La Fontaine de Sapience (Claude-Ignace BRUGIÈRE DE BARANTE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 8 juillet 1694.

 

Personnages

 

ORONTE, père de Lucile

LUCILE, fille d’Oronte

OCTAVE, amant de Lucile

ARLEQUIN, valet d’Octave

SCARAMOUCHE, valet d’Octave

ANGÉLIQUE, suivante de Lucile

LISETTE, suivante de Lucile

CRASSOTIUS, pédant

PIERROT, concierge de la Fontaine de Sapience

UNE BERGÈRE qui chante

PLUIEUR BERGERS

 

La Scène est dans l’île du Repos.

 

 

Scène première

 

LISETTE, ANGÉLIQUE

 

LISETTE.

Non, je ne crois pas qu’il y ait de plus grand malheur pour une femme, que celui de n’être plus aimée d’un mari qu’on aime encore. Le volage !

ANGÉLIQUE.

Non, il n’a pas de plus grand malheur pour une femme, que celui d’être trop aimée d’un mari trop brutal pour être aimé. Le bourru !

LISETTE.

Ah, Angélique, que tu es heureuse ! Si Scaramouche est jaloux, il t’aime.

Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

ANGÉLIQUE.

Oui, Lisette ; mais Arlequin ton mari est un mari à la mode. Il en conte où il peut, et te laisse en repos. Permis à toi d’user de représailles.

LISETTE.

Bon, ce serait faire comme toutes les autres femmes. Je veux quelque chose de singulier. Et après tout, où sont les hommes qui méritent d’être aimés ? Je ne vois plus que des figures d’hommes. Les jeunes sont fous, les vieux dégoûtants, les gens d’épée effrontés, les gens de robe ennuyeux, les abbés téméraires, les officiers pétillants : tous les hommes sont faux, volages indiscrets, papillons d’habitudes, débauchés de profession, sacs à vin, preneurs de tabac, diseurs de rien, sales, malpropres, sagouins. Où est le plaisir d’aimer ?

ANGÉLIQUE.

Que tu es sorte pour une femme d’esprit ! Il faut en prendre le bon, et en laisser le mauvais. Ne sais-tu pas...

LISETTE.

Je sais tout comme toi que les femmes habiles se font des élèves de leur façon. Elles mettent leurs amants dans le chemin qu’il faut qu’ils suivent. Elles ont l’art de donner à un homme de robe quelque chose de guerrier, quand ce ne serait que la cravate ; elles donnent à un abbé les airs d’un petit maître, jusqu’au débraillement. Elles vous décrassent un financier, et savent dégraisser son esprit et sa bourse. Pour les officiers, elles les laissent tels qu’ils sont.

ANGÉLIQUE.

Tout passe auprès des femmes, pour peu qu’il y ait du guerrier ou du militaire.

LISETTE.

Pour moi, j’avoue ma poltronnerie. Je crains tout ce qui a du rapport à la guerre. Les officiers dans leurs conquêtes sont âpres au butin. Ils font main basse d’un côté, et rafle de l’autre. Leur air est libre, mais leur cœur n’est pas libéral. Ils font de leurs soins un trafic qui coûte cher aux belles dupes qui les achètent. En fait d’amour, je ne suis pas à la mode : je ne saurais ni en vendre, ni en acheter. But à but ou patience, voilà ma devise.

ANGÉLIQUE.

Faite comme tu es, ton sort est entre tes mains. Tu n’as pas un jaloux à tes trousses, qui vienne te chicaner tes paroles et tes regards. Pour mon brutal, il mériterait la pratique de toutes les réflexions qu’il me fait faire.

LISETTE.

Ma foi, cela n’en vaut pas la peine. Souvent l’amant qu’on récompense ne vaut pas mieux que l’époux qu’on punit. Homme pour homme, c’est quitter un volage pour un ingrat, et un brutal pour un bourru : c’est tomber de fièvre en chaud mal. Malheur aux folles qui raisonnent autrement : elles sont toujours la dupe de leur vengeance. La règle en est sure : Tout homme qu’on aime aujourd’hui, est un homme qu’on haïra un jour.

ANGÉLIQUE.

Il y a du vrai, et du fin vrai dans tout cela. Mais est-il juste que Lisette soit négligée d’Arlequin, et qu’Angélique soit goupillée de Scaramouche ?

LISETTE.

Non. Cherchons un remède à nos malheurs.

ANGÉLIQUE.

Comment faire ?

LISETTE.

Le voici tout trouvé. Monsieur Oronte notre maître ne peut le résoudre à marier sa fille, par la mauvaise opinion qu’il a de tous les hommes. Il les croit tous de francs vauriens ; et il les connaît assurément.

ANGÉLIQUE.

Il est homme judicieux, et il ne le trompe guères.

LISETTE.

Écoutes donc ceci. Quand monsieur Oronte nous a permis de nous marier, il a cru nous rendre heureuses, car il est bon homme. Il voit que tout le contraire est arrivé ; il craint pour sa fille unique le malheur de ses servantes.

ANGÉLIQUE.

Lucile, douce comme elle est, mourrait assurément de chagrin, si elle avait un mari qui n’en usât pas bien : un de ces maris injustes et débauchés.

LISETTE.

Y en a-t-il d’autres ? Mais la voici qui arrive : laisses-moi avec elle ; je te ferai part une autrefois de mon dessein. Hé, la pauvre dolente ! elle enrage de n’avoir pas un mari, et elle ne saura pas en fut jours, qu’elle enragera le septième.

 

 

Scène II

 

LISETTE, LUCILE

 

LISETTE.

Hé, bien, quoi ? Mais vous soupirez !

LUCILE

Hélas !

LISETTE.

Qu’avez-vous donc ?

LUCILE.

Ma pauvre Lisette, mon père est inflexible : il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.

LISETTE.

Votre père est plus raisonnable que vous. Il hait les hommes, parce qu’il les connaît, et vous ne les aimez que saute de les connaître. Je suis mariée pour mes péchés, et je sais ce qu’en vaut l’aune.

LUCILE.

Voilà ce que disent toutes les femmes qui ont des maris : mais c’est ce que ne croient pas les filles et les veuves qui n’en ont point. Les femmes ne commencent à se plaindre des hommes, que lorsqu’elles ne peuvent plus en quitter l’un pour prendre l’autre.

LISETTE.

C’est qu’on ne les connaît bien que dans ce temps-là. Jusques-là ils ne se montrent à nous que par leurs beaux endroits : ils dissimulent tout le reste. Leur complaisance est un piège qu’ils tendent à notre liberté ; et ils ne se font nos esclaves que pour devenir nos tyrans. Huit jours de mariage vous en apprendront bien là-dessus.

LUCILE.

Mais quoi, Lisette, est-ce qu’après avoir vu un homme deux ans entiers, on ne peut pas s’assurer de son cœur et de ses inclinations. Leur cœur a-t-il toujours une enveloppe ?

LISETTE.

Trois pour une. Hé, mort de ma vie, Vous n’y pensez pas. Votre voisine n’avait-elle pas filé le parfait amour cinq années durant avec celui dont elle a été la dupe ? Avant le mariage c’était un homme aimable, bien gentilhomme, qui avait une grosse terre et une belle charge. Le lendemain des noces, il le trouva un gueux, roturier, sans terre et sans charge, tout noyé de dettes. Rien n’est au dessus des soins et de la dissimulation d’un gascon qui veut faire fortune : et en amour et en mariage, tout parisien est gascon.

LUCILE.

Oui, mais...

LISETTE.

Aminte est de vos amies : demandez-lui un peu des nouvelles du mariage. Tant que son mari a été son amant, il était propre, poli, doux et complaisant. Une seule nuit sa transformé en un loup garou. C’est un bizarre, un malpropre, un entêté, qui fait payer à la femme avec usure routes les complaisances qu’il a pour elle. Voilà une belle matière de réflexions : mais par malheur ces réflexions ne mènent guères à la pratique.

LUCILE.

Ah ! Octave n’est pas fait comme ces gens-là.

LISETTE.

Madame, toutes comparaisons sont odieuses ; mais je vous dis en général, que des hommes le meilleur n’en vaut rien.

LUCILE.

Ma chère Lisette, tâches, je t’en prie, à me rendre quelque service là-dessus auprès de mon père : tu as du crédit sur son esprit.

LISETTE.

Qui, moi ?

LUCILE.

Prends pitié de deux amants.

LISETTE.

Que je vous mette la corde au cou ! Oh, je n’en serai rien.

LUCILE.

Je t’en conjure.

LISETTE.

Mais...

LUCILE.

Je t’en supplie.

LISETTE.

Ah, que vous êtes importune !

LUCILE.

Ma pauvre Lisette !

LISETTE.

Je vous déclare que je.ne m’en mêlerai pas. Tout ce que je puis faire, c’est de laisser agir Arlequin. Il est dans les intérêts de votre amant, et j’ai ouï jaboter quelque chose d’un certain savant qui doit venir voir aujourd’hui monsieur votre père. Il y a de l’Octave là-dessous ; ce déguisement dit quelque chose. Mais le voilà lui-même qui entre.

 

 

Scène III

 

ORONTE, LUCILE, LISETTE

 

ORONTE.

C’est une chose étrange, que parmi tant d’hommes, je n’en trouve pas un seul raisonnable. J’aime ma fille, je voudrais... mais la voilà. La pauvre enfant ! elle est assez jolie pour mériter un mari. Elle est déjà grande : certain ennui commence à s’en emparer, c’est le grand chemin des pâles couleurs. Je sens que je suis père.

À Lucile.

Hé bien, ma fille ?

LUCILE.

Hé bien, mon père ?

ORONTE.

Si vous n’êtes pas bientôt mariée, ce n’est pas ma saute.

LUCILE.

Est-ce la mienne, mon père ?

ORONTE.

Non, c’est la saute des hommes. Je vous aime trop pour vous rendre malheureuse.

LUCILE.

Mais, mon père, est-ce que tous les hommes se ressemblent ?

ORONTE.

Ils ne le ressemblent que trop : les vices de l’un sont assez les vices de l’autre. Je voulais d’abord vous marier à un homme de robe.

LISETTE.

Oh, qu’elle eût été bien lotie ! Vous ne connaissez pas les gens de robe. Il y en a de deux sortes, au moins, afin que vous ne vous y trompiez pas.

ORONTE.

Comment, deux sortes ?

LISETTE.

Oui deux sortes. Les uns trop occupés de leurs sacs, ne songent jamais à leurs femmes. Ils contractent une certaine sévérité, qu’ils ne quittent pas même au milieu des plus tendres caresses de leurs épouses. Ils ne dépouillent jamais le sourcil magistral, et ne parlent à leurs femmes que du tribunal à la sellette.

ORONTE.

Fort bien.

LISETTE.

Les autres, et ceux-là sont en bien plus grand nombre, se font un honneur de mépriser ce qui les distingue le plus avantageusement. Ils affectent ce qu’ils devraient fuir. Singes perpétuels des officiers, ils les imitent jusques dans le tabac, l’eau de vie, et les steinkerques. Mauvais copistes des gens d’épée, ils n’en prennent que les faux airs. Vains, indiscrets, présomptueux. S’ils n’étaient par-ci par-là les dupes de quelques grisettes, on les prendrait pour des petits maîtres.

ORONTE.

Cela est vrai. Trouverais-tu plus à propos que je la donnasse à ce capitaine de cavalerie qui lui faisait les doux yeux cet hiver ?

LISETTE.

Qui : ce grand flandrin à tête évaporée, dont tout le mérite est dans la taille et l’ajustement ? Qui pousse le ridicule des modes plus loin qu’un maître à danser : qui ne parle jamais que de ses prouesses amoureuses : qui ne compte ses campagnes que par le nombre de dupes qu’il a attrapées : ce fat qui est l’adonis de sa garnison, et la terreur des maris à dix lieues à la ronde : cet indiscret qui va publiant ses bonnes fortunes, vraies ou imaginaires ; qui en débite mille circonstances ridicules ; qui affecte de mépriser les femmes, et qui en conte assidument à la servante du cabaret où il va s’enivrer tous les jours ? Et ce qu’il y a de bon, c’est qu’elle lui est cruelle.

ORONTE.

Tu as raison.

LUCILE.

Elle a raison ? Hé, sur ce pied-là, je ne serai jamais mariée.

ORONTE.

Voulez-vous que je vous rende malheureuse ? je ne trouve pas un seul homme raisonnable.

LUCILE.

Mon père ! Et si j’en trouvais, moi...

ORONTE.

Si vous en trouvez un qui n’ait pas les défauts des hommes d’aujourd’hui, je vous donne à lui avec cinquante mille écus. Ne sortez pas : j’attends ici un homme d’un grand mérite, avec qui je dois m’entretenir sur ce qu’on dit des femmes : car c’est par elles qu’on connaît bien les hommes. Je veux que vous soyez de la conversation, cela vous désabusera peut-être un peu. Mais le voilà sans doute.

 

 

Scène IV

 

ORONTE, LUCILE, LISETTE, ARLEQUIN habillé de noir, sous le nom de Crassotius

 

LISETTE, bas à Lucile.

Madame, c’est Arlequin.

ARLEQUIN, parlant à la cantonade.

Oh, que vous ne m’y tenez plus ! Je veux bien qu’on me fouette, si l’on m’y rattrape.

ORONTE.

Où donc ?

ARLEQUIN.

À la comédie italienne. Ah, la détestable chose !

ORONTE.

Ah, monsieur Crassotius, que je suis aise que vous ayez vu Arlequin, défenseur du beau sexe ! Vous me feriez plaisir de me dire ce que vous pensez de cette pièce, de la satyre, et des critiques. Je serais ravi de savoir votre sentiment.

ARLEQUIN.

Mon sentiment est bien aisé à deviner. Il n’y a qu’à voir ce que dit le public, et en prendre précisément le contrepied. Je me fait une règle d’approuver ce qu’il désapprouve, comme je désapprouve à coup sûr ce qui est du goût de tout le monde.

LUCILE.

Voilà un goût tout à sait exquis

ARLEQUIN.

Écoutez, je passe à Arlequin de n’avoir pas mieux réussi dans la défense des femmes. La cause qu’il entreprenait était si désespérée, qu’il ne pouvoir guères en attendre un autre succès.

LISETTE.

Monsieur Crassotius nous fait bien de l’honneur.

LUCILE.

C’est-à-dire, monsieur, que vous méprisez les femmes, vous les haïssez ?

LISETTE.

Hé, je crois que cela est assez réciproque ; je suis bien trompée si les femmes regardent monsieur Crassotius de fort bon œil.

ARLEQUIN.

Il est vrai qu’elles le moquent de moi ; mais ce n’est que par récrimination, et pour le venger du peu de cas que j’ai toujours fait d’elles : car afin que vous l’entendiez, j’étais brouillé avec le sexe avant que la satyre eût paru.

LISETTE.

Je le crois.

LUCILE.

Mais, monsieur Crassotius, ne trouvez-vous rien de bon dans Arlequin défenseur du beau sexe ? Pas même un pauvre petit endroit supportable ?

ARLEQUIN.

Pardonnez-moi, madame. Je trouve que...

LUCILE.

Quoi ?

ARLEQUIN.

Que presque tous les vers que Colombine dit, sont fort bons.

LUCILE.

Vous êtes malin, monsieur Crassotius ! mais une chose contre quoi tout le monde se récrie, c’est le portrait que Colombine fait de nous, où elle nous donne la langue d’un serpent et les yeux d’un basilic.

LISETTE.

Pour moi, je lui pardonne même les inclinations nocturnes du hibou, en faveur de la peau blanche dont elle nous enveloppe.

LUCILE.

À propos de ce portrait, il y a un et cætera bien malin. Arlequin le relève assez malicieusement. Et Cidalise le trouve d’une furieuse étendue.

ARLEQUIN.

La prude Cidalise a raison : cet et cætera ne vaut rien. Mais entre nous, croyez-vous qu’un homme d’esprit prit un femme, si elle n’avait que des bras et des jambes ?

ORONTE.

Monsieur Crassotius, que dites-vous du matou ?

ARLEQUIN.

Je trouve cet endroit assez drôle.

ORONTE.

Sérieusement ?

ARLEQUIN.

Sérieusement ; et il y a de l’esprit.

LUCILE.

Je suis sûre, moi, que vous le trouvez mauvais. Vous vous moquez.

ARLEQUIN.

Point du tout : le matou vient sort bien sur la gouttière. Mais ce que je ne puis supporter, c’est cet ennuyeux plaidoyer d’Arlequin.

LUCILE.

Ennuyeux vous-même. Il est très joli.

ARLEQUIN.

Le matou n’est bon, et le plaidoyer est détestable.

LUCILE

Monsieur Crassotius, j’attendais davantage de votre complaisance.

ARLEQU1N.

J’espérais mieux de votre goût.

LUCILE.

Quoi, vous n’en démordrez pas ?

ARLEQUIN.

Je vous passe le plaidoyer, passez-moi le matou.

LUCILE.

Sifflez le matou, et je dirai pis que pendre du plaidoyer.

ARLEQUIN.

Soit fait : convenons que ces deux endroits ne valent rien. Car de les approuver tous deux, ce serait donner cause gagnée aux comédiens : et un auteur n’est pas fait pour approuver.

LUCILE.

Que dites-vous de l’endroit où Arlequin dit à Scaramouche qu’il danse comme cet homme si bien habillé, qui fit tant rire à l’opéra ? Cela me paraît furieusement malhonnête.

ARLEQUIN.

Cela est digne du sifflet.

LUCILE.

Quoi : un étranger n’aura pas la liberté de mal danser en France, sans être exposé aux mauvaises plaisanteries de monsieur Arlequin ?

ARLEQUIN.

Si ! c’est violer le droit des gens. Mais dites-moi un peu si on peut trop le récrier contre les pauvretés que dit Pierrot ?

ORONTE.

Vraiment, on aurait grand tort de le faire parler en homme d’esprit, puisqu’il fait le personnage d’un sot.

ARLEQUIN.

Sort bien : mais c’est une sottise d’introduire ces sortes de personnage : et un auteur bien avisé ne devrait faire paraître que des gens prudes, des philosophes, des sages.

LISETTE.

Et moi, avec tout le respect que je dois à monsieur Crassotius, il me semble que la comédie étant le portrait de la vie humaine, en ne peut jamais introduire assez de sots, puisque le nombre de ceux-là passe de beaucoup celui des gens d’esprit.

ARLEQUIN.

Ce raisonnement n’est pas tout à fait en forme. Mais de bonne soi, que dites-vous de la scène de la toilette ? Que veulent dire ces distractions perpétuelles d’Isabelle, et ces riens qu’elle répète vingt fois, ne sont-ils pas de véritables riens ?

LUCILE.

Pour moi, je trouve que s’il y a quelque chose à dire dans cette scène, c’est qu’elle est un peu trop naturelle, et que trop de femmes le reconnaissent à l’ennui, aux distractions et à l’indolence d’Isabelle.

ARLEQUIN.

Oui : et vouloir changer de corps devant tout le monde. Pour moi, j’attendais qu’elle changeât aussi de chemise. Savez-vous que j’ai ait, moi, une pièce sur la satyre, et toutes les autres sottises qui courent ?

LUCILE.

Vous l’appelez ?

ARLEQUIN.

L’entêtement déraisonnable, et le raisonnable désentêtement. Voilà un titre cela ! Je puis dire qu’il dame le pion aux titres de toutes les pièces qui ont paru jusqu’ici.

LISETTE.

Il est un peu long.

ARLEQUIN.

Tant mieux : outre que cela sait un bel effet dans l’affiche, c’est que les grandes portes sont à la mode pour les petites maisons, Le meilleur, c’est que dans le titre seul, je comprends l’intrigue, le sujet et le dénouement de la pièce. Elle doit se jouer bientôt, et j’espère que vous y viendrez.

LUCILE.

Je vous le promets, et même d’y rire comme il faut.

ARLEQUIN

Comment rire ? Oh, parbleu, madame, mon comique n’est pas fait pour rire ; et je serais bien fâché...

LUCILE.

Quoi ?

ARLEQUIN.

Vraiment, oui, rire ! Non, madame, je vous réponds que vous n’y rirez pas. On ne rit pas a mes pièces comiques, afin que vous l’entendiez, et je veux qu’on les écoute sans desserrer les dents. Avez-vous ouï parler de mon opéra ?

LUCILE.

Comment, un opéra ?

ARLEQUIN.

C’est une petite galanterie en trois actes. J’ai pris pour ce sujet la mort de Caton.

LUCILE.

Que pouvez-vous mettre de beautés dans un tel sujet !

ARLEQUIN.

Je voudrais que vous vissiez Caton sur le point de mourir, danser gravement une chacone, et ce fameux romain fredonne mélodieusement tout le traité de l’immortalité de l’âme.

LISETTE.

Il me semble que j’y suis.

ARLEQUIN.

Au reste, j’ai fait moi-même la musique, aussi bien que les vers.

LUCILE.

Ah, monsieur Crassotius, vous êtes un homme divin ! Vous savez donc bien la musique ?

ARLEQUIN.

Je ne connais pas une note.

LUCILE.

Comment donc ?

ARLEQUIN.

Je sais la musique par renvois.

LUCILE.

Par renvois ?

ARLEQUIN.

Oui. Je mets à côté de chaque endroit : Vide le prologue de Proserpine, vide le deuil d’Alceste, le sommeil d’Arys, les fureurs de Roland, et ainsi du reste. De tous ces morceaux, il en résulte un corps entier, il n’y a plus qu’à ajouter le titre, et voilà un opéra tout fait...

LUCILE.

Je n’ai rien à dire.

ARLEQUIN.

Avez-vous vu ma tragédie, intitulée : Le siège de Troyes.

ORONTE.

Non.

ARLEQUIN.

Vous y trouverez bien de la nouveauté. Dans les tragédies d’aujourd’hui on ne voit que quelques sentiments langoureux, et à la fin un écuyer ou une soubrette viennent en pleurs conter la mort d’une ou de deux personnes. Voilà qui suffit pour donner à un poème le nom de tragédie. La mienne n’est pas de même ; et dès le second acte les assiégés sont une sortie, et laissent huit mille Grecs sur la place. Voilà des morts, cela !

LISETTE.

On ne peut plus disputer à cette pièce le nom de tragédie.

ARLEQUIN.

Bon : ce n’est rien. Au quatrième acte la peste se met dans le camp, et fait mourir quarante mille hommes.

LISETTE.

Voilà une tragédie des plus tragiques.

ORONTE.

Je suis bien fâché, monsieur Crassotius, d’être obligé de sortir pour une petite affaire. Je vous laisse avec ma fille ; je vous prie de continuer la conversation.

Il s’en va.

ARLEQUIN, à Lisette.

Me connaissais-tu ?

LISETTE.

Bon : cela était bien difficile !

ARLEQUIN.

Le bon homme pourtant a donné dans le panneau. Mais il revient.

À Lucile.

Je vous dis que la satyre des femmes, les critiques, Arlequin défenseur du beau sexe, les hommes de les femmes, tout cela ne vaut pas le diable.

ORONTE.

Je reviens, Lisette, pour te dire de songer à ce que je t’ai ordonné tantôt.

LISETTE.

Monsieur, je n’y manquerai pas.

 

 

Scène V

 

LUCILE, LISETTE, ARLEQUIN

 

LUCILE.

Hé bien, mon père t’a pris pour un auteur ; mais, à quoi est-ce que cela aboutit ? En suis-je mieux dans mes affaires ?

ARLEQUIN, jetant son habit noir à terre, et paraissant dans son habit naturel.

Ce n’est pas ma faute.

LISETTE, à Lucile.

Si vous vouliez m’en croire, vous feriez ce que je vous ai déjà dit, vous viendriez à l’île du Repos.

ARLEQUIN.

L’île du Repos ?

LISETTE.

Oui, l’île du Repos. Te voilà bien étonné ! C’est une découverte qu’on à faire, et nombre de gens cherchent à s’y établir.

ARLEQUIN.

C’est l’île du Palais qu’elle veut dire.

LISETTE.

Tout au contraire. Ceux qui ont commerce dans l’île du Palais, ne peuvent aborder à l’île du Repos. C’est un petit canton, où l’on vit délicieusement : on n’y entend parler ni de procès ni de chicane : on y dort tranquillement : on n’y voit ni ambitieux, ni jaloux, ni emportés : on ne trouve là que des gens dont tout le loin et toute l’occupation est de mener une vie tranquille.

ARLEQUIN.

Vous allez voir que ce climat est peuplé de gens veufs.

LISETTE.

Il est vrai que la plupart des habitants de cette île ne sont point mariés. Mais on ne laisse pas d’y trouver par-ci par-là quelques ménages bien unis, et ce sont ceux dont la raison et l’inclination, non l’ambition et l’intérêt, ont formé les nœuds.

ARLEQUIN.

Lisette, dans l’île dont tu nous parles, trouve-t-on des gens qui viennent soir et matin vous offrir un minois créancier ?

LISETTE.

Nullement. On ne voit là ni créanciers ni belles-mères.

ARLEQUIN.

Il ne faut pas demander si les amoureux en sont bannis ?

LISETTE.

Sévèrement. Les amants heureux y sont quelquefois un séjour de deux ou trois nuits : mais ils en décampent bien vite pour aller loger à l’indifférence et au dégoût.

ARLEQUIN.

Lisette, les carrosses marchent-ils avant le jour dans ce pays-là ?

LISETTE.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

C’est que je les trouve bien contraires au repos.

LISETTE.

Le silence profond n’y est interrompu que par le chant des oiseaux, et le murmure d’une fontaine, dont seau sait des effets surprenants.

LUCILE.

Et quels sont ces effets ?

LISETTE.

On n’en a pas plutôt bu qu’on sent dévoiler sa raison. On ouvre les yeux : on voit les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes : on n’est plus trompé par de vaines apparences et de fausses lueurs.

ARLEQUIN.

Elle a raison. L’île du Repos c’est vers la vallée de Tissard. Tenez, j’en viens tout à l’heure. C’est là qu’on ne s’inquiète de rien, qu’on ne songe ni à l’amour ni aux procès : on y Sait son unique affaire de se bien divertir : et on y boit d’une liqueur qui défile les yeux et éclaire la raison. Voilà la fontaine dont elle veut parler. Allons, ma pauvre Lisette, allons.

LUCILE.

Lisette, comment as-tu accès dans cette île ?

LISETTE.

C’est que j’en connais le concierge.

LUCILE.

Tu l’appelles ?

LISETTE.

Pierrot.

LUCILE.

Ah, peut-on confier à un sot, un trésor si précieux !

LISETTE.

Hé, c’est pour les sots que le repos est fait. Les gens d’esprit ne sauraient le goûter : ils sont trop éclairés : ils espèrent, ou ils craignent : mais les sots qui ne voient pas plus loin que leurs nez, s’abandonnent au repos, et en jouissent à gogo. C’est pour eux que cette île est faite.

 

 

Scène VI

 

PIERROT, LUCILE, LISETTE, ARLEQUIN

 

PIERROT.

Bon : voilà sans doute des pratiques pour notre fontaine. Mais c’est Lisette ! bonjour, Lisette.

LISETTE.

Bonjour, Pierrot ? Hé bien, comment va la fontaine ?

PIERROT.

Palsangué, ma pauvre Lisette, elle ne va rien qui vaille. Je n’ai presque point de pratique, j’aimerais quasiment mieux tenir taverne de vin à six sous, que de cette eau de sapience.

ARLEQUIN.

Oh, cela n’est pas surprenant. La plupart des gens ont bien plus d’empressement de brouiller leur raison que de s’éclaircir.

PIERROT.

À cet’heure, c’est que cette diable d’eau est traîtresse comme tout. Le vin est un menteur auprès. Elle dit la vérité, et la vérité ne plait pas à tout le monde. Tenez, il sort d’ici tout à l’heure un monsieur tout galonné et tout habillé d’or, qui venait boire pour savoir ce qu’on pensait de lui dans le monde. Il s’en est retourné si fâché, si fâché que tout.

LUCILE.

Et pourquoi cela ?

PIERROT.

C’est qu’au premier coup qu’il a bu, il a vu qu’à travers ses biaux habits et son biau carrosse, tout le monde le connaissait pour un faquin.

ARLEQUIN.

Voyez-vous ! cette eau est traîtresse. Mais Pierrot, Voilà une belle dame qui est un peu altérée de ton eau, et qui payera bien son écot.

PIERROT.

Oh, parbleu, tout est à son service, et au tien aussi. Mais, mademoiselle, prenez garde de ne rien voir qui vous chagrine.

LISETTE.

Vas, vas, nous ne craignons rien.

PIERROT.

Allons, voulez-vous entrer ? Holà hé, ouvrez.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, LISETTE, ARLEQUIN, PIERROT, PLUSIEURS BERGERS et BERGÈRES

 

Le théâtre représente l’île du Repos. On y voit au milieu une fontaine très agréable, autour de laquelle sont plusieurs bergers et bergères, les uns puisant, et les autres buvant de l’eau de la fontaine.

LUCILE.

Ah, voilà qui est charmant !

UNE BERGÈRE s’avance et chante.

Qui goute de ces eaux ne peut plus se méprendre,
Quand l’amour lui demande un choix.
Buvons-en mille et mille fois ;
Quand on prend de l’amour, on n’en saurait trop prendre.

LUCILE.

Mon dieu, Lisette, que ce séjour est agréable !

PIERROT.

Tenez, voilà la fontaine de question. Voilà l’eau qui donne l’esprit ; mais pour moi qui en ai assez, je ne me soucie pas d’en boire. Ça, en voulez-vous ?

LUCILE.

Oui, qu’on m’en donne vite.

On lui donne de l’eau de la fontaine dans une coupe, et elle en boit.

ARLEQUIN.

Voilà une petite rasade assez raisonnable ! Et morbleu, qu’un verre de vin de Champagne de cette taille m’éclaircirait la raison !

À Pierrot.

Je boirai au moins son reste.

LUCILE, après avoir bu, demeure comme assoupie, puis tout d’un coup elle dit.

Quel changement soudain ! où suis-je ? et dans ces lieux
Quel rayon inconnu vient dessiller mes yeux ?
Je perce, je vois tout, rien n’échappe à ma vue :
La vérité me cherche, et me suit toute nue.
L’artifice me craint, l’imposture me fuit ;
Tout le dévoile enfin, au beau jour qui me luit.
Paris dans les détours n’est plus un labyrinthe.
Je sais tomber son masque, et j’éclaire sa feinte.
Malgré tous ses détours, je le vois tel qu’il est :
J’y vois sort peu d’amour, et beaucoup d’intérêt,
Mais, dieux quelle pitié ! Que de pauvres femelles
Vivent loin des plaisirs qu’ont leur maris sans elles !
Que de chastes moitiés ! Si je sais bien compter,
Il en est plus de trois que je pourrais citer.
Mais, quel deuil général choque dans les ruelles ?
Les femmes ont partout des amants noirs près d’elles.
Depuis l’hiver passé, l’amour mis au cercueil
Retient-il jusqu’ici tous les hommes en deuil !

ARLEQUIN.

Puisque les amants bleus et rouges sont à l’armée, il faut bien que les noirs dominent en leur absence.

LUCILE.

Tu as raison. Ce sont des abbés, ou soi-disant tels. Ils font de plaisantes figures. Hé, si, si, monsieur l’abbé ! hé si ! vous n’y pensez pas. Laissez-là le blanc, le rouge, et les mouches pour les coquettes ; occupez-vous à quelque chose de plus sérieux. Mais il ne veut pas m’entendre. Le voilà qui minaude à son miroir ; il effraye une grimace, il répète une révérence, et étudie une mauvaise plaisanterie, pour la débiter tantôt aux tuileries sur un fausset efféminé.

ARLEQUIN.

Hé si, voilà qui est tout-à-fait ridicule pour un abbé.

LUCILE.

Ah, madame, à quoi pensez-vous d’écouter ce scélérat ? Il vous trompe. Toutes les protestations qu’il vous fait sont fausses, ses serments sont autant de parjures, il n’a tenu qu’à votre soubrette qu’il vous ait fait une infidélité dès votre antichambre.

ARLEQUIN, se frottant les yeux.

Le diable m’emporte si je vois rien.

LUCILE.

Ah, que vois-je ! Une jolie petite personne, prête à succomber aux empressements d’un amant sexagénaire. Il la leurre de l’espérance d’un mariage auquel il ne pense pas : elle sera la dupe de ce perfide, qui en sera quitte pour quelques dommages et intérêts.

ARLEQUIN.

Voilà qui est bien noir !

LUCILE.

Mais qu’est-ce que celui-ci ? Un soi-disant homme à bonne fortune. Que son ajustement est bizarre ! que ses manières sont ridicules, il parle si haut qu’il étourdit tout le monde. Bon : Le voilà qui s’assit, et qui débite confidemment à six personnes qu’il ne connaît que d’aujourd’hui, toutes ses bonnes aventures. Il fait trophée des présents qu’il a reçus de quelques dupes ; il prouve démonstrativement que depuis quatre ans qu’il sert, il n’a point fait de campagne à ses dépens.

ARLEQUIN.

Oh, il ne faut pas toujours en croire les hommes. Ils sont sujets là-dessus à d’étranges gasconnades. S’ils attrapent quelque chose des femmes, c’est qu’elles le veulent bien.

LUCILE.

La réjouissante chose que le cœur d’un homme que de plis et de replis, de recoins et de détours ! La moindre de ces duplicités est de ménager six femmes à la fois, et de n’en aimer aucune. Mais de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois parmi les hommes que fourberie ou faiblesse.

ARLEQUIN.

Et moi, de quelque côté que je vous regarde, je vois que vous êtes folle.

LUCILE.

Ah, parmi tout cela, j’en vois un qui n’est point fait comme les autres : sage, modeste, tendre et fidèle. Octave prend une route opposée à celle des hommes d’aujourd’hui : c’est un amant bien différent des autres amants ; ce sera un mari qui ne ressemblera en rien aux autres époux.

ARLEQUIN.

Ah, par ma foi, il faut que je boive aussi de l’eau de la fontaine, pour avoir le plaisir de voir tant de belles choses.

Il boit, et après avoir bu, il dit.

Quel changement soudain ! où suis-je ? Je chancelle.
Si je perds la raison, je me passerai d’elle.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que mon tendre cerveau...
Mais, par ma foi, jamais je ne m’enivrai d’eau.
Suis-je ivre ? Point du tout. Je ne vois rien de double.
Ma raison s’éclaircit, quand ma tête le trouble.
Paris à mes regards ne se dérobe plus.
J’y voit beaucoup de sots, et beaucoup de cocus.
Ce sont les maris seuls qui causent leur disgrâce.
Pour les autres de feu, pour leurs moitiés de glace,
On plante-là sa femme ; et la mode aujourd’hui
Est de n’être jaloux que de celle d’autrui.

Hé si, petit moderne ! Hé si ! c’est bien à vous à vous mesurer avec les anciens ! Votre épée est trop courte d’un bon pied. Appliquez-vous à quelque chose de moins chatouilleux. Mais il ne veut pas m’entendre. Le voilà qui met la plume à la main, il va faire un livre, qui prouvera constamment que les anciens sont plus vieux que les modernes.
Ah, monsieur, à quoi pensez-vous ? Un mari d’une nuit cède sa femme, et tous les droits matrimoniaux, à un plus riche que lui, qui non seulement se charge de la belle, mais s’oblige encore par contrat, de payer à l’époux mille écus tous les trois mois. Trop heureux mari, de vendre si cher une marchandise dont tant de gens voudraient être défaits gratis.
Ah, que vois-je ! Un parvenu, qui se fait bâtir un magnifique palais. Il remplit sa galerie des portraits des héros de sa race. Ils sont tous au naturel, à la draperie près, où il fait changer quelque bagatelle, et substitue des cuirasses à des mandilles. Il est un peu embarrassé sur les noms, et il trouve quelque chose de sauvage à mettre sous le portrait d’un colonel ou d’un maréchal de camp : La Violette premier, Jasmin second.
Je vois un vieux magistrat le faire dicter ses arrêts par une jeune coquette, et lui payer bien cher ses épices.
Je vois un financier faire l’homme à bonne fortune, et se vanter des saveurs qu’il ne doit qu’au renouvellement de son bail.
En voici un qui sacrifie une jolie femme à de petites grisettes, sans autre raison, sinon que l’un est à lui seul pour rien, et que les autres sont à qui leur donne.

LUCILE.

Arlequin ?

ARLEQUIN.

Madame ?

LUCILE.

Connaissais-tu avant d’avoir bu à cette fontaine, tout le monde que nous voyons aller et venir par les rues de Paris.

ARLEQUIN.

Je les connaissais comme connaissent Arlequin tous ceux qui n’ont jamais parlé à Gherardi, et qui ne sont jamais vu que sur le théâtre ; car vous voyez que c’est un vrai théâtre que Paris, et bien souvent un jeu de marionnettes. Ce sont des farces que tous les pièges que les hommes se tendent ici les uns aux autres ; ce sont autant de tartuffes, de jodelets, ou de scapins.

LUCILE.

Tu as raison. Je vois que je ne connais plus ce que je croyais le mieux connaître. Il y a bien loin de la personne au personnage. Que de mascarilles !

ARLEQUIN.

Du personnage à la personne, il y a loin comme de mon masque à mon visage, et comme de mon habit à ma peau. Vous voyez bien qu’à Paris les comédiens ne sont pas les seuls qui jouent la comédie. Les expositions du sujet sont bien à la mode, les nœuds sont bien fréquents ; mais les dénouements y sont bien plus réguliers que sur le théâtre. Voyez comme les- intrigues s’y dénouent : Cela finit net, comme l’amour après le mariage.

LUCILE.

Cela saute aux yeux. Mais où courent dans ces rues tant de gens qui vont et viennent ?

ARLEQUIN.

Hé, ne le voyez-vous pas ! Ils courent tous au bien et au plaisir. Les jeunes sont conduits par l’amour, et les vieux par l’intérêt, et bon nombre par l’un et l’autre. Ce sont des chasse-marées, pour se défaire vite... Hé, tenez, tenez, voyez ce poisson d’avril, comme il gagne la porte des tuileries. Ce poisson-là se prend bien facilement à la ligne. Gare l’hameçon.

LUCILE.

Arlequin ? Et dis-moi, je t’en prie, qu’est-ce que c’est que ces matrones à mine douce, qui ont des accès si libres dans les cabinets de ces vieux conseillers ?

ARLEQUIN.

Oh, ces femmes ! ce sont les directrices des crieuses de vieux chapeaux... Elles sont du même métier : mais la matière de leur commerce anoblit leur figure et leur discours. Elles crient tout bas de cabinet en cabinet : Diamants à louer, colliers à vendre. Elles sont métier de taxer la rente des bijoux, que les pauvres dames mettent en pension. Mais attendez. Je vois, oui ma foi, je vois monsieur Oronte, Lisette et monsieur Octave qui viennent.

 

 

Scène VIII

 

ORONTE, OCTAVE, LUCILE, LISETTE, ARLEQUIN, PIERROT, BERGERS et BERGÈRES

 

LISETTE.

Madame, ma foi, notre potion cordiale a fait son effet. Monsieur votre père a ouvert les yeux au mérite d’Octave, et aux bons contrats de constitution qu’il lui a fait voir.

ORONTE.

Oui, ma fille, Octave est sait pour vous et pour moi, et je viens vous unir dans l’île du Repos.

OCTAVE.

Madame, il ne tiendra pas à moi que vous n’y passiez votre vie. J’ai déjà fait mes conventions avec les habitants de ces lieux. Ils vont tous vous y reconnaître pour un ornement qui sera honneur à la beauté de leur île. Les voilà, madame, qui viennent déjà vous donner un divertissement de leur façon.

Les Bergers forment une danse.

UNE BERGÈRE, après avoir bu de l’eau de la fontaine, chante.

Par un effet prodigieux,
Cette eau me dessille les yeux.
Ah ! si de mon ingrat elle augmentait la flamme,
Je voudrais qu’au plutôt il en bût à son tour ;
Mais que me sert, hélas ! de voir à nue son âme,
Si je n’y trouve point d’amour ?

Arlequin et Lisette dansent un menuet.

LA BERGÈRE, chante ensuite.

Avec pleine assurance
Un amant peut ici boire à longs traits :
Mais que des eaux de sapience
Un époux n’approche jamais.
Maris avez-vous quelque doute,
Ne cherchez point à l’éclaircir ;
Le moins qu’il en coute
C’est un repentir.

Quatre Bergers dansent.

LA BERGÈRE chante les paroles italiennes qui suivent.

Amanti, ci vuole costanza in amor,
Amando,
Penando,
Si speri, sì, sì :
Che basta sol un dì
Un’ hor’, un momento ;
Per render contento
Un misero cor.

Un Berger danse une entrée seul, après quoi.

LA BERGÈRE chante.

Jeunes beautés, l’hymen et l’esclavage,
Sont aujourd’hui même chose pour vous.
Ne cherchez plus l’amour dans un bon mariage ;
L’amant n’est plus amant dès qu’il devient époux,
Il n’est point de mari commode,
Le divorce est à la mode.

Arlequin danse seul, et ensuite.

LA BERGÈRE chante.

Les maris et les loups-garous
Sont à peu près la même chose :
Il n’est ni contrat ni clause,
Qui règle l’humeur des époux.
À quoi cette humeur les expose !
Eux mêmes le sont des hiboux ;
Et sans grande métamorphose
D’autres les changent en coucous.

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