La Demande en grâce (Gabriel DE LURIEU - Eugène MÉVIL - Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT)

Comédie en un acte, mêlée de vaudevilles.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 14 juin 1821.

 

Personnages

 

LE PRINCE ROYAL

LE COMTE DE BETFORT, vieux courtisan

LORRY, page du duc de Manchester

ALPHONSE, page du duc de Manchester

ÉMERIC, page du duc de Manchester

GUSTAVE, page du duc de Manchester

ROCHEBRUNE, gouverneur des pages

 

La scène se passe à quelques milles de Londres, dans un château appartenant au duc.

 

Le Théâtre représente un salon dans le style gothique. À gauche, l’entrée d’un cabinet ; à droite, une fenêtre à vitraux de couleur. La porte du fond, qui reste ouverte pendant toute la pièce, laisse apercevoir une galerie.

 

 

Scène première

 

LORRY, ALPHONSE, ÉMERIC, GUSTAVE

 

Au lever du rideau, ils sont groupés tous quatre devant la fenêtre de droite. Gustave et Alphonse sont montés sur un fauteuil et regardent par-dessus la tête de leurs camarades. La fenêtre est ouverte.

LORRY.

Bon voyage, madame la duchesse.

TOUS QUATRE.

Bon voyage, madame la duchesse.

Ils se réunissent.

Ensemble.

Air : Beaux jours de mon enfance, (de Jeannot et Colin).

Ô ciel, daigne d’un page,
Exaucer les souhaits,
Accorde à son voyage
Les plus heureux succès.

LORRY court à la fenêtre.

Ah ! puissiez-vous, du prince,
Désarmer le courroux,
Et dans cette province
Ramener votre époux.

TOUS QUATRE.

Ô ciel, daigne d’un page,
Exaucer les souhaits,
etc.

LORRY.

Elle réussira, mes amis ; le prince royal est galant, la vue d’une jolie femme le disposera à l’indulgence.

ALPHONSE.

Après tout, quel est le crime du duc de Manchester... quelques épigrammes sur les ministres, sur les favoris de son altesse... Eh ! bon dieu, si l’on exilait tous ceux qui pensent aussi mal de ces messieurs, notre pauvre Angleterre ressemblerait bientôt à une île déserte.

ÉMERIC.

Oubliez-vous le refus qu’il a fait de présenter sa femme à la cour ?

LORRY.

Ces griefs sont bien légers, et un exil de trois mois est une punition assez sévère...

ALPHONSE.

Tu as raison, aussi nous sommes-nous bien promis de le suivre partout.

Air : Ah ! que de chagrins dans la vie.

Longtemps le sort lui fut prospère ;
Ah ! mes amis à quoi tient la faveur...
Il fut pour nous un second père,
Nous devons tous partager son malheur.
L’abandonner dans cette circonstance,
Ah ! d’y penser tous mes sens sont émus ;
N’oublions pas que la reconnaissance    }
(bis.)
Est la première des vertus.                                   }

LORRY.

Nous pensons tous quatre de même.

 

 

Scène II

 

LORRY, ALPHONSE, ÉMERIC, GUSTAVE, ROCHEBRUNE arrivant par le fond

 

ROCHEBRUNE, à la cantonade.

C’est bon, c’est bon, je dois d’abord m’occuper du plus pressé.

En entrant.

enfin voilà madame la duchesse partie ! J’espère, messieurs les pages, que pendant son absence vous serez sages.

LORRY.

Sages !... pour qui nous prends-tu, mon cher Rochebrune ?

ROCHEBRUNE.

Pour des étourdis dont on se plaint sans cesse dans le canton.

LORRY.

Ah ! l’on se plaint de nous !... c’est une preuve qu’on s’en occupe.

ROCHEBRUNE.

Air : Du Major Palmer.

Les pages d’une duchesse
Devraient-ils courir toujours ?

ALPHONSE.

Voudrais-tu dans la paresse
Voir s’écouler nos beaux jours ?

ROCHEBRUNE.

Notre concierge, à la ronde,
Raconte, mes égrillards,
Vos ruses à tout le monde...

ALPHONSE.

Tous les portiers sont bavards.

ROCHEBRUNE.

Depuis longtemps, chose infâme !
Vous êtes cause, entre nous
Que le fermier bat sa femme...

ALPHONSE.

Tous les fermiers sont jaloux.

ROCHEBRUNE.

Si le jardinier s’absente,
Vous détruisez chaque fleur,
Il tremble pour chaque plante...

ALPHONSE.

Tous les jardiniers ont peur.

ROCHEBRUNE.

Pour courtiser Mathurine,
Vous enfermez ses parents,
Deux heures dans la cuisine...

ALPHONSE.

Tous les parents sont gênants.

ROCHEBRUNE.

Pour mille autres tours semblables
Vous êtes toujours en l’air.

ALPHONSE.

Tous les pages sont des diables.

ROCHEBRUNE.

Aussi je suis en enfer. (3 fois.)

LORRY, en riant.

Tu n’y seras plus... Nous te quittons.

Ils font tous quatre un mouvement.

ROCHEBRUNE.

Halte-là, on ne sort pas.

ÉMERIC.

Qu’est-ce à dire, on ne sort pas.

ROCHEBRUNE.

Vous êtes consignés.

TOUS.

Consignés !

ROCHEBRUNE.

Par madame la duchesse, qui m’a chargé de la représenter en son absence.

ALPHONSE.

Voilà une duchesse bien représentée.

ROCHEBRUNE.

Taisez-vous, mauvais plaisant, et sachez que lorsqu’il n’y a pas de maître, c’est moi qui commande dans ce château. Je suis chargé de veiller à ce que vous ne fassiez pas de sottises.

LORRY.

Nous te laisserons faire.

ROCHEBRUNE.

Et je réponds de vous sur ma tête.

ALPHONSE.

Voilà une caution bien respectable.

ROCHEBRUNE.

Eh ! messieurs, on ne l’a pas toujours été respectable !

Air : Tout ça passe.

Comme vous j’eus l’air vaurien ;
J’étais rempli de jactance :
Et j’avais dans mon maintien
Placé toute ma science.
On admirait mon aisance,
Et grâce à mes airs charmants
On recherchait ma présence...

ALPHONSE.

Comme on change (ter.) avec le temps

ROCHEBRUNE.

Maintenant je vais donner des ordres à l’intendant, au concierge, à tous les employés du château.

Air : Vaudeville du Bouquet du Roi.

Chacun doit se résigner
Aux ordres de la duchesse,
Pour la servir je m’empresse
D’aller tous vous consigner.
Ne leur faites pas de grâce,
M’a-t-elle dit en partant,
Ou bien, mon cher, je vous chasse...

ALPHONSE, à part.

Je t’en dirais bien autant.

ENSEMBLE.

Chacun doit se résigner
Aux ordres de la duchesse,
Pour la servir il s’empresse
D’aller tous nous consigner.

Rochebrune sort.

 

 

Scène III

 

LORRY, ALPHONSE, ÉMERIC, GUSTAVE

 

LORRY.

Nous voilà jolis garçons.

ÉMERIC.

C’est un tour de ce vieux Rochebrune.

ALPHONSE.

Mes amis, passons la journée à le faire enrager.

ÉMERIC.

Non... il nous faut quelque chose de neuf.

LORRY.

Que faire ?

TOUS.

Que faire ?

ALPHONSE.

Canon à quatre voix.

Air : Vent brûlant d’Arabie.

Enfants de la folie
Suivons ses étendards
Par quelque espièglerie
Signalons nos écarts.
Dieu, protecteur des pages,
Lorsque nous jurons tous
De n’être jamais sages,
Daigne veiller sur nous
(bis.)

Ils reprennent tous les quatre.

Enfants de la folie
Suivons ses étendards,
etc.

LORRY.

Une inspiration !... jouons la comédie.

TOUS.

La comédie !

LORRY.

La tragédie, l’opéra-comique, si vous voulez ; quoique l’opéra-comique soit bien triste... Émeric fera les tuteurs, Gustave les amoureux,

À Alphonse.

et toi les amoureuses...

ALPHONSE.

Y pensez-vous ?

LORRY.

Tu sais chanter la romance, n’est-ce pas tout ce qu’il faut ?

ALPHONSE.

Vous ne connaissez pas encore tous mes moyens ; tenez, écoutez.

Il va se placer sur le grand fauteuil auprès de la fenêtres ; ses camarades l’entourent..

Air De Boyeldieu. (Dieu l’a donné.)

Dans ce séjour,
Où, sous les lois d’un maître,
Captive hélas ! je languis chaque jour,
Puisse un sauveur à mes yeux apparaître,
Et qu’avec lui l’espérance pénètre
Dans ce séjour.

TOUS LES PAGES.

Dans ce séjour. (5 fois.)

TOUS.

Bravo ! bravo !

LORRY, qui se trouve auprès de la fenêtre.

Mes amis, on nous écoute.

ALPHONSE.

Tu badines.

LORRY.

Tiens, vois plutôt ces deux cavaliers arrêtés au pied de la tour.

ALPHONSE.

Deux cavaliers.

LE PRINCE, en dehors.

Même air.

Dans ce séjour,
Où gémit l’innocence,
Qu’un mur dérobe aux regards de l’Amour,
Jeune beauté renais à l’espérance,
Pour te sauver un chevalier s’avance
Vers ce séjour.

LES PAGES.

Vers ce séjour. (5 fois.)

ALPHONSE.

Ils prennent la chose au sérieux.

LORRY.

C’est qu’ils ont l’air de vouloir pénétrer dans le château... eh bien ! mes amis, nous étions embarrassés tout à l’heure...

ÉMERIC.

Comment tu voudrais ?...

LORRY, réfléchissant.

Attendez donc... oui... nous profitons de la circonstance, la duchesse est absente,

À Alphonse

tu revêts ses habits...

ALPHONSE.

Et je joue le rôle de l’innocence persécutée... ma foi non, je n’oserai jamais.

LORRY.

Tu refuses ? je m’en charge.

ALPHONSE, riant.

En vérité ?... ça sera plus drôle... je voudrais bien te voir en femme.

LORRY.

Tu n’attendras pas longtemps.

ALPHONSE.

Mais ta voix ?...

LORRY.

Sois tranquille, je l’adoucis quand je veux.

ALPHONSE.

À la bonne heure. Moi, je vais faire signe à ces étrangers à travers la grille du parc, je les introduits furtivement et notre pièce commence.

LORRY.

À merveille.

ALPHONSE.

Air : Pour obtenir celle qu’il aime (du Calife.)

Dans ce château quand la tristesse,
Semble faire valoir ses droits ;
Quand, chaque jour, de la sagesse,
On veut nous imposer les lois.
Tôt ou tard, c’est une justice,
Il faut bien que cela finisse.
Pour aujourd’hui,
Chassons l’ennui,
Autant de pris sur l’ennemi
(bis.)

TOUS.

Autant de pris sur l’ennemi (bis.)
Pour aujourd’hui,
Chassons l’ennui,
Autant de pris sur l’ennemi
(bis.)

Alphonse sort par la porte à droite.

 

 

Scène IV

 

LORRY, ÉMERIC, GUSTAVE

 

ÉMERIC.

Quelle folie ! et que dira madame la duchesse ?

LORRY.

Selon sa coutume, elle grondera tout haut, rira tout bas, et pardonnera.

ÉMERIC.

Nous ne lui en laissons pas perdre l’habitude ; mais toi, Lorry, pourras-tu bien soutenir ton rôle ?

LORRY.

Si je le soutiendrai ! sous des habits de femme...

Air : Je ne veux pas qu’on me prenne.

Contemple cette tournure,
Admire cet œil baissé,
La candeur de ma figure,
Et mon petit air pincé.
Je vais prendre un ton modeste,
Babiller avec esprit.
Et je compte pour le reste
Sur la vertu de l’habit
(bis.)

ÉMERIC.

Je conviens que cet habit-là porte bonheur, mais... j’entends nos voyageurs... ils sont dans le corridor...

LORRY.

Déjà.

TOUS LES TROIS.

Air : De la mélomanie.

Allons amis, apprêtons-nous à rire,
C’est un charme, c’est un délire.
Moments
Charmants.

LORRY.

Alphonse, vas les introduire,
Je me charge de les séduire :
Mes chers amis, nous allons rire.

LES PAGES.

Mes chers amis, nous allons rire (bis.)

LORRY.

Eh vite à ma toilette ; n’a pas qui veut des pages pour femmes de chambre.

Ils sortent tous trois par le fond.

 

 

Scène V

 

LE PRINCE, LE COMTE DE BETFORT, ALPHONSE

 

Ils entrent mystérieusement.

ALPHONSE, à voix basse.

Air : Nobles dames et bachelettes. (Comte Ory.)

Nous y voici, faites silence ;
Pour vous conduire dans ces lieux,
Il me fallait, ave prudence,
Vous dérober à tous les yeux.

LE PRINCE.

À votre maîtresse, beau page,
Sans plus tarder annoncez-nous ;
Faire cesser son esclavage,
De tous nos vœux, c’est le plus doux.

ENSEMBLE.

Faire cesser son esclavage,
De tous          { nos   vœux, c’est le plus doux.
{ leurs

LE PRINCE.

Vous dites donc que votre maîtresse nous ayant aperçus au pied de la tour ?...

ALPHONSE.

Sensible au mérite de deux cavaliers galants, m’a dépêché vers eux afin d’avoir le plaisir de leur témoigner sa vive reconnaissance.

LE PRINCE, à part.

Reconnaissance... c’est le terme d’usage.

Haut.

Et votre maîtresse est-elle jeune ?

ALPHONSE.

Vingt-deux ans...

LE COMTE.

Vingt-deux ans ! diable !

ALPHONSE, à part.

Comme il s’enflamme.

LE PRINCE.

Jolie ?...

ALPHONSE.

Charmante.

LE COMTE.

Toutes les victimes le sont.

ALPHONSE.

Air : De doche.

Ses yeux sont vifs, ses traits piquants ;
D’esprit ma maîtresse est remplie ;
Et vous serez tous deux contents
De son aimable étourderie.
Souvent je l’ai vu, sans fierté,
Prendre part aux jeux de notre âge,
Et, dans un accès de gaieté,
Faire ce que ferait un page
(bis.)

LE PRINCE.

Comment ! c’est à ce point là ?

ALPHONSE.

Pardon, messieurs, je ne puis m’arrêter plus longtemps, je dois compte à ma maîtresse de l’heureux résultat de ma mission, et je vous quitte pour aller l’en instruire.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE PRINCE, LE COMTE

 

LE PRINCE.

Eh ! bien, comte de Betfort, qu’on dise maintenant que nous courons les aventures !... en voici une qui vient nous chercher.

LE COMTE.

Pour la première fois que votre altesse chasse la grosse bête de ce côté...

LE PRINCE.

À qui peut appartenir ce château ?

LE COMTE.

À la belle qui réclame votre secours.

LE PRINCE.

Dites-donc notre secours.

LE COMTE.

Son Altesse me permettrait de devenir son rival ?

LE PRINCE.

Pourquoi pas ? cela sera plus piquant.

À part.

Je connais toutes les prétentions du cher comte, et je veux me ménager quelque plaisir.

LE COMTE.

Prince, je plairai, puisque vous le voulez absolument ; mais croyez que le respect...

LE PRINCE.

Ce n’est pas le moment d’en parler. Tous deux inconnus sans doute aux personnages de ce château nous pourrons facilement passer à leurs yeux pour des officiers de la suite du Prince Royal.

LE COMTE.

J’entends... l’incognito d’habitude, je suis fait à l’incognito.

LE PRINCE.

C’est tout simple : tout doit être égal entre nous, et, comme l’intéressante victime qui faisait retentir les échos de ses plaintes amoureuses, ne s’est adressée positivement à aucun de nous deux, j’entends, j’exige même que vous vous mettiez sur les rangs.

LE COMTE.

Mon Prince, j’ai compté quelques bonnes fortunes ; mais je n’ai jamais eu de concurrence aussi redoutable que la vôtre.

LE PRINCE.

La concurrence ne saurait vous effrayer, l’Amour est aveugle...

LE COMTE.

Votre Altesse a une manière d’encourager le mérite...

LE PRINCE.

Je ne suis pas courtisan ; d’ailleurs, qui entend rien. aux caprices des femmes !... qui sait si celle-ci...

LE COMTE.

D’après l’éloge de son page.

LE PRINCE.

Vous croyez aux éloges de pages ?

LE COMTE.

Monseigneur, je puis assurer Votre Altesse que ces drôles-là ont un certain tact...

LE PRINCE.

Au surplus, je serais enchanté que celui-ci eût dit vrai. L’amour me consolerait des peines de l’amitié.

LE COMTE.

Votre Altesse a du malheur en amis...

LE PRINCE.

Les ingrats ! ils m’ont forcé à les éloigner de la Cour...

LE COMTE.

Ils ne parlaient pas la langue du pays... Ce vieux duc d’Oxford, par exemple, c’était bien le vieillard le plus ridicule : toujours de la morale, des principes, de la vertu...

LE PRINCE.

Air : Du Sénateur (de Béranger.)

Rapportant de sa province
Un esprit étroit, mal fait,
Le duc voulait, dans un prince,
La probité d’un sujet.
Il osait à tous propos
Me reprocher mes défauts...

LE COMTE.

C’est trop fort,
Oh ! trop fort,
Votre vieil ami d’Oxford,              }
(bis.)
Mon prince, a mérité son sort.      }

LE PRINCE.

Et le marquis de Cambridge se refusant de m’accompagner dans mes promenades nocturnes ; il n’y a pas jusqu’au duc de Manchester, vers lequel je me sentais entraîné... qui s’avise de faire des épigrammes... encore s’il n’avait parlé que de moi !...

LE COMTE.

Mais critiquer les ministres, ces auteurs sont d’une maladresse !

LE PRINCE.

Pour comble d’ingratitude, Manchester se marie et ne veut pas présenter sa femme à la Cour, parce que, dit-il, le prince est galant et... Ah ! si je rencontre un jour lady Manchester, je lui prouverai bien...

LE COMTE, riant.

Que son mari avait raison.

LE PRINCE.

Ah ça ! mon cher comte, j’ai donc une réputation...

LE COMTE.

C’est-à-dire, mon prince, vous en avez deux.

LE PRINCE.

Air : Il nous faudra quitter l’empire.

Que dit-on de moi dans le monde ?
Parlez franchement, je le veux...

LE COMTE.

On prétend que, nouveau Joconde,
De vingt beautés vous allumez les feux
(bis.)
Que, toujours grand, vous dissipez en fêtes
Tous les trésors de nos guérets.
Mais, de vous toujours satisfaits,
Nos courtisans assurent que vous êtes   }
(bis.)
Le père de tous vos sujets.                                   }

LE PRINCE.

Au fait, lorsque je m’interroge il me semble que ma légèreté peut donner de moi une idée défavorable, je rougis de quelques étourderies que je punirais dans un autre ; je me promets de revenir sur mes pas. Je suis décidé à me corriger ; oui, j’en prends la ferme résolution et...

Se retournant.

ah ! comte, la voilà... je l’aperçois ; allons, faisons assaut d’amour et de galanterie.

 

 

Scène VII

 

LE PRINCE, LE COMTE, LORRY, en femme[1], GUSTAVE le suit, et se tient au fond

 

LE PRINCE et LE COMTE.

Ensemble.

Air : Ô surprise extrême !

Ami,               } si c’est elle,
Prince,                       }
Je vois, qu’en effet,
Un peintre fidèle     }
(bis.)
Traça son portrait.   }

LE PRINCE.

Madame, attirés par les sons de votre voix, nous avons mêlé nos accents aux vôtres.

LORRY.

Je charmais l’ennui en essayant une romance nouvelle.

LE COMTE, à part.

Allons, ce n’est pas une victime.

LORRY.

Je m’étais douté de votre méprise en vous entendant improviser un second couplet... mais, flattée d’être l’objet de vos pensées... j’ai dépêché un de mes pages pour vous prier de vous arrêter un instant dans mon château... j’ai peut-être commis une indiscrétion.

LE COMTE.

Ah ! Madame, nous procurer le plaisir de mettre à vos pieds notre hommage... touchés de vos attraits... entraîné par la sympathie, je sens...

LORRY, à part.

En voilà déjà un qui extravague... Ces Messieurs chassaient sans doute ?

LE COMTE.

Oui, Madame.

Air : Dit’s-moi, n’allez-vous pas l’ dimanche.

De nous vous vous faites entendre
Lorsque nous parcourions ce bois ;
Un trouble heureux vint nous surprendre
Aux sons charmants de votre voix ;
Abandonnant soudain la chasse,
Rappelant en vain nos esprits,
Du gibier nous perdons la trace...

LORRY, à part.

Et voilà nos deux chasseurs pris (bis.)

LE PRINCE, bas au comte.

Je crois, cher comte, que je vous céderai mes droits. Je trouve à cette femme un air...

LE COMTE, à part.

Parbleu, je veux prouver à Son Altesse que l’on a plus d’un moyen de plaire.

LORRY.

Je puis donc compter, Messieurs, que vous me ferez l’honneur de passer une partie de la journée dans ce château ?

LE COMTE.

La journée toute entière si vous le permettez...

LORRY, à part.

Comme il y va... Ce ne serait pas mon compte.

LE COMTE.

Air : En proie au chagrin qui me tue.

Auprès d’une femme jolie
Qui ne voudrait passer ses jours.

LORRY, souriant malgré lui.

Ah ! ménagez ma modestie.

LE COMTE, passionne.

Mon cœur seul dicte mes discours.

LE PRINCE, à part, en souriant.

Je crois que le comte s’enflamme ;
Moi je trouve, sur mon honneur,
À cette femme,
Un faux air de candeur
Quine saurait toucher mon cœur
(bis.)

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, ALPHONSE

 

ALPHONSE, en saluant.

Madame ?

LORRY.

Qu’y a-t-il ?

ALPHONSE.

Ce sont vos fermiers, votre intendant, vos marchands...

LORRY.

Il suffit !

ALPHONSE, bas à l’oreille de Lorry.

Le vieux Rochebrune me suit... Il sait l’arrivée de ces messieurs...

LORRY, au prince et au comte.

Vous permettez...

LE COMTE.

Avec regret, mais nous serions désolés de vous causer la moindre gêne.

LORRY.

Dans un instant je reviens vous faire les honneurs de mon château.

Il fait une grande révérence et sort avec Alphonse et Gustave.

 

 

Scène IX

 

LE PRINCE, LE COMTE

 

LE COMTE, transporté.

Cette femme est charmante !

LE PRINCE.

Elle est gauche, elle a l’air emprunté, son œil est hardi, son ton leste... Mais, du reste, elle est charmante.

LE COMTE.

Elle n’a pas le bonheur de plaire à Votre Altesse ?

ROCHEBRUNE, en dehors.

Où sont-ils ces étrangers ? où sont-ils ?

LE PRINCE, se retournant.

Qu’entends-je ?

LE COMTE, remontant la scène.

C’est un des habitants du château, qui nous cherche.

 

 

Scène X

 

LE PRINCE, LE COMTE, ROCHEBRUNE

 

ROCHEBRUNE.

Messieurs, j’ai bien l’honneur d’être votre très humble serviteur de tout mon cœur.

LE COMTE.

Nous sommes les vôtres.

ROCHEBRUNE.

Messieurs, je voudrais bien savoir,

Un regard du prince le fait changer de ton.

c’est-à-dire, oserais-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

LE COMTE.

Vous voyez devant vous deux officiers aux gardes.

ROCHEBRUNE.

Deux officiers du prince, Messieurs, enchanté de faire votre connaissance... Vous voyez un ancien...

LE PRINCE.

Vous avez servi ?

ROCHEBRUNE.

Onze mois, avec la plus grande distinction.

Air : Vaudeville des Amazones.

Je l’avouerai, j’étais né militaire,
Et j’aurais mis ma gloire à bien servir ;
Sans mon malheureux caractère
Depuis longtemps j’aurais su parvenir
(bis.)
Ma tête, hélas ! inconstante et légère,
Au goût présent ne se pliait jamais.
En temps de paix, je ne rêvais que guerre,                    }
(4fois.)
Se battait-on, je voulais vivre en paix...              }

LE PRINCE.

Ces caractères-là sont moins rares que vous ne pensez.

ROCHEBRUNE.

J’ai été forcé de demander mon congé.

LE COMTE.

Et vous vous êtes retiré dans vos terres ?

ROCHEBRUNE.

Non, non, dans celles des autres.

LE PRINCE.

Vous n’êtes donc pas le propriétaire ?...

ROCHEBRUNE.

Je suis le gouverneur des pages et du château de madame la duchesse de Manchester.

LE PRINCE, surpris.

Quoi ! nous sommes ?...

ROCHEBUNE.

Chez madame la duchesse.

LE COMTE, souriant.

L’aventure est plaisante.

LE PRINCE.

Ah ! si j’avais su que c’était !

ROCHEBRUNE.

Elle s’est rapprochée de Londres, afin d’aller y solliciter, auprès du Prince Royal, la grâce de son époux.

LE COMTE.

Le prince chasse aujourd’hui dans les environs.

ROCHEBRUNE.

Ah ! mon Dieu !

À part.

Et madame la duchesse qui est partie !

Haut.

Vous m’avez l’air de braves gens, notre Prince Royal s’est fâché mal à propos ; entendons-nous tous les trois pour l’attirer en ce château.

LE PRINCE.

Je ne pense pas que cela soit très difficile...

ROCHEBRUNE.

Il aura le cœur bien dur s’il résiste à notre éloquence, et surtout aux prières, aux larmes de la jolie duchesse.

LE COMTE, regardant le prince.

Nous songerons à cela.

ROCHEBRUNE.

N’est-ce pas... Je bénis le hasard qui vous a amenés dans ce château... Cherchez, cherchez le moyen d’y faire venir le prince... Des gens d’esprit comme vous trouveront cela facilement. Si vous vouliez écrire, voilà la bibliothèque de madame.

Il montre le cabinet à gauche.

Je m’en vais donner des ordres pour que vous soyez traités avec tous les égards... Quand les braves se rencontrent...

À part.

Eh ! vite un courrier à madame la duchesse...

Air : Vaudeville de la Visite à Bedlam.

Quel plaisir de recevoir
Ses anciens compagnons d’armes ;
Dans ce moment plein de charmes
Je sens mon cœur s’émouvoir
(bis.)
Le prince est près du château ?

LE PRINCE.

Vous pourrez l’y voir peut-être,
Mais il est incognito.

ROCHEBRUNE.

Je saurai le reconnaître.

ENSEMBLE.

Quel plaisir de recevoir
Ses anciens compagnons d’armes ;
Dans ce moment plein de charmes,
Il sent son cœur s’émouvoir.

Rochebrune sort par la porte du fond.

 

 

Scène XI

 

LE PRINCE, LE COMTE

 

LE PRINCE.

Par Saint-Georges, l’aventure est piquante !... nous sommes chez ce vaurien de Manchester.

LE COMTE.

Qui a relégué sa femme dans ce château pour la soustraire aux regards de Votre Altesse ; il a fort bien réussi.

LE PRINCE.

Savez-vous qu’elle est gentille, la jeune duchesse ?

LE COMTE.

Un peu gauche.

LE PRINCE.

Non, non... c’est timidité...

LE COMTE.

Vous lui trouviez le ton leste.

LE PRINCE.

Ah ! je ne la savais pas mariée.

LE COMTE.

L’œil hardi.

LE PRINCE.

C’est-à-dire plein de vivacité... et puis, mon cher comte, à la première vue... lorsqu’on ne sait pas à qui l’on a affaire... il est bien difficile d’asseoir son jugement... Moi d’abord je ne prononce jamais sans appel.

LE COMTE.

Ainsi vous trouvez maintenant la duchesse...

LE PRINCE.

Gaie, aimable, spirituelle... ah ! Manchester, l’amour me vengera de tes épigrammes.

LE COMTE.

Mon Prince... cette résolution...

LE PRINCE, à part.

Excellente idée !... la grâce du duc remise aux mains de la duchesse... c’est cela, on ne sait pas jusqu’où peut aller sa reconnaissance...

LE COMTE.

Son Altesse combine son plan d’attaque.

LE PRINCE.

Je cours y rêver... sans adieu, comte de Betfort.

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, seul

 

Peine perdue, mon Prince... la duchesse ma regardé avec un air malin qui vous portera malheur !... Vous vous fiez sur votre rang, mais cela ne m’épouvante pas... nous avons d’autres moyens de plaire. Je sais comme il faut s’y prendre avec les belles. J’ai été jeune, quoique je ne me sois jamais aperçu que ce fût un grand avantage...

Air : J’en guette un petit de son âge.

Courtisant la brune et la blonde,
Jadis, par mes soins imprudents,
Je faisais peur à tout le monde
Et j’effrayais jusqu’aux mamans.
Mais comme avec l’âge on raisonne,
Lorsque je poursuis un tendron,
Je sais m’y prendre de façon
Que je ne fais peur à personne
(bis.)

J’entends du bruit... c’est sans doute la Duchesse.

 

 

Scène XIII

 

LE COMTE, LORRY, toujours en femme

 

LORRY, à part.

Rochebrune n’y est plus, nous pouvons reparaître.

LE COMTE, de même.

Le Prince a raison, elle gagne à être vue deux fois.

LORRY, à part.

C’est celui qui extravague !...

Haut.

On a une peine infinie à se défaire de cette espèce de gens !... pardon si je vous ai laissé seul.

LE COMTE.

Seul ! on ne l’est pas, madame, lorsqu’on s’occupe de vous !

LORRY.

De moi !

LE COMTE.

Oui, madame ! et j’avouerai que dans les différents pays que j’ai parcourus, je n’ai jamais rencontré aucune femme qui pût vous être comparée, et cela n’a rien d’étonnant.

Air : Corneille nous fait ses adieux.

Des Espagnoles j’ai souvent
Entendu vanter la noblesse.
Des Italiennes le talent
A souvent charmé ma tendresse.
Les Françaises sont, entre nous,
Des femmes comme on n’en voit guère :
Mais pour en trouver comme vous
Il faut venir en Angleterre.

LORRY, minaudant.

Toujours galant.

LE COMTE.

Il ne m’a fallu qu’un instant pour vous voir, vous aimer, vous adorer...

LORRY.

Comment croire à une passion aussi subite !

LE COMTE.

N’avais-je pas déjà entendu parler de la charmante Duchesse de Manchester...

LORRY, à part.

Est-ce qu’il me prend pour ma maîtresse ?

LE COMTE.

Air : Vaudeville de l’Écu de 6 francs.

Je ferai cesser la disgrâce
Dont gémit longtemps votre époux ;
Mais lorsque j’obtiendrai sa grâce,
Aurai-je la mienne de vous
(bis.)
Ne rejetez pas mon hommage,
Quand je le rends à la beauté.
Payez-moi de sa liberté                 }
(bis.)
En partageant mon esclavage.      }

Pendant ce couplet Alphonse, Émeric et Gustave paraissent au fond dans la galerie.

LORRY.

Que dites-vous, seigneur ?

LE COMTE.

Comptez sur moi, Duchesse, mon crédit auprès de Son Altesse, et les sentiments que vous m’avez inspirés plaideront si éloquemment votre cause que je réponds du succès... mais que je puisse au moins espérer...

Il lui prend la main.

– qu’un service aussi important me donne quelques droits à votre amitié.

LORRY.

Seigneur... ce langage !

LE COMTE.

Est celui d’un amant passionné qui jure à vos genoux...

Les trois pages rient aux éclats et disparaissent.

LORRY, d’un air inquiet.

Ce sont mes pages... S’ils vous voyaient... de grâce, éloignez vous...

LE COMTE.

J’obéis, mais laissez-moi me flatter...

LORRY.

Puis-je vous en empêcher ?

LE COMTE, à part.

Elle est charmante... Le prince peut venir quand il voudra.

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène XIV

 

LORRY, un moment seul

 

Me prendre pour la duchesse, c’est trop fort ; voilà un amant auquel il faut que je donne congé ! Ma foi, j’aurais cru mon rôle plus difficile. Mais voici mes camarades.

 

 

Scène XV

 

LORRY, ÉMERIC, ALPHONSE et GUSTAVE

 

ALPHONSE.

Air : Du Renégat.

Nous venons t’offrir un renfort.

LORRY.

Parle plus bas, je t’en supplie.

ALPHONSE.

Il faut nous apprendre d’abord
Comment va notre comédie ?

LORRY.

Notre amoureux est plein d’attention,
Et j’ai reçu sa déclaration.

ENSEMBLE.

Amis, nous devions nous attendre
À d’aussi rapides succès ;
Un page toujours a su prendre
Les courtisans dans ses filets.
(5 fois.)

ALPHONSE.

Et ces étrangers sont ?

LORRY.

Des officiers de la suite du prince royal.

ÉMERIC, étonné.

Du prince royal !

LORRY.

Très bien avec leur maître, qui m’ont offert leur protection, et jusqu’à celle de son altesse. Ainsi, messieurs, un peu de respect pour la favorite.

ÉMERIC.

Parbleu ! je voudrais bien les voir ; je dois les connaître l’année dernière j’allais si souvent à la cour.

LORRY.

Regarde à travers la serrure de ce cabinet.

ÉMERIC va regarder.

Ah ! mon dieu !

ALPHONSE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

ÉMERIC.

Nous sommes perdus.

ALPHONSE.

Perdus !

LORRY.

Explique-toi !

ÉMERIC.

C’est le prince royal lui-même.

ALPHONSE.

Le prince royal !

ÉMERIC.

Et le comte de Betfort le plus grand original des trois royaumes.

LORRY.

Est-il possible ?

ÉMERIC, regardant toujours à la serrure.

Air : De la Clochette (me voilà.)

C’est bien lui !

LES TROIS AUTRES PAGES.

Quoi ! c’est lui ?

ENSEMBLE.

Ma surprise est extrême.

ÉMERIC.

C’est bien lui !

LES PAGES.

Quoi ! c’est lui ?

ENSEMBLE.

Et notre stratagème
Va nous perdre aujourd’hui
(bis.)
C’est bien lui (bis.)
Ma surprise est extrême.
C’est bien lui
(bis.)

Tous les quatre l’un après l’autre.

C’est bien lui !

LORRY.

Ah ! ah ! l’aventure est unique.

ALPHONSE.

Oui, oui, ris ; je ne sais pas comment nous allons nous tirer de là.

 

 

Scène XVI

 

LORRY, ÉMERIC, ALPHONSE, GUSTAVE, LE PRINCE

 

Le prince entr’ouvre la porte du cabinet ; il n’est vu de personne.

LE PRINCE, à part.

Que signifie cette gaieté ?

LORRY.

Quand je me désolerais, cela ne servirait à rien, ce n’est pas notre faute si la mystification a pris ce tour-là !

LE PRINCE, écoutant.

La mystification ?

LORRY.

La Duchesse s’absente, elle nous consigne ; pour nous égayer, je propose de jouer la comédie ; vous me chargez des rôles de femmes, l’un de nous chante une romance, il se trouve là à point nommé deux étrangers qui écoutent, et qui se prennent de belle passion pour un page.

LE PRINCE.

Un page... ah ! les fripons.

ÉMERIC.

Oui, mais au lieu de les détromper, tu t’amuses à prolonger cette erreur.

LORRY.

Le vieux Rochebrune leur dit que ce château appartient à la duchesse de Manchester, ils me prennent pour elle, c’est charmant !

LE PRINCE, toujours à part.

Ce pauvre Comte de Betfort dans quelles mains est-il tombé !

ALPHONSE.

Que décidons-nous ?

LORRY.

Mes amis, la duchesse ne trouvera pas le prince, elle veut obtenir la grâce de son époux, il me vient une excellente idée.

Le prince qui est sorti du cabinet, se fait entendre des pages. Lorry reprend son rôle en apercevant son altesse.

Alphonse, Emeric, veillez à ce que ces étrangers ne puissent se plaindre de leur séjour dans mon château.

ALPHONSE, souriant.

Oui, Madame la duchesse.

Il sort avec Gustave.

 

 

Scène XVII

 

LE PRINCE, LORRY

 

LE PRINCE, à part.

Voyons un peu comment il soutiendra son rôle.

LORRY, à part.

Je ne sais, mais je suis moins hardi que tout à l’heure.

LE PRINCE, s’avançant.

Pardon, Madame, je trouble peut-être vos méditations.

LORRY.

Milord... votre présence ne saurait m’être importune.

LE PRINCE.

Je contemplais tout à l’heure l’étendue de cette propriété, elle est immense ; sa beauté est nécessaire pour vous faire supporter avec moins de peine la solitude à laquelle vous vous êtes condamnée.

LORRY, à part.

Il n’est pas désabusé.

LE PRINCE.

Et quand on possède un caractère aussi aimable, des talents aussi distingués...

LORRY.

Ah ! Milord, laissons là mes talents... je leur dois la pénible situation dans laquelle je me trouve...

LE PRINCE, à part.

Est-ce qu’il se repentirait déjà.

Haut.

Votre situation ?

LORRY.

Est affreuse... séparée d’un époux...

LE PRINCE, à part.

Bon ! cela recommence. Monsieur le page ne manque ni d’adresse ni d’effronterie.

LORRY.

Et quand je pense que ce sont ces talents que Milord a la bonté de vanter, qui ont causé l’exil du Duc...

LE PRINCE, à part.

Voilà qui devient curieux.

Haut.

C’est vous qui avez causé l’exil...

LORRY.

De mon époux ; oui, Milord.

LE PRINCE.

Expliquez-vous, de grâce !

LORRY.

Élevée au couvent, j’y ai contracté le goût de la poésie.

LE PRINCE.

Ah ! vous avez été élevée au couvent... eh bien !

LORRY.

Eh bien ! ces vers épigrammatiques contre les favoris de son altesse...

LE PRINCE.

Ces vers ?

LORRY.

Ils sont de moi.

LE PRINCE.

De vous ?

À part.

Où diable veut-il en venir ?

LORRY.

Vingt fois j’ai voulu aller à Londres me jeter aux genoux de son altesse, avouer mes torts, et réclamer la grâce de Milord duc...

LE PRINCE, à part.

Le détour n’est pas mal adroit.

LORRY.

Si le prince a puni bien rigoureusement une étourderie, un crime de l’esprit, ne pensez-vous pas qu’un pareil aveu calmerait sa colère et servirait les intérêts de Manchester ?

LE PRINCE.

Oui, je conçois que la singularité de cet aveu...

LORRY.

Que sont, après tout, des vers contre quelques courtisans, qui les peignent comme vous les voyez peut-être, qui n’en disent pas plus de mal que vous n’en pensez sans doute... faut-il pour une semblable bagatelle, se priver d’un serviteur fidèle ; car, Milord, personne n’aime son prince, sa patrie...

LE PRINCE, l’interrompant.

Comme votre époux ?

LORRY, baissant les yeux.

Comme le duc de Manchester... oh ! si vous le connaissiez, combien mes éloges vous paraîtraient froids... il est adoré de tous ceux qui l’environnent ; mais j’y pense, on dirait que la providence vous envoie ici pour le servir ; vous approchez son altesse, daignez lui parler en faveur du duc de Manchester, je tombe à vos genoux.

LE PRINCE, à part en souriant.

C’est bon, tu vas y rester.

LORRY.

Air : Vaudeville de Turenne.

Sa grâce est ce que je désire,
Dois-je renoncer à l’avoir ?

LE PRINCE, à part.

À ses dépens il me faut rire...

Haut.

Madame, quelqu’un peut vous voir,
Sagement il faut tout prévoir.
Je crains pour vous la médisance.
Le duc est peut-être jaloux ?

LORRY.

Il me verrait à vos genoux
Sans redouter mon inconstance
(bis.)

LE PRINCE, à part.

Je le crois bien. J’étais loin de m’attendre à cette scène.

LORRY, se relevant.

Vous ne me dites rien ?

LE PRINCE.

Lorsque je suis parti... il était question de la grâce...

LORRY.

Du duc ?

LE PRINCE.

Précisément.

LORRY.

Et c’est peut-être vous, Milord, que son altesse a chargé du soin de la remettre à son épouse ?

LES PAGES, en dehors.

Vive le comte de Betfort ! Vive le comte de Betfort !

 

 

Scène XVIII

 

LE PRINCE, LORRY, LE COMTE entre précipitamment.

 

LE COMTE.

Ah ! les petits vauriens !

LE PRINCE.

Que veulent dire ces cris ?

LE COMTE.

Ce sont les pages de madame, qui viennent de me reconnaître, je ne sais pas trop comment.

LE PRINCE.

En vérité !

LE COMTE, bas au prince.

J’ai remarqué parmi ces étourdis, le cousin d’une jeune personne...

LE PRINCE.

Que vous trompiez.

LE COMTE.

Mon prince, elle n’avait rien à me reprocher.

LE PRINCE, d’un air moqueur.

J’entends, cher comte... cela doit vous arriver souvent.

En chantant ce couplet il regarde plusieurs fois Lorry.

Air : De la Robe et des Bottes.

Se déguiser n’est pas chose facile
Vous l’éprouvez en ce moment ;
Au village comme à la ville,
On vous reconnaîtra souvent.
Quand en amour on se montre infidèle,
Lorsque, par un plaisir nouveau,
On aime à tromper chaque belle,                        }
(bis.)
Peut-on longtemps garder l’incognito.   }

LES PAGES, en dehors.

Vive le prince royal ! vive le prince royal !

LE COMTE.

Mon prince, vous êtes aussi reconnu. Ah ! grands dieux ! voilà tous les gens du château.

 

 

Scène XIX

 

LE PRINCE, LE COMTE, LORRY, ALPHONSE, ÉMERIC, GUSTAVE, GARDES-CHASSES et VALETS

 

CHŒUR.

Air : De Joconde. (Entrée des Bohémiennes.)

Mes amis, célébrons cet heureux jour (bis.)
Dans ce château quelle ivresse,
Nous possédons son altesse :
Donnons-lui des gages de notre amour.
(bis.)

LORRY, feignant la surprise.

Ah ! mon prince, si j’avais su...

LE PRINCE, prenant l’air sérieux.

Je veux marquer ma présence en ces lieux par un acte de clémence, je vous accorde la grâce du duc de Manchester... Recevez-là des mains du comte de Betfort, dont l’amitié pour vous a triomphe de mon ressentiment.

LORRY.

Ah ! prince !

LE COMTE.

Je vous le disais bien, Madame.

À part à Lorry.

Le duc aura sa liberté, et moi...

Il lui remet un papier.

LORRY, au prince.

Je suis pénétrée... confuse...

LE PRINCE.

Cette grâce ne suffit-elle pas pour bannir votre chagrin ? en auriez-vous par hasard une autre à me demander ?

LORRY.

Moi, prince ?

LE PRINCE.

Par exemple, celle d’un étourdi, qui profitant de l’absence de sa maîtresse...

LORRY, à part.

Il sait tout.

LE COMTE, surpris.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

LORRY.

Air : De Julie ou le Pot de Fleurs.

Cet étourdi, sans doute, est bien coupable,
Mais croyez qu’il est repentant ;
De sa part c’est un tour pendable,
Je dois l’excuser, cependant.
(bis.)
Ah ! si, pour servir sa maîtresse,
Ce page a pu s’oublier un moment,
Il n’oubliera jamais, j’en fais serment,
Tout ce qu’il doit à votre altesse.
(bis.)

Il tombe à ses genoux.

LE PRINCE.

Dites-lui qu’en faveur de la preuve qu’il m’a donnée de son attachement pour ses maîtres je lui pardonne.

LORRY.

Quelle bonté !

LE PRINCE.

Et comme je veux lui épargner la tentation de commettre la même faute, annoncez-lui que je le fais sous-lieutenant...

LORRY.

Sous-lieutenant !... Quel bonheur !

LE PRINCE.

Dans le régiment de monsieur le comte.

LE COMTE.

Ah ! je suis joué.

ALPHONSE, à part.

Si j’avais été plus hardi, je porterais l’épaulette.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, ROCHEBRUNE

 

ROCHEBRUNE, accourant.

Le prince ici !... Où est-il ? où est-il ?

ÉMERIC.

Le voilà !

ROCHEBRUNE.

Mes étrangers de tantôt !

LE PRINCE, avec bonté.

Qui, mon vieux camarade.

ROCHEBRUNE.

Mon Prince, c’est trop de bonté. Enfin, j’en suis venu à mon honneur,... j’ai attiré son altesse au château de Manchester... Mes amis, entourons le prince, prions-le de nous accorder la grâce de notre maître.

LORRY, la montrant.

La voilà.

ROCHEBRUNE.

Hein ! Qu’est-ce ? Dieu me pardonne, c’est Lorry !

LORRY.

Lui-même qui passe au service du prince.

Se retournant vers le comte.

Mon colonel, j’attends vos ordres.

ROCHEBRUNE.

À quoi bon ce déguisement ?

ALPHONSE, à Rochebrune.

On vous expliquera tout cela.

LE PRINCE.

C’est un tour de page.

ROCHEBRUNE.

Encore quelque mauvaise plaisanterie.

ALPHONSE, à Rochebrune.

Le prince la trouve bonne.

LE PRINCE.

Ne le grondez-pas, il a fait une bonne action.

ROCHEBRUNE, se prosternant.

Mon Prince, il n’aurait rien fait du tout, que du moment qu’il a l’approbation de votre altesse, je lui en fais bien mon compliment.

Vaudeville.

Air : Vaudeville du Duel et le Déjeuner.

LE PRINCE.

Pour mieux parvenir dans ce monde,
Chacun suit un goût différent ;
L’un applaudit et l’autre fronde,
L’un fait le sot ou le savant.
À votre âge, pour l’ordinaire,
Servant la gloire et le plaisir,
On fait bien plus qu’on ne peut faire :
C’est le moyen dé réussir
(bis.)

ROCHEBRUNE.

Toujours actif dans ma jeunesse,
À chaque instant je m’agitais,
Je formais des projets sans cesse
Qui ne réussissaient jamais.
Prenant une marche contraire,
Quand l’âge est venu m’avertir,
J’ai resté longtemps sans rien faire :
C’est le moyen de réussir
(bis.)

LE COMTE.

De nos tables la symétrie
Envahit l’un et l’autre bout,
La droite est souvent mal servie ;
La gauche ne l’est pas du tout.
Dans la salle à manger quand j’entre,
J’ai le dessein de m’arrondir,
Et toujours ma place est au centre,
C’est le moyen de réussir
(bis.)

LORRY.

Savoir en chaque circonstance
Préférer l’honneur au pouvoir,
N’écouter que sa conscience,
Tout immoler à son devoir,
Sans aucun espoir mercenaire
Aimer son pays, le servir,
Quand dira-t-on, en Angleterre,
C’est le moyen de réussir ?
(bis.)

ALPHONSE, au public.

On assure maison, richesse,
On assure jusqu’aux couplets,
Et, pour assurer une pièce,
On nous demande cent billets.
Ce soir, pour prévenir le trouble,
Sachant à quoi nous en tenir,
Nous en avons donné le double,
C’est le moyen de réussir
(bis.)


[1] Lorry doit avoir à peu près le costume de milady Clara, dans la Jeunesse de Henri V.

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