La Favorite (Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 16 mai 1831.

 

Personnages

 

LORD SUNDERLAND

MISS RÉGINALD, sa sœur

COVERLY, ancien marin

SIR ROBERT, propriétaire puritain

ARTHUR, neveu de Sunderland

MISS CLARENCE, pupille de Sir Robert

KETTLY, femme de chambre de Clarence

GENS DU CHÂTEAU

DOMESTIQUES

 

La scène se passe dans le Cumberland, au château de Sunderland.

 

Le théâtre représente une salle gothique du château de lord Sunderland. Porte au fond ; deux portes latérales.-Sur le premier plan à droite de l’acteur une grande croisée. Du côté opposé une table avec écritoire, papier, plumes, etc.

 

 

Scène première

 

LORD SUNDERLAND, MISS RÉGINALD et COVERLY sont autour d’une petite table ronde

 

Miss Réginald lit une gazette ; lord Sunderland et Coverly fument, et boivent de temps en temps un verre de punch.

COVERLY.

Et toute la cour, qui voyage, est à Carlisle.

SUNDERLAND, à miss Réginald.

À deux lieues de mon château !... Vous en êtes bien sûre, ma sœur ?

MISS RÉGINALD.

C’est la gazette qui le dit.

Air : C’est des bétis’s d’aimer comm’ça (de M. L’Huillier).

« Hier, la nouvelle est constante,
« On prétend que sa majesté
« Donnait une fête charmante,
« Où chacun lui fut présenté. »
Par le journal c’est attesté.
« On a dansé la nuit entière
« Des menuets, des petits pas. »

COVERLY.

Des menuets, des petits pas !

SUNDERLAND.

S’est-on bien amusé, ma chère ?

MISS RÉGINALD.

La gazette n’en parle pas.

Deuxième couplet.

SUNDERLAND, prenant la gazette et lisant.

« Miss Arabelle était absente,
« Au bal elle n’a point paru ;
« Et notre reine était brillante
« D’attraits, de grâce et de vertu.
« Attentif et galant près d’elle,
« Le prince admirait ses appas. »

COVERLY.

Le prince admirait ses appas !

MISS RÉGINALD.

Mais leur est-il toujours fidèle ?

SUNDERLAND.

La gazette n’en parle pas.
Non... elle n’en parle pas.

Mais ce que je vois de certain, c’est qu’ils s’amusent à la cour !... ils s’amusent sans nous !

COVERLY.

Le roi Jacques si près de ce château !... Par Saint Georges ! si son mauvais génie pouvait l’y amener !...

MISS RÉGINALD.

Il n’aura garde... Quelle différence d’avec feu son auguste frère, S. M. Charles II, qui ne faisait pas un voyage dans le Cumberland, sans s’arrêter dans ce château !... Mais aussi, quelle galanterie !... que d’exploits brillants !... on lui a connu au moins deux cents maîtresses...

Baissant les yeux.

sans compter celles qu’on ne connaissait pas.

SUNDERLAND.

Et sous son règne, quels bals ! quelles fêtes ! quels banquets ! c’était là un souverain !... un cœur !... et un estomac vraiment royal !... Mais sous ce nouveau règne, on ne sait pas vivre.

MISS RÉGINALD.

On supprime toutes les places de la cour.

COVERLY.

On renvoie tous les gens de tête et de mérite.

SUNDERLAND.

On nous destitue... on nous exile dans nos terres... moi, ancien maître des cérémonies !

COVERLY.

Moi, ancien soldat parlementaire !

MISS RÉGINALD.

Moi, ancienne demoiselle d’honneur !

SUNDERLAND.

Cela ne peut pas aller ainsi.

COVERLY.

Cela ne peut pas durer.

MISS RÉGINALD.

Il nous faut un autre roi.

Ils se lèvent. Lord Sunderland enlève la table, et la place sur le côté à gauche.

COVERLY.

À quoi bon ?... celui-là ou un autre, ce serait toujours la même chose... Il y aura toujours des gens plus riches que moi ; car je n’ai pas un schelling !... Parlez-moi du lord Protecteur, de feu Cromwell...

Air de l’Écu de six francs.

Il n’était pas très monarchique ;
Mais quel honnête homme !

MISS RÉGINALD.

Allez-vous
Nous vanter ce temps anarchique ?

COVERLY.

C’était là le bon temps pour nous,
Oui, c’était le bon temps pour nous !
Car les plus riches à la ronde
Etaient ceux qu’on voyait sans bien...
On ne pouvait leur prendre rien,
Ils pouvaient prendre à tout le monde...

Avec ma bonne épée, j’étais reçu et choyé partout... Votre beau château de Sunderland m’aurait convenu... je m’y installais, et vous aviez la bonté de vous en aller, en criant : Vive Cromwell !... et chapeau bas encore... sinon, je faisais sauter le chapeau, et souvent la tête avec... On était heureux alors ! on était libre !

MISS RÉGINALD, à part.

Dieu ! que ces gens-là ont mauvais ton !

COVERLY.

Maintenant, des shérifs, des constables, des lois... tout l’attirail de la tyrannie... Pauvre Angleterre ! où en es-tu réduite !

MISS RÉGINALD, mystérieusement.

Cela changera peut-être bientôt.

COVERLY.

Vous croyez ?

MISS RÉGINALD.

Je l’espère... et comme on peut se confier à vous... comme vous êtes un homme de cœur...

SUNDERLAND.

Dont nous avons peut-être besoin... je vous ai invité à venir prendre le punch, ce soir, avec nous.

COVERLY.

Comme vous voudrez, mon voisin ; je ne refuse jamais... Vous êtes riches, vous autres, et nous ne le sommes pas... c’est notre part que vous avez... alors, les dîners que vous me donnez souvent, l’argent que vous me prêtez quelquefois... j’accepte sans façon, parce que tout cela tend à rétablir l’équilibre...

Lui tendant la main.

et l’égalité avant tout. Voilà comme je suis.

SUNDERLAND.

Vous êtes bien honnête.

COVERLY.

Eh bien !... vous disiez donc...

SUNDERLAND.

Que nous passons ici... entre amis... notre temps à conspirer.

COVERLY.

Ça ne peut pas nuire.

MISS RÉGINALD.

Et cela occupe.

On frappe en dehors, à la porte du fond.

SUNDERLAND.

Ah ! mon Dieu ! qui peut frapper ainsi ?

MISS RÉGINALD.

Je suis toute tremblante.

SUNDERLAND.

Si c’étaient des émissaires du roi !

On frappe de nouveau.

ROBERT, en dehors.

Ouvrez-moi donc !

MISS RÉGINALD, allant ouvrir.

C’est sir Robert... un des nôtres.

COVERLY.

Le seigneur du château voisin ; ce vieil avare puritain que je ne puis souffrir.

SUNDERLAND.

Ni moi non plus !... nous ne sommes jamais d’accord... mais quand on conspire... ça ne fait rien.

Pendant ce temps, miss Réginald a été ouvrir la porte du fond, et est entré sir Robert, qui l’a saluée.

 

 

Scène II

 

LORD SUNDERLAND, MISS RÉGINALD, COVERLY, SIR ROBERT

 

ROBERT.

Qu’aviez-vous donc à me faire ainsi attendre ?... savez-vous que ça commençait à me faire peur !

SUNDERLAND.

Parbleu ! vous nous l’avez bien rendu... Qui vous amène à cette heure ?

ROBERT.

D’importantes nouvelles : et je venais...

Apercevant Coverly.

Que vois-je ?... le capitaine Coverly !...

Bas.

Que faites-vous ici de ce vieux soldat de Cromwell ?

SUNDERLAND, bas.

Il est à notre solde, et peut nous servir...

Haut.

et vous pouvez hardiment parler devant lui... c’est un brave.

ROBERT.

À la bonne heure... Vous saurez que miss Clarence, ma nièce, était liée autrefois avec mademoiselle Hide, avant qu’elle ne devînt duchesse d’York, et par suite reine d’Angleterre... C’est par elle que j’ai fait adresser mes demandes.

Coverly est allé s’asseoir au près de la petite table à gauche.

MISS RÉGINALD.

À la reine ?

ROBERT.

À la reine elle-même, qui, par égard pour son amie d’enfance, a daigné y prendre le plus vif intérêt, et a parlé de nous au roi.

SUNDERLAND.

Quel bonheur !

COVERLY, de sa place.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Il boit et fume.

SUNDERLAND.

On vous le dira, mon cher ami... vous ne pourriez pas comprendre...

À sir Robert.

Eh bien ! achevez...

ROBERT.

Eh bien !... le roi avait compris que des mécontents tels que nous pouvaient devenir redoutables... et loin de repousser nos prétentions, il était prêt à rendre à votre sœur sa place de dame d’atours... à vous donner à vous une des charges de sa maison... et il allait signer ma nomination de trésorier de sa cassette, lorsqu’est venue se jeter à la traverse miss Arabelle Churchill.

SUNDERLAND.

Miss Arabelle !... qu’est-ce que c’est ?

ROBERT.

Vous ne la connaissez pas ?

SUNDERLAND et MISS RÉGINALD.

Nullement.

ROBERT.

La personne qui, dans ce moment, a le plus de crédit à la cour... la femme la plus jolie, la plus adroite, la plus séduisante... et dont les charmes ont fasciné les yeux du roi... la favorite, en un mot.

MISS RÉGINALD.

Il aurait une maîtresse !

ROBERT.

Il en a une.

MISS RÉGINALD et SUNDERLAND.

Quelle indignité !

MISS RÉGINALD.

Et c’est elle qui l’emporte sur nous !

SUNDERLAND.

Et sur la reine !

ROBERT.

Sur tout le monde... Vous ne vous imaginez pas jusqu’où va son pouvoir... Elle dispose à son gré des honneurs, des titres, des emplois... jusqu’à son frère, le petit Churchill, un simple officier... qu’elle prétend faire nommer duc de Marlborough... et elle en viendra à bout, si elle le veut... C’est elle qui a persuadé au roi que nous étions des ambitieux finis... usés... des gens nuls, dont on n’avait rien à craindre.

SUNDERLAND.

C’est ce que nous verrons.

ROBERT.

Et tant qu’elle sera la maîtresse du roi... tant qu’elle occupera cette place, nous ne pourrons point ravoir les nôtres.

MISS RÉGINALD.

Il faut la renverser.

SUNDERLAND.

Il le faut... guerre à mort !

TOUS TROIS.

Nous le jurons !

SUNDERLAND, à Coverly.

Et vous, capitaine ?

COVERLY, se levant et prenant place à la gauche de Sunderland.

Je ne comprends pas ; mais c’est égal... dès qu’il faut renverser, je suis là... renversons tout.

SUNDERLAND.

À la bonne heure... Il s’agit maintenant de savoir comment s’y prendre.

MISS RÉGINALD.

Il faudrait de l’adresse.

ROBERT.

De l’esprit.

COVERLY.

Cela ne me regarde plus.

ROBERT.

Nous avons laissé passer le bon moment pour lui nuire... car depuis une semaine elle était en voyage... elle est allée à Keswick visiter ses environs pittoresques et la cataracte de Lowdore.

SUNDERLAND.

Vous avez raison... on aurait pu profiter de cette absence.

MISS RÉGINALD.

Et quand revient-elle ?

ROBERT.

Ce soir même, elle est attendue à Carlisle, où elle doit rejoindre le roi.

SUNDERLAND, réfléchissant.

Venant de Keswick, elle doit passer par ici.

MISS RÉGINALD.

Qu’importe ?

SUNDERLAND.

Si on savait à quelle heure ?

ROBERT.

À sept heures précises... à ce que m’a dit William, le maître de poste, chez qui les relais sont commandés.

SUNDERLAND, vivement.

Attendez !

TOUS.

Qu’est-ce donc ?

SUNDERLAND, passant entre sir Robert et miss Réginald.

Un projet... un nouveau projet, qui est d’une force de conception... et si ce n’était la crainte de se compromettre...

MISS RÉGINALD et ROBERT.

Parlez...

SUNDERLAND.

Non... Décidément... ça me fait peur... c’est trop hardi.

COVERLY, brusquement.

C’est ce qu’il faut... voilà les expéditions que j’aime.

SUNDERLAND.

Il est de fait que nous avons là le capitaine ; et que ce n’est pas nous... c’est lui qui se met en avant.

COVERLY.

C’est le poste que je préfère... Eh ! bien, voyons... par saint Cromwell, achevez.

TOUS.

Écoutons.

SUNDERLAND, après avoir regardé autour de lui et fait signe à sir Robert, et à miss Réginald d’aller fermer les portes.

Lady Arabelle est notre ennemie... mortelle... déclarée... Il faut donc l’éloigner de la cour... l’en éloigner à jamais.

TOUS.

C’est dit.

SUNDERLAND.

Elle passera ce soir... à sept heures, en voiture de poste, au pied du château... à sept heures, dans cette saison, la nuit est complète.

TOUS.

Eh bien ?

SUNDERLAND.

Caché par les roches qui bordent la grande route, le capitaine ira l’attendre.

COVERLY.

C’est dit : et fussent-ils une douzaine... je vous réponds que ma bonne épée...

SUNDERLAND, allant à Coverly.

Lui ôter la vie !

COVERLY, tranquillement.

Eh bien !... est-ce que ce n’est pas vous qui disiez...

SUNDERLAND, avec effroi.

Eh ! non, sans doute, il ne s’agit que de l’enlever.

COVERLY, froidement.

Comme vous voudrez... comme ça, ou autrement... ça m’est égal.

MISS RÉGINALD, à demi-voix.

En vérité cet homme-là me fait peur.

ROBERT, de même.

Et à moi aussi...

Haut.

L’enlever... c’est déjà bien assez... et encore, je me demande : à quoi cela servira-t-il ?

MISS RÉGINALD.

Oui, mon frère, à quoi ?

SUNDERLAND.

Vous me le demandez... et vous vous mêlez de conspirer !... Vous ne comprenez pas, esprits inférieurs, et conjurés subalternes... qu’en la retenant prisonnière ici, dans ce château... sans qu’on sache ce qu’elle est devenue... sans qu’elle sache elle-même quels sont ses geôliers, nous profitons de son absence à la cour, pour nous avancer, et pour lui nuire !

MISS RÉGINALD.

Mais que dira le roi de sa disparition ?

SUNDERLAND.

C’est-là le coup de maître... est-il si difficile de faire courir le bruit qu’un noble inconnu, un beau jeune homme l’a enlevée, de son consentement... et que tous les deux sont passés en France ou ailleurs ?

MISS RÉGINALD.

Il a raison.

SUNDERLAND.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Il faut partout en semer la nouvelle ;
Et lorsqu’au roi chacun répétera
Que sa maîtresse est perfide, infidèle,
À le croire il commencera,
Et tout le monde aussitôt le croira.
Car à la cour, où chacun se redoute,
En politique aussi bien qu’en amours,
La trahison, en cas de doute,
Se présume toujours.

MISS RÉGINALD.

Il a raison.

SUNDERLAND.

Et d’ici à quinze jours, ou trois semaines, que d’événements peuvent arriver !... Le roi ne peut-il pas l’oublier, ou choisir une autre maîtresse qui nous sera plus favorable ?

MISS RÉGINALD.

Quand nous devrions la lui donner nous même.

ROBERT.

À merveille... voilà que cela marche.

SUNDERLAND.

Ma sœur et moi nous attendrons ici la prisonnière et disposerons tout pour la recevoir... Vous, sir Robert, vous irez, pendant ce temps, avec le capitaine...

ROBERT.

Impossible... il faut que je me rende ce soir à Carlisle, pour mon mariage ; car je me marie demain.

SUNDERLAND.

Est-il possible !... et avec qui ?

ROBERT.

Avec une personne dont je vous parlais tout à l’heure, miss Clarence, ma pupille, que j’ai fait revenir récemment de Londres ; car le testament de son père me nomme son époux.

SUNDERLAND.

C’est bien le moment de se marier !

ROBERT.

C’est toujours le moment de faire une bonne affaire... Trente mille livres sterling de revenu !... Il y a là-dedans de quoi payer bien des conspirations.

COVERLY.

Maintenant surtout qu’elles sont pour rien.

ROBERT.

Et puis ce voyage ne vous sera pas inutile... j’examinerai... j’interrogerai... je saurai ce qui se passe... ce qu’on aura dit à Carlisle de la disparition de la favorite... et dans la nuit, ou à mon retour, je vous apporterai des nouvelles.

SUNDERLAND.

À la bonne heure.

ROBERT, à part.

Je ne suis pas fâché de m’en aller, parce qu’au moins, si cela ne réussit pas, je n’y suis pour rien, je n’y ai pas assisté...

Haut.

Mais vous, capitaine... que je ne vous retienne pas.

COVERLY.

C’est dit... deux sons de cor vous apprendront la réussite de l’expédition... Quant au billet de cinquante livres sterling que je vous ai souscrit... nous en allumerons ma pipe.

SUNDERLAND.

Comment ! cinquante livres sterling...

COVERLY.

Et de plus... cinquante autres pour mes peines.

SUNDERLAND.

Il lui faut toujours de l’argent !

COVERLY.

Comment ? Est-ce que vous trouvez...

SUNDERLAND.

Eh bien ! nous verrons, mon cher... nous verrons...

Aux autres.

Mais quoi qu’il arrive, mes amis...

MISS RÉGINALD.

Fidélité à nos serments.

SUNDERLAND.

Ne séparons jamais nos intérêts.

ROBERT.

Point d’alliance avec la favorite.

TOUS.

Jamais !

MISS RÉGINALD.

En la renversant, c’est au prince lui-même que nous rendons service.

ROBERT.

Et nos places que nous retrouvons.

COVERLY.

Et les intérêts du pays... corbleu ! le pays, messieurs.

SUNDERLAND.

Le pays avant tout.

Quatuor.

Air : Amour sacré de la patrie (de la Muette).

ENSEMBLE.

Amour sacré de la patrie,
Viens m’inspirer en ce moment...
Rends-nous l’audace et l’énergie,
Mes places et mon traitement.

On entend une cloche en dehors.

MISS RÉGINALD.

Mais qui peut venir à cette heure !

ROBERT, courant à la fenêtre.

Un officier du roi.

SUNDERLAND.

Chez moi... dans ma demeure !
C’est fait de nous.

MISS RÉGINALD, à la fenêtre.

Que vois-je ! Arthur, notre neveu !

SUNDERLAND, aux autres.

Qui l’amène ? gardez qu’il vous voie en ce lieu.
Partez, que le ciel vous conduise ;
Du succès de notre entreprise.
Dépend le salut général.

ROBERT.

Voilà notre fortune faite,
Je reviens au trésor royal.

SUNDERLAND.

Moi, je règle encor l’étiquette.

COVERLY.

Et moi, je suis grand amiral.

ENSEMBLE.

Amour sacré de la patrie,
Inspire-nous en ce moment.
Rends-nous l’ardeur et l’énergie,
Mes places et mon traitement.

Ils sortent tous par le fond, excepté Sunderland ; et au même instant entre, par la droite, Arthur, introduit par un domestique auquel il donne son manteau.

 

 

Scène III

 

SUNDERLAND, ARTHUR

 

ARTHUR.

Eh ! bonjour, mon cher oncle.

SUNDERLAND.

Arriver à une pareille heure... dans mon château, et sans m’en prévenir.

ARTHUR.

Est-ce qu’on sait jamais le matin ce qu’on fera le soir ?... surtout quand on est soldat... état libre et indépendant, où l’on est maître... d’obéir à tout le monde... et notre régiment va prendre garnison à Carlisle.

SUNDERLAND.

À Carlisle !...

ARTHUR.

Oui... on parle de quelques bruits, de quelques agitations que voudraient faire naître des mécontents...

Voyant un geste de son oncle.

N’ayez pas peur... je suis là... et je vous réponds que s’ils bougent... Aussi, passant près de votre château, je me suis dit : Je vais aller rassurer mon oncle, lui demander à souper et à coucher.

SUNDERLAND, à part.

Quel contretemps !

ARTHUR.

Je ne vous ai pas amené plusieurs de mes amis qui voulaient m’accompagner.

SUNDERLAND, à part.

Il ne manquait plus que cela...

Haut.

Vous avez très bien fait... comment les recevoir ?...

ARTHUR.

Comment ?... c’est vous que cela regarde... si un ancien maître des cérémonies ne s’en tendait pas en réception !... Je leur avais vanté les antiquités de ce château... ma tante Réginald, qui régnait sous l’autre règne... et vous surtout, mon cher oncle, philosophe en retraite, qui supportez votre disgrâce avec un courage héroïque... ce qui, du reste, ne m’étonne pas... car vous me disiez toujours autrefois que vous ne teniez pas aux places, aux dignités.

SUNDERLAND.

Oui, monsieur... cela peut être vrai, tant qu’on les occupe... mais dès qu’on ne les a plus, c’est bien différent... Après cela, si je gémis de mon inaction, c’est moins pour moi, dont la fortune est faite, que pour le prince et pour l’état... ce n’est pas en un jour qu’on fait un maître des cérémonies... Savez-vous par combien de travaux j’avais acheté mon expérience et mes talents ? savez-vous à combien de cortèges je me suis trouvé ? à combien de grands dîners j’ai assisté, de ma personne ?... Sans compter les travaux de la composition... Cette superbe cantate qu’on a chantée lors du couronnement... de qui était-elle ? de moi... paroles et musique.

Il chante.

« D’où partent ces cris d’allégresse ?
« Où court ce peuple qui s’empresse ? »

ARTHUR.

Oui, mais des gens qui ont de la mémoire ont cru remarquer que cette cantate avait déjà servi pour le dernier roi, et même auparavant pour le lord Protecteur.

SUNDERLAND.

Est-ce ma faute si je fais des vers qui restent ?... et puis de tout temps il y aura toujours des cris d’allégresse, et du peuple qui s’empresse... Et vous, mon neveu, vous devriez être indigné, comme moi, d’une disgrâce qui m’empêche de vous pousser et de vous être utile.

ARTHUR.

De ce côté-là, mon cher oncle, je vous rends justice.

Air : Vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.

Lorsque la fortune fidèle
Jadis vous plaçait près du roi,
Jamais, mon cœur me le rappelle,
Mon oncle ne fit rien pour moi.
Mais depuis qu’il n’est plus en place,
Il est, mon cœur l’a bien jugé,
Toujours le même... et la disgrâce
Au moins ne vous a pas changé.

SUNDERLAND.

Monsieur !...

ARTHUR.

Je ne vous en fais pas de reproche... je ne vous demande rien qu’à souper... et il semble même que vous ayez de la peine à vous y décider.

SUNDERLAND, troublé.

Moi, du tout...

À part.

S’il allait se douter de quelque chose...

Haut.

Je ne pourrai peut-être pas te tenir compagnie... mais on te servira, dans ta chambre, un chevreuil excellent et du vin de Porto... de plus un bon lit où tu feras bien de te coucher de bonne heure ; car tu dois être fatigué et avoir besoin de dormir.

ARTHUR.

Du tout, mon oncle, je ne dors plus.

SUNDERLAND, à part.

Ah ! mon Dieu ! il nous entendra...

Haut à Arthur.

Et pourquoi ne dormez-vous pas ?

ARTHUR.

Pourquoi... pourquoi ?... c’est mon secret... c’est qu’il y a quelque chose qui me tourmente, qui m’agite et qui fait que je ne puis demeurer en place, ni rester un instant où je suis.

SUNDERLAND, à part.

Quel bonheur !... s’il pouvait s’en aller...

Haut.

C’est tout naturel... à votre âge... le besoin de changer de lieu... le désir de voyager...

ARTHUR, vivement.

Justement ! voyager... mais pour cela il me faudrait... ce que je n’ai pas... parce que la bourse d’un lieutenant...

SUNDERLAND.

Quoi !... n’est-ce que cela ?... combien te faut-il ?

ARTHUR.

Laissez donc... vous voulez rire.

SUNDERLAND.

Non vraiment... combien te faut-il ?

ARTHUR.

Vous m’effrayez... vous êtes indisposé.

SUNDERLAND.

Quelle idée ! je veux, puisque cela t’est nécessaire, que tu puisses partir dès de main.

ARTHUR.

Dès ce soir... après souper.

SUNDERLAND.

Et pour cela tu me demandes...

ARTHUR.

Cent guinées.

SUNDERLAND, lui donnant une bourse.

Les voici... et même quelques-unes de plus.

ARTHUR, comme s’il rêvait.

Est-il possible !... ah ! çà, mon oncle, qu’est-ce qu’il vous prend donc ?

Ouvrant la bourse.

Laissez-moi voir, je vous prie.

Regardant les pièces d’or.

Oui, vraiment, c’est de l’or.

Air : Je vous comprendrai toujours bien (de l’Opéra-Comique).

Premier or qu’un oncle chéri
M’ait donné depuis mon enfance,
Combien mon gousset est ravi
De faire votre connaissance !

À Sunderland.

Que le soin du remboursement
Ne fasse naître aucun nuage ;
Car, je vous en fais le serment,
Je vous le rendrai (bis) sur votre héritage.

Et après une telle générosité, je serais bien ingrat d’avoir des secrets pour vous... Apprenez donc que je suis amoureux... amoureux à en perdre la tête... Vous me demanderez comment ?

SUNDERLAND.

Non, mon ami...

ARTHUR.

C’est égal, il faut que je vous le dise... j’ai besoin d’en parler... l’amour est bavard, et la joie aussi... Imaginez-vous, qu’il y a quelques mois, je me trouvais à Brighton, et me promenais par hasard au bord de la mer... Je crus apercevoir de loin des jeunes filles du pays, qui, bien exactement enveloppées de leurs larges manteaux de laine, prenaient entre elles le plaisir du bain. Discrètement je m’éloignais, non sans avoir envie de retourner quelquefois la tête, lorsque j’entends plusieurs cris... La mer montait alors, et un vent léger qui l’agitait avait sans doute effrayé les jeunes baigneuses ; car toutes s’enfuyaient, excepté une seule, qui, tremblante à l’aspect des vagues, restait immobile et courait risque d’être engloutie.

SUNDERLAND.

Je devine !... le dénouement de rigueur... tu voles à son secours, tu la ramènes à bord.

ARTHUR.

En héros désintéressé ; car, seulement alors, je jetai les yeux sur ma jeune Néréide, qui était évanouie dans mes bras... Imaginez-vous, mon oncle, une figure de roman, de ces visages qu’on peut lire quelquefois, mais qu’on ne voit jamais... et quand je l’eus transportée à l’auberge voisine, avec quelle voix enchanteresse elle demanda le nom de son libérateur !... J’avais à peine répondu : « Arthur Seymour, enseigne dans les gardes du roi, » que ses compagnes arrivèrent... il fallut me retirer... et le soir seulement, il me fut permis de m’informer de ses nouvelles... de passer auprès d’elle tout une soirée... mais, soit caprice de sa part, soit que le souvenir du service que j’avais eu le bonheur de lui rendre, la fit rougir de reconnaissance, elle voulut rester inconnue ; et elle partit, sans que j’aie pu soupçonner qui elle était.

SUNDERLAND.

La belle avance !

ARTHUR.

Vous jugez que, de ce moment, je ne pensai plus qu’à elle... et quelques semaines après, j’allais à Oxford rejoindre mon régiment... seul, à pied, sur la grande route... quand je dis seul, toujours avec elle, avec son image, qui ne me quittait pas... quand voici des nuages de poussière... des piqueurs, des jockeys... gare ! gare !... Je me retourne avec cet air de mauvaise humeur, que prennent volontiers les piétons qu’on écrase... C’étaient plusieurs voitures de la cour, et dans l’une d’elles, carrosse à six chevaux, j’aperçois ma jeune dame, qui m’adresse de la main et du regard un salut enchanteur.

SUNDERLAND.

Ah ! mon Dieu !... c’était la reine.

ARTHUR.

J’en ai eu peur... heureusement le portrait de Sa Majesté, que j’ai vu depuis, est venu me rassurer... mais le plus singulier, c’est que, depuis ce moment, tout m’a réussi... je me suis distingué... je suis monté en grade... j’ai été nommé lieutenant... vous m’avez prêté de l’argent !... enfin, une foule d’événements plus extraordinaires les uns que les autres !... mais plus de nouvelles de ma belle inconnue... et maintenant que, grâce à vous, me voilà en fonds, je vais parcourir l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, jusqu’à ce que je la retrouve.

Air : Vaudeville de l’Homme vert.

Déjà le sort qui me seconde
Deux fois m’offrit ses traits si doux ;
Sur la terre ainsi que sur l’onde...
Et le troisième rendez-vous
Encor plus incompréhensible
Peut avoir lieu l’un de ces jours.

SUNDERLAND.

Dans le ciel même...

ARTHUR.

C’est possible,
Les amoureux y sont toujours.

Et dès demain je vais à Carlisle demander un congé au colonel, ou au général... au roi lui-même, s’il le faut.

SUNDERLAND, avec intention.

Ou, ce qui vaut encore mieux, à miss Arabelle Churchill, à laquelle on ne peut rien refuser.

ARTHUR.

Oui, c’est ce qu’on dit... mais plutôt mourir que de rien devoir à de pareils moyens... et s’il n’y a que moi qui lui demande...

SUNDERLAND.

La connaissez-vous, Arthur ?... et est-elle réellement aussi bien qu’on le dit ?

ARTHUR.

Je l’ignore... je suis toujours en garnison... je ne l’ai jamais rencontrée... mais l’empire qu’elle exerce sur notre souverain atteste assez le pouvoir de ses charmes... Il ne pardonne pas la moindre offense contre celle qu’il aime.

SUNDERLAND, à part.

Ah ! mon Dieu !

ARTHUR.

Malheur à qui oserait s’attaquer à elle !... le ressentiment du roi serait terrible... On me l’a dit, du moins... Du reste, si vous tenez à avoir des détails, vous en aurez de main, par mes amis, qui la connaissent.

SUNDERLAND.

Eh ! qui donc ?

ARTHUR.

Ces jeunes officiers dont je vous parlais... Ne les amenant pas ce soir, je les ai invités pour demain à déjeuner... j’ai pensé que cela vous arrangerait mieux... et puis ils ne sont qu’une douzaine.

SUNDERLAND.

Une douzaine !... c’est fait de moi !

ARTHUR.

Qu’est-ce donc ?

SUNDERLAND.

Rien...

À part.

Maudit projet que j’ai eu là !... chienne d’expédition !... si elle pouvait manquer !...

On entend en dehors deux sons de cor.

C’est fait de moi !... je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

 

 

Scène IV

 

SUNDERLAND, MISS RÉGINALD, ARTHUR

 

MISS RÉGINALD, entrant vivement, et s’approchant de Sunderland, lui dit à demi-voix.

C’est fini... il n’y a plus à reculer.

SUNDERLAND, à part.

C’est bien ce qui m’effraie.

ARTHUR.

Bonsoir, ma chère tante.

MISS RÉGINALD.

C’est bon, c’est bon, je suis à vous tout à l’heure... J’ai besoin de m’entendre avec mon frère.

ARTHUR.

Si c’est sur mon souper, vous me ferez plaisir ; et je vous laisse là-dessus toute liberté.

Il va regarder les portraits qui décorent l’appartement.

MISS RÉGINALD, pendant ce temps, à demi-voix et vivement à Sunderland.

Tout s’est passé le mieux du monde... Les chevaux étaient conduits par un seul postillon... un jockey qui, tout effrayé, a mis pied à terre, s’est enfui à travers champs, et a laissé la voiture à la disposition du capitaine, qui a tourné bride, et vient d’entrer avec sa capture dans la grande cour, dont les portes se sont refermées.

SUNDERLAND.

Bonté de Dieu !... qu’allons-nous devenir ?

MISS RÉGINALD.

D’où vient cet effroi !... est-ce qu’Arthur la connaîtrait ?

SUNDERLAND.

En aucune façon... mais une douzaine d’officiers de ses amis, qui arrivent demain, et qui ne connaissent qu’elle... Je ne veux pas la garder un instant de plus.

MISS RÉGINALD.

Ils ne la verront pas.

SUNDERLAND.

Laissez donc !... et le moyen de forcer nos gens au silence !... Ne saura-t-on pas toujours dans le pays qu’une femme est ici prisonnière ?... et tous les émissaires du roi, qui dès demain vont battre les environs...

MISS RÉGINALD.

Il fallait penser à cela d’abord.

SUNDERLAND.

Je ne pense qu’après.

ARTHUR, venant à la droite de Sunderland.

Eh bien... eh bien... est-ce que vous vous disputez là, en famille ?

SUNDERLAND.

Non, du tout...

À part.

Et être obligé de se contraindre !... ne pas oser avoir peur tout à son aise !...

Haut.

Ah ! mon neveu, mon cher neveu...

Bas à miss Réginald.

Une autre idée qui me vient.

Un domestique entre, et range l’appartement.

MISS RÉGINALD, à voix basse.

Prenez garde... pensez d’abord.

SUNDERLAND, de même.

Je n’en ai pas le temps...

Haut à Arthur.

Es-tu homme à me rendre un service... un éminent service ?

ARTHUR.

Après votre conduite généreuse, je me ferais tuer pour vous...

Vivement.

Mais après souper... parce qu’à jeun, voyez-vous... je ne vaux pas grand’chose.

SUNDERLAND, au domestique qui est dans l’appartement.

Qu’on serve sur-le-champ.

LE DOMESTIQUE.

Oui, milord.

Il sort.

SUNDERLAND, à Arthur.

Tu souperas, mon ami, tu souperas pour deux... car moi, cela me serait impossible.

ARTHUR.

Je tâcherai, mon cher oncle ; et pendant que l’on sert, dites-moi toujours ce dont il s’agit.

SUNDERLAND.

Tu veux voyager dès demain... dès ce soir : tu me l’as promis.

ARTHUR.

Certainement.

SUNDERLAND.

Et tu n’as pas d’itinéraire arrêté ?

ARTHUR.

Aucun... peu importe par où je le commencerai.

SUNDERLAND.

À merveille... Maintenant, une autre question... mais réponds-moi franchement... Aimes-tu... les jolies femmes ?

ARTHUR, étonné.

Cette question...

MISS RÉGINALD, bas à Sunderland.

Y pensez-vous ?

SUNDERLAND, bas.

Ça ne vous regarde pas...

Haut à Arthur.

Tu les aimes... je le vois... j’en suis sûr.

ARTHUR, avec impatience.

Eh ! oui, mon oncle... mais comme je vous le disais... pas à jeun.

SUNDERLAND.

Ne t’impatiente pas... on va servir... Et si, par exemple, comme tu n’as pas de compagnon de voyage, je te donnais à conduire une personne charmante dont tu serais le chevalier...

ARTHUR.

Moi !

SUNDERLAND.

Oui, pendant deux ou trois cents lieues... qu’est-ce que tu en dis ?

ARTHUR.

Je dis... que probablement, je lui ferais la cour, et que cela ne vous conviendrait peut-être pas.

SUNDERLAND.

Du tout, cela me serait égal.

ARTHUR.

Vraiment ?

Entre le domestique, qui annonce qu’on a servi.

SUNDERLAND.

Tu es servi... viens... l’on va tout t’expliquer.

Bas à Réginald.

Vous voyez que par ce moyen elle ne reste pas ici, au château, sous notre responsabilité... qu’elle part réellement avec un jeune homme...

Haut.

Un beau jeune homme.

On entend encore le son du cor.

SUNDERLAND et MISS RÉGINALD.

Air : Berce, berce, bonne grand’mère.

Écoutons... c’est la prisonnière
Que { mon } ordre amène en ces lieux.
        { son  }
Laissons-la... prudence et mystère !
Ne nous montrons pas à ses yeux.

ARTHUR, à Sunderland.

Dépêchons-nous, la faim me le commande...

SUNDERLAND.

Viens, tu seras mon héritier.

ARTHUR.

C’est bien ;
Mais je me meurs, et, pour peu que j’attende,
C’est vous bientôt qui deviendrez le mien.

Ensemble : Sunderland, Miss Réginald et Arthur.

SUNDERLAND et MISS RÉGINALD.

Hâtons-nous, c’est la prisonnière
Que { mon } ordre amène en ces lieux ;
        { son  }
Laissons-la ; prudence et mystère !
Ne nous montrons pas à ses yeux.

ARTHUR.

Hâtons-nous... ô destin prospère !
Ce repas sourit à mes yeux ;
Qu’il paraisse, et gaîment, j’espère,
Je m’en vais m’en donner pour deux.

Sunderland, Arthur et miss Réginald sortent par la porte à droite, et sur la ritournelle de ce morceau, entrent par le fond, Coverly, deux hommes armés, puis miss Clarence et Kettly.

 

 

Scène V

 

COVERLY, MISS CLARENCE, KETTLY, DEUX HOMMES ARMÉS, qui restent aux deux côtés de la porte

 

COVERLY, brusquement.

Allons ! entrez, et rassurez-vous.

MISS CLARENCE.

Où nous conduisez-vous ?... et de quel droit ?

COVERLY.

Vous le saurez... asseyez-vous...

Voyant qu’elle reste debout.

Eh ! bien... est-ce que je vous fais peur ?

MISS CLARENCE, cherchant à se rassurer.

Oh ! non... certainement... je n’ai pas peur...

KETTLY.

Mais si on y était sujette, ce serait une belle occasion... rien que la vue de monsieur... ou la figure de ses compagnons...

COVERLY, durement.

Silence.

Aux deux hommes.

Et vous, sortez, et veillez en dehors.

MISS CLARENCE, à Kettly.

Tais-toi donc !

COVERLY.

Le conseil supérieur a prononcé, et vous connaîtrez tout à l’heure sa décision... En attendant, je dois vous séparer de votre compagne.

MISS CLARENCE.

M’ôter Kettly !... et pour quelle raison ?

COVERLY, avec colère.

Corbleu !... milady...

MISS CLARENCE.

C’est différent, milord... je ne savais pas cela... mais que va-t-il nous arriver ?... de quoi suis-je coupable ?

COVERLY.

Vous le saurez... Il ne sera fait aucun mal à votre fille de chambre.

MISS CLARENCE.

Ah ! que je vous remercie !

COVERLY.

Quant à vous, c’est différent... la position où vous êtes réclame des précautions, dont la rigueur ne doit pas vous étonner.

MISS CLARENCE.

Au moins, monsieur... et par pitié...

COVERLY, montrant la porte.

Cela ne me regarde pas.

KETTLY, courant à miss Clarence.

Ah ! ma pauvre maîtresse !

MISS CLARENCE, la rassurant.

Allons, allons, du courage... tu vois bien qu’il en faut.

COVERLY, lui montrant la porte.

Eh bien !... qu’est-ce que j’ai dit ?

KETTLY.

Voilà, monsieur... voilà... je me rends à votre invitation.

Kettly sort la première, Coverly après. On entend fermer les portes du fond, et tirer les verrous.

 

 

Scène VI

 

MISS CLARENCE, seule

 

C’est une caverne de brigands !... Je ne dis rien ; mais je commence à avoir peur... Il est certain que quelque grand danger me menace, qu’on en veut à mes jours !... mais pourquoi ?... Voyons, raisonnons, et ne nous laissons pas intimider sans motifs... En quelles mains suis-je tombée ?... qui pourrait m’en vouloir... à moi, pauvre fille, qui n’ai jamais offensé personne... excepté sir Robert, mon tuteur, que je n’aime pas, que je ne peux pas aimer ?... Et malgré le testament de mon père, qui le nomme mon mari, malgré ses droits, il m’a semblé que j’avais celui d’être libre, de disposer de mon cœur et de ma main... et quand la reine, mon amie, ma compagne d’enfance, est à Carlisle, à cinq lieues de nous, est-ce un crime d’aller réclamer près d’elle asile et protection ?...

Joignant les mains et ayant l’air de prier.

Peut-être aussi, mon Dieu, je dois l’avouer, est-il au fond de mon cœur quelque autre sentiment que, malgré moi...

S’interrompant.

Je ne dis pas non ; c’est possible... mais ce n’est pas une raison pour me tuer.

Écoutant.

Ô ciel ! on a parlé dans la chambre à côté... et par cette porte, qui est restée ouverte... si je pouvais...

Elle s’approche avec précaution de la porte à droite, regarde, et s’écrie avec joie.

Qu’ai-je vu !... est-il possible !... non, non, je ne me trompe pas... c’est bien lui... sir Arthur, ce jeune homme... qui déjà m’a sauvé la vie... Ah ! je respire... je n’ai plus rien à craindre... il est là.

Air : Paris et le village.

En le sachant dans ce château
Où le hasard seul nous rassemble,
J’éprouve un trouble tout nouveau ;
Et de ce moment il me semble
Qu’à mes périls loin de songer
Je suis... et ne peux le comprendre,
Heureuse, hélas ! d’être en danger
Afin qu’il puisse me défendre...
Je suis heureuse d’un danger
Qui lui permet de me défendre.

Le voilà... C’est singulier... je n’ai plus peur, et je tremble.

S’asseyant auprès de la table.

Allons, allons, remettons-nous, pour jouir de sa surprise et de sa joie.

 

 

Scène VII

 

MISS CLARENCE, assise auprès de la table, ARTHUR, sortant de la porte à droite

 

ARTHUR, à part et riant.

Voilà, par exemple, une singulière commission... mais avant de promettre, je veux toujours voir... cela n’engage à rien...

Au fond et pendant que Clarence lui tourne le dos.

C’est donc là cette favorite toute-puissante, cette beauté redoutable qui fait tourner la tête à notre pauvre souverain... Sans être roi, je serai plus brave que lui... et je défie miss Arabelle et ses charmes de faire sur moi la moindre impression...

La regardant.

Grand Dieu !

MISS CLARENCE, à part, avec joie.

Il m’a reconnue.

ARTHUR.

Quoi ! madame... c’est vous !

MISS CLARENCE, se levant.

Oui, monsieur... Je ne puis m’expliquer pourquoi on m’a arrêtée la nuit... sur la grande route, lorsque je me rendais tranquillement à Carlisle... j’ignore pourquoi l’on m’a conduite en ces lieux, et quels périls m’environnent... mais je vous vois ; votre vue me rassure... et vous ne me refuserez pas votre protection ?

ARTHUR.

Madame...

À part.

C’en est fait de mes illusions.

MISS CLARENCE.

D’où vient votre embarras ?... ai-je eu tort de compter sur votre secours ?

ARTHUR, avec embarras.

Non, certainement... mais il ne dépend pas de moi... je ne suis pas maître en ces lieux.

MISS CLARENCE.

Qu’entends-je !

ARTHUR, avec dépit.

D’ailleurs que serait ma protection auprès de celle qui vous est acquise ?... vous trouverez toujours des chevaliers, des courtisans prêts à vous défendre... il n’y a ni mérite, ni courage à cela... il y en aurait, au contraire, à braver votre pouvoir... à se ranger au nombre de vos ennemis.

MISS CLARENCE.

Et vous aussi... vous, M. Arthur !... Que vous ai-je fait ?... pourquoi m’en voulez-vous ?

ARTHUR.

Je vous en veux de mes rêves de bonheur que vous avez dissipés...je vous en veux de ces charmes que j’admire, et qui excitent ma colère... et qui me rendraient furieux contre moi, contre vous... contre une autre personne encore que je dois respecter, mais que je hais maintenant... que je hais du fond de mon cœur.

MISS CLARENCE.

En vérité... vous m’effrayez, et je ne vous comprends pas.

ARTHUR.

Oui, une telle franchise doit vous étonner... Pardon, madame... pardon d’avoir osé vous parler ainsi... je reviens à moi même... à la raison, et dois vous apprendre qu’il est dans ce château des personnes qui vous en veulent, ou qui du moins pensent en avoir le droit.

MISS CLARENCE.

Et pourquoi ?... et quelles sont-elles ?

ARTHUR.

Je ne puis vous les dénoncer, je leur dois le secret... mais elles voulaient m’associer à leur ressentiment... Je n’ai pas besoin de vous dire que, maintenant plus que jamais, je m’y refuse... et c’est pour y rester tout à fait étranger que je m’éloigne... je pars.

MISS CLARENCE, à part, avec indignation.

M’abandonner ainsi !... quelle indignité !

Haut, à Arthur qui s’éloignait.

Un mot encore, monsieur, et je ne vous retiens plus... J’avais compté sur votre générosité, je vous en demande pardon... et dans la crainte de vous compromettre...

ARTHUR, revenant et vivement.

Oh ! si ce n’est que cela.

MISS CLARENCE.

Je ne vous demande rien pour moi ; mais pour une jeune fille qui m’accompagnait, et dont on m’a séparée... puis-je espérer que par votre protection elle me sera rendue ?

ARTHUR.

Vous allez la revoir... je vous le promets... Adieu, madame.

Il sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

MISS CLARENCE, seule

 

Je n’en puis revenir encore !... et je ne sais si je veille !... Il me fuit, il m’abandonne lâchement... lui que tantôt j’implorais tout bas... et qu’au moment du danger j’appelais à mon secours ! lui !... oh ! non, ce n’est pas lui... celui que j’avais rêvé si brave, si généreux ; c’en est un autre... qu’il parte, qu’il s’éloigne, je ne l’aime plus, et maintenant, quoi qu’il arrive, je n’ai plus rien à craindre...

Avec dépit.

Que je retombe entre les mains de sir Robert !... qu’on me force à mourir ou à l’épouser, tant mieux, ce sera bien fait... c’est comme on voudra... et tout m’est égal.

La porte du fond s’ouvre.

C’est Kettly... allons, il faut lui rendre justice... dès qu’il ne s’agit pas de moi, il tient ses promesses.

 

 

Scène IX

 

MISS CLARENCE, KETTLY

 

MISS CLARENCE.

Te voilà !... je te revois !... viens à mon aide... je suis bien malheureuse !

KETTLY.

Pas tant que vous croyez... D’abord un beau jeune homme, un militaire, a donné ordre à vos gardiens de me laisser passer... Je puis aller et venir en liberté dans tout le château, et j’en profite pour vous apporter des nouvelles... oh ! mais des nouvelles incroyables...il n’y a que celles-là de bonnes.

MISS CLARENCE.

Dis-les, vite.

KETTLY.

J’attendais dans la salle d’armes, où j’allais être interrogée par le seigneur châtelain, et puis sa sœur, une grosse châtelaine, lorsqu’est arrivé le capitaine Coverly, ce gentilhomme de grand chemin, qui a arrêté notre voiture... Et on n’était pas du même avis... et on s’est disputé... et il leur demandait...

MISS CLARENCE.

Quoi donc ?

KETTLY.

De l’argent... beaucoup d’argent... il paraît qu’il y tient... Ils disaient tout cela, à cause de moi, non pas en bon anglais, mais en patois irlandais... et moi, qui justement suis du canton de Donnegal, je n’en ai pas perdu un mot... Il y a donc une grande dame, une dame de la cour, qui est leur ennemie mortelle... et ils vous ont arrêtée à sa place.

MISS CLARENCE.

Est-il possible !

KETTLY.

Miss Arabelle...

MISS CLARENCE.

La favorite... la maîtresse du roi !

KETTLY.

Air de Oui et Non.

Est-il possible ! et dans ces lieux
Ils osent vous prendre pour elle ;
Mais c’est terrible... c’est affreux
Pour une honnête demoiselle.
Et je n’voudrais pas, quant à moi,
Souffrant de telles injustices,
Prendre les charges d’un emploi
Dont un autre a les bénéfices.

Pendant ce couplet miss Clarence est allée au fond du théâtre, et a examiné l’appartement avec attention ; elle redescend, et se trouve à la fin du couplet à la gauche de Kettly.

Et vous devez être indignée.

MISS CLARENCE, avec joie et vivement.

Au contraire... attends... attends... sir Arthur partageait sans doute leur erreur.

KETTLY.

Qui, sir Arthur ?

MISS CLARENCE, avec impatience.

Ce jeune homme... ce militaire qui m’a traitée si froidement, qui refusait de me secourir, et presque de m’entendre.

KETTLY.

C’est bien mal.

MISS CLARENCE.

Non, non... c’est très bien, et je comprends son dépit, sa colère... il aurait dû me traiter encore plus mal ; mais c’était déjà bien ainsi... et je l’en remercie, et je l’en aime davantage.

KETTLY.

Qu’avez-vous donc ?

MISS CLARENCE.

Rien... je suis contente... je le retrouve... Pauvre jeune homme !... c’est si aimable à lui !... Imagine-toi qu’il est furieux... et c’est ce qui me rend si heureuse... Mais il ne faut pas que ce bonheur-là dure trop longtemps... et je vais le désabuser, lui dire qui je suis...

KETTLY.

Gardez-vous-en bien ; car je ne vous ai point tout appris... Nous sommes ici dans le château de lord Sunderland.

MISS CLARENCE.

Lord Sunderland, l’ami de sir Robert, mon tuteur !

KETTLY.

Celui dont il nous parle sans cesse, et qu’il vient visiter tous les jours... Il paraît même qu’aujourd’hui, et avant de se rendre à Carlisle, sir Robert s’est arrêté ici, et qu’il doit y revenir dans deux heures... on l’attend.

MISS CLARENCE.

C’est fait de moi !... Nous sommes venues nous livrer en ses mains, et juste au moment où cet hymen, où cet esclavage me paraît plus horrible que jamais.

KETTLY.

Et en quoi donc ?

MISS CLARENCE.

Et pour retomber au pouvoir de sir Robert !... Non certainement... je ne dirai pas qui je suis... je m’en garderai bien.

KETTLY.

Ils vont alors continuer à vous prendre pour la favorite.

MISS CLARENCE.

M’en préserve le ciel.

KETTLY.

Il faut cependant choisir... être à leurs yeux miss Arabelle ou miss Clarence...Voyez ce que vous voulez.

MISS CLARENCE, avec impatience.

Je voudrais... je voudrais n’être ni l’une ni l’autre... Quel embarras ! quel tourment ! Qu’est-ce que tu me conseilles ?

KETTLY.

Dame ! mademoiselle, je n’ose pas... L’essentiel c’est qu’on nous laisse sortir de ce château... c’est que nous nous remettions en route.

MISS CLARENCE.

Plût au ciel !

Elle s’assied auprès de la table.

KETTLY.

Et il me semble que, pour commander et vous faire obéir, le nom de la favorite aura toujours plus de crédit que le vôtre.

MISS CLARENCE.

Tu crois ?

KETTLY.

Quand vous devriez leur faire à tous de belles promesses... qu’est-ce que cela coûte ? Les tiendra qui pourra... Mais vous ne saurez jamais mentir.

MISS CLARENCE.

Mieux que tu ne crois... j’ai été trois mois à la cour.

KETTLY.

Ah ! c’est vrai.

MISS CLARENCE.

Et lorsque j’étais demoiselle d’honneur de la reine, je me rappelle que lord Sunderland et miss Réginald, sa sœur, étaient ce qu’on appelait des mécontents... des amis du bien public, qui demandaient toujours quelque chose pour eux.

KETTLY.

Vous voyez bien.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Allons, reprenez confiance.

MISS CLARENCE.

Tu le veux, je suis ton conseil.
Mais c’est bien hardi, quand j’y pense,
D’usurper un poste pareil.

Elle écrit.

KETTLY.

Rassurez-vous sur ce chapitre.
Comm’ tant de gens qu’on voit placer,
De l’emploi vous n’avez que l’ titre,
Vous n’êtes pas forcé d’exercer.

MISS CLARENCE, se levant et allant à Kettly.

Tiens, puisque, grâce à M. Arthur, tu as la liberté de te promener dans le château... voici d’abord ces deux lignes

Elle lui donne un papier.

qu’il faut remettre en secret à miss Réginald... et puis le capitaine Coverly... Je ne connais pas... mais d’après ce que tu m’as dit, on peut toujours...

Elle tire de son portefeuille un papier qu’elle met dans une lettre.

Voici pour lui.

KETTLY, regardant vers le fond, à droite.

C’est lord Sunderland.

MISS CLARENCE.

Tu en es sûre ?... Le plus redoutable de tous.

À part, et cherchant à se donner du courage.

Allons, allons... qu’est-ce que c’est donc que de trembler ainsi ?... Il ne peut rien m’arriver de pire... Prenons courage, et un air de dignité... Rappelons-nous comment faisait la reine... Cela ressemblera peut-être à celle qui la remplace.

 

 

Scène X

 

MISS CLARENCE, KETTLY, SUNDERLAND, entrant par la porte à droite

 

SUNDERLAND, à Kettly.

Jeune fille, laissez-nous.

Kettly s’approche de miss Clarence, et lui parle bas.

Laissez-nous.

Kettly sort. Sunderland s’approche de miss Clarence, qu’il salue plusieurs fois avec respect.

MISS CLARENCE, cherchant à prendre de l’assurance.

De quel droit, monsieur, s’est-on permis de m’amener en ce château !... Et qui êtes-vous ?

SUNDERLAND.

Il n’est pas nécessaire que vous le sachiez... Tout ce que je puis vous apprendre, belle lady, c’est que vous n’êtes pas ici parmi vos meilleurs amis.

Air du Baiser au Porteur.

Loin de la cour, où chacun nous réclame,
Inaperçus nous vivons, grâce à vous.
Le roi ne voit que par vos yeux, madame ;
Vos yeux se détournent de nous,
Oui, vos beaux yeux se détournent de nous.
Ils étaient, si j’en crois mon zèle,
Trop dangereux... et sans rien ménager,
De mon prince, en sujet fidèle,
Je dois éloigner le danger.

Aussi le parti en est pris, on vous conduira cette nuit, sous bonne escorte, au port de Whitehaven... de là vous passerez sur le continent... et de là... Mais dans ce moment il est inutile de vous en dire davantage.

MISS CLARENCE.

Ah ! mon Dieu !

SUNDERLAND.

C’était un parent à moi... un jeune homme, qui devait vous conduire, il refuse.

MISS CLARENCE, à part.

Le maladroit !

SUNDERLAND.

Et j’ai choisi pour chef de l’entreprise un homme incorruptible et sévère, que vous essaieriez en vain de séduire.

MISS CLARENCE, hésitant.

Le capitaine Coverly ?

SUNDERLAND, étonné.

Qui vous l’a dit... et comment savez-vous ?

MISS CLARENCE.

L’habitude que j’ai de deviner... Croyez-vous franchement que j’ignore où je suis... et que je ne connaisse pas mes ennemis ?...

Le regardant fixement.

à commencer par milord Sunderland ?

SUNDERLAND.

Ô ciel ! c’est fait de moi.

MISS CLARENCE, à part, l’observant.

Il tremble !... Cela me rassure.

SUNDERLAND.

Eh bien ! oui, madame... Puisque les qualités sont connues, je n’ai plus rien à ménager, et vous savez mieux que personne si, moi, ancien maître des cérémonies, actuellement en retraite, je dois vous en vouloir.

MISS CLARENCE.

Et en quoi, s’il vous plaît ?

SUNDERLAND.

J’ai usé mes jours et mes nuits au service de l’état... j’ai passé quarante ans de ma vie au milieu des bals, des concerts, des fêtes de toute espèce... et, après une carrière aussi agitée, on me prie de me reposer... C’est indigne !

MISS CLARENCE.

Sans doute... mais est-ce une raison pour vous perdre à jamais ?

SUNDERLAND.

Milady...

MISS CLARENCE.

Écoutez-moi, milord, les instants sont précieux... Je suis en votre pouvoir, c’est vrai... Mais notre jockey, notre postillon, qui vous est échappé, est déjà arrivé au village voisin, où il aura donné l’alarme... Dans ce moment peut-être on est en marche.

SUNDERLAND.

Ô ciel !

MISS CLARENCE.

Et vous aurez travaillé, non pour vous, mais pour ceux qui auront l’esprit de me secourir, et de me délivrer... Pourquoi voulez-vous leur laisser cet honneur, et leur donner à la reconnaissance du roi des titres qu’il vous est facile d’acquérir vous-même ?

SUNDERLAND.

Que dites-vous ?

MISS CLARENCE.

Que je vous parle dans votre intérêt, et dans le mien... Je ne veux pas feindre... J’y mettrai de la franchise... Eh bien ! oui, j’ai le plus grand intérêt à arriver ce soir à Carlisle... Me retenir, ne servira en rien vos projets, qui finiront toujours par être découverts... et à moi, une heure de retard peut renverser toutes mes espérances.

SUNDERLAND.

Qu’entends-je !

MISS CLARENCE.

Je vous dis mon secret... j’ai confiance en vous ; et si, à l’insu de vos compagnons, vous voulez me permettre de repartir à l’instant même...

SUNDERLAND.

Après notre serment, une telle idée...

MISS CLARENCE.

Est moins dangereuse qu’une conspiration, et vous rapportera davantage... c’est vous qui serez mon chevalier ; vous me conduirez... vous ne me quitterez pas... nous arriverons ensemble à Carlisle... au palais... je vous présente à la reine... non, je veux dire au roi, et je lui dis : « Voilà mon défenseur, mon libérateur... celui qui, cette nuit, a bravé tous les dangers pour me soustraire aux complots de mes ennemis. »

SUNDERLAND.

Je comprends bien qu’un pareil service... et certainement, si ce n’était...

MISS CLARENCE.

Votre serment ?...

SUNDERLAND.

Du tout... ce n’est pas cela ; mais...

Air : Le beau Lycas aimait Thémire.

Encor, faut-il des garanties !...
Si, par vous, je redevenais
Grand maître des cérémonies.

MISS CLARENCE.

J’en parlerai... je le promets.

SUNDERLAND.

Un traitement en conséquence,
Un peu plus fort qu’il ne l’était,
Le double de ce qu’il était...

MISS CLARENCE.

Comptez-y... l’on vous le promet.

À part.

Ce n’est pas cela, je le pense,
Qui peut augmenter le budget.

Deuxième couplet.

SUNDERLAND.

Pour être sûr qu’on me pardonne,
Je voudrais bien, outre cela,
L’ordre du Bain.

MISS CLARENCE.

Je vous le donne.
Je donne tout ce qu’il voudra...

SUNDERLAND.

De plus... en signe d’alliance,
Et si milady le permet...

Il lui prend la main.

MISS CLARENCE, la retirant d’abord.

Que faites-vous ?

À part, et se laissant baiser la main.

Mais en effet
Ce n’est pas cela, je le pense,
Qui peut augmenter le budget.

Haut et vivement.

Mais partons, de grâce... faites qu’on me rende ma voiture, mes chevaux, ma fille de chambre, et qu’avant une demi-heure, nous soyons tous en route.

SUNDERLAND.

C’est tout ce que je demande... mais comment tromper la surveillance des autres personnes qui habitent ce château ?... Et ils ne sont pas les seuls... nous pouvons rencontrer dans notre fuite sir Robert, qui revient ce soir de Carlisle.

MISS CLARENCE, effrayée.

Sir Robert !...

SUNDERLAND.

Un de nos voisins, homme dangereux, animé des plus mauvaises intentions, non seulement contre vous, mais contre le roi lui-même.

MISS CLARENCE.

En êtes-vous bien sûr ?

SUNDERLAND.

Je n’étais pour rien là-dedans ; je vous le prouverai par des lettres même qu’il m’écrivait pour me gagner... Silence ! c’est miss Réginald, ma sœur... Rentrez là, dans cet appartement.

Lui indiquant la chambre à gauche.

MISS CLARENCE.

Oui, monsieur, oui.

SUNDERLAND.

Fidélité à toute épreuve... et dès qu’il en sera temps, j’irai vous chercher pour vous conduire moi-même... moi-même, entendez-vous ?

MISS CLARENCE, à part.

Lui-même... Allons, il me semble que ce n’est pas mal, et que la véritable n’aurait pas fait mieux...

Haut.

Adieu !

Elle entre dans la chambre à gauche en faisant un signe d’intelligence à Sunderland, qui met la main droite sur son cœur, et étend l’autre en guise de serment.

 

 

Scène XI

 

MISS RÉGINALD, entrant par la porte à droite, en rêvant et tenant un papier, qu’elle cache aussitôt, SUNDERLAND

 

MISS RÉGINALD.

Rien que deux lignes... mais elles sont claires et positives... « La place de première dame d’atours, si, d’ici à une heure, et à l’insu de tout le monde, je suis délivrée par vous. »

Réfléchissant.

C’est une femme d’esprit et de tête, qui a calculé sa position, ses adversaires, et qui ne voit, dans ce château, que moi de femme avec qui elle puisse s’entendre... Mais comment ?

Apercevant Sunderland.

Dieu ! c’est mon frère !

SUNDERLAND, à part.

Qu’elle a l’air sombre et rêveur !

Haut.

Eh bien ! ma sœur, toujours dans vos idées de vengeance ?

MISS RÉGINALD.

Certainement.

SUNDERLAND.

Caractère inflexible !... J’en étais sûr... rien à faire de ce côté... et il faut aviser à d’autres moyens.

Miss Réginald est à droite du théâtre, Sunderland au milieu, et ils réfléchissent tous les deux séparément et sans se parler.

 

 

Scène XII

 

MISS RÉGINALD, SUNDERLAND, COVERLY, entrant par le fond à gauche

 

COVERLY, réfléchissant aussi.

Une place de capitaine... une gratification... et pour commencer, un billet de cent livres sterling... je l’ai vu... il est là... Je ne tiens pas plus à celle-là qu’à une autre... mais les autres promettent, et celle>là paie d’avance... principes qui cadrent avec les miens... et quand on s’entend sur un principe... c’est tout.

SUNDERLAND, à part.

C’est cet infâme Coverly !

MISS RÉGINALD.

Cet enragé patriote !

COVERLY.

Eh bien ! mes voisins, me voici prêt à partir avec notre prisonnière, comme nous en sommes convenus... Où est-elfe ?

SUNDERLAND et MISS RÉGINALD.

Ô ciel !

COVERLY.

Mais dépêchons ; car je suis pressé, et je n’ai pas de temps à perdre.

MISS RÉGINALD, bas à son frère.

Ne la laissez pas partir avec cet homme féroce.

SUNDERLAND.

C’est bien mon intention.

COVERLY.

Eh bien ! corbleu ! qu’avez-vous à vous consulter ?... est-ce que vous hésitez ?... est-ce que vous reculeriez, par hasard ?... si je le savais !...

SUNDERLAND.

Au contraire... je suis décidé ! et plus que jamais invariable dans mon opinion... seulement j’ai changé d’idée.

COVERLY et MISS RÉGINALD.

Comment cela ?

SUNDERLAND.

C’est une entreprise trop périlleuse et trop importante, pour que je ne m’en charge pas moi-même... Je conduirai miss Arabelle... et je supporterai seul les dangers.

COVERLY.

C’est-à-dire qu’on se méfie de moi !... du capitaine Coverly !... J’en suis fâché, corbleu !... mais c’était une affaire convenue, décidée... et quand je devrais être pendu, je me suis arrangé pour cela... j’y compte... et par ma bonne épée !... c’est moi qui emmène la prisonnière.

SUNDERLAND.

Du tout, c’est moi.

COVERLY.

C’est ce que nous verrons.

SUNDERLAND.

C’est moi qui suis le maître.

MISS RÉGINALD, passant entre eux deux.

Eh ! messieurs... pour vous mettre d’accord, n’est-il pas plus convenable que ce soit moi... une femme, qui parte avec elle ?... Un domestique armé nous suivra... Deux femmes qui voyagent excitent moins de soupçons... et puis les mœurs... la décence...

COVERLY.

Est-ce que j’y tiens ?

MISS RÉGINALD.

Il n’y tient pas !

SUNDERLAND.

Eh ! ma sœur, il s’agit bien de mœurs dans une conspiration !... Il s’agit que c’est à moi de commander... car c’est moi qui paie.

Air de Cendrillon.

Oui : du complot je suis le chef réel,
Par mon argent ; sinon je le retire.

COVERLY.

Ça m’est égal... moi gratis je conspire...

MISS RÉGINALD.

Ne prendre rien, ce n’est pas naturel.

SUNDERLAND.

Lui qui vendait ses services si cher !

COVERLY.

Pour conspirer rien ne m’effraie.
Pour conspirer j’irais jusqu’en enfer.

SUNDERLAND, à part.

Il faut donc que l’enfer le paie !

ENSEMBLE.

C’est moi, c’est moi, j’en atteste le ciel,
Qui dois ici l’enlever pour mon compte ;
Je l’ai juré, je le veux, et j’y compte,
Ou pour moi c’est un affront personnel.

SUNDERLAND.

Silence !... c’est mon neveu... qu’il ne puisse soupçonner que le désordre est dans nos rangs.

 

 

Scène XIII

 

MISS RÉGINALD, SUNDERLAND, COVERLY, ARTHUR

 

ARTHUR, vivement.

Mon oncle, j’ai à vous parler.

SUNDERLAND.

Parle tout haut... nous n’avons rien de caché les uns pour les autres... la franchise avant tout.

ARTHUR.

Eh ! bien... j’ai refusé d’abord la proposition que vous m’avez faite d’enlever miss Arabelle... Mais depuis, j’ai réfléchi... et ne fût-ce que pour me venger d’elle, je suis du complot... je partage votre ressentiment, et je suis prêt à partir à l’instant même... Disposez de moi... me voilà.

SUNDERLAND et MISS RÉGINALD.

Et lui aussi.

COVERLY.

C’est comme un fait exprès.

SUNDERLAND.

Tout le monde veut l’enlever.

ARTHUR.

Vous pouvez vous en rapporter à moi du soin de la surveiller... Je ne la quitte plus, ni le jour, ni la... et l’on m’ôtera plutôt la vie, que de l’arracher de mes mains.

SUNDERLAND, à part.

Est-ce que mon neveu se douterait de quelque chose ?... et qu’il voudrait aussi faire son chemin ?

Haut à Arthur.

Il suffit, monsieur, il suffit...

À part.

Les jeunes gens sont d’une ambition...

Haut.

On n’a pas besoin de votre aide.

MISS RÉGINALD.

Ni de vos conseils.

ARTHUR.

Que voulez-vous dire ?

SUNDERLAND.

Que nous avons sur notre prisonnière d’autres idées.

MISS RÉGINALD.

Plus certaines.

COVERLY.

Plus expéditives... et c’est moi qui me charge de les mettre à exécution.

SUNDERLAND, lui imposant silence.

Capitaine !

ARTHUR.

Ô ciel ! vous voulez attenter à ses jours !

TOUS TROIS.

Nous !

ARTHUR, à Sunderland et à Réginald.

Oui, je devine vos intentions, vos projets... mais je vous déclare, moi, quoique-je sois celui de vous tous qui aie à me plaindre d’elle, que je ne souffrirai pas qu’il lui soit fait le moindre mal, le moindre outrage... Vous m’entendez, capitaine.

COVERLY.

Eh ! qui vous parle de cela ?

SUNDERLAND.

De quoi vous inquiétez-vous ?

ARTHUR.

Eh ! bien... s’il faut vous le dire...

Air de Turenne.

Eh bien ! je l’aime, je l’adore,
Et sans espoir...

SUNDERLAND.

C’est une fausseté,
Car vous avez d’autres projets encore.

ARTHUR.

Que dites-vous ?

SUNDERLAND.

La vérité.

Passant auprès de miss Réginald.

Sans respect pour la royauté,
Pour se pousser, pour se produire,
Il est capable...

ARTHUR.

Êtes-vous fou ?

SUNDERLAND.

Oui, j’en suis sûr... Voyez jusqu’où
L’ambition peut vous conduire !

Mais, par bonheur, j’ai une idée.

MISS RÉGINALD.

J’en ai une,

COVERLY.

Moi aussi.

SUNDERLAND.

Trois idées qui, en les combinant, pourraient bien n’en faire qu’une.

À demi-voix aux deux autres, montrant la porte à gauche.

Miss Arabelle est là.

MISS RÉGINALD et COVERLY.

Elle est là.

SUNDERLAND.

Attendez-moi.

À part, et s’avançant sur le bord du théâtre.

Mieux vaut partager l’honneur, que de le laisser tout entier à un jeune homme... à un étourdi.

Haut à Arthur, avec dignité.

Restez ici, monsieur, restez, je vous l’ordonne, par toute l’autorité d’un oncle et d’un propriétaire qui veut être maître chez lui... C’est à nous de décider du sort de notre captive... c’est ce que nous allons faire ; et après cela, vous recevrez nos ordres.

Pendant cette dernière phrase, Coverly d’abord, ensuite miss Réginald, sont entrés dans l’appartement à gauche ; Sunderland continue à part en regardant Arthur.

Ah ! tu as de l’ambition !... ah ! tu veux te pousser même aux dépens de ton oncle et de ton souverain légitime... Eh bien ! je te pousserai... et de façon à te faire tomber...

Haut.

Attends mes ordres... ce ne sera pas long.

Il entre aussi dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène XIV

 

ARTHUR, seul

 

Ses ordres !... peu m’importe... je n’en recevrai que de moi et de ma conscience... non que je soupçonne mon oncle... il n’est que faible ; mais sa faiblesse même le met dans la dépendance de ce Coverly, qui est capable de tout... Par bonheur, je suis là... et s’il tente d’exécuter son projet... s’il menace seulement miss Arabelle... une femme sans défense... une femme que j’aime !... Non, non, je ne veux plus aimer... et elle est bien heureuse d’être en danger ; sans cela !... Mais je dois avant tout la défendre, la protéger, la rendre à la liberté... et puis, après cela, je la détesterai à mon aise, et sans crainte... car, dans ce moment, je tremble pour elle. On parle dans cet appartement...

Désignant celui où miss Clarence est entrée.

j’ai cru distinguer sa voix... oui, je la connais trop bien pour m’y tromper... Courons à son secours.

La porte s’ouvre, miss Clarence paraît.

Dieu ! c’est elle !

 

 

Scène XV

 

ARTHUR, MISS CLARENCE

 

MISS CLARENCE, sortant de l’appartement à gauche.

Je respire... nous sommes tous d’accord... la paix est signée

Montrant une lettre qu’elle tient.

un peu aux dépens de sir Robert, mon tuteur... Malheur aux absents !... Et de tout le château, il n’y a plus maintenant que sir Arthur à gagner...

Elle aperçoit Arthur qui va regarder au fond, et ferme la porte à gauche.

et je ne crois pas que ce soit bien difficile.

ARTHUR, revenant près d’elle, et à voix basse.

Ce matin, madame, quand j’ai refusé de vous servir, j’ignorais les dangers qui vous menaçaient... Je les connais... ils sont très grands.

MISS CLARENCE, souriant.

Vous croyez ?

ARTHUR.

On a juré votre perte... mais vous avez des défenseurs... vous en aurez, du moins, tant que j’existerai... Venez...

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Votre aspect double mon courage,
Je réponds de votre destin ;
Je saurai m’ouvrir un passage,
Fût-ce les armes à la main.

MISS CLARENCE.

Quoi ! braver un péril certain !

ARTHUR.

Qu’importe, si je vous délivre !...
Oui, désormais je dois vous fuir ;
Et si pour vous je ne peux vivre,
Pour vous du moins je peux mourir.

MISS CLARENCE.

Le ciel m’est témoin que je ne vous en demande pas tant... et vous pouvez compter sur ma reconnaissance, si vous consentez seulement à me ramener à Carlisle.

ARTHUR.

Moi ! vous y laisser retourner !... ne l’espérez pas.

MISS CLARENCE.

Et pourquoi donc ?

ARTHUR.

N’est-ce pas là qu’est la cour ?... n’est-ce pas là qu’un rival vous attend ?... Jamais, jamais... vous n’irez pas... je m’y oppose.

MISS CLARENCE.

Il est le seul maintenant !...

Avec joie, et prête à s’oublier.

Monsieur Arthur...

Se reprenant.

Monsieur... vous êtes un bon et honnête jeune homme... Vous n’êtes pas avide, ambitieux, comme tant d’autres ; et c’est rare... je vous en estime davantage... mais je ne perds pas l’espérance de vous ranger de mon parti.

ARTHUR.

Je vous le répète... je repousse toutes vos offres.

MISS CLARENCE, souriant.

Quoi ! toutes ?

ARTHUR.

Oui, madame.

MISS CLARENCE.

J’ai bien envie d’essayer... Et si je vous disais : « Je suis jeune, je suis riche... j’espère bientôt être libre et maîtresse de ma main... la voulez-vous ?

ARTHUR.

Ô ciel !

MISS CLARENCE, riant.

C’est une supposition... mais si je parlais ainsi, que répondriez-vous ?

ARTHUR.

Ne me le demandez pas.

MISS CLARENCE.

Vous hésitez ?

ARTHUR.

Non, je n’hésiterais pas un instant... j’en mourrais peut-être... mais je refuserais.

MISS CLARENCE, avec joie.

Ah ! que je vous remercie !

ARTHUR, étonné.

Que voulez-vous dire ?...

MISS CLARENCE.

Que je ne vous en aurais jamais cru capable... et c’est une action qui me touche, qui m’émeut jusqu’aux larmes... Vous en serez récompensé, je vous le promets... et pour commencer, je veux vous donner un bon conseil... Ne vous mêlez jamais d’aucun complot... surtout avec de vieux courtisans, qui ont conspiré sous tous les régimes.

ARTHUR.

Et pourquoi ?

MISS CLARENCE.

Vous seriez toujours dupe de votre franchise, de votre générosité... et ces dangers que vous aurez cru partager avec eux... ils sauront s’en retirer, en vous y laissant exposé.

ARTHUR, avec impatience.

Eh ! madame...

On entend un bruit de musique en dehors.

Écoutez... entendez-vous ces pas... ce bruit confus ?... Ils viennent... ils viennent pour vous immoler peut-être.

MISS CLARENCE, souriant.

Je ne crois pas.

ARTHUR.

Vous avez négligé mes avis... mais je saurai du moins mourir en vous défendant... Venez... venez !

Il la prend par la main, tire son épée et se met devant elle.

 

 

Scène XVI

 

ARTHUR, MISS CLARENCE, les trois portes du fond s’ouvrent à la fois, et l’on aperçoit la galerie extérieure richement illuminée, en même temps SUNDERLAND entre par la porte du milieu, suivi d’une partie des gens du château, MISS RÉGINALD et KETTLY, par la droite, suivies de toutes les femmes, et COVERLY par la gauche avec d’autres hommes qui tiennent tous des bouquets à la main

 

CHŒUR.

Air du Dieu et la Bayadère.

Rendons hommage à la plus belle,
Et soumis à sa loi,
Amis, célébrons celle
Qu’adore notre roi.

À un signal donné par Sunderland, on élève une couronne de fleurs sur la tête de miss Clarence. Miss Réginald, à sa gauche, et une jeune fille à sa droite lui présentent une corbeille de fleurs, tandis que toutes les jeunes filles s’avancent pour lui offrir leurs bouquets.

MISS CLARENCE, remerciant tout le monde.

C’est bien... c’est bien...

À part.

Mais n’oublions pas le danger qui nous menace, et, avant le retour de mon tuteur, hâtons nous de partir.

SUNDERLAND.

Je ne doute pas, belle milady, que le bruit de votre disparition ne soit déjà par venu jusqu’à la cour ; mais quand on saura que nous avons arrêté votre voiture, et dételé vos chevaux... pourquoi ?... pour vous conduire en ce château, où une petite fête impromptu vous était préparée, je ne doute pas que le roi lui-même ne rende justice à l’imagination de son premier maître des cérémonies...

MISS CLARENCE, voulant partir.

Certainement... mais...

SUNDERLAND, la retenant.

Et si, avant le repas que nous avons fait préparer, milady voulait entendre une cantate nouvelle que je viens de composer en son honneur...

MISS CLARENCE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

SUNDERLAND, prenant un cahier de musique et chantant.

« D’où partent ces cris d’allégresse ?...
« Où court ce peuple qui s’empresse ?... »

ARTHUR, à part.

Encore celle-là... Il n’en a donc qu’une ?

SUNDERLAND, continuant.

« Où court ce peuple qui s’empresse ?... »

MISS CLARENCE, l’interrompant.

Pardon de vous interrompre ; mais quelque plaisir que me promette la fête que vous avez bien voulu improviser en mon honneur, il faut que je parte à l’instant.

MISS RÉGINALD et COVERLY.

Quoi ! madame ?

MISS CLARENCE.

Je vous l’ai dit... Il faut que je sois aujourd’hui même à Carlisle... Les plus grands intérêts m’y appellent.

SUNDERLAND.

C’est inutile... J’ai voulu prévenir vos vœux.

MISS CLARENCE.

Que dit-il ?

SUNDERLAND.

Vous vouliez aller retrouver le roi... et c’est lui-même qui viendra.

MISS CLARENCE, KETTLY et ARTHUR.

Grand Dieu !

SUNDERLAND.

Un homme à cheval, expédié par moi... doit avoir annoncé à Sa Majesté que la beauté qu’il aime a daigné accepter l’hospitalité dans mon domaine... et je ne doute point que demain, de grand matin... ou peut-être même cette nuit... Et quel honneur pour mon château... si...

MISS CLARENCE, à Kettly.

C’est fait de nous !

ARTHUR, passant auprès de Sunderland.

Et vous croyez que je souffrirai...

SUNDERLAND, à Arthur et à mi-voix.

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous, et craignez la colère du roi... Oser aimer sa maîtresse !

Air : N’en demandez pas davantage.

Oser attaquer un rival
Qui porte, par droit d’héritage,
Et couronne et bandeau royal !...
Apprenez, monsieur, c’est l’usage,
Qu’un front qui déjà
Porte tout cela
N’en veut pas avoir davantage,
N’en demande pas davantage.

ARTHUR.

Qu’il le veuille ou non, cela m’est bien égal... Je mettrai plutôt le feu au château.

MISS CLARENCE, vivement, à Arthur.

Rassurez-vous, je pars...

À Sunderland.

Oui, monsieur, partons à l’instant... Je l’exige... je le veux.

SUNDERLAND.

C’est différent...

À part.

Mais c’est absurde... Ils vont se croiser en route... Tandis que, comme je l’avais arrangé, ils étaient sûrs de se rencontrer.

Prenant la main de miss Clarence.

Partons, belle dame, partons.

Ils vont pour sortir, sir Robert paraît à la porte du fond.

MISS CLARENCE, avec effroi.

Sir Robert, mon tuteur ! Il est trop tard.

Elle revient sur le devant du théâtre.

 

 

Scène XVII

 

ARTHUR, MISS CLARENCE, SUNDERLAND, MISS RÉGINALD, KETTLY, COVERLY, SIR ROBERT

 

ROBERT.

Me voici, me voici, mes amis... J’arrive de Carlisle, où j’ai terminé toutes les affaires relatives à mon mariage... Et de plus je vous apporte des nouvelles... de bonnes nouvelles.

SUNDERLAND.

Nous en avons, je crois, de meilleures encore.

ROBERT.

J’en doute... car je viens d’apprendre d’une source certaine que notre ennemie mortelle... que la favorite...

TOUS.

Eh bien ?

ROBERT, avec joie.

Est décidément disgraciée...

MISS RÉGINALD, COVERLY et SUNDERLAND, avec effroi.

Ô ciel !

ARTHUR, regardant miss Clarence qui reste immobile.

C’est étonnant... cela ne lui fait rien.

ROBERT, continuant avec joie.

C’est la reine, notre auguste reine qui l’emporte... Et miss Arabelle doit avoir en ce moment reçu l’ordre d’exil, qui l’éloigne à jamais de la cour.

MISS RÉGINALD.

Quelle indignité !

COVERLY.

Quelle injustice !

SUNDERLAND.

Quel pouvoir arbitraire ! disgracier une femme pareille... une femme charmante.

COVERLY.

Toutes les qualités.

MISS RÉGINALD.

Toutes les vertus.

SUNDERLAND.

Mais la partie n’est pas perdue... nous le purons.

COVERLY et MISS RÉGINALD.

Nous le jurons tous.

ROBERT.

Sont-ils étonnants !... Et à qui donc ?

SUNDERLAND.

À miss Arabelle... à la favorite...

Se reprenant.

à l’ex-favorite, qui est dans ce château... et que voici là devant vos yeux.

Lui montrant miss Clarence.

ROBERT, la regardant.

Miss Clarence, ma pupille !

TOUS, avec étonnement.

Sa pupille !

ARTHUR, hors de lui.

Serait-il vrai ?...

À Robert.

En êtes-vous bien sûr ?

ROBERT.

Si j’en suis sûr !... Qu’est-ce qu’il a donc, ce jeune homme ?...

À miss Clarence.

Et vous, mademoiselle, que je croyais renfermée dans mon château... où alliez-vous ainsi, à une heure pareille ?

MISS CLARENCE, passant auprès de sir Robert.

Me jeter aux pieds de la reine, mon ancienne compagne, mon amie... et réclamer sa protection contre une tyrannie que je redoutais et que je ne crains plus maintenant ; car je suis au fait de la conspiration... j’en étais... et vous aviez, vous particulièrement, mon cher tuteur, des projets que la cour n’approuverait guère, et dont lord Sunderland m’a fourni les preuves.

ROBERT, à Sunderland.

Vous, mon voisin !

MISS CLARENCE.

Rassurez-vous... je ne les garderai pas.

Les donnant à Arthur.

Tenez, Arthur, je vous les confie... Et, en échange, demandez à sir Robert, mon oncle et mon tuteur, ce que vous voudrez... ce qui vous conviendra.

ARTHUR.

Quoi ! vous daigneriez m’offrir...

MISS CLARENCE.

Je n’offre rien... vous me refuseriez... Mais je ne vous empêche pas de demander.

ROBERT, brusquement.

Est-ce que j’ai jamais eu l’idée de la contraindre ?... Qu’elle retourne à la cour... près de la reine, sa protectrice... Et puisque maintenant, dit-on, c’est elle qui est toute-puissante...

Il passe à la gauche de Coverly.

SUNDERLAND, passant entre sir Robert et miss Clarence.

Qu’elle continue auprès de sa souveraine le brillant emploi que nous lui supposions auprès du souverain ; cela reviendra exactement au même, si miss Clarence se souvient de ses promesses, et n’oublie pas ses amis.

MISS CLARENCE.

Je n’oublierai pas que je vous aurai dû ma liberté, mon bonheur... et pour que vous ne conspiriez plus, s’il ne tient qu’à moi, je vous le jure, vous serez nommés, dès demain,

À Coverly.

vous, capitaine :

À miss Réginald.

vous, dame d’atours ;

À Sunderland.

vous, grand maître des cérémonies...

Se retournant vers Arthur.

Et vous, monsieur, que vous donnerai-je ?

ARTHUR.

Ah ! je n’ose rien demander.

MISS CLARENCE.

Vous êtes le seul... et comme je vous l’ai dit, cela mérite récompense.

Lui tendant la main.

La voulez-vous ?

Arthur, sans lui répondre, tombe à ses genoux et saisit la main qu’il presse contre ses lèvres.

CHŒUR.

Air du Hussard de Felsheim.

Rendons hommage à la plus belle,
Et que l’hymen, charmant leurs jours,
De ce couple heureux et fidèle
Couronne à la fin les amours.

SUNDERLAND.

D’où partent ces cris d’allégresse
Qui font retentir ce séjour ?
Où court ce peuple qui s’empresse ?
Il chante l’hymen et l’amour.

MISS CLARENCE, au public.

Air : Ainsi que vous, je veux, mademoiselle.

Dans ce séjour, que d’aujourd’hui j’habite,
Une étrangère a besoin de soutien ;
S’il ne fallait, pour être favorite,
Former qu’un vœu, je dirais bien le mien.
De ce public notre suprême arbitre,
Je voudrais l’être, et soumise à ses lois,
Lorsqu’aujourd’hui je n’en ai que le titre,
Puissé-je un jour en acquérir les droits...

Vous seuls, messieurs, vous seuls pouvez m’en donner les droits.

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