La Fontaine des Béni-Menad (Ernest D’HERVILLY)
Comédie mauresque en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national de l’Odéon, le 21 septembre 1878.
Personnages
SIDI MOHAMMED
ΤΙΜΑ
ZORA
Un chemin planté d’oliviers et de caroubiers énormes, aux environs d’Alger ; au fond, se découpant sur la verdure des aloès et des lentisques, une blanche et élégante fontaine mauresque. Entre les rameaux des arbres, à travers le feuillage des buissons, on aperçoit la mer, où viennent mourir, tout à l’horizon, les montagnes lointaines de la Kabylie. Le jour se lève.
Scène première
TIMA, ZORA
Elles arrivent étroitement voilées.
TIMA, frissonnant.
Ô Zora, qu’il fait froid !
ZORA.
C’est que pointe l’aurore,
Maîtresse ! – Alger-la-Blanche en rose se colore,
Regarde...
Se tournant du côté de la mer.
Et le soleil bientôt éclatera,
Là-bas, sur les sommets neigeux du Djurjura.
TIMA.
Ô Zora ! Je suis très effrayée : – À cette heure
Quelle femme prudente est hors de sa demeure ?
ZORA.
Oui, mais à l’ordre exprès de ton époux absent
Tu ne fais qu’obéir et c’est fort innocent.
Or, Sidi Mohammed, hier, prenant la route
De Blidah-la-Charmante...
TIMA, l’interrompant.
Il a dit, oui, sans doute :
« Ô mon cher petit œil, ô ma houri, Tima ! »
Avec modestie.
(Ainsi, parlant de moi, ton maître s’exprima)
« Ô ma belle Tima, dit-il, le ciel te fasse
« Bien heureuse, et qu’Allah te rougisse la face !
« Va-t-en demain, tandis que je serai bien loin,
« Sacrifier la poule et brûler le benjoin,
« Selon l’usage, au Djinn de l’antique fontaine
« Des Béni-Menad, pour que ma course lointaine
« Ait lieu sans accident.. »
ZORA, poursuivant.
Il t’a priée aussi,
N’allons pas l’oublier, de consulter ici
Quelque vieille négresse experte en l’art étrange
De lire l’avenir de l’homme en un mélange
De poussière et de sang !...
TIMA, vivement, et écartant les plis de son voile.
Oui, je sais tout cela !
Mais il ne m’a point dit, ô Zora, d’être là,
Même pour consulter des négresses habiles,
Quand le soleil n’éclaire encor que les Kabyles !
ZORA.
Ô maîtresse, il vaut mieux tôt que tard obéir.
TIMA.
Propos d’esclave !... moi, je me sens défaillir :
Maudites soient ta hâte absurde et ta négresse !
ZORA, sentencieuse.
Allah dit : patience ! et non pas allégresse,
À la femme... Attendons.
TIMA.
Oui, Zora. Mais crois-moi :
Pour la femme, l’amour, c’est la meilleure loi,
Et celle-là, jamais nulle ne la transgresse ;
J’aime mon mari, donc j’attendrai la négresse
Ourida...
ZORA.
Que dis-tu ?... la négresse Ourida ?
TIMA.
Oui, Sidi Mohammed me la recommanda...
ZORA.
Oh ! sois prudente, alors !... Tu sais l’humeur jalouse
De Sidi Mohammed, ô toi sa jeune épouse...
TIMA.
Eh bien ?
ZORA.
Il se pourrait qu’Ourida pût avoir
Certain dessein secret, dans son vieux crâne noir,
Planté par ton mari qui n’est pas une bête,
D’abuser des candeurs de ta naïve tête
Pour te faire subir un complet examen,
Et de fouiller ton cœur ; tel, en un tour de main,
Le boucher lie et saigne un doux agneau qui bêle.
TIMA.
Ô Zora ! que dis-tu ?
ZORA.
Qu’elle soit laide ou belle,
Un mari craint toujours que sa chère moitié
N’ait pour d’autres que lui... plus que de l’amitié...
Et veut savoir...
TIMA.
Hélas ! mais je suis innocente !
ZORA.
Certes ! pour toi l’honneur est une loi puissante !
Avec hésitation.
Mais... si... Pardonne-moi, ce sont des mots hardis
Qu’en ce moment, maîtresse, et tout bas je te dis...
Mais... si... lorsque passant sous ton haick masquée,
En revenant du bain, en quittant la mosquée,
Quelque jeune inconnu, quelque fou !... t’aborda...
Crois-moi : n’en instruis pas la négresse Ourida !
TIMA, offensée de la supposition.
Ô Zora ! peux-tu croire ?...
ZORA, qui connaît la vie.
On a, dans cette vie,
Des jours où, bien que pure, on fut longtemps suivie,
En quittant la mosquée, en revenant du bain,
Par quelque téméraire et jeune Mogrhabin ;
Oui, quelque beau flâneur d’audace sans pareille,
Drapant bien son burnous et portant à l’oreille
La fleur du grenadier... ce fut compromettant,
Soit, mais quel chaste cœur de femme est mécontent
D’avoir ce souvenir au fond de sa mémoire...
TIMA.
Ô Zora !
ZORA.
Donc, maîtresse, à la sorcière noire
Il est fort inutile aujourd’hui d’avouer
Qu’un galant te suivit et qu’il savait louer.
Car Ourida pourrait aussitôt le redire
À Sidi Mohammed...
TIMA.
Eblis veuille maudire
La perfide négresse !
ZORA.
Elle te trahira,
Te dis-je : clos ta bouche.
TIMA.
Eh bien, non ! non Zora !
Ah ! mon mari s’abouche avec des espionnes !
Très bien. Sans « être femme à téter des lionnes, »
Comme dit le proverbe, oh ! va, je montrerai
Qu’on n’est pas une sotte à ce mari madré !
Ah ! Sidi Mohammed de Tima se défie !...
ZORA.
C’est manquer de tendresse ou de philosophie.
TIMA, avec colère.
Eh bien ! je parlerai !... je lui ferai savoir,
Moi, la douce Tima, par son truchement noir,
Comment peut se venger la femme qu’on insulte !
Le respect du mari pour l’épouse est un culte,
Mais l’époux ne doit pas se dégrader au point...
Elle sanglote.
De faire... moucharder... celle à qui Dieu l’a joint !
ZORA.
Moucharder en effet sort de la poésie.
TIMA, exaspérée.
Ô Sidi Mohammed ! ta vile jalousie
Devra (s’il plaît à Dieu !) se dissiper bientôt !
Tu te corrigeras de ce lâche défaut,
Ou bien... ton Ourida t’expliquera la chose,
Ou bien ta jalousie en ce moment sans cause,
Aura de s’exercer, un motif très réel !
Oui, je saurai suspendre un châtiment cruel
Sur ta tête !...
ZORA, avec inquiétude.
Oh ! maîtresse...
TIMA.
Eh bien ?...
ZORA, se voilant de nouveau.
Silence !... un homme
Vient par ici. – Regarde...
TIMA, profondément intriguée, et se voilant avec soin.
Ô Zora !... vois donc comme
Il ressemble... on dirait... s’il n’était aujourd’hui
En route pour Blidah-la-Charmante...
ZORA.
C’est lui !
Ô maîtresse, c’est lui !
TIMA.
Dieu grand ! quelle autre affaire !
Oui, c’est bien mon mari... Mais qu’est-ce qu’il vient faire
Ici, quand le soleil est à peine levé ?
D’où sort-il ? Quel dessein infâme a-t-il couvé ?
Ah ! je vais bien savoir...
Elle veut s’élancer.
ZORA, l’arrêtant.
Oh ! silence, maîtresse !
S’il te voit, il s’enfuit ! – Du calme et de l’adresse,
Vite, cachons-nous ! Tiens, dans ces buissons épais.
Oui, laissons l’ennemi se croire en pleine paix ;
Sa confiance même assurera sa perte.
Elles se cachent, mais de temps à autre, leurs têtes apparaissent au-dessus des buissons, pendant le soliloque de Sidi Mohammed.
Scène II
TIMA, ZORA, cachées, SIDI MOHAMMED
SIDI MOHAMMED.
J’arrive à temps : la place est tout à fait déserte,
Et le soleil n’est pas monté sur l’horizon.
Tout va bien ! ma femme est encore en sa maison.
D’un air navré.
Je ne suis pas parti pour Blidah-la-Charmante.
Sur la mer du remords, jouet de la tourmente,
Ma conscience flotte ainsi qu’un pauvre esquif ;
Heureux fumeur de chanvre ! engourdi par le Kief,
Il se rit de sa femme et la mienne me tue !
Heureux Loth ! Dieu changea sa compagne en statue !
Bref, heureux qui n’a pas ce frêle et doux oiseau
Qu’un soir, aux sons voilés des flûtes de roseau,
On conduisit chez lui sous le nom d’épousée !
Je suis jaloux, voilà ; ma vie en est brisée !
Mon sort n’a rien du miel ou du sucre candi !
Quelle position, Allah ! pour un kadi.
Kadi, mari, jaloux, tel est mon lot sur terre :
Triple pal ! J’aurais dû rester célibataire !
Oui, j’ai peur d’être aussi ce que fut un beau jour
Mon pauvre oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour !
Il était confiant ; il fermait les prunelles ;
Il crut l’amour, l’honneur, des choses éternelles...
Ah ! comme il fut déçu, le bon cœur sans détour,
Mon pauvre oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour !
Donc, j’avais résolu, pour éclairer mon âme,
De faire interroger adroitement ma femme
Par ce vieux serpent noir que l’on nomme Ourida,
Pendant que je serais en chemin pour Blidah
La-Charmante... où m’attend le petit héritage
De mon pauvre oncle... (il eut quelque chance en partage.)
Hier, le cœur rempli d’un trouble sans égal,
J’ai quitté ma Fatmette et le toit conjugal,
Et j’ai passé la nuit dans une hôtellerie
Dont les hôtes obscurs... sont pleins d’effronterie...
Il se gratte.
La voix de TIΜΑ.
Ah ! tant mieux !
SIDI MOHAMMED, après avoir cherché de tous les côtés d’où peut sortir cette exclamation, continue.
Je voulais à tout instant sortir
De ce bouge... mais j’ai manqué de repentir.
Et j’ai fini ma nuit avec des gens profanes,
Des chameliers galeux et des conducteurs d’ânes,
À ruminer le plan dans ma cervelle ourdi.
Quelle position, Allah ! pour un kadi !
Et puis j’ai réfléchi. J’ai changé de système ;
On n’est jamais si bien servi que par soi-même.
Et puis quand on s’en va, prévoit-on le retour ?...
Mon pauvre oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour
Fit un voyage aussi... ce fut une imprudence !
Enfin de cent raisons acceptant l’évidence ;
Ayant tout calculé, l’audace et le danger,
Bref, j’ai pris le parti de rester dans Alger,
Avec ma jalousie aux ongles de tigresse,
Et de faire, moi-même, Ourida la négresse.
La voix de TIMA.
Ah ! le monstre !
SIDI MOHAMMED prête un instant l’oreille, puis il ajoute.
Je crois qu’on parle aux environs.
Filons. – Dans le prochain gourbi nous trouverons
De quoi nous transformer en l’une de ces vieilles,
À des singes plutôt qu’à des femmes pareilles,
Qui vendent des gâteaux, plus durs que des galets,
Et lisent l’avenir dans le sang des poulets.
Ici, le mercredi. – Ruse absurde et vulgaire !
Ô ma bonne Tima, tu ne te doutes guère
Qu’à ton mari bientôt tu vas dire tout bas
Tout ce qu’il sait, avec tout ce qu’il ne sait pas !
Allons noircir ma face.
Invoquant le ciel.
Ah ! sous une guenille,
Fais qu’avec Ourida j’aie un air de famille,
Et, du septième ciel, protège mon amour,
Mon pauvre oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour !
Il s’éloigne à grands pas.
Scène III
ZORA, TIMA
ZORA.
Ô maîtresse !
TIMA.
Ô Zora, je suis abasourdie !
ZORA.
Eh bien, mais la trame est encore mieux ourdie
Que nous ne le pensions.
TIMA.
Ah ! le méchant mari !
ZORA.
En effet, à côté de cet époux chéri,
Ourida n’est plus rien qu’une pauvre négresse
Fort innocente, même alors que l’on lui graisse
La patte pour sonder les âmes avec soin !
Avec ironie.
Sacrifions la poule et brûlons le benjoin
Pour le bon voyageur ! Consultons les prêtresses
De la fontaine sainte, ô perle des maîtresses !
TIMA.
Non ! – Viens. J’ai mon projet, je vais te l’expliquer,
Laissons tranquillement Mohammed s’appliquer
À faire la négresse, et puis, je te le jure,
Je lui ferai payer chèrement son injure !
Oui, nous le confondrons ! Il faudra, devant nous,
Qu’il implore de moi son pardon à genoux.
Tu me seconderas. – Je veux qu’il s’embarrasse
Dans ses propres filets et qu’il demande grâce,
Et ce sera le chat jouet de la souris.
ZORA.
Ce jeu serait trop doux pour de certains maris.
Mais j’offre avec transport mon aide tout entière
Pour voir enfin un chat pris dans une ratière.
Elle écoute.
Voici le chat !
TIMA.
Suis-moi. – Nous allons revenir.
Oh ! Sidi Mohammed, rêver n’est pas tenir !
Elles s’en vont.
Scène IV
SIDI MOHAMMED
Il est déguisé en négresse au moyen d’un long haick bleu quadrillé de blanc, qui laisse voir seulement un bout de son visage barbouillé de noir. Il porte un fourneau, une cage où caquette une poule, et un tambourin d’argile.
Que tu fais de héros ! mais aussi d’imbéciles,
Amour ! – Je suis hideux. – Rangeons nos ustensiles :
Il dépose le fourneau, puis la cage.
Mettons là cet oiseau qu’un roumi me céda
Tout à l’heure. – À présent, imitons Ourida.
Il s’accroupit, et, battant son tambourin, il chante un air nègre. Tima et sa servante traversent la scène derrière Sidi Mohammed en se faisant des signes.
Allons, pour un kadi qui n’a pas fait d’étude,
Ceci n’est pas trop mal. – Ah ! quelle inquiétude !
L’heure approche où Tima va, selon mon désir,
Venir à la fontaine, et se faire un plaisir
D’égorger une poule en brûlant de la myrrhe
Pour qu’Allah lui conserve un époux qu’elle admire
Et qu’elle adore aussi, la gazelle aux yeux doux !
J’entends du bruit. – C’est elle ! Allons, transformons-nous.
Il chante de nouveau avec ardeur.
Scène V
TIMA, SIDI MOHAMMED
TIMA lui touche l’épaule, puis se baise les doigts.
Ô mère, le salut soit avec toi.
SIDI MOHAMMED lui envoie un baiser.
Ma fille,
Avec toi le salut ! Que toujours ton œil brille,
Tendre comme un soleil d’hiver, pour tes amants.
Mais tu parais tremblante ! Aurais-tu des tourments ?
TIMA, avec émotion.
Ô mère, réponds-moi : ton nom ?
SIDI MOHAMMED.
Petite-Rose,
Ourida.
TIMA.
C’est cela. – Mère, je me propose...
SIDI MOHAMMED, l’interrompant d’un air fin.
Je devine. – Tu viens me trouver pour savoir...
Mais d’abord, mon joli pigeon bleu, viens t’asseoir
Près de Petite-Rose, et puis ôte ce voile,
Sois sans crainte. Causons... Tu veux savoir, étoile,
Si quelqu’un dont l’absence a fait ton front songeur
T’aime toujours ?
TIMA.
Oui, mère.
SIDI MOHAMMED.
Et c’est un voyageur ?
TIMA.
Oui, mère...
SIDI MOHAMMED, à part.
C’est moi.
Haut.
Bien, mon jasmin blanc... un songe
Te l’a montré souffrant, et la crainte te ronge ?...
TIMA.
Non, il se porte bien.
SIDI MOHAMMED, hésitant.
Est-ce un jeune homme, dis ?
TIMA.
C’est un jeune homme, mère, avec des yeux hardis !
SIDI MOHAMMED, à part.
Elle me flatte.
Haut.
Enfin, tu veux que dans la cendre
Je lise si...
TIMA, d’un air troublé.
Je veux savoir s’il va descendre
De cheval avant peu ; bref, s’il est arrivé.
SIDI MOHAMMED fait semblant de lire dans la cendre de son fourneau.
Arrivé ?... non, je vois... (mais, il n’est pas prouvé
Que ce soit à cheval qu’il chemine, cet homme ?)
C’est sur un dromadaire, au trot plus rude en somme
Qu’un voyage sur mer, qu’il est monté ! – Je vois
Cela dans la poussière où mon œil suit mes doigts.
TIMA.
Qu’importe sa monture, ô mère, je m’en moque !
Avec résignation.
Je veux savoir s’il m’aime, et puis à quelle époque
Il viendra me redire, à mes pieds étendu,
L’aveu par mes parents autrefois entendu ?
SIDI MOHAMMED.
Oh ! brûlons le benjoin ; car ta demande est grave.
Il jette une pincée de benjoin sur la braise de son fourneau.
TIMA.
Eh bien ?
SIDI MOHAMMED, feignant de lire dans la cendre.
Eh bien, l’amour plus que jamais se grave
Dans son cœur, ô ma fille : il t’aime éperdument !
TIMA, avec un profond soupir.
Hélas ! je le pensais...
SIDI MOHAMMED, étonné.
Hein ! quel gémissement.
TIMA.
Pauvre garçon !
SIDI MOHAMMED.
Comment ! que dis-tu là, ma belle ?
Es-tu folle ?
TIMA, avec mélancolie.
Hélas, non ! – C’est son âme rebelle
À la raison, qui l’est !
SIDI MOHAMMED.
Je ne te comprends pas ?
TIMA, douloureusement.
Ah ! le pauvre insensé ! – Misérables appas !
Ils ont fait son malheur !
SIDI MOHAMMED, à part.
Hein !
TIMA.
À présent je tremble...
Il m’aime ! et nous allons nous retrouver ensemble !...
SIDI MOHAMMED, à part.
Hein !
Haut.
Mais il ne revient, frais bouton d’oranger,
Que dans une semaine...
TIMA, secouant la tête avec mélancolie.
Il sera dans Alger,
Aujourd’hui, – c’est du moins ce qu’une ancienne amie
M’a fait dire hier soir. J’étais presque endormie...
Mais à cette nouvelle, oh ! mon cœur a battu
Comme jamais, ô mère, il ne battit, vois-tu !
SIDI MOHAMMED, à part.
Mon cœur bat à son tour... Ah ça, que me dit-elle ?
TIMA.
Oui, les yeux sur le ciel qui d’astres se constelle,
Et songeant au passé, j’ai veillé jusqu’au jour...
SIDI MOHAMMED, soupçonneux, à part.
Eh ! mon oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour ?
Affectant l’indifférence, haut.
Mais quel est donc le nom de l’homme qui s’approche
Ainsi d’Alger, ma fille ?
TIMA.
Ah ! mon cœur se reproche
De ne pouvoir, hélas, l’oublier.
SIDI MOHAMMED, à part.
Hein !
Haut.
Son nom ?
TIMA, tendrement.
Son nom ?... c’est Ibrahim.
SIDI MOHAMMED.
Ibrahim ! ah ! mais non !
C’est Sidi Mohammed !... je le lis dans la flamme
De mon petit fourneau... c’est Mohammed, mon âme ?
TIMA, avec abandon.
Non, non, c’est Ibrahim, et pourquoi le nier ?
SIDI MOHAMMED.
Voyons, c’est ton mari, ma fleur de citronnier ?
TIMA.
Non, non, c’est Ibrahim, mon cousin le kabyle !
SIDI MOHAMMED.
Quoi !
TIMA, avec animation.
Noble cavalier ! l’honneur est son mobile
Sauf qu’il a le teint blanc, c’est Antar le héros !
Sa lèvre a la couleur joyeuse des coraux !
Il a plus de beautés, cet Ibrahim terrible,
Que ne forme de grains de kouskoussou le crible
En quatre jours !
SIDI MOHAMMED.
Assez !
TIMA.
Ah ! tu n’es pas au bout !...
On respecte Ibrahim ainsi qu’un marabout.
Il fut mon fiancé ! c’est l’orgueil de ma vie !
Son cheval en est fier ! Le clair soleil l’envie !
Et la femme qui mange et qui, soudain le voit,
En est troublée au point... de se couper le doigt !...
SIDI MOHAMMED, furieux.
Par la barbe d’argent du prophète !...
TIMA, souriant.
Eh bien, mère
Tu jures ?...
SIDI MOHAMMED, confus.
J’invoquais.
À part.
Quelle pilule amère !
TIMA.
Ô mère, tu comprends maintenant ma douleur ?...
SIDI MOHAMMED, à part.
Battre une femme est mal, – même avec une fleur,
Et pourtant, si j’osais !...
Haut.
Tu disais, douce olive ?
TIMA.
Tu comprends ma douleur, à présent ? – Qu’elle est vive ?
Ibrahim va venir ; mon époux est absent...
Il m’abandonne ; il laisse un souvenir récent
Se réveiller en moi... Je suis seule, et pour armes,
Je n’aurai contre cet Ibrahim... que mes larmes !...
Antilope qu’attaque un lion du Darfour !
SIDI MOHAMMED, à voix basse, avec épouvante.
Oh ! pauvre oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour !
TIMA.
Que dis-tu donc ?
SIDI MOHAMMED.
Je dis... laisse-moi lire encore
Dans la cendre du feu... de fleurs je la décore,
Tu vois. Là, je veux voir ce que fait ton mari
Il pousse un cri subit.
En ce moment... Ô ciel !
TIMA, avec empressement.
Est-ce qu’il a péri ?
Suis-je veuve ?
SIDI MOHAMMED.
Non pas !
TIMA.
Alors ?
SIDI MOHAMMED.
Je vois... prends garde...
Je vois que ton mari fidèle, auquel il tarde
D’être à tes genoux, vient de remettre soudain
Son voyage. Il revient ! – et songe avec dédain
À ceux qui sur son front voudraient mettre une tache...
TIMA.
Bien vrai, mère ?
SIDI MOHAMMED.
Il revient ! Oui, Branche de pistache.
Scène VI
TIMA, SIDI MOHAMMED, ZORA
ZORA, pleine d’émotion feinte.
Ô maîtresse, maîtresse ! oh ! retourne au logis !
TIMA.
Je suis perdue, hélas !
SIDI MOHAMMED.
Qu’est-ce, enfant, tu rougis ?
TIMA.
Oui, mère, car je sais, va, ce qu’elle m’annonce :
Ibrahim vient...
SIDI MOHAMMED pousse un cri de désespoir.
Ah !
Essayant de dissimuler.
C’est... une épine de ronce.
ZORA, avec joie.
Le voyageur arrive, oui, maîtresse... on le dit...
Il est à Bab-Azoun... Sa face resplendit
Comme la lune !
SIDI MOHAMMED.
Allah !
À Tima.
Sois sans crainte, ma fille,
Il feint de lire fiévreusement dans la cendre.
Dans l’herbe haute, comme une alerte faucille,
Ton mari passe au loin !... va, retourne chez toi
Attendre son retour imminent ?
TIMA.
Non, ma foi,
Je veux te consulter encor, tout à mon aise
Tiens, voilà du benjoin. Souffle un peu sur la braise...
À Zora.
Ô Zora, je le tiens !
Sidi Mohammed souffle avec ardeur.
ZORA, à Tima, à voix basse.
Il ne sait plus comment
Se tirer de ce pas. – Nous le tenons vraiment !
SIDI MOHAMMED, à part.
Éloignons-les...
Haut.
Ma fille, il vaudrait mieux, peut-être
Que tu fusses là-bas pour recevoir le maître ;
Pauvre homme ! je le vois ; il arrive joyeux
Au port, et cherche en vain le phare de tes yeux !
Essayant de l’attendrir.
La maison sans l’épouse est un palmier sans dattes !
Veux-tu que ce jour soit la plus triste des dates
Pour Sidi Mohammed ? et qu’à son tendre cœur
Ta longue absence verse une amère liqueur
En place du breuvage exquis de ta présence ?
ZORA.
Oh ! Sidi Mohammed supporte avec aisance
Cette soif de nous voir...
TIMA.
D’ailleurs, pour l’avoir lu
Dans la cendre, tu sais, mère, qu’il a voulu
Que je vinsse aujourd’hui près de cette fontaine ?...
ZORA.
Oui, nous ne courons pas ici la prétentaine,
Mon maître le sait bien...
TIMA.
Allons, souffle ton feu,
Petite-Rose, et vois si le ciel sera bleu
Pendant toute la vie au-dessus de nos têtes.
ZORA.
Oui, prédis-nous des jours nombreux et pleins de fêtes.
SIDI MOHAMMED.
Chaque fois qu’il tente de se relever pour s’enfuir, les deux femmes le font se rasseoir.
Non. Je suis fatiguée et j’ai les yeux trop las...
Laissez-moi m’en aller. Il est tard, et, là-bas,
J’ai six petits enfants, espoir de la famille,
Qui réclament le lait de leur mère, ô ma fille...
Six jolis négrillons, déjà bien noircissant...
TIMA.
Que ces marmots, Zora, sont donc attendrissants !
ZORA.
Ils téteront ce soir !
SIDI MOHAMMED.
Oh ! qu’elles sont mauvaises !
TIMA.
Tu ne t’en iras pas ! – Allons, vite, à ces braises !
SIDI MOHAMMED fait semblant de souffler son feu, à part.
Je suis, je crois, pincé ! – Comment rentrer chez moi
Avant que le kabyle ?... ah je me meurs d’effroi !
Il tarabuste son fourneau.
TIMA, à Zora.
Il faudra qu’il avoue !
Haut.
Eh bien parle, négresse ?
SIDI MOHAMMED, l’œil sur son fourneau.
Oui !... la lucidité de mon esprit progresse...
Entre les dents.
(Ah ! pauvre oncle Abdallah-ben-Yusuf-ben-Kaddour !)
Haut.
Et je vois ton mari voler comme un vautour...
Oui, ton mari, plus prompt que l’aigle changeant d’aire,
Presse son bon cheval !...
TIMA.
Tiens, c’est un dromadaire
Qu’il montait, disais-tu ?
SIDI MOHAMMED.
Que nous fait l’animal !
L’important c’est qu’il serve à préserver du mal
L’innocence en péril, et pour nous qu’il galope !...
À part.
Oh ! comment me sauver avec cette enveloppe !
La poule chante.
Ah ! la poule ! j’y suis ! Le moyen est trouvé !
Dieu seul est grand ! La poule... oui, la poule ! Sauvé !
Il prend la cage.
TIMA.
Ourida, que fais-tu ?
SIDI MOHAMMED.
Pour activer sa course...
Il faut offrir la poule aux Esprits de la source.
Il prend la poule, qui se débat et chante.
TIMA, à Zora, bas.
Il veut gagner du temps ; mais il est pris, Zora !
ZORA, de même.
Qu’il avoue ! ou jamais il ne s’en tirera !
SIDI MOHAMMED tient la poule dans ses mains, et dit.
Allah ! la Allah ila Allah ou Sidna Mohammed raçoul Allah !
Allons ! que le benjoin fume et que le sang coule !
Il ouvre les mains, la poule s’échappe et se sauve en criant.
Ho ! ho ! pauvre négresse ! Ô ma poule ! ma poule !
Mon gagne pain ! ma poule ! Oh ! ma poule ! Holà !
Arrêtez-là ! J’y cours !
À Tima.
Ma fille, attends-moi là !
Il se sauve.
Scène VII
ZORA, TIMA
ZORA.
Nous n’avions pas prévu, maîtresse, cette fuite !
Ah ! le maudit oiseau ! Courons à sa poursuite !
TIMA.
Non, non, Zora ! – Restons ici tranquillement.
Il n’est que différé le juste châtiment
De Sidi Mohammed. – Donc, rions de la bile
Qu’il se fait en courant après... notre Kabyle...
Car ce n’est pas l’oiseau qu’il cherche à rattraper
En ce moment, Zora, ne vas pas t’y tromper ?
C’est pour aller chez nous qu’il dévore l’espace !
Mais quand il aura vu qu’aucun mal ne s’y passe,
Et constaté qu’on s’est amusé d’un jaloux,
Penaud et repentant, il reviendra vers nous.
Laisse faire, Zora. D’ailleurs, je te l’avoue,
J’aime mieux, – si la honte empourpre enfin sa joue,
Que ce soit loin de moi qu’il rougisse, vois-tu.
ZORA.
Ô maîtresse, ma foi, c’est par trop de vertu !
TIMA.
Non, je l’ai torturé de la belle manière.
Donc, et pour cette fois, qui sera la dernière,
Je veux bien, ô Zora, que le pauvre garçon
Déguste, seul, en paix, le sel de la leçon
Que pour mortifier son âme j’ai choisie.
Avec douceur.
Et puis, c’est son amour qui fait sa jalousie.
L’amour est un enfant...
ZORA.
Ça c’est vieux et c’est faux !...
TIMA, poursuivant.
L’amour est un enfant, dont parfois les défauts
Viennent gâter, hélas ! la douceur...
ZORA.
Éphémère !...
TIMA.
Châtions-le donc, mais avec des mains de mère !
ZORA.
Moi, je suis pour fouetter jusqu’au sang les méchants !
TIMA.
Laisse faire au remords !
Gaiement.
Mais vois, à travers champs,
Qui nous revient là-bas ?
ZORA.
C’est notre maître ! Il vole !
Il a l’air essoufflé, mais joyeux, ma parole !
TIMA.
Le voici !
Scène VIII
ZORA, TIMA, SIDI MOHAMMED
SIDI MOHAMMED a quitté son déguisement, et pousse un cri de joie.
Fatima !
TIMA, feignant la surprise.
Mohammed ?
SIDI MOHAMMED.
Oui, c’est moi.
TIMA.
Quoi ! déjà de retour ?
SIDI MOHAMMED, avec enthousiasme.
Oui. Plus heureux qu’un roi !
Non, non, pour voyager, j’ai l’âme trop aimante !
Non, nous irons ensemble à Blidah-la-Charmante !
Heureux qui sait chez soi borner son horizon.
Avec indifférence.
À propos, j’ai passé devant notre maison...
On m’a dit qu’Ibrahim...
TIMA, tombant des nues.
Ibrahim ?
SIDI MOHAMMED.
Un jeune homme.
Que dans la Kabylie on aime et qu’on renomme...
Était venu me voir... ce matin...
TIMA.
Ce matin ?...
Ne sais... Nous étions là consultant le Destin...
Et même... à ce propos... pardon si je digresse ;
Mohammed, as-tu vu, par hasard, la négresse
Ourida, tout à l’heure, en accourant ici ?
SIDI MOHAMMED, d’un air innocent.
Non, ma banane, non !
TIMA.
C’est singulier ceci.
ZORA, négligemment.
Ô maîtresse, Ourida s’est peut-être envolée
Avec cet Ibrahim, qui l’aura consolée ?
SIDI MOHAMMED, à mi-voix.
Puisse être consolé dans le divin séjour,
Mon pauvre oncle Abdallah.
TIMA, avec malice.
Ben Yusuf...
ZORA, avec effronterie.
Ben Kaddour !
SIDI MOHAMMED, qui comprend enfin tout, à part.
Que disent-elles là ? Bon, je suis une buse !
Allah ! dissimulons ! Ce n’était qu’une ruse !...
On s’est moqué de moi. Mon piège les aida :
Leur Ibrahim était le frère d’Ourida.
ΤΙΜΑ.
Eh ! Sidi Mohammed, es-tu muet, doux maître ?
SIDI MOHAMMED.
Non pas ! Et si tu veux à l’instant me permettre
De prouver le contraire, eh bien je te dirai
Ce qu’un pauvre homme hier, loin d’ici rencontré,
Comme je talonnais bien tristement ma mule...
Ta mule ?...
TIMA, l’interrompant froidement.
Mon cheval !
D’un air aimable.
SIDI MOHAMMED, se reprenant.
Car parfois je stimule
Mon cheval du talon ou bien d’un vert rameau...
TIMA.
Ton cheval ?...
SIDI MOHAMMED.
Mon cheval ? – Non, c’était un chameau !
La langue m’a-fourché ! – Je poussais donc ma bête,
Quand le son d’une voix me fit lever la tête.
Et je vis un aveugle au milieu du chemin
Qui citait le Coran et me tendait la main.
Voici les mots que j’ai retenus au passage :
« Ô croyants, disait-il, celui-là seul est sage
« Qui se fie à sa femme et montre de l’esprit :
« Nul ne peut éviter son destin. C’est écrit ! »
ZORA.
Bon aveugle ! Un douro serait sa récompense
Si je savais...
TIMA, à Mohammed.
Il doit être bien loin, je pense ?
À Zora.
Mais il y voyait clair cet aveugle en effet !
ZORA.
Oui, c’est ce qu’on appelle un aveugle parfait...
SIDI MOHAMMED.
Bah ! suivons son conseil, et puis que la mort vienne !
Mais, allons déjeuner : j’ai faim comme une hyène,
Et que ce repas soit un doux spectacle pour
Mon pauvre oncle Abdallah-Ben-Yusuf-Ben-Kaddour !