L’Eunuque (Jean de LA FONTAINE)
Comédie en cinq actes et en vers.
Non représentée.
1654.
Personnages
CHÉRÉE, amant de Pamphile
PARMENON, esclave et confident de Phédrie
PAMPHILE, maîtresse de Chérée
PHÉDRIE, amant de Thaïs
THAÏS, maîtresse de Phédrie
THRASON, capitan, et rival de Phédrie
GNATON, parasite, et confident de Thrason
DAMIS, père de Phédrie et de Chérée
CHRÉMÈS, frère de Pamphile
PYTHIE, femme de chambre de Thaïs
DORIS, servante de Thaïs
DORUS, eunuque
SIMALION
DONAN
SYRISCE
SANGA
SOLDATS de Thrason
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
Ce n’est ici qu’une médiocre copie d’un excellent original. Peu de personnes ignorent de combien d’agréments est rempli l’Eunuque latin. Le sujet en est simple, comme le prescrivent nos maîtres ; il n’est point embarrassé d’incidents confus ; il n’est point chargé d’ornements inutiles et détachés ; tous les ressorts y remuent la machine, et tous les moyens y acheminent à la fin. Quant au nœud, c’est un des plus beaux et des moins communs de l’antiquité. Cependant il se fait avec une facilité merveilleuse, et n’a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs. La bienséance et la médiocrité, que Plaute ignorait, s’y rencontrent partout. Le parasite n’y est point goulu par delà la vraisemblance ; le soldat n’y est point fanfaron jusqu’à la folie ; les expressions y sont pures, les pensées délicates ; et pour comble de louange, la nature y instruit tous les personnages, et ne manque jamais de leur suggérer ce qu’ils ont à faire et à dire. Je n’aurais jamais fait d’examiner toutes les beautés de l’Eunuque : les moins clairvoyants s’en sont aperçus aussi bien que moi ; chacun sait que l’ancienne Rome faisait souvent ses délices de cet ouvrage, qu’il recevait les applaudissements des honnêtes gens et du peuple, et qu’il passait alors pour une des plus belles productions de cette Vénus africaine dont tous les gens d’esprit sont amoureux. Aussi Térence s’est-il servi des modèles les plus parfaits que la Grèce ait jamais formés : il avoue être redevable à Ménandre de son sujet, et des caractères du Parasite et du Fanfaron. Je ne le dis point pour rendre cette comédie plus recommandable ; au contraire, je n’oserais nommer deux si grands personnages sans crainte de passer pour profane et pour téméraire d’avoir osé travailler après eux, et manier indiscrètement ce qui a passé par leurs mains. À la vérité, c’est une faute que j’ai commencée ; mais quelques-uns de mes amis me l’ont fait achever : sans eux elle aurait été secrète, et le public n’en aurait rien su. Je ne prétends pas non plus empêcher la censure de mon ouvrage, ni que ces noms illustres de Térence et de Ménandre lui tiennent lieu d’un assez puissant bouclier contre toutes sortes d’atteintes ; nous vivons dans un siècle et dans un pays où l’autorité n’est point respectée : d’ailleurs l’État des belles-lettres est entièrement populaire ; chacun y a droit de suffrage, et le moindre particulier n’y reconnait pas de plus souverain juge que soi. Je n’ai donc fait cet avertissement que par une espèce de reconnaissance. Térence m’a fourni le sujet, les principaux ornements, et les plus beaux traits de cette comédie. Pour les vers et pour la conduite, on y trouverait beaucoup plus de défauts, sans les corrections de quelques personnes dont le mérite est universellement honoré. Je tairai leurs noms par respect, bien que ce soit avec quelque sorte de répugnance ; au moins m’est-il permis de déclarer que je leur dois la meilleure et la plus saine partie de ce que je ne dois pas à Térence. Quant au reste, peut-être le lecteur en jugera-t-il favorablement : quoi qu’il en soit, j’espérerai toujours davantage de sa bonté que de celle de mes ouvrages.
ACTE I
Scène première
PHÉDRIE, PARMENON
PARMENON.
Hé bien ! on vous a dit qu’elle était empêchée ;
Est-ce là le sujet dont votre âme est touchée ?
Peu de chose en amour alarme nos esprits :
Mais il n’est pas besoin d’excuser ce mépris ;
Vous n’écoutez que trop un discours qui vous flatte.
PHÉDRIE.
Quoi ! je pourrais encor brûler pour cette ingrate
Qui, pour prix de mes vœux, pour fruit de mes travaux,
Me ferme son logis, et l’ouvre à mes rivaux !
Non, non, j’ai trop de cœur pour souffrir cette injure ;
Que Thaïs à son tour me presse et me conjure,
Se serve des appas d’un œil toujours vainqueur,
M’ouvre non-seulement son logis, mais son cœur,
J’aimerais mieux mourir qu’y rentrer de ma vie.
D’assez d’autres beautés Athènes est remplie :
De ce pas à Thaïs va le faire savoir,
Et lui dis de ma part...
PARMENON.
Adieu jusqu’au revoir.
PHÉDRIE.
Non, non, dis-lui plutôt adieu pour cant années.
PARMENON.
Peut-être pour cent ans prenez-vous cent journées ;
Peut-être pour cent jours prenez-vous cent moments :
Car c’est souvent ainsi que comptent les amants.
PHÉDRIE.
Je saurai désormais compter d’une autre sorte.
PARMENON.
Pour s’éteindre sitôt votre flamme est trop forte.
PHÉDRIE.
Un si juste dépit peut l’éteindre en un jour.
PARMENON.
Plus ce dépit est grand, plus il marque d’amour.
Croyez-moi, j’ai de l’âge et quelque expérience :
Vous rirez tantôt voir, rempli d’impatience ;
L’amour l’emportera sur cet affront reçu ;
Et ce puissant dépit, que vous avez conçu,
S’effacera d’abord par la moindre des larmes
Que d’un œil quasi sec, mais d’un œil plein de charmes,
En pressant sa paupière, elle fera sortir ;
Savante en l’art des pleurs, comme en l’art de mentir.
Et n’accusez que vous si Thaïs en abuse,
Qui, dès le premier mot de pardon et d’excuse,
Lui direz bonnement l’état de votre cœur ;
Que bientôt du dépit l’amour s’est fait vainqueur ;
Que vous en seriez mort s’il avait fallu feindre.
Quoi ! deux jours sans vous voir ? Ah ! c’est trop se contraindre.
Je n’en puis plus, Thaïs : vous êtes mon désir,
Mon seul objet, mon tout ; loin de vous, quel plaisir ?
Cela dit, c’en est fait, votre perte est certaine.
Cette femme aussitôt, fine, adroite et hautaine,
Saura mettre à profit votre peu de vertu,
Et triompher de vous, vous voyant abattu.
Vous n’en pourrez tirer que des promesses vaines,
Point de soulagement ni de fin dans vos peines,
Rien que discours trompeurs, rien que feux inconstants.
C’est pourquoi songez-y tandis qu’il en est temps :
Car, étant rembarqué, prétendre qu’elle agisse
Plus selon la raison que selon son caprice,
C’est fort mal reconnaître et son sexe et l’amour ;
Ce ne sont que procès, que querelles d’un jour,
Que trêves d’un moment, ou quelque paix fourrée,
Injure aussitôt faite, aussitôt réparée,
Soupçons sans fondement, enfin rien d’assuré.
Il vaut mieux n’aimer plus, tout bien considéré.
PHÉDRIE.
L’amour a ses plaisirs aussi bien que ses peines.
PARMENON.
Appelez-vous ainsi des faveurs incertaines ?
Et, si près de l’affront qui vous vient d’arriver,
Faites-vous cas d’un bien qu’on ne peut conserver ?
PHÉDRIE.
Si Thaïs dans sa flamme eût eu de la constance,
J’eusse estimé ce bien plus encor qu’on ne pense,
Et, bornant mes désirs dans sa possession,
J’aurais jusqu’à l’hymen porté ma passion.
PARMENON.
Vous, épouser Thaïs ! Une femme inconnue,
Sans amis, sans parents, de tous biens dépourvue,
Veuve ; et contre le gré de ceux de qui la voix,
Dans cette occasion, doit régler votre choix !
Ce discours, sans mentir, me surprend et m’étonne.
Je n’ai pas entrepris de blâmer sa personne :
Elle est sage ; et l’accueil qu’en ont tous ses amants
N’aboutit, je le crois, qu’à de vains compliments.
Mais...
PHÉDRIE.
Il suffit, le reste est de peu d’importance.
Thaïs, quoique étrangère, est de noble naissance.
Qu’importe qu’un époux ait régné sur son cœur ?
Sa beauté, toujours même, est encore en sa fleur.[1]
Quant aux biens, ce souci n’entre point dans mon âme ;
Et je ne prétends pas me vendre à quelque femme
Qui, m’ayant acheté pour me donner la loi,
Se croirait en pouvoir de disposer de moi.
En l’état où les dieux ont mis notre famille,
Je dois estimer l’or bien moins qu’un œil qui brille.
Aussi le seul devoir a contraint mon désir,
Sans que je laisse aux miens le pouvoir de choisir.
Sans doute à l’épouser j’eusse engagé mon âme :
Ne cachons point ici la moitié de sa flamme :
C’est à tort que des miens j’allègue le pouvoir,
Et je cède au dépit bien plus qu’à mon devoir.
PARMENON.
Vous cédez à l’amour plus qu’à votre colère ;
Ce courroux implacable en soupirs dégénère ;
Vous faisiez tantôt peur, et vous faites pitié.
Votre cœur, sans mentir, est de bonne amitié ;
Ce qu’il a su chérir, rarement il l’abhorre :
Il adorait ses fers, il les respecte encore ;
Ces fers à leur captif n’ont rien qu’à se montrer,
Qui n’en sort qu’à regret est tout près d’y rentrer.
PHÉDRIE.
Tais-toi, j’entends du bruit, quelqu’un sort de chez elle.
PARMENON.
Que vous faites bon guet !
PHÉDRIE.
Si c’était ma cruelle...
PARMENON.
Déjà vôtre, bons dieux !
PHÉDRIE.
Ah !
PARMENON.
Retenez vos pleurs.
PHÉDRIE.
Je sais qu’elle est perfide ; et je l’aime, et je meurs,
Et je me sens mourir, et n’y vois nul remède,
Et craindrais d’en trouver, tant l’amour me possède.
PARMENON.
L’aveu me semble franc, libre, net, ingénu.
PHÉDRIE.
Tu vois en peu de mots mes sentiments à nu.
PARMENON.
Si je les voyais seul, encor seriez-vous sage ;
Mais cette femme en voit autant ou davantage,
Et connaît votre mal ; non pas pour vous guérir.
PHÉDRIE.
Je ne vois rien d’aisé comme d’en discourir ;
Mais, si tu ressentais une semblable peine,
Peut-être verrais-tu ta prudence être vaine.
PARMENON.
Au moins, s’il faut souffrir, endurez doucement ;
L’amour est de soi-même assez plein de tourment,
Sans que l’impatience augmente encor le vôtre.
Au chagrin de ce mal n’en ajoutez point d’autre :
Aimez toujours Thaïs, et vous aimez aussi.
PHÉDRIE.
Le conseil en est bon, mais...
PARMENON.
Quoi, mais !
PHÉDRIE.
La voici.
PARMENON.
Sa présence met donc vos projets en fumée ?
PHÉDRIE.
Pour ne te point mentir, mon âme en est charmée.
Scène II
PHÉDRIE, THAÏS, PARMENON
THAÏS.
Ah, Phédrie ! Eh bons dieux ! Quoi, vous voir en ce lieu !
Vraiment vous avez tort : que n’entrez-vous ?
PHÉDRIE.
Adieu.
THAÏS.
Adieu ! Le mot est bon, et vaut que l’on en rie.
PHÉDRIE.
Quoi ! Thaïs ! à l’affront joindre la raillerie
C’est trop.
THAÏS.
De quel affront entendez-vous parler ?
PHÉDRIE.
Voyez, qu’il lui sied bien de le dissimuler !
THAÏS.
Pour le moins dites-moi d’où vient votre colère ?
PHÉDRIE.
Me gardiez-vous, ingrate, un refus pour salaire ?
Après tant de bienfaits, après tant de travaux,
M’exclure, et recevoir je ne sais quels rivaux !
THAÏS.
Je ne puis autrement, et j’étais empêchée.
PHÉDRIE.
Encor si, comme moi, vous en étiez touchée.
Ou bien si, comme vous, je pouvais m’en moquer !
THAÏS.
Vous êtes délicat, et facile à piquer.
Ecoutez mes raisons d’un esprit plus tranquille :
Pour quelque autre dessein l’excuse était utile,
Et vous l’approuverez vous-même assurément.
PARMENON.
Elle aura par amour renvoyé notre amant,
Et par haine sans doute admis l’autre en sa place.
THAÏS.
Parmenon pourrait-il me faire assez de grâce
Pour n’interrompre point un discours commencé ?
PARMENON.
Oui, mais rien que de vrai ne vous sera passé.
THAÏS.
Pour vous mieux débrouiller le nœud de cette affaire,
Je prendrai de plus haut le récit qu’il faut faire.
Quoiqu’on ignore ici le nom de mes parents,
Ils ont en divers lieux tenu les premiers rangs :
Samos fut leur patrie, et Rhodes leur demeure.
PARMENON.
Tout cela peut passer, je n’en dis rien pour l’heure :
Il faut voir à quel point vous voulez arriver.
THAÏS.
Là, tandis que leurs soins étaient de m’élever,
On leur fit un présent d’une fille inconnue
Qui dans Rhodes était pour esclave tenue.
Bien qu’elle fût fort jeune, et n’eût lors que quinze ans,
Elle nous dit son nom, celui de ses parents,
Qu’on l’appelait Pamphile, et qu’elle était d’Attique ;
Que ses parents avaient encore un fils unique,
Qu’il se nommait Chromer, que c’était leur espoir :
C’est tout ce que l’on put à cet âge en savoir.
Chacun jugeait assez qu’elle était de naissance.
Son entretien naïf et rempli d’innocence,
Mille charmes divers, sa beauté, sa douceur,
Me la firent chérir à l’égal d’une sœur.
Dès qu’elle fut chez nous, on eut soin de l’instruire.
Pour moi, comme j’étais d’un âge à me conduire,
À peine on eut appris qu’on me voulait pourvoir,
Qu’un jeune homme d’Attique, étant venu nous voir,
Me recherche, m’obtient, m’amène en cette ville,
Où, lorsque je croyais notre hymen plus tranquille,
Il mourut ; et, laissant tout mon bien engagé,
De mille soins fâcheux mon cœur se voit chargé.
Ils accrurent le deuil de ce court hyménée ;
Et, comme on voit aux maux une suite enchaînée,
Le sort, pour m’accabler de cent coups différents,
Causa presque aussitôt la mort de mes parents :
Un mal contagieux les eut privés de vie
Avant que de ce mal je pusse être avertie.
Leur bien, jusques alors assez mal ménagé,
D’un oncle que j’avais ne fut point négligé ;
Avec nos créanciers il en fit le partage,
Et sut de mon absence avoir cet avantage.
Je l’appris sans dessein de l’aller contester :
L’ordre que dans ces lieux je de vois apporter
(Bien moins que le regret d’une mort si funeste)
Fit qu’en perdant les miens, j’abandonnai le reste.
J’en observai le deuil qu’exigeait mon devoir :
Tout un an se passa sans qu’aucun pût me voir.
Enfin, notre soldat vint m’offrir son service :
Loin de me consoler, ce m’était un supplice.
Vous savez qu’on ne peut le souffrir sans ennui ;
Je l’ai pourtant souffert, espérant quelque appui.
PARMENON.
Vous tirez de mon maître encor plus d’assistance.
THAÏS.
Je l’avoue, et voudrais qu’une autre récompense
Égalât les bienfaits dont il me sait combler.
PARMENON.
Hélas ! le pauvre amant commence à se troubler.
PHÉDRIE.
Te tairas-tu ? Thaïs, achevez, je vous prie.
THAÏS.
Au bout de quelque temps Thrason fut en Carie ;
Et vous savez qu’à peine il était délogé,
Qu’on vous vit à m’aimer aussitôt engagé.
Vous me vîntes offrir et crédit et fortune :
J’en estimai dès lors la faveur peu commune ;
Et vous n’ignorez pas combien, depuis ce jour,
J’ai témoigné de zèle à gagner votre amour.
PHÉDRIE.
Je crois que Parmenon n’a garde de se taire.
PARMENON.
En pourriez-vous douter ? Mais où tend ce mystère ?
PHÉDRIE.
Tu le sauras trop tôt pour ton contentement.[2]
THAÏS.
Écoutez-moi, de grâce, encore un seul moment.
Thrason notre soldat, battu par la tempête,
Au port des Rhodiens jette l’ancre et s’arrête,
Va voir notre famille, y trouve encor le deuil,
Mes parents depuis peu renfermés au cercueil,
Mon oncle ayant mes biens, cette fille adoptive
Prête d’être vendue, et traitée en captive.
Il l’achète aussitôt pour me la redonner,
Puis fait voile en Carie, et, sans y séjourner,
Revient en ce pays, où quelque parasite
Lui dit qu’en son absence on me rendait visite ;
Que, s’il avait dessein de me donner ma sœur,
Le présent méritait quelque insigne faveur.
PHÉDRIE.
Ne vaudra-t-il pas mieux qu’on lui laisse Pamphile ?
THAÏS.
Je me résous à suivre un conseil plus utile.
Vous savez qu’en ce lieu je n’ai point de parents ;
Qu’il me peut chaque jour naître cent différends ;
Et, bien que vous preniez contre tous ma défense,
Souvent un contre tous peut manquer de puissance :
Souffrez donc que je cherche un appui loin des miens.
Je n’en saurais trouver qu’en la rendant aux siens.
Je ne puis l’obtenir sans quelque complaisance :
Il faut donc vous priver deux jours de ma présence ;
La peine en est légère, et, ce temps achevé,
Le reste vous sera tout entier conservé.
Gagne cela sur toi, de grâce, je t’en prie.
Tu ne me réponds rien, dis-moi, mon cher Phédrie ?
PHÉDRIE.
Que pourrais-je répondre, ingrate, à ces propos ?
Voyez, voyez Thrason ; je vous laisse en repos ;
Faites-lui la faveur qu’un autre a méritée ;
C’est où tend cette histoire assez bien inventée.
Une fille inconnue est prise en certains lieux ;
On nous en fait présent, elle charme nos yeux ;
Thrason vient à m’aimer, vous me rendez visite ;
Il me quitte, il apprend nos feux d’un parasite :
Les miens perdent le jour, mon oncle prend mes biens,
Vend la fille à Thrason, je veux la rendre aux siens ;
Et cent autres raisons l’une à l’autre enchaînées ;
Puis, enfin, de me voir privez-vous deux journées.
C’était donc là le but où devait aboutir
La fable que chez vous vous venez de bâtir ?
Sans perdre tant de temps, sans prendre tant de peine,
Que ne me disiez-vous : J’aime le capitaine ?
N’opposez point vos feux à cet ardent désir.
Vous aurez plus tôt fait d’endurer qu’à loisir
Je contente l’ardeur que pour lui j’ai conçue.
Dites, si vous voulez, que la vôtre est déçue ;
Prenez-en pour témoins les hommes et les dieux :
Pourvu qu’incessamment il soit devant mes yeux,
Il m’importe fort peu de passer pour parjure.
THAÏS.
Je vous aime, et pour vous je souffre cette injure.
PHÉDRIE.
Vous m’aimez ! c’est en quoi mon esprit est confus.
L’amour peut-il souffrir de semblables refus ?
THAÏS.
Je ne vous réponds point, de peur de vous déplaire ;
Il faut que ma raison cède à votre colère.
Je ne veux point de temps, non pas même un seul jour :
Je renonce à ma sœur plutôt qu’à votre amour.
PHÉDRIE.
Plutôt qu’à mon amour ! Ah ! si du fond de l’âme
Ce mot était sorti...
THAÏS.
Doutez-vous de ma flamme ?
PHÉDRIE.
J’aurai lieu d’en douter, si, ce terme fini,
Tout autre amant que moi de chez vous n’est banni.
THAÏS.
Quel terme ?
PHÉDRIE.
De deux jours.
THAÏS.
Ou trois.
PHÉDRIE.
Cet ou me tue.
THAÏS.
Ôtez-le donc.
PARMENON.
Enfin sa constance abattue
Cède aux charmes d’un mot : je l’avais bien prévu.
PHÉDRIE.
À ce que vous savez aujourd’hui j’ai pourvu.
Votre sœur peut avoir un eunuque auprès d’elle ;
J’en viens d’acheter un qui me semble fidèle,
Et tantôt Parmenon viendra pour vous l’offrir.
Souffrez votre soldat, puisqu’il faut le souffrir ;
Mais ne le souffrez point sans beaucoup de contrainte :
Donnez-lui seulement l’apparence et la feinte ;
Pendant vos compliments, songez à votre foi ;
De corps auprès de lui, de cœur auprès de moi,
Rêvez incessamment, chez vous soyez absente.
THAÏS.
Vous ne demandez rien que Thaïs n’y consente ;
Et ce point ne saurait vous être refusé.
PHÉDRIE.
Adieu.
THAÏS.
Comment ! sitôt ?
PARMENON.
Que son esprit rusé,
Pour attraper notre homme, a d’art et de souplesse !
THAÏS.
Vous voyez mon amour en voyant ma faiblesse ;
Je ne vous puis quitter que les larmes aux yeux :
Soyez toujours, Phédrie, en la garde des dieux.
Scène III
PHÉDRIE, PARMENON
PARMENON.
Est-il dans l’univers innocence pareille !
Qui la condamnerait en lui prêtant l’oreille ?
Que Thaïs a sujet de se plaindre de moi !
C’est un chef-d’œuvre exquis de constance et de foi.
PHÉDRIE.
N’as-tu pas vu ses yeux laisser tomber des larmes ?
Pour guérir mon soupçon qu’ils employaient de charmes !
PARMENON.
En matière de femme, on ne croit point aux pleurs :
Un serpent, je le gage, est caché sous ces fleurs.
PHÉDRIE.
Non, non, pour ce coup-ci je dois être sans crainte :
Ce qu’en obtient Thrason marque trop de contrainte ;
Peut-être le voit-elle afin de l’épouser ;
En ce cas, c’est moi seul que je dois accuser.
Que n’ai-je découvert le fond de ma pensée !
Dans un plus haut dessein je l’eusse intéressée ;
Elle aurait bientôt su m’assurer de sa foi,
Bannir tous ses amants, ne vivre que pour moi,
Puisque sans cet espoir tu vois qu’on me préfère.
Les deux jours expirés, je propose l’affaire :
Il faut ouvrir son cœur, et ne point tant gauchir.
PARMENON.
Que diront vos parents ?
PHÉDRIE.
On pourra les fléchir :
Du moins nous attendrons que la Parque cruelle
M’ait, par un coup fatal, rendu libre comme elle.
Éloignent les destins ce coup qu’il faudra voir,
Et fassent que d’ailleurs dépende mon espoir !
D’une ou d’autre façon je suivrai cette envie,
Dont tu vois que dépend tout le cours de ma vie.
Censure mon projet, ravale sa beauté.
Dis ce que tu voudras, le sort en est jeté.
Montre-lui cependant l’eunuque sans remise ;
Et de peur qu’à l’abord Thaïs ne le méprise,
Soigne, avant que l’offrir, qu’il soit mieux ajusté,
Et que par ton discours son prix soit augmenté.
Dis qu’on l’a fait venir des confins de l’Asie,
Qu’on l’a pris d’une race entre toutes choisie,
Qu’il chante et sait jouer de divers instruments.
Accompagne le don de quelques compliments :
Jure que pour maîtresse il mérite une reine ;
Que Thaïs l’est aussi, régnant en souveraine
Sur tous mes sentiments ; et mille autres propos.
PARMENON.
Tenez le tout pour fait, et dormez en repos.
PHÉDRIE.
S’il se peut ; mais aux champs aussi bien qu’à la ville
Je sens que mon esprit est toujours peu tranquille :
Il me faut toutefois éprouver aujourd’hui
Ce qu’ils auront d’appas à flatter mon ennui.
PARMENON.
À votre prompt retour nous en saurons l’issue.
PHÉDRIE.
Peut-être verras-tu ta croyance déçue.
Seulement prends le soin...
PARMENON.
Allez, je vous entends.
Scène IV
PARMENON
Ah ! combien l’amour change un homme en peu de temps !
Devant que le hasard eût offert à sa vue
Les fatales beautés dont Thaïs est pourvue,
Cet amant n’avait rien qui ne fût accompli ;
De louables désirs son cœur était rempli ;
Il ne prenait de soin que pour la république ;
Et même le ménage, où trop tard on s’applique,
De ses plus jeunes ans n’était point négligé.
Aujourd’hui qu’une femme à ses lois l’a rangé,
Ce n’est qu’oisiveté, que crainte, que faiblesse :
Le nombre des amis, la grandeur, la noblesse,
Et tant d’autres degrés, pour un jour parvenir
Au rang que ses aïeux ont jadis su tenir,
Sont des noms odieux, dont cette âme abattue
A toujours craint de voir sa flamme combattue ;
Et quelque bon dessein qu’enfin il ait formé,
Il ne saurait quitter ce logis trop aimé.
Ne s’en revient-il pas me changer de langage ?
Scène V
PHÉDRIE, PARMENON
PARMENON.
Sans mentir, c’est à vous d’entreprendre un voyage.
Quoi ! déjà de retour ! Vous savez vous hâter.
PHÉDRIE.
Pour te dire le vrai, j’ai peine à la quitter.
PARMENON.
Du lieu d’où vous venez dites-nous quelque chose
Les champs auraient-ils fait une métamorphose ?
Et depuis le long temps que vous êtes parti,
Ce violent désir s’est-il point amorti ?
PHÉDRIE.
Pourquoi s’embarrasser d’un voyage inutile ?
Si Thrason dès l’abord fait présent de Pamphile,
Thaïs ayant sa sœur peut lui manquer de foi.
PARMENON.
Mais s’il retient aussi Pamphile auprès de soi,
Connaissant de Thaïs les faveurs incertaines ?
PHÉDRIE.
Ne puis-je pas toujours attendre dans Athènes ?
PARMENON.
Deux jours sans vous montrer ?
PHÉDRIE.
Quatre, s’il est besoin.
PARMENON.
Du bonheur d’un rival vous seriez le témoin ?
PHÉDRIE.
À te dire le vrai, ce seul penser me tue,
Et vois bien[3] qu’il vaut mieux m’éloigner de leur vue.
Adieu.
PARMENON.
Combien de fois voulez-vous revenir ?
PHÉDRIE, revenant.
J’omettais, en effet, qu’il te faut souvenir
De m’envoyer quelqu’un, si Thaïs me rappelle ;
Mais que le messager soit discret et fidèle,
Et surtout diligent, c’est le principal point :
Pour toi, prends garde à tout, et ne t’épargne point.
PARMENON.
Je n’ai que trop d’emploi, n’ayez peur que je chôme.
PHÉDRIE, revenant.
À propos, prends le soin de bien styler notre homme.
PARMENON.
Quel homme ?
PHÉDRIE.
Notre eunuque.
PARMENON.
À servir d’espion ?
PHÉDRIE.
Il le faut employer dans cette occasion.
PARMENON, voyant Phédrie s’en aller.
Que de desseins en l’air son ardeur se propose !
PHÉDRIE, revenant, et donnant une bourse à Parmenon.
Je savais bien qu’encor j’oubliais quelque chose :
Aux valets de Thaïs, tiens, fais quelque présent ;
C’est de tous les secrets le meilleur à présent.
PARMENON.
Est-ce là le dépit conçu pour cette injure ?
N’avez-vous fait serment que pour être parjure ?
PHÉDRIE.
Voudrais-tu que jamais on ne pût m’apaiser ?
PARMENON.
Votre bon naturel ne se peut trop priser :
Qui pardonne aisément mérite qu’on le loue.
PHÉDRIE.
Vraiment je suis d’avis qu’un esclave me joue,
Qu’il tranche du railleur, qu’il fasse l’entendu.
PARMENON.
Quoi ! vous voulez qu’encor tout ceci soit perdu ?
PHÉDRIE.
Garde bien au retour de m’en rendre une obole.
PARMENON.
Vous serez obéi, monsieur, sur ma parole.
PHÉDRIE.
Je l’entends d’autre sorte, et veux qu’on donne à tous.
PARMENON.
Nous pouvons leur donner, et retenir pour nous.
PHÉDRIE.
Adieu, que du soldat surtout il se souvienne.
PARMENON.
Fuyons vite d’ici, de peur qu’il ne revienne.
ACTE II
Scène première
GNATON
Que le pouvoir est grand du bel art de flatter !
Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister !
Qu’il s’offre peu d’emplois que le sien ne surpasse !
Et qu’entre l’homme et l’homme il sait mettre d’espace
Un de mes compagnons, qu’autrefois on a vu
Des dons de la fortune abondamment pourvu,
Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves,
Voulait être servi par un monde d’esclaves ;
Devenu maintenant moins superbe et moins fier,
S’estimerait heureux d’être mon estafier.
Naguère en m’arrêtant il m’a traité de maître :
Le long temps et l’habit me l’ont fait méconnaître :
Autant qu’il était propre, aujourd’hui négligé,
Je l’ai trouvé d’abord tout triste et tout changé.
Est-ce vous ? ai-je dit. Aussitôt il me conte
Les malheurs qui eau soient son chagrin et sa honte ;
Qu’ayant été d’humeur à ne se plaindre rien,
Ses dents avaient duré plus longtemps que son bien,
Et qu’un jeûne forcé le rendait ainsi blême.
Pauvre homme ! n’as-tu point de ressource en toi-même ?
Ai-je répondu lors ; et ton cœur abattu
Manque-t-il au besoin d’adresse et de vertu ?
Compare à ce teint frais ta peau noire et flétrie ;
J’ai tout, et je n’ai rien que par mon industrie.
À moins que d’en avoir pour gagner un repas,
Les morceaux tout rôtis ne te chercheront pas.
Enfin veux-tu dîner n’ayant plus de marmite,
Imite mon exemple, et fais-toi parasite ;
Tu ne saurais choisir un plus noble métier.
Gardez-en, m’a-t-il dit, le profit tout entier :
On ne m’a jamais vu ni flatteur, ni parjure :
Je ne saurais souffrir ni de coup, ni d’injure ;
Et, lorsque j’ai d’un bras senti la pesanteur,
Je n’en suis point ingrat envers mon bienfaiteur.
D’ailleurs faire l’agent, et d’amour s’entremettre,
Couler dans une main le présent et la lettre,
Préparer les logis, faire le compliment ;
Quand monsieur est entré, sortir adroitement,
Avoir soin que toujours la porte soit fermée,
Et manger, comme on dit, son pain à la fumée ;
C’est ce que je ne puis, ni ne veux pratiquer.
Adieu. Moi de sourire, et lui de s’en piquer.
Il s’en trouve, ai-je dit, qu’à bien moins on oblige,
Et c’est là le vieux jeu qu’à présent je corrige.
On voit parmi le monde un tas de sottes gens
Qui briguent des flatteurs les discours obligeants :
Ceux-là me duisent[4] fort ; je fuis ceux qui sont chiches,
Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches.
Je les repais de vent, que je mets à haut prix ;
Prends garde à ce qui peut allécher leurs esprits ;
Sais toujours applaudir, jamais ne contredire,
Être de tous avis, en rien ne les dédire ;
Du blanc donner au noir la couleur et le nom ;
Dire sur même point tantôt oui, tantôt non.
Ce sont ici leçons de la plus fine étoffe.
Je commente cet art, et j’y suis philosophe :
Le livre que j’en fais aura, sans contredit,
Plus que ceux de Platon, de vogue et de crédit.
Nous nous sommes quittés, remettant la dispute.
J’ai quelque ordre important qu’il faut que j’exécute.
De la part d’un soldat, que je sers à présent,
Je vais trouver Thaïs, et lui faire un présent ;
Il est tel que mon âme en est presque tentée :
C’est une jeune esclave à Rhodes achetée :
L’âge en est de seize ans, l’embonpoint d’un peu plus
La taille en marque vingt. Et pour moi je conclus
Qu’elle soit, et pour cause, en vertu d’hyménée,
Aux désirs d’un époux bientôt abandonnée,
Ou je crains fort d’en voir quelque autre possesseur.
Ce grand abord de gens au logis de sa sœur.
Le scrupule des noms d’ingrate et de cruelle,
De ces cœurs innocents la pitié criminelle,
Cent autres ennemis d’un honneur mal gardé,
Marquent le sien perdu, du moins fort hasardé.
Mais entre eux le débat : n’étant point ma parente.
La suite m’en doit être au moins indifférente :
L’exposant au danger sans crainte et sans souci,
Je m’en vais la quérir dans un heu près d’ici ;
Et plût à quelque dieu qu’en passant par la rue,
Du rival de mon maître elle fut aperçue !
Voici son Parmenon qui s’avance à propos ;
Pour peu qu’il tarde ici, nous en dirons deux mots.
Scène II
PARMENON
Notre amant, ayant dit mille fois en une heure,
Quoi ! s’éloigner des lieux où mon âme demeure !
N’irai-je pas ? irai-je ? enfin s’est hasardé ;
Et mille fois encor m’a tout recommandé,[5]
Que je prenne bien garde au nombre des visites,
Qu’on peut rendre en personne, ou bien par parasites ;
Qu’aux environs d’ici nul ne fasse un seul tour
Dont mon livre chargé ne l’instruise au retour ;
Et que, si je surprends le soldat auprès d’elle,
Je tienne des clins d’œil un registre fidèle ;
Écrive leur propos de l’un à l’autre bout,
Ne laisse rien passer, et sois présent à tout :
Car le sage ne doit qu’à soi-même s’attendre.
C’eût été pour quelque autre un plaisir de l’entendre ;
Moi, qui sans cesse marche, et qui trotte, et qui cours,
Je ne ris qu’à demi de semblables discours.
Et je souhaiterais, du fond de ma pensée,[6]
Que le dieu Cupidon eût la tête cassée :
Cela ferait grand bien aux pieds de cent valets.
J’approche de Thaïs, et voici son palais.
Quoi ! j’aperçois aussi notre flatteur à gage !
Scène III
PARMENON, GNATON, conduisant Pamphile
PARMENON.
Avance, homme de bien !
GNATON.
Contemple ce visage.
PARMENON.
Le coquin parle en prince, et n’est qu’un gueux parfait.
GNATON.
Tu te penses moquer, je suis prince en effet.
PARMENON.
Des fous, cela s’entend.
GNATON.
Quoi ! des fous ? Il n’est sage
Qui sous moi ne dût faire un an d’apprentissage.
PARMENON.
En quel art ?
GNATON.
De goinfrer.
PARMENON.
Je le trouve très beau.
Si tu peux y savoir quelque secret nouveau,
Il n’est point d’industrie à l’égal de la tienne.
GNATON.
Va, tu mérites bien que je t’en entretienne ;
Seulement traitons-nous un mois à tes dépens.
PARMENON.
Volontiers : mais dis-moi, sans me mettre en suspens,
Quelle est cette beauté qu’en triomphe tu mènes ?
GNATON.
Celle qui va bientôt t’épargner mille peines.
Je te trouve honnête homme, et suis fort ton valet.
D’un mois, par mon moyen, ni lettre, ni poulet,
Ni billet à donner, ni réponse à prétendre.
PARMENON.
Je commence, Gnaton, d’avoir peine à t’entendre.
GNATON.
Ni nuits à faire guet avec tes yeux d’Argus.
PARMENON.
Tu me gênes l’esprit par ces mots ambigus ;
Veux-tu bien m’obliger ?
GNATON.
Comment ?
PARMENON.
De grâce, achève.
GNATON.
Avec toi pour un mois les courses ont fait trêve.
PARMENON.
Je le crois ; mais encor, dis-m’en quelque raison.
GNATON.
Thaïs, par ce présent, sera toute à Thrason.
PARMENON.
Je veux qu’il soit ainsi : quelle en sera la suite ?
GNATON.
Pour un homme subtil, et si plein de conduite,
Tu devrais pénétrer et voir un peu plus loin :
Je veux, encore un coup, te délivrer de soin.
Thrason voyant Thaïs, ceux dont elle est aimée
Peuvent tous s’assurer que sa porte est fermée :
Ton maître comme un autre ; et tu n’entendras plus
Ni souhaits impuissants, ni regrets superflus,
Ni Quel est ton avis ? ni Fais-lui tel message.
PARMENON.
Ah ! combien voit de loin l’homme prudent et sage !
J’avais peine à comprendre où tendait ce propos ;
Mais, grâce aux immortels, j’aurai quelque repos.
GNATON.
Dis, grâces à Gnaton.
PARMENON.
Et rien pour cette belle ?
GNATON.
À propos, que t’en semble ?
PARMENON, voulant toucher Pamphile.
Ô dieux ! qu’elle est rebelle !
Du bout du doigt à peine on ose lui toucher.
GNATON.
Nul mortel que Thrason n’a droit d’en approcher.
PARMENON.
Pour un si rare objet on peut tout entreprendre.
PAMPHILE.
Dieux ! quelle patience il faut pour les entendre !
Gnaton, conduis-moi vite, et ne te raille point.
PARMENON.
De grâce, écoute-moi, je n’ai plus qu’un seul point.
GNATON.
Dis ce que tu voudras.
PARMENON.
Quel est son nom ?
GNATON.
Pamphile.
PARMENON.
Point d’autre ?
GNATON.
Que t’importe ?
PARMENON.
Est-elle en cette ville
Depuis un fort longtemps ?
GNATON.
Ton caquet m’étourdit.
PARMENON.
Saurai-je son pays, son âge ?
GNATON.
Est-ce tout dit ?
PARMENON.
Tu te fais trop prier, n’étant pas si beau qu’elle.
GNATON.
Te confondent les dieux, et toute ta séquelle !
Je te sauve un gibet, te souhaitant ceci.
PARMENON.
Ton bon vouloir mérite un ample grand merci :
Un jour nous t’en rendrons quelque digne salaire.
GNATON.
Tu le peux sans tarder. Mais n’as-tu point affaire ?
PARMENON.
Pour toi, quand j’en aurais, je voudrais tout quitter.
GNATON.
De ce pas à Thaïs viens donc me présenter ;
Sers-moi d’introducteur.
PARMENON.
Tu ris, mais il n’importe.
Entre seul, tu le peux.
GNATON.
Tiens-toi donc à la porte,
Et garde qu’on ne laisse entrer dans la maison
Quelque autre messager que celui de Thrason ;
Je t’en donne l’avis, comme ami de ton maître :
Et peut-être qu’un jour il saura reconnaître
De quelque bon repas ce conseil important.
PARMENON.
Encor deux jours de vie, et je mourrai content.
GNATON.
Il te faut bien un mois à la bonne mesure.
PARMENON.
Non, non, je te rendrai ces mots avec usure,
Dans deux jours au plus tard.
GNATON.
Nous le verrons. Adieu.
PARMENON.
Mon galant est parti : qu’ai-je affaire en ce lieu ?
J’avais dessein de voir cette sœur prétendue ;
Et je me trompe fort, ou c’est peine perdue
De s’en aller offrir, après un tel présent,
Notre vieillard flétri, chagrin, et mal plaisant ;
Mais il faut obéir.
Scène IV
CHÉRÉE, PARMENON
PARMENON.
Où courez-vous, Chérée ?
CHÉRÉE.
C’en est fait, Parmenon, ma perte est assurée.
PARMENON.
Comment ?
CHÉRÉE.
L’as-tu point vue en passant par ces lieux ?
PARMENON.
Qui ?
CHÉRÉE.
Certaine beauté, qui, s’offrant à mes yeux,
N’a rien fait que paraître, et s’est évanouie.
PARMENON.
Vous en avez encor la vue tout éblouie.
CHÉRÉE.
Ô dieux ! Mais où chercher ? Que le maudit procès
Puisse avoir quelque jour un sinistre succès !
PARMENON.
Comment ? quoi ? quel procès ?
CHÉRÉE.
Ah ! si tu l’avais vue !
PARMENON.
Et qui ?
CHÉRÉE.
Cette beauté de mille attraits pourvue.
PARMENON.
Hé bien ?
CHÉRÉE.
Tu l’aimerais, et cet objet charmant
Ne peut souffrir qu’un cœur lui résiste un moment.
Ne me parle jamais de tes beautés communes ;
Leurs caresses me sont à présent importunes,
Rien que de celle-ci mon cœur ne s’entretient.
PARMENON.
Vraiment ! c’est à ce coup que le bon homme en tient.
L’un de ses fils aimait ; l’autre, plein de furie,
Passera les transports de son frère Phédrie.
De l’humeur dont je sais que le cadet est né,
Ce ne sera que jeu, dans deux jours, de l’aîné.
CHÉRÉE.
Aussi ne saurait-il avoir l’âme charmée
Des traits d’une beauté plus digne d’être aimée.
PARMENON.
Peut-être.
CHÉRÉE.
En doutes-tu ?
PARMENON.
C’est un trop long discours.
Vous aimez ?
CHÉRÉE.
À tel point, que si d’un prompt secours...
PARMENON.
Tout beau, demeurons là, ne marchons pas si vite :
Où prétendez-vous donc ce soir aller au gîte ?
CHÉRÉE.
Hélas ! s’il se pouvait, chez l’aimable beauté.
PARMENON.
Certes, pour un malade il n’est point dégoûté.
CHÉRÉE.
Tu ris et je me meurs.
PARMENON.
Mais encor, quel remède
Faudrait-il apporter au mal qui vous possède ?
CHÉRÉE.
De ce mot de remède en vain tu m’entretiens.
Si par tes prompts efforts bientôt je ne l’obtiens.
Tu m’as dit tant de fois : Essayez mon adresse ;
Votre âge le permet, aimez, faites maîtresse.
J’aime, j’en ai fait une : achève, et montre-moi
Que mon cœur se pouvait engager sur ta foi.
PARMENON.
Je l’ai dit en riant, et sans croire votre âme,
Pour un discours en l’air, susceptible de flamme.
CHÉRÉE.
Qu’il ait été promis ou de bon, ou par jeu,
Si tes soins, Parmenon, ne me livrent dans peu
Cette même beauté qui captive mon âme,
Je ne vois que la mort pour terminer ma flamme.
PARMENON.
Dépeignez-la-moi donc.
CHÉRÉE.
Elle est jeune, en bon point.
PARMENON.
Celui qui la menait ?
CHÉRÉE.
Je ne le connais point.
PARMENON.
Le nom d’elle ?
CHÉRÉE.
Aussi peu.
PARMENON.
Son logis ?
CHÉRÉE.
Tout de même.
PARMENON.
Vous ne savez donc rien ?
CHÉRÉE.
Rien, sinon que je l’aime.
PARMENON.
Me voilà bien instruit. Quel chemin ont-ils pris ?
CHÉRÉE.
Tandis qu’elle arrêtait mes sens et mes esprits,
Notre hôte Archidémide, avec son front sévère,
Est venu m’aborder, et m’a dit que mon père
Ne faillit pas demain d’être son défenseur
Contre l’injuste effort d’un puissant agresseur ;
Et, comme les vieillards sont longs en toute chose,
D’un récit ennuyeux il m’a déduit sa cause,
Tant, qu’après notre adieu je n’ai plus aperçu
L’objet de ce désir qu’en passant j’ai conçu.
PARMENON.
C’est être malheureux.
CHÉRÉE.
Autant qu’homme du monde.
PARMENON.
Vous l’avez bien maudit ?
CHÉRÉE.
Que le ciel le confonde !
Depuis plus de deux ans nous ne nous étions vus.
PARMENON.
Il se rencontre ainsi des malheurs imprévus.
Celui qui la menait est quelque homme de mine ?
CHÉRÉE.
Rien moins. Tu le croirais un pilier de cuisine ;
Et lui seul, sans mentir, est aussi gras que deux.
PARMENON.
Son habit ?
CHÉRÉE.
Fort usé.
PARMENON.
Leur train ?
CHÉRÉE.
Je n’ai vu qu’eux.
PARMENON.
C’est elle assurément.
CHÉRÉE.
Qui ?
PARMENON.
Rassurez votre âme ;
Je connais maintenant l’objet de votre flamme.
CHÉRÉE.
L’as-tu vue ?
PARMENON.
Elle-même.
CHÉRÉE.
Et tu sais son logis ?
PARMENON.
Je le sais.
CHÉRÉE.
Parmenon, dis-le-moi.
PARMENON.
Chez Thaïs.
Comme ils venaient d’entrer, je vous ai vu paraître ;
C’est un don que lui fait le rival de mon maître.
CHÉRÉE.
Il doit être puissant.
PARMENON.
Plus en bruit qu’en effet.
CHÉRÉE.
Qu’il m’en fasse un pareil, j’en serai satisfait.
PARMENON.
On vous croit sans jurer.
CHÉRÉE.
Mais qu’en pense Phédrie ?
Je n’y vois point pour lui sujet de raillerie.
PARMENON.
Qui saurait son présent le plaindrait beaucoup plus.
CHÉRÉE.
Quel présent ?
PARMENON.
Un vieillard impuissant et perclus,
Sans esprit, sans vigueur, sans barbe, sans perruque,
Un spectre, un songe, un rien, pour tout dire un eunuque,
Dont encore il prétend, contre toute raison,
Pouvoir contrecarrer le présent de Thrason.
Si l’on nous laisse entrer, je veux perdre la vie.
CHÉRÉE.
S’il est aussi reçu, qu’il me donne d’envie !
PARMENON.
Vous préservent les dieux d’un heur pareil au sien !
Ce serait pour Pamphile un mauvais entretien.
CHÉRÉE.
Quoi ! garder une fille et si jeune et si belle !
Coucher en même chambre, et manger auprès d’elle,
La voir à tout moment sans crainte et sans soupçon,
Tu ne voudrais pas être heureux de la façon ?
PARMENON.
Vous pouvez aisément avoir cette fortune :
La ruse est assurée autant qu’elle est commune.
D’un voyage lointain depuis peu revenu,
Sans doute chez Thaïs vous êtes inconnu :
Il faut prendre l’habit que notre eunuque porte :
Vous passerez pour lui, déguisé de la sorte.
Votre menton sans poil y doit beaucoup aider.
CHÉRÉE.
Et l’on me donnera cette belle à garder ?
PARMENON.
Et sans doute à garder vous aurez cette belle.
Mais après ?
CHÉRÉE.
Innocent ! je puis lors auprès d’elle
Boire, manger, dormir, lui parler en secret.
PARMENON.
Usez-en tout au moins comme un homme discret.
CHÉRÉE.
Tu ris ?
PARMENON.
Des vains projets où l’amour vous emporte,
Vous vous croyez dedans avant qu’être à la porte ;
Et, sans savoir encor quelle est cette beauté,
D’un espoir amoureux votre cœur est flatté :
Il faut auparavant s’acquérir une entrée.
CHÉRÉE.
L’échange proposé me la rend assurée.
PARMENON.
Oui, s’il se pouvait faire.
CHÉRÉE.
À d’autres, Parmenon !
PARMENON.
Quoi ! vous avez donc cru que c’était tout de bon ?
CHÉRÉE.
Tout de bon ou par jeu, derechef il n’importe ;
Et si je ne l’obtiens ou d’une ou d’autre sorte.
Je suis mort.
PARMENON.
Mais avant que de vous engager,
Pesez, encore un coup, la grandeur du danger.
CHÉRÉE.
Trop de raisonnement peut nuire en telle affaire :
L’occasion se perd tandis qu’on délibère ;
Un autre la prendra, j’en aurai du regret.
PARMENON.
Mais au moins pourrez-vous me garder le secret ?
CHÉRÉE.
Ne crains rien.
PARMENON.
Priez donc Amour qu’il favorise
De quelque bon succès cette haute entreprise.
CHÉRÉE.
Amour ! si sa beauté peut s’offrir à mes sens,
Tu ne manqueras plus ni d’autels ni d’encens.
ACTE III
Scène première
THRASON
Il faut dire le vrai, j’en voulais à Pamphile ;
Et, bien que pour Thaïs un amour plus facile
Étouffât celle-ci presque encore au berceau,
Sans mentir j’ai regret de perdre un tel morceau.
Je ne sais quel remords tient mon âme occupée ;
Mais encore être ainsi de mes mains échappée,
C’est le comble du mal, et souffrir qu’un enfant
Des lacs d’un vieux routier se sauve en triomphant.
Me préservent les dieux d’une beauté naissante !
Il n’est point de méthode en amour si puissante
Qui ne fût inutile à qui s’en piquerait :
Souvent ces jeunes cœurs sont plus durs qu’on ne croit.
Pour gagner son amour, je ne sais point de voie ;
C’est un fort à tenir aussi longtemps que Troie.
J’aurais, sans me vanter, depuis qu’elle est chez moi,
Réduit à la raison quatre filles de roi.
J’eusse pu l’épouser, mais je fuis la contrainte ;
Le seul nom de l’hymen me fait frémir de crainte :
Et je ne voudrais pas que mon cœur fût touché
De l’espoir d’un royaume à Pamphile attaché.
Rien n’est tel, à qui craint une femme importune,
Que de vivre en soldat, et chercher sa fortune.
On se pousse partout, on risque sans souci,
Et qui n’y gagne rien, n’y peut rien perdre aussi.
Mais rarement Thrason se plaint-il d’une dame ;
Jusqu’ici peu d’objets ont régné sur son âme
Sans payer son amour d’une ou d’autre façon.
Phédrie en pourrait bien avoir quelque leçon ;
Je n’en pense pas plus, n’étant point d’humeur vaine.
Voyons si notre agent aura perdu sa peine :
Le voici qui s’approche.
Scène II
THRASON, GNATON
THRASON.
Eh bien, qu’as-tu gagné ?
GNATON.
Que de peines, seigneur, vous m’avez épargné !
Je vous allais chercher au port et dans la place.[7]
THRASON.
Tu me rapportes donc des actions de grâce ?
GNATON.
Le faut-il demander ? J’en suis tout en chaleur.
THRASON.
Enfin le don lui plaît ?
GNATON.
Non tant pour la valeur,
Que pour venir de vous ; c’est là ce qui la touche,
Et ce qu’à tous moments elle a dedans la bouche,
Comme un des plus grands biens qu’elle ait jamais reçus.
Vous ririez de l’ouïr triompher là-dessus.
THRASON.
Ce qui vient de ma part cause ainsi de la joie ;
J’ai cent fois plus de gré d’un bouquet que j’envoie,
Qu’un autre n’en aurait de quelque don de prix,
Fût-ce même un trésor.
GNATON.
Vivent les bons esprits !
Il n’est, à bien parler, que manière à tout faire.
D’un travail de dix ans ce que le sot espère.
L’honnête homme, d’un mot, le lui viendra ravir.
THRASON.
Aussi le roi m’emploie, et j’ai su le servir
À la guerre, en amour, auprès de ses maîtresses,
Quoique j’eusse souvent ma part de leurs caresses.
GNATON.
Mais s’il l’apprend aussi ?
THRASON.
Gnaton, soyez discret.
Je ne découvre pas à tous un tel secret.
GNATON.
C’est fait en homme sage.
Tout bas, se tournant.
Il l’a dit à cent autres.
Haut.
Le roi n’agréait donc autres soins que les vôtres ?
THRASON.
Que les miens ; et parfois se trouvant dégoûté
Du tracas importun qui suit la royauté,
Comme s’il eût voulu... tu comprends ma pensée ?
GNATON.
Prendre un peu de bon temps, toute affaire laissée.
THRASON.
Cela même. Aussitôt il m’envoyait quérir :
Seuls ainsi nous passions les jours à discourir
De cent contes plaisants que je lui savais faire ;
Et s’il se présentait quelque importante affaire,
Après avoir le tout entre nous disposé,
Son conseil n’en avait qu’un reste déguisé ;
Et souvent, malgré tous, ma voix était suivie.
GNATON.
Lors chacun d’enrager, mourir, crever d’envie ?
THRASON.
Et Thrason de s’en rire.
GNATON.
À l’oreille du roi ?
THRASON.
Qui peut te l’avoir dit ?
GNATON.
C’est qu’ainsi je le croi.
THRASON.
Sur ce propos, un jour qu’il remarquait leur peine,
Le chef des éléphants, appelé Métasthène,
Des plus considérés près du prince à présent,
Ne se put revancher d’un trait assez plaisant.
Il mâchait de dépit quelque mot dans sa bouche,
Et me tournant les yeux : Qui vous rend si farouche ?
Sont-ce les bêtes, dis-je, à qui vous commandez ?
GNATON.
Et le roi, qu’en dit-il ?
THRASON.
Nous étant regardés,
Il ne put à la fin s’empêcher de sourire.
Je dis, sans vanité, peu de mots qu’il n’admire.
GNATON.
Comme vous en parlez, c’est un prince poli.
THRASON.
Peu d’hommes ont, de vrai, l’esprit aussi joli :
Surtout il s’entend bien à placer son estime.
GNATON.
Celle qu’il fait de vous me semble légitime.
THRASON.
T’ai-je dit un bon mot, qu’en un bal invité...
GNATON.
Non.
Bas, se tournant.
Plus de mille fois il me l’a raconté.
THRASON.
Nous étions régalés du satrape Orosmède,
Chacun avait sa nymphe : alors un Ganymède
Approchant de la mienne, aussitôt je lui dis
Que les restes de Mars seraient pour Adonis.
GNATON.
Le jeune homme rougit ?
THRASON.
Belle demande à faire ?
Il rougit, et d’abord fut contraint de se taire :
Depuis chacun m’a craint.
GNATON.
Avec juste raison.
N’ont-ils point un recueil des bons mots de Thrason ?
THRASON.
Je t’en conterais cent ; mais changeons de matière.
Thaïs, comme ta sais, est femme assez altière,
Jalouse, et d’un esprit à tout craindre de moi :
Dois-je, en quittant sa sœur, lui confirmer ma foi ?
GNATON.
Rien moins. Il vaut bien mieux la tenir en cervelle.
Ayez toujours en main quelque amitié nouvelle :[8]
De ce secret d’amour l’effet n’est pas petit ;
C’est par là qu’on maintient les cœurs en appétit,
Et qu’on accroît l’amour au lieu de le détruire.
Mais je fais des leçons à qui devrait m’instruire.
THRASON.
Comment un tel secret a-t-il pu m’échapper ?
GNATON.
Des soins plus importants pouvaient vous occuper ;
Vous rêviez, je m’assure, à quelque haut fait d’armes.
THRASON.
Il est vrai que la guerre a pour moi de tels charmes,
Qu’ils me font oublier tous les autres plaisirs.
GNATON.
Mais l’amour trouve aussi sa part dans vos désirs ?
THRASON.
Entre Mars et Vénus mon cœur se sent suspendre,
Est recherché des deux, ne sait auquel entendre.
Laissons là leur débat : quel traité m’as-tu fait ?
GNATON.
Tel qu’un plus amoureux en serait satisfait.
Thaïs se veut purger de tous sujets de plainte :
Deux jours, par mon moyen, sans rival et sans crainte
Vous lui rendrez visite en dépit des jaloux.
THRASON.
Je t’aime.
GNATON.
Et du dîner sur moi reposez-vous ;
Je l’ai fait, en passant, apprêter chez votre hôte.
THRASON.
De faim jamais Gnaton ne mourra par sa faute.
GNATON.
Qu’y faire ? il faut bien vivre ici comme autre part.
THRASON.
Retourne chez Thaïs, et dis-lui qu’il est tard.
Scène III
THAÏS, THRASON, GNATON
THAÏS.
Il n’en est pas besoin, je viens sans qu’on m’appelle.
THRASON.
Sais-je faire un présent ?
THAÏS.
Certes la chose est belle ;
Mais je n’estime au don que le lieu dont il vient.
GNATON.
Notre dîner est prêt, s’il ne vous en souvient.
THRASON, à Thaïs.
Plus rare et d’autre prix je vous l’aurais donnée.
GNATON.
Toujours en compliments il se passe une année ;
Le dîner nous attend, hâtons-nous, c’est assez.
THAÏS.
Nous ne sommes, Gnaton, pas encor si pressés.
Il me faut du logis donner charge à Pythie.
GNATON.
Tout ira comme il faut, j’en réponds sur ma vie.
THAÏS.
Sans avoir pris ce soin, je n’ose m’engager.
GNATON.
Puissent mes ennemis de femmes se charger !
Elles n’ont jamais fait, toujours nouvelle excuse.
THAÏS.
De vains retardements à tort on nous accuse ;
Votre sexe se laisse encor moins gouverner.
GNATON.
Ne tient-il point à moi que nous n’allions dîner ?
THAÏS.
Ne plaise aux dieux, Gnaton, qu’on ait telle pensée.
GNATON.
Je ne vous en vois point pour cela plus pressée.
THAÏS.
Allons, si tu le veux.
Scène IV
THAÏS, THRASON, GNATON, PARMENON, amenant Chérée
PARMENON.
Un mot auparavant.
GNATON.
Nous voici, grâce aux dieux, aussi prêts que devant :
Je dînerai demain, s’il plaît à la fortune.
Fais vite, Parmenon, ta harangue importune.
PARMENON.
Mon maître, par votre ordre absent de ce séjour,
Avecque ce présent vous offre le bonjour.
Je ne veux point passer la loi qui m’est prescrite,
Ni parler de ses pleurs quand il faut qu’il vous quitte :
De vous-même à son mal vous pouvez compatir,
Et le croire affligé sans l’avoir vu partir.
Faisant un don plus riche, il eût eu plus de joie ;
Mais au moins de bon cœur croyez qu’il vous l’envoie.
THRASON.
Le présent peut passer.
THAÏS.
Il me charme en effet.
Je ne l’aurais pas cru si beau, ni si bien fait.
PARMENON.
On l’appelle Doris : et quant à son adresse,
En tout ce que l’on doit apprendre à la jeunesse
On l’a, dès son jeune âge, instruit et façonné.
À quoi que de tout temps il se soit adonné,
Soit aux arts libéraux, soit aux jeux d’exercice,
À sauter, à lutter, à courir dans la lice,
Il a toujours passé pour un des plus adroits :
Enfin, permettez-lui de parler quelquefois,
Vous l’entendrez bientôt en conter des plus belles ;
Il vous entretiendra de cent choses nouvelles.
Mon maître cependant n’exige rien de vous :
Vous ne le trouverez importun ni jaloux ;
Il ne vous contera ni bons mots ni faits d’armes ;
Et vous pouvez. Thaïs, disposer de vos charmes
Sans craindre qu’il s’offense et vous tienne en souci,
Comme un de vos amants qui n’est pas loin d’ici.
Faites entrer chez vous soldats et parasites,
Pourvu qu’il puisse rendre à son tour ses visites
(J’entends quand vous serez d’humeur ou de loisir),
Il se tiendra content par delà son désir.
THRASON.
Si ton maître avait dit ce que tu viens de dire...
PARMENON.
Comme j’en suis l’auteur, vous n’en faites que rire.
THRASON.
Dois-je contre un valet employer mon courroux ?
Que t’en semble, Gnaton ?
GNATON.
Seigneur, épargnez-vous.
THRASON.
Je te croirai. Thaïs, ce parleur m’incommode.
GNATON.
De vrai, les compliments ne sont plus à la mode ;[9]
Allons.
THAÏS.
Quand on voudra.
THRASON.
Qu’un long discours déplaît !
GNATON.
Surtout, à mon avis, quand le dîner est prêt.
THAÏS.
Du zèle et du présent je lui suis obligée.
PARMENON.
Le don ne vous tient pas vers mon maître engagée ;
S’il doit être payé, c’est du zèle sans plus.
GNATON.
Remettons à tantôt ces discours superflus ;
Il n’est pas maintenant saison de repartie.
THAÏS.
Tu me permettras bien d’ordonner à Pythie
Que le soin de Pamphile à Doris soit commis.
GNATON.
Faites que Gnaton dîne, et tout vous est permis.
Scène V
THRASON, GNATON, PARMENON
PARMENON.
Pour un entremetteur, on te fait trop attendre :
Ce n’est point là le gré que tu pouvais prétendre ;
Et si j’avais reçu tel présent par Gnaton,
Il se verrait à table assis jusqu’au menton.
On ne devrait ici rendre aucune visite
Sans avoir un billet signé de Parasite ;
Il lui faut cependant mettre tout son espoir
À courir tout le jour pour déjeuner au soir.
Pour moi, je ne crois pas qu’autre chose il attrape,
Si ce n’est que son roi le fasse un jour satrape,
Ou que, las de courir et battre le pavé,
Plus haut que son mérite il se trouve élevé.
Que dis-tu de ces mots ? Ai-je su te le rendre ?
THRASON.
Le coquin veut railler. Gnaton, va nous attendre ;
Je vais prendre Thaïs.
GNATON.
Laissez-moi cet emploi
Un chef doit autrement tenir son quant-à-moi.
THRASON.
Adieu donc, Parmenon : tu diras à Phédrie
Que Thaïs, pour un temps, trouve bon qu’il l’oublie ;
Que pour l’entretenir deux jours me sont assez.
PARMENON.
Ne vous en vantez point avant qu’ils soient passés.
Scène VI
PARMENON, demeurant seul
Ceci pour notre eunuque assez bien se prépare.
Pendant qu’ils dîneront, il faut qu’il se déclare,
Prenne l’occasion, et ne perde un moment
À pousser des soupirs et languir vainement.
Non que parlant d’amour il rencontre œuvre faite :
Alors qu’on en vient là, toutes ont leur défaite :
Tel souvent en a peu qui croit en avoir tout,
Et même va bien loin sans aller jusqu’au bout.
Que Pamphile d’ailleurs volontiers ne l’écoute,
Toute sage qu’elle est, je n’en fais point de doute :
C’est le propre du sexe, il veut être flatté,
Et se plaît aux effets que produit sa beauté.
Puis notre homme a de quoi charmer la plus sévère :
Il est jeune, il est beau, toujours prêt à tout faire ;
En dit plus qu’on ne veut, sait bien le débiter,
Est d’humeur libérale, et donne sans compter.
Si par ces qualités d’abord il ne la touche,
Le temps, qui peut gagner l’esprit le plus farouche,
Ne lui permettra pas d’y faire un long effort,
Et ce peu de loisir m’embarrasse très fort,
Je crains notre vieillard, qu’on attend d’heure en heure :
Il n’a jamais aux champs fait si longue demeure ;
Quelque charme puissant l’y retient arrêté ;
S’il revient une fois, le mystère est gâté.
Ô dieux ! c’est fait de nous, le voici qui s’avance ;
Je ne sais quel frisson m’annonçait sa présence.
Parmenon, cependant que tout seul il discourt,
Va te précipiter, ce sera ton plus court ;
Qui pourrait toutefois choisir une autre voie...
Le vieillard est plus doux qu’il ne veut qu’on le croie :
L’amour pour ses enfants, qu’il laisse à l’abandon,
Fait qu’il me reste encor quelque espoir de pardon ;
Usons à cet abord d’un peu de complaisance.
Scène VII
DAMIS, PARMENON
PARMENON.
Je me plaignais, monsieur, de votre longue absence.
DAMIS.
En ma maison des champs je trouve un goût exquis,
Et ne fis jamais mieux qu’alors que je l’acquis.
PARMERON.
Sophrone et vos enfants sont d’avis tout contraire.
DAMIS.
Les voir changer d’humeur n’est pas ce que j’espère ;
Bien loin de se réduire au champêtre séjour,
Ma femme aime à causer ; mon aîné fait l’amour.
PARMENON.
Cette façon d’agir plairait à peu de pères ;
Quand il s’agit d’amour, presque tous sont sévères :
À cet âge impuissant lorsqu’ils sont arrivés,
Ils donnent des conseils qu’ils n’ont point observés.
DAMIS.
Quant à moi, je me rends plus juste et plus commode
Non qu’il faille en tout point que l’on vive à sa mode ;
Mais aimer quelque peu ne fut jamais blâmé,
Et moi-même autrefois je m’en suis escrimé.
Il est vrai que le gain n’en vaut pas la dépense ;
Aux uns il faut présent, aux autres récompense,
Corrompre les valets, et les entretenir ;
Mais les dieux m’ont toujours donné pour y fournir.
Si je fais peu d’acquêts, que mes fils s’en accusent ;
C’est eux, et non pas moi, qu’après tout ils abusent.
Ayant connu d’abord mon esprit indulgent,
L’aîné va, ce me semble, un peu vite à l’argent ;
Des beautés de Thaïs son âme est fort touchée ;
Et bien qu’il m’ait tenu cette flamme cachée,
J’en sais plus qu’il ne croit, et le souffre aisément ;
Thaïs vaut qu’on l’estime, à parler franchement :
Peu voudront toutefois qu’elle entre en leur famille ;
Veuve, on la doit priser un peu moins qu’une fille ;
Notre ville est féconde en partis bien meilleurs,
Et mon fils, après tout, doit s’adresser ailleurs.
Pour un choix plus sortable il faut qu’il se dispose :
Je t’en veux, Parmenon, proposer quelque chose.
Mais où sont mes enfants ? Je les voudrais bien voir.
PARMENON.
Voire aîné, par malheur, est absent d’hier au soir.
DAMIS.
D’où pourrait provenir un si soudain voyage ?
N’est-il point arrivé quelque noise en ménage ?
PARMENON.
Je ne sais.
DAMIS.
Plût aux dieux que quelque changement
Lui lit prendre bientôt un autre sentiment !
Mais comme sans leur aide il ne se peut rien faire,
Allons-leur de ce pas recommander l’affaire.
ACTE IV
Scène première
CHÉRÉE, déguisé en eunuque, PAMPHILE
CHÉRÉE.
C’est trop rêver, Pamphile, et mon zèle indiscret
Ne saurait plus souffrir cet entretien secret.
Dans quelque doux penser qu’une âme soit plongée,
Souvent elle a besoin d’en être dégagée ;
Et lorsqu’on l’abandonne à ce triste plaisir,
Elle songe à ses maux avec plus de loisir.
Souffrez-donc...
PAMPHILE.
C’est assez, et ta bonté m’oblige,
Quoique le noir chagrin qui sans cesse m’afflige
Empêche mon esprit d’en pouvoir profiter.
CHÉRÉE.
Et qu’auriez-vous, Pamphile, à vous tant attrister ?
Vous êtes jeune et belle, et, si je l’ose dire,
Ce sont les seuls trésors où toute femme aspire.
PAMPHILE.
Je suis jeune, il est vrai ; pour belle, on me le dit :
Ce discours près du sexe est toujours en crédit ;
Mais quand de pareils dons le ciel m’aurait comblée,
À peine en verrais-tu mon âme moins troublée ;
L’objet de mes malheurs me touche beaucoup plus.
Les dieux nous vendent cher tous ces biens superflus ;
Souvent, par mille maux, nous en payons l’usure.
CHÉRÉE.
C’est que l’esprit humain en prend mal la mesure ;
Injuste en son estime autant qu’en ses désirs,
Il compte les douleurs, sans compter les plaisirs.
PAMPHILE.
Ne me crois pas, Doris, d’une âme si légère :
Sans amis, sans parents, et partout étrangère.
J’ai sujet de rêver, et tu n’en verras point
Que le sort obstiné persécute à tel point.
CHÉRÉE.
Chacun pense de même, et moi comme tout autre ;
Le mal d’autrui n’est rien quand nous parlons du nôtre.
Vous vous croyez en butte aux plus sensibles coups ;
Je sais tel qui pourrait en dire autant que vous.
Celui dont je vous parle est un autre moi-même ;
Il me ressemble assez, et souffre un mal extrême
Pour certaine beauté qui vous ressemble aussi,
Et qui fuit, comme vous, l’amour et son souci.
PAMPHILE.
Si j’étais cet ami, j’affranchirais mon âme
Des injustes liens de l’objet qui l’enflamme.
CHÉRÉE.
Si vous étiez l’objet des vœux qu’il a conçus ?
PAMPHILE.
Peut-être qu’à la fin ses vœux seraient reçus.
CHÉRÉE.
Qui vous dirait ceci pour préparer votre âme ?
Tout de bon, si quelqu’un vous découvrait sa flamme,
N’étant rien ici-bas qui ne puisse arriver,
(J’entends à quelque fin que l’on doive approuver)
Agréeriez-vous son offre ? et votre âme, touchée,
Prendrait-elle plaisir à s’en voir recherchée ?
PAMPHILE.
Selon ce qu’il aurait d’aimable et de parfait.
CHÉRÉE.
Je le suppose riche, honnête, assez bien fait,
D’âge au vôtre sortable, enfin tel, à tout prendre,
Qu’aux partis les plus hauts il ait droit de prétendre.
PAMPHILE.
J’aime ces qualités dont il serait pourvu ;
Mais, pour en bien parler, il faudrait l’avoir vu.
CHÉRÉE.
Vous le voyez, Pamphile, et vous allez connaître
Un feu qui ne peut plus s’empêcher de paraître.
Par un excès d’amour, sous cet habit trompeur
Je me suis pour esclave offert à votre sœur ;
Né libre cependant, on m’appelle Chérée ;
La noblesse des miens ne peut être ignorée :
Peu de partis ici voudraient me refuser ;
Mon zèle est toutefois plus que tout à priser ;
Ne le dédaignez point. Quoi ! vous fuyez, Pamphile ?
PAMPHILE.
Insolent, quitte-moi, ta fourbe est inutile.
Pythie !
CHÉRÉE.
Auparavant, encore un mot ou deux.
PAMPHILE.
Qui t’a fait entreprendre un coup si hasardeux ?
En vain tu fais servir ces honneurs à ta flamme :
L’espoir d’y prendre part n’aveugle point mon âme ;
Le ciel m’a faite esclave, il est vrai ; mais crois-tu
Que cette qualité répugne à la vertu ?
CHÉRÉE.
Qui le croirait, Pamphile, après vous avoir vue ?
Les sévères appas dont vous êtes pourvue
Désespèrent les cœurs qu’ils viennent d’enflammer ;
Mais, sous le nom d’hymen s’il est permis d’aimer,
Loin de votre pays esclave et délaissée,
Où pourriez-vous ici porter votre pensée ?
Par là je n’entends point mépriser vos appas.
Le mérite en est grand ; mais l’heur n’y répond pas.
Tant que l’effort des ans en détruise l’empire,
Assez d’amants viendront vous conter leur martyre :
Assez d’amants aussi, d’un discours mensonger,
Vous offriront un cœur toujours prêt à changer.
Devant que vous soyez à leurs vœux exposée,
Prévenez le dépit de vous voir abusée ;
Faites un choix plus sûr, il vous est important.
PAMPHILE.
Peut-être dans ta foi n’es-tu pas plus constant.
CHÉRÉE.
Pamphile, croyez-en ces soupirs et ces larmes.
PAMPHILE.
Ah ! cesse d’employer le secours de leurs charmes,
Ote-moi ta présence, engage ailleurs ta foi ;
Veux-tu rendre mon cœur plus esclave que moi ?
Va, ne réplique point, étouffe ton envie ;
Grains d’attacher tes jours aux malheurs de ma vie ;
Va-t’en, laisse-moi seule et me plaindre et souffrir.
CHÉRÉE.
Un sort plus favorable en vos mains vient s’offrir.
PAMPHILE.
Ce n’est point l’intérêt qui me rendra facile ;
Et si je cède... hélas ! achève pour Pamphile.
Que sert de m’expliquer ? Tu lis dedans mon sein.
CHÉRÉE.
Et que rencontrez-vous d’injuste en ce dessein ?
PAMPHILE.
Je ne sais, je crains tout, je suis irrésolue :
Va briguer quelque voix sur mon cœur absolue.
CHÉRÉE.
Que je tienne de vous l’espoir d’un si grand bien.
PAMPHILE.
Sans l’aveu de Thaïs je ne te promets rien ;
Elle a sur mes désirs une entière puissance :
Ce que j’aurais aux miens rendu d’obéissance,
Je le dois à ses soins, par qui j’espère enfin
Retrouver mes parents, et changer de destin.
CHÉRÉE.
Pamphile, songez-y, la chose est importante ;
Et puisqu’en vos malheurs un moyen se présente,
Ne le rejetez pas ; il est en votre main.
PAMPHILE.
Qui me peut garantir ce discours incertain ?
CHÉRÉE.
Moi-même.
PAMPHILE.
Un tel garant n’assure point mon âme ;
Quand vous voulez montrer l’effet de votre flamme,
Un parent, un tuteur, un ami bien souvent,
Font que de tels projets il ne sort que du vent ;
Quelquefois, pour changer, ils vous servent d’excuse.
CHÉRÉE.
Contre ces lâchetés, dont chacun nous accuse,
Je n’oppose qu’un mot : dans trois jours au plus tard,
Si reflet ne s’en voit ou d’une ou d’autre part,
Vous pourrez m’accuser de parjure et de feinte ;
Mais aussi jusque-là suspendez votre crainte,
Et faites de mes vœux un meilleur jugement.
PAMPHILE.
Le terme n’est pas long, j’y consens aisément :
Mais je vous interdis cependant ma présence,
Comme un juste moyen d’expier votre offense.
CHÉRÉE.
L’arrêt est rigoureux, le crime étant léger ;
J’obéirai pourtant ; mais, pour m’encourager,
Adoucissez la peine à ma ruse imposée :
Cette faveur m’importe, et vous est fort aisée.
PAMPHILE.
Que me demandez-vous ?
CHÉRÉE.
Pour m’élever aux cieux,
Il ne faut qu’un aveu de la bouche ou des yeux.
PAMPHILE.
Eh bien, je vous l’accorde ; est-ce assez vous complaire ?
CHÉRÉE.
Je partirai content après un tel salaire ;
Cependant joindrez-vous vos vœux à mon transport ?
PAMPHILE.
Qu’il ne tienne à cela que tout n’aille à bon port !
CHÉRÉE, baisant la main de Pamphile.
Que je jure en vos mains une amour éternelle !
PAMPHILE.
Je trouve du serment la mode un peu nouvelle.
CHÉRÉE.
Ne blâmez point l’excès où mon zèle est tombé.
PAMPHILE.
Il lui faut bien donner ce qu’il m’a dérobé.
CHÉRÉE.
Ah dieux ! quelle douceur où mon âme se noie !
Soulagé du tourment, je me meurs de la joie ;
Au prix de vos baisers tout me semble commun :
Pamphile, seulement encor la moitié d’un.
PAMPHILE.
Vous en pourriez mourir, et j’aime votre vie.
CHÉRÉE.
L’hymen saura bientôt en combler mon envie,
Pour un que vous m’avez aujourd’hui retenu.
PAMPHILE.
Aussi n’en meurt-on plus quand ce temps est venu.
CHÉRÉE.
Si jamais envers vous je change de pensée,
Me punissent les dieux d’une mort avancée !
PAMPHILE.
Vous promettez beaucoup.
CHÉRÉE.
Je ferai beaucoup plus.
Sans employer le temps en discours superflus,
Je m’en vais de ce pas en parler à mon père :
Dès demain vous saurez ce qu’il faut que j’espère ;
Et quand, par une humeur sévère ou d’intérêt,
Il aurait contre nous prononcé quelque arrêt,
Nous pourrions passer outre, et fléchir son courage :
Il sera fort aisé de calmer cet orage.
PAMPHILE.
Thaïs, si vous sortez, aura soupçon de moi.
CHÉRÉE.
Je reviendrai bientôt vous confirmer ma foi.
Scène II
PAMPHILE
Je ne puis trop priser son ardeur généreuse ;
Loin des miens, après tout, la rencontre est heureuse
Je dis loin, quoiqu’ici l’on m’ait donné le jour,
Et que tous mes parents y fissent leur séjour.
Ô dieux ! si mon soupçon se trouvait véritable,
Si j’étais pour Chérée un parti plus sortable,
Et qu’à cette beauté, dont il me semble épris,
L’éclat de la naissance ajoutât quelque prix,
Serait-il une fille au monde plus heureuse ?
Peu s’en faut que déjà je n’en sois amoureuse.
J’entends du bruit, sortons ; on peut nous écouter.
Scène III
THAÏS, PYTHIE
PYTHIE.
Ah ! que j’ai de secrets, madame, à vous conter !
Mais ne le dites pas, vous me feriez querelle.
Ma foi, le compagnon nous l’a su donner belle.
THAÏS.
Qui ?
PYTHIE.
Faut-il demander ? Ce beau présent de foin :
Fût-il en Éthopie, ou bien encor plus loin !
THAÏS.
Tu viens de proférer une étrange parole.
PYTHIE.
Chacun n’a pas été comme vous à l’école ;
Je m’entends.
THAÏS.
C’est assez.
PYTHIE.
Ceci nous doit ravir.
Vous n’aviez qu’à moitié des gens pour vous servir,
Il fallait un eunuque ; et le bon de l’affaire
Est que l’on n’a pas dit tout ce qu’il savait faire.
THAÏS.
Que peut-il avoir fait ?
PYTHIE.
Me le demandez-vous ?
THAÏS.
Tu fais bien l’innocente en te moquant de nous.
PYTHIE.
Je n’en sais rien au vrai ; toutefois je m’en doute.
THAÏS.
Ce sont là des discours si clairs qu’on n’y voit goutte.
PYTHIE.
Votre sœur a tantôt, pour ne rien déguiser,
Laissé prendre à Doris sur sa main un baiser.
Savez-vous quel baiser ?
THAÏS.
Fort froid, je m’imagine.
PYTHIE.
En bonne foi, j’ai cru qu’il y prendrait racine :
Ce n’était point semblant, car même il a sonné.
Si par mon serviteur un tel m’était donné,
Je n’en fais point la fine, il me rendrait honteuse,
Enfin, de ce baiser la suite est fort douteuse.
THAÏS.
Tu t’alarmes en vain, c’est marque de respect ;
Puis cela vient d’un lieu qui ne m’est point suspect :
Les baisers de Doris sont baisers sans malice :
Il en faudrait beaucoup pour guérir la jaunisse.
PYTHIE.
Pas tant que vous croyez, ou je n’y connais rien.
Ah ! que n’ai-je entendu leur premier entretien !
Mais, au cri de Pamphile étant vite accourue,
Comme en quelques endroits la porte était fendue,
Il m’est venu d’abord un désir curieux
D’approcher d’une fente et l’oreille et les yeux.
Ils ont dit quelques mots d’amour, de mariage ;
Que votre sœur ne peut prétendre davantage ;
Que Doris est pour elle un assez bon parti ;
Tant qu’enfin au baiser le tout est abouti.
THAÏS.
Ton récit est confus, j’ai peine à le comprendre.
PYTHIE.
Aussi ne pouvait-on qu’à moitié les entendre.
Voilà ce que j’en sais, fondez votre soupçon.
Doris n’est point esclave, au moins à sa façon :
Je ne sais quoi de grand paraît sur son visage :
Tels valets ne sont point sans doute à notre usage.
À force d’y rêver, mon esprit s’est usé.
Madame, si c’était quelque amant déguisé !
Telle fourbe en amour souvent s’est publiée.
THAÏS.
Ma sœur se serait-elle à ce point oubliée ?
J’ai cru sur sa vertu me pouvoir assurer.
PYTHIE.
En ce monde il ne faut jamais de rien jurer :
Les prudes bien souvent nous trompent au langage.
THAÏS.
Qu’est devenu Doris ?
PYTHIE.
Il a troussé bagage.
THAÏS.
Il fallait tout au moins l’empêcher de sortir.
PYTHIE.
J’étais hors de mon sens, pour ne vous point mentir.
THAÏS.
Au retour de Phédrie on en saura l’histoire.
PYTHIE.
C’est ce que j’oubliais, tant j’ai bonne mémoire :
À peine vous sortiez qu’il m’est venu trouver.
THAÏS.
Je le croyais aux champs.
PYTHIE.
Il en vient d’arriver.
De longtemps, m’a-t-il dit, je connais ton adresse :
Tu sais la passion que j’ai pour ta maîtresse ;
De m’en priver deux jours hier au soir je promis,
Et crus qu’allant trouver aux champs quelques amis,
Ils pourraient de ce temps adoucir l’amertume ;
Mais à nul autre objet mon œil ne s’accoutume,
De nul autre entretien mon esprit n’est charmé.
Je pourrais vivre un siècle avec elle enfermé ;
Vivre sans elle un jour m’est un trop grand supplice,
Et je ne suis pas sûr que ceci s’accomplisse,
Sans que vous y perdiez la fleur de vos amis.
Si de ce long exil un jour ne m’est remis,
Je ne donnerais pas un denier de ma vie.
Pour le souffrir je crois que tu m’es trop amie :
Fais valoir cet ennui qui cause mon retour ;
Dis que Thrason pour elle a beaucoup moins d’amour,
Qu’il prescrit trop de lois et se rend incommode :
Je t’abrège ceci, pour l’étendre à ta mode.
Voilà ce qu’il m’a dit, et tiens qu’il a raison.
Plutôt que de me voir caresser par Thrason,
J’aimerais cent fois mieux que l’autre m’eût battue.
Le soldat est trop vain, sa présence me tue :
Il n’a qu’une chanson dont il nous étourdit ;
Et, hors de ses exploits, c’est un homme interdit ;
Puis, qu’on soit toute à lui : ma foi, l’on s’y dispose.
THAÏS.
Que veux-tu ? jusqu’ici ma sœur en est la cause.
PYTHIE.
Ne dissimulez plus, vous avez votre sœur.
Mais devrais-je parler avecque tant d’ardeur
Pour ce donneur d’eunuque à la mode nouvelle ?
THAÏS.
Peut-être en le donnant l’a-t-il cru plus fidèle.
PYTHIE.
Envoyez-le quérir, vous l’entendrez parler.
THAÏS.
Comment, s’il vient ici, le pourra-t-on celer ?
PYTHIE.
Quand Thrason le saura, vous avez votre conte.
THAÏS.
Je ne saurais tromper sans scrupule et sans honte.
Qu’on cherche toutefois Phédrie et son présent.
PYTHIE.
Vos gens le trouveront au logis à présent ;
Dorie aura bientôt traversé cette rue.
Scène IV
THAÏS
À l’entendre parler, elle en doit être crue ;
Qu’un esclave pourtant se soit fait écouter,
À moins que l’avoir vu, j’ai sujet d’en douter.
Ma sœur fit toujours cas d’une vertu sévère :
Ceci n’est point d’ailleurs arrivé sans mystère ;
Phédrie ou Parmenon m’ont joué quelque tour.
Mais quoi ! la tromperie est permise en amour :
Je ne dois seulement accuser que Pamphile.
Aux désirs d’un amant se rendre si facile,
Ni grâces ni faveurs ne savoir ménager,
Ce n’est pas le moyen de pouvoir l’engager :
Trop d’espoir à l’abord en étouffe le zèle.
Ah ! que si j’eusse été fille encore comme elle !
Mais ne nous plaignons point, et laissons tous ces vœux,
Ne pouvoir disposer d’un seul de ses cheveux,
D’un seul de ses désirs, d’un moment de sa vie,
N*est pas une fortune à donner de l’envie.
Les maris sont jaloux, ou bien sans amitié.
Tel qui ne nous voyait, disait-il, qu’à moitié,
Quand il est possesseur, cherche ailleurs sa fortune.
Une femme en deux jours leur devient importune :
Il faut, sans murmurer, souffrir leur peu de foi ;
Et c’est là le plus dur de cette injuste loi.
Ce n’est qu’avec regret qu’en perdant ma franchise,
Pour la seconde fois on m’y verra soumise ;
Et je crains que ma sœur n’en dise autant aussi.
La pourvoir d’un époux est mon plus grand souci :
Ce qui convient à l’une est à l’autre incommode ;
Et si c’est mon talent que de vivre à la mode,
Dans un autre dessein je dois l’entretenir.
Scène V
PHÉDRIE, THAÏS, PYTHIE, DORUS, véritable eunuque, DORIE
PYTHIE.
Dorie est de retour, vos gens s’en vont venir ;
Les voici. Mais quel homme accompagne Phédrie ?
Est-ce pour se moquer, ou pour nous faire envie ?
L’agréable objet, et digne d’être vu !
PHÉDRIE.
Mon retour en ces lieux est peut-être imprévu ;
Vous ne m’attendiez pas après tant d’assurances.
PYTHIE.
Toujours de la façon tromper nos espérances,
La surprise nous plaît, pourvu que le soldat
Laisse passer le tout sans bruit et sans éclat.
PHÉDRIE.
Nous saurons l’adoucir, quoiqu’il tranche du brave.
THAÏS.
Vous a-t-on pas prié d’amener cet esclave
Que pour servir ma sœur vous aviez acheté,
Et que votre valet m’a tantôt présenté ?
PHÉDRIE.
Le voilà.
THAÏS.
Quoi ! cet homme à la peau si flétrie ?
Parlez-vous tout de bon, ou si c’est raillerie ?
PYTHIE.
Qui n’aurait point eu d’yeux serait bien attrapé.
PHÉDRIE.
Je n’en sache point d’autre, ou les miens m’ont trompé.
Mais pourquoi jetez-vous cet éclat de risée ?
PYTHIE.
L’autre a le teint plus frais qu’une jeune épousée ;
Il ne saurait avoir que vingt ans tout au plus,
Et vous nous amenez un vieillard tout perclus.
PHÉDRIE.
Tu me tiens des propos où mon esprit s’égare.
THAÏS, regardant Dorus.
Ce que cet homme en sait, il faut qu’il le déclare.
PHÉDRIE, à Dorus.
Es-tu double ? Viens çà, réponds sans hésiter.
DORUS.
Monsieur, c’est Parmenon qui me l’a fait prêter.
PHÉDRIE.
Quoi prêter ?
DORUS.
Mon habit.
PHÉDRIE.
À quel homme ?
DORUS.
À Chérée.
THAÏS.
N’en demandez pas plus, la fourbe est avérée.
PHÉDRIE.
D’où saurais-tu son nom ?
DORUS.
Parmenon me l’a dit.
PHÉDRIE.
Mais je te trouve encor couvert du même habit.
DORUS.
Incontinent après il me l’est venu rendre.
PHÉDRIE.
À moins qu’être devin, l’on n’y peut rien comprendre.
THAÏS.
Lui hors, on vous dira le tout de point en point.
PHÉDRIE, à Dorus.
Va, retourne au logis, et ne t’éloigne point.
Scène VI
PHÉDRIE, THAÏS, PYTHIE
PHÉDRIE.
Que direz-vous enfin de ma foi violée ?
Si l’aise de vous voir, pour un peu reculée,
A rendu mon esprit toujours inquiété ;
Si le jour, loin de vous, me paraît sans clarté ;
Si je veille au plus fort de l’ombre et du silence,
Jugez ce que ferait une plus longue absence ;
Et si mon amour craint le seul éloignement,
Jugez ce que ferait un triste changement.
THAÏS.
Il faudra toutefois y résoudre votre âme ;
Nous verrions à la fin soupçonner notre flamme :
Mon cœur accorde mal ce différent souci ;
Et si vous m’êtes cher, l’honneur me l’est aussi.
PHÉDRIE.
Cette vertu me charme en redoublant ma peine :
Vous méritez, Thaïs, une amour plus certaine ;
Dans une autre saison je saurais y pourvoir ;
Mon cœur, comme le vôtre, a soin de son devoir.
Je ne vous aime pas pour faveur que j’obtienne :
L’aveu de mes parents, ou leur mort, ou la mienne,
Feront voir que ce cœur, prêt à se déclarer,
S’il ne doit avoir tout, ne veut rien espérer.
THAÏS.
De quoi me peut servir cette ardeur généreuse ?
Pour plaire à vos parents, je suis trop malheureuse ;
Se fonder sur leur mort est un but incertain :
On se trompe souvent aux ordres du destin.
Le reste me fait peur, et jusque-là mon âme
Voyait avec plaisir l’effort de votre flamme ;
Faites un choix plus sûr, suivez votre devoir,
Et croyez que je puis vous aimer sans vous voir.
PHÉDRIE.
N’essayez point, Thaïs, de me rendre coupable ;
D’un si lâche dessein je me trouve incapable ;
Puisqu’un autre devoir se joint à mon désir,
Je me rends au plus fort, et n’ai point à choisir.
Scène VII
PHÉDRIE, THAÏS, PYTHIE, DORIE
DORIE.
Un monsieur tout chargé de clinquant vous demande.
THAÏS.
C’est Chrémès, car voici deux jours que je le mande.
Qu’il monte ; et toi, Pythie, entretiens-le un moment.
Nous, allons voir ma sœur sur cet événement.
PYTHIE.
Comment ? seule avec lui ?
PHÉDRIE.
Que tu fais la sucrée !
PYTHIE.
Quoi ! vous semblé-je donc une chose sacrée
Qu’on n’oserait toucher ?
THAÏS.
J’approuve ton souci ;
Mais, tant qu’avec Pamphile on se soit éclairci,
Défends-toi, si tu peux, et garde qu’il s’ennuie.
PYTHIE.
Je l’entends, sortez vite.
Scène VIII
CHRÉMÈS, PYTHIE
CHRÉMÈS.
Eh quoi ! voilà Pythie ?
J’ai cru que pour sa noce on venait me prier.
PYTHIE.
Je n’ai garde, monsieur, de me tant oublier.
CHRÉMÈS.
Que me veut donc Thaïs ?
PYTHIE.
Elle s’en va descendre.
CHRÉMÈS.
Je ne me lasse point jusqu’ici de l’attendre :
Me pût-elle deux jours laisser seul avec toi !
PYTHIE.
Si vous prenez plaisir à vous moquer de moi,
Exercez votre esprit, n’épargnez point Pythie ;
Elle souffrira tout, de peur qu’il vous ennuie.
CHRÉMÈS, lui voulant mettre la main au sein.
Souffriras-tu ceci ?
PYTHIE.
Monsieur, arrêtez-vous.
Que ces hommes, voyez, sont fins au prix de nous !
Ils songent dès l’abord toujours à la malice ;
Je suis pour tels galants trop simple et trop novice :
Une autre fois, monsieur, vous ne m’y tiendrez pas.
CHRÉMÈS.
Tu veux donc qu’en t’aimant je souffre le trépas ?
PYTHIE.
Assez dans votre sexe on se meurt de parole ;
Je crois que vous allez chacun en même école,
Rien qu’un même discours ne vous sert sur ce point.
Tandis qu’ils sont vermeils et remplis d’embonpoint,
Messieurs sèchent sur pied, du moins à ce qu’ils disent.
En avons-nous pitié, les galants nous méprisent.
CHRÉMÈS.
Et puis passer pour simple envers moi tu prétends ?
PYTHIE.
Quand madame le dit, quelquefois je l’entends ;
Ce sont propos d’amour trop fins pour ma boutique,
Et je n’en sus jamais le train ni la pratique.
CHRÉMÈS.
À propos de madame, a-t-elle encor Thrason ?
Je suis, comme tu sais, ami de la maison ;
Pourquoi ne veux-tu pas renouer connaissance ?
PYTHIE.
Mais, à propos aussi, d’où vient la longue absence
Dont vous avez payé l’accueil qu’on vous faisait ?
CHRÉMÈS.
De ce beau fanfaron qu’alors elle prisait.
PYTHIE.
Peut-être.
CHRÉMÈS.
Je l’ai cru : n’en voit-elle point d’autre ?
PYTHIE.
Vous savez ce logis qui regarde le nôtre ?
CHRÉMÈS.
Un des fils de Damis est encor sur les rangs ?
PYTHIE.
L’aîné.
CHRÉMÈS.
J’en suis ravi, car nous sommes parents :
Surtout il a de quoi te donner tes étrennes.
PYTHIE.
Qui, lui ? c’est petit gain, je n’y perds que mes peines.
CHRÉMÈS.
Que fera-t-il du bien par les siens amassé ?
PYTHIE.
Chacun serre son fait, le bon temps est passé.
CHRÉMÈS.
Tu ne te plaindrais pas, si j’étais en sa place ;
Et j’ai quelque présent qu’il faut que je te fasse.
PYTHIE.
Faites, vous n’oseriez.
CHRÉMÈS.
Aussi, pour m’en payer...
PYTHIE.
Vers Thaïs, n’est-ce pas, il se faut employer ?
CHRÉMÈS.
Que tu détournes bien les coups que l’on te porte !
PYTHIE.
J’ai cru qu’il le fallait entendre de la sorte.
CHRÉMÈS,
tirant de son doigt un diamant, et le présentant à Pythie.
Pour me mieux expliquer, tiens, veux-tu cet anneau ?
PYTHIE, le recevant, et l’ayant regardé.
Je ne m’engage à rien, quoiqu’il me semble beau.
CHRÉMÈS, lui voulant mettre la main au sein.
Si veux-je pour ce coup que ma main se hasarde.
PYTHIE, se retirant, et repoussant sa main.
Il vous faut des tétons ! vraiment on vous en garde !
CHRÉMÈS.
Mauvaise, laisse-m’en au moins un à tenir.
PYTHIE.
Arrêtez-vous, monsieur ; j’entends quelqu’un venir.
Scène IX
CHRÉMÈS, PYTHIE, DORIE
DORIE.
Madame est un peu mal, et je viens pour vous dire.
CHRÉMÈS.
Que je monte ?
DORIE.
Oui, monsieur.
CHRÉMÈS.
J’étais en train de rire.
Foin de la messagère, et de son compliment !
Un beau coup m’est rompu par elle assurément.
De l’endroit où j’en suis souviens-toi bien, Pythie ;
Car je veux à demain remettre la partie.
ACTE V
Scène première
GNATON, sortant de chez Thaïs
Tu me fais donc chasser, femme ingrate et sans foi !
Est-ce ainsi que l’on traite un agent comme moi ?
Quoi ! respecter si peu ce sacré caractère !
Le nom d’ambassadeur, que partout on révère,
Est ici méprisé par ce sexe inhumain,
Qui même sur l’autel irait porter sa main !
Est-il chose assez sainte à l’endroit d’une femme ?
Ni respect, ni serment, ne peut rien sur son âme :
Elle viole tout sans honte et sans souci.
À moins que d’apporter, je n’ai que faire ici :
À peine a-t-on reçu le présent de mon maître,
Qu’aucun de ce logis ne le veut plus connaître.
Si pourtant mon avis n’en est point dédaigné,
On l’y verra tantôt, et bien accompagné.
Mais j’aperçois Damis ; aurait-il pu m’entendre ?
Adieu, pauvre logis, tu n’as qu’à nous attendre !
Scène II
DAMIS, PARMENON
DAMIS.
Depuis qu’encore enfant tu me fus présenté,
Ton zèle à me servir s’est toujours augmenté ;
Aussi t’ai-je donné mes deux fils à conduire :
Parmenon, si tu peux à l’hymen les réduire,
Pour prix de tes travaux, je te veux affranchir.
Peut-être que l’aîné ne se pourra fléchir ;
Son amour pour Thaïs est encore un peu forte ;
Entreprends mon cadet : qui des deux il n’importe.
Dès lors que j’en verrai l’un ou l’autre soumis,
Tu te peux assurer de ce qu’on t’a promis.
PARMENON.
Je ne refuse point un si digne salaire ;
Mais rien que mon devoir ne m’excite à bien faire :
Vous m’y voyez, monsieur, déjà tout préparé.
Non que je m’en promette un succès assuré ;
Il est des plus douteux du côté de Phédrie :
J’ai beau parler d’hymen, c’est en vain qu’on le prie ;
Tout autre m’entendrait, lui seul me semble sourd.
DAMIS.
Je m’en promettais mieux, lorsque son prompt retour
A détruit mes projets fondés sur son voyage.
PARMENON.
On n’en rencontre point qui tiennent leur courage ;[10]
Tous ces fréquents dépits font peu pour ce regard.
Riotes[11] entre amants sont jeux pour la plupart ;
Vous les trouverez tous bâtis sur ce modèle :
Un mot les met aux champs, demi-mot les rappelle ;
Et, tout considéré, ce qu’on peut faire ici,
C’est d’en remettre au temps la cure et le souci.
Quant à votre cadet, j’en espère autre chose.
DAMIS.
Qu’il s’assure de moi, quelque objet qu’il propose.
Un autre aurait voulu s’en réserver le choix ;
Mais n’étant point d’humeur à prendre tous mes droits,
Si la beauté lui plaît, j’entends qu’il se contente,
Et la dot d’une bru ne fait point mon attente.
Il me peut satisfaire et suivre son désir,
Pourvu que de naissance il sache la choisir.
Ceci les réduirait, s’ils étaient tous deux sages.
J’ai du bien, grâce aux dieux, assez pour trois ménages ;
Il ne m’est plus besoin de former d’autres vœux
Que de me voir bientôt renaître en mes neveux,
Et qu’un petit Chérée entre mes bras se joue.
PARMENON.
Votre désir est juste, et, pour moi, je le loue.
DAMIS.
Je m’en suis, Parmenon, si fort entretenu,
Que je crois déjà voir mon cadet revenu.
PARMENON.
Vous le verrez aussi, dormez en assurance ;
Je ne suis pas devin, mais j’ai bonne espérance.
Qui vous en parlerait, monsieur, dès aujourd’hui ?
DAMIS.
Tu flattes un peu trop l’amour que j’ai pour lui.
PARMENON.
Il n’est, à mon avis, que d’avancer matière.
DAMIS.
Je remets en tes mains mon espérance entière.
PARMENON.
Il s’en faut assurer le plus tôt qu’on pourra.
DAMIS.
Agis, parle, dispose ainsi qu’il te plaira ;
Tâche à me rendre heureux par un double hyménée :
Si l’aîné pour Thaïs tient son âme obstinée,
Je consens qu’il l’épouse avant la fin du jour.
D’abord il te faudra combattre son amour,
Et, s’il ne se rend point, lui redonner courage.
Tu me vois, grâce aux dieux, assez sain pour mon âge ;
Mais si la mort nous trompe, et rend libre mon fils,
Il conclura l’affaire, ou peut-être encor pis.
Je remets, Parmenon, le tout à ta prudence.
De leurs plus grands secrets ils te font confidence :
Ménage ton crédit, et m’avertis de tout ;
Il n’y faut plus penser, si tu n’en viens à bout.
Je m’en vais cependant trouver Archidémide :
Par des tours de chicane un voisin l’intimide ;
Tu peux en voir l’avis qu’il me vient d’envoyer.
À les mettre d’accord on devrait s’employer :
Il ne s’agit enfin que de fort peu de chose.
Cette lettre contient un récit de la cause,
Mais si long, si confus, que je veux, sans tarder,
M’en instruire aujourd’hui, pour demain la plaider.
PARMENON.
Dites-lui qu’il abrège, et que votre présence
Ne nous manque au besoin par trop de complaisance.
DAMIS.
Il est long, en effet.
PARMENON.
Gardez de l’être aussi.
DAMIS.
Son logis, en tous cas, n’est qu’à trois pas d’ici.
PARMENON, seul.
Les voilà bien ensemble, et je tiens que le nôtre
À rebattre un discours l’emporte dessus l’autre.
Pour moi, j’ai de la peine à souffrir cet excès :
Quand un plaideur s’en vient m’enfiler son procès,
Quelque excuse aussitôt m’épargne un mal de tête,
De peur d’être surpris la tenant toujours prête :
D’un Mon maître m’attend j’interromps leur caquet.
Qu’Archidémide vienne, il aura son paquet,
Fût-il plus révérend cent fois qu’il ne nous semble.
Scène III
CHRÉMÈS, PHÉDRIE, CHÉRÉE, PARMENON
PARMENON.
Tous deux fort à propos je vous rencontre ensemble ;
Mais ce lieu m’est suspect, tirons-nous à l’écart.
CHRÉMÈS.
Adieu, dans vos secrets je ne veux point de part.
PHÉDRIE.
Vous pouvez demeurer, je sais votre prudence ;
On se peut devant vous ouvrir en confidence.
Ne crains point, Parmenon.
PARMENON.
Le voulez-vous ainsi ?
Damis notre vieillard vient de partir d’ici.
PHÉDRIE.
Je savais son retour.
PARMENON.
Il sait aussi le vôtre ;
Et comme on peut tomber d’un discours en un autre,
M’ayant de vos amours longtemps entretenu,
À des propos d’hymen il est enfin venu :
Qu’il se voyait déjà presque un pied dans la tombe ;
Qu’au faix de tant de biens chargé d’ans il succombe ;
Que pour courir à tout n’étant plus assez vert,
Il se veut désormais tenir clos et couvert ;
Caresser, les pieds chauds, quelque bru qui lui plaise ;
Conter son jeune temps, banqueter à son aise :
C’est là, ce m’a-t-il dit, le seul but où je tends.
S’ils veulent voir mes jours plus longs et plus contents,
Il faut qu’un prompt hymen me délivre de crainte :
Non que je leur impose une aveugle contrainte ;
Pour plus tôt les réduire à suivre mon désir.
Je leur laisse à tous deux le pouvoir de choisir
(Citoyenne j’entends), du reste il ne m’importe :
Ennuyé des chagrins que l’âge nous apporte,
Je ne demande plus qu’un entretien flatteur
Qui dessus mes vieux jours me mette en belle humeur ;
Que l’un ou l’autre enfin choisisse une maîtresse.
L’amour de ces objets qu’on suit dans la jeunesse
Ne produit rien d’égal aux plaisirs infinis
Que cause un sacré nœud dont deux cœurs sont unis.
Tu sais que les douceurs jamais ne s’en corrompent ;
Au lieu que ces amours, dont les charmes nous trompent,
Jamais à bonne fin ne peuvent aboutir :
On verra mon aîné trop tard s’en repentir :
J’en ai su le retour aussitôt que l’absence ;
Ce changement soudain, cette molle impuissance,
M’empêchent d’espérer qu’il s’accorde à mes vœux ;
Mais, le cadet encor n’étant pas amoureux,
C’est là qu’il faut tourner l’effort de la machine ;
Et de peur que Thaïs, ou quelque autre voisine,
Par son civil accueil ne l’aille retenir.
Sans perdre un seul moment il le faut prévenir.
S’il se pouvait, ô dieux ! que j’aurais d’allégresse !
Tu sais qu’il a longtemps voyagé par la Grèce :
À peine en revient-il, et depuis son retour
Je ne vois point qu’encore il ait conçu d’amour.
Ses plaisirs ont été les chevaux et la chasse :
Avant qu’une maîtresse en son cœur ait pris place,
Peut-être son devoir ailleurs l’aura porté.
À ces mots le vieillard, en pleurant, m’a quitté.
C’est un père, après tout ; il faut qu’on lui complaise.
PHÉDRIE.
Vraiment vous en parlez tous deux bien à votre aise :
Si l’amour en vos cœurs régnait pour un moment,
Je vous verrais bientôt d’un autre sentiment.
PARMENON.
Contre moi sans raison vous entrez en colère :
D’interprète, sans plus, je sers à votre père ;
Quoique vous m’entendiez parler en précepteur,
De tout ce long discours je ne suis point l’auteur ;
Vous voyez que ceci tient beaucoup de son style.
PHÉDRIE.
Tu ne l’es pas non plus de la fourbe subtile
Dont mon frère, en eunuque aujourd’hui déguisé.
À chacun du logis par sa feinte abusé ?
Qui t’a rendu muet ? cherches-tu quelque excuse ?
CHÉRÉE.
C’est à moi qu’il vous faut imputer cette ruse ;
Assez pour m’en distraire il s’est inquiété.
Enfin n’en parlons plus, c’est un point arrêté :
Gardez votre Thaïs, laissez-moi ma Pamphile ;
Et pendant que mon père est d’humeur si facile,
Allons lui proposer le choix que j’en ai fait.
PARMENON.
Croyez-vous que d’abord il en soit satisfait ?
N’étant que ce qu’elle est, j’en aurais quelque crainte.
CHÉRÉE.
Quoi ! tu ne sais donc pas le succès de ma feinte ?
PARMENON.
Non, car toujours depuis j’ai demeuré chez nous.
CHÉRÉE.
Pamphile est citoyenne.
PARMENON.
Ô dieux ! que dites-vous ?
Pamphile est citoyenne !
CHÉRÉE.
Et Chrémès est son frère.
Te conter en détail comment il s’est pu faire,
Demanderait peut-être un peu plus de loisir :
C’est assez que la chose, au gré de mon désir,
S’est naguère entre nous pleinement avérée.
Outre que de sa sœur la foi m’est assurée,
Chrémès ne me tient pas un homme à dédaigner ;
Il ne nous reste plus que mon père à gagner.
PARMENON.
Je vous le veux livrer au plus tard dans une heure.
Du vieillard au procès savez-vous la demeure ?
C’est là qu’il nous attend.
PHÉDRIE.
Que mon frère est heureux
De se voir possesseur aussitôt qu’amoureux !
Chacun s’oppose au bien que mérite ma peine.
Thaïs n’a plus en moi qu’une espérance vaine :
Ne pouvant de discours plus longtemps l’amuser,
J’ai promis de mourir, ou bien de l’épouser.
Mourons, puisque l’on n’ose en parler à mon père ;
Ce n’est que pour moi seul qu’il se montre sévère.
Adieu, je vais mourir.
PARMENON.
Attendez un moment.
J’ai par son ordre seul harangué vainement,
Et par son ordre enfin je vous rends l’espérance.
Vous feriez beaucoup mieux d’user de déférence ;
Mais puisque tant d’amour loge dans votre sein,
Que cet amour d’ailleurs s’obstine en son dessein,
Vous irez jusqu’au bout, j’ose vous le promettre.
Obtenez de Chrémès qu’il se veuille entremettre,
Et, parlant pour tous deux, vous sauve un compliment
Qui vous ferait rougir dans son commencement.
CHRÉMÈS.
Je me tiens tout prié.
CHÉRÉE.
Nous vous en rendons grâce.
PHÉDRIE.
Ah ! mon cher Parmenon, viens çà que je t’embrasse !
PARMENON.
Il n’est pas encor temps.
Scène IV
DAMIS, CHRÉMÈS, PHÉDRIE, CHÉRÉE, PARMENON
DAMIS.
Je reviens faire un tour :
Mon homme était absent, et j’attends son retour.
Mais j’aperçois nos gens qui consultent ensemble.
CHRÉMÈS.
Voilà, si ce n’est lui, quelqu’un qui lui ressemble.
DAMIS.
Qu’a de commun Chrémès avec leur entretien ?
Ce n’était qu’un, jadis, de son père et du mien :
Peut-être mes enfants lui content leur affaire.
CHÉRÉE, bas à Chrémès.
Vite, car il s’approche.
CHRÉMÈS.
Allez, laissez-moi faire.
PARMENON, à Chérée.
Ne sauriez-vous sans hâte attendre l’avenir ?
Votre tête à l’évent ne se peut contenir ;
D’un ton plus sérieux tâchez de lui répondre ;
Ne l’interrompez point, parlez sans vous confondre.
À Chrémès.
Vous, commencez le choc, et puis à notre tour
Vous nous verrez tous deux appuyer son amour.
DAMIS.
Comment vous va, Chrémès ?
CHRÉMÈS.
Mieux qu’en jour de ma vie.
Et vous ?
DAMIS.
De mille maux la vieillesse est suivie.
CHRÉMÈS.
Il se faut consoler, c’est un commun malheur.
DAMIS.
Damis a fait son temps, d’autres fassent le leur.
Mais à propos, Chrémès, quand serai-je de fête ?
Pour rire à votre hymen dès longtemps je m’apprête :
C’est une honte à vous d’être si vieux garçon,
Et je veux que mes fils vous fassent la leçon.
Quand voulez-vous quitter cette humeur solitaire ?
CHRÉMÈS.
Si je vous proposais une semblable affaire ?
DAMIS.
Pour qui ? pour mon cadet ?
CHRÉMÈS.
C’est de lui qu’il s’agit.
DAMIS.
Je m’en suis bien douté, car même il en rougit.
CHRÉMÈS.
Je ne veux point priser un parti qui me touche ;
Ses louanges, Damis, siéraient mal en ma bouche :
Mais enfin l’alliance est assez à souffrir ;
En un mot, c’est ma sœur que je vous viens offrir.
DAMIS.
Votre sœur ! vous rêvez : où l’auriez-vous trouvée ?
CHRÉMÈS.
À l’âge de quatre ans elle fut enlevée ;
On vient de me la rendre, et Thaïs l’a chez soi.
Afin que l’on ajoute à ceci plus de foi,
Dès lors que vous aurez achevé l’hyménée,
La moitié de mes biens à ma sœur est donnée,
Avec espoir du tout, mais après mon trépas.
Quant à vous étaler tous ses autres appas,
Je ne m’en mêle point ; c’est à ceux qui l’ont vue.
PHÉDRIE.
Chacun sait la beauté dont Pamphile est pourvue.
CHÉRÉE.
Qui la possédera doit s’estimer heureux.
PARMENON, à Damis.
Vous-même en deviendrez, je le gage, amoureux ;
On ne s’en peut sauver, et fût-on tout de glace.
J’estime sa beauté, mais j’admire sa grâce.
Ne cherchez pas plus loin, monsieur, et m’en croyez.
CHRÉMÈS, à Damis.
Vous n’en sauriez juger si vous ne la voyez ;
Aussi bien faudra-t-il prouver cette aventure,
Quoique mon bien promis assez vous en assure.
Si ce n’était ma sœur, voudrais-je la doter ?
Beaucoup d’autres raisons m’empêchent d’en douter ;
L’âge et le temps du rapt peuvent servir d’indice ;
Ce qu’en dit mon valet, ce qu’en sait sa nourrice,
Une marque en son bras, une autre sur son sein.
DAMIS.
J’entre donc chez Thaïs, non pas pour ce dessein :
Il suffit de savoir la beauté de Pamphile.
CHRÉMÈS.
Vous éclaircir de tout ne peut être inutile.
DAMIS.
Touchez là, je ne veux autre éclaircissement.
CHRÉMÈS.
Thaïs vous apprendra tout cet événement :
Sans l’ardeur de son zèle envers notre famille,
Je n’aurais point de sœur, vous n’auriez point de fille.
Pamphile doit au soin que les siens en ont eu
Tout ce qu’elle a d’esprit, de grâce, et de vertu.
Enfin, chacun de nous étant son redevable.
Pour moi, de ce côté je me tiens insolvable :
Ma sœur ne l’est pas moins, son amant l’est aussi ;
Jugez qui de nous tous doit prendre ce souci.
DAMIS.
Mon aîné volontiers se charge de la dette.
CHRÉMÈS.
Que voulez-vous qu’il donne, ou du moins qu’il promette ?
Car donner maintenant n’est pas en son pouvoir.
DAMIS.
Ce sera, je m’en doute, à Damis d’y pourvoir :
J’en suis content. Chrémès, et veux, sans répugnance,
Marquer cet heureux jour d’une double alliance.
Ma joie et vos conseils, tout parle pour Thaïs ;
Nous n’avons à gagner que le cœur de mon fils :
N’appréhendez-vous point l’effort qu’il faudra faire ?
CHRÉMÈS.
S’il s’est laissé gagner, il a su vous le taire ;
Que pouvait-il de plus que garder le respect ?
Il se tait même encore, et tremble à votre aspect.
DAMIS.
Ses yeux parlent assez, si sa langue est muette,
Et j’en tiens le silence une marque secrète.
Que cet excès de joie avait peine à sortir !
Je vais prier Thaïs d’y vouloir consentir.
Pour épargner sa honte, attendez que j’en sorte.
Scène V
THRASON, GNATON, CHRÉMÈS, PHÉDRIE, CHÉRÉE, PARMENON, SYRISCE, DONAX, SANGA, SIMALION, et AUTRES PERSONNAGES MUETS
THRASON.
Courage, compagnons ! commençons par la porte.
CHÉRÉE, bas à sa troupe.
Voici le capitan tout prêt de nous braver.
PHÉDRIE.
Lui découvrirons-nous ce qui vient d’arriver ?
CHRÉMÈS.
Il vaut mieux en tirer le plaisir qu’on peut prendre.
CHÉRÉE.
Il ne nous a pas vus, cachons-nous pour l’entendre.
THRASON.
Simalion, Donax, Syrisce, suivez-moi :
Tu sauras ce que c’est d’avoir faussé ta foi,
Déloyale Thaïs, et d’aimer un Phédrie.
Mais il nous manque ici de notre infanterie.
GNATON.
Le reste suit de près ; les ferai-je avancer ?
THRASON.
Tels coquins ne sont bons qu’à nous embarrasser.
GNATON.
J’en tiens pour votre bras le secours inutile.
THRASON.
Par les cheveux d’abord je veux prendre Pamphile.
GNATON.
Très bien.
THRASON.
Et puis après, lui donner mille coups.
GNATON.
Ce sera fait, seigneur, fort vaillamment à vous.
THRASON.
Pour Thaïs, tu peux dire, autant vaut, qu’elle est morte.
GNATON.
Dieux ! quel nombre d’exploits !
THRASON.
Rangeons cette cohorte.
Holà, Simalion ! voici votre quartier.
GNATON.
C’est là ce qu’on appelle entendre le métier.
THRASON.
Et toi, Syrisce...
SYRISCE.
Au gros ?
THRASON.
Non, conduis l’aile droite.
GNATON.
Je ne vois rien de tel qu’une vaillance adroite.
THRASON.
Donax, prends ce bélier, et marche avec le gros.
Je ne vois point Sanga, vaillant parmi les brocs.
Sanga !
SANGA.
Que vous plaît-il ?
THRASON.
Tu manques de courage !
SANGA.
Ne faut-il pas quelqu’un pour garder le bagage ?
THRASON.
L’on ne te voit jamais combattre au premier rang.
Pourquoi tiens-tu ceci ?
SANGA.
Pour étancher le sang.
THRASON.
Est-ce avec un mouchoir que tu prétends combattre ?
SANGA.
La vaillance du chef et de ceux qu’il faut battre
M’ont fait croire, seigneur, qu’on en aurait besoin,
Il faut pourvoir à tout.
THRASON.
N’a-t-on pas eu le soin
Des vivres qu’il faudra pour nourrir notre armée ?
GNATON.
Oui, seigneur ; et sachant qu’une troupe affamée
N’est pas de grand effet, j’ai laissé Sauvion
Pour mettre ordre au souper, et garder la maison.
THRASON.
Un autre emploi, Gnaton, se doit à ta prudence ;
Va commencer l’attaque, et montre ta vaillance :
Je donnerai d’ici les ordres du combat.
Jamais qu’en un besoin le bon chef ne se bat ;
Chacun commence à craindre aussitôt qu’il s’expose.
GNATON.
Avecque vous sans cesse on apprend quelque chose :
Encore une leçon, je saurais le métier.
THRASON.
Ce n’est pas pour néant qu’on me tient vieux routier.
CHÉRÉE, sortant d’où il était caché avec sa troupe.
Je n’en puis plus souffrir l’insolente bravade.
THRASON.
N’entends-tu rien, Gnaton ? Dieux ! c’est une embuscade.
Enfants, sauve qui peut ! car nous sommes trahis.
D’où peut être venu ce secours à Thaïs ?
DONAX.
Le secours n’est pas grand, et nous pouvons nous battre.
THRASON.
Il faut tout éprouver avant que de combattre :
Le sage n’en vient point à cette extrémité,
Qu’après n’avoir rien pu gagner par un traité ;
Quant à moi, j’ai toujours gardé cette coutume.
GNATON.
Vous êtes pour le poil autant que pour la plume,
Don en paix, bon en guerre, enfin homme de tout.
THRASON.
Qui peut sans coup férir mettre une affaire à bout,
Serait mal conseillé d’en user d’autre sorte.
CHÉRÉE.
Soldat, que cherchez-vous autour de cette porte ?
THRASON.
Mon bien.
CHÉRÉE.
Quoi ! votre bien ?
THRASON.
Pamphile.
CHÉRÉE.
Est-elle à vous ?
Je n’aime point à rire, et suis un peu jaloux :
Trêve de différend, ou vous verrez folie.
THRASON.
De grâce, contestons sans fougue et sans saillie ;
C’est belle chose en tout d’écouter la raison.
Je soutiens que Pamphile appartient à Thrason.
CHRÉMÈS.
Par quel droit ?
THRASON.
Par l’achat que l’on m’en a vu faire :
Enfin je suis son maître.
CHRÉMÈS.
Et moi, je suis son frère,
Qui n’ai souci d’achat, de maître, ni d’argent.
THRASON.
On m’a toujours tenu pour un homme obligeant.
Je le veux être encore : allez, je vous la donne ;
Mais j’entends, pour Thaïs, que l’on me l’abandonne.
PHÉDRIE.
Encor moins celle-ci.
THRASON.
Que sert donc notre accord ?
PHÉDRIE.
J’ai l’esprit trop jaloux, je vous l’ai dit d’abord.
Et ne saurais souffrir seulement qu’on la nomme.
GNATON.
Pauvres gens, d’attirer sur vos bras un tel homme !
Vous feriez beaucoup mieux de l’avoir pour ami.
Il ne sait ce que c’est d’obliger à demi.
PHÉDRIE.
Beaucoup mieux ! Et qu’es-tu pour parler de la sorte ?
Si je te vois jamais regarder cette porte,
M’entends-tu ? tu sauras ce que pèse ma main.
Ne me va point conter : C’est ici mon chemin,
Et je ne saurais pas m’empêcher d’y paraître :
Je ne veux voir autour le valet ni le maître ;
Est-ce bien s’expliquer ?
GNATON.
Des mieux, et nettement.
Mais peut-on à l’écart vous parler un moment ?
PHÉDRIE.
Eh bien ?
GNATON, bas à l’écart.
Notre soldat a la bourse garnie,
Vous le pouvez admettre en votre compagnie.
Il n’est pas pour vous nuire auprès d’aucun objet ;
Pour donner du soupçon, c’est un faible sujet.
Si Thaïs l’a souffert, vous en savez la cause ;
Sa présence d’ailleurs est bonne à quelque chose :
Il peut, sans vous causer de crainte et de souci,
Vous défrayer de rire, et de festins aussi.
PHÉDRIE.
J’accepte, au nom des trois, le parti qu’on nous offre :
Non que nous ayons peur de fouiller dans le coffre,
Mais afin d’en tirer du divertissement.
J’en vais dire à Chrémès quatre mots seulement :
Car, que d’aucun soupçon mon âme soit saisie,
Le soldat n’est pas homme à donner jalousie ;
Tout ce que j’en ai dit était pour l’abuser.
Mais crois-tu qu’au hasard il se veuille exposer ?
GNATON.
Faites venir vos gens, et puis laissez-moi faire.
PHÉDRIE, à Chrémès.
Chrémès, votre conseil est ici nécessaire ;
Et vous aussi, mon frère, approchez un moment.
GNATON retourne vers Thrason.
Seigneur, j’ai ménagé votre accommodement ;
Chacun pourra servir cette femme à sa mode,
Et crois que ce rival se rendant incommode,
Thaïs le quittera pour être tout à vous.
On ne trouve jamais son compte à des jaloux :
Votre bourse d’ailleurs n’étant point épargnée,
L’intérêt vous pourra donner cause gagnée ;
Et, fût-elle d’humeur à le trop négliger,
Votre mérite seul suffit pour l’engager.
THRASON.
Je t’entends. Que faut-il à présent que je fasse ?
GNATON.
D’abord à ces messieurs vous devez rendre grâce,
Et reconduire après vos troupes au logis,
Où, comme en quelque port heureusement surgis,
Après tant de travaux, de dangers, et d’alarmes,
En beaux verres de vin nous changerons nos armes,
Buvant à la santé de notre conducteur,
Qui de cette victoire a seul été l’auteur.
THRASON.
Je crois que c’est le mieux que nous puissions tous faire.
À Phédrie et à sa troupe.
Messieurs, ne suis-je point en ce lieu nécessaire ?
PHÉDRIE.
Comment ?
THRASON.
Je me retire, et mes gens avec moi.
PHÉDRIE.
Gnaton vous a-t-il dit...
THRASON.
Oui, messieurs, c’est de quoi
Je rends très humble grâce à votre seigneurie :
De ma part, si jamais il survient brouillerie,
En pièces aussitôt je consens d’être mis ;
Et de l’heureux malheur qui nous rend bons amis,
Il ne sera moment que le jour je ne chôme.
GNATON.
Vous ai-je pas bien dit qu’il était galant homme ?
CHÉRÉE, à Thrason.
Il reste cependant querelle entre nous deux.
Quoi ! vous vouliez tantôt en prendre une aux cheveux
Il faut que je la venge au péril de ma vie.
THRASON.
Ah ! ne réveillons point une noise assoupie.
PHÉDRIE.
Il a raison, mon frère, et c’est à contretemps.
THRASON, à ses soldats.
De l’avantage acquis étant plus que contents,
Soldats, retirons-nous : à vos rangs prenez garde ;
Pour moi, j’aurai le soin de mener l’avant-garde.
CHRÉMÈS.
C’est faire en vaillant chef.
Scène VI
DAMIS, CHRÉMÈS, THAÏS, PHÉDRIE, CHÉRÉE, PAMPHILE, PARMENON
CHRÉMÈS.
Damis a bien perdu :
Que n’a-t-il un moment avec nous attendu !
Comme nous il eût eu sa part de la risée.
Mais le voici qui vient avecque l’épousée.
PARMENON.
Cet hymen le fera de moitié rajeunir.
DAMIS, présentant Pamphile à Chérée.
Mon fils, je te la rends, tu peux l’entretenir ;
Et je trouve Pamphile et si sage et si belle,
Que si je ne savais que tu brûles pour elle,
Je t’y voudrais porter ; mais son œil trop charmant
En a su prévenir le doux commandement.
Les dieux en soient loués, et fassent que son frère
Achève sans tarder l’hymen qu’il prétend faire !
Je donne vingt talents.
CHRÉMÈS.
J’accepte le parti.
DAMIS.
Et j’attends qu’à nos vœux Pamphile ait consenti.
CHRÉMÈS.
Épargnez-lui, Damis, cet aveu de sa flamme :
Son front vous dit assez ce qu’elle a dedans l’âme ;
Cette rougeur n’a point les marques d’un courroux...
PAMPHILE.
Mon frère, une autre fois vous parlerez pour vous.
CHRÉMÈS.
Une autre fois, ma sœur, vous parlerez sans feinte.
PAMPHILE.
Puisque vous le voulez, j’obéis sans contrainte.
CHÉRÉE.
La seule indifférence est peu pour mon désir.
CHRÉMÈS.
Ajoutez-y, ma sœur, que c’est avec plaisir.
PAMPHILE.
Ce jour est pour Pamphile un jour d’obéissance.
THAÏS.
En puissiez-vous longtemps célébrer la naissance !
CHRÉMÈS, à Thaïs.
C’est savoir ajouter trop de grâce au bienfait.
THAÏS.
Je voudrais que mon zèle eût produit plus d’effet.
CHRÉMÈS.
Quel autre effet ma sœur en pouvait-elle attendre ?
Vos soins à l’obtenir, vos bontés à la rendre,
Et l’excès d’amitié que nous avons pu voir,
Nous enseignent assez quel est notre devoir.
Disposez de mes biens, de moi, de ma famille ;
Tenez-moi lieu de sœur.
DAMIS.
Tenez-moi lieu de fille,
Puisqu’on doit à vos soins tout l’heur de ce succès.
THAÏS.
Cet honneur me confond, et va jusqu’à l’excès.
DAMIS.
Ce n’est pas tout, madame ; achevez la journée :
Nous voulons vous devoir un second hyménée ;
Vous me l’avez promis.
THAÏS.
J’accepte votre loi,
Et la suis de bon cœur en lui donnant ma foi.
CHÉRÉE.
Vous oserais-je encor demander quelque chose ?
DAMIS.
Tu peux tout à présent : dis-moi, parle, propose ;
Tu verras ton désir exactement suivi.
PHÉDRIE.
Vous savez à quel point Parmenon m’a servi.
DAMIS.
J’entends à demi-mot ; tu veux qu’on l’affranchisse ?
CHÉRÉE.
Mon père, que ceci tout d’un temps s’accomplisse !
DAMIS.
Il est juste, et déjà j’en ai donné ma foi.
À Parmenon.
Sois libre, Parmenon ; mais demeure avec moi.
PARMENON.
Par ce double bienfait mon attente est comblée.
PHÉDRIE.
De te voir affranchi ma joie est redoublée.
CHRÉMÈS.
Le temps est un peu cher ; quittons ces compliments,
Et ne retardons point l’aise de nos amants.
[1] Var. Œuvres diverses de 1729 : est encor dans sa fleur.
[2] L’édition originale porte, mais à tort : mon.
[3] Var. Œuvres diverses de 1729 : Je vois bien.
[4] Conviennent.
[5] Var. Œuvres diverses de 1729 : m’a bien recommandé.
[6] Var. Œuvres diverses de 1729 : au fond de ma pensée.
[7] Ce trait rappelle l’endroit du premier acte du Dépit amoureux, où Marinette énumère les lieux où clic a cherché Éraste :
Et vous promets... que vous n’êtes pas
Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place.
Le parasite, en apercevant Thrason, veut se faire honneur des peines qu’il allait prendre. Ce trait n’est pas dans Térence, et la pièce de La Fontaine est antérieure au Dépit amoureux.
[8] Var. Œuvres diverses de 1729 :
Ayez toujours en main une amitié nouvelle.
[9] Var. Œuvres diverses de 1729 :
De vrai, les compliments ne sont pas à la mode.
[10] C’est-à-dire, qui persistent dans leur résolution.
[11] Riote, vieux mot : querelle, dispute. « Ces riotes, qui par certain temps sourdent entre les amants sont nouveaux refraischissements et aiguillons d’amour. » (Rabelais. liv. III, ch. XII.)