La Double épreuve (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés-Amusantes, le 16 décembre 1788.

 

Personnages

 

DELFORT, amant d’Amélie

AMÉLIE, jeune veuve

MARIETTE, savante d’Amélie

CIGALE, valet de Delfort

LE DOCTEUR GIAMBONI

UN LAQUAIS

 

 

PRÉFACE

 

LA DOUBLE ÉPREUVE n’est autre chose que l’Épreuve Singulière ou la Jambe de bois, comédie en trois actes en prose, qui a paru pour la première fois en 1786, dans le second volume de mon Théâtre moral. Cette pièce fut représentée en 1788 sur le théâtre des Variétés du Palais-Royal. Elle tomba, mais grâces aux corrections qu’y fit M. Dorfeuille, alors directeur de ce théâtre, et grâces aux acteurs qui, en femmes, étaient mesdemoiselles Forêt et Fiat ; et en hommes, messieurs Saint-Clair, Bordier et Beaulieu, elle se releva d’une manière brillante et eut aviron soixante représentations. Je la redonne avec des changements considérables, qui ne sont pas ceux de M. Dorfeuille quoique le public les eut trouvés bons. La scène se passait à Londres, je la mets à Lyon. Mes acteurs étaient anglais, ils sont français par conséquent le sujet de cette bagatelle est un fait anecdotique assez connu C’est un amant qui pour plaire à sa maîtresse qu’il croit boiteuse, veut se faire couper une jambe. C’est à un anglais que j’avais attribué ce dévouement héroïque mais, en y réfléchissant, j’ai cru qu’un Français bien amoureux pouvait en être susceptible. Il y a à Lyon un artiste d’un très grand mérite, nommé M. Jambon, ce citoyen vertueux fait avec tant d’adresse des mains, des bras, des yeux et même des jambes artificielles, que ses ouvrages merveilleux égalent presque les créations de la nature. Je l’ai introduit dans ma pièce, non pas sous son propre nom, j’aurais craint de blesser sa modestie, mais sous celui de Giamboni qui lui ressemble beaucoup ; et pour dépayser encore plus le spectateur ou le lecteur, j’ai fait de cet artiste un docteur italien. M. Jambon est un ami de l’humanité a qui j’ai cru devoir rendre ce faible hommage, et c’est lui en partie qui est cause que j’ai transporté ma scène à Lyon.

L’Épreuve Singulière a donné lieu une petite querelle entre M. Jacquelin et moi. Les lettres suivantes sont les pièces du procès, je les mets sous les yeux du public, c’est lui qui doit être notre juge.

 

AU COURIER DES SPECTATEURS

 

MESSIEURS,

J’ai publié en 17866 un ouvrage en deux volumes in-8° intitulé : Théâtre moral ou Pièces dramatiques nouvelles. On trouve dans le second volume de cette collection une Comédie en trois actes, en prose intitulée : l’Épreuve Singulière ou la Jambe de bois qui du temps que messieurs Gaillard et Dorfeuille étaient directeurs du Théâtre de Variétés y éprouva une chute bien marquée. Il a paru depuis une comédie de M. Beraud sous le titre de L’Extravagante ou la Boiteuse, qui est absolument calquée sur mon Épreuve Singulière. Je n’ai point fait de réclamation à ce sujet, parce que j’attache fort peu de prix à mes bagatelles dramatiques. Cependant il vient de paraître une troisième pièce intitulée l’Amour à l’anglaise, comédie vaudeville en un acte en prose, de messieurs Jacquelin et Rougemont, qui ressemble encore plus que la Boiteuse, à mon Épreuve Singulière, et peut-être aurais-je tort de ne pas remercier ces messieurs de m’avoir emprunté non seulement leur sujet, mais la plupart de leurs scènes et même de leurs expressions. Grâces a leur talent pour embellir les idées d’autrui, ils m’ont fait obtenir sur le théâtre des Jeunes Élèves, de la rue de Thionville, un succès qui ne m’a rien coûté et auquel je n’aurais pas dû m’attendre. Ils ont semé dans leur pièce quelques ariettes et vaudevilles qui,  à la venté, ne m’appartiennent pas, mais presque tout le reste m’appartient, la scène entr’autres du chirurgien avec le milord, et je les pris d’agréer dans cette lettre le témoignage de ma reconnaissance.

30 floréal, an II.

Salut et estime

 

C. PALMÉZAUX.

 

AU CITOYEN PALMÉZEAUX

 

Paris, Ier prairial an II.

C’est moi qui suis coupable c’est moi qui proposai au citoyen Rougemont de faire l’Amour à l’anglaise ; vous ne tenez pas, dites-vous, à vos bagatelles dramatiques, quoique votre lettre semble prouver le contraire, je le crois ; lorsqu’on s’affiche pour être le zoile de Boileau, on ne peut avoir le désir de passer pour poète ; moi qui n’ai pas votre force d’esprit, je ne veux point passer pour plagiaire.

Le vaste champ de l’anecdote y comme celui de l’histoire, appartient à tout le monde ; je lisais, il y a quelque temps, les Délassements de l’homme sensible, ou les Épreuves du Sentiment de Darnaud, je ne me rappelle pas bien lequel ouvrage je trouvai dans son Amant anglais un sujet que je crus favorable à h scène et presque de circonstance dans l’état de situation présent je le traitai à vingt-six ans on ne date pas de loin dans la connaissance du théâtre : vous avez fait, dites-vous une Extravagante amoureuse aux Variétés, je l’ignorais, j’en jure devant Apollon qui déjà se rit de mes serments ; ce que je savais, c’est que tout novissimé vous aviez fait une Extravagance littéraire au Marais, lorsqu’on vole il faut tuer ; a-t-on dit : si vous aviez lu ou vu la Phèdre de Racine, vous ne l’auriez pas refaite, si j’avais lu ou vu votre Extravagance, je n’aurais pas entrepris mon ouvrage ; le vôtre est tombé (de votre aveu), tant pis pour vous, le mien a réussi (de votre aveu) tant mieux pour moi ; du reste, citoyen Palmézeaux, c’est moi qui vous ai la plus grande obligation de ce que vous voulez bien entretenir le public d’un petit ouvrage dont on parlait fort peu, peut-être cela engagera-t-il les directeurs des départements à le monter.

Je suis bien aisé aussi de saisir cette occasion de remercier les Jeunes Élèves qui ont joué ce Vaudeville d’une manière étonnante, et surtout Saint-Edme, ainsi que mon ami Piccini qui a fait la charmante musique du rondeau de ce faible ouvrage. Si vous en avez encore quelqu’un qui soit tombé, dites-le moi, j’essayerai de le refaire, mais du moins ce sera avec connaissance de cause.

N’ayant pas le temps de voir mon collaborateur Rougemont, je vous écris, à mon nom, qui fut et sera toujours.

 

J.-A. JACQUEMN.

 

À M. JACQUEMIN

 

Il y a deux jours, Monsieur, que j’ai écrit au Rédacteur du Courier des Spectacles pour vous remercier, ainsi que monsieur Rouge mont, votre collaborateur, de ce que vous aviez puisé dans ma comédie intitulée : l’Épreuve Singulière, le sujet de votre Vaudeville un acte, intitulé : l’Amour à l’anglaise. C’est le Rédacteur du Courier des Spectacles que j’ai rendu le dépositaire, non de mes plaintes, mais de ma reconnaissance. Je vous ai fait des compliments, et vous m’adressez des injures. Permettez que je vous remercie de nouveau, je craignais d’avoir tort en vous rappelant l’extrême ressemblance qui règne entre l’Épreuve Singulière et l’Amour à l’anglaise. Vous me prouvez que j’ai eu raison car vous n’ignorez pas le mot fameux de Lucien, Jupiter, tu te fâches, donc tu as tort ; et je suis d’autant plus satisfait du triomphe que vous m’accordez par votre lettre peu civile, que j’aurais peut-être avoue ma défaite, si vous m’eussiez combattu avec les armes de la politesse et de la bonne foi.

Vous dites que vous êtes jeune, je le vois par vos expressions. Je ne le suis plus moi, dont bien me fâche. Ainsi l’âge et l’expérience me donnent le droit de vous éclairer sur quelques reproches que vous me faites, qui sont fort étrangers à nos débats et qui naissent vraisemblablement ou de vos préventions à mon égard, ou de la vivacité de votre jeunesse ; vous me dites que je suis le zoile de Boileau, ce qui certes n’a aucun rapport à l’Épreuve Singulière et par-là vous faites allusion à mon ouvrage sur l’influence de Boileau en littérature ; mais l’avez-vous lu cet ouvrage, et si vous l’avez lu, ne trouverez-vous pas qu’il y a un pléonasme dans votre inculpation ? Boileau a dit du mal de tout le monde, et vous m’accusez d’avoir dit du mal de Boileau ? Comment je vous prie, peut-on être le zoile d’un zoile ? lorsqu’autrefois Bavius et Mœvius critiquèrent méchamment les beaux vers du Cigne de Mantoue, ils passèrent avec raison, pour des zoiles ; mais lorsque Voltaire fustigea si gaiement l’abbé Desfontaines dans, le pauvre Diable, et lorsque J.-B. Rousseau se moqua de Gacon dans ses épigrammes, s’avisa-t-on de les comparer au misérable censeur de l’Immortel Homère ? C’est par haine pour la satire que j’ai écrit contre le plus grand de nos satiriques, et doit-on passer pour un zoile lorsqu’on cherche à venger les hommes que ce satirique a dénigrés ? Ils sont rares les vengeurs des grands hommes, ils sont communs les petits hommes qui se plaisent à les insulter. Il n’a existé qu’un Virgile les Bavius et les Mœvius pullulent.

S’il n’y avait que de l’impolitesse dans la lettre que vous m’adressez cavalièrement et sans me connaître, mon triomphe serait incomplet ; mais, grâces à vous, Il n’y manque non puisque vous ajoutez la mauvaise toi à l’impolitesse, c’est me servir au-delà de mes vœux, et de nouveau je vous remercie. J’ai dit dans ma lettre à M. Lepan que j’étais l’auteur de l’Épreuve Singulière et que M. Béraud l’était de l’Extravagante ou la Boiteuse. Vous ne parlez point de l’Épreuve Singulière qui est de moi et vous m’attribuez bravement l’Extravagante qui est de M. Béraud. Certes, M. Jacqueline si ce n’est pas là une étourderie de votre âge, il faut convenir que c’est une malice bien maladroite ; mais il fallait que le mot d’Extravagant ou d’Extravagante tombât sous votre plume pour avoir le plaisir de me l’appliquer, et il fallait bien me prouver que je n’avais pas le sens commun, à moi qui avais loué votre talent pour embellir les idées d’autrui. N’auriez-vous pu le prouver, monsieur, sans vous faire tant de tort a vous-même, et faut-il que ce soit vous qui vous découronniez, quand ma main libérale a tressé tant de guirlandes pour votre front ? Je suis un extravagante je l’avoue, de vous avoir loué, je dois le croire, puisque vous le dites, et c’est encore ici une marque de ma déférence pour votre personne, que je vous prie de me pardonner.

Vous voudriez bien peut-être que je vous traitasse comme vous m’avez traité ; mais je sens trop le prix des avantages que vous m’avez donnés pour vouloir en rien perdre, je me respecte trop moi-même pour cesser de vous respecter.

Je suis extravagant peut-être d’avoir fait une tragédie d’Hyppolite après Euripide, puisque suis resté fort au-dessous d’Euripide ; mais je serais bien plus extravagant encore, si, comme vous le dites, j’avais voulu refaire la Phèdre de Racine. Vous donnez encore ici dans une erreur que j’aime à croire involontaire et que je me garderai bien de vous reprocher ; les moyens que vous m’offrez de vous réfuter sont si nombreux que je montrerais peu de délicatesse à les employer tous, n’ayant cherché qu’à me défendre, ne croyez pas que je cherche à vous attaquer ; je voulais n’être que juste, vous me forcez à être généreux.

Comment se fait-il, cependant, qu’une pareille erreur vous soit échappée ? Vous avez beau dire qu’à vingt-six ans on ne date pas de loin dans la connaissance du théâtre ; ce même Racine dont vous parlez, avait fait Andromaque à vingt-six ans, et quand on a fait au même âge l’Amour à l’Anglaise, on ne doit pas se rabaisser autant que vous le faites. Un succès aux Jeunes Élèves, succès que vous faites sonner fort haut, ne suppose-t-il pas en vous des connaissances préliminaires de l’art dramatique et la lecture des anciens tragiques grecs, au moins dans quelques traductions modernes ? Eh bien monsieur supposons que vous ayez lu Euripide, vous avez dû y voir que j’ai suivi son Hyppolite pas à pas, et que j’ai évité dans mon imitation tout ce qui pouvait ressembler à la Phèdre de Racine.

Supposons que je n’aie jamais lu ni vu représenter la Phèdre de ce même Racine (cette seconde supposition est sans doute aussi peu vraisemblable que la première.) Croyez-vous que dans cette seconde supposition je n’aurais pas pu faire ma tragédie d’Hyppolite ? Est-ce refaire la pièce d’un auteur que de puiser dans !a même source que lui ? Est-ce luttez avec Encelade que de se battre avec Tiphon ou Mimas ? Tiphon ou Mimas sont-ils les mêmes qu’Encelade ? je vous entends me dire que je suis un Pygmée et que mon raisonnement ne vaut rien. Hélas ! Monsieur, je le sais trop. C’est par ironie que vous m’attribuez une force d’esprit que je n’ai point. Répondez-moi cependant, monsieur Jacquelin lorsque Voltaire a fait un Œdipe qu’il a puisé dans Sophocle, l’a-t-on accusé d’avoir refait l’Œdipe de Corneille ? Et lorsque Racine lui-même a composé sa tragédie de Phèdre, qu’il a puisée partie dans Euripide et partie dans Sénèque, l’a-t-on accusé d’avoir refait l’Hyppolite de Robert Garnier ? J’aurais trop à dire si je voulais ici approfondir et pousser plus loin mon apologie ; j’aime mieux par égard pour votre gloire, me laisser croire coupable que de me démontrer innocent.

Je rougirais toutes fois de n’avoir eu aucun tort avec vous, et je vais en avouer un qu’un éternel silence aurait enveloppé si votre lettre eût été plus polie. Je vous ai trompé, Monsieur, lorsque je vous ai dit que mon l’Épreuve Singulière avait éprouvé une chute bien marquée au théâtre des Variétés du Palais-Royal. La première représentation de l’Épreuve Singulière a été orageuse à la vérité, on m’a sifflé, on m’a applaudi ; et d’applaudissements en applaudissements, de sifflets en sifflets, je suis arrivé jusqu’au moment où l’on baisse la toile et où les spectateurs se retirent ; ma pièce a été achevée enfin à travers beaucoup de brouhahas, qui n’ont guère permis de l’entendre. Mais elle s’est relevée le lendemain ; mais le surlendemain elle a été écoutée en silence ; et grâces au jeu des acteurs et à l’indulgence d’un public plus calme et plus attentif, elle a eu soixante représentation de suite. Vous en paraissez étonné, consultez les registres du théâtre des Variétés, et pardonnez-moi d’avoir tendu un piège à votre modestie. Elle a singulièrement brillé dans cette phrase de votre lettre : votre ouvrage est tombé, tant pis pour vous. Le mien a réussi, tant mieux pour moi. Il règne dans cette phrase une aménité qui prouve la bonté de votre cœur et la sublimité de votre génie.

Ne vous désolez point trop cependant, de ce que j’arrache le doux bandeau qui vous couvrait les yeux, j’ai encore malheureusement pour moi beaucoup de pièces à faire représenter, et comme je ne suis plus guère dans rage des succès, si elles tombent, vous vous mettrez deux à les retoucher, c’est la proposition que vous me faites, et c’est la proportion qu’accepte avec reconnaissance celui qui fut, qui est et qui sera toujours votre très humble et très obéissant serviteur,

 

C. PALMÉZEAUX.

Paris, 3 prairial, an II.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AMÉLIE, MARIETTE

 

MARIETTE

Vous paraissez, rêveuse, madame, qu’est-ce donc qui vous chagrine ? vous êtes veuve, vous avez de la fortune, de la beauté, et rien vous manque, enfin ; qu’est-ce donc qui peut répandre sur votre front les nuages qui l’obscurcissent ?

AMÉLIE.

Ah ! Mariette, tu me juges sur les apparences ; pour bien connaître mon état, ii faudrait lire dans mon cœur.

MARIETTE.

J’y lis plus que vous ne pensez peut-être ; d’abord, ma chère maîtresse, il n’y a à votre âge qu’une chose qui puisse vraiment tourmenter, c’est l’amour : et si j’en crois mes soupçons, M. Déport est la cause unique de votre inquiétude.

AMÉLIE

Tu ne l’ignores pas Mariette, depuis longtemps je l’aime mais hélas ! suis-je payée de retour ?

MARIETTE.

Et pourquoi Delfort ne vous aimerait-il plus ?

AMÉLIE.

Il arrive aujourd’hui de Paris, où il a passé deux ans : et quel homme fit ce voyage, sans en revenir infidèle ?

MARIETTE.

Il est vrai que les Parisiens passent pour très volages, et que leur société peu nuire à un homme qui a des principes mais ceux de Delfort sont inébranlables.

AMÉLIE.

Ah ! Delfort est homme, et faible par conséquent ; en arrivant à Paris, il aura voulu étudier les mœurs, les usages, les ridicules même : il se sera fait présenter dans les maisons les plus opulentes et une fois entraîné par le tourbillon, a-t-on le temps de penser à ce qu’on aime ? Je crois voir Lise, Églé, Doris, Célimène se disputer à l’envi l’honneur de sa conquête. L’une l’invite à un bal, l’autre à un souper tête-à-tête. Celle-ci lui donne un rendez-vous, en feignant de vouloir le consulter sur une affaire. Celle-là l’emmené à la campagne sous prétexte de lui faire admirer la beauté du printemps, et y passe avec lui tout le temps de cette saison dangereuse. Entouré de tant de piège, assailli de tant de périls, quel homme pourrait ne pas y succomber ! Delfort s’efforce en vain de me conserver son cœur, son cœur m’est enlevé par une coquette ; son cœur, mon seul trésor, devient le partage de quelque femme frivole, qui n’en sent point le prix : mes traits y sont remplacés par une image nouvelle, et tu veux que je sois insensible à un pareil malheur ?

MARIETTE.

Non, madame, si ce malheur était réel, mais vos alarmes me semblent très peu fondées.

AMÉLIE.

Tu sais, Mariette, combien les Parisiennes sont jolies.

MARIETTE.

Soit : mais les Lyonnaises sont belles.

AMÉLIE.

La beauté, j‘en conviens, peut quelquefois l’emporter sur les grâces, mais tu ne parles point de la coquetterie des Parisiennes, de cet art insidieux qu’elles mettent dans leur parure, dans leurs regards, dans leurs moindres discours ; art d’autant plus dangereux qu’il est plus cache et qu’il paraît toujours être un simple effet de la nature. Nous ne savons qu’aimer, Mariette et les Parisiennes savent plaire.

MARIETTE.

Eh bien ! elles doivent inspirer des gouts, et nous des passions.

AMÉLIE.

À la bonne heure. Mais les passions ne sont que trop souvent détruites par les goûts, Delfort lassé de sa chaîne, aura fait comme tant d’autres ; il l’aura bridée une fois pour en prendre que l’on brise tous les jours.

MARIETTE.

Comment pouvez-vous, madame, le calomnier à ce point ? avez-vous oublié qu’il a refusé, pour vous la main d’une duchesse anglaise ? et que...

AMÉLIE.

On refuse une fois, une seconde même, une troisième on cède, on se rend ; et Delfort aura cédé.

MARIETTE.

Vous comptez donc pour rien l’attention qu’il a eu de se choisir un logement dans le même hôtel que vous ! les lettres qu’il vous à régulièrement écrites à tous les courriers ! ses égards, ses attentions, ses respects ne doivent-ils pas vous rassurer ? ignorez-vous d’ailleurs que Delfort, quoique jeune, a toute la sagesse d’un vieux philosophe qu’il passe sa vie dans un château du Dauphiné ! qu’il n’aime point le monde, et que le monde par conséquent n’a pas encore pu le corrompre ?

AMÉLIE.

Oui, il aime !a solitude, et n’a été à Paris que pour une succession, mais ne sait-on pas qu’à Paris on est d’une politesse extrême ? Delfort aura vu les parisiens en avoir beaucoup pour les dames, et il aura cru devoir les imiter.

MARIETTE.

Vous ne croyez donc pas qu’il vous soit resté fidèle ?

AMÉLIE.

Non, je ne le crois pas.

MARIETTE.

Eh bien ! il y a un moyen bien simple de s’en assurer ?

AMÉLIE.

Et lequel ?

MARIETTE.

C’est de l’éprouver.

AMÉLIE.

L’éprouver ! et comment ?

MARIETTE.

Vous avez eu la petite vérole pendant l’absence de Delfort.

AMÉLIE, avec vivacité et inquiétude.

Tu me fais trembler, Mariette, eh quoi ! ce mal m’aurait-il enlaidie ?

MARIETTE.

Enlaidie ! ah ! vous savez bien que ce fléau de la beauté n’a point osé toucher à la vôtre et votre miroir a dû vous rassurer.

AMÉLIE.

Eh bien ! comment veux-tu...

MARIETTE.

Ne pourrait-on pas supposer que tout le mal s’est porté sur une jambe ?

AMÉLIE.

Ensuite ?

MARIETTE.

Qu’il s’est formé un dépôt sur cette jambe infortunée, et que pour vous sauver la vie on a été oblige de la couper ?

AMÉLIE.

Voilà bien la supposition la plus folle...

MARIETTE.

Soit, mais cette supposition peut vous faire lire dans l’âme de Delfort, et pourvu qu’elle vous éclaire sur ses vrais sentiments, qu’importe qu’elle soit folle ou raisonnable ? si Déport vous aime encore, malgré votre jambe de moins, s’il conserve le désir de vous épousera je vous réponds de sa fidélité sur ma vie.

AMÉLIE.

Je veux le croire : mais si cet accident le dégoûte moi, s’il cesse de m’aimer, en ne me voyant pas telle que j’étais avant qu’il partit de Lyon.

MARIETTE.

Eh bien ! vous ne l’épouserez point, et certes vous n’y perdrez pas grand chose un homme qui renonça à sa maîtresse parce qu’elle est boiteuse, n’est sûrement pas un amant à regretter. Pour moi, qui connais l’humeur volage de Cigale, valet de chambre, de Delfort, et qui le soupçonne avec plus de raison d’avoir violé sa foi : voici le moyen que je prends pour reprouver à mon tour.

Elle s’étend un ruban noir sur l’œil gauche.

AMÉLIE.

Que fais-tu donc Mariette ?

MARIETTE.

Ne le devinez-vous pas en me voyant étendre ce  ruban noir sur mon œil ? Vous n’avez pas oubliée madame, que j’ai eu aussi la petite vérole pendant l’absence de Delfort ; qu’ayant voulu vous garder nuit et jour durant votre maladie, je l’ai gagnée de vous en vous rendant des soins, que sans le vouloir en un, vous m’avez inoculée ; je supposerai à mon tour que j’ai perdu un œil. Me voilà borgne enfin, autant qu’il soit possible de l’être. Vous n’avez plus qu’une jambe, et je ne vois plus que d’un côté ; ne trouvez-vous pas l’idée heureuse, quoiqu’extravagante, et n’imaginez-vous pas que ce double stratagème... Mais j’entends du bruit : il ne faut pas qu’on vous voie encore, rentrez, madame : si c’est Delfort, je vais sonder son cœur en lui apprenant votre prétendue infortune, et je vous apprendrai bientôt à vous-même si vous pouvez encore compter sur lui.

AMÉLIE.

Ah Mariette ! que tu as d’empire sur mon âme ! tu fais bien de moi ce que tu veux.

MARIETTE.

Ce n’est pas moi qui ait cet empire, c’est l’amour c’est lui seul qui vous rend si docile et qui pourrait résister à un tel maître ?

 

 

Scène II

 

MARIETTE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Delfort arrive dans l’instant, ses équipages sont déjà dans la cour, et je viens pour vous annoncer.

MARIETTE.

Que Delfort soit le bien arrivé ! nous l’attendons avec impatience, et Cigale a-t-il suivi son maître ?

LE LAQUAIS.

Cigale descend de cheval à l’heure même, et monsieur et lui ne tarderont pas à paraître.

MARIETTE.

Bon ! je craignais qu’il n’eût pas accompagné son maître.

Au laquais.

Vous pouvez vous retirer, j’instruirai madame de votre message.

 

 

Scène III

 

MARIETTE, seule

 

Enfin, après deux ans d’absence, MM. Delfort et Cigale vont reparaître dans cette ville ; j’ignore de quel œil Cigale reverra celui qui me manque, un œil de plus ou de moins serait pour moi peu de chose, les femmes, quand elles aiment bien, ne regardent point à ces misères ; les femmes !...  oui, les femmes, quoiqu’on en dise, ont une façon de sentir plus délicate que celle des hommes. Cigale devrait avoir appris de moi à sentir de la sorte, mais Cigale n’est point de ces amants héroïques dont le sentiment croît au sein des revers, et tire toute son énergie de l’infortune ; je crains bien que ce lugubre bandeau ne l’effraie, je crains bien qu’il ne me trouve enlaidie, et qu’ayant perdu à ses regards mon peu de beauté, je ne perde aussi son amour, et même son estime. Quant à Delfort, quelque chose que ma maîtresse en pense, celui-là est au-dessus du vulgaire, celui-là est un philosophe que rien ne peut faire changer, et je ne doute pas qu’il ne sorte vainqueur de l’épreuve : mais je vois Cigale arriver, feignons et tâchons de bien jouer notre rôle.

 

 

Scène IV

 

CIGALE, MARIETTE

 

CIGALE.

Eh ! te voilà, ma belle, que je suis charme de te revoir qu’il me tardait de partir de Paris pour avoir ce plaisir ! ah ça, tu te rappelles sans doute la promesse que tu m’as faite avant mon départ ?

MARIETTE.

Quoi donc ?

CIGALE.

Qu’à mon retour de Paris tu me rendrais possesseur de ta jolie petite personne, que je serais ton époux, que tu serait ma femme, que le mariage enfin nous unirait l’un et l’autre.

MARIETTE.

J’y consens, il n’y a qu’une chose qui me déplaise en toi.

CIGALE.

Eh ! quoi donc ma poule ? ne suis-je pas un joli garçon ? un bon garçon même ?

MARIETTE.

Oui, tu es bon et assez joli, j’en conviens ; mais tu t’appelles Cigale, et ce nom est si désagréable ? Ne pourrais-tu en changer ?

CIGALE.

La peste, je m’en garderai bien ! c’est mon maître qui me l’a donné il passe les deux tiers de l’année à la campagne, le chant de la Cigale lui fait tant de plaisir, que par amitié pour lui, il m’a donné le nom de cet insecte. Mais puisque l’hyménée va bientôt couronner mes vœux, tu me permettras, j’espère, t’embrasser et de prendre un acompte sur...

Apercevant le bandeau et reculant.

Mais que vois-je ? quel est ce ruban qui te couvre le front ? est-ce une parure nouvelle adoptée dans le département ? et fait-on ici comme à Paris ? y change-t-on de mode tous les huit jours ?

MARIETTE.

Hélas, mon Pauvre Cigale...

CIGALE.

Ah je vois ta ruse, friponne : tu n’auras pris ce bandeau que pour mieux ressembler à l’amour, pourquoi recourir à un pareil stratagème ?

Avec emphase.

L’art n’est point fait pour toi, tu n’en as pas besoin.

MARIETTE.

Ah ! Cigale, que tes plaisanteries sont déplacées ! et qu’il est malhonnête de se moquer des gens, quand il, sont malheureux.

CIGALE.

Tu m’alarmes ! eh quoi ! quelqu’accident fâcheux t’aurait-il mis dans cet état ? me voilà au fait ton humeur est vive et pétulante ; quelque voisine t’aura chercha querelle, vous aurez commence par les gros mots, vous aurez fini par les gourmades, et l’œil de ma chère Mariette...

MARIETTE.

Tu continues de plaisanter, et tu n’as pas honte de rire quand tout le monde est ici dans les pleurs.

CIGALE.

Dans les pleurs ! apprends-moi donc vite pourquoi, et je te promets, non seulement de ne plus rire, mais de bien larmoyer à mon tour.

MARIETTE.

Tu sais que durant l’absence de ton maître, Amélie a eu la petite vérole.

CIGALE.

Oui, on l’a écrit à mon maître après que ta maîtresse a été guérie, sans cela il n’aurait pas manqué de venir la voir.

MARIETTE.

Vous a-t-on écrit que je l’avais eue en même temps que ma maîtresse ?

CIGALE.

Je l’ai su par mon maître ; mais te voilà bien portante, et dieu merci, tu t’en es tirée sans accident.

MARIETTE.

Sans accident ! ah ! mon ami, ce ruban ne te dit-il pas le contraire ?

CIGALE.

Quoi ! ton œil... je n’avais pas pris garde...

MARIETTE.

Tout le poison de la maladie s’est rassemblé sur lui, il a été fondu comme de la cire ; et pour tout dire enfin, je suis devenue borgne.

CIGALE.

Qu’entends-je ! borgne !

MARIETTE.

Absolument.

CIGALE, voulant ôter le bandeau.

Quoi ! si j’ôtais le bandeau qui couvre cet œil, et qu’avec main je fermasse l’autre, aucun objet ne frapperait ta vue ! cet œil, autrefois si brillant, est confisqué sans ressource.

MARIETTE.

Ah garde-toi bien d’y toucher, tu me causerais des douleurs insupportables ; non, mon cher, je ne vois plus goutte de cet œil malheureux, il ne me sert plus de rien ; mais par bonheur, il en reste un autre pour te regarder ; et mon cœur, qui n’a point souffert de la maladie ; est tout plein encore de ton image.

CIGALE, se promenant désespéré.

Ô beaux yeux ! où j’aimais tant à lire mon plaisir et ma peine, je ne vous verrai donc plus qu’à moitié ? où suis-je ? que vais-je devenir depuis que votre clarté m’est ravie ? la nuit m’environne,  j’erre dans les ténèbres : qui pourra m’indiquer la route pour sortir de ce lieux.

MARIETTE, l’arrêtant.

Et quoi ! déjà tu m’abandonnes ! quoi ! l’œil qui me reste n’est-il pas assez beau pour te captiver ?

CIGALE.

Eh ! que n’importe, hélas ! qu’il n’ait pas subi le sort de son camarade ? tu ne peux plus me voir que d’un côté : et moi, infortuné ! moi, qui aimais tes yeux plus que les miens, je ne pourrai plus dire en parlant de tes yeux adorables : ô beaux yeux ! mes flambeaux, mes étoiles polaires ; mes soleils.

MARIETTE.

Eh bien ! tu diras : ô bel œil, mon flambeau, mon étoile polaire, mon soleil.

CIGALE.

Fi donc : ma chère, depuis que j’ai été à Paris, j’ai une horreur invincible pour le singulier : il n’y a plus que le pluriel qui me charme.

MARIETTE, à part.

Le perfide ! comme il me traite.

CIGALE.

Et puis, je reviens de Paris avec deux yeux pour te voir, deux oreilles pour t’entendre, deux pieds pour te suivre partout. Je m’apporte enfin tout entier, et je voudrais qu’à ton tour il ne te manquât rien ; que tu eusses aussi deux yeux pour me contempler, deux...

MARIETTE.

N’ai-je pas deux mains que tu pourras serrer dans les tiennes ? deux joues que tu pourras baiser ? deux...

CIGALE.

Soit, mais si tu venais à perdre ton autre œil : tu ne serais plus qu’une maison sans fenêtres, et comment veux-tu...

MARIETTE.

C’est-à-dire que tu ne m’aimes plus ; tu voulais cependant m’embrasser tout à l’heure, et tu me de mandais même de hâter le jour de notre mariage.

CIGALE.

Oui, certes, je voulais t’embrasser, mais ton bandeau m’a fait peur : le noir est la couleur de l’enfer, et je la crains comme un damné... je suis certain d’ailleurs, que la femme du diable est borgnesse.

MARIETTE.

Traître ! je t’entends, tes yeux ne veulent plus me regarder ; tes yeux me dédaignent depuis qu’il ne m’en reste plus qu’un ; ah ! qu’Amélie avait bien rai son de se défier des hommes, et de les croire tous volages et inconstants, c’est un œil de moins qui me défigure aux tiens, qui m’enlaidit, qui me rend odieuse. Tu m’aimais, et tu me détestes ; une misère, un rien t’a refroidi ; tandis que moi, je suis toujours la même.

CIGALE.

Toujours la même, ah ! regarde-toi dans le miroir, et tu verras s’il est possible de te reconnaître, ce n’est pas moi qui ai changé, ma pauvre enfant, c’est toi qui est changée ; redeviens belle comme tu étais, et je t’aimerai avec la même tendresse, et mes yeux ne quitteront plus les tiens.

MARIETTE.

Tais-toi, et ne m’importunes pas davantage, je t’abhorre autant que je t’adorais.

 

 

Scène V

 

CIGALE, MARIETTE, DELFORT

 

DELFORT.

Eh bien ! ma chère Mariette, comment se porte ta maîtresse ? où est-elle ? que fait-elle ? j’arrive impatient de la revoir, de la saluer, de lui renouveler des sentiments... mais qu’aperçois-je ! que veut dire cette lisière noire qui te couvre une partie du front ?

MARIETTE.

Ah ! monsieur, ne m’interrogez pas si votre repos vous est cher ; tremblez d’en trop apprendre, tremblez que...

DELFORT.

Tu me fais frémir avec cette réticence. Serait-il arrivé quelque malheur à Amélie ? quelque accident que j’ignore ?

À Cigale.

Toi, que je viens d’envoyer ici pour savoir de ses nouvelles, en as-tu à me donner ? parle et dissipe mes inquiétudes.

CIGALE.

Je crois, monsieur, qu’Amélie se porte à merveille. Quant à Mariette, hélas ! elle a bien raison de s’affliger : la petite vérole lui a joué un tour affreux.

DELFORT.

Quoi donc ?

CIGALE.

Ce ruban noir qu’elle porte, cache la place où fut son œil.

DELFORT.

Et Amélie ?

CIGALE.

J’ignore si le destin l’a maltraitée ; mais pour Mariette, monsieur, il est décidé qu’elle est borgne.

DELFORT, à Mariette.

Tu es borgne, ma pauvre Mariette, mon Dieu que j’en suis fâché.

À Cigale.

Mais tu ne m’entretiens que de la suivante, quand je ne te parle que de la maîtresse.

À Mariette.

Réponds-moi plus clairement, Mariette, supplée à son ignorance. Ce mal qui détruit la beauté, ta enlevé un œil ; ce mal affreux aurait-il causé le même ravage sur les traits de celle que j’aime ? ta douleur semble m’annoncer...

MARIETTE.

Ah ! monsieur, il est arrivé bien pis.

DELFORT.

Qu’entends-je, ah ! ne m’en dis pas davantage : le mal qui t’a ravi un œil en a enlevé deux à Amélie, la belle Amélie est aveugle.

MARIETTE.

Vous me forcez de tout découvrir, monsieur : eh bien ! c’est pis encore.

DELFORT.

Pis encore, puissances célestes, quel sort me réservez-vous ?

À Mariette.

Ah ! dis-moi tout, je t’en conjure, dusse-tu me donner la mort.

MARIETTE.

Eh bien ! monsieur, celle que vous aimez n’est point aveugle, elle n’est point borgne : ses yeux, son visage n’ont rien perdu de leur éclat ni de leur beauté, mais hélas ! elle a perdu...

Elle sanglote.

DELFORT.

Quoi donc ?... achève... elle a perdu...

MARIETTE.

Une jambe.

DELFORT et CIGALE, ensemble.

Une jambe !...

Delfort se trouve mal.

MARIETTE.

Les siennes se dérobent sous lui : un fauteuil.

DELFORT, dans un fauteuil.

Ô Amélie ! je ne croyais pas que mon amour fut susceptible d’accroissement, mais comme je me trompais, je vais vous aimer cent fois davantage.

MARIETTE, à part.

Quelle différence entre le maître et le valet.

DELFORT, se levant, et avec transport.

Où est-elle ! il faut que je la voie, il faut que je lui parle ; Mariette, mène-moi vers elle : elle ne peut point marcher peut-être, viens avec moi, que je la prenne dans mes bras, que je la charge sur mes épaules, que je la transporte en tous lieux, à la ville, à la cour, à la campagne, au bout du monde, s’il le faut ; que je lui serve éternellement de soutien, de conducteur et de guide ; ah ! si en sacrifiant mes deux jambes, je pouvais lui rendre la sienne, si je pouvais lui faire de tout mon corps un bâton noueux et solide, dont elle pût se servir comme d’un appui ! si je pouvais, rival de Prométhée, dérober les feux du ciel, animer que argile façonnée, l’attacher à la place où ce membre utile n’est plus, l’y fixer par des ressorts inconnus, leur donner le mouvement, le jeu, la souplesse nécessaire, si je pouvais, en détachant la jambe d’une statue... celle de Vénus... de Junon... de Diane... Si le marbre, l’airain ou le porphyre amollis sous mes doigts... que dis-je !... je m’égare, ma raison se perd, je n’entends plus, je ne vois plus, la douleur me tue, et je sens tout mon cœur s’élancer hors de moi pour ver aux pieds de l’infortunée Amélie.

Il retombe dans le fauteuil.

MARIETTE, à Cigale.

Tu l’entends, et ne meurs pas de honte de lui ressembler si peu ! voilà un véritable amant ! voilà un héros !

GIGALE.

Écoute donc, ma chère, la perte d’une jambe est bien plus grande que celle d’un œil : pourquoi n’en as-tu pas perdu une comme Amélie ? j’aurais fait un bien autre tapage.

MARIETTE.

Grand merci du souhait, il est tendre et touchant ; vas, tu es indigne de servir un tel maître, et je suis bien honteuse d’avoir eu la moindre amitié pour toi.

DELFORT, rapidement et avec feu.

Dis-moi, Mariette, est-elle assise ? est-elle couchée ? qu’est-ce qui la soutient ? qu’est-ce qui lui donne le bras quand elle veut faire quelque pas dans sa chambre ? quand elle sort, comment fait-elle pour monter en voiture, pour descendre un escalier ? la porte-t-on, la roule-t-on, la traîné-t-on ? est-ce un fauteuil, une chaise longue, un lit à ressorts qui lui sert de demeure ordinaire ? oh ! si on la porte, c est moi, c’est moi seul qui veut avoir cet emploi : je veux qu’un si doux fardeau ne quitte point mes épaules, Atlas ! puissant Atlas ! donne-moi ta force, et ta taille surtout, qui te fait toucher les cieux : j’y élèverai peu à peu ma maîtresse ; et, placée par moi au rang des divinités, je la ferai adorer comme telle, par tous les faibles mortels qui rampent, ainsi que moi, sur la terre.

MARIETTE.

Il est aisé de vous satisfaire, monsieur, sur tous les détails que vous demandez. Amélie n’est point toujours couchée, ni toujours assise : elle se tient de bout, elle marche, elle se promène même, presque aussi facilement que nous.

DELFORT.

Elle marche ! elle se promène ! et quel dieu opère ce prodige ?

MARIETTE.

Il n’y a point de dieu en tout cela, un docteur mécanicien nommé Giamboni, et le plus habile que Lyon possède, a imagine, uniquement pour elle, une jambe de bois dont tous les ressorts sont admirables, et qui lui tient lieu de celle qu’elle n’a plus. Cette jambe se plie comme les nôtres, s’allonge, se courbe, se redresse ; elle a la même flexibilité, les mêmes articulations : Amélie, enfin, par le moyen de ce chef-d’œuvre artistement attaché, boîte à peine quand elle marche ; cependant j’ai toujours soin de lui donner le bras.

DELFORT.

Elle pourrait donc, à la rigueur, aller et venir seule ?

MARIETTE.

Oui, monsieur ; depuis qu’elle a cette jambe factice, personne ne s’est aperçu que la véritable lui manque ; et si je ne vous avais point prévenu, vous y auriez peut-être été trompé vous-même : ces renseignements vous surprennent, je le vois, et c’est l’effet qu’ils doivent produire, mais ils doivent aussi vous rassurer un peu sur l’état de madame.

DELFORT.

Ils me rassurent, je l’avoue, ils me rassurent ; mais sans me consoler. Puisque les choses vont de la sorte, comment se fait-il donc qu’Amélie, qui m’a écrit souvent, dont une lettre même m’a donné à Paris la nouvelle de sa petite vérole, comment se fait-il que ses parents, ses amis et les miens ne m’en aient rien appris ?

MARIETTE.

Cela n’est pas étonnant ; monsieur. Depuis son accident, madame n’est point sortie, elle n’a vu que très peu de personnes, et les médecins ont gardé le secret.

DELFORT.

Mais ces personnes ont pu apercevoir...

MARIETTE.

Non, monsieur, non, vous dis-je ; elles n’ont rien aperçu du tout, grâces au chef-d’œuvre de mécanique, cet accident même est un mystère que je ne vous aurais pas révélé, si je ne connaissais point vos sentiments pour ma maîtresse.

DELFORT.

Ah ! qu’elle compte à jamais sur ma discrétion : depuis longtemps elle en doit être sûre. Devait-elle cependant me cacher un malheur dont elle n’est point coupable ?

MARIETTE.

Vous savez, monsieur ; combien son âme est sensible et délicate. Vouliez-vous qu’elle affligeât la vôtre, qui ne l’est pas moins, par une confidence qui vient de vous mettre au désespoir ? Je vous dirai plus : sans moi vous ne sauriez rien peut-être de l’accident affreux de ma maîtresse. C’est vraiment malgré elle que je vous l’ai dévoilé, et je ne doute pas qu’elle n’en soit très fâchée.

DELFORT.

Et que craint-elle, hélas ! elle m’avait promis qu’au bout de deux ans de voyage nous serions unis par les plus tendres liens ; ces deux ans sont écoulés : son malheur, qui me la rend plus chère, aurait-il apporté quelque changement dans son cœur ? Je viens de te prier, Mariette, de me conduire vers elle : pourquoi te le fais-tu redire ? Il faut que je la voie sur l’heure, que je la rassure, que je dissipe ses terreurs, si elle en peut avoir ; que je la console, qua je calmé ses tourments, que je lui offre de nouveau ma main, et que je lui demande la sienne.

MARIETTE.

Permettez, monsieur, que je la prévienne de votre visite ; que je la dispose à vous recevoir. Je vais lui rendre compte de votre impatience : attendez-moi ici, et je reviendrai vous instruire de ses intentions : elle-même peut-être viendra vous témoigner sa reconnaissance.

DELFORT.

Va donc vite, et ne tarde pas à revenir

 

 

Scène VI

 

DELFORT, CIGALE

 

CIGALE.

Eh quoi ! monsieur, l’accident survenu à Amélie ne changera rien à vos sentiments, et vous l’épouserez quoiqu’elle ait une jambe de moins

DELFORT, se promenant sur la scène.

Si je l’épouserai ! si je l’épouserai ! ah ! que n’est elle déjà ma femme ! Que j’aurais de plaisir à lui prodiguer les soins que son état exige : à passer tous mes instants auprès d’elle, à courir, à voler au moindre signal de sa volonté ! Amélie me paraît cent fois plus aimable depuis qu’elle est malheureuse.

CIGALE.

Il est vrai quelle ne pourra plus danser, plus aller se promener aux Broteaux ; et peut-être que les hommes ne feraient pas si mal de n’épouser que des femmes boiteuses : les maris se plaindraient moins d’elles ; il y en aurait moins qui... je m’entends... et j’épouserais peut-être Mariette si elle avait perdu une jambe.

 

 

Scène VII

 

DELFORT, CIGALE, MARIETTE

 

MARIETTE.

Amélie m’envoie vous dire qu’elle ne peut point vous recevoir encore. Souhaitant que votre imagination soit un peu plus familiarisée avec son infortune, elle vous demande quelques moments de plus : vous reviendrez tantôt et elle espère alors soutenir une entrevue qu’elle désire, mais qui lui coûte assez pour la retarder. Je vais même la rejoindre bien vite, elle peut avoir besoin de mes secours.

DELFORT.

J’obéis aux ordres d’Amélie : assure-la, Mariette, assure-la bien, je te prie, que tout mon désir est de m’unir à elle par les nœuds les plus saints, et que je mourrais si elle retardait aussi notre mariage. – Suis-moi, Cigale, j’ai des ordres à te donner.

CIGALE, à Mariette.

Adieu, mon étoile polaire !

MARIETTE.

Adieu, faquin.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CIGALE, seul

 

Delfort m’envoie ici pour m’informer de l’heure où il pourra voir Amélie. C’est un homme singulier, que mon maître ! s’obstiner à vouloir épouser une femme... quelle femme... Bon Dieu ! Il n’y a qu’un philosophe capable d’un pareil amour ; il n’y a que Lyon où l’on voie de pareilles choses. Mais je crois entendre Mariette : c’est elle-même. Eh bien ! ta maîtresse est-elle visible ?

 

 

Scène II

 

MARIETTE, CIGALE

 

MARIETTE.

Oui, ma maîtresse ne tardera pas à se rendre ici ; Cigale peut aller avertir son maître.

CIGALE, d’un air caressant.

Sais-tu bien que malgré ce bandeau, je te trouve encore fort jolie.

MARIETTE.

En vérité !

CIGALE.

Tu es charmante, ou dieu me damne. On est d’abord effarouché de ce ruban, dont la couleur est un peu lugubre ; mais ta friponne de mine fait qu’on s’y accoutume vite.

MARIETTE.

Il me semble que tantôt cette parure ne te plaisait guère... Tu disais que le noir est la couleur de l’enfer, que la femme du diable est borgnesse.

CIGALE.

Cela est vrai : mais quand on a d’aussi beaux yeux que... lorsqu’on a un aussi bel œil que le tien, est il si laide parure qui puisse détruire son éclat ?

MARIETTE.

Tu crois réparer tes injures de tantôt par de froides galanteries ; mais, va, va, je te connais, mon pauvre Cigale ; tu reviens d’un pays où l’on n’est guère fidèle.

CIGALE.

Veux-tu que je le redevienne ? suis le conseil que je vais te donner. Ta maîtresse a substitué une belle jambe de bois à celle de chair qu’elle a perdue : c’est un mécanicien qui a fait ce prodige : imite-la, si tu m’en crois : vas trouver cet homme habile, et prie le de boucher le trou que tu as au-dessous du front.

MARIETTE.

Que tu es grossier dans tes expressions : va, je remercie le ciel de n’avoir plus qu’un œil à fermer, pour ne plus voir ta figure.

CIGALE.

Et moi, je remercie le ciel de m’en avoir donné deux pour contempler celui qui te reste. – Adieu.

 

 

Scène III

 

MARIETTE seule

 

L’exemple sublime de Delfort lui a peut-être fait sentir qu’il m’avait trop maltraitée : il voudrait revenir à moi, mais ses efforts sont vains, je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir trouvée moins jolie.

 

 

Scène IV

 

AMÉLIE, MARIETTE

 

AMÉLIE.

Eh bien ! Mariette, comment Delfort a-t-il pris le refus que j’ai fait de le recevoir ?

MARIETTE.

Fort tristement, je vous assure ; il avait l’air désespéré.

AMÉLIE.

Et lorsqu’il a appris qu’il me manquait une jambe.

MARIETTE.

Ah ! madame, il est impossible de vous peindre tout ce qu’il a souffert au récit menteur que je lui ai fait de votre prétendue infortune : un torrent de larmes est tombé aussitôt de ses yeux ; une sueur froide lui a couru sur tout le visage ; Cigale et moi l’avons mis doucement dans un fauteuil pour le faire revenir à lui.

AMÉLIE.

Et ses sens ont été bientôt calmés, sans doute.

MARIETTE.

Bientôt calmés ! ah ! madame, sortez de votre erreur. Il s’est relevé tout-à-coup, et s’est écrié d’une voix déchirante : « Où est-elle ? que je la voie, il faut que je la voie, que je la charge sur mes épaules ; que je la transporte au bout de l’univers ; que je lui serve d’appui, de soutien, de guide. » Il n’est point de termes passionnés, point d’expressions qu’il n’ait employées pour rendre ce qui se passait dans son âme ; ses transports étaient brûlants, sa douleur terrible, et le désespoir l’avait presque anéanti. Que je suis fâchée de vous avoir conseillé une épreuve si dangereuse.

AMÉLIE.

Ne crains rien, Mariette ; ne crains rien. Le croirais-tu ? sa douleur, son désespoir, ses transports, tout était feint, tout était simulé.

MARIETTE.

Que dites-vous, ô ciel ! Delfort Peindre ! Delfort vous tromper ! non, non, il en est incapable. Delfort vous aime ; il vous est fidèle ; il est impossible que Delfort vous ait manqué de foi.

AMÉLIE.

Tu ne connais point les hommes, Mariette ; leur cœur ne s’est jamais dévoilé à toi : tes regards n’ont jamais pénétré dans cet abîme. Tiens, lis cette lettre que je viens de recevoir à l’instant de Paris, et tu verras s’il faut se fier à ce sexe trompeur.

MARIETTE, lisant.

« Instruite, belle Amélie, de l’estime tendre que vous avez pour un perfide, je crois devoir vous informer de la conduite qu’il a tenue à Paris. Faible et inconstant, ainsi que les autres hommes, il s’est amouraché d’une mademoiselle AMARILLIS, qui l’a ruiné, et l’a affiché comme la conquête la plus honorable pour elle. L’avis que je vous donne est certain, et vous, voudrez m’en remercier peut-être ; mais, permettez qu’en vous taisant mon nom, je me dérobe à votre reconnaissance ; j’ai toujours fait le bien pour le plaisir de le faire, et je serai trop heureuse, si j’ai pu vous détromper. »

AMÉLIE.

Tu le vois, Mariette : et tu veux que je croie encore à sa douleur, à son désespoir, à ses perfides transports ? il m’a jouée, il m’a trahie pendant son séjour à Paris, et ne revient à Lyon que pour me jouer encore.

MARIETTE.

Est-ce bien à vous, adressée ? madame, que cette lettre est adressée ?

AMÉLIE.

Lis l’adresse. N’est-ce pas à Amélie Constant ?

MARIETTE.

En effet, voilà bien votre nom ; mais il peut se faire que d’autres personnes...

AMÉLIE.

Non, Mariette, non. Feu mon mari était le dernier de la famille, il n’y a que moi en France qui le porte.

MARIETTE.

Et le perfide ! est-ce bien M. Delfort ?

AMÉLIE.

Un perfide ! dit-on, pour qui j’ai une estime tendre ; une estime tendre ! quel autre que Delfort m’a jamais inspiré ce sentiment ?

MARIETTE.

Je reste confondue : j’étais d’avis d’interrompre l’épreuve ; mais je vois bien qu’il faut la continuer, elle seule pourra nous apprendre si Delfort est coupable ou innocent.

AMÉLIE.

Tu m’as fait entendre souvent que j’étais défiante, inquiète et ombrageuse, et que ces défauts gâtaient mon caractère : tu vois si j’avais tort de me défier...

MARIETTE.

Ce que c’est que les hommes ! j’aurais parié que Delfort était le plus constant de tous, et le traître vous donnait une rivale ! le traître vous trompait, lorsque ses lettres vous assuraient de l’amour le plus fidèle !

AMÉLIE.

Avais-je tort de te dire que Paris était un séjour dangereux ?

MARIETTE.

Je doute encore, pardonnez ; je doute qu’il ait commis ce crime.

AMÉLIE.

Tu en doutes ! Je parie, moi, que dans le fond de son âme, il n’aime que sa demoiselle Amarillis, qu’il brûle de l’épouser, peut-être...

MARIETTE.

Occupons-nous donc, je vous prie, occupons-nous incessamment des moyens de faire réussir l’épreuve. Si malgré votre jambe de moins, Delfort persiste à vous épouser, il est impossible que son infidélité ne soit pas controuvée, et que l’avis qu’on vous donne ne soit un tour malicieux de quelque Parisienne.

AMÉLIE.

Je désire bien autant que toi, Mariette, que l’épreuve réussisse ; si elle vient à manquer, ce ne sera sûrement pas ma faute. Mais sais-tu bien que tu m’as imposé une tâche fort difficile, en m’engageant à feindre qu’il me manquait une jambe ? Comment m’y prendre pour jouer ce rôle singulier ?

MARIETTE.

Rien de plus aisé, je vous jure : j’ai persuadé à Delfort qu’un artiste habile avait inventé, pour vous, une jambe si ingénieuse et si adroitement posée en la place de celle qui vous manque, qu’elle vous en tenait lieu.

AMÉLIE.

Ainsi donc, je suis censée pouvoir marcher toute seule, comme s’il ne m’était point survenu d’accident.

MARIETTE.

Non, il faudra que je vous conduise : une jambe artificielle, quelque bien faite qu’elle soit, ne peut point remplir exactement toutes les fonctions d’une autre. Prenez mon bras et marchez.

Amélie prend le bras de Mariette, et fait quelques pas sur le théâtre.

AMÉLIE.

Volontiers, est-ce ainsi qu’il faudra que j’aille ?

MARIETTE.

À merveille ! ayez la bonté seulement de ralentir un peu votre marche, et prenez bien garde que devant Delfort il faudra que vous soyez toujours assise.

AMÉLIE.

Quel supplice pour un cœur délicat, d’être obligé de descendre à la feinte ! c’est vous, Delfort, c’est vous seul qui en êtes cause. Ah ! sans votre infidélité aurais-je jamais songé à tromper ce que j’aime ?

À Mariette.

Puisque la fausse jambe est si bien faite, Mariette, je pourrais me tenir de bout.

MARIETTE.

Oui, quelques minutes : mais cela ne peut pas durer pendant toute une conversation. Ne détruisons point, par trop peu d’attention, la vraisemblance d’un piège qui demande d’autant plus de soin, qu’il est rare qu’on en ait tendu de semblable.

AMÉLIE.

Me voilà instruite si bien que, grâces à tes leçons, j’espère m’en tirer avec gloire. J’entends du bruit : si ce pouvait être Delfort.

MARIETTE.

C’est lui-même. Vite dans le fauteuil.

Amélie s’assied.

 

 

Scène V

 

AMÉLIE, MARIETTE, DELFORT

 

DELFORT.

Enfin donc, belle Amélie, il m’est permis de vous revoir ! Pourquoi m’avoir privé si longtemps de votre présence adorée ? c’est d’elle seule que dépend mon bonheur : vous ne l’ignorez pas.

AMÉLIE.

Je n’ai point douté de votre empressement, mon sieur ; mais il est des événements dans la vie qui ne permettent point, même à l’amant le plus tendre, de revoir du même œil les mêmes objets.

DELFORT.

Qu’entendez-vous par-là, madame ? et qui pourrait m’empêcher d’avoir pour vous les mêmes sentiments ?

AMÉLIE.

Vous savez l’accident qui m’est arrivé.

DELFORT.

Je ne le sais que trop, hélas ! Mais n’en parlons jamais, je vous prie ; rien ne vous manque à mes yeux, vous êtes belle comme vous l’étiez ; je ne suis pas moins fidèle, et nous n’avons changé ni l’un ni l’autre.

AMÉLIE, à part.

Ni l’un, ni l’autre ! comme il ment !

Haut.

Vous avez beau dire, monsieur, vous ne me persuaderez point que je sois la même, et nous devons être bien changés tous les deux.

DELFORT.

Vous, changée ! Amélie, en quoi donc, je vous prie ? Je ne parle point de vos traits, qui sont toujours les mêmes, de ces grâces nobles et touchantes, qui ne vous quittent jamais, et qui vous rendent la plus aimable et la plus séduisante personne de l’Europe entière ; le fléau de la beauté n’a porté aucune atteinte à la vôtre ; mais ce qui vaut mieux cent fois que la beauté même ; la bonté du cœur, l’égalité du caractère et le piquant de l’esprit, ne les avez-vous pas conservés ? ne sont-ils pas encore votre partage, n’êtes-vous pas toujours aussi sensible, aussi délicate, aussi courageuse ? n’avez-vous pas toujours la même bienfaisance pour les infortunés, le même mépris pour les méchants, la même grâce dans tout ce que vous dites ? ne tressaillez-vous pas encore au récit d’une action vertueuse ? un vice quel qu’il soit, ne vous inspire-t-il pas la même indignation et la même horreur ? Voilà, voilà, Amélie, ce qui m’a séduit en vous, autant que les charmes de votre visage. Voilà ce qui m’a subjugué, ce qui m’a enchaîné à vous par les liens les plus forts. Qu’est-ce qu’un bras ? qu’est ce qu’un œil ou une jambe de moins pour un être qui vous ressemble ? C’est par le cœur que nous existons, c’est le cœur qui vous fait vivre de cette vie morale qui met un prix à l’existence ; de cette vie morale, la seule qu’on doive préférer à toute autre ? Et votre cœur, ne vous demeure-t-il pas tout entier ? Ah ! pourvu que je le sente palpiter sous ma main tremblante, je suis sûr, oui, je suis sûr que je vous adorerais encore.

AMÉLIE, à part.

Ah ! pourquoi n’est-il qu’un trompeur ?

Haut.

L’amour vous aveugle, Delfort : ah ! si vous me voyez telle que je suis, comme vous changeriez de langage !

DELFORT.

Pourquoi cela, madame ? Je vous vois telle que vous êtes, ne viens-je pas de le prouver par le portrait que j’ai fait de vous ? je vous adore toujours telle que vous êtes ; et telle que vous êtes enfin, je brûle de vous épouser. J’avais fait part de mon vœu à Mariette avant de vous revoir, elle a dû vous le dire, elle a dû vous assurer que rien n’avait refroidi non cœur. Vous m’aviez promis de couronner ma flamme au bout de deux années : elles viennent d’expirer.

Il tombe à ses genoux.

Et c’est à vos genoux que j’ose vous sommer de votre parole.

AMÉLIE.

Levez-vous, monsieur, je pouvais disposer de ma main quand je vous l’ai promise : ce droit m’est eu levé maintenant.

DELFORT se relevant.

Et quoi ! madame, en auriez-vous disposé en faveur d’un autre ? existe-t-il ? peut-il exister un homme plus digne que moi de vous posséder ?

AMÉLIE.

Vous ne m’entendez pas, Delfort : souffrez que je m’explique ; un homme heureux qui s’unit à une in fortunée, a l’air de lui faire une grâce ; et j’ai l’âme trop fière pour en recevoir, même de mon amant : je n’ai point fait d’autre choix ; mais le premier, mais le plus cher à mon cœur est détruit par mon infortune.

DELFORT.

Qu’entends-je ! votre infortune vous embellit à mes yeux. Que me devrez-vous donc si je vous épouse ? vous trouvant cent fois plus aimable que vous n’étiez, n’est-ce pas moi qui recevrai le bienfait et qui serai seul obligé à la reconnaissance ? rendez grâces à ce malheur dont vous vous plaignez. J’aurais pu, quand vous étiez heureuse, j’aurais peut-être pu vous manquer de foi : je vous aimais, Amélie, je vous aimais, et je vous idolâtre. L’amour avait tissu les liens qui m’enchaînaient à vous : la pitié... Que dis-je ! la pitié ! pardon, ce mot m’échappe, et je le désavoue : c’est l’humanité, c’est la sainte humanité qui les resserre ; et qui, se joignant à l’amour, en a fait des chaînes que le ciel même ne pourrait briser.

AMÉLIE, à part.

Bon ! il vient presque de m’avouer qu’il m’a été infidèle.

Haut.

Conservez, monsieur, conservez ces dispositions heureuses ; continuez de n’aimer avec la même pureté et la même tendresse ; et si mon mal leur ne vous refroidit point, s’il ne vous éloigne point de moi, dans un an je vous tiendrai ma promesse : dans un an je serai à vous.

DELFORT.

Dans un an, madame ! y pensez-vous ! en voilà deux que je viens de passer dans les tourments ; me croyez-vous donc un Dieu, pour pouvoir supporter encore un siècle de souffrance ?

AMÉLIE.

Pardonnez ces nouveaux retards, ils sont nécessaires, indispensables. Vous venez d’un pays où l’on n’est guère fidèle ; et puis les hommes sont si trompeurs ! il y en a qui savent si bien jouer le sentiment, si bien feindre la passion auprès de leur maîtresse, et qui, en leur absence, oublient si vite leurs serments ! je vous ai aimé, monsieur, et j’ose en faire gloire. Deux ans que j’ai passés sans vous voir, ne m’ont point refroidie ; mais ils ont dû substituer l’inquiétude et les soupçons à la sécurité et à la confiance. Enfin, Delfort, ce maudit voyage que vous avez fait à Paris, le changement survenu en moi, mes craintes pour l’avenir, mes doutes sur le passé ; tout veut que nous attendions encore une année, tout m’ordonne de vous éprouver.

DELFORT.

Ah ! je suis tout éprouvé, madame, et je serai au bout d’un un tel que vous me voyez à cette heure ; me promettez-vous à votre cour de redevenir ce que vous fûtes avant mon départ funeste ?

AMÉLIE.

Oui, Delfort, je vous le jure.

DELFORT.

Eh bien ! puisque j’ai été assez heureux pour trou ver un logement dans le même hôtel que vous, permettez que je n’en sorte point d’ici à une année, permettez que je suis toujours pies de vous, que j’écarte de vous la douleur, l’ennui et la mélancolie ; qu’à toute heure enfin je veille sur votre santé, devenus plus fragile depuis votre infortune. Votre état exige des soins sans nombre : permettez que je prenne ces soins, et qu’ils me dédommagent de la plus longue attente ; permettez enfin que je ne vous quitte plus, que je suis votre chirurgien, votre médecin, votre garde-malade.

MARIETTE.

Doucement, monsieur, ces soins me regardent seule, et croyez-vous que je vous les abandonne ?

DELFORT.

Ah ! Mariette, que tu es heureuse ! que ne puis-je être à ta place pendant une année !

AMÉLIE.

Vous en ne savez pas à quoi vous vous engagez, me faisant cette demande ; oubliez-vous que vos affaires, que vos plaisir, peut-être, vous éloigneraient de moi sans cesse ? Vous, ne plus sortir de la maison pendant une année ?

Souriant.

Si le sort vous avait traité ainsi que moi, et que vous fussiez mon époux, c’est tout au plus ce que vous pourriez promettre.

DELFORT.

Eh bien ! consentez à mes vieux, et vous verrez si tien pourra me séparer de vous !

AMÉLIE.

Non, Delfort, non : je suis loin d’exiger un pareil sacrifice. Point de gêne avec moi, liberté entière : je vous verrai tous les jours aux heures accoutumées : et puissent les moments que vous passerez avec moi, ne pas vous sembler trop longs ! Adieu, Delfort : je souffre dans la situation où je suis : permettez-moi d’aller en prendre une autre, loin de votre présence ; mon état demande de la solitude, et je crois que si je faisais bien, je ne me trouverais jamais en compagnie.

DELFORT.

Eh quoi ! vous me quittez sitôt ! permettez au moins que je vous conduise.

AMÉLIE.

Non, Delfort, non : Mariette est plus faite que vous à cet exercice, elle s’y opposerait d’ailleurs, vous n’avez point encore traité avec elle de sa charge.

Elle sort conduite par Mariette, et en boitant.

 

 

Scène VI

 

DELFORT, seul

 

Elle craindrait que je ne fusse pas toujours auprès d’elle ! elle craindrait que mes affaires, mes plaisirs, ne m’éloignassent trop souvent. Mes plaisirs, dit-elle, mes plaisirs ! en est-il, en peut-il être pour un amant lorsque sa maîtresse, à des peines ? Si le sort vous avait traité ainsi que moi, a-t-elle ajouté en souriant, c’est tout au plus ce que vous auriez pu promettre. Que signifient ces mots ? A-t-elle voulu parler de la perte d’une jambe ? Ah ! je serais trop heureux qu’un pareil malheur me fût arrivé. Quelle idée effrayante et sublime, ces mots dits innocemment font naître tout-à-coup dans mon âme ! qu’il serait beau de suppléer à la négligence du sort ! qu’il serait grand ! qu’il serait glorieux, de me rendre moi même aussi infortuné que mon amante ! je ne puis y songer sans tressaillir à la fois de joie et de terreur. J’aperçois Mariette... Interrogeons-la avant de me résoudre à ce sacrifice.

 

 

Scène VII

 

DELFORT, MARIETTE

 

DELFORT.

Eh bien ! Mariette, suis-je assez malheureux ? assez accablé par la destinée et par la cruelle Amélie ? Je vais à Paris pour étudier les mœurs de la capitale et pour recueillir une succession : j’en reviens avec le projet de lui demander sa main qu’elle m’a promise avant que je parte ; de lui offrir de nouveau la mienne, qu’elle a acceptée ; l’impatience et l’amour me dévorant, j’accours, je me présente. On me dit d’abord qu’Amélie n’est point visible, qu’il faut avant de lui parler, que mon imagination se familiarise avec son malheur ; je me retire, je reviens, elle paraît, et c’est pour me traiter avec une rigueur dont il n’y eût jamais d’exemple. Je l’assure qu’elle n’est point changée à mes regards, qu’elle est toujours aussi belle, aussi aimable : elle s’obstine à me soutenir le contraire : je lui rappelle la promesse qu’elle m’a faite de n’accorder sa main : son choix est, dit-elle, détruit par son infortune : une délicatesse mal entendue lui fournit, pour excuse son refus, des raisons pitoyables, des sophismes que le cœur n’entendit jamais, et l’on dirait qu’elle se plaît à me rendre malheureux, quand je ne vis que pour soulager ses peines.

MARIETTE.

Je conviens, Monsieur, qu’elle vous a fait un accueil un peu froid.

DELFORT.

Un peu froid ! un peu froid ! Elle m’a assassiné par ses réponses désespérantes et ambigües ; chaque mot qu’elle m’a dit a enfoncé un poignard dans mon cœur, et son refus y a porté les coups de mille poignards ensemble.

MARIETTE.

Elle n’a point refusé, ce me semble, de s’unir à vous.

DELFORT.

Non, mais elle a retardé notre mariage : et n’est ce pas la même chose pour un amant passionné ?

MARIETTE.

Je suis très éloignée d’approuver sa conduite avec tous : mais vous même, n’avez-vous rien à vous reprocher à son égard ? vous venez d’un pays où les in fidélités sont bien communes.

DELFORT.

Voilà encore un reproche qu’elle a en l’air de m’adresser ! mais qu’il est injuste ! et que ses craintes à cet égard sont déplacées !

MARIETTE.

N’est-il pas vrai qu’à Paris on change de maîtresse tous les mois, et même toutes les semaines.

DELFORT.

Oui ! on se fait là un jeu de ce qui est pour moi une affaire sérieuse, j’en conviens : la passion dominante des Parisiens est de n’en point avoir de durable pour les objets mêmes les plus intéressants et les plus dignes de plaire. Les deux sexes, à Paris, unis par des liens de fleurs, se prennent, se quittent, se reprennent, sans autre objet que l’amusement : c’est la mode souvent qui les rend épris l’un de l’autre ; ainsi, rien de plus léger que leurs serments, rien de plus frivole que leur tendresse.

MARIETTE.

D’après ce portrait, Monsieur, les Parisiens sont de jolies marionnettes que le plaisir fait mouvoir. N’auriez vous pas été un peu marionnette ?

DELFORT.

Non, Mariette : tel que certains médecins, qui doivent à un préservatif qu’ils portent, de vivre au sein de la contagion, sans contracter de maladie ; j’ai vécu à Paris, comme j’aurais vécu à Lyon.

MARIETTE.

Vous avez donc aussi un préservatif, une amulette merveilleuse ?

DELFORT, frappant sur son cœur.

Le voilà, mon préservatif : grâces à lui, l’air du vice n’a pu m’atteindre, et j’ai échappé à la corruption, quoique respirant au milieu d’elle. Les grandes passions rendent non seulement fidèle, mais chaste ; et d’ailleurs, quoique loin d’Amélie, je me la peignais sans cesse : sou image ayant toujours été présente à mon esprit, je ne l’ai quittée que pour la retrouver : elle n’a pas dû oublier enfin que j’ai refusé, pour elle, la main d’une duchesse, qui m’offrait, non un rang, mais des biens immenses, mais un crédit étendu, et tous les agréments de la vie.

MARIETTE.

Sans moi, peut-être, elle l’aurait oublié ; mais je le lui ai rappelé tantôt, et elle s’en est souvenue avec reconnaissance.

DELFORT.

Sais-tu, Mariette, ce que j’ai répondu à cette duchesse, lorsqu’elle m’a proposé sa main ? Je lui ai nommé Amélie, et me suis retiré en silence.

MARIETTE.

C’est fort bien fait ; mais vous l’avez revue, peut-être, et de nouvelles propositions...

DELFORT.

Non, Mariette, je n’ai pas remis le pied chez elle. Elle m’a écrit plusieurs fois pour m’y ramener : elle m’a fait parler par tous ses amis et les miens ; et toujours inébranlable, je suis resté ferme comme le roc au sein des flots ; ou plutôt je me suis bouché les oreilles comme Ulysse, et n’ai plus voulu entendre le chant de la sirène.

MARIETTE.

À propos de sirènes : on dit qu’il y en a de bien séduisantes à l’opéra de Paris ?

DELFORT.

Bien séduisantes, je l’avoue.

MARIETTE.

Vous êtes-vous aussi bouché les oreilles pour ne pas les entendre ?

DELFORT.

Je n’en ai pas eu besoin.

MARIETTE.

Elles ne vous ont point inspiré de crainte ?

DELFORT.

Peut-on craindre ce qu’on méprise ? Ah ! si Amélie me soupçonnait d’avoir été séduit par elles, qu’elle serait injuste ! rassure-la bien, je te prie : on calomnie quelquefois les amans les plus vrais. Dis-lui bien...

MARIETTE.

Les amants les plus vrais, ne le sont jamais beaucoup sur de certains articles. Si vous êtes innocent, comme j’aime à le croire ; c’est le temps seul, c’est le temps qui pourra le lui prouver ; et voila pourquoi elle a eu recours à ce juge incorruptible.

DELFORT.

Eh bien ! soit ; que le temps me justifie ; Amélie n’ignore pas qu’une âme comme la mienne, qu’on enchaîne par des vertus autant que par des attraits, n’a point pu s’attacher à des êtres vils et corrompus, nés seulement pour être les idoles du vice. N’importe, Mariette, n’en parlons plus. Que le temps me justifie, puisqu’elle le veut : je rougirais que ce fût moi-même. Dis-moi, cependant, ce qui a pu m’al tirer de sa part un accueil aussi froid ? Pourquoi m’a-t-elle refusé sa main, après me l’avoir promise ? Pourquoi, surtout, veut-elle m’éprouver encore durant une année ? Pourquoi, enfin, ne suis-je plus ce que j’étais à ses yeux, lorsqu’aux miens elle n’est point changée.

MARIETTE.

Amélie, vous le savez est naturellement un peu défiante. C’est la son seul défaut, je crois bien qu’elle vous aime, je crois bien qu’elle vous paye du plus tendre retour ; mais si elle vous épouse, elle craint qu’à la longue vous ne soyez peut-être fatigué de son malheur, elle craint que vous ne l’abandonniez peut-être.

DELFORT.

Ah ! voilà le grand mot, enfin ! voilà pourquoi elle suspend notre mariage. Elle craint que je ne l’abandonne ; elle craint, que fatigué de son malheur, je de me lasse de passer mes moments auprès d’elle. Eh bien ! je saurai dissiper ses craintes : je saurai la rassurer : j’ai un moyen infaillible ;

À part.

et quoi qu’il puisse m’en coûter il est temps de le mettre en usage.

Haut.

Mariette, tu peux me rendre un grand service ; dis-moi, je te prie, le nom et l’adresse de cet artiste qui a fait pour Amélie un chef-d’œuvre de mécanique.

MARIETTE, à part.

Je ne m’attendais pas à cette question.

Haut avec embarras.

Cet artiste qui a substitué une jambe si ingénieuse à celle d’Amélie.

DELFORT.

Oui, ce mécanicien habile dont tu m’a tantôt fait l’éloge, monsieur Giamboni.

MARIETTE.

M. Giamboni.

DELFORT.

Tu m’as dit que c’était le plus fameux qu’il y eut à Lyon.

MARIETTE, embarrassée.

Fameux ! oui : mais comme je vous l’ai déjà dit ; l’opération s’est faite avec le plus grand mystère ; on de m’a révélé, à moi, que ce qu’on ne pouvait point me cacher, et l’adresse docteur mécanicien est précisément une des choses que l’on n’a tues ; je crois même qu’il voyage en ce moment et qu’il est fort loin de cette ville.

DELFORT.

Eh bien ! cela étant, j’irai chez un autre : il y a plus d’un mécanicien à Lyon, et pour de l’argent on a bientôt trouvé tout ce qu’on veut.

MARIETTE, à part.

Voudrait-il faire présent à ma maîtresse d’une jolie demi-douzaine de jambes, pour en changer au besoin ?

DELFORT.

Je t’ai retenue ici bien longtemps : je crains que ta maîtresse n’ait eu besoin de toi. Va la joindre vite, redouble tes attentions pour elle, et c’est moi que tu obligeras.

MARIETTE.

Ce motif ne peut rien ajouter à mon zèle : j’aime Amélie autant que moi-même ; et quand je lui rends quelque service, c’est bien autant pour mon plaisir que pour le vôtre.

DELFORT, lui offrant une bourse.

Eh bien ! Mariette prends cette bourse.

MARIETTE.

Pourquoi donc, monsieur ?

DELFORT.

Pour te payer de ta réponse, elle m’a tant satisfait !

MARIETTE, à part.

La lettre le disait ruiné, et il m’offre une bourse.

DELFORT.

Accepte-là, c’est tout ce que je demande.

MARIETTE.

Je l’accepte.

À part.

Pour voir si la lettre a dit vrai.

DELFORT.

Adieu, Mariette, va retrouver ta maîtresse.

MARIETTE.

Adieu, monsieur.

À part.

Cet homme, quoi qu’on dise n’a point du tout l’air d’un infidèle.

 

 

Scène VIII

 

DELFORT, seul[1]

 

Tu craindrais donc, si je continuais d’être heureux, que ton malheur ne me fatiguât ! Tu craindrais que ta présence ne me devint onéreuse ! Eh bien ! rassure toi, divine Amélie, rassure-toi ; je vais te ressembler si parfaitement, qu’il faudra bien que tes alarmes se dissipent, qu’il faudra bien que tu croies à mes sentiments... Qu’elle sera surprise et satisfaite lorsqu’elle me verra privé d’une partie de moi-même ! et qu’elle saura pour qui j’ai fait ce sacrifice... Je dis satisfaite, et l’on ne saurait m’en blâmer, ne sentir pas une douleur qu’un autre ne partage, ne pousser pas un soupir qui ne soit répété, est-il rien de plus doux, est-il rien de plus consolant pour un être qui souffre ?... Eh bien ! Amélie tu la gouteras cette consolation céleste. Sujet aux mêmes tourments que toi, aux mêmes privations, aux mêmes peines, le malheur va resserrer nos liens, le malheur va nous unir mille fois plus que nous ne l’avons été : nous allons gémir, nous allons pleurer ensemble, que dis-je ! le même jour, peut être nous verra mourir, ah ! puisse à jamais, puisse la même chambre nous servir d’asile, et le même lit de tombeau ! puisse la mort s’entendre avec la douleur pour nous faire expirer ensemble. Jusqu’ici j’ai été le seul à m’attendrir sur le sort d’une infortunée ; mon sort te touchera aussi, ô ma belle maîtresse ! tu me plaindras à ton tour, quand tu me verras dépouillé

Montrant sa jambe.

de ce morceau de poussière organisée : tu me donneras quelques larmes ; tu ne diras plus alors, tu n’oseras plus dire qu’un heureux qui s’unit à une infortunée, a l’air de lui faire une grâce ; et je pourrai t’épouser, je pourrai t’offrir ma main, sans te paraître généreux.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CIGALE, posant sur une table une jambe de bois

 

Je ne conçois rien aux idées de mon maître, il achète une belle jambe de bois, qu’il me fait apporter ici ; il m’ordonne de tenir prêt dans la chambre voisine tout ce qui est nécessaire pour panser une plaie... Qu’est-ce que tout cela signifie ? Amélie a eu le mal heur de perdre une jambe des suites d’une maladie cruelle : mon maître, par un excès d’amour qui n’aurait jamais eu d’exemple, voudrait-il lui sacrifier !... je frémis quand j’y songe... il est assez fou pour cela, ou plutôt il est assez amoureux... est-il rien où cette passion n’engage quand elle a pris racine dans une âme forte ? comme il avait l’air pensif et préoccupé, quand il a fait cette emplette !... hélas ! mon pauvre maître ! je crains en vérité que l’amour ne lui ait fait tourner la tête.

Maniant la jambe.

Ne voilà-t-il pas un beau meuble, et cela ne vaut-il pas bien cent louis ?... J’entends du bruit... sauvons-nous, et allons là-dedans achever, en enrageant, les apprêts qu’il m’a commandés.

 

 

Scène II

 

AMÉLIE, MARIETTE

 

MARIETTE.

Je vous jure, madame, que Delfort n’a point du tout l’air d’un perfide ; les discours qu’il m’a tenus tantôt, la douleur vraie qu’il a ressentie de l’accueil froid que vous lui avez fait, ses regards, son air, son maintien, tout m’a annoncé qu’il vous a toujours aimée et qu’il vous aime encore avec la plus vivo ardeur.

AMÉLIE.

Mais cette lettre, Mariette, cette lettre que j’ai reçue...

MARIETTE, montrant une bourse.

Mais cette bourse, madame, cette bourse qu’il m’a donnée.

AMÉLIE.

Cette bourse n’a rien de commun avec la lettre que j’ai lue...

MARIETTE.

Pardonnez-moi, madame, cette lettre est anonyme, et ce sont des mensonges peut-être qu’elle renferme, et voici du solide dans cette bourse : j’y ai trouvé cent bons louis qui détruisent tous ces mensonges.

AMÉLIE.

Qu’importe ! cet or ne prouve pas...

MARIETTE.

Cet or prouve que votre amant n’est pas ruiné, comme on vous l’assure, et que vous feriez bien mieux de croire la bourse que la lettre

Apercevant la jambe de bois.

Mais que vois-je sur cette table ?... oh ! oh ! voilà qui est singulier ! une jambe de bois des plus jolies ! des mieux travaillées ! des plus élégantes même ! serait-ce à vous, madame, que Delfort destine ce beau présent ? non : elle est trop grosso pour une femme, c’est pour un homme qu’elle paraît être faite. Delfort aurait-il le projet ?... je ne puis y songer sans frémir... il m’a demandé tantôt le nom et l’adresse du mécanicien qui vous a fait une jambe ; quand au nom, j’ai dit M. Giamboni, comme une étourdie que je suis ; mais la demeure, je ne la lui ai point dite, il m’a dit qu’il s’adresserait à un autre, il m’a dit qu’il dissiperait vos craintes, qu’il avait un moyen infaillible de vous prouver son amour, je l’ai laissé tout pensif, tout rêveur, tout triste, ah ! ma bonne maîtresse ! je ne doute point que Delfort ne veuille se porter à quelque extrémité terrible.

AMÉLIE.

Tu me fais trembler, Mariette ! entrons bien vite dans ce cabinet pour l’en empêcher...

MARIETTE.

Vous ne croyez donc plus qu’il vous ait manqué de foi ?

AMÉLIE.

Eh ! sais-je ce que je crois en ce moment ? Delfort est en danger, voilà tout ce qui m’occupe, voilà tout ce que je vois ; viens donc, suis-moi, et cachons nous à l’instant pour venir à son secours. Cette feinte sera sans doute la dernière où je serai obligée de descendre, et Delfort va m’apprendre si je dois ou non compter sur son cœur.

Elles se cachent dans le cabinet.

 

 

Scène III

 

DELFORT, seul

 

Je reviens de chez le docteur Giamboni que j’ai eu bien de la peine à trouver : il était absent ; mais j’ai dit à son élève de me l’envoyer ici, et sans doute il ne manquera pas de s’y rendre. Qu’il me tarde de le voir arriver pour remplir le projet que l’amour m’inspire ! ce projet ne pouvait naître que dans une grande âme. Combien je m’applaudis de l’avoir imaginé tout seul !... et d’être le premier à l’exécuter peut-être... tel que je suis maintenant, je serais resté volontaire ment auprès d’Amélie, je l’avoue ; mais ce bienfait avec le temps l’aurait humiliée : tel que je vais être, je serai forcé d’y demeurer toujours ; elle aura la joie pure de ne me rien devoir, et sa fierté et son amour seront également satisfaits.

Avec effroi.

Mais si la mort est la suite de mon sacrifice !... pourrais-je la craindre ? Non, non, comme il sort de l’ordre des choses ordinaires, le ciel veillera sur moi, le ciel me doit un miracle... mais si la douleur... la douleur ?... je la crains bien moins que la mort. Je suis amant et Français : avec deux titres si beaux, peut-on manquer de courage ?...

Maniant la jambe.

et puis les ressorts de cette machine me paraissent fort déliés, fort souples et point du tout pesants.

Avec sérénité et un ton de plaisanterie douce.

Et si Amélie est aussi bien chaussée que moi, j’espère que nous irons de temps en temps faire une promenade au... Mais où est Cigale ?... holà ! hé ! Cigale ! Cigale !

 

 

Scène IV

 

CIGALE, DELFORT

 

CIGALE.

Monsieur, me voilà.

DELFORT.

Tout est-il prépare ?

CIGALE.

Oui, monsieur, tout est rangé dans la chambre voisine.

DELFORT.

Fort bien.

CIGALE, d’une voix tremblante.

Fort mal... monsieur.

DELFORT.

Eh bien !

CIGALE.

Me sera-t-il permis de vous faire une question ?

DELFORT.

Parle.

CIGALE.

Que signifient tous ces apprêts que je viens de faire ? tout cet attirail de la douleur et peut-être de la mort.

DELFORT.

Ce n’est rien, mon ami, ce n’est rien.

CIGALE.

Ce n’est rien ! ah ! vous voulez en vain me le cacher, monsieur : je devine tous vos projets ; je lis malgré vous dans votre âme. Amélie a eu le malheur de perdre une jambe des suites de sa maladie, et par un excès de tendresse auquel je ne comprends rien, vous brûlez de lui ressembler ! quelle idée ! et vous avez pu la concevoir de sang froid ! la mûrir en silence dans votre tête ! les cheveux se dressent sur la mienne quand j’y songe.

DELFORT.

Tu n’as jamais été bien courageux.

CIGALE.

Cela est vrai, monsieur, je suis poltron : mais je ne suis pas insensible. Je ne voudrais pas qu’on me fît une piqûre d’épingle ; mais je ne puis voir couler le sang d’autrui sans effroi ; et la douleur que je n’éprouve pas, me fait souffrir autant que la mienne propre.

DELFORT.

Cigale ; la douleur n’est point un mal.

CIGALE.

La douleur n’est point un mal ! qu’entends-je, ô blasphème ! la douleur n’est point un mal ! ô philosophes maudits ! race abominable et perverse, qui avez persuadé cette folie à certains hommes ; où sont vos livres ? que je les brûle, que je les réduise en cendres à l’instant. Où êtes-vous, vous-mêmes, véritables ennemis de l’humanité ? où êtes-vous ? ah ! si je vous tenais... que j’aimerais à vous faire cuire et à vous dire ensuite que la douleur n’est point un mal !

DELFORT.

C’est bien vainement que tu déclame si fort contre la philosophie, ce n’est pas par philosophie que je m’immole, c’est par amour.

CIGALE.

Par amour ! par amour ! et quelle nécessité y a-t-il que vous fassiez présent de votre jambe à Amélie ? croyez-vous que les femmes veuillent des époux boiteux ? j’aime aussi, j’aime Mariette presqu’autant que vous aimez sa maîtresse : Mariette est borgne depuis quelque temps ; pensez-vous que pour lui plaire j’irai me faire arracher un œil ? ah ! je m’en garderai bien, monsieur, je m’en garderai bien ; je n’ai pas trop de mes deux yeux pour lorgner sa jolie mine, et s’il ne m’en restait qu’un, de quoi me servirait que pour me ressembler, ma maîtresse renonçât à l’un des siens ? celui qu’elle perdrait me reparait-il celui que je n’au rais plus ? ah ! je serais bien fâché qu’elle me sacrifiât seulement un cil de sa paupière.

DELFORT.

Tu le crois, mon ami ! que ton erreur m’étonne ! deux malheureux sont comme deux timides voyageurs que cherchent des assassins au milieu d’une forêt obscure. C’est pour se fortifier contre la crainte qu’ils se tiennent étroitement liés, et la mort leur paraît moins cruelle, s’ils la reçoivent en s’embrassant, et quel être dans la nature ne croit pas moins souffrir, s’il est assuré de ne pas souffrir seul ? C’est pour diminuer les tourments d’Amélie, que je brûle de les partager : elle sentira moins ses maux, j’en suis sûr, quand nous les sentirons ensemble. Que dis-je ! je lui paraîtrai plus aimable quand je serai aussi infortuné qu’elle ; et si tu étais borgne, les visages les plus beaux pour toi seraient ceux qui n’auraient qu’un œil.

CIGALE.

Non, de par tous les diables, non, un bel œil n’est jamais de trop, surtout quand il appartient à un joli visage, et si j’étais borgne...

DELFORT, souriant, mais sans affectation et avec calme.

Malgré tes répugnances, mon cher Cigale, j’espère bien te recommander au docteur qui va venir ici pour satisfaire à ma demande. Je ne souffrirai pas qu’un homme qui est à moi, ne cherche point à m’imiter dans ce que je fais de bien.

CIGALE.

Monsieur, je vous remercie de votre attention ; mais point de recommandation, je vous prie : je n’aime point les docteurs tranchants, et n’ai rien de trop à leur offrir dans toute ma personne.

DELFORT.

Je suis fatigué des courses que je viens de faire : un fauteuil.

Cigale lui avance un fauteuil, et il s’assied.

On heurte à la porte, c’est sûrement le docteur, va vite lui ouvrir.

 

 

Scène V

 

CIGALE, DELFORT, LE DOCTEUR GIAMBONI

 

LE DOCTEUR, à Cigale.

Est-ce ici que demeure monsieur Delfort ?

CIGALE.

Tenez, le voilà ; qu’il vous réponde lui-même, je ne veux pas être son complice...

DELFORT, au Docteur.

Approchez, Docteur, approchez.

LE DOCTEUR.

On dit que vous m’avez demandé, monsieur.

DELFORT.

Cela est vrai, docteur Giamboni.

LE DOCTEUR.

Que puis-je faire pour votre service ?

DELFORT.

Vous allez le savoir, Docteur... Cigale, ferme toutes les portes.

CIGALE, en fermant toutes les portes.

Que ce docteur Giamboni a la figure rébarbative !

DELFORT, d’un ton ferme.

Vous connaissant de réputation, monsieur Giamboni, sachant combien vous êtes habile dans votre art, je vous ai choisi pour me couper une jambe.

LE DOCTEUR.

Une jambe !

DELFORT.

Oui, Docteur. Serait-ce la première fois qu’on vous fait cette demande ?

LE DOCTEUR.

Non, monsieur : mais ne pourrait-on la guérir sans en venir à cette extrémité.

DELFORT.

La guérir ! il faudrait pour cela qu’elle fut malade.

LE DOCTEUR.

Vous avez fait quelque chute, peut-être... Et blessé dans cette partie...

DELFORT.

Non, Docteur : je ne suis ni blessé, ni incommodé dans aucune partie du corps, j’ai les deux jambes les plus saines qu’on puisse avoir et en voici la preuve.

Il se lève.

La manière dont je marche et me tiens debout, n’annonce pas que je sois impotent.

LE DOCTEUR.

Pourquoi donc, monsieur, voulez-vous ?...

DELFORT.

J’ai mes raisons qu’il est inutile de vous apprendre : songez seulement à me satisfaire, et vous n’aurez point à vous plaindre de moi.

LE DOCTEUR.

Mais, monsieur, il y aurait de la cruauté, de la folie même...

DELFORT, se rasseyant.

Ah ! voici les représentations... Je m’attendais bien qu’elles seraient éternelles, il est temps de les faire cesser, ou plutôt de les prévenir. Docteur, voici un pistolet et une bourse, l’un est chargé de trois balles !

CIGALE, bas au Docteur.

Ne craignez rien, il n’y en a qu’une.

DELFORT.

L’autre renferme trois cent louis, elle est à vous si vous faites ce que je désire. Si vous me résistez, l’autre...

À part.

Il faut lui faire peur.

Haut.

Docteur, vous m’entendez, ne m’en faites pas dire davantage...

LE DOCTEUR.

Je vous entends, monsieur, et je vois bien qu’il faut vous obéir.

CIGALE, à part.

Oh ! le vilain homme ! le méchant homme que monsieur Giamboni !

LE DOCTEUR.

Mais le jeune homme à qui l’on a parlé chez moi, ne m’ayant point dit pour quel objet on me demandait à votre hôtel, je n’ai point apporté mes instruments.

CIGALE, à part.

Oh l’honnête homme ! le charmant homme que monsieur Giamboni !

DELFORT, à part.

Ô circonstance fâcheuse !

Haut.

C’est-à-dire, monsieur Giamboni, que vos instruments sont chez vous, et qu’il faut que vous les alliez chercher.

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur, sans eux il est impossible que j’opère ; mais ne craignez pas que je sois longtemps à faire ce message ; je demeure assez près d’ici pour être de retour dans un quart-d’heure.

À part.

Au diable ; si je reviens.

CIGALE.

Monsieur, j’accompagnerai le Docteur, si vous le jugez nécessaire.

DELFORT, à part.

Ils brûlent de s’en aller pour ne pas revenir.

Haut.

Non, messieurs, vous ne sortirez d’ici ni l’un, ni l’autre ; vous permettrez même que je vous y renferme, j’ai déjà été chez le docteur, je sais où il demeure. Votre élève, Docteur, doit connaître votre écriture.

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur, il la connaît.

DELFORT.

Eh bien ! écrivez tout de suite et donnez-moi un billet pour ce jeune homme à qui j’ai déjà parlé : il me remettra vos instruments d’après la demande que vous allez lui faire, je les rapporterai ici, et nous nous mettrons à l’œuvre tout de suite.

LE DOCTEUR.

Votre idée est bonne, monsieur ; mais qui sait si mon jeune élève pourra trouver ce qu’il me faut.

DELFORT.

Oui, Docteur, il le trouvera, si votre demande est claire. Je l’aiderai d’ailleurs dans ses recherches, et rien ne nous manquera. Voilà du papier, une plume et une écritoire : allons, écrivez, écrivez vite.

Cigale donne au Docteur tout ce qu’il lui faut, et le Docteur écrit.

LE DOCTEUR, à part.

Je croyais que nous en serions quitte pour la peur ; mais ma foi il n’y a pas moyen de reculer.

Remet tant le billet à Delfort.

Tenez, monsieur, il faut faire tout ce que vous voulez ; mais en vérité quand je songe...

DELFORT.

Encore des remontrances !

Il lit le billet tout bas.

C’est fort bien, Docteur, c’est fort bien...

Il se lève.

Au lieu de tant prêcher, Docteur, amusez vous pendant mon absence à examiner si monsieur Cigale n’a pas quelque tache dans l’œil.

CIGALE.

Je vous assure, monsieur, que j’ai les visières très nettes, il est inutile que le Docteur y regarde.

DELFORT, au Docteur.

Vous devez toujours porter sur vous les instruments nécessaires à la conservation de cet organe, les brouillards de la Saône combinés avec ceux du Rhône, font tant de mal aux yeux des Lyonnais !

LE DOCTEUR.

Cela est vrai, monsieur, et je viens à l’instant d’en sauver deux dans le voisinage qui avaient bien besoin de mes secours.

 

 

Scène VI

 

LE DOCTEUR, CIGALE

 

LE DOCTEUR, souriant.

Est-il vrai, monsieur, que vous avez un œil qui vous gêne, et que mes soins vous soient nécessaires pour vous en débarrasser.

CIGALE.

Non, Docteur, grand merci de votre offre obligeante, je vois à merveille de mes deux yeux, et si c’est une incommodité de bien voir, je suis résigné à la supporter toute ma vie.

LE DOCTEUR.

Monsieur Delfort n’est pas homme cependant à dire une chose pour l’autre, puisqu’il m’a chargé d’examiner si vous n’aviez pas quelque tache dans l’œil, il faut bien qu’il y en ait quelqu’une. Venez donc que j’y regarde de près, et ne vous laissez point dominer par une fausse honte.

CIGALE.

Et pourquoi serais-je honteux de bien voir ? est ce un crime d’avoir deux beaux yeux, deux grands yeux aussi brillants que des escarboucles ?

LE DOCTEUR.

Non : mais quelquefois les personnes infirmes ne veulent pas que l’on sache...

CIGALE.

Je ne suis point infirme, Docteur, et n’ai nulle envie de le devenir. Mon maître voudrait peut-être, parce qu’il va se faire couper une jambe pour plaire à sa maîtresse, que pour plaire à la mienne, je me fisse arracher un œil : mais je ne suis, Dieu merci, ni aussi fou, ni aussi amoureux que lui.

LE DOCTEUR.

Eh quoi ! c’est par amour que Delfort veut se faire couper une jambe !

CIGALE.

Mon Dieu oui, la femme qu’il aime en a perdu une ; et c’est, dit-il, pour diminuer ses tourments qu’il veut s’exposer aux plus terribles : celle que j’aime a bien perdu un œil aussi ; mais au diable, si je me fais éborgner pour le bel œil qui lui reste.

LE DOCTEUR.

Voilà donc la seule raison qui engage Delfort...

CIGALE.

Je suis certain qu’il n’y en a point d’autre.

LE DOCTEUR.

Delfort est un homme bien singulier !

CIGALE.

Ah ! Docteur ; c’est le roi des hommes, généreux, sensible, humain, s’il n’était pas si amoureux, il se rait parfait. C’est là son seul défaut.

LE DOCTEUR, à part.

Je ne puis pas croire qu’il pousse à bout son entreprise. En attendant, amusons-nous de son valet.

Haut.

Vous n’avez donc nulle envie d’imiter votre maître.

CIGALE.

Non, docteur, pas la moindre. Je n’ai rien de trop, Dieu merci, pas même un cheveu sur la tête.

LE DOCTEUR, avec un ton emphatique et affectation.

Âme faible et pusillanime ! vous ne connaissez donc pas les devoirs que l’amour impose aux vrais amants ? vous ne savez donc pas que les uns pour obtenir un sourire de leur maîtresse, ont sacrifié, je ne dis pas leur bien, leur fortune, leurs possessions de tout genre ; mais leur repos, leur honneur et leur vie ? que les autres, pour les délivrer d’un péril passager, ont affronté des monstres et des géants : que ceux-là se sont fait esclaves pour avoir le plaisir de ramper sous leurs ordres ; que ceux-ci plus grands encore et plus courageux, ont attaqué seuls des armées entières ; que tous enfin, que presque tous ont subi une mort cruelle et quelquefois ignominieuse pour épargner à l’objet de leur culte... quoi !... un instant de douleur, une égratignure, une piqûre d’épingle. Vous ne savez donc pas...

CIGALE.

Je sais, Docteur, que ces exemples-là sont admirables ; mais que dans ce siècle ils ne sont guère imités ; et qu’en bomme prudent et sensé, je me conforme aux usages de mon siècle, je sais qu’on est fort laid avec un œil de moins, qu’il n’y a rien de plus délicat que cette partie ; que je souffre en damné, si par hasard il y entre un fétu, et que ce serait bien pis si vos instruments...

LE DOCTEUR.

Homme sans courage ! Savez-vous ce que c’est que l’œil ?

CIGALE.

Ma foi, l’œil est un meuble fort utile, voilà tout ce que je sais.

LE DOCTEUR.

Bath ! utile : à Paris, d’où vous venez, vous avez dû rencontrer des quinze-vingt dans la rue ?

CIGALE.

Oui ; ce sont des aveugles qui vont sans accident dans tous les quartiers de la ville, et qui même les indiquent aux plus clairvoyants.

LE DOCTEUR.

Vous voyez donc bien que l’œil n’est pas un meuble si utile que vous l’imaginez, et que l’on peut s’en passer facilement. Savez-vous, d’ailleurs, comment il est fait cet organe que vous craignez tant de perdre ? L’œil est une espèce de fève, une lentille, où les rayons du jour se réunissant sur une espèce de lacis qu’on nomme la rétine, portent soudain à l’âme l’image des objets sensibles. Cette lentille est moins que rien : c’est un point sur une grande surface, un grain de sable sur une montagne, une verrue imperceptible sur un arbre de cent pieds de haut.

CIGALE.

Ma foi, lentille ou fève, peu m’importe ! Qu’un autre explique les mystères de la vue, je me contente d’en jouir, et c’est ainsi que l’on devrait faire pour tous les objets de la vie.

LE DOCTEUR.

Que ce discours est bien celui d’un grand homme qui ne parviendra jamais à rien de grand. Qu’il peint bien une âme vulgaire. Faut-il, pour vous donner un peu de cœur, que je vous cite les borgnes fameux qui se sont immortalisés et dont les noms vivront éternellement au temple de mémoire ?

CIGALE.

Je veux croire, Docteur, qu’il y en a beaucoup : mais pour moi, je ne porte point mon vol si haut. J’aime l’obscurité, je l’avoue, non celle qui nous couvrant les yeux d’un voile épais, nous empêche de voir la lumière ; mais telle qui nous met à l’abri de tous les regards. Je voudrais enfin pouvoir connaître tout le monde à mon aise et n’être vu de personne : je voudrais...

Le docteur tire de sa poche un fer à toupet.

Ah ! horrible instrument.

LE DOCTEUR, rapidement, poursuivant Cigale son fer à la main.

Vous craignez d’être borgne ! et le grand Annibal, Horatius-Coclès, le fameux général Zasca, le prince Antigone. Ignorez-vous que tous ces grands hommes furent privés d’un œil ? j’ai plus loin, l’illustre Milton qui perdit la vue si jeune ; ce théologien, qui se creva les yeux pour mieux méditer ; Origène qui fit bien plus encore ; Origène, qui...

CIGALE.

Ah ! Docteur, cessez de m’approcher, cessez de me poursuivre : cet instrument a une certaine odeur qui me ferait expirer sur la place.

LE DOCTEUR.

Êtes-vous dévot ? croyez-vous à la Bible ?

CIGALE.

Je crois tout ce qu’on veut, à la Bible, à l’Alcoran, n’importe.

LE DOCTEUR.

Eh bien ! Tobie, le père Tobie, qu’un ange est venu guérir, c’est moi qui suis ange, c’est moi qui viens vous ouvrir les yeux, allons, allons... ne faites plus l’enfant, rendez-vous le digne émule de ces hommes immortels : la postérité vous en récompensera avec usure ; et pour une misérable lentille que je vais vous ôter du front...

CIGALE.

Docteur ayez moins faim de ma pauvre lentille, et je vous promets de vous en faire manger d’excellentes ; je vous promets de vous en régaler, vous et toute votre famille ; me refuserez-vous une grâce que je demande à genoux ?

 

 

Scène VII

 

LE DOCTEUR, CIGALE, DELFORT, avec un petit coffre sous le bras

 

DELFORT.

Que vois-je ! Cigale à genoux ! les yeux tout baignés de larmes !

CIGALE, larmoyant.

Ah ! mon maître, ayez pitié de moi !

DELFORT.

D’où vient donc la terreur que je vois sur ton visage ?

CIGALE.

Le docteur Giamboni qui veut m’arracher un œil.

DELFORT.

Et c’est ce qui te désole ? Il est clair que d’après cela tu renonces à Mariette.

CIGALE.

Si j’y renonce ! ah ! je promets bien de n’être plus amoureux de ma vie.

DELFORT.

Eh bien ! lève-toi, et sois désormais tranquille. Mon dessein n’est pas de te violenter. Pour moi qui adore Amélie plus que jamais, et qui aspire à lui en donner la preuve. Docteur, voici tous vos instruments renfermés dans ce petit coffre ; j’ai eu bien de la peine à trouver votre élève ; mais vous n’aurez plus à présent que de vaines excuses à m’opposer ; disposez-vous à remplir mes veux, et que ma félicité commence le plutôt possible.

Il s’assied, et prend un air riant.

Avant de nous mettre en train cependant, je voudrais bien savoir lequel est le plus utile à l’homme, de la jambe ou de l’œil, cette question n’est point oiseuse. Cigale, c’est toi que j’invite à y répondre.

CIGALE.

Assurément, monsieur : c’est l’œil qui est le plus utile à l’homme : de quoi n’est-on pas privé quand on l’est de la vue ? On ne voit plus le soleil, on ne voit plus la lune, on ne voit plus Mariette, on ne peut faire un pas sans tomber, on a besoin d’un guide pour se conduire...

DELFORT, avec sérénité et gaîté.

Eh bien ! Cigale, j’ai une proposition à te faire, qui peut-être ne te déplaira pas : laisse-toi couper une jambe, et moi j’offrirai mon œil à arracher : allons, troc pour troc.

CIGALE, rapidement.

Monsieur, je me trompais, c’est la jambe certainement qui est plus utile à l’homme que sa vue ; un homme qui n’a qu’une jambe tombe bien plus facilement, et bien plus souvent encore que celui qui ne voit pas, ou plutôt, il lui est impossible de faire un pas, à moins qu’on ne le porte. Quelle situation affreuse ! il est, ou cul-de-jatte, ou condamné à se faire trainer partout ; il ne peut plus danser ; il ne peut plus surtout courir après les jeunes filles. Ah !... il est le plus malheureux des hommes.

DELFORT.

Je vois bien par tes réponses que tu ne voudrais perdre ni ton œil ni ta jambe. – Eh bien ! n’en parlons plus, et conserve-les l’un et l’autre le plus longtemps que tu pourras.

CIGALE, à part, avec sentiment.

Il plaisantait, le cruel ! et l’on va le martyriser.

DELFORT, d’un ton sérieux, mais calme.

Allons, Docteur, rien ne peut plus nous arrêter. Commençons je vous prie.

LE DOCTEUR, à part.

Ceci redevient sérieux ! j’enrage.

Haut.

Permettez, monsieur, que je vous représente...

DELFORT, avec une fermeté tranquille.

Vos représentations me sont insupportables ; je vous l’ai déjà dit, Docteur.

Lui montrant de nouveau le pistolet et la bourse.

Voyez et choisissez.

LE DOCTEUR, avec noblesse.

Gardez-votre argent, monsieur, les menaces ne m’effrayent guère et les présents ne me tentent pas. Mais je suis père et époux, c’est mon talent qui me fait vivre ainsi que ma famille, et puisque vous l’ordonnez, c’est à regret que je vais obéir. Je vous préviens cependant que l’opération faite, j’en avertirai le ministère public.

DELFORT.

Tout comme il vous plaira, je suis membre de ce ministère, je l’en instruirai moi-même si vous voulez, et ne craignez pas qu’il vous arrive rien de funeste.

LE DOCTEUR, les larmes aux yeux.

Le mien est un ministère d’humanité que j’avais béni jusqu’à ce moment ; mais, monsieur, que vous me faites maudire ! je vais le remplir en le détestant.

Il s’apprête à ouvrir le petit coffre.

CIGALE, l’arrêtant en tombant à ses genoux.

Ah ! Docteur, arrêtez : je viens de vous demander grâce pour un de mes yeux : je me rétracte, arrachez-les moi tous deux, je vous en supplie, arrachez-les moi à l’instant. J’aime mieux les perdre, j’aime mieux mourir que de voir mon bon maître se faire faire tant de mal.

DELFORT, avec une colère qui va en diminuant.

Retire-toi, maraud, relève-toi, et cesse de nous importuner l’un et l’autre. Tes larmes sont inutiles, le sort en est jeté ; on ne meurt point d’ailleurs d’une jambe coupée : ne crains rien, mon ami.

CIGALE, au Docteur.

Docteur, ne l’écoutez pas.

À soi-même.

Oh ! si j’avais une épée, comme je m’en percerais, tout poltron que je suis !... Dieux !... Je crois entendre pousser des cris terribles ; je crois voir couler son sang... Il ne sera pas dit au moins que j’aurai été présent à cet affreux spectacle, et voici pour m’y dérober.

Il se couvre la tête avec un mouchoir.

DELFORT.

Allons, Docteur, j’attends l’effet de vos bontés.

Le Docteur ouvre le petit coffre ; au bruit qu’il fait, Amélie et Mariette sortent du cabinet ; Amélie est pâle, échevelée et dans le plus grand désordre.

 

 

Scène VIII

 

LE DOCTEUR, CIGALE, DELFORT, AMÉLIE, MARIETTE

 

AMÉLIE, accourant et restant évanouie.

Arrêtez, arrêtez.

DELFORT, se retournant.

Quoi ! Amélie, c’est vous !

CIGALE, se découvrant la tête.

Quoi ! Mariette, tu n’es plus borgne, et ta maîtresse n’est plus boiteuse ? elles se sont jouées de vous.

DELFORT, se levant et allant au secours d’Amélie.

Ah ! Docteur ! Mariette ! Cigale ! venez, venez tous la secourir... Que vois-je, Amélie ! vous pleurez !

AMÉLIE, d’une voix étouffée.

Ah ! Delfort !

DELFORT.

Ciel ! la parole expire sur ses lèvres ! mais comment a-t-elle pu accourir vers moi ? Ce miracle... que vois je ! Mariette n’a plus son bandeau !... Ah ! Amélie, m’auriez-vous trompé.

MARIETTE.

Non, monsieur, ma maîtresse est innocente ; c’est moi seule qui suis coupable, c’est moi qui lui ai conseillé de feindre, c’est moi qui ai tout conduit, c’est de ma façon qu’elle a une jambe de moins, et je me suis rendue borgne pour éprouver ce maraud.

DELFORT.

Que vois-je sur son front ? quel sentiment douloureux semble l’agiter ?

MARIETTE.

Ce sentiment est le repentir. Amélie ne se pardonnera jamais une épreuve qui a failli vous être si funeste.

DELFORT.

Ah ! Amélie, pourquoi cette sévérité ? pourquoi cette cruauté envers vous-même ? l’épreuve où Mariette vient de vous engager, vous a fait connaître mon cœur, elle est toute à mon avantage.

AMÉLIE.

Quoi ! j’ai exposé vos jours et vous me pardonnez !

DELFORT.

Vous pardonner ! moi ! pour avoir ce droit, il faudrait que je fusse votre époux, m’allez-vous enfin accorder ce titre ?

AMÉLIE.

Delfort, je suis coupable ; mais ne l’avez-vous pas été à votre tour ? Cette lettre, où l’on m’apprend qu’une demoiselle... Lisez-la, Delfort, lisez cette lettre.

DELFORT, prenant la lettre.

Que vois-je ? l’écriture de la Duchesse, de cette femme dont j’ai refusé la main.

AMÉLIE, reprenant la lettre.

En voilà assez, Delfort, n’achevez point la lettre, vous n’y verriez que des calomnies. Si j’avais su de qui elle venait, je serais bien moins coupable. Voilà ma pain, vous la méritez plus que jamais. Et que ne suis-je plus digne d’être votre épouse ! j’ai commis deux crimes en ce jour : celui de vous avoir fait croire à un malheur imaginaire, et celui d’avoir soupçonné votre vertu d’après une lettre de ma rivale. Mais ces crimes, Delfort, c’est l’amour qui me les a fait commettre, et l’amour...

DELFORT.

Sera votre excuse... Ne pensons plus qu’au bonheur qui nous attend.

LE DOCTEUR.

Il me paraît, monsieur, que vous n’avez plus besoin de mon ministère.

DELFORT.

Non, Docteur : je n’oublierai point cependant le service que vous m’avez rendu, en vous opposant à mon dessein funeste ; et voulez-vous bien en récompense agréer certes bourse pour vos enfants.

LE DOCTEUR.

Monsieur, je suis laborieux et honnête ; et mes enfants n’ont besoin de rien.

DELFORT.

Quoi, vous me refusez une somme si modique ?

LE DOCTEUR.

Qu’en ferais-je, monsieur, ne suis-je pas assez payé ? j’ai rempli mon devoir. Adieu, madame ; adieu, monsieur. Pour vous, monsieur Cigale, savez vous que l’instrument qui vous a fait tant de peur, n’était qu’un fer à toupet ; mais j’en ai ici de plus tranchants, qui sont fort à votre service.

CIGALE, montrant Mariette.

Grand merci, Docteur, on ne saurait voir trop clair quand on a cette jolie mine à lorgner.

LE DOCTEUR.

Salut donc à la jolie Mariette et à monsieur Cigale.

DELFORT.

Adieu, Docteur, soyez de nos amis. Il me paraît que Cigale s’est raccommodé avec Mariette, depuis qu’elle n’est plus borgne : qu’elle reçoive donc cette somme pour dot, si elle veut l’épouser.

CIGALE.

Mariette, tu ne réponds rien ; serais-tu la seule à m’en vouloir, lorsque nos maîtres se pardonnent ?... Mariette !... Mariette !... prends pitié de mes tourments.

MARIETTE, recevant la bourse.

Je reçois la bourse : mais songe bien, quand nous serons unis, songe bien, malgré ton amour pour tes yeux, qu’un bon mari doit toujours les fermer sur les défauts de sa femme.

[1] Tout ce monologue doit être dit avec une sensibilité profonde et une mélancolie sombre. Delfort est un philosophe, un homme exalté qui ne sent pas et ne parle pas comme tout le monde.

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