La Folle enchère (DANCOURT)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 30 mai 1690.

 

Personnages

 

MADAME ARGANTE.

ÉRASTE, Fils de Madame Argante

ANGÉLIQUE, Maîtresse d’Éraste, déguisée en Cavalier

LISETTE, Domestique de Madame Argante

MONSIEUR DE BONNEFOY, Notaire

JASMIN, Laquais de Madame Argante

MERLIN, Valet d’Éraste

CHAMPAGNE, Valet d’Éraste

LA FLEUR, Valet d’Éraste

 

La scène est chez Madame Argante.

 

 

Scène première

 

MERLIN, CHAMPAGNE

 

MERLIN.

Hé bien, Monsieur Champagne, où diantre venez-vous ? vous n’avez que faire ici.

CHAMPAGNE.

Tu ne me dis pas la moitié des choses.

MERLIN.

Allez-vous-en m’attendre où je vous ai dit.

CHAMPAGNE.

Mais ce carrosse ?

MERLIN.

Il est tout prêt.

CHAMPAGNE.

N’y passerai-je point en chemin faisant ?

MERLIN.

Non.

CHAMPAGNE.

Mon bonnet coiffé, mes fontanges.

MERLIN.

Tout l’équipage est au logis : va-t’en, bourreau, et me laisse ici.

CHAMPAGNE.

Si quelque chose manque, Monsieur s’en prendra à moi.

MERLIN.

Rien ne manquera, je t’en réponds.

CHAMPAGNE.

Adieu donc.

MERLIN.

Il faut prendre la Fleur avec toi.

CHAMPAGNE.

Je l’amènerai.

MERLIN.

Écoute, écoute, ne t’avise pas de laisser ta moustache au moins.

CHAMPAGNE.

Tu as bien fait de m’en avertir, je l’aurais oublié. Voici Monsieur, je vais t’attendre de pied ferme.

 

 

Scène II

 

ÉRASTE, MERLIN

 

ÉRASTE.

Hé bien, verrai-je la fin de tout ceci ? Angélique demeurera-t-elle encore longtemps déguisée sous les apparences trompeuses d’un autre sexe que le sien ? Je suis dans une impatience...

MERLIN.

Allons bride en main, s’il vous plaît ; l’impatience la plus violente n’avance pas une affaire du moindre petit moment.

ÉRASTE.

Avec quelle dureté, avec quelle prévention ma mère a refusé de consentir à mon mariage, sans vouloir apprendre même ni le nom, ni la famille de la personne que j’aime !

MERLIN.

Mais en revanche, Monsieur, avec quelle fermeté, avec quelle grandeur d’âme vous êtes-vous résolu à la fourber ?

ÉRASTE.

Quelle raison peut-elle avoir eue ?

MERLIN.

Monsieur, elle veut être jeune en dépit de la nature : en vous mariant vous la feriez grand’mère, et le titre de grand’mère vieillit ordinairement une femme de quinze bonnes années des plus complètes.

ÉRASTE.

Il faudra bien pourtant...

MERLIN.

Oh ! assurément il faudra bien qu’elle la devienne, vertu de ma vie ; vous n’êtes ni de taille, ni d’humeur à mourir sans héritiers, je vous connais.

ÉRASTE.

Mon pauvre Merlin, je veux tenter aujourd’hui l’exécution de ce que nous avons projeté.

MERLIN.

Il faut savoir auparavant au juste dans quelle situation est le cœur de Madame votre mère pour le petit Comte supposé.

ÉRASTE.

Elle l’aime à la fureur, je t’en réponds ; Angélique est charmante dans ce déguisement.

MERLIN.

Elle s’y plaît assez à elle-même, et je ne sais si elle a autant d’empressement que vous de le voir finir.

ÉRASTE.

Pour moi je ne puis vivre dans l’incertitude.

MERLIN.

On vous en tirera le plus tôt qu’on pourra ; Madame votre mère ne me soupçonne point d’être à vous.

ÉRASTE.

Comment le soupçonnerait-elle ? nous ne venons jamais chez elle, ni toi ni moi, que quand nous sommes sûrs de ne la point trouver.

MERLIN.

C’est une étrange mère franchement ; et la noble aversion qu’elle a pour vous mérite assez la petite friponnerie que nous allons lui faire.

ÉRASTE.

Mais crois-tu que Champagne ait assez d’esprit ?

MERLIN.

Comment assez d’esprit ? c’est un de mes élèves ; il fera la fausse Marquise à merveille, ne vous mettez pas en peine. Lisette est dans vos intérêts.

ÉRASTE.

J’ai tout lieu de le présumer.

MERLIN.

Assurez-vous-en. Et le Notaire de Madame votre mère ?

ÉRASTE.

J’ai vaincu ses scrupules, il ne tient plus qu’à de l’argent.

MERLIN.

Il est bon homme.

ÉRASTE.

Le meilleur homme du monde : mais il m’a demandé mille écus pour me rendre un si bon office.

MERLIN.

Mille écus, c’est donner les choses pour rien ; je tirerai cette somme de Madame votre mère, et quelques chose de plus même. Comme j’avais prévu que nous aurions besoin d’argent ; j’ai déjà pris mes mesures, et la machine est toute trouvée. Voici Lisette.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, LISETTE, MERLIN

 

ÉRASTE.

Je t’attendais avec impatience. Hé bien, ma chère Lisette, peux-tu me rendre un compte exact des sentiments de ma mère ? t’a-t-elle ouvert son cœur ? crois-tu sa tendresse assez forte...

LISETTE.

Cela passe l’imagination, et je ne sais pas si vous ne devriez point vous faire conscience d’avoir aidé à la mettre dans l’état où elle est.

MERLIN.

Comment conscience ! une mère, parce qu’elle est maîtresse de tout le bien, se croira en droit de faire enrager Monsieur son fils, elle lui refusera son consentement pour un mariage honnête ? elle ne voudra lui faire aucunes avances sur sa succession ? Et moi qui fais profession d’être le vengeur des injustices, je verrai cela d’un œil tranquille ? Non, je ne ferai point ce tort à ma réputation, et la bonne Dame apprendra à se connaître en gens, sur ma parole.

LISETTE.

Un de mes étonnements, est qu’elle s’y connaisse si peu ; car enfin quelque bon air qu’ait Mademoiselle Angélique, quelque peu embarrassée qu’elle soit de son déguisement, une fille n’est point faite comme un homme, et je m’apercevrais fort bien de la différence.

MERLIN.

Oh ! diable, tu es une connaisseuse.

ÉRASTE.

Ma pauvre Lisette, garde-toi bien de rien dire qui puisse donner à ma mère aucun soupçon de la vérité.

LISETTE.

Ne craignez rien, je suis bonne personne : mais dépêchez-vous de venir au fait, elle pourrait à la fin s’apercevoir que Monsieur le Comte n’est qu’une Comtesse.

ÉRASTE.

Elle a raison, il est temps d’agir.

MERLIN.

Agissons donc, j’y consens ; allez avertir Angélique de se rendre ici. Le Chevalier de Pharnabasac veut être payé ; elle sait ce que cela signifie. Pour vous, attendez mes ordres chez le Notaire, j’irai vous porter les trois cents louis moi-même. Adieu, voici bientôt les moments qui décideront de votre destinée.

ÉRASTE.

Si vous me la rendez heureuse, je vous promets de la partager avec vous.

MERLIN.

Les belles paroles ne coûtent rien.

ÉRASTE.

Ce ne sont point de simples paroles ; tiens, Lisette, je suis fâché qu’il n’y ait que trente pistoles dans ma bourse : mais achètes-en des fontanges, je te prie.

LISETTE.

Voilà le plus heureux présage du monde.

MERLIN.

Monsieur ?

ÉRASTE.

Que veux-tu ?

MERLIN.

Ne trouvez-vous point que j’aurais besoin d’un petit chapeau.

ÉRASTE.

Je n’aurai jamais rien qui ne soit à toi, sur ma parole.

 

 

Scène IV

 

LISETTE, MERLIN

 

MERLIN.

Te voilà assez bien enfontangée, à ce qu’il me semble.

LISETTE.

L’aimable petit homme que ton maître.

MERLIN.

Tu ne l’avais jamais trouvé si joli.

LISETTE.

Moi je l’ai toujours aimé d’inclination ; il faut savoir tous les soins que j’ai pris pour mettre l’esprit de Madame dans la situation dont nous avons besoin pour le succès de notre entreprise.

MERLIN.

Et penses-tu qu’il y soit ? Là, parlons sérieusement, donne-t-elle de bonne foi dans le parfait amour ? Est-elle bien persuadée...

LISETTE.

Et comment voudrais-tu qu’elle ne le fût pas ? Elle est vieillotte et très coquette. Un jeune garçon, ou qui paraît l’être du moins, tout des plus beaux et des mieux faits, s’attache à lui en conter ; elle serait bien ennemie d’elle-même si elle ne le croyait pas.

MERLIN.

Tu as raison.

LISETTE.

Il lui dit qu’elle est jeune et jolie ; y a-t-il rien de plus facile à persuader ? Elle est bien contente d’elle depuis quelque temps.

MERLIN.

Et les miroirs ne troublent-ils point un peu son petit contentement ?

LISETTE.

Bon, les miroirs, je parierais qu’elle s’est mise en tête que le goût change pour les visages, et que les plus ridés deviennent les plus à la mode.

MERLIN.

Mais en effet, il y a mille coquettes à Paris qui n’en portent point d’autres. Venons au fait. Est-elle prévenue que Monsieur le Comte dépend d’un père avare, fâcheux, violent, impérieux, bourru, capricieux, brutal même ? il était bon d’aller jusques-là.

LISETTE.

Comme je sais que c’est toi qui dois faire ce père-là, j’en ai fait un portrait le plus impertinent qu’il m’a été possible.

MERLIN.

Fort bien, lui a-t-on fait entendre que ce père à une fille qu’il aime tendrement, et qu’il veut absolument la voir mariée, avant que de souffrir aucun établissement à Monsieur son fils ?

LISETTE.

Nous ne l’entretenons d’autre chose.

MERLIN.

Fort bien, c’est le nœud de l’affaire. Monsieur le Comte a-t-il fait connaître adroitement à Madame Argante qu’il a besoin d’argent ?

LISETTE.

Elle en est parfaitement persuadée ; mais la Dame est avare, je t’en avertis.

MERLIN.

Il n’importe, elle est amoureuse, je te réponds de tout, tu n’as qu’à faire la guerre à l’œil, et à nous seconder Champagne et moi.

LISETTE.

Voici Madame, il serait bon qu’elle ne te vît pas.

MERLIN.

Cela ne gâtera rien, au contraire, j’ai une botte à lui porter.

 

 

Scène V

 

MADAME ARGANTE, LISETTE, MERLIN

 

MADAME ARGANTE.

Ah ! ma pauvre Lisette, je me meurs de chagrin.

LISETTE.

Comment donc, Madame, qu’y a-t-il de nouveau.

MADAME ARGANTE.

Je n’en puis plus, je suis au désespoir. Qui est cet homme-là ?

LISETTE.

C’est.

MADAME ARGANTE.

Quoi c’est ? Que veux-tu, mon enfant ? qui t’amène ici ?

MERLIN.

C’est ma maîtresse qui m’y envoie, Madame.

MADAME ARGANTE.

Et qui est-elle ta maîtresse ?

MERLIN.

La Marquise de la Tribaudière, Madame, j’apportais un billet de sa part à Monsieur le Comte.

MADAME ARGANTE.

Un billet à Monsieur le Comte ?

MERLIN.

Oui, Madame : mais je vais dire à ma maîtresse que je ne l’ai point trouvé, et que j’ai eu seulement l’honneur de faire la révérence à Madame sa grand’mère

MADAME ARGANTE.

Comment, grand’mère, grand’mère ? moi, moi, grand’mère ? Mais voyez un peu cet insolent : est-ce que j’ai l’air d’une grand’mère ?

LISETTE.

On ne peut pas de méprendre plus grossièrement.

MADAME ARGANTE.

Il semble que tout soit fait aujourd’hui pour le désespérer.

LISETTE.

Que vous est-il donc arrivé ?

MADAME ARGANTE.

Je viens de rencontrer le petit Comte dans un carrosse.

LISETTE.

Hé bien, Madame ?

MADAME ARGANTE.

Mon coquin de fils était avec lui.

LISETTE.

Quoi, Madame, est-ce qu’ils se connaissent ?

MADAME ARGANTE.

Je ne crois pas ; mais Éraste aura su que nous nous aimons, il lui va faire cent sots contes de moi.

LISETTE.

Oh ! Madame, il a trop de respect.

MADAME ARGANTE.

Lui, du respect ! c’est un petit dénaturé qui ne veut pas que je me marie.

LISETTE.

Le petit ridicule !

MADAME ARGANTE.

Il porte exprès des perruques brunes, et il dit partout qu’il a trente cinq ans, pour m’empêcher de paraître aussi jeune que je le suis.

LISETTE.

Le méchant esprit : il n’en a pas encore vingt, je gage.

MADAME ARGANTE.

Assurément il ne les a pas ; et quand je le fis, j’étais si jeune, si jeune, que c’est un miracle que je l’aie fait.

LISETTE.

Et le petit ingrat ne vous sait point de gré d’avoir fait un miracle.

MADAME ARGANTE.

Je me vengerai de son ingratitude, et je veux me dépêcher de devenir Comtesse.

LISETTE.

Vous ne sauriez prendre un meilleur parti.

MADAME ARGANTE.

Tout ce qui m’inquiète, c’est que ce petit Comte est bien joli homme, et les jolis gens aujourd’hui sont rarement sans beaucoup d’intrigues.

LISETTE.

Et quand il en aurait, Madame, il ne devrait vous en paraître que plus aimable. De bonne foi vous accommoderiez-vous d’un amant qui n’aurait aucun sacrifice à vous faire ?

MADAME ARGANTE.

Non, mais je ne voudrais point un mari qui me sacrifiât à ses maîtresses.

LISETTE.

Ma foi, Madame, je répondrais bien de celui-ci, et je mettrais ma main au feu qu’il ne vous fera jamais d’infidélité.

MADAME ARGANTE.

Tu vois qu’on lui envoie des billets jusques chez moi.

LISETTE.

Ce n’est pas sa faute.

MADAME ARGANTE.

Je saurai bien des choses avant qu’il soit peu.

LISETTE.

Comment donc, Madame ?

MADAME ARGANTE.

Il y a une adroite de par le monde, qui depuis quelques jours prend soin d’observer sa conduite.

 

 

Scène VI

 

MADAME ARGANTE, LISETTE, JASMIN

 

JASMIN.

Voilà cette grosse Madame qui fut hier longtemps avec vous.

MADAME ARGANTE.

C’est elle qui vient m’apprendre des nouvelles : demeure ici, Lisette, et si le Comte vient tu l’amuseras quelques moments.

 

 

Scène VII

 

LISETTE, seule

 

Oui par ma foi, tout ceci pourrait bien ne pas tourner aussi heureusement que Monsieur Merlin se l’est imaginé, cette femme est soupçonneuse, elle cherche à découvrir quelques intrigues de notre petit Comte, et elle découvrira peut-être qu’il ne lui est pas possible d’en avoir. Mais le voici.

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLIQUE, en habit d’homme, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Eh ! non, non, mon enfant, dis à ta maîtresse que cela ne se peut, j’ai d’autres affaires, j’ai d’autres affaires, te dis-je. Voilà trente fois que je te le répète, fais-moi le plaisir de ne me plus importuner.

LISETTE.

Vous vous expliquez cruellement, et vous avez, à ce que je vois, plus de bonnes fortunes que vous n’en voulez.

ANGÉLIQUE.

Ah ! le fatigant métier que celui d’un joli homme, je ne le suis qu’en apparence, et je n’ai pas un moment à moi, femmes de robe, maltôtiers, femmes de qualité, bourgeoises, on ne sait de quel côté tourner. Il y a la femme d’un Banquier qui me persécute, et partout où je suis, il pleut des grisons et des billets de sa part.

LISETTE.

Voilà de pauvres femmes bien mal adressées. Est-il possible que tant de froideur ne rebute point les unes, ou ne fasse point ouvrir les yeux aux autres ? Je m’étonne que quelque rusée n’en devine point la véritable raison.

ANGÉLIQUE.

Parbleu, je les défie toutes tant qu’elles sont de la deviner. Arrivée depuis trois mois seulement de la Province la plus reculée, je n’ai commencé à briller dans le beau monde que sous ce déguisement, et de l’air dont je fais le jeune homme, je donne aux yeux les plus pénétrants à démêler que je ne le suis pas.

LISETTE.

Oui, pour les airs de nos jeunes gens, vous les prenez tous à merveille, et il semble que vous les ayez étudies toute votre vie.

ANGÉLIQUE.

Je les copie d’un bout à l’autre, je n’ai de la complaisance que pour moi, des égards pour qui que ce soit, un palsambleu ne me coûte rien devant des femmes de qualité même, je brusque de sang-froid la plus jolie personne du monde. Je suis insolent avec les personnes de robe, honnête et civil pour les gens d’épée ; pour les Abbés, je les désole : je prends force tabac d’assez bonne grâce, et je serais parfait jeune homme si je pouvais devenir ivrogne.

LISETTE.

Il est vrai, c’est la seule chose qui vous manque : mais toutes ces perfections ne serviront de rien pour votre affaire, et Madame Argante est peut-être détrompée à l’heure qu’il est.

ANGÉLIQUE.

Comment ?

LISETTE.

Elle vous a fait épier, et on lui rend compte de tout.

ANGÉLIQUE.

Ah ! je sais ce que c’est, son espion est à nous, on ne lui dit rien que Merlin n’ait dicté, et les soins qu’elle a pris ne serviront qu’à la mieux tromper.

LISETTE.

Cela est heureux, elle vient de voir Éraste avec vous.

ANGÉLIQUE.

Nous l’avons bien voulu.

LISETTE.

C’est-à-dire, que nous touchons au dénouement.

ANGÉLIQUE.

Je ne l’envisage qu’avec frayeur, et j’aurais voulu pouvoir être heureuse sans le secours de tous les artifices dont nous nous servons.

LISETTE.

Ces bons sentiments excusent tout. C’est une belle chose que l’intention.

ANGÉLIQUE.

Merlin ne va-t-il pas venir ?

LISETTE.

Apparemment. Vous êtes instruite de tout ce que vous avez à faire ?

ANGÉLIQUE.

Je sais mes rôles par cœur.

LISETTE.

Songez à vous en bien tirer, je crois entendre Madame.

ANGÉLIQUE.

Tu ne me disais pas qu’elle était au logis ? si elle nous avait écoutée.

LISETTE.

Elle pourrait avoir écouté sans avoir entendu ; la salle est grande, et la bonne Dame n’a pas l’oreille fine : mais pour plus de sûreté, cachez-vous un moment, et me laissez prendre langue ; dépêchez vite, la voici, elle ne paraît pas de bonne humeur.

 

 

Scène IX

 

MADAME ARGANTE, LISETTE

 

MADAME ARGANTE.

Hé bien, Lisette, il n’est point venu ?

LISETTE.

Non, Madame.

MADAME ARGANTE.

Le scélérat ! il n’a envoyé personne ?

LISETTE.

Non, Madame.

MADAME ARGANTE.

Petit monstre de perfidie !

LISETTE.

Votre chagrin est encore augmenté ?

MADAME ARGANTE.

Tu sais les termes où nous en sommes, et tu vois bien par ses manières qu’il ne tient qu’à moi de l’épouser.

LISETTE.

Hé bien, Madame ?

MADAME ARGANTE.

Hé bien, Lisette, il est dans la même disposition pour une douzaine d’autres.

LISETTE.

Pour une douzaine d’autres !

MADAME ARGANTE.

Il y a entr’autres une certaine vieille Marquise, avec qui l’on dit qu’il a des engagements très forts.

LISETTE.

Hâtez-vous de le prendre, Madame, il vous échappera ; vous n’avez point de temps à perdre. Le voici.

MADAME ARGANTE.

Ah ! ma pauvre Lisette, malgré tout ce qu’on m’en a dit, je n’aurai pas la force de le quereller.

LISETTE.

La pauvre femme !

 

 

Scène X

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

En vérité, Madame, il m’a fallu essuyer ce matin une fatigante conversation.

MADAME ARGANTE.

Mon coquin de fils aura parlé, je l’avais bien prévu.

ANGÉLIQUE.

Le plaisant animal qu’une vieille amoureuse !

LISETTE.

Le beau compliment à lui faire !

MADAME ARGANTE.

Elles ne vous paraissent pas toutes si affreuses, Monsieur ; et certaine Marquise entr’autres...

ANGÉLIQUE.

Oui, Madame, justement, c’est une Marquise qui m’a tant ennuyé. La vieille folle !

LISETTE.

N’est-ce point elle qui vous envoie chercher jusques ici ?

ANGÉLIQUE.

C’est elle-même apparemment.

LISETTE.

Je ne sais point quel âge elle a : mais son valet de chambre prend tout le monde pour des grand’mères ; demandez à Madame.

MADAME ARGANTE.

Tais-toi, Lisette, on n’a que faire de savoir ces sortes de bagatelles.

ANGÉLIQUE.

C’est une femme qui me désole, elle me perd de réputation. Comment, Madame, elle publie partout que je suis amoureux d’elle, que je brûle d’impatience de devenir son mari.

MADAME ARGANTE.

Il est vrai que toute la terre en parle de la même manière.

ANGÉLIQUE.

Ce bruit est venu jusqu’à vous ?

LISETTE.

Vraiment, vraiment il nous en est venu de bien plus terribles.

ANGÉLIQUE.

Quoi Lisette !

LISETTE.

On a fait entendre à Madame que vous êtes le Héros de la coquetterie.

ANGÉLIQUE.

Moi, le Héros ! j’en suis le martyr, et malgré toute la tendresse que j’ai pour vous, je serai forcé de vous quitter, et d’aller faire le reste de la campagne.

MADAME ARGANTE.

Le reste de la campagne ? que dites-vous ?

ANGÉLIQUE.

Je suis accablé d’aventures. La plupart des jeunes gens sont à l’armée, toutes les coquettes de Paris me tombent sur les bras.

LISETTE.

Et mort de ma vie qu’elles sont folles ? Il y a tant d’autres gens qui ne savent que faire : et la Robe ne fournit-elle pas d’aussi jolis hommes que l’Épée ? Il me semble pour moi qu’un jeune Avocat en Été, vaut encore mieux qu’un vieux Colonel pendant le quartier d’hiver.

ANGÉLIQUE.

Tu as raison : mais les femmes du monde raisonnent-elles ? Il n’y a que de l’étoile et du caprice dans tout ce qu’elles font.

LISETTE.

C’est-à-dire que vous êtes à présent l’objet de l’étoile et du caprice.

MADAME ARGANTE.

Monsieur le Comte, ne vous en allez point, si vous ne voulez me désespérer.

ANGÉLIQUE.

Dites-moi donc ce que vous voulez que je fasse.

LISETTE.

Eh ! pourquoi tant hésiter ? vous vous aimez tous deux, faut-il faire tant de façons ? Un bon mariage dans les formes guérira Madame de ses soupçons, et pourra vous mettre à couvert des persécutions qu’on vous fait.

MADAME ARGANTE.

Vous ne répondez point à cela, Monsieur le Comte ?

ANGÉLIQUE.

C’est à moi d’attendre que je sache ce que vous en pensez.

MADAME ARGANTE.

Lisette me paraît une fille de fort bon conseil.

LISETTE.

N’est-il pas vrai ?

ANGÉLIQUE.

Mais, Madame, à moins que cette affaire ne soit extrêmement secrète.

MADAME ARGANTE.

Elle le sera. J’ai un Notaire, qui est la discrétion même. Lisette, qu’on fasse dire à Monsieur de Bonnefoi que je le prie de venir ici.

LISETTE.

Voilà l’affaire en bon chemin.

 

 

Scène XI

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE

 

MADAME ARGANTE.

Je ne sais que penser, Monsieur, vous voulez ménager mes rivales, puisque vous voulez éviter l’éclat.

ANGÉLIQUE.

Moi, Madame ! je les méprise toutes : mais je vous ai parlé cent fois de l’humeur bizarre de mon père, je crains mille obstacles de sa part : que sais-je si son caprice n’irait point jusqu’à ne pas souffrir ce mariage, quelqu’avantageux qu’il me puisse être, s’il ne trouvait en mêle temps un parti considérable pour ma sœur ? Vous auriez de la peine à croire quel est son entêtement là-dessus.

MADAME ARGANTE.

Je vous aime trop ; je crois tout ce que vous me dites, je veux tout ce que vous voulez, vous n’auriez pas de gloire à me tromper.

 

 

Scène XII

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

LISETTE.

Monsieur, voilà un Monsieur de Pharnabasac qui vous demande.

ANGÉLIQUE.

Pharnabasac, dis-tu, Pharnabasac ?

LISETTE.

Oui, Monsieur Pharnabasac.

ANGÉLIQUE.

L’étrange homme que Monsieur de Pharnabasac, de me venir rendre visite chez Madame...

MADAME ARGANTE.

Vous êtes le maître, qu’il vienne. Vous connaissez des noms bien hétéroclites, Monsieur le Comte.

ANGÉLIQUE.

C’est un joueur, une espèce de fripon même, je vous l’avoue, avec qui je prévois que j’aurai du bruit.

MADAME ARGANTE.

Comment, du bruit ? gardez-vous en bien. Je devine ce que c’est, vous lui devez de l’argent ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Madame, une bagatelle, trois cents pistoles, qu’il m’a déjà demandées avec une insolence...

MADAME ARGANTE.

Je le crois bien. À son nom seul je gagerais que c’est un brutal : le voici ? quelle physionomie !

 

 

Scène XIII

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, MERLIN

 

MERLIN, déguisé.

Bonjour, Madame, votre valet.

ANGÉLIQUE.

Ah, Lisette, Merlin est ivre : tout est perdu.

MERLIN.

J’entre assez librement, comme vous voyez : mais c’est ma manière, et de tout temps les Pharnabasacs ont toujours été sans façon. Bonjour ivrogne, c’est toi que je cherche.

MADAME ARGANTE.

Ce Monsieur le Chevalier vient de faire la débauche.

MERLIN.

Non, Madame ; mais j’ai bien dîné, et ma passion dominante, à moi c’est de rendre des visites sérieuses en sortant de table.

ANGÉLIQUE.

En vérité, Monsieur de Pharnabasac, vous prenez aussi mal votre temps.

MERLIN.

Je prends mal mon temps, dites-vous ? Parbleu, mon cher, il me semble que pour vider les petits comptes que nous avons ensemble, je ne te puis mieux joindre que dans cette maison.

LISETTE.

Il vient au fait, ne vous effarouchez point.

ANGÉLIQUE.

Comment donc ? que voulez-vous dire ? Il semble que vous preniez Madame pour ma Trésorière.

MERLIN.

Pourquoi non ? si elle ne l’est pas encore, il ne tiendra qu’à elle de la devenir : voici une occasion des plus favorables. Madame, un petit Gentilhomme d’aussi bon air vaut assez qu’on fasse quelque chose pour lui.

ANGÉLIQUE.

Il est ivre, Madame, comme vous voyez.

LISETTE.

Son ivresse est de bon sens, laissez le faire.

MADAME ARGANTE.

Je le trouve impertinent dans toutes ses manières.

ANGÉLIQUE.

Je vais le brusquer, et l’obliger de sortir.

MADAME ARGANTE.

Le brusquer ! non, n’en faites rien.

MERLIN.

Quelle petite conversation avez-vous là tous trois en votre petit particulier ? Vous parlez de moi, sur ma parole.

ANGÉLIQUE.

Il faut vous débarrasser de cet ivrogne.

MERLIN.

Le beau brin de femme, morbleu le beau brin de femme !

ANGÉLIQUE.

Je ne m’attendais point à le voir dans cet état.

LISETTE.

Soutenez la gageure, vous dis-je.

MERLIN.

Je suis dans l’admiration depuis les pieds jusqu’à la tête.

MADAME ARGANTE.

Il a du bon dans ses manières.

MERLIN.

Où ce petit fripon-là déterre-t-il les beautés ? Cette Marquise encore elle est drue, elle est drue.

ANGÉLIQUE.

Il ne sait ce qu’il dit.

MERLIN.

Et à propos de cette Marquise, tu n’es donc plus dans le goût de l’épouser ? voilà qui est fini, tu as bien fait : si tu ne l’épouses pas pourtant, tu seras obligé à de grandes restitutions.

MADAME ARGANTE.

Comment, Monsieur, des restitutions s’il ne l’épouse point ? expliquez-vous, s’il vous plaît.

MERLIN.

Ils auront quelques petits comptes à faire ensemble.

MADAME ARGANTE.

Parlez plus clairement, je vous prie.

MERLIN.

Il vous en coûtera quelques milliers de pistoles, pour le tirer des mains de cette Marquise.

MADAME ARGANTE.

Faites-moi comprendre cette énigme, Monsieur le Comte ?

ANGÉLIQUE.

Je n’y comprends rien moi-même.

MERLIN.

Il est engagé au moins ce jeune homme : mais baste, ce n’est pas là ce qui m’amène ; parlons d’autres choses. Hé bien qu’est-ce ? ces trois cents pistoles que tu me dois, n’es-tu point las de me faire attendre ? Madame va-t-elle me les compter ? veux-tu me donner une lettre de change sur quelqu’une de tes maîtresses ?

MADAME ARGANTE.

Sur quelqu’une de ses maîtresses ?

ANGÉLIQUE.

Il fait le mauvais plaisant, Madame. Si la patience m’échappe une fois...

MERLIN.

Cela m’est indifférent moi. Çà dépêchons, je vous prie : j’ai d’autres affaires. Allons, Madame, de l’argent.

MADAME ARGANTE.

Mais vraiment Monsieur de Pharnabasac est un voleur de grand chemin.

MERLIN.

Vous pourriez vous énoncer plus civilement, Madame, voleur de grand chemin ! et morbleu je suis chez vous.

ANGÉLIQUE.

Écoutez, Monsieur de Pharnabasac, vous n’êtes pas en état qu’on vous parle raison : si pourtant vous continuez à me fâcher, je vous la ferai entendre d’une manière...

MADAME ARGANTE.

Monsieur le Comte, qu’allez-vous faire ?

MERLIN.

Il est violent ce petit homme.

LISETTE.

Ils s’égorgeront dans votre chambre, si vous n’y mettez ordre.

MADAME ARGANTE.

Quel ordre y mettre, à moins de lui donner trois cent pistoles ?

ANGÉLIQUE.

Les lui donner, Madame ? j’aimerais mieux mille fois.

LISETTE.

Hé ! le petit mutin, Madame, il n’y a point d’autre parti à prendre.

MERLIN.

Non, s’il vous plaît, Madame, je ne les veux pas recevoir de votre main ; je ne prétends pas qu’on dise que je suis un voleur : mais Monsieur me doit trois cent pistoles, n’est-il pas juste qu’il me les paie. La vérité est, que si je ne les ai pas tout à l’heure d’une façon ou d’une autre, je vous estime et vous respecte, Madame, je ne veux point faire de bruit dans votre maison, mais j’aurai le plaisir de le tuer à votre porte.

MADAME ARGANTE.

Le plaisir de le tuer, ah ! juste Ciel !

MERLIN.

Je me moque de tout, moi.

MADAME ARGANTE.

Monsieur de Pharnabasac, je vais vous chercher de l’argent.

ANGÉLIQUE.

Non, Madame, n’en faites rien, je vous en conjure.

LISETTE.

Dépêchez-vous, Madame, ce n’est pas lui qu’il en faut croire. Le petit déterminé !

MADAME ARGANTE.

Monsieur le Comte, venez avec moi.

LISETTE.

Hé, allez, allez, Madame, ne craignez rien, je les séparerai s’ils se veulent battre.

MERLIN.

Nous battre ! Et morbleu pourquoi nous battre, puisque Madame nous accorde ?

MADAME ARGANTE.

Vous me promettez d’être sage.

ANGÉLIQUE.

Je souscris à ce que vous voulez : mais je me fais une terrible violence pour vous obéir.

LISETTE.

Le petit cœur de lion ! Allez vite, Madame, allez vite.

 

 

Scène XIV

 

ANGÉLIQUE, LISETTE, MERLIN

 

MERLIN.

Est-elle partie ?

LISETTE.

Oui.

MERLIN.

Il me semble que pour un ivrogne, je me suis assez bien tiré d’affaires.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi donc affecter de le paraître ? tu m’as d’abord fort embarrassée.

MERLIN.

Pourquoi, Madame, c’est une petite fantaisie qui m’a pris en venant ici, j’ai plus d’un rôle à jouer dans cette Comédie, et l’air et le ton d’un ivrogne déguisent parfaitement un visage.

ANGÉLIQUE.

Où est Éraste ?

MERLIN.

Où vous l’avez laissé, chez Monsieur de Bonnefoi ; ils m’attendent avec les trois cents pistoles.

LISETTE.

Sans cela, il n’y aurait donc rien à faire ?

MERLIN.

Non, mon enfant, point d’argent, point de Notaire, c’est la coutume de Paris.

ANGÉLIQUE.

Ce commencement n’est pas malheureux.

MERLIN.

La Marquise de la Tribaudière attend que le Chevalier de Pharnabasac soit sorti pour venir prendre sa place. Nous ferons faire du chemin à Madame Argante en peu de temps.

ANGÉLIQUE.

J’appréhende qu’elle ne se rebute.

MERLIN.

Ne le craignez point ; j’ai de la pratique, et je connais les femmes. Une jeune personne se résout sans peine à perdre un amant, dans l’espoir d’en faire aisément un autre ; mais une vieille amoureuse craint de lâcher prise : ce serait passer pour n’y plus revenir.

LISETTE.

La belle morale !

MERLIN.

Elle est bien vraie : songez donc...

LISETTE.

Songe toi-même à reprendre ton sang-froid. Voici Madame.

 

 

Scène XV

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, MERLIN

 

MERLIN.

Oui, je vous le dis naturellement, moi, cette Madame Argante est mieux votre fait qu’aucune autre, une brave femme, belle, bien faite, jeune avec cela, et qui dans les choses assurément fait voir que... Ah ! Madame, je vous demande pardon, je disais librement mes petites pensées à ce petit jeune homme, je suis sans rancune : qu’on me doive de l’argent, je le demande ; quand je suis payé, je n’en demande plus.

MADAME ARGANTE.

Il y a trois cent louis d’or dans cette bourse, Monsieur.

MERLIN.

Ce sont des louis neufs, Madame ?

MADAME ARGANTE.

Oui, vraiment.

MERLIN.

Valant douze livres dix sols pièce.

MADAME ARGANTE.

Douze livres dix sols ? je n’en ai point d’autre.

MERLIN.

Il serait malhonnête que vous payassiez les gens en vieille monnaie, cela serait suspect, voyez-vous.

ANGÉLIQUE.

Mon cher Monsieur de Pharnabasac, finissons, je vous prie ; vous êtes content ? serviteur.

MERLIN.

Votre valet, adieu, jusqu’au revoir. Voilà la plus obligeante personne que je connaisse.

 

 

Scène XVI

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

ANGÉLIQUE.

Je suis au désespoir de cette aventure, et tout à fait confus de la manière dont elle se termine.

LISETTE.

Bon, confus ; est-ce que les jeunes gens d’aujourd’hui rougissent de cers sortes de choses ? Il faut regarder ces trois cent pistoles comme un échantillon du présent de noces que Madame vous fait.

MADAME ARGANTE.

Monsieur de Bonnefoi va-t-il venir ?

LISETTE.

Un de vos laquais est allé chez lui, voulez-vous que j’en envoie encore un autre ? J’ai autant d’impatience que vous, et je voudrais déjà que tout fût signé.

ANGÉLIQUE.

Lisette est beaucoup dans mes intérêts.

LISETTE.

Vous ne m’en avez pas toute l’obligation, ce n’est que par rapport à Madame : je suis franche, comme vous voyez.

 

 

Scène XVII

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, JASMIN

 

JASMIN.

Monsieur, il y a là-bas une Dame dans un grand carrosse doré, qui vous demande.

MADAME ARGANTE.

Une Dame qui vous demande !

LISETTE.

Il semble que ce soit ici le bureau d’adresse.

ANGÉLIQUE.

Une Dame qui me demande ! quel contretemps !

MADAME ARGANTE.

Que ne disiez-vous que Monsieur n’y était pas, petit animal.

JASMIN.

Oh dame, Madame, je ne savais point que vous ne vouliez pas qu’il y fût.

ANGÉLIQUE.

Toutes sortes de malheurs m’arrivent.

LISETTE.

Ne devinez-vous point qui ce peut être ?

ANGÉLIQUE.

Cela n’est pas difficile, un grand carrosse doré, c’est la Marquise assurément.

MADAME ARGANTE.

Cette Marquise de la Tribaudière ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Madame.

JASMIN.

Elle dit que vous vous dépêchiez de descendre, et que vous ne lui donniez pas la peine de vous venir quérir.

ANGÉLIQUE.

Ma pauvre Lisette, il faut que tu ailles lui parler, je te prie.

LISETTE.

Que lui dirai-je ?

ANGÉLIQUE.

Tu lui diras... Il vaut mieux que j’y aille moi-même.

LISETTE.

Elle vous enlèvera.

MADAME ARGANTE.

Demeurez ici, Monsieur le Comte.

ANGÉLIQUE.

Hé bien donc, Lisette, tu lui diras...

LISETTE.

Ma foi, vous lui direz vous-même : elle s’est impatientée. Je crois que la voici.

ANGÉLIQUE.

C’est elle-même : comment faire ?

MADAME ARGANTE.

Dépêchez-vous de la renvoyer.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, CHAMPAGNE, déguisé en Marquise, LISETTE

 

CHAMPAGNE.

Ma bonne Dame, votre très humble servante. Sans ce Gentilhomme qui est toujours chez vous, à ce qu’on dit, je ne vous rendrais pas une visite aussi hors d’œuvre que celle-ci.

LISETTE.

Voilà une Marquise tout à fait honnête.

ANGÉLIQUE.

Ne la brusquez point, Madame, c’est une extravagante.

MADAME ARGANTE.

J’aurai bien de la peine à m’empêcher de lui dire son fait.

CHAMPAGNE.

Hé bien, Monsieur, avez-vous bientôt fini, viendrez-vous ? Votre père et mon neveu le Chevalier Jumeau nous attendent.

MADAME ARGANTE.

En vérité, Madame vous jouez un étrange personnage. Courir après un jeune homme !

CHAMPAGNE.

Comment donc, Madame, qu’est-ce que cela signifie, ne doit-il pas être mon mari, ce jeune homme ?

MADAME ARGANTE.

Votre mari, lui, votre mari ?

LISETTE.

Bon, cela commence fort bien.

MADAME ARGANTE.

Monsieur le Comte, détrompez Madame, s’il vous plaît.

ANGÉLIQUE.

La détromper ! c’est là sa folie, ne vous l’ai-je pas dit ?

CHAMPAGNE.

Parlez, Monsieur, parlez. Quelles mesures gardez-vous, qui vous empêchent de dire naturellement la vérité ?

ANGÉLIQUE.

Que me servirait-il de la dire, Madame ? ne vous ai-je pas là-dessus expliqué cent fois mes pensées ?

MADAME ARGANTE.

Il est vrai qu’il faut être étrangement entêtée de chimères.

CHAMPAGNE.

Comment de chimères ? Vous souffrez qu’on m’appelle chimères, Monsieur ?

LISETTE.

Si la conversation s’échauffe, la Marquise aura sur les oreilles.

CHAMPAGNE.

Parlez, Monsieur, parlez, n’ai-je pas la parole de votre père ?

ANGÉLIQUE.

Je veux croire qu’il vous l’a donnée.

MADAME ARGANTE.

Quoi, Monsieur ?

ANGÉLIQUE.

C’est pour cela que je vous recommandais le secret.

CHAMPAGNE.

Votre sœur ne doit-elle pas épouser mon neveu ?

ANGÉLIQUE.

Il me semble que j’en ai ouï parler.

MADAME ARGANTE.

Vous ne m’en avez jamais rien dit.

ANGÉLIQUE.

À quoi vous entretenir de ces bagatelles ?

CHAMPAGNE.

Ne donnerai-je pas à mon neveu le meilleur et le plus beau de mon bien en faveur de ce mariage ?

ANGÉLIQUE.

C’est une condition que mon père exigeait de vous.

CHAMPAGNE.

Vraiment, s’il ne l’exigeait pas, je me garderais bien de me la faire moi-même. Vous devez, après sa mort, être le maître de tout son bien. N’est-il pas juste qu’il cherche à assurer la fortune de votre sœur ?

ANGÉLIQUE.

Mon père a ses vues, Madame, et j’ai les miennes.

MADAME ARGANTE.

Tout ce qu’elle dit est donc vrai, Monsieur le Comte ?

CHAMPAGNE.

Oui, Madame, et je ne suis point une chimère, comme vous voyez.

MADAME ARGANTE.

Pourquoi me faire un mystère de tout cela ?

ANGÉLIQUE.

Par quelle raison vous en importuner ? Ai-je dessein de sacrifier ma tendresse aux intérêts de ma sœur.

CHAMPAGNE.

Ah ! le dénaturé ?

ANGÉLIQUE.

Ne suis-je pas prêt à désobéir à mon père ?

CHAMPAGNE.

Le petit impie !

ANGÉLIQUE.

Et à faire serment à Madame, que je me donnerai plutôt la mort, que de me soumettre à l’épouser ?

CHAMPAGNE.

L’insolent ! à ma barbe oser s’expliquer de la sorte !

LISETTE.

Voilà ce qu’on peut appeler un sacrifice dans les formes.

MADAME ARGANTE.

Je suis charmée de son procédé.

ANGÉLIQUE.

Que je ne veux aimer que vous seule au monde ?

CHAMPAGNE.

Et là, là, petit garçon, votre père vous rangera ; donnez-vous patience.

ANGÉLIQUE.

Mon père est trop raisonnable, Madame, pour me forcer d’être la victime d’un entêtement comme le vôtre.

MADAME ARGANTE.

C’est une chose épouvantable, de persécuter de la sorte un enfant, que vous voyez bien qui ne vous aime point.

CHAMPAGNE.

Et fi, fi, Madame, vous devriez rougir de me le débaucher comme vous faites.

MADAME ARGANTE.

De vous le débaucher, Madame ? De quels termes vous servez-vous, s’il vous plaît ?

CHAMPAGNE.

Je me sers de termes qui conviennent fort au sujet.

MADAME ARGANTE.

Je pourrais bien me servir de la seule manière qu’il y a d’y répondre.

ANGÉLIQUE.

Ah, Madame !

LISETTE.

Ne vous emportez point, Madame, Monsieur le Comte vous vengera lui-même, et Madame sera assez punie de ne le point épouser.

CHAMPAGNE.

Je ne l’épouserais pas, moi ? j’aurai tout fait pour lui : Dis le contraire, petit ingrat, dis le contraire. Argent comptant, pierreries, et ma vaisselle même. J’ai sacrifié tout à tes folles dépenses, et je te souffrirais après cela dans les bras d’une autre ?

ANGÉLIQUE.

Hé bien, Madame, sont-ce là des titres pour me forcer à devenir votre époux malgré moi ?

LISETTE.

Bon, si l’on épousait d’obligation toutes celles qui font des extravagances, il y a mille jeunes gens qui auraient plus d’une douzaine de femmes.

CHAMPAGNE.

Je n’ai personne ici dans mes intérêts : mais ton père me fera raison de tes perfidies, je vais te l’amener, tu n’as qu’à l’attendre, tu n’a qu’à l’attendre.

 

 

Scène XIX

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE

 

LISETTE.

Nous amener Monsieur votre père, quelle aubade ! On dit que c’est l’homme du monde le plus extraordinaire.

ANGÉLIQUE.

Voilà ce que j’appréhendais le plus, je vous l’avoue.

MADAME ARGANTE.

Quelles mesures prendrons-nous ?

ANGÉLIQUE.

Je ne sais où j’en suis.

LISETTE.

Il n’y a rien de plus embarrassant.

MADAME ARGANTE.

Ne peut-on trouver quelque moyen ?

ANGÉLIQUE.

Cherche, invente, ma pauvre Lisette.

LISETTE.

Attendez.

MADAME ARGANTE.

As-tu imaginé quelque chose ?

LISETTE.

Il me roule de petits projets dans la tête, un peu de patience.

MADAME ARGANTE.

Dis-nous vite ce que c’est.

LISETTE.

Dites-moi un peu, avant toutes choses, Monsieur votre père est-il fort entêté de cette Marquise ?

ANGÉLIQUE.

On ne peut pas plus : mais seulement à cause de ma sœur, et de ce neveu qui doit l’épouser.

LISETTE.

Et du bien que la tante assure au neveu.

ANGÉLIQUE.

Justement.

LISETTE.

Nous ne réduirons jamais ce père-là.

MADAME ARGANTE.

Par quelle raison ?

LISETTE.

Par la raison que vous n’avez point de neveu à donner à sa fille. Si Monsieur votre fils était un garçon à faire les choses de bonne grâce, encore, on pourrait raisonner sur ce principe : je crois que le voici ; c’est le hasard qui vous l’amène.

MADAME ARGANTE.

Sa visite me peine autant que celle de la Marquise.

 

 

Scène XX

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, ÉRASTE, LISETTE

 

ÉRASTE.

Il court un bruit dans le monde, Madame, qui ne me paraît point étrange, et je me suis toujours attendu... Mais que vois-je ? serait-ce là le beau-père que vous me destinez ?

ANGÉLIQUE.

Est-ce vous, Éraste, qui êtes le fils de Madame ?

MADAME ARGANTE.

Que cela ne vous surprenne point ; quoiqu’il paraisse déjà formé, il n’y a rien de plus jeune.

LISETTE.

Et quoique Madame soit sa mère, elle est aussi jeune que Monsieur son fils.

ÉRASTE.

Vous faites un bon choix, Madame : je n’aurai pas lieu de m’en plaindre apparemment ; et le Comte est trop gros Seigneur, pour se laisser gouverner par l’intérêt.

MADAME ARGANTE.

Tant que vous serez raisonnable, je ne chercherai point à vous chagriner.

ÉRASTE.

J’ai tout lieu de le croire ainsi : mais la Marquise, Comte, que dira-t-elle ? Vous ne connaissez peut-être pas cette Marquise, Madame, c’est une terrible femme, et qui a de grandes prétentions sur Monsieur le Comte.

LISETTE.

Nous ne la connaissons pas ? elle sort d’ici, et Madame votre mère aura grand besoin de vous dans cette affaire.

ÉRASTE.

Il n’y a rien que je ne fasse pour l’obliger.

MADAME ARGANTE.

C’est une folle qui ne sait ce qu’elle dit.

LISETTE.

Ma foi, Madame, s’il ne consent à épouser la sœur, le frère ne sera point pour vous, sur ma parole.

MADAME ARGANTE.

Mais à moins que ce ne soit une nécessité indispensable...

LISETTE.

Mais outre la nécessité, Madame, en la mariant de cette manière, vous n’aurez pas le chagrin que de petits marmots vous appellent ma grand’ maman ; et les enfants de Monsieur votre fils ne seront que vos neveux.

MADAME ARGANTE.

Tu as raison.

LISETTE.

La rencontre est tout à fait heureuse ! Il faut qu’il prenne la place du neveu, vous dis-je.

ÉRASTE.

Qu’est-ce que la place du neveu ? que veux-tu dire ?

LISETTE.

Oui, du neveu de Madame de la Tribaudière, par exemple : il faudrait que vous prissiez la peine d’épouser une fort aimable personne, qui est la sœur de Monsieur le Comte.

ÉRASTE.

La sœur du Comte !

LISETTE.

Est-ce que vous la connaissez ?

ÉRASTE.

Si je la connais ?

LISETTE.

Et vous auriez la bonté d’agréer que dans le Contrat, Madame votre mère vous fît une donation de son bien, comme à son beau-frère. Auriez-vous bien la force de vous y résoudre ?

ÉRASTE.

Pour faire plaisir à Madame, je ferai tout ce qu’elle voudra.

LISETTE.

Quelle soumission !

ANGÉLIQUE.

Ah ! voici la Marquise avec mon père.

 

 

Scène XXI

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, MERLIN, déguisé en Vieillard, CHAMPAGNE, déguisé en Marquise

 

MERLIN.

Hé bien, qu’est-ce ? où est-il ce jeune homme ? et morbleu, Madame, n’ayons point de bruit ensemble. Prêtez-moi mon fils pour une demi-heure.

MADAME ARGANTE.

Que je vous le prête, Monsieur ? Je ne sais pas de quels mauvais contes Madame de la Tribaudière vous a prévenu.

CHAMPAGNE.

Je vous l’avais bien dit, que je l’amènerais.

MADAME ARGANTE.

Mais je ne suis pas cause de tout le mépris que Monsieur votre fils a pour elle.

CHAMPAGNE.

Vous voyez, Monsieur, comme on me traite.

MERLIN.

Le mépris ne fait rien à la chose, Madame : qu’on se méprise, qu’on se déteste, on ne laisse pas souvent de s’épouser ; on en vit ensemble plus commodément. Allons, petit drôle qu’on se range à son devoir.

ANGÉLIQUE.

Hé de grâce, mon père !

MERLIN.

Tu l’épouseras.

ANGÉLIQUE.

Ne forcez point mon inclination.

MADAME ARGANTE.

Je ne lui fais pas dire, comme vous voyez.

MERLIN.

Il l’épousera, Madame, ou je ne suis pas son père.

MADAME ARGANTE.

Ne vous rendez pas, Monsieur le Comte.

MERLIN.

Voici tout à propos Monsieur de Bonnefoi, mon Notaire, comme si je l’avais mandé.

LISETTE.

Votre Notaire, Monsieur de Bonnefoi ? c’est bien le nôtre, s’il vous plaît. L’affaire est en bon train, ne fais pas trop le difficile.

MERLIN.

Tout ira bien, ne te mets pas en peine.

 

 

Scène XXII

 

MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, ÉRASTE, LISETTE, MERLIN, CHAMPAGNE, MONSIEUR DE BONNEFOI

 

MONSIEUR DE BONNEFOI.

À toute l’honorable compagnie présente et à venir, salut.

MERLIN.

Approchez, Monsieur de Bonnefoi, approchez.

MADAME ARGANTE.

Comment, Monsieur, que voulez-vous faire ?

MONSIEUR DE BONNEFOI.

J’allais passer chez vous en sortant d’ici, Monsieur. J’ai sur moi vos contrats tout dressés, il n’y a que les noms qui sont en blanc.

MERLIN.

Nous ne tarderons pas à les remplir. Avec votre permission, Madame.

MADAME ARGANTE.

Comment Monsieur, vous prétendez passer vos contrats dans ma maison ? je ne comprends rien à tout votre procédé.

MERLIN.

Cela sera fait dans un petit moment.

MADAME ARGANTE.

Monsieur de Bonnefoi, je déchirerai vos papiers.

ANGÉLIQUE.

Hé laissez le faire, Madame, je me tuerai plutôt que de rien signer contre mon sentiment.

MERLIN.

Ouais : mais voici un petit fripon qui devient bien rétif.

CHAMPAGNE.

Vous en étonnez-vous ? c’est Madame qui le gâte.

ANGÉLIQUE.

Hé, mon père ! rendez justice à votre choix et au mien : examinez Madame la Marquise. Je lui demande pardon de parler ainsi devant elle : mais enfin elle m’y réduit. Voyez son air et ses manières, et regardez sans prévention les charmes de Madame.

MADAME ARGANTE.

Sans vanité il y a quelque différence.

MERLIN.

Oui, Madame de la Tribaudière a le visage plus masse, à ce qu’il me semble.

ANGÉLIQUE.

Si vous m’avez donné la vie, ne me la rendez point insupportable.

MERLIN.

Il m’attendrit.

LISETTE.

Courage, Monsieur.

ANGÉLIQUE.

Et ne me contraignez point à la passer avec une personne que je ne puis souffrir.

MADAME ARGANTE.

Qu’il s’énonce agréablement !

MERLIN.

Oui, vraiment il s’explique au net ; qu’en dites-vous ?

CHAMPAGNE.

Je dis que tout cela ne m’étonne point. Vous me l’avez promis, je le veux avoir, ou votre fille n’aura ni mon bien, ni mon neveu.

MERLIN.

Ah ! vous l’aurez, Madame, vous l’aurez. Allons, allons, Monsieur de Bonnefoi, j’ai donné ma parole, elle est inviolable : écrivez.

MADAME ARGANTE.

Il fera bien d’aller écrire dans la rue.

ANGÉLIQUE.

Hé bien, mon père, si l’établissement de ma sœur est une chose où vous soyez si sensible, il se rencontre ici une aventure merveilleuse.

MERLIN.

Comment ?

ANGÉLIQUE.

Ma sœur aime tendrement le fils de Madame, que vous voyez.

MERLIN.

Ma fille aime Monsieur ?

ANGÉLIQUE.

Oui, mon père, et Monsieur est passionnément amoureux d’elle.

MERLIN.

Ouais : mais voici un amour bien prompt, je n’en avais jamais ouï parler.

MADAME ARGANTE.

Ni moi non plus vraiment.

ÉRASTE.

Il y a quelque temps que je voulus vous ouvrir là-dessus mon cœur, vous ne voulûtes pas m’écouter.

MADAME ARGANTE.

Quoi c’était elle ?

ÉRASTE.

Elle-même, Madame : nous en avons parlé cent fois le Comte et moi, sans qu’il sût ce que je vous suis. Comme j’ignorais les engagements où il était avec vous.

MERLIN.

Je ne m’étonne pas que vous les ayez rencontrés tantôt ensemble.

MADAME ARGANTE.

Mais vraiment, cela est tout à fait extraordinaire.

MERLIN.

Voilà des incidents qui veulent dire quelque chose, Madame la Marquise.

CHAMPAGNE.

Ce ne sont que des chansons : mais que Madame fasse pour Monsieur son fils ce que je suis prête à faire pour mon neveu. Je lui donne soixante mille écus en faveur de ce mariage.

LISETTE.

Soixante mille écus !

ANGÉLIQUE.

Si jamais je vous fus cher, Madame, il est temps de vous déclarer.

MERLIN.

Allons, à soixante mille écus ce jeune homme.

MADAME ARGANTE.

Et moi je donne deux cent mille francs à Éraste.

ÉRASTE.

Que j’ai de grâces à vous rendre.

MERLIN.

À deux cent mille francs, une fois, deux fois, à deux cent mille francs.

ÉRASTE.

Allons, Monsieur de Bonnefoi, remplissez du nom de Madame, et marquez bien les deux cent mille francs.

CHAMPAGNE.

Il me reste pour deux mille écus.

MERLIN.

Attendez, Monsieur, voici une enchère. Hé bien, Madame !

CHAMPAGNE.

Oui, j’ai encore pour deux mille écus de pierreries, que je m’oblige de donner à votre fille.

LISETTE.

Allons, ferme Madame, il ne faut point laisser aller un si bon marché pour si peu de chose.

MERLIN.

À deux cent six mille six cent livres, à cause de la passe des écus.

MADAME ARGANTE.

J’en ai pour plus de vingt mille livres, dont je lui donne la moitié.

MERLIN.

À deux cent dix mille livres, une fois, deux fois, à deux cent dix mille livres. Écrivez, Monsieur de Bonnefoi ; adjugé à la plus offrante. Ne voudriez-vous point y mettre quelque chose de plus ?

CHAMPAGNE.

Oui, Monsieur, c’est ainsi que vous me tenez ce que vous m’avez promis ?

MERLIN.

Que voulez-vous que je fasse, Madame ? je suis engagé de parole avec vous, j’en demeure d’accord : mais, vous savez que depuis quelque temps la parole est l’esclave de l’intérêt.

CHAMPAGNE.

Vous n’êtes pas encore où vous pensez ; je l’aurai mort ou vif, et le Chevalier Jumeau mon neveu n’est pas homme à souffrir qu’on fasse un affront de la sorte à sa tante de la Tribaudière.

 

 

Scène XXIII

 

ÉRASTE, LISETTE, MERLIN, MADAME ARGANTE, ANGÉLIQUE, MONSIEUR DE BONNEFOI

 

ÉRASTE.

Elle sort fort en colère.

LISETTE.

Vous voilà maîtresse du champ de bataille.

MERLIN.

Vous voyez comme je rends justice au mérite.

MADAME ARGANTE.

Je n’ai fait tout ceci que pour vous, Monsieur le Comte.

ANGÉLIQUE.

J’y prends autant de part qu’Éraste, je vous assure.

MONSIEUR DE BONNEFOI.

Il n’y a plus qu’à signer.

MADAME ARGANTE.

Allons, Monsieur.

MONSIEUR DE BONNEFOI.

Non, Madame, signez, s’il vous plaît. Ces messieurs ne signeront qu’après la fille.

MERLIN.

Oui, Madame, c’est la règle.

MADAME ARGANTE.

Vous savez mieux ces choses que moi.

MERLIN.

Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine. Hé bien, Monsieur, cela est-il dans les formes ?

MONSIEUR DE BONNEFOI.

Il n’est plus question maintenant...

MERLIN.

Je vous entends. Holà, Comte, accompagnez Monsieur jusqu’au logis, faites signer votre sœur, et l’amenez ici.

MADAME ARGANTE.

Il vaut mieux que nous l’allions trouver tous ensemble.

MERLIN.

Tous ensemble, Madame ! non pas, s’il vous plaît, il y a certaines bienséances qu’il est bon d’observer. Je suis rigide en diable, moi, sur les bienséances.

LISETTE.

Ne vous a-t-on pas dit que c’était l’homme du monde le plus bizarre et le plus capricieux ? laissez le faire de peur de quelque inconvénient.

MADAME ARGANTE.

Il faut vouloir ce que vous voulez : mais ne tardez pas, Monsieur le Comte.

ANGÉLIQUE.

Je serai de retour dans un moment.

 

 

Scène XXIV

 

MADAME ARGANTE, ÉRASTE, LISETTE, MERLIN

 

MERLIN.

Voilà un petit drôle assez bien tourné au moins.

LISETTE.

On n’a que faire de nous le dire.

MERLIN.

Vous n’avez jamais vu sa sœur ?

MADAME ARGANTE.

Non, jamais.

MERLIN.

C’est encore un petit charme : elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau. N’est-il pas vrai ?

ÉRASTE.

C’est la plus adorable personne du monde, et je ne sais, Monsieur, comment vous exprimer...

MERLIN.

Le plus joli esprit, vous serez charmée d’avoir une belle-sœur comme elle : car il ne faudra pas la nommer votre bru.

MADAME ARGANTE.

Non, vraiment.

MERLIN.

Et je ne prétends pas qu’elle vous appelle sa belle-mère.

LISETTE.

Cela serait ridicule.

MERLIN.

Le terme de belle sœur a quelque chose de bien plus agréable à l’oreille.

MADAME ARGANTE.

Cela me paraît ainsi.

MERLIN.

Il y a quelque chose de trop sérieux dans l’autre.

MADAME ARGANTE.

Vous avez raison. Que veut cet homme ?

 

 

Scène XXV

 

MERLIN, LA FLEUR, MADAME ARGANTE, LISETTE, ÉRASTE

 

MERLIN.

C’est mon Page, Madame, le voilà bien essoufflé.

LA FLEUR.

Ah, Monsieur !

MERLIN.

Qu’as-tu ?

LA FLEUR.

Monsieur ?

MADAME ARGANTE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LA FLEUR.

Madame de la Tribaudière.

MERLIN.

Qu’a-t-elle fait ?

LA FLEUR.

Elle enlève Monsieur le Comte !

MADAME ARGANTE.

Elle enlève Monsieur le Comte.

LISETTE.

L’effrontée, enlever un homme !

LA FLEUR.

Elle a le diable au corps ; elle enlève aussi le Notaire. Elle les guettait au sortir d’ici.

MERLIN.

Madame de la Tribaudière enlève mon enfant ! elle l’épousera.

MADAME ARGANTE.

Comment, Monsieur, elle l’épousera ?

MERLIN.

Est-ce que vous voudriez l’épouser, vous, après un tel affront ?

MADAME ARGANTE.

Cela ne déshonore point un jeune homme : il faut faire vos diligences.

MERLIN.

Elles seraient inutiles, Madame, cette Madame de la Tribaudière est une étrange femme, et je crains bien qu’on n’ait jamais aucune nouvelle ni d’elle ni de mon fils.

MADAME ARGANTE.

Ah, juste Ciel ! que dites-vous ?

MERLIN.

Et je suis si désespéré moi-même, que je crois qu’on n’entendra jamais parler du père.

MADAME ARGANTE.

Je meurs de chagrin. Ne m’abandonnez pas, Lisette, je vais faire informer de tout ceci.

MERLIN.

Elle aura peine à trouver des témoins.

ÉRASTE.

Que je crains son ressentiment quand elle sera détrompée.

MERLIN.

Il faudra bien qu’elle prenne patience. Ne songez qu’à votre bonheur, vous allez posséder Angélique, vous devez être content : Je voudrais de tout mon cœur que la compagnie le fût aussi.

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