t’ai vacciné dans les bras de ta nourrice... la mère Durand...il y avait quinze jours que le bureau des Orphelins, pour ne pas dire des Enfants Trouvés, t’avait confié à sa tendresse, dont il avait payé trois mois d’avance... et depuis on t’a gardé dans le pays... c’est la commune qui t’a tenu lieu de mère.

LOUISE.

Pauvre jeune homme !

CLICQUOT.

Elle t’a élevé à ses frais avec économie, et comme tu annonçais un gaillard, on t’a appelé Gaillardet. C’est même à moi que tu dois ce nom-là, j’ai voulu aussi te donner quelque chose.

GAILLARDET.

Je vous en remercie... mon parrain... Après cela, pendant que vous étiez en train de me donner un nom... vous pouviez m’en choisir un plus beau... parce que Gaillardet... Enfin c’est égal, je m’y tiens... le nom ne fait rien à la chose. Aujourd’hui me v’là grand garçon ; mon éducation est terminée.

CLICQUOT.

C’est-à-dire que tu ne sais rien... que tu ne fais rien...

MADAME CLICQUOT.

Et que pour vivre ainsi, il faudrait n’avoir pas de cœur.

GAILLARDET.

Et justement j’en ai un, je m’en suis aperçu il y a deux mois.

Air : Tenez, moi je suis un bonhomme.

J’adore du fond de mon âme
Vot’ fill’.

CLICQUOT.

J’en reste stupéfait.

GAILLARDET.

J’ viens vous la demander pour femme ;
J’ veux qu’ell’ soit madam’ Gaillardet.

CLICQUOT.

Un Gaillardet dans ma famille !

GAILLARDET.

Pourquoi pas ! en filleul bien né
Je prétends rendre à votre fille
Le nom que vous m’avez donné.

CLICQUOT.

C’est-à-dire que c’est d’une audace...

MADAME CLICQUOT.

Je n’en reviens pas.

GAILLARDET.

Il ne manque plus que votre consentement : car mam’selle Louise ne demande pas mieux...

CLICQUOT.

C’est faux.

LOUISE.

Non, mon papa.

MADAME CLICQUOT.

Silence !

LOUISE.

Mais je vous jure que nous nous aimons.

CLICQUOT.

C’est impossible, je ne l’ai pas permis !...

GAILLARDET.

Vous ne voulez donc pas consentir ?...

CLICQUOT.

Il faudrait que je fusse bien absurde... Qui ? moi ! homme établi, j’irais donner ma fille à un citoyen anonyme qui n’a ni état ni famille, qui ne paie ni contributions, ni patente, qui n’a ni présent, ni passé, ni avenir.

GAILLARDET.

Puisque je lui plais comme ça.

MADAME CLICQUOT.

Nous y mettrons bon ordre.

CLICQUOT.

Et nous saurons bien empêcher...

GAILLARDET.

C’est ce que nous verrons.

CLICQUOT.

Je crois qu’il me brave.

LOUISE, cherchant à calmer Gaillardet.

De grâce !...

MADAME CLICQUOT, à son époux.

Mon ami !...

GAILLARDET.

Je me ferai adorer malgré vous.

CLICQUOT.

Voyez-vous le factieux !

GAILLARDET.

Nous avons juré d’être l’un à l’autre.

CLICQUOT.

C’en est trop !

GAILLARDET.

Et elle sera ma femme.

CLICQUOT, d’un ton menaçant.

Sors à l’instant !

GAILLARDET.

Je sortirai si je veux.

CLICQUOT.

Il faut donc que je te jette dehors...

À sa femme et à sa fille.

Retenez-moi, je vous en prie !

LOUISE, poussant Gaillardet du côté de la porte.

Allons ne l’exaspérez pas.

GAILLARDET, à Louise.

Puisque vous m’en priez, mam’selle, je m’en vais... je vous obéis...

À Clicquot.

mais, ce n’est qu’à cause d’elle... je reviendrai.

CLICQUOT.

Avise-t’en !... tu trouveras ma porte fermée.

GAILLARDET, en s’en allant.

Ça m’est égal... j’grimperai par la fenêtre.

Il sort par le fond.

CLICQUOT.

Le scélérat !...

Courant vers la porte.

Je te forcerai bien à respecter l’autorité paternelle... Je vais toujours pousser le verrou.

Il ferme la porte du fond, et pousse le verrou.

 

 

Scène III

 

MADAME CLICQUOT, CLICQUOT, LOUISE

 

MADAME CLICQUOT.

Dieu merci ! nous en voilà débarrassés !... ce n’est pas sans peine.

CLICQUOT.

Autrefois, avec des protections, on aurait mis un drôle comme ça à la Bastille... mais aujourd’hui on n’est plus libre... Qu’il prenne garde à lui !...

LOUISE.

Est-ce que vous croyez qu’il n’osera pas revenir ?

CLICQUOT.

Je l’espère bien.

LOUISE.

Comme ça nous serions séparés ?...

CLICQUOT.

À jamais !

LOUISE, éclatant.

Non, mon papa, c’est impossible !

MADAME CLICQUOT, d’un ton sévère.

Ma fille !...

LOUISE.

Je ne saurais vivre sans lui !

CLICQUOT.

Il faudra pourtant que tu t’arranges pour ça...

LOUISE.

Vous voulez donc me voir mourir d’amour ?

CLICQUOT.

Ah ! tu crois que l’on meurt d’amour ? Non, ma fille... c’est une indisposition très ordinaire, on en revient toujours.

LOUISE...

Eh bien ! moi, mon papa, je vous jure...

CLICQUOT.

Je vous défends de jurer... silence !... Voici un de nos voyageurs... c’est le Français, officier de Napoléon et de Murat... exilé comme carbonaro, et qui a fait fortune au Brésil.

 

 

Scène IV

 

MADAME CLICQUOT, CLICQUOT, LOUISE, NELVILLE, entrant par la porte latérale à gauche

 

CLICQUOT.

Monsieur désire-t-il quelque chose ?... Il n’a qu’à parler.

NELVILLE.

Est-il arrivé quelqu’un de Toulon ?

CLICQUOT.

Pas encore... mais si on savait de quoi il s’agit, on pourrait s’informer... on pourrait envoyer... nous n’avons que sept ou huit lieues tout au plus...

NELVILLE.

C’est inutile ! c’est une lettre, un paquet que j’attends.

CLICQUOT.

On vous le remettra aussitôt son arrivée... Monsieur veut-il déjeuner dans sa chambre, ou ici à côté... à table d’hôte ?...

NELVILLE.

Ici ?... volontiers ! Y a-t-il beaucoup de monde ?...

CLICQUOT.

Sans doute... un voyageur... un gentilhomme corse... un vieillard... Je peux même vous dire qui il est... car j’ai lu son nom sur un nécessaire de voyage qui renfermait deux pistolets... trois poignards... et des couteaux de poche.

NELVILLE.

Je vous remercie, je ne tiens pas à savoir son nom.

CLICQUOT.

Ni moi non plus... C’est M. de Subregondi, demeurant à Ajaccio !

NELVILLE.

Ô ciel !

MADAME CLICQUOT.

Subregondi !

CLICQUOT.

Vous le connaissez ?

NELVILLE.

Je ne l’ai jamais vu...

CLICQUOT, à sa femme.

Et toi ?...

MADAME CLICQUOT.

Ni moi non plus... mais il y a dix-huit ans à peu près, j’ai été femme de chambre d’une jeune dame qui portait ce nom, et qui était bien malheureuse...

NELVILLE.

Bien malheureuse !...

MADAME CLICQUOT.

Elle retournait en Corse rejoindre son mari... mais je n’ai pas voulu l’accompagner jusque-là... et je suis restée ici.

CLICQUOT.

Où je t’ai épousée à cause de tes vertus.

NELVILLE.

Et combien de temps êtes-vous restée près d’elle ?

MADAME CLICQUOT.

Deux mois à peine... elle m’avait prise à son service en rentrant en France.

Air du vaudeville de la Somnambule.

Elle venait alors de l’Italie,
Elle était faible et paraissait souffrir ;
Mais sa pâleur la rendait plus jolie,
Et l’on n’ pouvait la voir sans la chérir !
Ma maîtresse et moi n’ faisions qu’une...
On sympathise avec les êtr’s souffrants.
Il m’semblait doux de servir l’infortune...

CLICQUOT, à part.

Qui lui payait de bons appointements.

NELVILLE.

Ainsi, quand vous l’avez quittée, c’était en 1815 ?

MADAME CLICQUOT.

Justement... comment le savez-vous ?

NELVILLE, avec embarras.

Je le présume... vous m’avez dit tout à l’heure qu’il y avait dix-huit ans ! à peu-près... moi, à cette époque, j’étais déjà parti pour Rio-Janeiro.

CLICQUOT...

C’est égal... il paraît que vous connaissiez cette dame.

NELVILLE.

Moi !... du tout.

CLICQUOT.

Il y a pas de mal... et c’était possible... vous pouviez l’avoir rencontrée en Italie, quand elle voyageait... et que vous étiez au service du roi Murat... Joachim Murat.

NELVILLE, sévèrement.

Hein !... qui vous a dit ?...

CLICQUOT.

Personne... ce sont des idées... des présomptions.

NELVILLE.

Il suffit... qu’on me serve à déjeuner !... je quitterai cette auberge dès ce soir... Laissez-moi.

CLICQUOT.

Oui, monsieur.

MADAME CLICQUOT.

Encore une pratique que tu éloignes par tes bavardages.

CLICQUOT.

Est-ce ma faute, s’il a servi le roi Murat ? je suis sûr maintenant qu’il la connaissait... j’en mettrais ma main au feu...

À Nelville qui s’impatiente.

Voilà, monsieur...

on va vous servir votre déjeuner, et avertir l’autre voyageur...

À Mme Clicquot et à sa fille.

Allons ! vous autres, à l’ouvrage !

Ils sortent tous trois par la porte latérale à droite de l’acteur.

 

 

Scène V

 

NELVILLE, seul

 

Je partirais sur-le-champ... sans cette lettre que j’attends... Si ce vieux serviteur habite toujours ce pays... s’il existe encore... lui seul peut me donner les renseignements que j’espère !... Mais si mon attente est trompée... si aucun lien ne m’attache plus à la vie, que m’importe alors cette fortune que j’ai acquise, et qui me devint inutile ?... Qui vient là ?

 

 

Scène VI

 

NELVILLE, SUBREGONDI, qui entre par la porte à gauche

 

SUBREGONDI, à la cantonade.

Oui, tous vos négociants de Marseille ont le cœur doublé de fer, comme leur coffre-fort... et je vous revaudrai cela, je vous promets, capital et intérêts...

Apercevant Nelville qu’il salue.

Votre serviteur.

NELVILLE, souriant.

Je vois, monsieur, que vous en voulez beaucoup au commerce.

SUBREGONDI.

Et ce n’est pas sans raison !... refuser un gentilhomme corse !... ne pas vouloir lui escompter une lettre-de-change de deux mille francs, payable à un an de date, par une maison de banque des plus solides !... Tous ces gens de comptoir sont des Arabes.

NELVILLE.

Pas tous... et si je puis vous rendre ce service...

SUBREGONDI, lui donnant la lettre-de-change.

Est-il possible !... quoi ! monsieur, sans me connaître ?

NELVILLE.

Cette signature est fort bonne...

Lui donnant deux rouleaux.

Voici votre somme en or.

SUBREGONDI, voulant défaire un rouleau.

Et que vous dois-je ?

NELVILLE.

Rien... j’ai besoin de papier sur Paris... et cela me rend service à moi-même.

SUBREGONDI.

Monsieur, voilà un trait... qui restera là ! parce que nous autres Corses nous n’oublions ni un service, ni une offense... Nous en tenons registre dans les familles ; et toutes nos dettes finissent toujours par être acquittées... fût-ce même à la troisième génération !... Moi, qui vous parle, je me rappelle avoir liquidé à dix-huit ans, un coup de carabine qu’un grand-oncle à moi devait à un de ses voisins... c’est la seule chose qu’il nous eût léguée par testament, et il a bien fallu faire honneur à la succession.

NELVILLE.

Air du Piège.

Je n’y puis croire !

SUBREGONDI.

Et pourquoi donc ?... Chez nous
Depuis longtemps nos mœurs sont ainsi faites.

NELVILLE.

Vous n’aurez pas, je l’espère, pour vous,
À léguer de semblables dettes
À vos enfants, à vos neveux ?

SUBREGONDI.

Non, ce n’est pas là mon système ;
Car je tiens, autant que je peux,
À payer toujours par moi-même.

Voilà pourquoi je me dépêche ; car je me fais vieux ; et cet argent que vous avez eu la générosité de m’avancer, me servira, je l’espère, à acquitter un arriéré que, depuis dix-huit ans, je soupçonne.

NELVILLE.

Est-il possible !

SUBREGONDI.

Sans savoir au juste ce que je dois, et si même je dois quelque chose... ce qui est la position la plus pénible.

NELVILLE.

Et comment cela ?

SUBREGONDI.

À vous, qui venez de me rendre un service d’ami, je puis vous faire connaître ma position... j’ai eu une femme, jeune, jolie...

NELVILLE

Que vous avez perdue ?

SUBREGONDI.

Oui : il y a une douzaine d’années... une maladie... une fièvre cérébrale... ce n’est pas sa faute... je ne lui en veux pas... mais je lui en ai voulu... je lui en veux encore de sa tristesse continuelle !... je l’ai surprise plusieurs fois pleurant toute seule.

NELVILLE.

Ô ciel ! vous pourriez soupçonner !...

SUBREGONDI.

Sans doute... que pouvait-elle regretter !... ce n’était pas moi, qui étais toujours là, qui ne la quittais point... qui ne l’avais jamais quittée qu’une fois en ma vie, et bien malgré moi.

NELVILLE.

Et pour quel motif ?

SUBREGONDI.

Un motif supérieur... L’autre... mon compatriote, qui régnait alors, avait pris en mauvaise part quelques mots de tyran et de despote que j’avais lâchés tout haut sur son compte !... La police impériale était sur mes traces... et je m’étais réfugié, avec ma femme, en Italie... dans une maison de campagne aux environs de Florence, et près des bords de l’Arno... j’y fus découvert, arrêté, et jeté dans une chaise de poste qui me conduisit dans une prison d’état, où je restai un an.

NELVILLE.

C’est bien long.

SUBREGONDI.

Ça m’était bien égal, pour moi du moins... mais pour ma femme... que faisait elle pendant ce temps-là ?... je ne l’ai jamais su... elle ne m’a jamais rien avoué... et cependant j’ai toujours eu des soupçons.

NELVILLE.

Sur qui ?

SUBREGONDI.

Sur tout le monde... D’abord, comme je vous disais... ses regrets, sa tristesse, quand on parlait de l’Italie... et puis une fois, quand elle dormait, je lui ai entendu prononcer un nom... qui n’était pas le mien... elle disait : Arthur.

NELVILLE...

Arthur ?

SUBREGONDI.

Oui : elle me l’a dit, à moi, Jean-Jérôme-Joseph Subregondi.

Air du vaudeville du Charlatanisme.

J’en demeurai comme hébété.

NELVILLE.

Peut-être vous crûtes entendre.

SUBREGONDI.

Elle l’a deux fois répété,
Et je ne saurais m’y méprendre.
Un soupçon affreux m’a saisi ;
Car une femme, je suppose,
Ca able d’oublier ainsi
Même le nom de son mari !...
Peut bien oublier autre chose.
Et si ce ne sont pas là des preuves ?...

NELVILLE.

Bien faibles, vous en conviendrez.

SUBREGONDI.

Et c’est là-dessus, cependant, que je vis depuis une quinzaine d’années ; attendant toujours qu’il m’en arrive de plus décisives... lorsque, il y a quelque temps, feuilletant d’anciens papiers, de 1814 à 1815... des mémoires, des comptes écrits de la main de ma femme... j’ai vu : « Donné deux cents francs, pour derniers gages, à Cécile Gertrude, ma femme de chambre, qui m’a quittée aux îles d’Hyères. » Je me suis dit : Voilà donc le nom d’une des personnes qui ont été près d’elle, pendant mon absence... Je me suis embarqué... j’ai appris ici que cette Cécile Gertrude avait épousé un nommé Clicquot, barbier, aubergiste... maître de cet hôtel... je veux la voir, l’interroger... la forcer par l’or, ou les menaces, à me donner tous les détails qui sont en son pouvoir... et si, par ce moyen, je puis arriver à connaître ce séducteur, je le poursuivrai jusqu’au bout du monde.

NELVILLE.

Et s’il n’existe plus ?

SUBREGONDI.

Peu m’importe !... lui, ou les siens... il faut que ça tombe sur quelqu’un... c’est mon existence, mon avenir... c’est une idée que je caresse à mon coucher, à mon réveil... je crois voir le coupable... je crois l’entendre !... Depuis quinze ans, je le tue tous les soirs avant de m’endormir... et je recommence en me réveillant.

NELVILLE.

Quelle folie !

SUBREGONDI.

Vous ne connaissez pas, comme nous, le plaisir de la vengeance... la vendetta... la seule passion que le temps ne détruise point, et qui s’accroisse avec l’âge... passion qui tient lieu de toutes les autres, qui vous fait vivre dans l’avenir... qui vous fait oublier le boire et le manger... car, avec elle, on n’a besoin de rien, on ne prend rien... et on engraisse.

 

 

Scène VII

 

CLICQUOT, SUBREGONDI, NELVILLE

 

CLICQUOT, entrant par la porte à droite. Il est en veste de cuisinier.

Le déjeuner de ces messieurs sera prêt dans un quart d’heure.

SUBREGONDI.

Tant mieux !... car j’ai une faim !... Faites venir pour moi, un barbier, en attendant.

CLICQUOT.

Voilà, voilà !

Il ôte sa veste de cuisinier et paraît en costume de barbier.

SUBREGONDI.

Comment ! vous exercez donc ?...

CLICQUOT.

Je dirai même, avec une certaine adresse ; ce n’est pas étonnant... ancien élève en chirurgie... je n’ai consenti à prendre le rasoir, que par égard pour le menton de mes compatriotes... il n’y avait dans l’île que des massacres...

SUBREGONDI.

Je vous préviens que je suis très difficile...

CLICQUOT.

Tant mieux !... je suis charmé d’avoir affaire à un connaisseur...

Il va prendre un rasoir sur la table du fond et le montre à Subregondi.

Voici un rasoir anglais qui a eu l’honneur de faire la barbe au duc de Wellington... une fameuse lame... un peu ébréchée.

SUBREGONDI.

Dépêchons !...

À Nelville.

Vous permettez ?...

NELVILLE.

J’ai moi-même quelques notes à écrire.

CLICQUOT, à Nelville, lui montrant la table à gauche.

Vous avez là tout ce qu’il vous faut ; même les journaux.

Nelville s’assied auprès de la table, et prend un journal qu’il lit. Subregondi se place sur une chaise au milieu du théâtre. Clicquot lui passe au cou une serviette, ensuite il verse l’eau dans le plat à barbe, et se dispose à le raser.

Avez-vous, à minuit, entendu l’orage ?

SUBREGONDI, assis.

Je crois bien... je ne dormais pas.

CLICQUOT, allant et venant.

Alors ça n’a pas pu vous réveiller... Quels éclairs ! et quels coups de tonnerre ! ça me rappelait une nuit où je n’étais pas à la noce... il est vrai qu’en Italie les orages sont bien plus terribles.

NELVILLE, vivement et sans quitter sa place.

Vous avez été en Italie ?

CLICQUOT.

Certainement... parti en 1813, à la suite d’un général de division, qui m’admettait dans son intimité... c’était moi qui l’accommodais.

Air de la Vieille.

J’étais avid’ de renommée,
Et j’escortais nos grenadiers.

NELVILLE.

Quoi ! vous avez suivi l’armée ?

CLICQUOT.

Oui, j’étais parmi nos guerriers.

SUBREGONDI.

Mais, dites-moi, dans cette armée
À quoi servaient les perruquiers ?

CLICQUOT.

À quoi servaient les perruquiers !
Ah ! c’est pour eux qu’ cett’ campagn’ fut utile,
Je regardais, et devenais habile...
Oui, d’ nos soldats la valeur m’ fut utile,
En les r’gardant, je devenais habile.
Et j’apprenais de mes concitoyens
À fair’ la barb’ aux Autrichiens.

Aussi, et pour me reposer de mes fatigues, je m’étais, après la campagne, établi à Florence.

NELVILLE, de même.

À Florence ?

CLICQUOT.

Oui... est-ce que vous avez été dans ce pays-là ?

NELVILLE.

Jamais.

CLICQUOT, savonnant la figure à Subregondi, et s’interrompant pour parler à Nelville.

Tant pis... c’est une des plus belles villes du monde... des rues larges... un ciel pur... et un luxe... ah !

Parlant toujours à Nelville sans regarder Subregondi dont il barbouille la figure jusqu’aux yeux.

SUBREGONDI, à Clicquot.

Prenez-donc garde.

CLICQUOT.

Pardon... je sais bien que ce n’est pas le front qu’il faut raser...

Lui savonnant le menton.

Je vous disais que je m’étais établi à Florence, où j’avais de la peine à me produire, faute de savoir l’italien... car le mérite qui n’a pas la langue, n’a rien qui parle en sa faveur... je n’avais que mon enseigne, une enseigne superbe... « Clicquot, docteur de la Faculté de Paris, chirurgien accoucheur, dentiste, orthopédiste, méthodiste, etc. » Je m’étais fait un grand nom... avec des lettres de deux pieds...

Il va poser le plat à barbe sur la table à droite.

Il ne me manquait rien que des pratiques... Il y avait quinze jours que j’en attendais...

SUBREGONDI.

Et il n’en arrivait pas ?

CLICQUOT, toujours auprès de la table.

Non... mais une nuit, on frappe à ma porte, je me dis : voilà quelqu’un qui veut se faire raser... il est un peu tard... c’est égal... j’ouvre... un homme masqué se présente... je crus que c’était pour me voler... j’allais crier... mais il m’offre une bourse... ça me rassure... il ajoute, à voix basse : « Voulez-vous gagner dix louis ? –Certainement. – On a besoin de votre ministère. – Disposez de moi... » Là-dessus, il me bande les yeux, me prend par la main, et je le suis en aveugle.

Il commence à raser Subregondi.

SUBREGONDI.

Quel était cet homme !

CLICQUOT, rasant Subregondi.

Un inconnu.

SUBREGONDI.

Et vous vous êtes risqué ?

CLICQUOT.

Le barbier français est naturellement aventureux... nous montons en voiture... mon compagnon ne dit mot, ni moi non plus.

NELVILLE, à part.

Maudit bavard !

CLICQUOT.

Au bout de quelques minutes, je n’entends plus retentir les roues sur le pavé : nous roulions sur un terrain uni... Je dis : nous ne sommes plus dans la ville ; nous allons à la campagne.

SUBREGONDI.

De quel côté ?

CLICQUOT.

Je n’en sais rien... La voiture s’arrête... un certain bruissement m’indique que nous sommes près de la rivière... je me dis : c’est l’Arno.

SUBREGONDI, à part.

Une maison de campagne sur l’Arno !

CLICQUOT.

Nous franchissons une allée sablée... nous montons un perron de six marches ; et je traverse trois chambres, dont les portes s’ouvrent successivement devant moi.

SUBREGONDI.

C’est bien cela.

NELVILLE, cherchant à l’interrompre.

Si monsieur Clicquot avait fini ?

CLICQUOT.

Pas encore.

SUBREGONDI.

Continuez donc ?

CLICQUOT.

C’est monsieur qui me fait couper...

SUBREGONDI.

Hein !...

CLICQUOT.

Qui me fait couper dans mon récit...

Il continue à raser.

On m’ôte mon bandeau, et l’on me laisse seul dans un cabinet étroit et sans lumière... où je m’attendais à être victime... et résigné à mourir, je m’empare d’une espèce de bonbonnière, pour mettre la justice sur les traces de mes assassins !... Je l’ai toujours gardée... j’en ai fait une tabatière...

La tirant de sa poche.

En usez-vous ?

SUBREGONDI, la regardant.

Ciel ! mon chiffre !... plus de doute... c’était chez moi.

CLICQUOT.

Qu’avez-vous donc ?

SUBREGONDI.

Rien... c’est que votre récit m’a tout retourné.

CLICQUOT.

Vous n’y êtes pas encore.

NELVILLE, à part, et cherchant à lui faire des signes.

Et impossible de l’arrêter en chemin.

CLICQUOT.

J’étais dans les transes... un autre homme masqué vient me prendre ; il m’introduit dans une pièce élégamment meublée, et faiblement éclairée par une lampe d’albâtre suspendue à une chaîne argentée.

SUBREGONDI, à part.

Précisément.

CLICQUOT, qui a mis de l’eau fraîche dans le plat à barbe, vient laver la figure à Subregondi.

Là, sur un lit de douleur, une femme dont les traits étaient cachés par un voile...

SUBREGONDI.

Eh bien ?

CLICQUOT.

Eh bien !... vous comprenez... grâce à mon ministère, elle donna le jour à un enfant bien, très bien constitué...

Il se retire et va reporter son bassin sur la table.

SUBREGONDI, se levant.

Voilà donc mes soupçons confirmés !

CLICQUOT, serrant son plat à barbe et son rasoir.

On m’emmène avec les mêmes précautions... Après avoir marché pendant trois heures, je me retrouve sur la grande place de Florence...

Il se trouve en ce moment à la gauche de Subregondi.

Mon conducteur me glisse dans les mains un rouleau de cent louis... en murmurant à mon oreille, et d’une voix que je crois encore entendre...

NELVILLE, qui s’est levé, et s’est approché de Clicquot, lui dit à demi-voix.

Si tu dis un mot de plus, tu es mort !

CLICQUOT, tremblant.

Ah mon Dieu !... la même phrase... et presque la même.

SUBREGONDI, qui s’était retourné un instant pour se débarrasser de sa serviette, revient à lui, et lui dit avec impatience.

Eh bien !... voyons, achève cette aventure ?

CLICQUOT, tout troublé, balbutiant et regardant Nelville, qui est passé à la droite de Subregondi, et qui est alors en face de lui.

Mais il me semble... qu’elle est déjà assez longue comme ça... et c’est abuser de la patience de ces messieurs.

Regardant Nelville.

D’autant plus que moi, je croyais que depuis... dix-huit ans... je pouvais sans danger...

SUBREGONDI, avec colère.

Et qui te dit qu’il y en a ?... Allons, la suite de cette aventure... il y a une suite ?

CLICQUOT, de même et tout tremblant.

J’espère bien que ça n’en aura pas... d’autant que j’ai oublié le reste.

SUBREGONDI.

Ce n’est pas possible.

CLICQUOT.

Je vous jure sur l’honneur...

SUBREGONDI, à demi-voix.

Parle... ou tu es mort !

CLICQUOT.

Juste comme l’autre... si encore ils pouvaient s’entendre.

Nelville, après les avoir un moment observés tous les deux, sort par la porte à droite en recommandant le silence à Clicquot par un signe menaçant.

 

 

Scène VIII

 

SUBREGONDI, CLICQUOT

 

SUBREGONDI, prenant Clicquot par le bras, et l’amenant sur le devant de la scène.

Je ne te demande plus qu’un mot... mais je le veux...

Avec mystère.

Je veux connaître ce que cet enfant est devenu ?

CLICQUOT, vivement.

Pour ça... c’est la vérité... je n’en sais rien.

SUBREGONDI.

Tu le sais.

CLICQUOT.

Non, monsieur... je n’ai jamais su autre chose.

SUBREGONDI, lui serrant fortement le bras.

Tu me trompes ; car tu ajoutais tout à l’heure : « j’ai oublié le reste. »

CLICQUOT.

C’est une bêtise que j’ai dite... car on m’a congédié sur-le-champ, avec tant de mystère et de promptitude que je n’ai pas même pu savoir... si c’était une fille ou un garçon... et depuis... pas la moindre nouvelle.

SUBREGONDI.

Ce n’est pas vrai !...

CLICQUOT.

Il y a de quoi se damner !...

À part.

Car le diable m’emporte si je sais un mot de plus.

Haut.

Et tout ce que je peux ajouter, c’est qu’un an après je revins ici... au pays... où j’épousai Mme Cécile Gertrude, actuellement Mme Clicquot... avec qui j’ai vécu en bonne intelligence... ce que tout le monde peut vous attester.

SUBREGONDI.

Il ne s’agit pas de cela... tu as plus d’esprit et de finesse que tu n’en as l’air.

CLICQUOT.

Du tout.

SUBREGONDI.

Je te dis que si.

CLICQUOT.

C’est pour ne pas vous démentir.

SUBREGONDI.

Tu t’es arrêté au moment...

CLICQUOT.

Où je n’avais plus rien à dire.

SUBREGONDI

Où tu as cru voir que ce mystère m’intéressait...

À demi-voix.

Eh bien ! oui... et je n’ajouterai qu’un mot... d’ici à un quart d’heure tu me livreras cet enfant, ou tu me diras où il est... sinon... tu es un homme perdu... je ne t’en dis pas davantage.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène IX

 

CLICQUOT, seul

 

C’est bien assez... Quelle histoire diabolique !... j’avais bien besoin de la lui raconter, moi qui en fais tant d’autres... me voilà maintenant obligé de donner la suite... ou sinon... Je tremble comme la feuille... je serais en ce moment incapable de faire la barbe...

Il va serrer ses rasoirs dans le tiroir de la table qui est placée contre le mur au-dessous de la fenêtre.

S’il m’arrive maintenant de parler... ça m’apprendra...

GAILLARDET, en dehors, ouvrant la fenêtre pendant que Clicquot est baissé.

Il paraît que le papa est sorti... entrons.

Il passe par la fenêtre et se glisse le long du mur sans apercevoir Clicquot.

CLICQUOT, continuant de parler sans voir Gaillardet.

Cet enfant qu’il me demande, et qu’il lui faut sur-le-champ, est-ce que je sais où il est ?... comment le trouver ?... à moins qu’il ne tombe des nues...

Dans ce moment Gaillardet met le pied sur l’épaule de Clicquot, et saute par terre.

Aie !... aie !... aie !... Qui est-ce qui me jette quelqu’un sur la tête ?

 

 

Scène X

 

CLICQUOT, GAILLARDET

 

GAILLARDET.

Merci de m’avoir fait la courte-échelle.

CLICQUOT.

C’est encore toi, mauvais sujet ?

GAILLARDET.

Non, ce n’est pas moi... c’est une pratique.

CLICQUOT.

Je t’ai défendu de venir ici.

GAILLARDET.

Je viens pour qu’on me coiffe.

CLICQUOT.

Par la fenêtre ?

GAILLARDET.

La porte était fermée.

CLICQUOT.

Je vais te l’ouvrir, pour que tu partes.

GAILLARDET.

Ce n’est pas pour ça que je suis venu.

CLICQUOT.

Veux-tu sortir sur-le-champ !

GAILLARDET.

Non ; je suis Public... j’ai le droit de rester.

CLICQUOT.

Comment !... chez moi ?

GAILLARDET.

Vous n’avez rien à dire, pourvu que l’on consomme... Vous allez me mettre des papillotes.

CLICQUOT.

A-t-il du toupet !

GAILLARDET.

Avec de la pommade à la rose.

Il prend une chaise et s’assied.

CLICQUOT, voulant retirer la chaise que Gaillardet s’obstine à garder.

Il prend encore la plus belle chaise.

GAILLARDET, du côté de la coulisse à droite.

Mademoiselle Louise... holà ! la fille !

CLICQUOT, courant à lui.

Qu’est-ce que tu lui veux ?

GAILLARDET, élevant la voix.

Un peignoir blanc... je paierai ce qu’il faut.

Air : Mon galoubet.

J’ai de l’argent, (Bis.)
Et je puis me mettre en dépense,
Je veux qu’on me serve.

CLICQUOT.

Un instant.

GAILLARDET.

Obéissez... pas d’ résistance !

CLICQUOT.

Eh mais ! a-t-il de l’insolence !

GAILLARDET.

J’ai de l’argent. (Bis.)

Il fait sonner l’argent qu’il a dans sa poche.

CLICQUOT.

Veux-tu bien te taire.

GAILLARDET, élevant encore plus la voix.

Madame Clicquot !... Mam’selle Louise !

CLICQUOT.

Ah ! le maudit garnement !

 

 

Scène XI

 

LOUISE, GAILLARDET, CLICQUOT

 

LOUISE, accourant.

Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? Quel tapage !

GAILLARDET.

C’est monsieur qui refuse de me coiffer !

LOUISE.

Pourquoi donc ça, mon père ?

CLICQUOT.

Parce que je ne veux pas avoir affaire à une pareille tête...

GAILLARDET.

Et moi, je tiens à être frisé par vous.

CLICQUOT.

Va-t’en au diable !... j’ai bien autre chose à démêler.

GAILLARDET.

Vous tenez boutique pour tout le monde.

LOUISE.

Si mon père n’a pas le temps.

GAILLARDET.

J’attendrai... mais je ne m’en irai pas d’ici, sans avoir été papilloté, crêpé, bichonné, parfumé à l’huile antique.

Air de Voltaire chez Ninon.

Allons, commencez à l’instant ;
Les papillot’s sont-elles prêtes ?
J’veux être beau... j’veux êtr’ charmant,
Je veux tourner toutes les têtes.
Vrai Lovelac’, je veux enfin
Que, grâce aux talents dont il brille,
Le pèr’ me donne de sa main
Les moyens d’ séduire sa fille.

CLICQUOT.

Quelle rouerie !

GAILLARDET.

Et quand je devrais rester ici jusqu’à demain...

CLICQUOT, à part.

C’est un enragé !... c’est un diable !... quand on le chasse par la porte, il rentre par la fenêtre... et personne pour m’en débarrasser !... moi qui ai tant de besoin d’être seul, et de recueillir mes idées.

Voyant Subregondi qui rentre par la porte à gauche.

Allons ! encore le vieux.

 

 

Scène XII

 

GAILLARDET, LOUISE, CLICQUOT, SUBREGONDI

 

SUBREGONDI, s’approchant de Clicquot, la montre à la main.

Le quart d’heure est expiré.

CLICQUOT, tremblant.

Vous avancez.

SUBREGONDI.

Non pas... je viens chercher la réponse.

CLICQUOT.

Une réponse...

Regardant Gaillardet.

Moi, qui grâce à cet imbécile-là, n’ai pas eu le temps de réfléchir... Ah mon Dieu ! quelle idée !

SUBREGONDI, à demi-voix.

Eh bien ! cet enfant ?

CLICQUOT, de même, et le prenant à part.

Un mot seulement... Qu’est-ce que vous voulez en faire ?

SUBREGONDI, de même.

L’emmener avec moi.

CLICQUOT, de même.

Pas autre chose ?

SUBREGONDI, avec impatience.

Eh non ! te dis-je.

CLICQUOT.

Et l’emmènerez-vous un peu loin ?

SUBREGONDI.

Sois tranquille.

CLICQUOT, à part.

C’est ce qu’il me faut... moi qui ne peux jamais le renvoyer de ma boutique ; je fais d’une pierre deux coups.

SUBREGONDI, avec impatience.

Eh bien donc !... achève... cet enfant ?...

CLICQUOT, à demi-voix.

Il existe.

SUBREGONDI, à part.

Ô ciel !

CLICQUOT, de même.

Il est ici.

SUBREGONDI.

Dieu soit loué !

CLICQUOT, à Louise qui s’approche pour écouter.

Qu’est-ce que vous voulez, mademoiselle ? Emportez ce plat à barbe.

LOUISE.

Oui, mon père...

Elle prend le plat à barbe, et rentre dans la chambre à droite ; Gaillardet la suit doucement et rentre après elle.

CLICQUOT.

Il est, depuis seize ans, caché dans ce village, sous le nom de Jérôme Gaillardet.

SUBREGONDI, avec joie.

Il suffit.

CLICQUOT, bas à Subregondi.

Tout le monde vous dira qu’il est issu de père et mère inconnus... élevé par la commune... et rien qu’en le regardant, vous verrez qu’il a des traits qui annoncent une naissance irrégulière...

Ne le voyant plus.

Eh bien !... où est-il donc ?

SUBREGONDI.

Je suis content de toi, et je t’en récompenserai.

CLICQUOT.

En l’emmenant du pays, au plus vite... c’est tout ce que je vous demande.

SUBREGONDI.

Maintenant, envoie-moi ta femme... Mlle Cécile Gertrude... j’ai à lui parler.

CLICQUOT.

À ma femme !... et pourquoi ?

SUBREGONDI.

Tu le sauras.

CLICQUOT, regardant par la porte à droite.

Dieu ! le voilà avec ma fille qu’il veut embrasser !

Il s’élance dans la chambre à droite.

 

 

Scène XIII

 

SUBREGONDI, seul, puis NELVILLE

 

SUBREGONDI.

Je le connais donc enfin... je suis content, je suis heureux ! …... ça me rajeunit de vingt ans... Ah ah ! monsieur Jérôme Gaillardet... vous aurez de mes nouvelles.

NELVILLE, la serviette à la main, sortant de la chambre à droite.

Eh bien ! monsieur, ne venez-vous pas déjeuner ?... j’ai commencé sans vous.

SUBREGONDI, rayonnant de joie.

Achevez sans moi... je n’ai besoin de rien... comme je vous le disais tantôt... cela tient lieu de tout... on se nourrit de cela... et je ne me suis jamais mieux porté que dans ce moment.

NELVILLE.

En effet, vous avez l’air radieux.

SUBREGONDI.

C’est que ça vous rafraîchit... vous dilate... je vais enfin me venger.

NELVII.LE.

Comment cela ?

SUBREGONDI.

Cette histoire que nous racontait ce barbier... m’intéressait plus que vous ne pouviez le penser... Il m’apprenait, sans le savoir, ce que je soupçonnais depuis dix-huit ans...

Lui prenant la main avec force.

Cet enfant existe.

NELVILLE, avec joie.

En êtes-vous sûr ?

SUBREGONDI, de même.

Il est ici.

NELVILLE.

Grand Dieu !

SUBREGONDI.

Caché sous le nom de Jérôme Gaillardet... j’en ai déjà des preuves... et j’attends Mme Cécile Gertrude... qui va me les confirmer... car, grâce à vous, mon cher ami, j’ai ce qu’il faut pour la faire parler... j’ai de l’or !... je vous tiendrai au courant de tout ce que j’apprendrai... le bonheur a besoin de s’épancher !... et je suis si heureux !... Adieu !... adieu !... du silence !... Je vais donc enfin me venger !

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XIV

 

NELVILLE, seul

 

Se venger !... c’est ce que nous verrons... il existe, j’en suis sûr... c’est tout ce que je demandais au ciel, et je saurai bien dès aujourd’hui, le soustraire à ses coups... Aujourd’hui... oui ; mais dans quelques mois... dans quelques années... il est capable de nous rejoindre, de nous poursuivre... de traverser les mers... et toujours craindre un ennemi, ce n’est pas vivre !... Si je pouvais, dès ce moment... dès l’origine anéantir ses soupçons... en renversant de fond en comble l’histoire de ce maudit barbier ; mais, par quel moyen ?... Ah ! Mme Clicquot... cette Gertrude qu’il va interroger... elle seule pourrait... Mais y consentira-t-elle ?... Eh ! sans doute, quand je de vrais à ce prix faire sa fortune.

 

 

Scène XV

 

NELVILLE, MADAME CLICQUOT, entrant par la droite

 

MADAME CLICQUOT.

Ma pauvre fille !... elle m’a attendrie !... car enfin elle aime ce jeunes homme, et impossible de la marier... Pas d’autre dot que les vertus de sa mère et les siennes... et une dot comme celle-là, loin d’augmenter avec le temps, ça risque chaque jour de... Ah ! que les mères de famille sont à plaindre !...

Elle va pour entrer dans la chambre à gauche.

NELVILLE.

Un mot, madame Clicquot.

MADAME CLICQUOT.

Pardon, monsieur, je suis à vous à l’instant... ce monsieur étranger m’a fait prier de passer chez lui, et je me rends à ses ordres.

NELVILLE, la prenant par la main.

Pas encore !... il faut auparavant que je vous parle...

À demi-voix.

Les moments sont précieux... Vous êtes une brave femme... une honnête femme...

MADAME CLICQUOT.

Je m’en vante, monsieur, et dans un pays où, Dieu merci ! il ne manque pas de mauvaises langues, on n’a pas encore pu mordre sur mon compte.

NELVILLE.

Je n’en doute point.

MADAME CLICQUOT.

C’est ma seule richesse... mais je la conserverai intacte.

Air : Elle a trahi ses serments et sa foi.

Combien de fois j’ai vu les amoureux
V’nir à mes pieds me peindre leur tendresse ;
En gros soupirs ils exprimaient leurs vœux,
J’les repoussais ! mais ils r’venaient sans cesse...
Découragés enfin par mes vertus,
Depuis dix ans, ils n’y reviennent plus.

Aussi vous sentez bien que maintenant, et pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas qu’on pût dire que Cécile Gertrude, femme Clicquot, a failli à l’honneur.

NELVILLE, à part.

Ah diable !...

Haut.

Aussi me préserve le ciel de rien vous proposer qui puisse porter atteinte à votre vertu... elle existe, elle est réelle... vous en êtes sûre et moi aussi... c’est l’essentiel !... après cela qu’importent les apparences...

MADAME CLICQUOT.

Que voulez-vous dire ?

NELVILLE.

Que vous pouvez, si vous le voulez, me rendre un important service, sauver la vie à un malheureux, et de plus assurer à votre fille une dot considérable.

MADAME CLICQUOT.

Est-il possible !... et que faut-il faire pour cela ?...

NELVILLE.

M’écouter, et raconter à cet étranger ce que je vais vous dire.

MADAME CLICQUOT.

Parlez, monsieur, parlez, je vous écoute.

NELVILLE.

Vous aurez été à Florence pendant un an ?

MADAME CLICQUOT.

Avec plaisir...

NELVILLE.

Femme de chambre de Mme de Subregondi, votre ancienne maîtresse ?

MADAME CLICQUOT.

Permettez... je n’ai été que deux mois à son service, et c’était ici, en France.

NELVILLE.

Il n’importe ! vous aurez été à Florence.

MADAME CLICQUOT.

Oui, monsieur... c’est convenu.

NELVILLE.

Il y a dix-huit ans.

MADAME CLICQUOT.

Je m’en souviendrai.

NELVILLE.

En 1814, dans un château... sur l’Arno... vous aurez en secret, et mystérieusement...

MADAME CLICQUOT.

Oui, monsieur.

NELVILLE.

Un an avant votre mariage.

MADAME CLICQUOT.

Oui, monsieur.

NELVILLE.

Donné le jour à un enfant charmant !...

MADAME CLICQUOT, se récriant.

Eh bien !... par exemple !

NELVILLE, froidement et tirant son portefeuille.

Voici deux mille francs.

MADAME CLICQUOT.

Et ma réputation.

NELVILLE, de même.

Quatre mille !...

MADAME CLICQUOT.

Et la vertu !...

NELVILLE, de même.

Six mille !...

MADAME CLICQUOT.

J’entends bien... mais l’honneur avant tout, et le mien m’est si cher...

NELVILLE.

Dix mille !...

MADAME CLICQUOT.

Ah dam !... vous m’en direz tant !...

NELVILLE.

Ils sont là, dans ce portefeuille ; prenez, je vous le donne... et vous réponds du secret qui restera entre nous... car il est inutile que votre mari en sache rien.

MADAME CLICQUOT.

Je l’aime autant.

NELVILLE.

Il n’y aura que moi et cet étranger... et si vous parvenez à bien le persuader, à le convaincre... je vous promets, après la réussite de notre projet, une somme pareille...

MADAME CLICQUOT.

Dites-vous vrai ? vingt mille francs ?

NELVILLE.

Pour l’apparence d’une faute, quand, à ce prix-là, on en trouverait de toutes faites... Partez, maintenant, il vous attend... et songez, quoi qu’il arrive, à ne point nous trahir.

MADAME CLICQUOT.

Oui, monsieur... oui, soyez tranquille... il y va maintenant de mon honneur... c’est-à-dire, non, au contraire... ce qui est toujours très pénible... surtout quand ça n’est pas vrai... En vérité... et sans ce portefeuille, je croirais que c’est un rêve.

Elle entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène XVI

 

NELVILLE, puis CLICQUOT, en costume de cuisinier

 

NELVILLE.

À merveille !... et maintenant que j’ai éloigné de lui le danger... ne songeons qu’au bonheur de le voir.

CLICQUOT, un bougeoir à la main.

Je viens de l’enfermer dans ma cave... c’est plus sûr... ça le sépare de ma fille, et d’ici à ce que l’autre l’emmène, me disons rien ; car voilà une bonne leçon pour ne plus parler, et on me demanderait maintenant l’heure qu’il est... que je répondrais : « l’heure qu’il vous plaira. »

Il pose le bougeoir sur la table.

NELVILLE, venant à lui.

C’est vous, maître Clicquot ? je suis enchanté de vous voir... Vous qui connaissez tout le monde, dites-moi donc s’il n’y a pas ici dans le pays un jeune homme nommé Jérôme Gaillardet.

CLICQUOT.

C’est possible !...

À part.

Où veut-il en venir ?

NELVILLE.

Et savez-vous où il demeure ?... où il est dans ce moment-ci ?...

CLICQUOT.

Où il est ?...

À part.

Et lui aussi qui veut me faire jaser... je l’en défie bien...

Haut.

Où il est, monsieur ? Ça ne me regarde pas !... et je ne veux plus me mêler désormais que de ce qui me regarde.

NELVILLE.

Qu’est-ce que cela signifie ? et pourquoi cet air de mystère... Il y en a donc ?

CLICQUOT.

Comme vous voudrez... mais je me suis promis de ne plus rien dire maintenant, et je ne dirai rien.

NELVILLE.

Tu sais donc quelque chose ?

CLICQUOT.

Moi, monsieur ?

NELVII.LE.

Tu veux en vain dissimuler... tu sais tout !...

CLICQUOT.

Ce n’est pas vrai !

NELVILLE.

Tu sais tout... et tu parleras, ou tu ne sortiras pas vivant de mes mains...

CLICQUOT.

Et lui aussi !... et qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

NELVILLE.

La vérité tout entière.

CLICQUOT.

Et laquelle ?

NELVILLE.

Où est ce Gaillardet ?... où est-il ?

CLICQUOT.

Enfermé dans ma cave.

NELVILLE.

Tu vois bien... et tu disais que tu ne savais rien... tu ne m’échapperas pas... et si ce jeune homme sort d’ici... s’il lui arrive le moindre mal... c’est à toi que je m’en prends.

CLICQUOT.

Et de quel droit, s’il vous plaît ?...

NELVILLE.

Je t’en ai trop dit pour ne pas achever... ce jeune homme appartient à une famille puissante... à des parents immensément riches, qui l’aiment, qui l’adorent, qui ne négligeront rien pour assurer son bonheur.

CLICQUOT.

Ô ciel !... serait-il vrai !... et si ces parents, dont vous me parlez... ces parents immensément riches savaient qu’il est amoureux... éperdument amoureux ?...

NELVILLE.

Que dis-tu là ?

CLICQUOT.

Et qu’il n’y a pas de bonheur pour lui, sans une jeune fille qu’il adore... et qu’il ne peut quitter.

NELVILLE.

Achève.

CLICQUOT.

Jeune fille vertueuse... parents respectables et sans un sou de rente... Croyez-vous que sa noble famille consentirait à cette alliance disproportionnée ?

NELVILLE, vivement.

Eh ! plût au ciel !... qu’il soit heureux, voilà tout ce qu’on demande.

CLICQUOT, lui sautant au cou.

Ah ! monsieur, disposez de moi maintenant... je n’en sais pas davantage... mais je dirai tout ce que vous voudrez.

NELVILLE.

Mène moi vers lui... c’est tout ce que je demande.

CLICQUOT.

À l’instant même... le temps d’allumer ce bougeoir... car, pour y voir clair dans cette cave... et dans le mystère qui nous environne... et puis... J’oubliais... je ne sais pas où j’ai la tête... ce paquet que vous attendiez ce matin... vient d’être apporté par un homme qui attend en bas la réponse.

Il lui donne le paquet qu’il tire de sa poche.

NELVILLE.

Eh ! donne donc... C’est l’écriture de Raymond... de ce vieux serviteur à qui Amélie avait confié notre secret... lorsque moi-même... proscrit, obligé de fuir...

Lisant.

« Rassurez-vous, monsieur, cet enfant dont vous n’avez pu voir la naissance, et dont vous ignoriez même le sexe, a été par moi soustrait à tous les regards et ne court aucun danger... suivez l’homme qui vous remettra le billet... il vous conduira à deux pas d’ici, près de moi et dans les bras de votre fille... » Ma fille !... il serait possible ! ah ! quel bonheur !... courons, courons à l’instant même !...

Il s’élance vers la porte du fond et disparaît.

 

 

Scène XVII

 

CLICQUOT, puis LOUISE et GAILLARDET

 

CLICQUOT, achevant d’allumer son bougeoir.

Maudite chandelle... J’ai cru qu’elle ne prendrait pas... Nous y voilà enfin, et maintenant qu’il s’agit de voir clair et de savoir ce qu’on fait...

Regardant autour de lui.

Eh bien ! où est-il donc ?...

Se tournant de l’autre côté et apercevant Gaillardet et Louise.

Eh ! qu’est-ce que je vois là ?

Il se tient au fond à l’écart, pendant que Louise et Gaillardet descendent sur le devant de la scène.

LOUISE, à Gaillardet.

Oui, monsieur Gaillardet, ce n’est peut-être pas bien à moi de vous avoir délivré...

GAILLARDET.

Vous avez bien fait. J’allais tout briser dans cette cave...

LOUISE.

J’espère au moins que vous ne ferez pas un mauvais usage de votre liberté... et que vous partirez à l’instant même.

GAILLARDET.

Je ne vous quitterai que si vous me jurez d’être ma femme.

LOUISE.

Vous savez bien que mon père ne le veut pas... qu’il ne le voudra jamais...

Apercevant son père.

Dieu ! c’est lui... je suis perdue !...

GAILLARDET, voyant Clicquot.

Maître Clicquot ! sauvons-nous !...

CLICQUOT.

Un instant, vous ne sortirez pas !...

Les prenant tous deux par la main.

Enfants ingrats !... avez-vous pu vous méfier à ce point de ma tendresse paternelle... vous ne la connaissez pas la tendresse paternelle... vous ne savez pas de quoi elle est capable ! Certainement, Gaillardet, je ne t’aimais pas... si j’avais pu te chasser, te rosser même, je l’aurais fait de grand cœur... parce que j’ai le cœur sur la main... Je suis franc, l’honneur avant tout... Mais enfin puisque tu es aimé de ma fille... que tu as osé t’élever jusqu’à elle... ou plutôt, puisqu’en allant elle-même te délivrer à la cave, elle est descendue jusqu’à toi, je ne résisterai pas plus longtemps aux preuves d’un pareil amour... je sacrifierai mon orgueil au bonheur de mon enfant... je suis vaincu, Gaillardet... le barbier est désarmé, le père pardonne et je te nomme mon gendre.

GAILLARDET.

Est-il possible !...

LOUISE.

Vous consentez ?...

CLICQUOT.

Oui, mes enfants... oui, mon cher et estimable Gaillardet...

Le regardant.

Il est de fait qu’il y a dans sa physionomie quelque chose de distingué et d’original...

Haut.

Je viens te prier d’excuser mes torts...

GAILLARDET.

Lesquels ?

CLICQUOT.

Il est inutile que je te les rappelle, puisqu’il s’agit de les oublier... souviens-toi seulement que lorsque je t’ai choisi, tu étais un enfant mystérieux et anonyme, sans famille, sans fortune... Je n’ai rien vu de tout cela... je n’y tiens pas... je t’ai donné ma fille... et quoi qu’il arrive, tu seras son époux, quand même... Voilà comme je suis !...

LOUISE.

Je n’y puis croire encore.

GAILLARDET.

Cette main est à moi ?

CLICQUOT.

Certainement.

GAILLARDET.

Et je puis l’embrasser, là... devant vous ?

CLICQUOT.

Cela me fera plaisir.

GAILLARDET, allant vivement à Louise, et l’embrassant.

Et à moi aussi.

LOUISE.

Ô le meilleur des pères !...

CLICQUOT, passant entre eux deux.

Oui, certes le meilleur des pères, car vous me devez non seulement votre bonheur... mais l’avenir le plus flatteur, le plus brillant...

LOUISE.

Comment cela ?

CLICQUOT.

Il est ici une famille puissante... je ne vous la nommerai pas... ça ne m’est pas encore permis... des parents immensément riches... je ne sais pas encore lesquels... mais ils existent... ils vous attendent... ils se feront connaître... et tout cela, grâce à moi, qui ai tout mené, tout conduit, tout dirigé... Silence !... on vient... ayez toujours les regards attachés sur moi... et quand je vous ferai signe...

GAILLARDET.

Et pourquoi cela ?...

CLICQUOT.

Silence !... te dis-je... ferme la bouche et ouvre les yeux.

 

 

Scène XVIII

 

CLICQUOT, LOUISE, GAILLARDET, NELVILLE, rentrant par le fond

 

NELVILLE, à part.

Je l’ai vue ! je l’ai embrassée !... Je suis le plus heureux des hommes... mais je me suis arraché de ses bras pour veiller à sa sûreté... Je ne serai tranquille que lors que j’aurai vu embarquer ce Subregondi... Heureusement le bateau à vapeur qui doit le ramener à Ajaccio, est prêt à partir.

CLICQUOT, qui s’est approche de lui.

Monsieur, monsieur ?

NELVILLE.

Qu’est-ce donc ?

CLICQUOT.

Il n’est plus à la cave, il est là...

NELVILLE.

Qui donc ?

CLICQUOT.

Le jeune et intéressant Jérôme Gaillardet.

NELVILLE.

Ah ah ! c’est lui ?...

CLICQUOT, à part.

Je crois que c’est le moment de la reconnaissance...

Bas à Gaillardet.

Approche.

Haut à Nelville.

Vous lui trouvez, n’est-ce pas... un air...

NELVILLE.

Oui... un air bête...

CLICQUOT.

C’est possible... mais c’est égal !... je suis sûr que vous voudriez...

Bas à Gaillardet.

Avance encore...

Haut à Nelville.

Vous auriez envie de l’embrasser.

NELVILLE.

Moi, du tout.

CLICQUOT.

Comment !... cet unique rejeton que réclame une famille riche et puissante.

NELVILLE.

Qu’est-ce que cela me fait ?

CLICQUOT.

Ce que ça vous fait ?... Mais vous m’avez dit vous même...

NELVILLE.

Eh bien ! quand ça serait... est-ce que ça me regarde ? est-ce que j’y suis pour rien ?

CLICQUOT.

Je comprends, ce n’est pas lui qui est le père...

Repoussant Gaillardet.

Recule-toi... Je m’étais trompé... recule-toi encore !... C’est l’autre ! c’est le vieux !... Aussi bien, je me rappelle qu’il voulait l’emmener avec lui... Silence... le voici.

 

 

Scène XIX

 

CLICQUOT, LOUISE, GAILLARDET, NELVILLE, SUBREGONDI

 

NELVILLE, à part, le regardant.

Ah mon Dieu ! quel air triste !...

SUBREGONDI, à part, à Nelville.

Mon cher ami !... je suis bien malheureux.

NELVILLE.

Comment cela ?

SUBREGONDI.

Je vais me rembarquer sans pouvoir me venger sur personne... décidément ma femme n’était pas coupable.

NELVILLE.

Vraiment ?

SUBREGONDI.

J’ai interrogé moi-même avec adresse, cette malheureuse femme de chambre qui, troublée par mes questions, a perdu la tête et a fini par m’avouer franchement que c’était elle-même...

NELVILLE, haut.

Quoi !... elle en est convenue...

À part avec joie.

Je respire !

SUBREGONDI.

Elle est convenue de tout... et cet enfant sur qui j’avais des doutes...

NELVILLE.

Ce Jérôme Gaillardet ?

SUBREGONDI.

Lui appartient, j’en suis sûr ! elle l’aura élevé près d’elle dans le pays... à l’insu de tout le monde et de son mari...

NELVILLE.

C’est évident !...

À part.

Il n’a plus de soupçons, c’est tout ce que je voulais !...

CLICQUOT, bas à Gaillardet.

Comme il te regarde ! il paraît que l’autre lui a fait un rapport... et voilà le moment de te jeter dans ses bras.

GAILLARDET.

Les bras de qui ?...

CLICQUOT, à demi-voix.

On te le dira... r’avance-toi...

Haut à Subregondi, en s’approchant de lui.

Voici le jeune Jérôme Gaillardet, que vous désirez connaître.

Bas à Gaillardet.

Avance toujours.

SUBREGONDI.

Ah ah !... c’est lui !... Il n’est pas mal, ce jeune homme... une physionomie heureuse et spirituelle.

CLICQUOT, à part.

Comme on reconnaît l’amour paternel ! l’autre qui lui trouvait un air bête !...

SUBREGONDI.

Et vous ne savez pas de qui il est né ?...

CLICQUOT.

Non, monsieur.

SUBREGONDI, le regardant.

Pauvre homme !...

CLICQUOT, avec finesse.

Mais, monsieur s’en doute, peut-être...

SUBREGONDI.

C’est possible !... je ne dis pas non... et si je peux faire quelque chose pour lui...

CLICQUOT.

Cela vous est facile...

À Gaillardet et à Louise.

Ne dites rien, et laissez-moi arranger cela... Avec de l’en traînement et de la chaleur...

À Subregondi.

D’abord, il est amoureux...

À Gaillardet, qui fait un geste.

Il faut toujours qu’on le sache.

SUBREGONDI.

Amoureux !... vraiment !

CLICQUOT.

Une passion que rien ne pourra éteindre... et il voudrait être sûr, avant tout, que vous ne vous opposerez point à son bonheur.

SUBREGONDI.

Moi, m’y opposer !... m’en préserve le ciel !... et pour quoi donc ?

CLICQUOT.

C’est que vous m’avez dit à moi-même que vous vouliez l’emmener avec vous... l’emmener bien loin d’ici.

SUBREGONDI.

Rassure-toi !... j’ai changé d’idée !... Le bateau à vapeur va partir, et Gaillardet rester ici.

CLICQUOT.

À la bonne heure, car celle qu’il aime est en ces lieux... elle est née en nos climats... simple, naïve, ingénue... riche des seuls trésors de l’innocence, elle pouvait craindre que la pauvreté fût un obstacle... à vos yeux.

SUBREGONDI, avec impatience.

À mes yeux... à moi !... Êtes-vous fou !... Qu’est-ce que cela me fait ?

CLICQUOT.

Cela ne vous fait rien... vous consentez... Mes enfants... Gaillardet...

Le repoussant.

Non, pas toi... ma fille d’abord... tombez à ses pieds !...

SUBREGONDI.

Eh ! pourquoi donc ?

CLICQUOT.

C’est ma fille qu’il aime !... qu’il adore, et que je lui ai promise pour femme.

SUBREGONDI.

Pour femme !... y penses tu, malheureux !... lui, Gaillardet, l’époux de ta fille... et Mme Clicquot y consent !

CLICQUOT.

Il s’agit bien d’elle !... je ne lui en ai seulement pas parlé... et dès que cela nous convient.

SUBREGONDI.

Mais ce mariage-là est impossible... monsieur te le dira comme moi.

NELVILLE.

Ah mon Dieu !

SUBREGONDI.

Il ne peut pas avoir lieu ; et nous ne pouvons pas le laisser terminer dans l’intérêt de la morale.

CLICQUOT, avec véhémence.

Dites plutôt dans l’intérêt de l’orgueil... des préjugés... Oh ! inégalité du rang et de la naissance... Oh !

SUBREGONDI.

Mais, te tairas-tu... maudit bavard ?... il ne s’agit pas ici de phrases.

Clicquot veut toujours parler ; Subregondi lui serre la main, et lui dit à demi voix.

Éloigne ces jeunes gens de quelques pas ; car je ne puis pas devant eux...

CLICQUOT, à Gaillardet.

Éloigne-toi encore.

GAILLARDET.

Mais je ne fais que cela...

Il s’éloigne avec Louise.

CLICQUOT, revenant près de Subregondi et de Nelville.

Et maintenant qu’ils ne peuvent nous entendre... parlez... je veux savoir... j’ai besoin de savoir...

SUBREGONDI.

C’est malgré moi, au moins... et pour empêcher un malheur... un grand malheur...

À Nelville.

N’est-il pas vrai ?

À Clicquot.

Apprends donc... et monsieur le sait aussi bien que moi, que cette union serait criminelle.

CLICQUOT, étonné.

Bah ! et en quoi ?

SUBREGONDI.

Incestueuse.

CLICQUOT.

Hein ?

SUBREGONDI.

Gaillardet est le frère de ta fille.

CLICQUOT.

Le fils de ma femme !

SUBREGONDI.

Oui, mon ami.

CLICQUOT.

Et moi, je serais...

SUBREGONDI.

Oui, mon ami.

CLICQUOT.

C’est impossible...

SUBREGONDI.

Je vais te le prouver... quand elle était à Florence, femme de chambre...

CLICQUOT.

À Florence !...

SUBREGONDI.

Pendant un an au service de ma femme.

CLICQUOT.

Ce n’est pas vrai... elle n’a servi votre femme que pendant deux mois, en France... et elle n’a jamais été à Florence... je l’atteste.

SUBREGONDI.

En es-tu bien sûr ?... ce serait donc moi alors...

NELVILLE, avec effroi.

Ah mon Dieu !...

CLICQUOT.

J’entends ma femme... nous allons voir.

SUBREGONDI.

Je vais l’interroger encore.

CLICQUOT.

Du tout, c’est moi que cela regarde.

NELVILLE.

Vous sentez bien que devant vous elle n’avouera jamais...

CLICQUOT.

Aussi, soyez tranquille... je n’irai pas lui dire : Est-il vrai, ma chère amie... que vous ayez... Dieu merci... j’ai un peu plus d’habitude que ça... et je m’y prendrai avec adresse.

NELVILLE, à part.

Voilà la peur qui me prend... Si cependant elle se rappelle ce que je lui ai dit...

 

 

Scène XX

 

CLICQUOT, LOUISE, GAILLARDET, NELVILLE, SUBREGONDI, MADAME CLICQUOT

 

CLICQUOT.

Approchez, madame Clicquot, approchez... vous allez rire comme moi... Voilà monsieur

Montrant Subregondi.

qui prétend que vous avez été en Italie.

MADAME CLICQUOT, troublée, les regardant tous.

Moi, en Italie !

SUBREGONDI.

Y avez-vous été ?

NELVILLE, bas à Mme Clicquot.

Continuez à dire : oui... et je double la somme.

CLICQUOT.

Ô ciel ! elle hésite...

Haut.

On vous demande oui ou non... Voilà toute la question.

MADAME CLICQUOT.

Eh mais... quand cela serait... quel mal y aurait-il à cela ?

CLICQUOT.

Aucun... tout le monde a été en Italie... moi, d’abord... moi, qui vous parle... le premier consul... et tant d’autres... et vous aussi, à ce qu’il paraît !

MADAME CLICQUOT, poussée par Nelville.

Eh bien ! oui.

NELVILLE, bas.

À merveille !

CLICQUOT, à part.

J’ai le frisson...

Haut.

Et vous ne me l’avez jamais dit.

MADAME CLICQUOT.

À quoi bon ?... il y a si longtemps... bien avant notre mariage...

CLICQUOT, tremblant.

Ah ! c’était avant...

SUBREGONDI, bas à Clicquot.

Cela vaut mieux.

CLICQUOT.

Laissez-moi donc tranquille.

À Mme Clicquot.

Et quelle année à-peu-près y avez-vous demeuré ?

NELVILLE, bas à Mme Clicquot.

Rappelez-vous mes instructions.

CLICQUOT, avec impatience et colère.

Quelle année ?

MADAME CLICQUOT.

Mille huit cent quatorze.

CLICQUOT.

Quelle ville ?

MADAME CLICQUOT.

Florence.

CLICQUOT.

Quel endroit ?

MADAME CLICQUOT.

Un château... sur l’Arno.

CLICQUOT.

Sur l’Arno... et c’est moi, moi-même, moi Clicquot... qui dans cette nuit mystérieuse et fatale... un bandeau sur les yeux... jouais mon honneur au colin-maillard... c’en est trop... et je ne puis me retenir.

SUBREGONDI, le retenant au moment où il veut se précipiter sur Mme Clicquot.

Malheureux ! respecte la mère de ton fils !...

MADAME CLICQUOT.

Son fils !... que dit-il ?

Louise et Gaillardet, qui s’étaient tenus à l’écart, se précipitent dans les bras de Clicquot.

LOUISE.

Son fils !... Vous avez donc réussi ?

GAILLARDET.

Vous êtes donc mon beau-père... ah ! quel bonheur !

CLICQUOT, se débattant et cherchant à se débarrasser de leurs embrassements.

À l’autre, maintenant... Va-t’en au diable !... tu n’auras pas ma fille !

On entend un coup de canon.

CLICQUOT.

Le canon !

SUBREGONDI.

C’est le premier coup pour le départ... Je retourne en mon pays, heureux et satisfait de savoir à quoi m’en tenir.

À Clicquot.

Je vous avais bien dit que ce mariage ne pouvait pas avoir lieu... Adieu, monsieur Nelville...

Aux autres.

Adieu... mes amis... pensez à moi.

Il s’en va et sort par la porte du fond.

LOUISE, le suivant en pleurant, et le regardant s’éloigner.

Vous qui avez fait notre malheur.

GAILLARDET, de même.

Vous qui, sans qu’on y puisse rien comprendre, empêchez notre mariage.

NELVILLE, qui était remonté aussi, passant entre Louise et Gaillardet.

Non, mes enfants... non, rassurez-vous... il n’empêchera rien... vous serez mariés... je vous le promets.

CLICQUOT.

Je n’y consentirai jamais... vous savez bien que c’est impossible.

NELVILLE.

Et si ça ne l’était pas ? si sa femme était toujours la vertu la plus pure... la plus irréprochable ?

CLICQUOT.

Encore des mystères !... mais pour ce qui est de celui-là...

NELVILLE.

Ce n’est pas dans, ce moment qu’on te l’expliquera... dans quinze jours...

À Mme Clicquot.

Pas avant... quand je serai loin... Mais en attendant, mes enfants, je prends sur moi votre mariage... je me charge de la responsabilité... et de la dot.

TOUS.

Est-il possible !

CLICQUOT, vivement, et se frappant le front.

Je comprends, et j’avais raison...

Montrant Gaillardet.

c’est décidément à vous qu’il appartient ?

NELVILI.E.

Non pas.

CLICQUOT.

C’est donc au vieux ?

NELVILLE.

Du tout.

CLICQUOT.

À ma femme ?

NELVILLE.

Encore moins.

CLICQUOT.

Alors ça n’a pas de nom...

On entend un second coup de canon.

Mais expliquez-moi...

Air : Garde à vous. (de la Fiancée.)

TOUS.

Taisez-vous, taisez-vous...

NELVILLE.

Ici, votre opulence
Dépend de son silence.

CLICQUOT, passant entre Nelville et Mme Clicquot.

Alors expliquons-nous.

NELVILLE.

Taisez-vous.

MADAME CLICQUOT.

Taisez-vous.

LOUISE et GAILLARDET.

Taisez-vous.

CLICQUOT.

J’enrage.

MADAME CLICQUOT.

Patience.

CLICQUOT.

Mais ta vertu ?

MADAME CLICQUOT.

Silence.

CLICQUOT.

Suis-je de ces époux ?

TOUS.

Taisez-vous.

Ensemble.

LOUISE.

Taisez-vous.

MADAME CLICQUOT, NELVILLE, GAILLARDET.

{ Taisons-nous.
{ Taisez-vous.

LOUISE.

Taisez-vous.

MADAME CLICQUOT, NELVILLE, GAILLARDET.

{ Faisons } silence,
{ Faites    }
Il faut de la prudence,
Pour leur bonheur à tous.

LOUISE.

Taisez-vous.

MADAME CLICQUOT, NELVILLE, GAILLARDET.

{ Taisons-nous.
{ Taisez-vous.

Le canon se fait entendre de nouveau. Nelville sort par le fond en leur faisant à tous un signe d’adieu. Mme Clicquot et Gaillardet font signe à Clicquot de se taire, et Louise lui met la main sur la bouche.

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