La Force du sang (David Augustin de BRUEYS)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur les Théâtres Français et Italien, le 21 Avril 1721

 

Personnages

 

ALMÉDOR, Père de Clitandre, et cru Père d’Arlequin, ou du Vicomte

ACCURSE, Père d’Angélique

CLITANDRE, Amant d’Angélique, fils d’Almédor, et cru fils de Thibaut

THIBAUT, Fermier d’Almédor, Père d’Arlequin, cru Père de Clitandre

MADAME THIBAUT

ANGÉLIQUE, fille de Monsieur Accurse

LISETTE, suivante d’Angélique

ARLEQUIN ou MONSIEUR LE VICOMTE, fils de Thibaut, cru fils d’Almédor

JUSTINE, Femme d’Intrigue

FRONTIN, Fourbe ou Chevalier de l’Industrie

DU LAURIER, Fourbe ou Chevalier de l’Industrie

UN LAQUAIS

PLUSIEUR DOMESTIQUES qui ne parlent point

 

La Scène est à Paris, dans la maison de Monsieur Almédor.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

THIBAUT, MADAME THIBAUT

 

THIBAUT.

Oh ! çà, ma femme, si tu m’étourdis encore de tes sottes frayeurs, je te renvoie sur le champ à notre Ferme, et tu ne seras point aux noces de notre fils Arlequin.

MADAME THIBAUT.

Je ne te dis rien que pour notre profit.

THIBAUT.

Et moi, je te dis que je défie le Diable avec ses cornes, de découvrir la supposition que nous avons faite à Monsieur Almédor. Çà, une bonne fois pour toutes, pendant que nous sommes ici seuls chez Monsieur Almédor, et avant qu’il soit de retour de chez Monsieur Accurse, récapitulons notre manigance, depuis son commencement jusqu’à ce moment, fais bien toutes tes réflexions sur chaque circonstance ; écoute-moi bien, et sois quelque temps sans parler, si tu le peux.

MADAME THIBAUT.

Je le veux bien ; mais je te représenterai toujours...

THIBAUT.

Ne voilà-t-il pas ! Tu veux m’interrompre, et je n’ai pas encore commencé de parler. Tais-toi donc, de par tous les Diables, et m’écoute.

MADAME THIBAUT.

Et pourquoi t’écouterais-je moi, puisque je sais mieux que toi tout ce que tu peux me dire ? Il vaut mieux que ce soit moi qui parle ; écoute toi-même, et remarque bien si je retrancherai la moindre chose de toute l’histoire.

THIBAUT.

Ah ! tu n’as garde, tu ajouterais plutôt : patience, il faut qu’une femme parle, ou qu’elle crève ; et dans le courant des ménages, c’est la femme qui a la parole, et le mari la plume, c’est l’ordre ; voyons donc.

MADAME THIBAUT.

Quand Monsieur Géronte...

THIBAUT.

Au premier mot une sottise. Où diable vas-tu chercher le nom de Géronte, que Monsieur Almédor n’a jamais porté qu’à Bordeaux ? Peux-tu avoir oublié combien il nous a recommandé de ne l’appeler jamais Géronte, mais Almédor ; Almédor, qui est le nom de sa famille.

MADAME THIBAUT.

Eh ! bien, soit, quand Monsieur Géronte, Monsieur Almédor, dis-je, s’en alla aux Indes il y a plus de vingt ans, nous étions ses Fermiers, comme nous le sommes encore.

THIBAUT.

Dont bien nous prend, Dieu merci.

MADAME THIBAUT.

Il avait un fils âgé de six mois, il nous le laissa en garde, et nous recommanda de le faire passer pour notre fils.

THIBAUT.

Il est vrai.

MADAME THIBAUT.

Parce qu’il l’avait eu d’un mariage secret, et qu’il n’avait pas alors assez de bien pour...

THIBAUT.

Ce parce que ne fait rien à notre affaire.

MADAME THIBAUT.

Notre fils Arlequin était tout droitement de même âge que cet enfant de Monsieur Géronte, non, non, Almédor ; ils ont passé toujours depuis l’un et l’autre pour être à nous.

THIBAUT.

Tout le monde l’a cru, et le croirait encore, si Monsieur Almédor ne l’avait reconnu pour son fils.

MADAME THIBAUT.

Toute notre affection a été pour notre Arlequine.

THIBAUT.

Comme de raison.

MADAME THIBAUT.

Nous l’avons toujours aux champs auprès de nous ; car quoiqu’il ne soit pas bien sémillant, nous aurions été bien fâchés de le perdre de vue...

THIBAUT.

Cela est naturel.

MADAME THIBAUT.

Pour l’enfant de Monsieur Almédor, tu vois bien que je ne dis plus Géronte, nous l’avons laissé vivre comme il lui a plu. Il se sauva du logis à l’âge de quinze ans, et s’enrôla. On lui donna le nom de Clitandre ; nous ne courûmes pas après lui.

THIBAUT.

Nous aurions été de grands sots.

MADAME THIBAUT.

Cependant, il fit si bien, qu’il devint Capitaine de fort bonne heure, et que quand il nous vint voir à la Ferme, il y a environ deux ans, pendant que Monsieur Accurse y était encore avec sa famille, il était déjà Major ; dame, on dit que c’est lui qui tient la bourse.

THIBAUT.

S’il ne la tient pas mieux que le portefeuille qu’il se laissa voler, il aura bientôt ruiné son Régiment.

MADAME THIBAUT.

Enfin donc, tant y a, Monsieur Almédor est revenu des Indes depuis un mois avec de grandes richesses ; en arrivant il nous demanda son fils, et lui avons amené le nôtre au lieu du sien.

THIBAUT.

Et trouves-tu que j’aie fait là le coup d’un niais ?

MADAME THIBAUT.

Non, s’il ne se rencontrait pas par malheur que le Diable avait ramené Clitandre peu de jours auparavant.

THIBAUT.

Qu’importe ? il était absent de la Ferme, quand nous en partîmes, nous ne dîmes à personne où nous venions, comment veux-tu qu’il le devine ?

MADAME THIBAUT.

Je ne sais ; mais si par malheur il le devinait si...

THIBAUT.

Oh ! si... si... Tu me romps la tête.

MADAME THIBAUT.

Ma foi, le cœur ne me dit rien de bon de tout ceci.

THIBAUT.

Tu t’épouvantes de rien ; mais tu me fais venir un autre martel en tête. Il me souvient que Clitandre ne cessa de lorgner Mademoiselle Angélique, tant qu’ils furent ensemble à notre Ferme, et je remarquais plusieurs fois que la sournoise lui faisait des petites mines.

MADAME THIBAUT.

Ah ! pardienne, tu as raison, je ne m’étonne pas s’ils s’échappaient si souvent de nous, pour aller seuls derrière l’allée des noisetiers.

THIBAUT.

Il est, mardi, à craindre, si notre fils épouse Angélique, que ce gaillard de Major, quelque jour ne se fourre un peu trop avant dans leur ménage ; mais à la bonne heure, nous enlèverons à Clitandre tous ses biens pour les donner à notre fils, Clitandre se fera peut-être restitution lui-même...

MADAME THIBAUT.

À la bonne heure, comme tu dis, il travaillera à l’acquit de notre conscience. Mais voici notre Arlequin : quel plaisir de le voir vêtu comme un Seigneur, et l’appeler Monsieur le Vicomte ! Laisse-moi lui parler, et va-t’en chercher Monsieur Dulaurier, dont je t’ai parlé ; c’est un homme d’industrie que j’ai adressé à Monsieur Almédor, pour être gouverneur de notre innocent de fils, jusqu’à la conclusion de son mariage avec la fille de Monsieur Accurse, et peut-être pourra-t-il nous servir dans nos desseins. Va vite, et surtout, motus.

 

 

Scène II

 

LE VICOMTE, ou ARLEQUIN, THIBAUT

 

LE VICOMTE.

Tatigué, que de sarcinonies à la ville, ils ne sont jamais las de complimenter.

THIBAUT.

Eh ! bien, mon cher Arlequin, te voilà Monsieur le Vicomte ?

LE VICOMTE.

Pargué, oui.

THIBAUT.

Je t’en ai averti ; quoique nous soyons seuls, accoutume-toi à dire toujours, oui Monsieur, et gardes-toi, surtout, de m’appeler jamais mon père ; car pères, fils, frères, neveux, cousins se donnent aujourd’hui du Monsieur entr’eux, parmi les Bourgeois, comme entre les gens de qualité : retiens-donc bien cela en passant, dis toujours, oui, Monsieur.

LE VICOMTE.

Oui, Monsieur.

THIBAUT.

Sous tes beaux habits, on ne te prendra jamais pour le fils de Madame Thibaut.

LE VICOMTE.

Pargué, non.

THIBAUT.

Il faut dire, non, Monsieur.

LE VICOMTE.

Non, Monsieur.

THIBAUT.

Monsieur Almédor commence-t-il à être un peu content de toi ?

LE VICOMTE.

Non, Monsieur.

THIBAUT.

Je veux dire, si quand tu es seul avec lui, il te paraît qu’il croit bien être véritablement ton père ?

LE VICOMTE.

Eh pargué oui.

THIBAUT.

Et laisse-là ton pargué, veux-tu toujours être un sot.

LE VICOMTE.

Oui, Monsieur.

THIBAUT.

Puisque cela dépendait de moi et de ta mère, ne nous es-tu pas bien obligé de t’avoir donné à lui pour faire ta fortune.

LE VICOMTE.

Tatigué que cela a été bien avisé...

THIBAUT.

Encore ton tatigué.

LE VICOMTE.

Morgué c’est que je n’y avise pas.

THIBAUT.

Oh ! avisez-y donc. Dis-moi, quand tu es seul avec Monsieur Almédor, t’aperçois-tu qu’il te veuille du bien ?

LE VICOMTE.

Oui.

THIBAUT.

Eh que te dit il encore ?

LE VICOMTE.

Il me dit souvent que je suis un sot.

THIBAUT.

Ce sont là les marques d’amitié qu’il te donne ?

LE VICOMTE.

Ce n’est pas qu’il m’en veuille plus de mal, tout le monde me le dit comme lui.

THIBAUT.

Et ne te dit-il jamais autre chose ?

LE VICOMTE.

Oh que si fait. Quelquefois après m’avoir dit que je suis un sot, il dit aussi que je vous ressemble ; est-il vrai mon père ? il faut bien que nonobstant qu’il croie que je suis son fils, il me fait bien élever, et m’a déjà fait apprendre des choses, comme vous voyez, pour me façonner, ce dit-il ; et demain, ce dit-on, il veut me marier, ce dit il, avec la fille de Monsieur Accurse, ce dit-on...

THIBAUT.

Ne voilà-t-il pas ton ce dit-il, et ton ce dit-on revenu, dont je t’avais corrigé. Un Vicomte doit-il parler comme cela ? Mais à propos de la fille de Monsieur Accurse tu dois être vraiment bien aise de te marier avec une si belle Damoiselle.

LE VICOMTE.

Pargué pas tant que vous croyez, j’aimerais mieux sa suivante ; tatigué m’est avis que nous nous conviendrions mieux Lisette et moi ; elle est toute frétillante, et nous nous l’étions promis, dà, sous votre bon plaisir quand vous étiez mon père ; puisque vous ne l’êtes plus, ne pourrai-je pas faire ce qu’il me plaira ?

THIBAUT.

Non, tu dois suivre à présent la volonté de Monsieur Almédor.

LE VICOMTE.

Mademoiselle Angélique fait trop la sévère, et puis, je savons bien ce que je savons...

THIBAUT.

Eh que sais-tu donc ?

LE VICOMTE.

Qu’elle aime mieux cet autre, qui était le véritable fils de Monsieur Almédor, avant que vous vous avilissiez que c’était moi qui devait l’être...

THIBAUT.

Et d’où le sais-tu ?

LE VICOMTE.

Pargué de deux bons endroits.

THIBAUT.

Et d’où encore ?

LE VICOMTE.

De cette oreille-là et de celle-ci.

THIBAUT.

Comment ?

LE VICOMTE.

J’entendis hier au soir, entre chien et Loup Lisette qui est une fine mouche, comme vous savez, qui jasait sous ses fenêtres avec ce Monsieur le Major, ce Clitandre...

THIBAUT.

Clitandre est ici, tu l’y as vu ?

LE VICOMTE.

Pargué oui.

THIBAUT.

Ah ! tout est perdu !

LE VICOMTE.

Oui... oh je me ravise.

THIBAUT.

Eh non achève, eh bien.

LE VICOMTE.

Eh ben, je les écoutis de cette fenêtre, et j’entendis que Lisette lui disait que sa Maîtresse l’aimait bien, qu’elle ne consentira jamais de se laisser marier à un sot. Tatigué, je me douti d’abord qu’ils parliont de moi. Je ne suis pas si sot qu’ils croyont, et je serais sorti, dà, si vous ne m’aviez pas tant défendu de me montrer ; j’accouti plus fort, et...

THIBAUT.

Tais-toi, voici Monsieur Almédor.

 

 

Scène III

 

ALMÉDOR, THIBAUT, LE VICOMTE

 

THIBAUT.

Saluez Monsieur votre père, Monsieur le Vicomte.

LE VICOMTE.

Sarviteur, mon père ; non, à propos, vous n’êtes pas mon père.

ALMÉDOR.

Je rougis de l’être.

LE VICOMTE.

Vous êtes, Monsieur

À Thibaut.

n’est-ce pas mon père ?

THIBAUT.

Il m’appelle toujours ainsi par amitié.

LE VICOMTE.

Eh bien, mon père m’a échappé ; n’ais-je pas dit aussi, Monsieur ; je sais bien que je suis Vicomte une fois, et que je dois parler comme le beau monde ; tatigué, on ne fait ici que me tarabuster surtout ; je n’ai jamais eu tant de peine dans notre ferme.

ALMÉDOR.

Ah ! Madame Thibaut, Madame Thibaut, vous avez eu plus de soin de cette ferme, que de ce malheureux

THIBAUT.

Vous m’aviez tant recommandé de cacher qu’il fut votre fils, que je ne pouvais mieux m’y prendre. Il est encore jeune, nous en ferons comme de vos terres, et je vous lui donnerai tant de façons...

LE VICOMTE.

Ah mordienne, je commence à être las de celles qu’on me donne depuis que je suis ici, j’aimerais mieux être cheux vous à mener une de nos charrues.

ALMÉDOR.

Quelles inclinations basses ! Mais que cherche ici ce jeune cavalier ? qu’il a bonne mine !

THIBAUT.

C’est Clitandre, la peste le crève...

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, ALMÉDOR, THIBAUT, LE VICOMTE

 

CLITANDRE.

Ah mon père, que je suis heureux de vous trouver !

ALMÉDOR.

C’est Monsieur votre fils Monsieur Thibaut, que vous êtes heureux !

CLITANDRE, à Almédor.

Monsieur l’empressement que j’avais de saluer mon père, m’a empêché de m’apercevoir qu’il avait l’honneur d’être avec vous ; je ne serais pas entré comme j’ai fait, et je sais trop le respect que je vous dois.

ALMÉDOR.

Qu’il a bonne grâce !

LE VICOMTE.

Vous parlez de moi, pas vrai ? tout le monde me trouve bien avec ce bel habit.

THIBAUT.

Qu’il est venu à la malheure.

CLITANDRE.

J’avais à parler à mon père d’une affaire pressante et dans laquelle il s’agit de mon établissement ; mais j’attendrai, Monsieur, qu’il ait reçu vos ordres, je me retire.

THIBAUT.

Oui, vous ferez bien, ne revenez qu’après le mariage de Monsieur le Vicomte.

LE VICOMTE.

C’est moi voyez-vous qui suis Monsieur le Vicomte...

CLITANDRE.

Je m’en réjouis, Monsieur.

Il fait une révérence et veut se retirer.

ALMÉDOR.

Attendez, s’il vous plaît, Monsieur, vous pouvez dire à votre père ce que vous souhaitez, je serai bien aise d’y être présent, j’ai toujours eu de l’amitié pour lui ; il est bien heureux d’avoir un fils de votre mérite.

THIBAUT, au Vicomte.

Retire-toi donc, misérable, tu paraîtras encore plus sot auprès de Clitandre.

 

 

Scène V

 

ALMÉDOR, CLITANDRE, THIBAUT

 

ALMÉDOR.

Quelle différence entre ces deux jeunes gens ! allons, Monsieur, ouvrez-vous à Monsieur votre père. Ne vous contraignez pas, et regardez-moi comme un homme qui prend intérêt à tout ce qui vous touche.

CLITANDRE.

Puisque vous me l’ordonnez, Monsieur, je ne dois plus craindre que mon père le trouve mauvais.

ALMÉDOR.

Non, et si vous avez quelque chose à lui demander, je me servirai de l’autorité que j’ai sur lui pour vous le faire obtenir.

CLITANDRE.

Il est vrai que si je manquais une occasion si favorable à mon avancement, je serais longtemps à la retrouver.

THIBAUT.

Monsieur a bien affaire de cela ; parce qu’il est bon, faut-il que vous soyez indiscret ? Allez, allez, quoiqu’il vous dise, prenez mieux votre temps.

ALMÉDOR, à Thibaut.

Non, vous dis-je, mon cœur me parle en secret pour lui. Vous ne devriez pas traiter si durement un aussi galant homme. Ah ! que mon fils ne lui ressemble-t-il ?

À Clitandre.

Courage, Monsieur ; parlez hardiment : je me doute à peu près de quoi il s’agit. Les jeunes gens ont des besoins, surtout ceux qui sont dans le service.

CLITANDRE.

C’est la vérité, Monsieur, et je viens dire à mon père que j’ai un besoin pressant de deux cents pistoles.

THIBAUT.

Deux cents pistoles ! et d’où diantre veut-il que je les tire ?

CLITANDRE.

Hélas ! mon père, je ne vous ai rien couté depuis mon enfance ; ce que je vous demande est non-seulement pour mon établissement présent, mais encore un degré pour me faire monter peut-être à la plus haute fortune. Ce que j’ai fait dans le service, je le dois plus à mon étoile qu’à mon mérite. Il y a trois ans au moins que je suis Major de mon Régiment ; le Lieutenant-Colonel est vieux et cassé ; il consent de se retirer moyennant quatre cents pistoles que je lui donnerai, et c’est un accommodement dans lequel mon Colonel veut bien entrer pour l’amour de moi : tous mes camarades le souhaitent, ils m’aiment et...

THIBAUT.

Vous vous êtes pourtant laissé voler leurs papiers.

CLITANDRE.

Hélas ! ce fut un malheur que j’ai payé bien cher ; l’amour fut cause que j’oubliai mon portefeuille sur la table d’un fripon ; et si cette perte ne m’avait fait un tort considérable, je ne serais pas aujourd’hui contraint de vous importuner.

THIBAUT.

Vous ennuyez Monsieur.

ALMÉDOR.

Bien loin de m’ennuyer, Monsieur, je suis charmé de vous entendre. Continuez, de grâce.

CLITANDRE.

Enfin il s’agit de ma fortune : à quel autre puis-je avoir recours qu’à vous, mon Père ? Tant que j’ai cru avoir un frère, je ne vous ai point été à charge ; mais à présent que vous n’avez d’autres enfants que moi, qui (j’ose m’en flatter) ne vous fais point déshonneur, faites un petit effort, de grâce ; et ne me refusez pas les deux cents pistoles que je vous demande.

THIBAUT, à part.

Comme il parle de deux cents pistoles !

À Clitandre.

Sais-tu qu’après avoir payé la taille, on ne les trouverait pas dans toute la Paroisse ?

ALMÉDOR.

Il me touche. Que n’a-t-il un père comme moi !

CLITANDRE.

Je vous en conjure, mon père ; de quatre cents pistoles dont j’ai besoin je ne vous en demande que la moitié ; je ferai l’autre de ce que je puis avoir de trop dans mon équipage.

ALMÉDOR.

Quelle discrétion pour un homme de son âge !

CLITANDRE.

Voyez, s’il vous plaît où cela me mène. J’ai de l’ambition, j’aime le service, et quand je n’espérerais pas parvenir à quelque degré plus élevé, je n’en servirais pas le Roi avec moins de fidélité et d’exactitude ; mais ce ne serait pas, je l’avoue, avec le même plaisir.

ALMÉDOR.

Se peut-il que ces beaux sentiments soient dans le fils d’un paysan, et que le mien en ait de si bas ?

CLITANDRE.

Puisque Monsieur me le permet, souffrez que je vous attendrisse : mon père, deux cents pistoles pour me faire Lieutenant-Colonel.

THIBAUT.

Je ne serais pas en état de t’en donner vingt, quand ce serait pour te faire Connétable.

CLITANDRE.

Monsieur, vous avez eu la bonté de me promettre que vous emploieriez votre autorité en ma faveur.

ALMÉDOR.

Je ferai bien plus, Monsieur. Oh ça Thibaut, vous dites donc que vous n’êtes pas en état de donner deux cents pistoles à votre fils ?

THIBAUT.

Je n’ai été que votre fermier en honnête homme, et vous me parlez comme si j’avais été votre Intendant.

ALMÉDOR.

Je veux croire que vous n’avez pas cet argent : mais ne serez-vous pas bien aise que quelqu’un vous le prête ?

THIBAUT.

Non, ma foi ; ce serait, comme dit l’autre : J’avions emprunté, faillit rendre.

ALMÉDOR.

En vérité vous êtes trop dur, Thibaut, n’avez-vous pas de honte que l’on soit plus attendri que vous pour votre fils ?

THIBAUT.

Chacun a ses raisons, vous ne connaissez pas le garniment comme moi.

ALMÉDOR.

Eh ! bien, je sais quelqu’un qui vous prêtera cet argent, sans billet, et même, sans exiger de Nous que vous le rendiez, si vous ne voulez.

THIBAUT.

À la bonne heure, permis, comme on dit, au suppliant de faire le fat à ses dépens.

ALMÉDOR.

Monsieur pour vous témoigner l’estime que j’ai conçue pour vous, je vous prie de consentir à ce que je vais faire.

CLITANDRE.

Je suis prêt, Monsieur, à vous obéir aveuglément.

ALMÉDOR.

Vous vous feriez quelque délicatesse de recevoir cet argent de ma main ; trouvez bon que j’en fasse présent à Thibaut, à condition qu’il vous le donnera sur le champ en ma présence : j’ai heureusement sur moi dans cette bourse quatre cents pistoles, je vous les donne ; Thibaut, donnez-les tout à l’heure à votre fils. Allez, Monsieur, conclure l’affaire de votre Lieutenance-colonelle, et gardez le surplus de votre équipage.

CLITANDRE.

Ah, Monsieur, quel excès de générosité ! un sentiment secret que je ne puis démêler, quelque chose de plus fort que la fierté et la délicatesse, que j’ai éprouvé toute ma vie, m’empêche de me refuser à vos bontés. Je les accepte donc, Monsieur, mais avec des transports infiniment au-dessus de ceux de la reconnaissance ordinaire : permettez-moi seulement, je vous en supplie, d’y mettre une condition. Je me flatte, Monsieur, de me conduire de façon à être bientôt en état de vous rendre cette somme ; et quoique j’espère m’acquitter incessamment avec vous, cela ne m’empêchera pas d’être si pénétré de votre procédé, que j’en conserverai une reconnaissance éternelle.

 

 

Scène VI

 

ALMÉDOR, THIBAUT

 

ALMÉDOR.

Il a bien fait de sortir, j’étais trop attendri, et il me semble qu’il entraîne mon cœur avec lui. Ah l’honnête homme ! l’aimable homme ! quelles manières ! vous n’êtes guères bon père au moins, Thibaut, de le traiter comme vous faites, et vous méritez aussi peu de l’avoir pour fils, que mon malheureux fils de m’avoir pour père.

THIBAUT.

Si vous le connaissiez, Monsieur, vous verriez bien que je ne suis pas un si mauvais père que vous croyez.

ALMÉDOR.

Dites-lui toujours de me venir voir souvent, je me sens de l’inclination pour lui, je veux prendre soin de sa fortune. Mais parlons de notre affaire, avez-vous des nouvelles de cet habile homme qui doit donner des leçons à mon fils, et le faire passer pour raisonnable, jusqu’à ce que Monsieur Accurse l’ait accepté pour son gendre.

THIBAUT.

Ma femme l’est allé chercher, et l’amènera avec elle.

ALMÉDOR.

Eh bien ! laissez-moi seul ici ; en attendant approchez-moi cette table : tirez de ce cabinet un grand livre dans lequel j’écris, et qu’on dise que je suis sorti à quiconque me demandera, hors au Clerc de Notaire de Monsieur Accurse, ou à tous ceux qui viendront de sa maison.

 

 

Scène VII

 

LISETTE, ALMÉDOR, UN LAQUAIS

 

ALMÉDOR, sans voir Lisette.

Parcourons un peu les mémoires des armements de la mer du Sud

Il feuillette et marmotte.

LISETTE, sans voir Almédor.

Le coup que je viens de faire de ma tête est bien hardi, il faut être aussi rusée que je le suis pour l’entreprendre ; mais aussi si je puis rompre ce mariage, je suis bien sure qu’il n’y aura jamais que notre Monsieur Accurse, qu’un aussi sot homme, enfin qu’un Docteur qui veuille donner sa fille au fils de Monsieur Almédor. Et que sais-je moi si je n’en profiterai point ? ce nigaud m’aimait bien avant qu’il fut Vicomte ; ne suis-je pas du bois dont on fait les Vicomtesses ? pourquoi ne songerai-je pas à l’épouser ? on a bien vu des disproportions plus grandes : embrouillons les affaires, et commençons par Monsieur Almédor : bon, le voilà fort appliqué sur son livre ; comment l’aborderai-je ?

ALMÉDOR, sans voir Lisette.

Noms des vaisseaux sur lesquels j’ai eu du profit : sur l’Exterminateur, six cents mille livres, plus cent-soixante dix-huit mille piastres pour ma part sur le Polyphème.

LISETTE, à part.

Il a commerce avec de terribles gens.

ALMÉDOR.

Un million moins neuf cent quatre-vingt-seize livres sur le Neptune.

LISETTE, à part.

Je ne suis pas en peine de lui faire voir cette lettre que j’ai supposée et que j’ai écrite moi-même ; j’en ai des moyens de reste ; mais je dois me dépêcher, de peur que quelqu’un ne me surprenne.

ALMÉDOR.

Cette année n’a pas été mauvaise.

LISETTE.

Le voilà de bonne humeur, je puis l’aborder,

À Almédor.

Monsieur, je prends la liberté de venir vous faire la révérence, j’appartiens à Mademoiselle Angélique.

ALMÉDOR.

Serais-je assez heureux pour lui être bon à quelque chose ?

LISETTE.

Je ne viens pas de sa part, mais je me suis flattée, Monsieur, qu’ayant l’honneur de la servir, vous trouveriez bon que je vous fisse une prière en faveur d’une de mes proches parentes.

ALMÉDOR.

Vous n’avez qu’à parler.

LISETTE.

Comme tout Paris sait le mariage de Monsieur votre fils avec ma Maîtresse, ma parente m’a prié de vous offrir ses services, c’est une marchande de bijoux très accommodante et des mieux assorties.

ALMÉDOR, à part.

La bonne occasion pour mettre cette fille dans mes intérêts !

À Lisette.

je préférerai toujours tout ce qui viendra de votre part, et vous me donnerez lieu de vous faire à mon tour une prière.

LISETTE.

À moi, Monsieur, en quoi vous pourrais-je vous être utile ?

ALMÉDOR.

À rendre de bons offices à mon fils auprès de votre Maîtresse ; je suis un homme moi, qui ne me contente pas de reconnaître les services après qu’on me les a rendus, je commence par bien payer ceux que je désire qu’on me rende.

LISETTE.

Je n’entends point ce que vous me dites, vous me parlez hébreu.

ALMÉDOR.

Je vais donc vous parler bon français ; je vous prie, en attendant mieux, de recevoir cette montre.

LISETTE.

Je ne puis rien refuser de votre main à la veille du mariage de ma Maîtresse avec Monsieur votre Fils, et je regarde cela comme un présent de noces.

ALMÉDOR.

Je n’en demeurerai pas la : çà parlons franchement, quels sont les sentiments de Mademoiselle Angélique sur le Mariage de mon fils ; car pour Monsieur Accurse, je ne crains rien de sa part.

UN LAQUAIS.

Monsieur, vos chevaux sont au carrosse, et le Clerc de ce Notaire que vous savez vient vous chercher.

ALMÉDOR, au Laquais.

Je m’en vais.

À Lisette.

Je suis bien fâché d’être obligé de sortir.

LISETTE, à part.

Et moi bien aise, mon prétendu quiproquo paraîtra plus naturel, quand je serai pressée.

ALMÉDOR, à Lisette.

Mais il faut, Mademoiselle, que nous nous revoyions bientôt.

LISETTE.

Vous n’avez qu’à me donner votre heure, Monsieur ; j’aurais tort si je n’y étais pas exacte.

ALMÉDOR.

Je vous la ferai savoir dès que je serai de retour.

LISETTE.

À propos, Monsieur, j’ai heureusement sur moi une enseigne de ma cousine.

ALMÉDOR.

Donnez, je la lirai dans mon carrosse, car je ne veux pas faire attendre le Notaire de Monsieur Accurse. Au revoir.

 

 

Scène VIII

 

LISETTE, seule

 

Va, va, bon homme, lire à ton aise mon papier dans ton carrosse, tu seras bien payé de ta montre, et tu auras ta petite caboche bien ferme, si de cette lecture elle n’est pas violemment dérangée, et si... Mais voici le pauvre Clitandre, je me garderai bien de lui dire ce que je viens de faire, il ne pourrait jamais le cacher à ma Maîtresse.

 

 

Scène IX

 

CLITANDRE, LISETTE

 

CLITANDRE.

Ah Lisette ! pourquoi faut-il que je sois si traversé dans mon amour, et que je trouve tant de facilité dans ma fortune ? Je viens de conclure l’affaire de la Lieutenance-colonelle, et je me vois prêt à perdre Angélique.

LISETTE.

Il est vrai que Monsieur Almédor vient de sortir pour aller chez le Notaire de Monsieur Accurse ; çà pensons sérieusement aux moyens que l’on peut employer pour rompre le mariage qu’ils projettent : voyons un peu de votre côté ce que vous prétendez faire ?

CLITANDRE.

Me désespérer.

LISETTE.

Bel expédient ! Quoi, votre violente passion ne vous en inspire point d’autre ?

CLITANDRE.

Et que puis-je faire, Lisette, les choses étant si avancées ? Si j’avais recours à des remèdes violents, j’offenserais Angélique, je donnerais un coup de poignard à Monsieur Almédor, à qui j’ai obligation, que je respecte, et que j’aime...

LISETTE.

Plus que ma Maîtresse.

CLITANDRE.

Qu’oses-tu dire, injuste Lisette, toi qui sais à quel point je l’adore ? Ah ! je ne verrai jamais cet odieux mariage.

LISETTE.

Que ferez-vous donc, pour ne le point voir ? Ce que je vois moi, c’est qu’il faut que je me charge seule de toute la conduite de cette affaire.

CLITANDRE.

Ah Lisette ! tu connais l’excès de ma passion, sois sûre que ta récompense...

LISETTE.

Ma récompense : arrêtez là, Clitandre, et connaissez Lisette, apprenez que l’idée de ce que vous appelez récompense, me révolterait, plutôt que de me faire faire un pas.

CLITANDRE.

Eh ! ma chère Lisette, je n’ai pas eu dessein de t’offenser

LISETTE.

Voici une montre que je viens d’accepter de Monsieur Almédor, mais je ne l’ai fait que pour qu’il me crut vraiment dans ses intérêts ; soyez sur que j’ai mes vues en vous servant, et que vos récompenses n’en sont point du tout le but.

CLITANDRE.

Je suis charmé que la fierté soit ta vertu dominante, et j’ose espérer que tu me serviras par sympathie.

LISETTE.

En travaillant pour vous, je travaille pour moi : j’ai toutes les facilités du monde pour nos desseins, et j’ai dans l’idée quelques déguisements qui pourraient nous être utiles. La femme de notre portier est heureusement une des plus fameuses revendeuses à la toilette de tout Paris : elle a son magasin sur la porte de la rue, et il n’est sorte de nippe que je ne trouve chez elle. Pour vous, cependant, ne sortez pas d’ici : emparez-vous de ma chambre, en voilà la clef : elle est voisine de celle de Mademoiselle Angélique, profitez de tous les moments pour l’encourager, et soyez prêt à mes ordres, sous peine d’être cassé.

CLITANDRE.

Je t’obéirai aveuglément.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ACCURSE, ALMÉDOR

 

ACCURSE.

E n’ai jamais eu tant d’occupations ; cependant j’ai quitté tous mes apprentis Magistrats, pour aller signer après vous notre dédit, et cela était juste.

ALMÉDOR.

C’est l’amitié seule qui fait votre empressement, la justice n’y a point de part.

ACCURSE.

Pardonnez-moi. Justitia est constans... à propos je ne crois pas que vous eussiez appris le Latin aux Indes.

ALMÉDOR.

Non assurément.

ACCURSE.

Vous êtes un bon gentilhomme, mon ancien ami, moi, un bon et honnête Docteur en Droit. Vous n’avez qu’un fils, je n’ai qu’une fille : puisque nous voici rapprochés sur nos vieux jours, nous ne pouvons mieux faire que de nous unit par cette alliance ; vous m’avez dit tantôt que votre fils n’était pas arrivé, l’est-il présentement ?

ALMÉDOR.

Je l’attends d’un moment à l’autre.

ACCURSE.

Hâtons-nous de conclure ce mariage dès qu’il sera ici ; car je n’ai pas d’ami dans la Robe qui ne veuille m’en détourner.

ALMÉDOR.

Vous avez la réputation d’être fort riche, vous êtes connu sur ce pied par les familles de ces jeunes gens à qui vous enseignez le Droit, vous étonnez-vous que leurs parents condamnent ce mariage ? la plupart des gens n’achètent et ne regardent leurs charges que comme des trébuchets à prendre de riches héritières.

ACCURSE.

Je les connais mieux que vous : ma fille n’est pas pour eux. Je préfère le fils de mon ami, qui ne me fera pas de chicane, qui ne dévorera pas des yeux ma succession ; à la condition néanmoins portée par notre dédit, que votre fils sera ce que nous appelons en droit propre, apte et idoine pour la société matrimoniale et civile ; autrement je ferais relevé par la loi Matrimonium, Cod. De fatuis, paragrapho, filius tuus.

ALMÉDOR.

Je souscris à tout ce qu’il vous plaira, quoique je n’entende pas le latin.

ACCURSE.

Adieu, je ne suis venu que pour vous dire que j’avais signé après vous, souffrez que je vous quitte, et faites-moi avertir quand votre fils sera arrivé.

 

 

Scène II

 

THIBAUT, MADAME THIBAUT, ALMÉDOR

 

ALMÉDOR.

Ah ! Madame Thibaut, je vous attendais.

THIBAUT.

Ma femme a trouvé ce Monsieur du Lauriers que vous aviez envoyé chercher.

ALMÉDOR.

Eh bien, est-il venu ?

THIBAUT.

Non, mais il sera ici dans un quart d’heures avec un habile homme de ses amis.

ALMÉDOR.

Eh ! pourquoi ne vient-il pas seul ?

THIBAUT.

C’est, disent-ils, que ce n’est pas trop de deux gens d’esprit pour façonner un nigaud.

ALMÉDOR.

Je souhaite qu’ils en viennent à bout ; attendez-les ici, je vais cependant donner des ordres pressants à cet homme, qui doit partir demain pour Brest, et que j’ai laissé dans mon cabinet, je n’en sortirai pas ; avertissez-moi dès qu’ils seront ici.

 

 

Scène III

 

MADAME THIBAUT, THIBAUT

 

MADAME THIBAUT.

Thibaut.

THIBAUT.

Nicolle.

MADAME THIBAUT.

Mon mari.

THIBAUT.

Ma femme.

MADAME THIBAUT.

Eh ! bien.

THIBAUT.

Eh ! bien, qu’as-tu en dire ?

MADAME THIBAUT.

Que les plus courtes folies sont les meilleures.

THIBAUT.

Qu’entends-tu par-là ?

MADAME THIBAUT.

Ce que j’entends ?

THIBAUT.

Oui.

MADAME THIBAUT.

Que je suis fort tentée de m’aller jeter aux pieds de Monsieur Almédor, de lui tout avouer, et de lui demander pardon.

THIBAUT.

Tu as bien fait tes réflexions sur cela ?

MADAME THIBAUT.

Je n’ai autre chose en tête.

THIBAUT.

Et tu y es donc résolument déterminée ?

MADAME THIBAUT.

Oui, en vérité.

THIBAUT.

Ah ! tu ne le feras jamais, ma petite femme.

MADAME THIBAUT.

Si fait, ma fy, et tout à l’heure.

THIBAUT.

Non, tu n’en auras pas la force, ma chère poulette.

MADAME THIBAUT.

La force ? Tu te moques de moi.

THIBAUT.

Non, je sais bien que tu ne l’auras point.

MADAME THIBAUT.

Et pourquoi ne l’aurai je pas ?

THIBAUT.

Pourquoi ? m’amour, parce qu’auparavant je t’aurai assommée, rouée de coups. Si tu faisais cette sottise-là, tiens, tu sais de quel bois je me chauffe, je t’étranglerais, et...

MADAME THIBAUT, à part.

Il le ferait, comme il le dit, le vieux chenapan.

THIBAUT.

Hé ?

MADAME THIBAUT.

Mais si nous continuons à soutenir notre supposition, on dit que c’est un cas pendable.

THIBAUT.

En ce cas-là, nous serions pendus ensemble. N’est-ce pas une grande consolation pour une femme qu’on pend, de voir pendre son mari avec elle ?

MADAME THIBAUT.

Quelle obligation nous aura-t-il de ce que nous faisons pour lui, s’il reste fils de Monsieur Almédor, et quel avantage tirerons-nous de ma supposition ? Nous serons trop heureux, si dans sa fortune il se souvient encore que nous sommes ses père et mère.

THIBAUT.

Je l’entends parler, j’y cours, j’ai toujours peur qu’il ne me fasse quelque sottise.

MADAME THIBAUT, seule.

Je savais bien que Thibaut en avait fait de bonnes dans sa jeunesse ; mais je ne le croyais pas si déterminé : c’est un diable ; si je parle il me tuera ; et si je ne parle pas, et que notre supposition vienne à être découverte, je suis perdue ; comment faire ?

 

 

Scène IV

 

MADAME THIBAUT, FRONTIN, DU LAURIER

 

DU LAURIER.

Bonjour, Madame Thibaut.

MADAME THIBAUT.

Soyez le bien venu, Monsieur du Laurier.

FRONTIN.

Eh, bien ! Monsieur Almédor est-il ici ?

MADAME THIBAUT.

Je vais le chercher, attendez un moment.

FRONTIN.

Franchement nous venons ici pour une chose assez difficile.

DU LAURIER.

Difficile, tu n’y pense pas,.est-il quelque chose au-dessus de la portée de notre génie ?

FRONTIN.

S’il ne s’agissait que d’être Plénipotentiaire d’un Traité de paix entre les braves de Paris, de consoler un fils de famille de la dureté de son Père, par les manières généreuses d’un usurier, de faire aboucher deux Amants en dépit d’une vieille tante. Passe encore ; mais il s’agit de rendre un sot habile homme.

DU LAURIER.

Habile homme ? tu te moques, je ne me suis chargé que de cacher sa sottise pendant vingt-quatre heures.

FRONTIN.

Appelles-tu cela une bagatelle ?

DU LAURIER.

Nous en viendrons à bout ; mais j’entends quelqu’un.

 

 

Scène V

 

ALMÉDOR, FRONTIN, DU LAURIER

 

ALMÉDOR, à Frontin.

Est-ce-là cet illustre, dont on m’a parlé ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur, c’est lui-même.

ALMÉDOR, à du Laurier.

Je suis charmé, Monsieur, que vous vouliez bien vous charger de l’éducation de mon fils.

DU LAURIER.

Monsieur, trêve de compliments ; quoique je fasse profession de savoir vivre, et que ce soit-là ce que j’enseigne aux autres, j’ai toujours travaillé à détruire l’abus de ces panégyriques superflus, avec lesquels on a coutume de s’aborder.

FRONTIN.

Oui, Monsieur, çà toujours été l’intention de Monsieur Macrobe de...

ALMÉDOR.

Qu’est-ce que ce Monsieur Macrobe ?

DU LAURIER.

C’est moi, Monsieur, mon nom est Macrobe de Richesource, modérateur de l’éloquence et de la civilité Française ; je n’enseigne ni le Grec, ni le Latin, qui ne sont souvent que des Sots ; mais je montre le grand art de savoir vivre, qui manque à beaucoup de Savants ; et dans quelques leçons je prétends rendre Monsieur votre fils un fort joli Cavalier.

ALMÉDOR.

Je vous aurai bien de l’obligation, si vous en pouvez venir à bout.

DU LAURIER, à Frontin.

Mon Secrétaire.

FRONTIN.

Monsieur.

DU LAURIER.

Mon Disciple va-t-il venir ?

ALMÉDOR.

Je viens d’ordonner qu’on l’amenât ; Mais le voici, je vous laisse avec lui.

 

 

Scène VI

 

LE VICOMTE, FRONTIN, DU LAURIER, MADAME THIBAUT

 

LE VICOMTE.

Il faut donc que j’apprenne tout ce qu’ils me diront ?

DU LAURIER, au Vicomte.

Approchez, Monsieur, approchez-donc. Un fauteuil ; ôtez-vous de-là, s’il vous plaît, cette place m’appartient.

LE VICOMTE.

Avec votre permission, je me placerai donc ici, car je suis las.

FRONTIN.

Debout, Monsieur, debout ; c’est-à-dire, levez-vous.

MADAME THIBAUT.

Tenez, plaquez-vous là, et écoutez bien Monsieur.

FRONTIN.

Ce chapeau, Monsieur, ce chapeau, vous dis-je, voilà sa place.

DU LAURIER.

Attendez, Monsieur, il est encore mieux-là.

LE VICOMTE.

Quels diables de gens sont ceci ?

MADAME THIBAUT.

Paix, et soyez bien attentif.

DU LAURIER.

Vous a-t-on dit qui je suis ?

LE VICOMTE.

Jarnigué, on m’a dit que vous étiez un fin merle, tatigué.

FRONTIN.

Fi, comment parlez-vous, jarnigué, tatigué.

DU LAURIER.

Attendez, ceci me regarde.

FRONTIN.

Songez bien à ce que vous va dire Monsieur.

DU LAURIER.

Monsieur, un Gentilhomme ne doit jamais se servir de ces façons de parler ; mais si vous ne pouvez pas vous passer de quelque broderie dans le discours, au lieu de pargué, tatigué et les autres, vous pouvez dire, morbleu, parsambleu ; tête-bleu est encore assez bon. Cependant vous feriez beaucoup mieux, comme je vous ai dit, de vous en abstenir, quoiqu’il y ait de jeunes gens assez sots, pour croire qu’ils ont de la grâce a les prononcer, et que cela leur donne un air de qualité.

LE VICOMTE.

Morbleu, tête-bleu, parsambleu, bon, bon, je le dirai.

DU LAURIER.

Oh ! çà ; écoutez-moi bien a cette heure.

LE VICOMTE.

Je vous écoute, tatigué ; non, tête-bleu.

FRONTIN.

La première chose qu’il faut savoir, c’est la manière de saluer les gens ; et c’est ce que vous aurez à faire lors de la visite de Monsieur Accurse, et de Mademoiselle sa fille...

LE VICOMTE.

Oh ! que je vais bien retenir ceci.

DU LAURIER.

On rencontre dans les compagnies quatre sortes de gens : nos inférieurs, nos égaux, ceux qui sont au-dessus de nous, et les Dames. Pour le bien comprendre comptez par vos doigts après moi ; allons, Primò, nos inferieurs.

LE VICOMTE.

Primò, nos inférieurs.

DU LAURIER.

Secundò, nos égaux.

LE VICOMTE.

Secundò, nos égaux.

DU LAURIER.

Tertiò, ceux qui sont au-dessus de nous.

LE VICOMTE.

Tertiò, ceux qui sont au-dessus de nous.

DU LAURIER.

Et Quartò, les Dames.

LE VICOMTE.

Et Quartò, les Dames.

DU LAURIER.

Il y a donc quatre différentes manières de saluer les gens.

MADAME THIBAUT.

Vous saurez bien connaître ces quatre sortes de gens ?

LE VICOMTE.

Oh ! qu’oui, le primó, le secundó, le tertió, et le quartó.

DU LAURIER.

Pour vous les faire bien comprendre, passons à l’application, levez-vous : prenez bien garde à ce que je vais faire, pour le faire comme moi. Voici comment il faut saluer nos inférieurs ; un petit signe de la tête, et un coup de main sur l’épaule, en disant : Bonjour mon garçon, ou bonjour ma fille...

LE VICOMTE.

Et c’est le primó.

FRONTIN.

Oui, le primó pour vos inférieurs ; retenez bien cela, pour vos inférieurs.

MADAME THIBAUT.

Allons, saluez Monsieur, comme s’il était votre inférieur.

FRONTIN.

Courage, le signe de tête. Bon, le coup de main sur l’épaule hardiment ; plus fort ; pas si fort. Voilà qui n’est pas mal.

LE VICOMTE.

Bonjour mon garçon, ou bonjour la fille.

DU LAURIER.

Voici pour nos égaux.

LE VICOMTE.

Et c’est le... il ne m’en souvient pas...

FRONTIN.

Le secundò.

DU LAURIER.

Oui, secundò, voyez, remarquez bien une inclination de tête, en présentant ainsi la main, et en disant aussi, je suis votre serviteur.

MADAME THIBAUT.

Çà, saluez Monsieur ; comme s’il était votre égal.

FRONTIN.

L’inclination de tête. Oui, dea, présentez la main basse, dites ce qu’on vous a enseigné : Monsieur, je suis...

LE VICOMTE.

Monsieur, je suis votre valet.

DU LAURIER.

Serviteur, serviteur, est mieux.

LE VICOMTE.

Eh ! bien, serviteur, et voilà le secundò.

FRONTIN

Oui, pour vos égaux.

DU LAURIER.

Voici comment il faut saluer ceux qui sont au-dessus de nous. Tenez, il faut faire une profonde révérence, comme ceci.

LE VICOMTE.

En disant...

DU LAURIER.

Non, on doit attendre par respect, qu’ils daignent vous parler, il ne faut rien dire.

LE VICOMTE.

Je dirai bien cela.

FRONTIN.

Allons, saluez Monsieur, comme s’il était au-dessus de vous.

DU LAURIER.

Bon, courage, fort bien...

LE VICOMTE.

Et voilà le tertiò...

DU LAURIER.

Oui : voici le dernier, le quartò pour les Dames. Une révérence de cette manière, en disant galamment, si vous voulez : Ah ! Madame, que je suis heureux de vous voir !

MADAME THIBAUT.

Voyons, saluez-moi comme si j’étais une Dame. Fort bien.

LE VICOMTE.

Ah ! Madame, que je suis heureux de vous voir.

DU LAURIER.

Pas mal, pas mal ; qu’en dis-tu, mon Secrétaire, toi qui es Écuyer banal des Marquises et des Comtesses qui viennent à Paris par le Coche ?

FRONTIN.

J’espère que nous en ferons quelque chose.

DU LAURIER.

Il n’y aurait qu’à le livrer à quelqu’une de tes Comtesses, elle l’aurait bientôt déniaisé ; cependant qu’il ne fasse que ce que nous lui dirons.

FRONTIN.

Monsieur a raison, ne faites et ne dites, surtout, que ce que nous vous aurons appris.

MADAME THIBAUT.

Oui, oui, après que Monsieur Accurse vous aura accepté pour gendre, passe, vous jaserez tant qu’il vous plaira.

LE VICOMTE.

Quand il m’aura donc une fois pris pour gendre, je pourrai faire et dire ce que je voudrai.

FRONTIN.

Oh ! alors, faites à votre fantaisie, notre affaire à nous sera faite. Le reste ne nous importe guères.

LE VICOMTE.

Oui, dea. Oh ! tatigué, nous verrons.

DU LAURIER.

Il serait bon néanmoins de vous abstenir de ces vilains pargué et tatigué.

LE VICOMTE.

Oui, oui, morbleu, tête-bleu, parsambleu. Laissez venir Monsieur Accurse, je ne ferai que ce que vous m’avez enseigné ; mais aussi, d’abord qu’il m’aura claqué dans la main, tatigué, je ne me contraindrai pas pour un diable.

MADAME THIBAUT.

À la bonne heure, en attendant recommençons.

LISETTE, derrière le théâtre.

Je suis à vous, Mademoiselle, j’ai auparavant quelque chose à voir dans cette salle.

DU LAURIER.

Sortons d’ici, voilà quelqu’un qui viens.

LE VICOMTE.

C’est la voix de Lisette. Laissez-la venir, tatigué, je l’aimerais mieux que sa Maîtresse...

MADAME THIBAUT.

Évitons-la, c’est une petite pigrièche, je la connais.

DU LAURIER.

Pouvons-nous aller continuer nos leçons quelqu’autre part ?

LE VICOMTE.

Oui, oui, allons dans l’office, aussi bien nous y boirons bouteille.

MADAME THIBAUT.

Sortons promptement.

 

 

Scène VII

 

LISETTE, seule

 

Mais, d’où vient cette désertion ? J’ai entendu du monde, on s’est enfui dès que j’ai paru, que diantre y machinait-on ? ils y reviendront, et je tâcherai de les y surprendre. Je suis curieuse de savoir ce que c’est, et d’en avertir nos amants.

 

 

Scène VIII

 

ALMÉDOR, LISETTE

 

ALMÉDOR.

Voyons un peu les progrès que fait notre habile homme. Ho, ho, que sont-ils devenus ? vous êtes seule ici, Mademoiselle Lisette.

LISETTE.

Oui, Monsieur.

ALMÉDOR.

Y a-t-il longtemps que vous y êtes ?

LISETTE.

Non, Monsieur.

ALMÉDOR.

Aviez-vous quelque chose à me dire ? que veniez-vous faire ici ?

LISETTE.

J’y croyais trouver Monsieur le Vicomte.

ALMÉDOR.

Eh bien, avancez-vous quelque chose sur l’esprit de votre Maîtresse ?

LISETTE.

Je travaille toujours bien pour vous, Monsieur, et je vais encore de ce pas...

ALMÉDOR.

Attendez, s’il vous plaît, disons auparavant un mot de cette Marchande, dont vous m’avez donné tantôt l’enseigne. Hé ! elle est embarrassée.

LISETTE, à part.

Que lui dirai-je ?

Haut.

Il est vrai que j’ai pris une liberté...

ALMÉDOR.

Aviez-vous bien vu l’enseigne que vous m’avez donnée ; je la garde pour l’amour de vous, et je l’ai encore sur moi.

LISETTE.

Vous avez donc eu la bonté d’y aller, Monsieur ; êtes-vous content de ma cousine ?

ALMÉDOR.

Comment le serai-je, si...

LISETTE.

C’est la plus accommodante femme...

ALMÉDOR.

Elle ne m’accommodera jamais tant que...

LISETTE.

Ah ! Monsieur, elle vend en conscience.

ALMÉDOR.

Mais, je ne puis, vous dis-je...

LISETTE.

Et je lui ai bien recommandé de ne point gagner sur vous, trop heureuse de vous servir, cela se retrouvera en d’autres occasions.

ALMÉDOR.

Mais si vous ne voulez pas m’entendre...

LISETTE.

Ce sont de jeunes gens nouvellement établis, et vous pourrez leur faire des plaisirs...

ALMÉDOR.

Mais vous ne savez pas qu’au lieu d’une enseigne, vous m’avez donné une lettre...

LISETTE.

Ah ! Ciel, qu’on va me gronder, je suis sure que Mademoiselle m’attend.

ALMÉDOR.

Un moment plus ou moins n’est pas une affaire, il faut que nous ayons une petite conversation ensemble, vous reverrai-je bientôt ?

LISETTE.

Dès que je le pourrai, fiez vous y.

 

 

Scène IX

 

ALMÉDOR, CLITANDRE

 

ALMÉDOR.

La lettre que Lisette m’a donnée au lieu d’une enseigne, m’inquiète beaucoup. Si Mademoiselle Angélique a un Amant à qui elle écrive en de pareils termes, je ne dois point marier mon fils avec elle, il faut que je m’éclaircisse de tout ceci. Cependant, de peur que Monsieur Accurse ne s’aperçoive de mes soupçons, je feindrai toujours de vouloir terminer ce mariage, que dans le fond je me garderai bien de conclure, si je ne suis désabusé sur le chapitre de sa fille. Mais j’aperçois Clitandre ; qu’il est triste ! On m’a dit qu’il aime Angélique ? je le plains, j’ai envie de lui apprendre qu’elle le trompe il s’en détachera, et je pourrai réussir dans les vues que j’ai pour lui.

CLITANDRE, à part.

Je veux résolument parler à Monsieur Almédor, me jeter à ses pieds ; il a tant de bonté pour moi... Le voilà, sa présence me déconcerte, et malgré le poignard qu’il me plonge dans le cœur, je crains de le fâcher.

ALMÉDOR.

Monsieur, je suis ravi de vous voir, vous avez fait l’affaire que vous souhaitiez, d’où vient que vous me paraissez si affligé ?

CLITANDRE.

Ah ! Monsieur, j’en ai bien du sujet !

ALMÉDOR.

Est-ce le Mariage du Vicomte qui vous cause cette douleur ?

CLITANDRE.

Hélas !

ALMÉDOR.

Monsieur, si je croyais que cela put vous être utile, je le romprais ; mais vous savez que Monsieur Accurse ne consentirait point à vous donner sa fille : Voulez-vous vous en rapporter à moi pour vous consoler de cette perte.

CLITANDRE.

Votre amitié seule pourrait me consoler, Monsieur, si quelque chose en était capable.

ALMÉDOR.

Trouverez-vous bon que je vous présente une femme de ma main ; dans cette vue j’ai déjà écrit à Bordeaux, et si je puis avoir la fille que je demande, je l’adopterai, et je vous la donnerai avec tant de richesses, qu’elles avanceront fort votre fortune.

CLITANDRE.

Hélas ! Et que me proposez-vous ?

ALMÉDOR.

Vous avez de l’ambition, j’ai pour vous une vive tendresse, et je serai ravi de me faire de vous une manière de gendre, que je puisse regarder comme mon fils.

CLITANDRE.

Que je suis éloigné de pouvoir profiter de tous les biens que vous m’offrez !

ALMÉDOR.

Eh ! pourquoi ?

CLITANDRE.

J’adore Angélique, je n’aimerai jamais qu’elle, tout ce que je fais n’est que pour me rendre digne de l’obtenir de son père ; la fortune commence à m’en ouvrir le chemin, et dans ces moments-là vous me l’enlevez.

ALMÉDOR.

Vous me faites pitié, mon cher Clitandre, et vous me forcez à vous apprendre que ce n’est pas à vous à qui j’enlève Angélique ; d’ailleurs je vous crois trop de courage pour vous unir à elle, quand un autre a son cœur.

CLITANDRE.

Ah ! Monsieur, que me dites-vous ? vous me faires frémir ; et sur quoi fondez-vous de pareils discours.

ALMÉDOR.

Ce que je vous dis n’est que trop fondé, Angélique vous trompe, elle en aime un autre.

CLITANDRE.

Achevez de me percer le cœur, apprenez-moi tous mes malheurs, et dites-moi de grâce à qui je suis sacrifié.

ALMÉDOR.

J’y consens, cela sera peut-être capable de vous guérir de votre amour, c’est tout ce que je souhaite, afin que vous profitiez ensuite des bons desseins que j’ai sur vous. Mais je ne veux vous donner les preuves que j’ai de l’infidélité d’Angélique qu’en vous quittant, je ne veux point être témoin de votre douleur.

CLITANDRE.

Et par pitié, Monsieur, ne me faites pas languir.

ALMÉDOR.

Vous voyez par-là, Monsieur, combien je vous suis attaché, recevez cet embrassement, mon cher fils, pour garant de mon amitié... Je m’égare, Monsieur ; mais permettez à mon imagination de jouir de ce plaisir, puisque le Ciel n’a pas permis que je l’eusse en effet. Adieu. Voilà ce que je vous ai promis.

 

 

Scène X

 

CLITANDRE, seul

 

Ce vieillard me désespère, et je l’aime ; mais quelle Lettre, ô ciel, m’a-t-il donc donnée ! elle est signée d’Angélique !... Lisons.

Lettre.

Vous écrirai-je en vain Lettre sur Lettre, mon cher Gaudinot... Gaudinot, je n’ai jamais entendu parler de ce rival. Ah ! je me souviens ; c’est, sans doute, ce jeune fou, qui logeait ici il y a deux ou trois ans. Je vous avertis qu’on va me marier malgré moi au dernier des hommes, et vous ne paraissez point pour vous y opposer ; pouvez-vous avoir des droits sur moi plus forts que ceux que vous avez, et pouvez-vous me traiter avec cette indifférence, moi, qui mourrais si je ne vous possédais point, moi, qui vous ai sacrifié Clitandre, et qui suis prête à vous tout sacrifier encore.

ANGÉLIQUE.

Ô ! Dieux quelle perfidie !

 

 

Scène XI

 

LISETTE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE

 

LISETTE, sans voir Clitandre.

Venez, Mademoiselle, nous le trouverons peut-être ici.

CLITANDRE, sans voir Angélique.

Ah ! Lisette, apprends la plus noire de toutes les perfidies.

LISETTE.

Eh ! de qui ?

CLITANDRE.

D’Angélique.

LISETTE.

La voilà devant vous, plaignez-vous à elle même.

CLITANDRE.

Ah ! perfide !

LISETTE.

Beau début.

CLITANDRE.

Le transport où je fuis me met un bandeau devant les yeux ; je vous vois enfin, mais c’est pour  la dernière fois. Et plut au Ciel, ingrate, que je ne vous eusse vue de ma vie !

ANGÉLIQUE.

Quel procédé est-ce là ; et qu’avez-vous, Monsieur ?

LISETTE.

Il vient de vous le dire, la fièvre chaude, il est dans le transport.

CLITANDRE.

On y serait à moins, perfide ! quoi ? après toutes les espérances dont vous m’aviez flatté, que, dis-je, après les serments que vous m’aviez faits de n’écouter les vœux d’aucun autre amant, vous me trahissez indignement, vous commettez une action si lâche.

ANGÉLIQUE.

Moi, capable d’une action indigne ! allez, Monsieur, vous ne méritez pas que j’écoute plus longtemps vos Impertinences.

CLITANDRE.

Désavouerez-vous votre écriture ?

LISETTE, à part.

Aurais-je innocemment causé tout ce brouillamini ?

ANGÉLIQUE.

Mon écriture, la connaissez-vous, Monsieur, pour en parler ? vous ai-je fait de ma vie l’honneur de vous écrire ?

CLITANDRE.

Non, je l’avoue, vous vous contentiez de me jurer un amour éternel, parce que les parjures, comme vous, comptant pour rien les serments, dont on ne peut les convaincre, elles se gardent bien d’écrire pour n’armer pas de pareils titres les amants qu’elles veulent trahir ; vous  n’étiez pas d’assez bonne foi pour m’écrire, mais Monsieur Almédor...

LISETTE.

Justement, voici le hic.

CLITANDRE.

Ce Monsieur Almédor qui est de meilleure foi que vous, dont je ne suis connu que d’aujourd’hui, et à qui je n’ai pu cacher la violence de ma passion, a eu assez de pitié de moi pour me désabuser. Il vient tout-à l’heure de me remettre cette lettre passionnée que vous avez écrite à un je ne sais quel Gaudinot.

LISETTE.

Peste des vieillards, j’aimerais cent fois mieux avoir affaire à de jeunes étourdis de vingt ans.

CLITANDRE.

Vous voilà bien surprise, oui, Gaudinot, un de ces petits et fades colifichets de robe, qui a été en pension chez votre père.

ANGÉLIQUE.

Quel tissu de suppositions et d’extravagances ! Monsieur Almédor n’a pas pu vous donner une pareille lettre, et si quelque chose pouvait m’excuser votre emportement, c’est qu’il est fondé sur tant de visions, que je ne puis douter que vous n’extravaguiez. Adieu, je vous laisse, vous me faites peur.

LISETTE.

Attendez, il ne tiendrait qu’à moi qui suis de sang froid, de laisser aller plus loin cette scène ; mais elle ne me divertit point. Donnez moi cette lettre, qui pensez-vous qui l’ait écrite ?

CLITANDRE.

Une perfide, une parjure, un monstre d’ingratitude.

LISETTE.

Non, vous vous trompez, je ne suis rien moins que tout cela, car c’est moi qui l’ai écrite.

ANGÉLIQUE.

Vous, Lisette ! ah ciel quelle insolence !

LISETTE.

Il ne s’agit pas de me dire des injures, mais de me rendre des actions de grâce ; le temps est trop cher pour le perdre en éclaircissements ; pour vous qui souffririez trop, si vous n’étiez pas détrompée, j’ai pitié de vous, tenez, lisez ce mémoire de vos pierreries que j’ai fait devant vous ce matin, il est écrit de ma main très certainement.

ANGÉLIQUE.

Qu’ai-je affaire de cela ?

LISETTE.

Et vous, confrontez-le avec cette lettre, c’est de la même écriture.

CLITANDRE.

Il est vrai, eh bien ?

LISETTE.

Eh bien, c’est moi qui pour vous servir ai supposé cette lettre, et l’ai donnée à Monsieur Almédor.

ANGÉLIQUE.

Quoi, vous avez eu l’impudence de faire cette supposition ?

LISETTE.

Et mon Dieu, tout doux, j’en ferai bien d’autres avant que le jour se passe : mais avant toutes choses, je vous déclare que je vais vous quitter.

ANGÉLIQUE.

Vous devez bien vous attendre après ce coup si hardi que je vous chasserai.

LISETTE.

Vous ne me chasserez point, et je ne vous quitterai pas non plus que le projet que j’ai en tête n’ait réussi : pour cela il faut qu’on croie que je suis sortie de chez vous sans congé ; mais premièrement commençons par vous rapatrier. Ça vous Monsieur ; demandez pardon à Mademoiselle de votre emportement.

CLITANDRE.

Ah ! plut au Ciel expirer à ses genoux, si je l’ai offensée.

LISETTE.

Et vous, Mademoiselle, pardonnez à Monsieur, sans vous faire tirer l’oreille.

ANGÉLIQUE.

Quoi, vous voulez...

LISETTE.

Je ne veux rien que vous ne vouliez plus que moi.

CLITANDRE.

Adorable Angélique, seriez-vous assez injuste pour vous offenser de l’excès de ma passion ?

LISETTE.

Levez-vous, donnez moi la main l’un et l’autre, eh allons donc ; serrez bien fort, voilà une maladie qui ne m’a guères donné de peine à guérir. Présentement que vous voilà mieux raccommodés que vous n’étiez brouillés, écoutez-moi bien, et obéissez-moi sans répliquer.

ANGÉLIQUE.

Quelle folle !

CLITANDRE.

Nous lui avons obligation.

LISETTE.

Je vous ordonne pour toute chose, mais n’y manquez pas au moins, je vous ordonne donc de ne vous mêler que de vous aimer, je me charge du reste entendez-vous bien ?

CLITANDRE.

Si tu t’acquittes aussi-bien de ce que tu entreprends, que moi de t’obéir, nous serons trop heureux.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ALMÉDOR, MADAME THIBAUT

 

ALMÉDOR.

Eh bien, comment va notre affaire ?

MADAME THIBAUT.

Mieux que je n’aurais espéré, ces Messieurs n’ont pas quitté Monsieur votre fils depuis que je le leur ai mis entre les mains, ils sont encore actuellement après lui, et sans vous flatter, je suis contente de ce qu’ils ont fait.

ALMÉDOR.

J’avais dit à Monsieur Accurse qu’il était à la campagne, il croira le voir à son arrivée dans tout son naturel et sans aucune préparation.

MADAME THIBAUT.

Oh que cela est bien imaginé ! il faudrait se lever de bon matin pour vous en donner à garder.

ALMÉDOR.

Moi, je ne suis pas si fin que tu te l’imagines.

MADAME THIBAUT.

Je vous assure que je ne vous crois pas plus fin que vous n’êtes...

ALMÉDOR.

Voici Monsieur Accurse, il faudrait faire appeler mon fils. Va le chercher.

 

 

Scène II

 

ALMÉDOR, ACCRUSE, ANGÉLIQUE

 

ACCRUSE.

J’ai ouï dire chez ma sœur, où j’étais, que Monsieur le Vicomte était arrivé, et je viens avec ma fille au-devant de son prétendu.

ALMÉDOR.

Vous me comblez d’amitié et de confusion.

 

 

Scène III

 

ALMÉDOR, LE VICOMTE, MADAME THIBAUT, ACCRUSE, ANGÉLIQUE

 

ALMÉDOR, bas.

On a pris bien peu de temps pour le préparer : Quels affronts je vais peut être essuyer !

ANGÉLIQUE, bas.

Quelle figure ! il était moins ridicule en paysan.

ALMÉDOR.

Mon fils, voilà Monsieur qui vous fait l’honneur de vous venir voir avec Mademoiselle Angélique.

LE VICOMTE.

Bonjour ma fille.

MADAME THIBAUT.

Il ne faut pas me saluer la première.

LE VICOMTE.

Si fait, si fait, je m’en souviens mieux que toi, tu es le primò.

ACCURSE.

Le primò, que veut-il dire avec son primò ? Il n’a pas lu le titre de personis.

ALMÉDOR, bas.

Le malheureux !

Haut.

mon fils, voilà Monsieur.

LE VICOMTE.

Monsieur, je suis votre serviteur : c’est le secundò.

ACCURSE.

Serviteur Monsieur. Primò, secundò, ouais.

ALMÉDOR.

Vicomte, saluez donc Mademoiselle.

MADAME THIBAUT.

Et baisez-là.

ANGÉLIQUE.

Ah, je l’en dispense.

Le Vicomte cherche.

ALMÉDOR.

Allons-donc, que cherchez-vous ?

LE VICOMTE,

Je cherche le tertiò.

À Almédor.

où le prendrai-je ? çà ce sera vous.

MADAME THIBAUT.

Ah le sot !

Le Vicomte fait plusieurs révérences à Almédor.

ANGÉLIQUE.

Vous voyez mon père.

LE VICOMTE.

Parlez-donc, si vous voulez, c’est à vous à me parler, et a moi à attendre, je vous mets à la place de ceux qui sont au-dessus de moi, jarni vous ne savez pas le tertiò aussi-bien que moi qui vient de l’apprendre tout à l’heure.

ACCURSE.

Quel est donc ce galimatias ?

LE VICOMTE.

Il ne me reste plus que le quartò, le voici.

À Angélique.

Ah Mademoiselle, que je suis heureux de vous voir !

ANGÉLIQUE.

Vous vous en avisez un peu tard.

LE VICOMTE.

Tatigué que j’ai bien fait ! oh j’apprendrai tout ce qu’on voudra, pas vrai ?

MADAME THIBAUT.

La peste te crève.

ALMÉDOR.

Monsieur, vous savez que mon fils a toujours demeuré aux champs, on n’a pas encore eu le temps de le bien instruire, mais le commerce du monde le polira.

ACCURSE.

Nous verrons encore tout aujourd’hui ; nous distinguons dans le Droit ce qui vient de l’éducation et ce qui procède de la nature, l’éducation peut être corrigée, mais quod natura dedit, tollere nemo potest.

 

 

Scène IV

 

THIBAUT, ALMÉDOR, LE VICOMTE, MADAME THIBAUT, ACCRUSE, ANGÉLIQUE

 

THIBAUT.

Monsieur, votre homme de Brest dit comme ça, qu’il faut que vous alliez faire un tour dans votre cabinet, et qu’on nous apporte une voie de lingots et de barres d’argent, qu’on ne veut remettre qu’à vous.

ALMÉDOR, bas.

Que je suis fâché de quitter.

À Accurse.

Monsieur, je vous demande pardon, je ne serai qu’un moment.

Bas à Madame Thibaut.

Fais, toi, de ton mieux pour l’empêcher de faire plus de sottises.

MADAME THIBAUT.

Envoyez-moi du secours, au moins l’un de ces Messieurs sur quelques prétextes.

ALMÉDOR.

Je... te l’amènerai moi-même.

 

 

Scène V

 

ACCRUSE, ANGÉLIQUE, LE VICOMTE, MADAME THIBAUT

 

ACCURSE.

La présence de son père m’embarrassait.

MADAME THIBAUT, bas au Vicomte.

Prenez garde à vous.

ANGÉLIQUE.

À présent pour le bien connaître faites-le un peu parler.

LE VICOMTE.

Parler, quelque sot, on me l’a trop bien défendu.

ANGÉLIQUE.

Trouvez bon que je m’en aille, mon père, vous me faites faire ici une assez sotte figure.

ACCRUSE.

Attends un moment ma fille. Oh çà, Monsieur, raisonnons un peu, je vous prie.

LE VICOMTE.

Monsieur, je suis votre serviteur.

MADAME THIBAUT.

Passe pour cela.

ACCURSE.

Que faisiez-vous à la campagne, à quoi vous occupiez-vous ?

LE VICOMTE.

Monsieur, je suis votre serviteur.

ACCURSE.

Ouais !

ANGÉLIQUE.

Eh mon père, quelqu’un lui a appris par cœur ces quatre mots.

MADAME THIBAUT.

Elle n’est que trop au fait.

ANGÉLIQUE.

Vous ne le tirerez pas de là.

LE VICOMTE.

Bonjour la fille.

MADAME THIBAUT.

Tais-toi, plutôt que de dire des sottises.

ANGÉLIQUE.

Eh bien, mon père.

LE VICOMTE.

Ah Madame ! que je suis heureux de vous voir.

ACCURSE.

Tu as raison, ma fille : mais pour l’amour de Monsieur Almédor, tâchons encore d’en tirer quelque chose, Monsieur, je suis charmé de votre civilité, vous êtes un galant homme et bien élevé, et puisque je vous prends pour mon gendre...

LE VICOMTE.

Vous me prenez dites-vous pour votre gendre ?

ACCURSE.

Oui, Monsieur, mais.

LE VICOMTE.

Cela est donc fait au moins ?

ANGÉLIQUE.

Pas tout-à-fait.

ACCRUSE.

Cela est fait si...

LE VICOMTE.

Ah ! courage, je puis jaser tout mon saoul.

ACCRUSE.

Je suis tout surpris qu’on vous ait si bien appris la civilité au village.

LE VICOMTE.

Jarni, morbleu, pargué, Monsieur, ce n’est point au village que j’ons appris ce que je savons, c’est bien à la ville palasambleu.

ANGÉLIQUE.

Quelle patience !

ACCURSE.

Et qui vous a si bien enseigné ?

Le Vicomte veut parler, et Madame Thibaut se hâte de parler à sa place

MADAME THIBAUT.

Quoi, Monsieur, vous ne trouvez pas en effet, que pour un homme qui n’a vu de ses jours qu’une ferme dans la Brie, et qui n’est arrive que depuis un quart d’heure, vous ne trouvez pas, dis je, Monsieur, un très joli garçon ? Je connais mille jeunes gens à Paris qui en sortant du berceau, ont eu toutes sortes de maîtres, et qui en entrant dans le monde étaient encore plus grands benêts que Monsieur...

 

 

Scène VI

 

ALMÉDOR, ACCRUSE, ANGÉLIQUE, LE VICOMTE, FRONTIN, MADAME THIBAUT

 

ALMÉDOR, à Madame Thibaut.

Voilà Monsieur qui a à vous parler, j’ai cru, mon ami, que vous ne trouveriez pas mauvais que je le fisse entrer.

ACCRUSE.

Vous vous moquez de moi, n’êtes-vous pas le maître ?

LE VICOMTE.

Vous revenez à propos ; pargué voilà qui est fait et fini, Monsieur m’a pris pour son gendre.

ALMÉDOR.

Serais-je assez heureux pour cela, mon ami ?

ACCURSE.

Pas encore tout-à-fait...

ANGÉLIQUE.

Cette folle de Lisette nous a quitté, j’ai laissé ma tante seule, trouvez bon que j’aille lui tenir compagnie...

ACCRUSE.

Comme il te plaira...

 

 

Scène VII

 

ALMÉDOR, ACCRUSE, LE VICOMTE, MADAME THIBAUT, FRONTIN

 

Madame Thibaut cache Frontin afin qu’il puisse souffler le Vicomte, sans que Monsieur Accurse le voie.

FRONTIN.

Dites à Monsieur Accurse : Monsieur, quand j’aurai l’honneur d’être votre gendre.

LE VICOMTE.

Monsieur, quand j’aurai l’honneur d’être votre gendre.

FRONTIN.

Vous serez content de moi.

LE VICOMTE.

Vous serez content de moi...

FRONTIN.

Et Mademoiselle votre fille aussi.

MADAME THIBAUT.

Contenter sa femme, c’est trop promettre.

LE VICOMTE.

Contenter sa femme, c’est trop...

MADAME THIBAUT.

Paix. Cela me paraît assez bon.

LE VICOMTE.

Cela me paraît...

Madame Thibaut lui donne un coup de poing.

aga donc a qui en a-t-elle ?

FRONTIN, à Monsieur Accurse.

Monsieur en vous imitant.

LE VICOMTE.

Monsieur en vous imitant.

FRONTIN.

Je me rendrai honnête homme, et je ne serai plus le même sot.

LE VICOMTE.

Je me rendrai honnête homme, et je ne serai plus le même sot.

ALMÉDOR.

Pour moi je trouve que ce n’est pas trop mal...

ACCRUSE.

C’est quelque chose, mais répéterait-il bien ce qu’il vient de dire ?

LE VICOMTE.

Oui-dà, oui-dà, en vous imitant je deviendrais moins honnête homme.

MADAME THIBAUT.

Ce n’est pas cela, butor.

LE VICOMTE.

Ce n’est pas cela, je serai toujours un sot.

ACCURSE.

Voilà la première fois qu’il a bien parlé, souffrez que je me retire.

LE VICOMTE.

Monsieur, je suis votre serviteur...

 

 

Scène VIII

 

ALMÉDOR, seul

 

La manière dont Monsieur Accurse vient de me quitter, me fait espérer que ce mariage ne se fera pas ; et après les soupçons que la lettre de Lisette a fait naître dans mon cœur, je suis ravi que la rupture vienne de sa part plutôt que de la mienne. Mais un trouble plus considérable m’agite : la stupidité du Vicomte m’étonne, et je ne puis me persuader que mon fils ait des sentiments si grossiers ; mais voici Thibaut qui vient fort à propos.

 

 

Scène IX

 

ALMÉDOR, THIBAUT

 

THIBAUT.

Monsieur...

ALMÉDOR.

J’ai à vous parler, mais voyez bien auparavant que personne ne puisse nous écouter.

À part.

Si les soupçons que j’ai sur Thibaut pouvaient être justes, je vais l’éprouver par toutes sortes d’endroits.

THIBAUT.

Personne ne nous peut entendre.

ALMÉDOR.

Ah Thibaut que vous m’avez mal servi !

THIBAUT.

Moi, Monsieur, et quand ?

ALMÉDOR.

Quand vous m’avez été fidèle.

THIBAUT.

Je vous servirai mal ainsi toute ma vie.

ALMÉDOR.

Je ne puis me consoler de voir mourir le nom d’Almédor avec moi, et je n’ai qu’un enfant indigne de le faire revivre.

THIBAUT.

Pas si indigne, vous verrez quel mérite on lui trouvera, dès qu’on aura seulement commencé à fleurer sa richesse.

ALMÉDOR.

La nature ne me dit rien en sa faveur.

THIBAUT.

La Nature ? La Nature ne sera pas toujours muette.

ALMÉDOR.

J’ai déjà écrit pour trouver une fille dont je fus le parrain environ trois ou quatre ans avant de m’embarquer pour les Indes ; c’était bien la plus jolie enfant du monde, et je l’aurais fait élever dès-lors, si j’en avais eu les moyens ; mais j’étais si peu riche, que je n’osais pas même porter le nom de ma maison, et j’avais pris un nom supposé, parce que j’étais dans de trop bas emplois.

THIBAUT.

Et que voudriez-vous faire, Monsieur, de cette fille, si vous la trouviez ?

ALMÉDOR.

Lui donner tout mon bien, et la marier avec votre fils que j’aime, qui a un mérite infini.

THIBAUT, bas.

Diable, ce n’est pas là mon compte.

Haut.

Vous lui faites, Monsieur, trop d’honneur.

ALMÉDOR.

Parlez-moi franchement, là seriez-vous fâché que je fisse la fortune de votre fils ?

THIBAUT.

Monsieur, à vous dire la vérité, un père est toujours père ; quelque froideur que j’aye montré ce matin à Clitandre, parce que je n’en juge pas par le dehors comme vous, que je sais bien ce qui le tient, et que je le connais mieux que vous ne le connaissez, j’ai été cependant bien aise du présent de quatre cents pistoles que vous lui avez fait, et je serai ravi toutes les fois que vous voudrez contribuer à sa fortune.

ALMÉDOR.

Je n’aurais qu’à envoyer mon fils aux Indes, en Canada, à Mississipi, et là lui donner plus de terre qu’il n’en saurait défricher en cent ans ; après tout il n’est bon qu’à cela, et il ne sera jamais qu’un rustre et qu’un paysan : au lieu que si je faisais porter mon nom au vôtre, savez-vous qu’avec le mérite qu’il a, et les biens immenses dont j’accompagnerais son mérite, il pourrait espérer une fortune brillante dans la guerre.

 

 

Scène X

 

MADAME THIBAUT, ALMÉDOR, THIBAUT

 

MADAME THIBAUT.

Monsieur, il y a un carrosse dans la cour qui demande à vous parler...

ALMÉDOR.

Qu’est-ce que c’est ?

MADAME THIBAUT.

C’est un joli petit Monsieur, dans un équipage, aussi leste et aussi brillant que celui d’un Colonel de Dragons, blanc comme un signe de la tête à la ceinture, et noir comme un merle de la ceinture en bas, le voici qui vient.

 

 

Scène XI

 

LISETTE, en homme de Robe, ALMÉDOR

 

LISETTE.

A-t-on averti le bonhomme Almédor que Monsieur de Lisettencourt veut lui parler ?

ALMÉDOR.

Monsieur, me voilà prêt à vous répondre.

LISETTE.

Quoi, c’est là ce Monsieur si riche ? il est vêtu comme un hobereau sec qui a quitté l’arrière-ban.

ALMÉDOR.

À mon âge on ne se pique guère d’ajustement.

LISETTE.

Pour moi, j’avoue que ma fureur est d’avoir des habits magnifiques, rien ne me déplaît tant dans le parti de la robe, que j’ai pris par complaisance pour ma famille, que tout est confondu, et que le Président et le Procureur sont vêtus de même.

ALMÉDOR.

Il y a encore moins de différence entre la Présidente et la Procureuse.

LISETTE.

Il faut voir aussi comme je m’en dédommage, dès que je puis quitter cet attirail lugubre, et comme nous relevons ce triste habillement par la gaieté des pierreries ; nous en sommes farcis depuis la tête jusqu’aux pieds, comme vous pouvez voir, sans compter, montres, étuis, bijoux, boîtes à portrait, tabatières ; goutez de ce tabac, il est de la Havane.

ALMÉDOR.

Je n’en prends jamais.

LISETTE.

Aimez-vous mieux du Séville vieux, la Floride, Portugal, celui-ci est mon favori, parce qu’il est fort ; je suis en tabac comme en vin de Champagne ; je veux que le vin ait du vin, le tabac du tabac, qu’il soit fort enfin, rien de faible ne m’accommode.

ALMÉDOR.

Monsieur, que puis-je faire pour votre service ?

LISETTE.

Attendez que je vous demande auparavant si vous me connaissez ?

ALMÉDOR.

Je n’ai pas cet honneur, Monsieur.

LISETTE.

Le bon homme Accurse vous dira ce que c’est en Picardie que la maison de Gaudinot de Lisettencourt.

ALMÉDOR, bas.

Gaudinot, c’est l’homme de ma Lettre.

LISETTE.

Je suis devenu le chef de cette maison par la mort de feu Monsieur mon père, Lieutenant Général au Présidial d’Abbeville, dont mes parents m’ont forcé de prendre la charge, jusqu’à ce que j’aie dégourdi mes talents.

ALMÉDOR.

Monsieur, voulez-vous bien que...

LISETTE.

Patience, vous n’êtes pas si borné que vous ne voyiez bien que nous ne sommes pas faits, sans vanité, pour la Province.

ALMÉDOR.

J’ai une grande impatience, Monsieur, de savoir à quoi je vous suis nécessaire.

LISETTE.

Doucement ; je connais des personnages qui achèteraient bien cher ce tête-à-tête, qui ne vous coute guère.

ALMÉDOR.

Il me coute du temps, Monsieur, dont les gens de mon âge connaissent mieux le prix que ceux du vôtre.

LISETTE.

Il est vrai que vous n’êtes pas d’un âge à en profiter, venons donc au fait.

ALMÉDOR.

Je respire.

LISETTE.

Je sais que vous êtes fort ami du bon homme Accurse.

ALMÉDOR.

Beaucoup.

LISETTE.

J’en suis bien aise ; j’ai aussi de l’amitié pour lui, il y a longtemps qu’il connaît la maison de Gaudinot : Lisettencourt est le nom d’une de mes terres, je suis en train d’acheter toutes les belles terres de Picardie.

ALMÉDOR.

Voulez-vous la vendre ? je l’achèterai.

LISETTE.

Non, si le bonhomme Accurse connaît l’ancienneté de ma maison, il n’en connaît pas moins ma richesse, et cependant, ni moi, ni feu Monsieur mon père, ni aucuns de Messieurs nos aïeuls n’avons été aux Indes que sur la Carte. Je viens de chez le bonhomme Accurse, je ne l’y ai pas trouvé, et il vaut autant que je vous parle qu’à lui-même de l’affaire qui m’amène.

ALMÉDOR.

Et parlez-en donc à la fin, Monsieur, je vous en supplie.

LISETTE.

On dit qu’il marie sa fille avec votre fils.

ALMÉDOR, à part.

Je ne me suis pas trompé, c’est mon homme,

Haut.

je l’espère ainsi.

LISETTE.

Cela n’est pas fait encore.

ALMÉDOR.

Peu s’en faut.

LISETTE.

Et ne le sera pas, je crois ?

ALMÉDOR.

Pourquoi, Monsieur ?

LISETTE.

Parce que j’ai sur lui la priorité d’hypothèque et que je suis porteur d’une belle et bonne promesse de mariage d’Angélique.

ALMÉDOR.

Angélique vous a fait une promesse de mariage, Monsieur ? je ne l’aurais jamais cru.

LISETTE.

Oh que si, si vous saviez tout.

ALMÉDOR.

Mais, Monsieur, vous qui êtes un sage Magistrat, et un Magistrat en chef, trouvez-vous qu’une jeune fille puisse, sans le consentement de son père...

LISETTE.

Je vous entends ; et croyez-vous que le bonhomme Accurse veuille tâter d’un procès contre moi ? palasambleu je le promènerais dans toutes les Juridictions, et en attendant un arrêt définitif, je me ferais adjuger Angélique par provision.

ALMÉDOR.

Je suis sur de votre crédit ; mais je le suis encore plus de la bonne justice.

LISETTE.

Ah ! voici qui est bon, justice entre nous autres gens de robe, et surtout contre moi.

ALMÉDOR.

Monsieur Accurse a des amis ; il n’y a guère de Juges, à qui il n’ait donné autrefois des leçons.

LISETTE.

Et je leur donne des présents tous les jours moi ; tenez, c’est moi qui ai soin d’entretenir leurs buvettes de pâtés d’Amiens. Allez, allez, si vous êtes aussi ami du bon homme Accurse que vous le dites, conseillez-lui de ne pas songer à soutenir le premier exploit que lui fera donner Monsieur Gaudinot de Lisettencourt, Lieutenant Général du Présidial d’Abbeville, et qui ne désespère pas de degré en degré d’être un jour Chancelier de France, je ne vous en dirai pas davantage. Adieu, mon cher petit corsaire.

ALMÉDOR.

Dieu vous garde, Monsieur le Chancelier en herbe.

 

 

Scène XII

 

ALMÉDOR, ACCURSE, LISETTE

 

LISETTE.

Mais voici le bon homme Accurse ; je suis ravi de trouver ensemble les deux personnes à qui j’ai affaire, et je suis bien aise avant d’aller à Versailles, de terminer le différend que j’ai avec ces deux Messieurs.

ACCRUSE.

Je ne sais pas le différend que vous pouvez avoir avec Monsieur. Mais quant à moi, je n’eus jamais l’honneur de vous connaître.

LISETTE.

Comme vous dites cela, et ne connaissez-vous pas Monsieur Gaudinot ?

ACCRUSE.

J’ai eu autrefois en pension chez moi un fou de ce nom.

LISETTE.

Monsieur le Docteur parlez mieux des personnes de qualité ; quoiqu’il ne soit que mon cousin assez éloigné, respectez un nom que je porte : mais je suis pressé de vous quitter ; je dois être ce soir au souper du Roi. Venons au fait. J’ai entre les mains une promesse de mariage de Mademoiselle Angélique...

ACCURSE.

De ma fille ?

LISETTE.

Sans doute, elle est faite au nom de mon cousin, et je l’ai acquise moi par un bon acte passé devant Notaire, par lequel je suis subrogé à ses droits, actions et hypothèques.

ALMÉDOR.

Ceci est nouveau.

ACCURSE.

Vous, Monsieur ?

LISETTE.

Oui, moi.

ACCURSE.

Comment et depuis quand est-ce qu’on cède, vend et transporte des promesses de mariage comme des lettres de change ?

LISETTE.

Voici le fait en deux mots. Je suis amoureux, fol de votre fille ; j’apprends que vous l’allez marier a un malotru. Le cousin heureusement pour moi n’en est plus amoureux, et l’est devenu à la fureur d’une sœur que j’ai, jolie comme l’amour, jugez-en, elle me ressemble, elle a un air gaillard et un petit nez retroussé comme moi : que fais-je, pour avoir votre fille, malgré vous, malgré vos dents, malgré vos livres, malgré vos lois et vos paragraphes ? je ne suis ni fol ni étourdi, je prends la balle au bond, et sachant la promesse que le cousin avait, je l’ai troquée contre un bon contrat de mariage, par lequel je lui donne ma sœur avec ma terre de Lissettencourt, et vingt mille écus comptant.

ACCURSE.

Je défie qu’en tout le Code et le Digeste on trouve une espèce pareille, et que jamais un échange de cette nature soit tombé dans l’imagination d’aucun Titius ni Mævius.

LISETTE.

Vous me parlez-là de plaisants galopins ; je prétends aussi avoir la gloire de l’invention.

ACCURSE.

Vous en serez ma foi pour votre sœur, pour votre argent, et pour votre Terre. Que dites-vous de ce fou là.

ALMÉDOR.

Ses prétentions ne me paraissent pas fort solides.

LISETTE.

Ce ne sera pas vous qui les jugerez mon petit écumeur de mer, vous devez tout au plus mettre le nez dans les affaires de l’Amirauté.

ACCURSE.

Nous verrons.

LISETTE.

Eh bien oui, nous verrons ; vous ne pouvez me rien reprocher une fois si ce n’est que je n’ai pas assez chèrement acheté votre fille : je sais bien que ce n’est pas la moitié de ce qu’elle vaut. Mais où est elle donc ma petite Maîtresse ? faites appeler ma future, vous verrez si dès qu’elle me verra elle ne me subrogera pas d’elle-même à la passion qu’elle a pour mon cousin.

ACCURSE.

Vous me feriez rire avec vos ridicules subrogations, si je n’avais pitié de vos discours dans la bouche d’un homme qui porte une robe : il paraît bien que vous n’avez pas été mon écolier, vous sauriez que dans tout le Droit écrit...

LISETTE.

Vous ne sauriez citer que votre Droit, votre droit : je me moque de tout le droit moulé et écrit, apprenez que toutes sortes de papiers se négocient aujourd’hui, j’ai agioté cette promesse, ainsi j’ai pour moi l’usage et la coutume présente.

ACCURSE.

J’y brulerai mes livres.

LISETTE.

Et moi j’y mangerai ma charge et mes terres. Allez, allez, cette affaire ne m’embarrasse guères. Venons à la vôtre, Monsieur le Flibustier.

ACCURSE.

Voyons s’il aura plus de raison avec lui.

LISETTE.

Où avez-vous trouvé que votre jocrisse de fils puisse se marier à une autre, après avoir donné sa foi à une très honnête fille, qui a la protection d’une Présidente du Parlement de Bordeaux et d’un Lieutenant Général du Présidial d’Abbeville ?

ALMÉDOR.

Je suis bien sur que le Vicomte n’a pas fait de promesse de mariage.

LISETTE.

Parce qu’il ne sait pas écrire, n’est-ce pas ? Mais n’a-t-il pas mille fois, avec des serments entrelardés de cinquante tatigué, et autant de palsangué très paréthiques, promis et juré devant témoins à Lisette, de n’épouser jamais qu’elle ?

ALMÉDOR.

Qui est cette Lisette ?

LISETTE.

Lisette ? Qui servait ma future, la fille du beau-père que voilà.

ALMÉDOR.

Bon, on ne sait plus où elle est, la bonne libertine.

LISETTE.

Parlez-en mieux, s’il vous plaît, c’est une très honnête fille, et si elle ne l’était pas, elle ne serait pas estimée autant qu’elle l’est de Madame la Présidente de Cadillac.

ALMÉDOR.

La Présidente de Cadillac ?

LISETTE.

Oui, Monsieur.

ALMÉDOR.

De Bordeaux ?

LISETTE.

De Bordeaux, alliée à la moitié du Parlement de Paris, et qui protégera puissamment Lisette.

ACCRUSE.

Il vous dit vrai, Madame la Présidente est sa Marraine.

ALMÉDOR.

Sa Marraine ?

LISETTE.

Oui, sa Marraine ; cela vous étonne ? Elle la nomma avec un Gentilhomme de ses amis, qui n’était pas riche, et qui alla brusquer sa Fortune aux Indes, dont il n’est jamais revenu.

ALMÉDOR.

Savez-vous comment s’appelait ce Gentilhomme ?

LISETTE.

Et qu’importe : Madame la Présidente a assez de crédit pour que Lisette se puisse passer de son Parain.

ALMÉDOR.

Je le crois ; mais comment s’appelait-il pour cause ?

LISETTE.

Il n’y a pas un quart d’heure que j’ai vu son Extrait-Baptistaire ; à quoi cela nous sert-il ? il s’appelait Géronte.

ALMÉDOR.

À quoi cela me sert ! cette Lisette est ma filleule.

LISETTE.

Votre filleule ? Et vous vous appelez Almédor.

ALMÉDOR.

J’avais mes raisons en ce temps-là pour me faire appeler Géronte.

ACCURSE.

Voilà ce que je n’avais jamais su.

LISETTE,

Quoi, Lisette serait assez heureuse pour être votre filleule, et vous la reconnaîtriez pour telle ?

ALMÉDOR.

Oui, assurément, Monsieur ; mais que sera-t-elle devenue ? je la recouvre et je la perds en même temps, où la retrouverai-je ?

LISETTE.

Pas loin d’ici, je sais où elle est.

ALMÉDOR.

Eh ! Monsieur, apprenez-le moi de grâce.

LISETTE.

J’irai moi-même tout à l’heure vous la chercher, et elle ne saurait venir sans moi ; mais je pense à une chose ; cette aventure pourrait bien nous mettre tous trois d’accord.

ACCURSE.

Comment ?

LISETTE.

Premièrement, je suppose qu’on me cède Angélique, cela va sans dire.

ACCURSE.

Je n’en conviens pas, vous n’êtes pas mon fait.

LISETTE, à Almédor.

Or je pense, Monsieur, que puisque vous connaissez la famille de Lisette, que vous savez qu’elle est honnête et sans reproche : Lisette étant votre filleule, et autant aimée de vous que je vois qu’elle l’est, vous pourriez bien en un besoin, et faute d’autre en faire votre belle-fille.

ACCURSE.

Je ne m’y oppose pas.

ALMÉDOR.

J’ai déjà songé à l’établissement de Lisette, faites-la seulement venir ; allez, Monsieur, de grâce, et ne vous amusez nulle part.

LISETTE.

Je serai ici en huit minutes, et je renonce à tous les droits que j’ai sur Angélique, si j’y manque d’une seconde ; serez-vous content ? vérifiez-le à ma montre, je vous la laisse exprès,

 

 

Scène XIII

 

ALMÉDOR, ACCRUSE

 

ALMÉDOR.

Ho ! ho ! c’est la montre que j’ai donnée ce matin à Lisette. Que veut dire ceci ? N’avez-vous pas remarqué que ce jeune homme et Lisette ont quelques traits l’un de l’autre.

ACCURSE.

J’y faisais réflexion, comme vous ; mais je pense à votre nom de Géronte, dont je n’avais jamais ouï parler : je n’avais garde de savoir que vous fussiez connu de Madame la Présidente de Cadillac.

ALMÉDOR.

Et moi je ne savais pas qu’elle fut à Paris, c’est la meilleure de mes amies ; vous ne pouvez comprendre la joie que j’ai que Lisette soit cette même enfant que nous nommâmes ensemble. J’ai des vues pour Clitandre et pour Lisette.

 

 

Scène XIV

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, ALMÉDOR, ACCRUSE

 

ANGÉLIQUE.

Vous voulez bien, Monsieur, que j’aie l’honneur de vous présenter Lisette moi-même, et qu’après la fortune qui vient de lui arriver, je ne la regarde plus comme ma suivante, mais comme mon amie.

ALMÉDOR.

Viens, ma chère Louison, que je t’embrasse, nous irons tout à l’heure ensemble chez Madame de Cadillac. Qu’est devenu ce jeune Monsieur à qui j’ai l’obligation de t’être allé avertir, et qui m’a laissé ta montre ?

LISETTE.

Permettez, Monsieur, que je commence par me jeter à vos genoux : je serais indigne de la fortune où je suis parvenue : si je vous laissais plus longtemps dans l’erreur. Ce jeune homme n’est autre que moi-même.

ACCURSE.

Nous nous en étions quasi doutés.

 

 

Scène XV

 

CLITANDRE, ALMÉDOR, ACCRUSE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ALMÉDOR.

Vous a-t-on dit, Monsieur, à quel point je commence d’être heureux ? voilà la fille dont j’étais en peine, et l’épouse que je vous destine.

ANGÉLIQUE.

On veut que tu sois ma rivale.

LISETTE.

Oh ! que je ne suis pas si sotte de perdre mon temps à vous arracher du cœur de Clitandre, vous y êtes trop attachée.

 

 

Scène XVI

 

LE VICOMTE, THIBAUT, MADAME THIBAUT, ALMÉDOR, ACCRUSE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, LISETTE

 

LE VICOMTE.

Ah ! palasangué, vous ne me retiendrez pas, je veux parler, moi.

Il tombe.

CLITANDRE, le relevant.

Ah ! Monsieur, n’êtes-vous point blessé ?

ALMÉDOR.

Qu’il est généreux !

LE VICOMTE.

Qu’est-ce que cela vous fait ? mêlez-vous de vos affaires. Est-ce que je ne sais pas bien me tenir sur mes jambes ? jarni.

ACCURSE.

Il est sot, ivrogne, brutal, et a toutes sortes de vices.

ALMÉDOR.

Que je suis malheureux ?

LE VICOMTE.

Mordienne, je viens vous dire que vous n’avez qu’à épouser votre Angélique, j’aime mieux le petit doigt de Lisette, que toute sa personne.

ANGÉLIQUE...

Belle déclaration !

ALMÉDOR.

Ah ! c’est trop de rusticité, maraud, vous me poussez à bout.

À Accurse. 

Monsieur, je vous demande pardon, je vous ferai toutes sortes de satisfactions.

À Clitandre.

Et vous, Monsieur, vous serez aussi content de moi à votre tour ; mais auparavant, permettez que je me satisfasse ici moi-même en présence de tout le monde. Holà, Thibaut.

THIBAUT.

Monsieur.

ALMÉDOR.

Faites-moi venir tout à l’heure cet homme de Brest, qui doit partir dès ce soir pour aller aux Indes.

THIBAUT.

Et pourquoi si vite, cet homme de Brest ?

ALMÉDOR.

Je veux qu’il emmène avec lui ce malheureux et qu’il le laisse aux Indes.

MADAME THIBAUT, bas.

Notre fils aux Indes.

ACCRUSE.

Ah ! mon ami, cela est par trop rude.

LE VICOMTE.

Est-ce bien loin de notre Ferme ?

ALMÉDOR.

Allez-donc vite le chercher : il sera sot tant qu’il lui plaira dans un autre monde.

MADAME THIBAUT, bas.

Mon cher Colas en l’autre monde ?

ACCURSE.

Ceci est violent.

ALMÉDOR.

Je ne le verrai plus : aussi bien, je ne me suis jamais senti pour lui aucune tendresse, et je ne puis me persuader qu’il soit mon fils.

À Thibaut.

Vous êtes encore-là, maraud ?

THIBAUT.

Monsieur.

ALMÉDOR.

Je ferai mieux d’aller moi-même le lui remettre entre les mains ; allons, suivez-moi, misérable...

LE VICOMTE.

En l’autre monde ? Jarnigué je n’irai pas.

À Thibaut.

parlez lui donc, où je dirai tout.

ALMÉDOR.

Si vous ne me suivez pas, je vais vous faire enlever.

THIBAUT.

Oh ! je suis perdu !

LE VICOMTE.

Oh ! tatigué, je n’y veux pas aller, moi, en l’autre monde, envoyez y votre fils, si vous voulez.

ALMÉDOR.

Que veut-il dire ? mon fils !

LE VICOMTE.

Je veux dire, moi, que je suis fils de mon père, moi, et que je n’irai pas à l’autre monde.

ALMÉDOR.

Ah ! vous résistez, c’est trop de patience ; holà, mes gens, Lindostant, Visapour, Bengala, liez et garrottez-moi ce malheureux ?

THIBAUT et SA FEMME, à genoux.

Monsieur, nous vous crions merci, ce sot-là est notre fils.

ALMÉDOR.

Votre fils ! Eh ! misérables, qu’avez-vous fait du mien ?

MADAME THIBAUT.

Le voilà, Monsieur.

CLITANDRE.

Qu’entends-je ?

ALMÉDOR, en courant l’embrasser.

Ah ! mon fils !

LISETTE, faisant un sot de joie.

Mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Ciel !

ACCURSE.

Est-il possible !

ALMÉDOR.

Ah ! mon fils, la force du sang ne s’est jamais démentie en moi... Misérables...

CLITANDRE.

Trouvez bon, Monsieur, que la première grâce que je vous demande en qualité de votre fils, soit le pardon de ces malheureux.

ALMÉDOR.

Je n’attendais pas moins de votre générosité.

CLITANDRE.

Puisque j’ai l’honneur d’être Gentilhomme, et le véritable fils de votre meilleur ami, voudrez-vous bien, Monsieur, avoir pour moi les mêmes bontés que vous aviez pour son fils supposé ?

ACCURSE.

Monsieur, ce n’est plus bonté ni complaisance, et je ne saurais faire un plus digne choix pour ma fille.

LE VICOMTE.

Je ne sommes donc plus Vicomte, mordienne, je ne me soucierais de l’être, que pour faire Mademoiselle Lisette Vicomtesse.

ALMÉDOR.

Eh ! bien, je vous marie ensemble, et lui donne la Ferme pour sa dot...

LISETTE.

Grand merci, mon parrain ; viens mon pauvre Colas, tu vaux mieux qu’un Vicomte, pour entretenir la paix du ménage.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Chacun des mains de la Nature
Prend un caractère en naissant ;
Le grand est fait pour être grand,
Il en porte une marque sûre ;
C’est en vain qu’une place obscure
Nous cache l’éclat de son rang :
Son cœur sans cesse nous assure
De la noblesse de son Sang.

On danse.

Vaudeville.

Peut-on par l’éducation
Cacher une naissance obscure,
En dérober jusqu’au soupçon ?
Non, non.
Malgré tous nos soins, la Nature
Se démasque par quelque trait ;
On sent toujours ce que l’on est.

Lorsque, Silvie, l’importune raison,
Nous ordonne d’être sévère,
Son conseil est-il de saison ?
Non, non.
Contre un tendre amant qui sait plaire
Tôt ou tard la vertu se tait,
On sent toujours ce que l’on est.

Par la fierté le gros Damon,
Prétend nous cacher sa naissance,
Est-elle noble ? A-t-il raison ?
Non, non.
Car c’est à l’air de suffisance,
Qu’un homme de rien se connaît,
On sent toujours ce que l’on est.

Certain petit Maître Barbon,
Par le secours de la parure,
Se fait-il aimer d’un tendron ?
Non, non.
Il déguise en vain sa figure,
Près d’une Iris qui s’y connaît,
Un vieux sent toujours ce qu’il est.

Croyez-vous, Enfants d’Apollon,
Fournir une heureuse carrière,
Sur la foi d’un illustre nom ?
Non, non.
C’est du jugement du Parterre,
Et de son équitable Arrêt,
Qu’un Auteur apprend ce qu’il est.

PDF