La Fête de ma femme (Jacques-François ANCELOT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 23 juin 1831.

 

Personnages

 

MONSIEUR FOUINARD, marchand d’épingles en gros

BEAUREGARD, employé au Mont-de-Piété

CARPENTIER, commis-voyageur

BAGNOLET, portier

AGATHE FOUINARD, femme de Fouinard

VIRGINIE, ouvrière lingère

ALPHONSINE, ouvrière modiste

INVITÉS

GARÇONS TRAITEURS

 

La scène se passe à Paris, chez Fouinard.

 

Le théâtre représente un salon : porte au fond, portes latérales ; à droite de l’acteur, une cheminée avec une carafe dessus et autres objets de ménage. Tables à droite et à gauche : sur celle de droite est tout ce qu’il faut pour écrire ; des journaux sur celle de gauche.

 

 

Scène première

 

BAGNOLET, BEAUREGARD

 

Ils entrent par le fond.

BAUREGARD, s’asseyant à gauche près la table.

Si Fouinard n’est pas chez lui, je vais l’attendre. Dites donc, monsieur Bagnolet, hier soir vous m’avez fait rester un quart d’heure à la porte, et il pleuvait.

BAGNOLET.

Ah ! pauv’ monsieur !... pardon, si j’ai-t-été en faute, c’est ma femme qu’en est l’auteur ; elle m’avait fait d’la morale hier soir, et je m’était endormi, et elle aussi.

BEAUREGARD.

Je vous conseille d’être plus attentif.

BAGNOLET.

Vous me confusionnez, monsieur ; Dieu merci ! j’ai-tété portier dans bien des quartiers de Paris, et j’peux dire que j’ai toujours fait mon possible pour ne pas mériter de reproches. C’est toujours moi que j’ai quitté les maisons, parce qu’un portier qu’a le respect de soi-même est bien souvent scandalisé par ce qu’il est forcé de voir ; et Dieu sait ce que j’ai vu depuis trente ans que je tire le cordon !

Air : Vaudeville de la Robe et les Bottes.

Les homm’, hélas ! sont si peu sages,
Qu’ c’est à grand’ peine si j’ai vu,
Dans des maisons à huit étages,
Un petit coin pour la vertu.  
Les locatair’ se conduis’ de tell’ sorte,
Qu’un pauv’ portier moral et vertueux,
Est souvent, en ouvrant la porte,
Obligé de fermer les yeux.

BEAUREGARD.

Il ne s’agit pas de ce que vous avez vu.

BAGNOLET.

C’est pour vous dire, monsieur Beauregard, que je s’rais ben contrit de partir d’ici... une maison tranquille, des locataires rangés. Vous d’abord, vous êtes exemplaire pour c’qu’est d’la conduite ; vous ne recevez chez vous que des demoiselles bien nées, qui ne font pas de train en descendant les escaliers, comme y en a d’aucunes.

BEAUREGARD.

C’est bon ! c’est bon ! Mais Fouinard...

BAGNOLET.

Ah ! monsieur Fouinard aussi, notr’ propriétaire, c’est un jeune homme qu’est un modèle de sagesse pour un homme du commerce. C’est ça un mari ! un bon mari.

BEAUREGARD.

Comment le savez-vous ? Il n’y a que quinze jours que vous êtes ici, et depuis un mois sa femme est absente.

BAGNOLET.

Il n’importe : j’sais ben qu’sa femme est à Soissons chez une tante qui l’a élevée et qu’est tombée subitement malade. Mais il lui écrit tous les jours, et ça prouve en sa faveur. Il est vrai qu’on dit qu’il se laisse un peu mener par madame ; mais ça ne regarde personne. Il l’aime !... Son épouse... tout est dit. Cependant, y s’passe queuqu’chose.

BEAUREGARD.

Allons, encore des commentaires.

BAGNOLET.

Moi, monsieur, jamais ! À propos, qu’est-ce que vous appelez des commentaires ? vous voulez dire des cancans. J’crois que c’n’est pas un cancan de dire qu’aujourd’hui, dimanche, monsieur Fouinard a donné congé à son commis et à sa bonne ; qu’il m’a dit qu’il voulait être seul toute la journée, et que c’pendant il m’a ordonné de mettre deux couverts.

BEAUREGARD.

Bah !

BAGNOLET.

Vrai, comm’ je vous l’dis. Vous voyez ben que c’n’est pas là un cancan.

BEAUREGARD.

Deux couverts !... Et savez-vous quel est le convive qu’il attend ?

BAGNOLET.

J’en ignore. Mais je sais qu’il avait l’air tout chose ce matin : il s’promenait en long, en large, il fredonnait... il m’a même dit qu’il faisait des vers... Oui, une chanson... des bêtises, quoi... Et puis, il m’a chargé de commander son dîner chez l’traiteur... des cervelles à la poulette, des mauviettes... tout ce qu’il y a d’plus délicat... en volatiles !

Air de Préville et Taconnet.

Je n’aime pas ce dîner, et pour cause ;
Car, d’un repas bien ordonné
Il faut toujours qu’il reste quelque chose.
Pour celui qui n’a pas dîné :
C’est un usag’ fort bien imaginé...
On donn’ la bûche, on donn’ les sous pour livres,
C’est la dime, il faut la payer ;
Pourtant n’allez pas oublier
Qu’nous d’vons aussi prélever sur les vivres
Le droit féodal du portier.

BEAUREGARD.

Ah ! il dîne chez lui. Parbleu ! ça tombe bien mal ; moi qui venais...

À part.

Mais est-ce que cet imbécile de Fouinard ferait des traits à sa femme ?

Faisant un mouvement pour sortir.

Allons !

BAGNOLET.

Tenez, monsieur, justement je l’entends.

 

 

Scène II

 

BAGNOLET, FOUINARD, un gros bouquet et une lettre ouverte à la main, entre en fredonnant, et comme un homme en train de composer une chanson, BEAUREGARD

 

FOUINARD, chantant.

Et moi, je pense assurément...
Assurément...

BEAUREGARD.

Qu’est-ce que tu fais là ?

FOUINARD, sans le regarder et avec préoccupation.

Laisse-moi donc !... Ah ! c’est toi, Beauregard ? attends, attends

Fredonnant.

Et moi, je pense assurément...

BAGNOLET, à part.

Y paraît qu’c’est long à faire des vers, car d’puis c’matin, il en est toujours à son même... qu’il pense assurément.

BEAUREGARD, à Fouinard.

Veux-tu que je t’aide ?

FOUINARD.

Non, ce n’est plus rien... d’abord j’ai le trait... Tu sais que ma femme s’appelle Agathe ! eh bien ! je voudrais la comparer au diamant. C’est joli, n’est-ce pas ? Agathe et diamant, ça fait deux pierres précieuses ; il s’agit d’enchâsser ça dans le couplet.

BEAUREGARD.

Eh bien ! voyons...

Il cherche.

FOUINARD.

Tu vois, j’ai déjà la rime à diamant : assurément.

Fredonnant.

Ses yeux !... Je voudrais d’abord parler de ses yeux.

BEAUREGARD, fredonnant.

M’y voilà !

Ses yeux...

FOUINARD.

Bien ! bien ! Attends, je vais ajouter ça à ma lettre.

Il se place à la table de droite.

Ses yeux...

BEAUREGARD.

Ses yeux sont mon astre prospère...
Seuls... ils me guident... sûrement ;
Car, pour briller sur cette terre,
Mon Agathe est un diamant.

FOUINARD, écrivant.

Bravo ! parfait... j’ai aujourd’hui de l’esprit comme un petit lutin.

BAGNOLET.

Ah ! monsieur Fouinard, je vous en fais mon compliment... c’est vraiment joli... j’voudrais qu’ma femme eusse entendu ça... elle qui aime les vers...

FOUINARD, se levant et pliant sa lettre.

Ah ! dis-moi donc...

Et moi, je pense assurément.

Est-ce qu’on ne peut pas le faire entrer dans le couplet ?

BEAUREGARD.

Non... c’est impossible.

FOUINARD.

C’est dommage... voilà un vers de perdu... ah !... je le placerai autre part.

BAGNOLET, à part.

Qu’il est donc bête c’t’homme-là avec ses vers !

FOUINARD.

Monsieur Bagnolet, portez cette lettre à la poste et ne l’oubliez pas, comme la dernière que j’ai trouvée sur votre buffet, entre un quarteron de beurre et deux chandelles des six... lesquelles chandelles, par parenthèse, avaient un air de famille avec celles dont je fais mon luminaire.

BAGNOLET.

J’vas vous dire, monsieur, c’était ma femme...

BEAUREGARD.

Ah ! oui, c’est toujours sa femme ! Voilà un homme bien heureux d’être marié...

BAGNOLET.

Mais, monsieur, j’n’ai pas à m’plaindre ; ma femme est une bien honnête femme pour une femme de son âge.

FOUINARD.

C’est bon, c’est bon ; mais cette lettre est pour la mienne... allez !... Ah ! à propos, monsieur Bagnolet, vous m’apporterez ce que vous savez...

BAGNOLET.

Monsieur ?...

FOUINARD, lui indiquant sa bouche avec son doigt.

Ce que vous savez !...

BAGNOLET.

Vot’ brosse à dents ?

FOUINARD.

Mais non, imbécile ! mon dîner.

BAGNOLET.

Ah ! j’comprends à présent... votre dîner. Si vous me l’aviez dit tout d’suite comme ça. J’y cours, monsieur, j’y cours.

Il sort.

 

 

Scène III

 

FOUINARD, BEAUREGARD

 

BEAUREGARD, à part.

Parbleu ! je suis bien aise de savoir qui le partagera, ce dîner.

Haut.

Dis donc, mon cher ami, aujourd’hui dimanche, que tu es débarrassé de tes soins de chef de maison et de maître épinglier, tu ne peux pas dîner seul.

FOUINARD.

Si, mon ami ; ah ! si. Je dîne seul aujourd’hui.

BEAUREGARD.

J’étais venu cependant pour t’inviter,

FOUINARD.

Oh ! je dîne chez moi... tout seul... là... en tête-à-tête...

BEAUREGARD.

Comment en tête-à-tête... Ah ! maître Fouinard, vous donnez donc un coup de canif au contrat ?

FOUINARD.

Moi, grand Dieu !...

BEAUREGARD.

Ta femme alors est donc de retour ?

FOUINARD.

Non, mon ami, elle n’est point de retour ; et cependant, puisqu’il faut te l’avouer, c’est avec elle que je dîne.

BEAUREGARD.

Je comprends moins que jamais.

FOUINARD.

C’est aujourd’hui la sainte Agathe, mon ami... la fête de ma femme. Depuis que nous sommes mariés, c’est la première fois qu’arrive ce jour fortuné sans qu’elle soit près de moi !

Air : Ah ! si madame me voyait !

Mon cher, si ma femme était là,
J’aurais d’abord, en tête-à-tête,
Pour célébrer son jour de fête,
Donné le bouquet que voilà,
Puis des cadeaux... et cætera.
L’amour loin d’elle me consume ;
À son seul nom je sens déjà
Que dans mon cœur le feu s’allumé...
Ah ! Dieu ! si ma femme était là !

BEAUREGARD.

Je conçois ton regret.

FOUINARD.

Elle le partage !... comme elle me le marque par sa dernière, vingt-sept du courant ; mais je me suis dit : non ! ça ne se passera pas comme ça... Je le fêterai ce grand jour... Je dînerai, non avec elle, puisqu’elle est à Soissons, mais avec son portrait... en tête-à-tête. Son couvert sera mis auprès du mien. Je lui offrirai mon bouquet. Je boirai à sa santé, à la mienne ; je mangerai pour nous deux, je la verrai, je lui parlerai et je tâcherai de rêver le reste.

BEAUREGARD, lui tendant la main.

C’est d’un bon mari, et je t’avoue que je trouve ton projet délicieusement ridicule.

FOUINARD.

Comment ?

BEAUREGARD.

Il est absurde.

FOUINARD.

Absurde ?

BEAUREGARD.

Inepte.

FOUINARD.

Voilà ce que je craignais. Voilà pourquoi je ne voulais en parler en personne.

BEAUREGARD.

Et c’est là le tort. Comment, tu aimes ta femme et tu te caches pour la fêter ; tu rougis de ton amour ? Une petite femme charmante, jeune, jolie, mauvaise tête, tout ce qu’il faut pour plaire. Ah ! Fouinard !...

FOUINARD.

Mais c’est pas ça !...

BEAUREGARD.

Boire tout seul ! ce sera bien amusant.

FOUINARD.

Il est vrai que la conversation pourra languir.

BEAUREGARD.

Et personne pour porter la santé de ta femme, pour causer d’elle !... Moi, je suis ton homme pour ça... N’ai-je point été le confident de vos amours lorsqu’elle était chez sa lingère de la rue Montmartre ?... Allons, allons, dinons ensemble.

FOUINARD.

Au fait, tu as raison : dînons ensemble... Nous parlerons d’elle... Ce cher ami ! sans lui, j’allais faire une fière bêtise !

 

 

Scène IV

 

BEAUREGARD, FOUINARD, BAGNOLET, avec le dîner dans une serviette

 

BAGNOLET.

Voilà, monsieur...

FOUINARD.

Bagnolet, placez ça auprès du feu... Puis, mettez un couvert de plus.

BEAUREGARD.

Mais, mon ami...

FOUINARD.

Laisse-moi faire... Allez !

BAGNOLET, à part.

V’là les amourettes dérangées ! Y s’ront trois ! deux mauviettes pour trois, c’est pas conséquent !

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène V

 

BEAUREGARD, FOUINARD

 

BEAUREGARD.

Tu ne m’as pas compris... quand je le dis : dînons ensemble, j’entends chez moi.

FOUINARD.

Oh ! non, non, non. La fête de ma femme ne doit se faire que chez elle.

BEAUREGARD.

Eh bien ! mon ami, ça m’est absolument impossible. J’attends justement aujourd’hui un de mes amis... Tiens... Carpentier, ce commis-voyageur que tu as vu quelquefois avec moi, je l’ai invité... et tu comprends...

FOUINARD.

Voilà qui est fort contrariant.

BEAUREGARD.

Justement il arrive de Soissons ce matin même, et comme je ne l’ai point vu depuis...

FOUINARD.

De Soissons ? la ville qu’habite ma femme maintenant ? Mais dis-moi donc, pourquoi ne dînerait-il pas avec nous. S’il ne peut nous parler d’Agathe qu’il ne connaît pas, il pourra du moins nous parler du pays où elle respire... Ah ! que c’est heureux.

BEAUREGARD.

À la bonne heure.

 

 

Scène VI

 

BEAUREGARD, FOUINARD, BAGNOLET, sortant de la chambre

 

BAGNOLET.

Monsieur, j’ai mis un couvert de plus.

FOUINARD.

Mettez-en un autre.

BAGNOLET, surpris.

Bah !

À part.

Il paraît que le tête-à-tête se complique... Partie carrée. Ils auront chacun la moitié d’une mauviette.

Il fait un mouvement pour rentrer dans la chambre.

FOUINARD.

Attendez !... Avant tout, il s’agit de renforcer les provisions.

Il lui parle bas.

BAGNOLET.

Oui, parce que des mauviettes... c’est un menu... bien menu.

Il sort par le fond.

BEAUREGARD.

Mais je crois entendre Carpentier... C’est un bon vivant, tu verras.

FOUINARD.

Tant mieux.

BAGNOLET, en dehors.

M. Beauregard est chez M. Fouinard... ici.

 

 

Scène VII

 

CARPENTIER, BEAUREGARD, FOUINARD

 

BEAUREGARD, ouvrant la porte.

Par ici, mon ami. Eh bien ! tu descends de chez moi ?

CARPENTIER.

Oui, ta portière m’avait donné la clef...

À Fouinard.

Pardon, monsieur...

À Beauregard.

Tu es un joli garçon ! Comment, les gens que tu invites sont forcés d’aller te relancer chez les autres !

FOUINARD.

Vous arrivez de Soissons, monsieur ?

CARPENTIER.

Qui, monsieur ; il y a une heure que je suis descendu de la diligence, où parbleu ! j’ai fait la route avec une petite femme fort agréable, ma foi.

BEAUREGARD.

Ah ! gaillard... toujours amateur...

CARPENTIER.

Celle-là est très bien... et mes affaires étaient en bon train. Mais Soissons, c’est si près de Paris... Ah ! vive l’époque où les diligences mettaient vingt-quatre heures pour faire vingt lieues ! Mais à présent, pas moyen de s’entendre ! Les chevaux vont si vite !

Air de Mariamne.

Lorsqu’ils couraient à perdre haleine,
C’était en vain que je parlais ;
Ma voisine entendait à peine
Un soupir à chaque relais.
Ô jours prospères !
Où nos grands pères,
Sans se gêner voyageaient posément !
Si les voitures
Étaient plus dures,
Elles laissaient du temps au sentiment...
On séjournait... Alors en France,
Pour un voyageur bon vivant,
Les lits d’auberge étaient souvent
Bien plus doux qu’on ne pense.

BEAUREGARD.

Prends garde ; car Fouinard c’est un homme moral...

FOUINARD, avec fatuité.

Moral ?... depuis mon mariage... Mais j’ai fait mes farces aussi. J’ai eu mon temps. Ces pauvres femmes ! elles ne m’haïssaient pas.

CARPENTIER.

Parbleu ! avec un physique comme celui-là...

FOUINARD.

Oh ! j’ai été un grand mauvais sujet, un homme infâme. Mais à présent... Tout le monde se porte bien à Soissons, monsieur ?

CARPENTIER.

Vous êtes bien bon, mais je n’en sais rien, vu que je n’y connais personne.

BEAUREGARD.

C’est que la femme de mon ami est à Soissons.

FOUINARD.

Ce qui ne nous empêche pas, monsieur, de faire sa fête aujourd’hui, et je désire que vous m’aidiez tous deux à la célébrer... c’est convenu avec Beauregard ; au lieu de dîner chez lui, c’est chez moi qu’on dînera.

CARPENTIER.

À la bonne heure, pourvu qu’on dîne ! Ainsi, je vais chercher ces dames.

FOUINARD.

Comment, il y a des dames ?

BEAUREGARD.

Qu’est-ce que tu dis donc ?

CARPENTIER.

Sûrement...

Bas à Beauregard.

Alphonsine et Virginie ! Tu sais bien, Alphonsine, qui parle comme ça !

Il zézaie... Haut.

Elles sont déjà installées là-haut, et je suis descendu pendant qu’elles regardaient les gravures.

FOUINARD.

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

C’est très bien ; mais vous comprenez
Que pour la fête de ma femme.
Je ne puis...

CARPENTIER.

Vous vous méprenez,
Monsieur, sur l’une et l’autre dame ;
C’est la vertu même...

FOUINARD.

Pardon !
Pourtant la vertu la plus grande,
Qui, bravant le qu’en-dira-t-on,
Va déjeuner chez un garçon,
Sent bien un peu la contrebande.

BEAUREGARD.

Ah ! ça s’explique bien naturellement. L’une est l’innocence même...

CARPENTIER, à part.

Modiste émérite !

BEAUREGARD.

Ça se laisse conduire. L’autre est étrangère.

CARPENTIER, à part.

Lingère dans la rue aux Ours !

BEAUREGARD.

Et n’est pas au courant de nos usages.

FOUINARD.

Tu les connais donc ?

BEAUREGARD.

Tiens ! ce sont les parentes de Carpentier.

CARPENTIER, à part.

Merci.

FOUINARD.

Ah ! ce sont vos parentes !

CARPENTIER, d’un air piqué.

Oui, monsieur.

BEAUREGARD.

Ne va pas croire, au reste, que nous tenions à te les présenter... Dîne en tête-à-tête avec ton portrait, et amuse-toi si tu peux.

FOUINARD.

Comment, vous me laisseriez seul...

BEAUREGARD.

Tu t’en faisais une joie.

FOUINARD.

Ce matin, oui... Écoute donc, Beauregard, écoute donc. Puisque ces dames sont les parentes de M. Carpentier... Voyons.

Il passe entre Carpentier et Beauregard.

Monsieur Carpentier, est-ce qu’on ne peut pas arranger ça... En leur disant le respectable motif de la réunion... la fête de ma femme, elles consentiront peut-être. J’aime à croire qu’elles sympathiseront avec moi.

BEAUREGARD.

Oh ! la sympathie, c’est leur fort.

FOUINARD.

Elles comprendront et approuveront ma tendresse conjugale.

CARPENTIER.

Allons, je vais tâcher de les y décider.

FOUINARD.

C’est ça... Vous êtes bien aimable.

Bas à Beauregard.

Il est très aimable ton ami...

Carpentier sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

FOUINARD, BEAUREGARD, BAGNOLET

 

BAGNOLET.

Ouf ! ah ! c’est pas sans peine. Ça va venir, monsieur.

FOUINARD.

Bagnolet, vous mettrez deux couverts de plus.

BAGNOLET.

Vous me l’avez déjà dit, monsieur.

BEAUREGARD.

Non... mais deux nouveaux couverts.

BAGNOLET.

Ah ! çà, mais ce tête-à-tête-là c’est donc un repas de corps... Alors, y fallait aller aux Vendanges de Bourgogne, ous qu’on dit qu’il y a des salons de dix-huit cents couverts pour la Garde Nationale,

FOUINARD.

Et puis vous aurez de plus...

BAGNOLET.

Encore des cosmétiques ?

FOUINARD.

Vous prendrez... Ces dames sont ?...

BEAUREGARD.

Très gourmandes, oui.

FOUINARD.

Alors, allez chez Lesage... Une tourte...

BEAUREGARD, écrivant sur son calepin et donnant le feuillet à Bagnolet.

Eh ! pourquoi faire des cérémonies, perdre du temps...

À Bagnolet.

Allez tout bonnement chez... Corcelet, ou Chevet... le premier venu. Prenez des bécassines, truffées... une truite saumonée... Ça n’a besoin que de voir le feu... c’est tout de suite fait, au lieu que ta tourte...

FOUINARD.

C’est juste.

BAGNOLET.

J’y cours : j’ai déjà les membres vermoulus. Heureusement que j’espère qu’il y aura des restes.

Il sort.

FOUINARD.

Des bécassines truffées !... c’est très bien, mais je ne me serais pas permis d’offrir des truffes à des personnes si respectables, surtout le jour de la fête de ma femme.

BEAUREGARD.

Et pourquoi donc ça ?

FOUINARD.

Air : C’est une femme.

Oh ! la truffe est un mets fatal !
Le choléra morbus, la peste,
Aux humains ont fait moins de mal
Que ce tubercule indigeste.
Électeurs qu’on en a repus,
Parlez en conscience ;
Magistrats qu’elle a corrompus,
Dites si l’innocence
Résiste à sa puissance...
Lorsque le diable fut tenté
De perdre un jour le premier homme,
Si la truffe avait existé,
Il n’aurait pas choisi la pomme.

Je crois les entendre ; je vais confectionner un bout de toilette ; fais les honneurs en mon absence.

Il entre dans la chambre de droite.

 

 

Scène IX

 

BEAUREGARD, VIRGINIE, CARPENTIER, ALPHONSINE

 

Entrée en musique d’un genre grave.

CARPENTIER.

Monsieur Fouinard, j’ai l’honneur... Tiens, il n’y est pas... N’usons pas nos moyens de dignité.

VIRGINIE.

J’avais déjà un torticolis, moi !

Apercevant Beauregard.

Ah ! vous voilà donc enfin, monsieur ; vous êtes joliment honnête avec les gens qui viennent vous voir.

BEAUREGARD.

Parbleu ! je crois que vous ne tenez pas à mes prévenances ; vous me l’avez prouvé.

ALPHONSINE, en zézayant.

Allons !... z’en étais sûre... v’là les querelles qui vont recommencer !... Mais qu’avez-vous donc touzours tous les deux ?

CARPENTIER.

Ils ont qu’ils s’adorent et qu’ils n’en veulent convenir ni l’un ni l’autre.

VIRGINIE.

Va-t’en voir s’ils viennent.

BEAUREGARD.

J’en suis convenu, moi, mais mademoiselle m’a tenu rigueur.

VIRGINIE.

Il faut bien au moins qu’il y en ait une sur le nombre.

CARPENTIER.

Ah ! mes enfants, pas de divagations ; vous causerez de vos affaires plus tard.

BEAUREGARD.

C’est vrai, car Fouinard ne peut tarder à revenir.

CARPENTIER.

Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ?

VIRGINIE.

Soyez donc tranquille... Ah ! çà, est-il bête ce Carpentier avec ses recommandations... nous voulons faire aller monsieur chose qu’est amoureux d’sa femme.

ALPHONSINE.

C’ pauv’ cer homme c’pendant... c’est si respectable un mari qui...

CARPENTIER.

Allons ! je croyais qu’elle ne faisait que des modes, voilà qu’elle fait du sentiment ; c’est la rue Vivienne qui l’a perdue. Établissons les rôles... Alphonsine est ma cousine...

ALPHONSINE.

C’est convenu... Je suis été en visite avec mon cousin.

CARPENTIER.

Dites donc, ma petite, ne faisons pas de cuirs, si c’est possible, pour l’honneur de la famille.

ALPHONSINE.

Ça m’est égal.

CARPENTIER.

Je suis été... c’est prétentieux. Quant à Virginie, c’est une jeune dame anglaise.

VIRGINIE.

Oui, je suis une englichmann.

CARPENTIER.

Veuve d’un colonel anglais mort aux Indes.

VIRGINIE.

Je voudrais bien, moi, être veuve d’un colonel anglais.

BEAUREGARD.

Elle porte là un petit chapeau qui la servira merveilleusement.

VIRGINIE.

Tiens ! un bibi, c’est dernier genre !

BEAUREGARD.

Mais pourrez-vous baragouiner un peu ?...

VIRGINIE.

C’te farce ! est-ce qu’il n’y’a pas un Anglais qui m’a fait la cour ; et puis, est-ce que je n’ai pas joué à Chantereine dans le Conteur, ou les Deux Postes, et avec succès, encore !

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Vous verrez, pendant le repas,
Si l’on peut croire à ma parole ;
De mon esprit, de mes appas,
Je veux qu’monsieur Fouinard raffole !
Dans mes filets, soyez certain
Que je l’prendrai, sans qu’il s’en doute ;
Je lui ferai voir du chemin !...

BEAUREGARD.

Oui, mais arrêtez-vous en route.

CARPENTIER.

Silence ! voici la victime qui s’approche.

Ils prennent tous un air cérémonieux.

 

 

Scène X

 

BEAUREGARD, FOUINARD, VIRGINIE, CARPENTIER, ALPHONSINE

 

CARPENTIER, cérémonieusement.

Monsieur Fouinard, j’ai l’honneur de vous présenter ces dames.

BEAUREGARD.

Mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter monsieur Fouinard.

VIRGINIE, baragouinant.

Ah ! monsieur Fouinard ! c’est là monsieur Fouinard ! Ah ! monsieur la Carpentière, allons-nous-en !

FOUINARD.

Comment, belles dames, et pourquoi ?

CARPENTIER, à part.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

VIRGINIE.

Jé mé hâvais figuré monsieur Fouinard une pétite homme laide, vieille... avec une perruque ; et c’est un bel garçon.

FOUINARD, à part.

Il paraît que l’Allemande me trouve bien !

VIRGINIE.

Des jeunes personnes ne peuvent dîner comme ça chez un bel jeune homme...

FOUINARD.

Ah ! madame !

BEAUREGARD, bas, à Fouinard.

Vois-tu qu’elle a des principes.

FOUINARD, bas, à Beauregard.

Elle est charmante !

VIRGINIE.

Nous rester pourtant si vous l’exigez.

FOUINARD.

Si je l’exige ! oh ! ia, ia !

VIRGINIE.

Yes, yes.

FOUINARD, bas, à Beauregard.

Est-ce que c’est une Anglaise ?

BEAUREGARD.

Eh ! oui, la veuve d’un colonel anglais ; tu le vois bien à son chapeau...

FOUINARD.

Merci ! c’est juste.

Haut.

Vous êtes veuve, madame, alors vous sympathiserez avec les regrets d’un époux séparé de sa moitié...

VIRGINIE.

Oh ! oui.

FOUINARD.

C’est aujourd’hui la fête de ma femme, nous parlerons d’elle.

VIRGINIE.

Et puis de milord.

FOUINARD, à Beauregard.

Ah ! c’est une milady ?

BEAUREGARD.

Pourquoi pas ?

FOUINARD, à part.

Au fait...

Haut.

nous confondrons nos regrets.

VIRGINIE, pleurant.

Nos pleurs.

CARPENTIER.

Ah ! çà, vous allez nous faire faire un dîner bien gai !

FOUINARD, à Virginie.

Pardon, milady, si je vous attendris...

VIRGINIE.

Ah ! c’est que vous hâvez les beaux yeux de milord.

FOUINARD, à Beauregard.

Dis donc, il paraît que j’ai ses beaux yeux. ;

VIRGINIE, pleurant.

Vous hêtes fait comme lui... Ah ! que vous hâvez une belle jambe !

FOUINARD.

Une belle jambe !... celle-ci... mais oui... elle n’est pas mal.

À part.

Elle est pleine d’esprit cette petite femme-là.

CARPENTIER, à Virginie.

Pas trop de larmes.

FOUINARD.

Et vous êtes veuve nouvellement ?

VIRGINIE, reprenant son ton tranquille.

Depuis douz ans.

FOUINARD.

Douze ans !

VIRGINIE.

Nô... douz ans.

FOUINARD.

J’entends bien.

CARPENTIER.

Non, vous n’entendez pas ; madame veut dire deux ans.

FOUINARD.

Deux ans ! J’entendais parfaitement. Quoi ! c’est si nouveau que ça !... alors je conçois, milady, que vous avez renoncé à l’amour.

VIRGINIE.

Mais no...

FOUINARD.

Nô !

VIRGINIE.

Un môsieur mé hâvait déjà récherchée... c’était hun bel homme... comme vous.

FOUINARD.

Encore comme moi.

VIRGINIE.

Ou comme monsieur la Carpentière. Il était bien riche... mais jé havais refusé.

FOUINARD.

Et pourquoi ?

VIRGINIE.

Parce que cett’môsieur il m’avait semblé trop...

FOUINARD.

Trop quoi ?

VIRGINIE.

Trop Jobarde.

FOUINARD.

Ah ! Jobard.

VIRGINIE.

Oui, Jobard. Ce que vous autres Français vous nommez une... cornichon.

CARPENTIER, retenant un éclat de rire.

Pout !

Virginie passe entre Fouinard et Beauregard en étouffant un éclat de rire.

FOUINARD.

C’est étonnant ! Pour une étrangère, elle connaît toutes les finesses de la langue.

CARPENTIER, à Fouinard.

Je vous demande pardon pour milady.

BEAUREGARD.

Fouinard comprend très bien.

FOUINARD.

Comment donc !... si c’était une française, ça pourrait sembler un peu mauvais genre, je ne dis pas... mais une Anglaise 

Bas à Carpentier.

Mon cher monsieur Carpentier, votre parente me paraît être une femme fort agréable.

VIRGINIE, à Beauregard.

Mon cher Beauregard, votre ami est bête comme une oie.

FOUINARD, à Carpentier.

C’est vrai.

CARPENTIER, bas.

Parbleu ! demandez à Beauregard ; il en est amoureux, amoureux fou... il lui fait la cour... mais pour le bon motif.

FOUINARD.

Ah ! bien entendu !

BEAUREGARD.

Est-ce que nous ne dînons pas ? Enfin, voilà M. Bagnolet.

 

 

Scène XI

 

BAGNOLET, BEAUREGARD, VIRGINIE, FOUINARD, CARPENTIER, ALPHONSINE

 

CARPENTIER.

Mon brave homme, vous vous faites bien attendre.

BAGNOLET.

Monsieur, j’vas vous dire... c’est ma femme...

BEAUREGARD.

C’est juste.

BAGNOLET.

Mais enfin v’là tout qui va arriver à la fois. Vous pouvez toujours commencer par les cervelles et les mauviettes.

FOUINARD.

Ça servira de hors-d’œuvres.

CARPENTIER.

Allons, à table ! à table !

VIRGINIE.

Oui... je ai faim.

Bas à Beauregard.

V’là déjà qu’il s’enflamme !

CHŒUR.

Air : Allons, amis, puisqu’il le faut (du Bouffon).

L’amitié le veut, hâtons-nous,
Entrons dans cette salle ;
L’amitié qui régale
Aura toujours des droits sur nous.

VIRGINIE, à Fouinard.

Vraiment, je suis confouse,
Malgré moi je m’accouse ;
Mais en vain je veux hésiter :
Qui peut vous résister ?

Fouinard lui donne le bouquet qui est sur la table, et pendant qu’il lui baise la main, elle se moque de lui par gestes.

Reprise.

TOUS.

L’amitié le veut, hâtons-nous, etc.

Fouinard offre le bras à Virginie, et tous entrent dans la chambre de gauche.

 

 

Scène XII

 

BAGNOLET, puis MADAME FOUINARD

 

BAGNOLET, regardant sortir Virginie.

Elle est très bien, madame Fouinard ! y paraît qu’elle est de retour.

Apercevant madame Fouinard qui entre.

Tiens ! encore une dame !...

MADAME FOUINARD.

Qui êtes-vous, monsieur ?

BAGNOLET.

C’est ce que j’allais vous demander, madame... Moi, je suis le portier de c’te maison, voilà quinze jours.

MADAME FOUINARD, à part.

C’est juste. Il y a un nouveau portier, il me l’a écrit.

Haut.

Monsieur Fouinard est-il chez lui ?

BAGNOLET.

Y est, madame, y est.

MADAME FOUINARD, à part et en se promenant.

Tout va au gré de mes souhaits ! Pauvre ami ! il ne m’attend pas ! mais ses lettres étaient si tendres... je n’ai pu y tenir. Non, le jour de ma fête ne se passera pas sans nous voir réunis. Cette tristesse dont il me parle, je viens la faire cesser. Déjà, j’ai averti nos amis, nos parents. Ils vont venir dîner avec nous, en famille... ce soir nous aurons un petit bal, ce sera charmant ! Oh !... quelle va être sa surprise !

BAGNOLET, à part.

Qu’est-ce qu’elle a donc ? Ah ! je vois !...

Haut.                  

Est-ce que madame est invitée aussi ?

MADAME FOUINARD.

Dites à M. Fouinard qu’on le demande.

BAGNOLET.

Ah ! madame, je vas vous dire ; ça va le contrarier de se
déranger, parce que c’est aujourd’hui la fête de sa femme.

MADAME FOUINARD.

C’est justement à cause de cela..., allez ! allez !

BAGNOLET.

Alors, encore un couvert à mettre.

Il fait un mouvement pour sortir.

VOIX, dans la pièce voisine.

Bravo ! bravo ! ah ! ah ! ah !

On rit.

MADAME FOUINARD.

Attendez ! qu’est-ce que c’est que ça ?

BAGNOLET.

Je vous l’ai dit, madame, c’est la fête de sa femme. Elle était absente, elle est revenue aujourd’hui.

MADAME FOUINARD.

Comment le savez-vous ?

BAGNOLET.

M. Fouinard est si bon époux qu’on ne peut pas s’y méprendre... Est-ce qu’y s’rait si galant, si empressé pour une autre que pour son épouse ? Il vient de lui donner son bouquet, et puis il lui faisait des yeux à faire sauter une poudrière !

MADAME FOUINARD.

Lui !

BAGNOLET.

Lui, lui-même... avec ses propres yeux. Ça fait plaisir à voir un ménage comme celui-là, bien qu’on dise que madame Fouinard elle est un peu... comme ça.

MADAME FOUINARD.

Comme quoi ?

BAGNOLET.

Oui, elle a une tête, mais c’est pas étonnant, une anglaise.

MADAME FOUINARD.

C’est une anglaise ?

BAGNOLET.

Tout ce qu’il y a de plus anglais.

CARPENTIER, dans la pièce voisine.

À la santé de madame Fouinard !

FOUINARD, idem.

À la santé d’Agathe !

On rit.

BAGNOLET.

Vous entendez !

MADAME FOUINARD, à part.

Je crois qu’ils se moquent de moi, encore !

BAGNOLET.

Ça fait plaisir, n’est-ce pas ?

MADAME FOUINARD.

J’étouffe ! Pauvres femmes ! soyez donc fidèles ! c’est ainsi qu’on vous récompense. Ah ! si j’avais pu prévoir...

BAGNOLET, à part.

V’là qu’ça lui reprend.

On entend le bruit de la sonnette et des couteaux sur les verres.

Madame, je vous demande pardon ; mais on m’appelle.

MADAME FOUINARD, d’un ton impérieux.

Restez !...

BAGNOLET, stupéfait.

Comment ! restez...

MADAME FOUINARD.

Cependant peut-être ai-je pris la mouche trop tôt... Quelles sont ces femmes ?

Regardant dans la pièce voisine, par le trou de la serrure.

Si je pouvais...

CHŒUR, dans la pièce voisine.

Air : Espérance, confiance (de Fiorella).

FOUINARD.

Aux Anglaises,
Aux Françaises,
Amis, je porte la santé !

TOUS.

Allégresse
Et tendresse !
Vivent le vin et la beauté !

BAGNOLET.

Mais dites donc, madame...

MADAME FOUINARD, regardant toujours.

Ah ! le malheureux ! comme il est rouge... et cette anglaise ! la voilà... oui... oui... faites le joli cœur ! tu. me le paieras !

BAGNOLET.

Permettez donc ! permettez donc ! c’est fort indiscret ce que vous faites là.

On entend de nouveau le bruit de la sonnette et des verres.

Vous voyez qu’on m’appelle... et ce dîner qui n’arrive pas...

MADAME FOUINARD.

Quel dîner ?

BAGNOLET.

Sans doute. Ils n’en ont que pour un et ils sont cinq. Ils attendent le reste.

MADAME FOUINARD.

Ils l’attendront longtemps.

BAGNOLET.

Ah ! c’est trop fort.

 

 

Scène XIII

 

BAGNOLET, MADAME FOUINARD, CARPENTIER

 

CARPENTIER.

Ah ! çà, M. Bagnolet, je viens vous chercher... ainsi que le dîner... est-ce que ?...

Apercevant madame Fouinard.

que vois-je ? ma charmante compagne de voyage !

MADAME FOUINARD.

Effectivement, monsieur, nous avons fait route ensemble. Je suis bien aise... mais vous êtes donc des connaissances de M. Fouinard ?

Bagnolet va pour entrer dans · la chambre, elle lui fait signe de rester. Il semble déconcerté.

CARPENTIER.

De ses connaissances ? à peine... mais je bénis l’heureux hasard qui m’a conduit ici, puisque je vous y retrouve, madame. Vous êtes sans doute venue pour voir M. Fouinard ?

MADAME FOUINARD.

Oui, monsieur.

CARPENTIER.

Affaires de commerce ? mais je vous en prie, de grâce, nie l’interrompez pas. Dans ce moment-ci, à défaut de choses plus substantielles, le vin et l’amour lui montent à la tête.

MADAME FOUINARD, avec ironie.

Vraiment ?

BAGNOLET.

C’est clair, quand la substance alimentaire est en défaut, les liquides y suppléent.

CARPENTIER.

Oui dans ce moment ce pauvre Fouinard... c’est le plus amoureux des hommes ivres ! Mais n’importe ; si vous avez besoin de lui... je suis à votre service, madame, daignez me dire votre nom.

MADAME FOUINARD.

Madame Fouinard.

CARPENTIER.

Madame Fouinard ! miséricorde !...

BAGNOLET, à part.

La bourgeoise ! aussi je me disais : c’te femme-là en vous parlant a un ton si intempestif... que...

CARPENTIER.

Ah ! madame, combien je me repens d’une indiscrétion !...

MADAME FOUINARD.

Je savais tout... mais je me vengerai, et vous m’aiderez dans ma vengeance, monsieur.

CARPENTIER.

Bien volontiers, madame.

MADAME FOUINARD, à Bagnolet.

Monsieur ?...

BAGNOLET.

Bagnolet... c’est comme ça qu’on m’appelle... c’est mon nom.

MADAME FOUINARD, désignant la chambre à droite.

C’est dans cette chambre que je donne à dîner... pour ma fête. Vous allez dresser la table.

BAGNOLET.

Mais...

MADAME FOUINARD.

Obéissez !...

À Carpentier.

Monsieur me sera-t-il l’honneur de dîner avec moi ?

CARPENTIER.

Moi, madame ?... Grand Dieu !... J’avais déjà commencé votre fête avec M. Fouinard, mais il m’est bien plus doux...

MADAME FOUINARD.

Il suffit : vous acceptez...

CARPENTIER, à part avec suffisance.

Diable ! un tête-à-tête !

MADAME FOUINARD, à Bagnolet.

Vous mettrez huit couverts.

BAGNOLET.

Huit couverts !

À part.

Ah ! çà, mais je ne ferai donc que ça aujourd’hui !

Haut.

Et les convives ?

MADAME FOUINARD.

Je les entends.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, INVITÉS et GARÇONS TRAITEURS, qui apportent le dîner commandé pour Fouinard

 

MADAME FOUINARD.

Justement, mes amis, vous arrivez avec le repas.

Elle salue les convives. Aux garçons traiteurs.

Allez déposer le tout dans cette chambre.

BAGNOLET.

Mais, madame, c’est le dîner commandé par monsieur, et il attend après.

MADAME FOUINARD.

Il n’y touchera pas.

Les garçons traiteurs entrent dans la chambre de droite.

CARPENTIER

Quant à moi, ma charmante hôtesse, vous me permettrez d’aller leur donner un prétexte pour mon absence.

MADAME FOUINARD.

Non ; vous pourriez me trahir. Vous êtes mon prisonnier.

CARPENTIER.

Votre esclave, belle dame.

BAGNOLET.

Ah !... Pardon, madame, voici une lettre qu’on m’a chargé de remettre.

MADAME FOUINARD.

À moi ?

BAGNOLET.

Non... à la poste... Mais puisque vous voilà !...

À part.

Ah ! que c’est heureux ! Il ne dira point que celle-ci n’a pas été remise exactement.

Il rentre dans la chambre de droite.

MADAME FOUINARD, après avoir parcouru la lettre.

Des protestations de tendresse !... une chanson pour ma fête !... Ah ! le traître !... Allons, mes amis.

Air : Amis, la matinée est belle.

Contre lui formons alliance ;
Du complot voici le signal ;
Et nous aurons, pour la vengeance,
Un bon dîner, ensuite un bal.
Que chacun se livre à la joie ;
Et pourtant parlez bas...
Prenez bien garde qu’on vous voie ;
Car, pour ce repas,
Il le fournit, mais n’y touchera pas. (Bis.)

TOUS, à voix basse.

Oui, pour la vengeance
Formons alliance. (Bis.)

FOUINARD, de la salle voisine.

Air : Espérance, confiance.

Aux Anglaises,
Aux Françaises,
Amis, je porte la santé !

LES AUTRES.

Allégresse
Et tendresse !
Vivent le vin et la beauté !

Pendant la ritournelle, madame Fouinard fait entrer tout son monde dans la chambre de droite.

 

 

Scène XV

 

MADAME FOUINARD, FOUINARD, VIRGINIE

 

MADAME FOUINARD, à part, au moment de rentrer.

Ah ! monsieur Fouinard ! moi aussi je saurai me passer de vous pour ma fête. Mais, qu’entends-je ? C’est lui.

Elle se cache derrière la porte de la chambre de droite.

FOUINARD, du dehors.

Je vous en prie... Il le faut...

VIRGINIE, entrant suivie de Fouinard qui à sa serviette à la boutonnière et une bouteille et un verre de champagne à la main.

Non, non, monsieur Fouinard... Vous hêtes trop dangereux !

FOUINARD, la poursuivant.

Vraiment ?... Eh bien ! allons, cette dernière santé...

Il verse dans le verre.

VIRGINIE, toujours baragouinant.

À votre femme !

FOUINARD.

Non pas... À nous, à nous !... belle insulaire.

MADAME FOUINARD, à part.

Le monstre !

VIRGINIE.

Vôlez-vous me faire perdre tout-à-fait la tête ?

FOUINARD.

Oh ! c’est un aveu !

Il place le verre sur la table placée près de la porte de droite.

VIRGINIE.

Laissez-moi... Je voulais voir monsieur de la Carpentière !

MADAME FOUINARD, jetant le vin et remplissant le verre avec de l’eau.

Le malheureux ! dans quel état est-il !

VIRGINIE.

Monsieur de la Carpentière !...

FOUINARD.

Il paraît qu’il court encore après Bagnolet... Ils seront tombés dans une trappe... ainsi que notre dîner ! Vous voyez !... Personne !...

Revenant vers Virginie.

Eh bien ! tant mieux... Je puis donc, sans témoins, m’expliquer enfin, femme adorable ! Voulez-vous que je vous le dise ?

VIRGINIE.

Oui.

FOUINARD.

Eh bien !... Vous ne devinez pas ?

VIRGINIE.

Quoa ?

FOUINARD.

Eh bien !... je vous aime !

VIRGINIE.

Moa !... Et votre femme ?

FOUINARD.

Je l’aime aussi... Je vous aime toutes les deux !

MADAME FOUINARD, à part.

C’est trop fort.

FOUINARD, à Virginie.

C’est trop fort ? et pourquoi ?... Quand on est sensible... Vous ne savez donc pas, beauté d’outre-mer, tout ce que le cœur de l’homme peut contenir d’amour ?

VIRGINIE.

Oh ! que c’est joli ! c’est le vin de champagne qui vous donne hautant d’esprit... C’est pas naturel.

FOUINARD, à part.

Je crois qu’elle a raison. Il n’y a pas de mal d’augmenter la dose.

Il boit le verre de champagne.

C’est singulier... Il n’a pas de goût. C’est cependant du vin acheté chez Sigaud, frères... Il est bon ordinairement.

Il en verse de nouveau, et madame Fouinard remplace de nouveau le vin par de l’eau ; elle tient de temps en temps la porte entr’ouverte.

VIRGINIE.

Eh bien ! à quoi donc pensez-vous ?

FOUINARD.

Ah ! pardon, où en étions-nous ? Que j’avais beaucoup d’esprit... je crois...

VIRGINIE.

No !

FOUINARD.

Eh bien ! que j’avais beaucoup d’amour... Oui, oui, femme originale et bizarre, vous subjuguez mon cœur et ma raison.

VIRGINIE.

Ne criez pas si fort ; monsieur Beauregard, il est jaloux.

FOUINARD.

Oui ? Eh bien ! alors...

Air : Je voulais bien (Fra Diavolo).

Si vous vouliez, si vous vouliez,
Je serais heureux de vous plaire ;
Dans peu d’instants, belle insulaire,
À vos genoux vous me verriez,
Si vous vouliez, si vous vouliez.
Oui, dans une beure, en cette salle,
Venez, sans craindre le scandale,
Et l’amour y suivra vos pas.

VIRGINIE.

Je voulais pas, je voulais pas !
Non, non, non, non, je voulais pas,
Monsieur, je voulais pas.

FOUINARD.

Au nom du ciel ! je vous en prie, je vous en conjure ; charmante... votre nom de baptême, s’il vous plaît ?

VIRGINIE.

Paméla.

FOUINARD.

Pamela ! le joli nom ! Paméla, j’ai à vous causer.

VIRGINIE.

Mais...

FOUINARD.

Pamela, je le veux. Vous frapperez deux coups dans votre main, et j’ouvrirai... Est-ce dit ?

VIRGINIE.

Puisque vous le vôlez.

FOUINARD, tombant à ses pieds.

Je triomphe !

MADAME FOUINARD, à part.

Pas encore...

FOUINARD.

Je rejoins Beauregard, et votre estimable compagne... Je leur dis que vous vous sentez indisposée, qu’il est temps de nous séparer ;... enfin une frime... J’y cours... Je suis à vous, et dans une heure... Ô Pamela !

VIRGINIE.

Dans une heure... Oh !... votre nom de baptême, s’il vous plaît ?

FOUINARD.

Guillaume.

VIRGINIE.

Oh ! le vilain nom.

FOUINARD.

Je le changerai, Pamela, je le changerai. Je m’appellerai Ernest ; je m’appellerai Édouard, ou Isidore, ou Babylas... tout ce que vous voudrez. Je reviens ; Pamela ! adieu...

Il lui envoie un baiser et sort par la porte de gauche.

VIRGINIE.

Adieu, Guillaume.

 

 

Scène XVI

 

MADAME FOUINARD, VIRGINIE

 

VIRGINIE, riant.

Ah ! ah ! ah ! l’est-il ! l’est-il !

MADAME FOUINARD, sortant vivement de la porte de droite.

Un instant, madame.

VIRGINIE, ne faisant que l’entrevoir.

Tiens ! d’où sort-elle donc celle-là ?

MADAME FOUINARD.

J’ai tout entendu, madame.

VIRGINIE.

Ça prouve que vous avez des bonnes oreilles...

MADAME FOUINARD.

C’est singulier ! il me semble que vous prononcez mieux le français que tout à l’heure.

VIRGINIE.

C’te malice.

MADAME FOUINARD.

Savez-vous bien, madame l’anglaise, que monsieur Fouinard est marié.

VIRGINIE.

Tant pis pour sa femme.

MADAME FOUINARD.

Et que sa femme... c’est moi.

VIRGINIE, la regardant.

Ah ! tant mieux pour lui. Mais... je ne me trompe pas... Agathe !... c’est ça. Agathe Duhamel, autrefois ouvrière lingère, comme moi, chez madame Le Breton.

Riant.

Ah ! ah ! ah ! la rencontre est bonne.

MADAME FOUINARD.

Effectivement. Vous êtes Virginie, la folle ! je vous reconnais maintenant. Mais votre folie n’aurait pas dû aller jusqu’à chercher à m’enlever mon mari.

VIRGINIE.

Est-ce que j’y songe à ton mari !

MADAME FOUINARD.

Pourquoi donc alors vous laisser faire la cour par lui ?

VIRGINIE.

Pour rire un moment ; ensuite pour faire enrager mon amoureux... Beauregard, que je m’amuse à tourmenter, mais que je ne déteste pas.

MADAME FOUINARD.

Mais ce rendez-vous donné... ici... dans une heure !

VIRGINIE.

C’est encore une mystification. Je n’y viendrai pas.

MADAME FOUINARD.

Vraiment ? Allons, je vois que tu es toujours bonne fille.

VIRGINIE.

Tiens ! c’n’est pas un sacrifice que je te sais. Quand on a des maris comme le tien, il est bien juste qu’on les garde en toute propriété ; aussi sois tranquille, nous nous sommes fait nos adieux.

MADAME FOUINARD.

Non. Écoute ! un service... viens à ce rendez-vous. Je donne bal ici ce soir, je t’invite.

VIRGINIE.

Bravo ! J’aime la danse.

MADAME FOUINARD.

Mais les voilà !... Sois exacte... et au signal convenu... Il ne sera pas le seul au rendez-vous.

VIRGINIE.

À la bonne heure ! Moi, je pars en avant. À ce soir, donc.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XVII

 

MADAME FOUINARD, puis FOUINARD, BEAUREGARD, ALPHONSINE

 

MADAME FOUINARD, entrant dans la chambre de droite.

Il n’est pas encore temps de nous montrer.

FOUINARD, arrivant.

Eh bien ! charmante milady...

BEAUREGARD.

Où est-elle donc ?

ALPHONSINE, à Fouinard.

Dites donc, mon cer monsieur, elle s’a donc envolé.

FOUINARD.

Je n’y comprends rien.

À part.

C’est sans doute pour revenir plus tôt.

Haut.

Mais ce scélérat de Bagnolet, qu’est-il devenu ?

ALPHONSINE.

Et Carpentier ?

BEAUREGARD.

Et notre chère étrangère ?...C’est donc un labyrinthe que ta maison ; tout le monde s’y perd.

ALPHONSINE.

Alors, ze m’en y vais bien vite.

FOUINARD, à Alphonsine.

Je...

ALPHONSINE.

Ze m’en y vais bien vite... ze ne veux pas me perdre ici... d’autant que v’là la nuit qui arrive.

FOUINARD, à part.

Ce n’est pas une puriste, la cousine de Carpentier.

BEAUREGARD.

Je vais vous reconduire chez vous...

Bas.

chez le restaurateur.

FOUINARD.

C’est ça... c’est ça !... Adieu... au revoir.

ALPHONSINE.

Oui... mais quand ze vous reverrai, z’aurai soin de ne pas être à zeun, parce que vous n’auriez qu’à m’inviter encore à dîner.

FOUINARD.

C’est la faute de ce Bagnolet... Le malheureux ! qu’est-ce qu’il est devenu lui, et le dîner ?

ALPHONSINE.

Air : Vaudeville du Premier Prix.

De plus d’un mal cez vous on souffre ;
Bien malin qui m’y reprendrait :
Votre maison est comme un gouffre,
Zens et dîner, tout disparaît.
Si z’y reviens, ze l’dis sans feindre,
Ze prendrai mes précautions,
Car cez vous on a tout à craindre,
Hormis les indizestions.

Adieu, monsieur Fouinard... bon appétit... si vous soupez !

Ils sortent.

 

 

Scène XVIII

 

FOUINARD, seul

 

Si je soupe !... je l’espère bien souper... quand j’aurai dîné... car je sens là... Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit ! Fouinard, c’est aujourd’hui la Sainte-Agathe !... Ma pauvre femme ! Il est vrai qu’elle n’en saura rien... oh ! non, elle n’en saura rien, parce que dans un bon ménage, un mari qui trompe sa femme doit le faire avec tous les égards, toute la discrétion... C’est un devoir à remplir... je le remplirai ce devoir, avec le zèle, le dévouement qu’on doit à la compagne de sa vie. Ainsi, au diable les remords !... Il s’agit de s’étourdir...

Il prend le verre de champagne que madame Fouinard a rempli d’eau, et le boit à plusieurs reprises.

Il faut avouer que milady Pamela a pris feu bien vite.

Il boit.

Il est vrai que j’étais en train ; et puis, ce sont peut-être les meurs anglaises.

Il boit.

Décidément ce vin-là est détestable. J’en ai peut-être trop bu... ça ôte le goût.

Il boit comme quelqu’un qui goûte un vin.

Je crois bien qu’il y a un peu d’eau dedans...

Il s’assied.

et cependant il semble avoir du montant... Car j’ai la tête...

En s’endormant peu à peu, tenant encore son verre à la main.

Elle va donc venir ! Ô amour !... Pamela !...

Moment de silence, pendant lequel l’orchestre joue piano un air qui indique le sommeil.

VOIX, dans la pièce voisine.

À la santé de madame Fouinard !... à la santé d’Agathe !

FOUINARD, endormi, et portant un verre à ses lèvres.

À... la... santé d’Agathe !...

Se réveillant.

Ah ! c’est drôle !... je croyais encore être à table... j’avais cru entendre la voix de Carpentier !

Il s’endort de nouveau.

MADAME FOUINARD, de la pièce voisine.

À la santé de M. Fouinard !...

FOUINARD, assoupi.

Merci... ma femme !

CARPENTIER, dans la pièce voisine.

Au plus vertueux des époux !

FOUINARD, assoupi.

Merci... à votre santé !

CARPENTIER, chantant le couplet composé par Fouinard pour sa femme.

Air du Calife.

Écoutez tous ces vers pleins d’âme,
Arrivés exprès de Paris,
Que, pour la fête de sa femme,
Composa le roi des maris.
« Ses yeux sont mon astre prospère ;
« Seuls ils me guident sur la terre ;
« Car, pour briller plus sûrement,
« Mon Agathe est un diamant. »

CHŒUR.

Bravo ! bravo ! ah ! c’est charmant !
Ah ! quel époux ! ah ! quel talent !
Ah ! c’est charmant ! oui, c’est charmant !

FOUINARD, s’éveillant et se levant tandis que les dernières  mesures du chœur accompagnent encore la fin du couplet.

Ah ! c’est surprenant !...

Il écoute et n’entend plus rien.

Quel rêve !...

À Beauregard qui entre.

Qui va là ?

 

 

Scène XIX

 

FOUINARD, BEAUREGARD

 

BEAUREGARD, un bougeoir à la main.

C’est moi. Avant de remonter à ma chambre, j’ai voulu te dire bonsoir... savoir comment ça va.

FOUINARD.

Mais... ça va mal... Ah ! mon ami, quel rêve !... J’étais au milieu de mes amis, ma femme était là... nous la fêtions... on chantait ce joli couplet de ma façon... que tu as composé ce matin... Ah ! mon ami..., ça a fait naître dans mon cœur un remords !

BEAUREGARD.

Comment, un remords ?

FOUINARD.

Deux remords, Beauregard, deux ! Pauvre femme !

Tendant la main à Beauregard.

Pauvre ami !... tiens, j’ai besoin d’épancher mon cœur... Je suis un monstre !

BEAUREGARD.

Ah !

FOUINARD.

Un scélérat !

BEAUREGARD.

Oh ! oh !

FOUINARD.

Un homme à pendre !

BEAUREGARD.

Heureusement, on ne pend plus.

FOUINARD.

Un homme sans délicatesse et sans morale !...

BEAUREGARD.

Tu m’effraies... Explique-toi.

FOUINARD.

Qu’ai-je fait aujourd’hui ?

BEAUREGARD.

Mais tu as cru nous donner à dîner.

FOUINARD.

Ce n’est rien que ça.

BEAUREGARD.

Je le sais bien.

FOUINARD.

Beauregard, jusqu’à présent, tu m’avais regardé comme un être inoffensif... aimable... mais sans exagération... qui n’abusait ni de son éloquence, ni de son physique pour faire des malheureuses : eh bien ! tu t’étais trompé... je suis un séducteur !

BEAUREGARD.

Toi !

FOUINARD.

Je suis un séducteur, Beauregard ! j’ai trahi l’amour et l’amitié. L’amour, dans la personne de ma femme... l’amitié, dans la tienne.

BEAUREGARD.

Je t’assure que tu exagères tes torts.

FOUINARD, l’embrassant.

Non, mon malheureux ami... Tu sais bien, ton anglaise ? elle est folle de moi !

BEAUREGARD.

Calmie-toi.

FOUINARD.

Oui... elle a pris feu comme une allumette phosphorique.

BEAUREGARD.

Des paroles...

FOUINARD.

Des actions, mon ami.

BEAUREGARD, plus sérieusement.

Comment ? Achève donc !

FOUINARD.

J’ai un rendez-vous avec elle...

BEAUREGARD.

Un rendez-vous ?

FOUINARD.

Ici !... dans un instant.

BEAUREGARD.

Diable ! ça devient sérieux.

FOUINARD.

Sauve-moi du danger, mon ami.

BEAUREGARD.

Je ne demande pas mieux... Comment, est-ce que Virginie serait assez intéressée...

FOUINARD.

Paméla ! mon ami, Paméla ! Elle va venir... Mais mon songe m’a rendu à mes devoirs. Il faut que tu restes ici, que tu lui présentes mes excuses.

BEAUREGARD.

Non pas. Si elle vient à ce rendez-vous, elle n’en sera pas quitte à si bon marché. J’ai à me venger d’elle... Elle m’a trahi, abandonné !

FOUINARD.

Ô perfide Albion !... Trahir mon ami !... c’est une indignité.

BEAUREGARD.

Et pour qui ?

FOUINARD.

Oui, pour qui ? Je vous le demande... Mais, dis donc, c’est pour moi.

BEAUREGARD.

Mais elle te connaît à peine.

FOUINARD.

C’est juste.

BEAUREGARD.

Je prendrai ta place... Oui... j’y tiens.

FOUINARD.

Tiens, tiens, tiens... Au fait, c’est une bonne farce. Ça me sauve !... Mais, dis-moi donc, elle te reconnaîtra... à ta figure.

BEAUREGARD.

Une bougie est bien vite éteinte.

FOUINARD.

Oui... mais ta voix ?

BEAUREGARD.

Ah ! diable !...

En riant.

Au surplus, va, je crois que nous nous creusons la tête bien inutilement... Elle ne viendra pas, mon cher Fouinard. Tu ne la connais pas... c’est une mystification.

FOUINARD.

Tu crois ?

On entend frapper deux coups dans les mains.

Silence !...

Air : Garde à vous ! (la Fiancée.)

La voilà ! (Bis.)
C’est elle
Qui m’appelle :
Je veux être fidèle ;
Mon ami, reste là :
La voilà ! (Ter.)
Toi, l’ami de mon âme,
Par pitié pour ma femme,
Reprends ta Paméla,
La voilà ! (Bis.)

TOUS DEUX.

Oui, la voilà !
Silence ! la voilà !

FOUINARD.

Que faire ? Et la voix...

BEAUREGARD.

Commence toujours la conversation, et ne crains rien.

Il se place derrière la porte de la chambre de gauche.

FOUINARD.

À la bonne heure... Bon ! nous allons nous amuser !...

Donnant la main à Beauregard.

C’est ça... Vengeance ! Guerre aux anglaises !

 

 

Scène XX

 

FOUINARD, BEAUREGARD, VIRGINIE, puis MADAME FOUINARD

 

FOUINARD, ouvrant la porte à Virginie.

Approchez, belle étrangère.

VIRGINIE.

Ah !... je suis bien confouse, monsieur Fouinard... Jé avais résolu dé né pas venir ; mais comme ma femme de chambre elle est malade... Jé avais hêté obligée dé venir vous le dire moi-même.

FOUINARD.

Milady, c’est certainement bien aimable de votre part... Je vois dans ce faux-fuyant le subterfuge de la pudeur. Aussi je ne m’en vexe pas.

À part.

Ah ! çà, est-ce qu’il ya me laisser là, lui ?

VIRGINIE, qui a regardé du côté de la porte de droite.

Qué qué vous voulez dire à moa ?

FOUINARD.

Qué qué ?...

VIRGINIE, à part, apercevant madame Fouinard.

Ah ! la voilà !

MADAME FOUINARD, à part.

Ils sont seuls.

FOUINARD.

Pamela, pourquoi avoir fait de la toilette ? ce n’était pas la peine...

À part.

Elle est très bien comme ça, l’insulaire.

VIRGINIE.

Pour vous plaire...

FOUINARD, avec feu.

Me plaire !...

À part.

Ah ! mon Dieu ! je crois que je sens mes remords qui se passent ; et s’il ne vient pas...

Dans ce moment Beauregard a soufflé la lumière.

VIRGINIE.

Eh bien ! nous sommes dans l’obscurité...

FOUINARD.

C’est sans doute un coup de vent... Vous aurez laissé la porte ouverte... Mais on peut causer sans y voir.

Il la lutine.

VIRGINIE, lui donnant un coup sur la main.

Pas de gestes !

Pendant ce temps, madame Fouinard a pris la place de Virginie, et Beauregard celle de Fouinard.

FOUINARD, bas à Beauregard.

À ton tour, maintenant ça ne me regarde plus.

À part.

Ça va m’amuser, moi.

MADAME FOUINARD, bas à Virginie.

Continue de parler.

VIRGINIE.

Ah ! monsieur Fouinard... je veux voir clair... J’ai peur !

BEAUREGARD, bas à Fouinard.

Dis-lui : Que craignez-vous... L’amour ne veille-t-il pas auprès de nous ?... quelque chose comme ça.

FOUINARD, haut, tandis que Beauregard se rapproche de madame Fouinard, et lui prend la main.

Que craignez-vous ?... L’amour ne veille-t-il pas auprès de nous ?... quelque chose comme ça.

BEAUREGARD, à part.

L’imbécile !

MADAME FOUINARD, à part.

Le perfide !

À Virginie, bas.

Vous m’aimez donc ?

VIRGINIE, haut.

Vô m’aimez donc ?

FOUINARD.

Plus que la vie !...

À part.

ça va ! ça va !

MADAME FOUINARD, imitant l’accent anglais.

Plus que votre femme.

BEAUREGARD, à Fouinard qui s’est un peu éloigné.

Rapproche-toi donc...

FOUINARD, d’un ton tendre et haut.

Rapproche-toi donc !...

Bas à Beauregard.

Ah ! tu me la fais tutoyer !... Déjà !...

BEAUREGARD, secouant le bras de Fouinard avec impatience.

Mais...

FOUINARD, bas à Beauregard.

Laisse-moi faire. Je me sens en verve.

Haut.

Charmante anglaise, adorable créature, qui semblez descendue du ciel ou du paquebot, pour faire de moi un vrai volcan, permettez que pour gage de mon amour, un baiser... un seul... plusieurs si vous voulez !...

Bas à Beauregard qui a fait les gestes pendant ce temps-là.

hardi ! hardi !... venge-toi !...

MADAME FOUINARD, imitant toujours l’accent anglais, mais avec une voix altérée par l’émotion.

Ah ! monsieur Fouinard, je ne vous croyais pas tant de feu !...

BEAUREGARD, à part.

Ah ! mon Dieu !... cette voix !

Bas à Fouinard.

Dieu me pardonne ! ce n’est pas...

FOUINARD.

Va donc ! va donc !

MADAME FOUINARD, imitant l’accent anglais.

Quoi ! monsieur Fouinard... vous voulez...

BEAUREGARD.

Oui.

 

 

Scène XXI

 

FOUINARD, BEAUREGARD, VIRGINIE, MADAME FOUINARD, CARPENTIER

 

CARPENTIER, entrant à tâtons et prenant la main de Virginie.

Eh bien !... dans les ténèbres !...

VIRGINIE.

Ah ! Carpentier !... silence !...

Elle se place derrière les autres.

FOUINARD, pour Beauregard.

Eh bien ! ce baiser... allons !... pourquoi tant de façons... c’est l’amant le plus tendre... le plus...

À part.

ma foi, s’il n’est pas content de moi...

Il fait quelques pas en arrière.

VIRGINIE, lui prenant la main et croyant parler à Carpentier.

Je crois que le jobard est enfoncé.

FOUINARD, stupéfait, à part.

Qu’est-ce ?

MADAME FOUINARD, à part.

Le misérable ! Niera-t-il son infidélité à présent ?

Haut.

Laissez-moi.

VIRGINIE, bas à Fouinard.

Sa femme ne s’en tire pas mal, n’est-ce pas ?

FOUINARD, à part.

Qu’est-ce que c’est que cette voix-là ?

BEAUREGARD, embrassant madame Fouinard qui aussitôt lui donne un soufflet.

Allons !...

MADAME FOUINARD, reprenant sa voix naturelle.

Eh bien ! scélérat, parjure, volage, te voilà confondu !

FOUINARD, anéanti.

Ah ! miséricorde ! cette autre voix...

BEAUREGARD, à part.

Ah ! je m’en doutais !... ce n’est pas elle !

 

 

Scène XXII

 

FOUINARD, BEAUREGARD, VIRGINIE, MADAME FOUINARD, CARPENTIER, BAGNOLET, INVITÉS, CONVIVES

 

Les uns sortent de la chambre à gauche, les autres arrivent par la porte du fond. Bagnolet et un convive portent des lumières.

BAGNOLET.

Par ici, messieurs et mesdames, par ici, entrez !

FOUINARD, apercevant Virginie.

Ah ! l’anglaise !...

BEAUREGARD.

Madame Fouinard !

MADAME FOUINARD.

Monsieur Beauregard !

FOUINARD.

Ma femme !...

Chœur.

FOUINARD.

Air.

Oui, c’est bien elle !
Satan s’en mêle.
D’un ami servant les projets,
Près de ma femme,
Complot infâme !
C’était moi qui l’encourageais !   

MADAME FOUINARD.

Oui, c’est bien elle !
Mari fidèle,
Connaissant vos affreux projets,
Lorsque votre âme
Peignait sa flamme,
C’était moi qui vous écoutais.

VIRGINIE.

Oui, c’est bien elle !
Mari fidèle,
Pour punir vos affreux projets,
Lorsque votre âme
Peignait sa flamme,
C’était moi qui vous répondais.

BEAUREGARD, CARPENTIER, et LE CHŒUR.

Oui, c’est bien elle,
Satan s’en mêle !
D’un ami servant le projet,
Lorsque { mon } âme
              { son  }
Peignait { ma } flamme,
              { sa  }
C’était lui qui { l’    } encourageait.
                      { m’ }

MADAME FOUINARD, passant près de son mari.

Comment, monsieur ! ce n’est donc pas vous qui avez reçu le soufflet ?

FOUINARD.

Ni donné le baiser.

MADAME FOUINARD, avec intention.

Ce n’est pas ma faute... Pourquoi n’étiez-vous pas là ? vous aviez promis de vous y trouver.

FOUINARD.

Je m’y trouvais.

À part.

Elle sait tout.

MADAME FOUINARD.

Infidèle !... quand j’étais arrivée pour vous causer une surprise.

FOUINARD.

La surprise y est.

MADAME FOUINARD.

Me trahir ainsi... moi, qui croyais que vous ne pensiez qu’à moi !

CARPENTIER.

Allons, allons, monsieur Fouinard sent ses torts... Il les réparera. N’est-ce pas, monsieur Fouinard ?

FOUINARD.

Oui, ma bonne amie.

MADAME FOUINARD.

À la bonne heure... Plus tard nous nous expliquerons.

FOUINARD.

Bien ! Pardon, messieurs et mesdames, mais je voudrais bien savoir comment, lorsque je ne croyais seul, tout ce monde se trouvait là-dedans.

MADAME FOUINARD.

Eh ! monsieur, n’est-ce point aujourd’hui ma fête ? mes amis viennent de me la souhaiter.

FOUINARD.

Sans moi !

MADAME FOUINARD.

Ah ! monsieur, m’aviez-vous attendue ?

FOUINARD.

C’est juste ; et maintenant je comprends mon rêve : ces cris... ces chants... ça s’explique. À propos, monsieur Bagnolet, pourrez-vous aussi m’expliquer comment vous avez disparu si subitement ?

BAGNOLET.

Monsieur, je vas vous dire...

FOUINARD.

C’est encore votre femme ?

BAGNOLET.

Non, monsieur, c’est la vôtre.

FOUINARD.

Je comprends. Mais ce dîner ?

MADAME FOUINARD.

Il était excellent, mon ami ; demandez à ces messieurs.

FOUINARD.

Ah !

VIRGINIE.

Et moi, Guillaume ? ou Ernest, ou Édouard, ou Isidore ?...

Elle rit et baragouine.

Pardon milord ; qué voulez-vous ! j’aime à rire aux dépens de tout le monde : c’était votre tour aujourd’hui.

Elle rit plus fort.

FOUINARD.

Je comprends encore.

À part.

C’est inconvenant de rire comme ça.

BEAUREGARD.

Allons, que tout soit oublié, et ne songeons plus qu’au plaisir.

CARPENTIER.

À la danse !

La musique du bal se fait entendre.

FOUINARD.

Ah ! bah ! Va comme il est dit. Madame Fouinard veut-elle me faire l’honneur de danser avec moi ?

MADAME FOUINARD.

La première contredanse ? C’est impossible ; monsieur Beauregard l’a retenue.

FOUINARD.

Alors, la seconde.

CARPENTIER.

Je suis inscrit.

MADAME FOUINARD.

Oui, monsieur Carpentier a parlé avant vous ; dès le dîner.

FOUINARD.

Comment, vous connaissez donc monsieur ?

MADAME FOUINARD.

Nous avons fait connaissance en route, dans la diligence.

FOUINARD.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que...

À part.

Résignons-nous... c’est aujourd’hui la fête de ma femme.

Une contredanse se forme sur le théâtre ; Virginie danse avec Carpentier, Beauregard avec madame Fouinard ; Fouinard cherche partout une danseuse sans pouvoir en trouver.

CHŒUR.

Air : Verse, verse, verse encor ! (M. Berton, dans les Deux Créoles.)

Allons, amis, en avant !
Vivent la bombance
Et la danse !
Allons, amis, en avant !
Et, jusques au soleil levant,
En avant ! en ayant !

FOUINARD, sur le devant de la scène.

C’est vraiment insupportable !
Nulle avec moi n’veut danser ;
Et du bal comm’ de la table,
Ils semblent me repousser !
Maintenant chacun proclame
Qu’au jour ce bal doit finir ;
Pour la fête de ma femme,
Je n’pourrai mêm’ pas dormir !
Il faut encor leur faire bon visage...

Il commence une roulade qu’il ne peut achever, Virginie s’approche et lui frappe sur l’épaule.

VIRGINIE.

Dites donc, voulez-vous que je vous aide ?

FOUINARD.

Allons ! Elle m’a interrompu... C’est ridicule ! Je vais recommencer.

Il recommence et ne peut arriver au bout de sa roulade.

Ah ! bah ! c’est impossible : quand on a une fois été troublé... C’est dommage, car cet air-là est fort joli.

CHŒUR.

Allons, amis, en avant !
Vivent la bombance
Et la danse !
Allons, amis, en avant !
Et, jusques au soleil levant,
En avant ! en avant !

On danse ; la toile tombe.

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