La Croix d’or (Jules BARBIER)

Comédie en un acte et en vers.

Éditée dans Théâtre en vers de Jules Barbier, tome I, 1879.

 

Personnages

 

LE DOCTEUR LEBON

JACQUES BERNARD

GEORGES DE VERNON

PIERRE BRETON

PIGEONNEAU, domestique de Georges

DURET, concierge

UN COMMISSIONNAIRE

MARIE, fille de Jacques

 

La scène se passe à Paris, de nos jours.

 

Une chambre simple, chez Jacques Bernard.

 

 

Scène première

 

MARIE, seule

 

Elle est assise près d’une alcôve dont elle tient le rideau entr’ouvert et achève une chanson.

Sur ta lèvre vermeille
Qui sommeille,
Sens-tu pas se poser
Le baiser
De ta mère qui veille ?...

Il dort ! – Ô cher berceau ! ma plus douce espérance !

Source de tout bonheur et de toute souffrance !

Toi qui remplis mes jours et mûris ma raison,

Toi qui donnes un air de fête à la maison,

Sois béni !... Ne connais de la vie et du monde

Que ce qu’ils ont de bien, ô chère tête blonde !

Que Dieu même te garde, et qu’un heureux destin

Accueille en souriant tes jours à leur matin !

– Ah ! plier sous ses doigts comme une molle argile

À de nobles vertus une âme encor docile,

La voir éclore au bien sous des soins incessants,

Protéger sa jeunesse après ses premiers ans,

Et, quand l’heure est venue, au monde qui le nomme

Donner avec orgueil l’enfant qu’on a fait homme,

C’est ma tâche ! Et mon cœur digne de la remplir,

Ô ma sœur ! te promet de n’y jamais faillir !

Se tournant vers le berceau.

Que seras-tu ? Déjà sur ton front inclinée,

D’un regard inquiet je suis ta destinée ;

J’entrevois ta jeunesse avec ses passions,

Ses pleurs !... puis l’âge mûr et ses ambitions !

Puis de nouveaux désirs après d’autres mécomptes,

Et pour un bonheur lent des peines toujours promptes !

J’ai peur... et je me prends à regretter tout bas

Le temps où j’endormais cet enfant dans mes bras !

Elle se lève.

Ah ! si mon rêve un jour... Mais à quoi bon mon rêve ?

Nous commençons leur vie, et c’est Dieu qui l’achève !

Allons ! sans perdre ainsi le temps à babiller,

Je ne veux plus rêver pour lui, mais travailler.

Elle prend une broderie. On frappe.

On a frappé, je crois...

On frappe de nouveau.

Oui.

Elle va ouvrir.

 

 

Scène II

 

MARIE, LE DOCTEUR

 

MARIE, avec joie.

Le docteur !

LE DOCTEUR.

Lui-même,

Qui vient voir comment vont les gens, et qui vous aime !

MARIE.

Que vous êtes bon !

LE DOCTEUR.

Vrai ?

MARIE, souriant.

Vous en doutez ?

LE DOCTEUR.

Ma foi !

Tout le monde n’est pas si bien pensant pour moi !

Ce vieux cœur, il est vrai, n’aime pas tout le monde.

Çà, voyons, chère enfant, je viens faire ma ronde ;

La santé ? – mais, d’abord, parlez-moi du bambin.

MARIE, écartant le rideau.

Rose et frais ! vous voyez.

LE DOCTEUR.

Certes ! un vrai chérubin ! –

Et votre père ?

MARIE.

Mieux, grâce à vous !

LE DOCTEUR.

Non, ma chère !

Je pansai, mais c’est Dieu qui guérit votre père ! –

C’est un proverbe. – Et vous ?

MARIE.

Fort bien !

LE DOCTEUR.

Pourtant, morbleu !

Je vois ces beaux yeux-là se fatiguer un peu !

D’où vient que tous les jours s’effacent davantage

Ces joyeuses couleurs qu’on portait au visage ?

D’où vient que ce regard, de sommeil encor lourd,

S’efforce à soutenir l’éclat trop vif du jour ?

Nous ne dormons donc plus à l’heure où tout repose ?

Si vous m’aimez un peu, vous m’en direz la cause.

MARIE.

Que vous dire, docteur ? chacun a ses ennuis !

LE DOCTEUR.

Il suffit pour cela de vos jours, sans vos nuits.

MARIE.

J’ai honte à vous conter des peines si légères ;

Mon père avait remis à son homme d’affaires

Quelque argent qu’il avait lentement amassé,

Peu de chose, à ne voir dans cet argent placé

Que sa valeur ; beaucoup, quand cette faible somme

Représente la vie et les efforts d’un homme.

Une faillite a tout perdu ; j’ai redouté

De voir à ses vieux jours ce nouveau coup porté ;

Car un peu de faiblesse est commune à son âge,

Aussi bien que la force au mien et le courage !

Craignant donc de le voir s’effrayer sans raison,

J’ai rendu mon aiguille utile à la maison ;

Et, cherchant un quartier moins coûteux que le nôtre,

Pour cet appartement nous avons quitté l’autre.

Ainsi tout a passé sans bruit, inaperçu,

Et de sa pauvreté mon père n’a rien su.

Vous voyez, nous vivons ainsi que d’habitude ;

Si j’en ai conservé cet air d’inquiétude,

Ce n’est pas là de quoi s’épouvanter beaucoup.

Je suis jeune et je puis travailler. Voilà tout !

LE DOCTEUR.

Chère enfant ! si je puis...

MARIE.

Quoi donc ? Je suis heureuse !

Croyez-le bien, docteur, une âme vigoureuse,

Jusque dans son sommeil prête à se ressaisir,

À vaincre le malheur trouve quelque plaisir.

S’il faut tout avouer, cet orgueil me pénètre

De penser qu’à moi seule ils devront leur bien-être,

Et que, pour aplanir à tous deux le chemin,

Il suffit du travail de cette faible main !

Ne me plaignez donc pas des maux que Dieu m’envoie,

Car s’ils ont leur angoisse, ils ont aussi leur joie.

LE DOCTEUR.

Oui, je vous connaissais, et votre seul aspect,

Du jour où je vous vis, m’inspira le respect.

Oui, j’avais deviné de si rares mérites ;

Je me sens tout ému de ce que vous me dites ;

Il me semble, à vous voir, que je deviens meilleur,

Et des vices humains vous reposez mon cœur !

Ah ! si la récompense aux vertus se mesure,

La vôtre vous sera payée avec usure,

Et ce Dieu, dont la main vous éprouve aujourd’hui,

Se souviendra du bien que vous faites pour lui.

MARIE.

Il s’en souvient, et m’a déjà récompensée !

Car, en son dernier vœu, ma sœur est exaucée.

Vous connaissez mon père... Exact à son devoir,

Sa faiblesse peut-être est de n’en pas avoir,

Et, comme il fut toujours rigoureux pour lui-même,

Il exige d’autrui cette vertu qu’il aime.

Eh bien ! s’il eût jamais connu son déshonneur,

De sa maison en deuil il eût chassé ma sœur.

Dieu, sans doute, en privant ses yeux de la lumière,

Voulait sauver l’enfant de la rigueur du père,

Et ce vieillard, pressé d’une éternelle nuit,

N’a pas vu le malheur grandir autour de lui !

Que d’efforts pour tenir cette faute ignorée !

Que d’angoisses ! – Ma sœur, de remords déchirée,

Les yeux chargés de pleurs et le corps frémissant ;

Mon père, souriant à son bonheur absent,

Appelant près de lui Jeanne pâle et muette,

La cherchant d’une main tendrement inquiète ;

Elle tremblante ! et moi, le cœur d’effroi glacé,

Étouffant sur sa bouche un sanglot commencé ;

Ah !

Elle se cache la tête entre les mains.

Dieu l’a prise à lui !... Dans sa dernière étreinte,

L’âme obsédée encor de cette unique crainte,

Elle m’a fait jurer que mon père jamais

Ne saurait rien de moi. Puis elle est morte en paix,

Vous le savez !... la tombe aujourd’hui la protège ;

De celles qu’elle aimait j’ai vu le blanc cortège

Accompagner en pleurs ce cercueil respecté

Où dormait son secret avec elle emporté,

Et mon père à l’enfant qu’il avait tant aimée

A gardé dans son cœur sa place accoutumée.

Que tout soit oublié maintenant ! Tout est bien !

Ma récompense est belle, et Dieu ne me doit rien !

LE DOCTEUR.

Vous êtes une bonne et noble créature ;

Oui, Jeanne restera sans tache et sans souillure ;

Et ce berceau, chez vous reçu par charité,

Ne contient plus pour moi qu’un enfant adopté.

N’est-ce pas entre nous la fable convenue ?

L’histoire n’en sera que de moi seul connue.

MARIE.

Un autre...

LE DOCTEUR.

Croyez-vous qu’il en prenne souci ?...

Non ; soyez en repos de ce côté.

MARIE, lui serrant la main.

Merci !

Entendant ouvrir.

Quelqu’un !

 

 

Scène III

 

MARIE, LE DOCTEUR, GEORGES

 

MARIE, à part.

Georges !

LE DOCTEUR, à part.

Monsieur de Vernon ! C’est étrange !

Que vient-il faire ici ?

GEORGES.

Pardon, je vous dérange,

Mademoiselle...

MARIE.

Moi !

GEORGES.

Je me retire.

MARIE.

Non.

Restez.

Présentant le docteur.

Un vieil ami !

LE DOCTEUR.

Mais...

MARIE, présentant Georges.

Monsieur de Vernon !

Un voisin qui parfois nous vient dans la soirée.

Un peu d’algèbre ici lui donne son entrée.

Sur des points de science on dispute souvent.

Que vous dirai-je enfin ? Monsieur est un savant.

GEORGES.

Je vous suis obligé de ce panégyrique.

LE DOCTEUR, à part.

L’amour aurait-il part à son arithmétique ?

Diable ! j’y veillerai.

À Georges.

Nous voilà présentés.

Maintenant, dites-moi comment vous vous portez ?

MARIE.

Vous vous connaissez donc ?

LE DOCTEUR.

Depuis longtemps, ma chère...

J’ignorais seulement qu’il vint chez votre père.

MARIE.

Ne vous l’ai-je point dit ?

LE DOCTEUR.

Jamais.

À part.

Elle rougit !

Haut.

Mais c’est de mon malade à présent qu’il s’agit.

Il prendrait à m’attendre un peu d’impatience,

Et je vais m’informer de sa convalescence.

MARIE.

Je vous suis.

GEORGES, à demi-voix.

Un seul mot !

LE DOCTEUR, souriant.

Non, non ! Restez !...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GEORGES, MARIE

 

MARIE.

Eh bien !

J’écoute. Qu’avez-vous à me dire ?

GEORGES.

Moi ? – Rien !

MARIE.

Vous moquez-vous ? Ou bien si vous avez la fièvre ?

GEORGES.

C’est...

À part.

Ah ! ce mot toujours expire sur ma lèvre !

Non, je ne puis !...

MARIE.

Allons, vous êtes, je le vois,

Dans vos jours de méchante humeur !...

GEORGES.

Excusez-moi.

Le caprice du temps sans doute en est la cause,

Car je n’ai jamais vu de printemps si morose :

L’homme, ma chère enfant, est au raisin pareil,

Et je crois qu’il devient meilleur au grand soleil.

MARIE.

Ce soleil a pourtant suffi pour faire éclore

Mes pauvres fleurs ! Voyez ! elles vivent encore !

Elle écarte le rideau de la fenêtre et lui montre des fleurs.

GEORGES.

Oui, les fleurs !... mais à moi, c’est l’été qu’il me faut ;

Mieux encore, un bon feu.

Il s’assied devant la cheminée et tisonne.

D’ailleurs le froid, le chaud,

Qu’importe ?... Il faut souffrir ; et dans ma solitude,

La souffrance est chez moi passée en habitude.

MARIE.

Vous ne vous soignez pas aussi.

GEORGES.

Qu’en savez-vous ?

MARIE.

Je sais qu’il vous faudrait un régime plus doux,

Que vous passez vos nuits à des travaux arides

Et qu’on hâte par là la vieillesse et les rides.

GEORGES.

Il faut bien employer ses nuits.

MARIE.

Certes ! à dormir.

GEORGES.

Non, le travail me plaît comme un âpre plaisir,

Et la science absorbe, ainsi qu’une maîtresse,

Toutes les passions dont bouillait ma jeunesse ;

Lassé du monde, seul, et l’amertume au cœur,

C’est vers elle que j’ai détourné ma vigueur.

Sa fièvre me réchauffe et son ardeur m’enivre,

Et je lui dois enfin la volupté de vivre.

Qu’importe, après cela, si je succombe ou non ?

Et qui se souviendra seulement de mon nom ?...

MARIE.

Tenez, on vous croirait méchant à vous entendre.

C’est mal.

GEORGES.

Bah ! vous verrez... Le monde n’est pas tendre.

MARIE.

Ainsi vous ne croyez pas même à l’amitié ?

GEORGES.

Comme il vous plaira.

MARIE.

Soit ! Vous me faites pitié !

GEORGES.

Qu’avez-vous ? Vous pleurez ?

Il se lève.

MARIE.

Ah ! laissez-moi !

GEORGES.

Marie !

De grâce ! Tout cela n’était que raillerie !

Ne pleurez plus ! j’ai tort ! Il faut me pardonner !

Ma raison, voyez-vous, se perd à raisonner !

J’ai le cerveau malade et la parole amère !

MARIE.

Ah ! George ! il vous fallait...

GEORGES.

Quoi ?

MARIE.

Les soins d’une mère !

GEORGES.

Mais ces soins, grâce à vous, suivent partout mes pas.

MARIE.

Fausse amitié, sans doute, où vous ne croyez pas !

GEORGES.

Moi !

MARIE.

Promettez-moi donc, par cette amitié vraie,

De prendre plus de soins de ce mal qui m’effraie.

GEORGES.

Soit, je vous le promets ! Que voulez-vous encor ?

MARIE.

Ah ! si j’osais...

GEORGES.

Quoi donc ? Parlez !

MARIE, lui montrant une petite croix.

Cette croix d’or...

GEORGES.

Eh bien ?

MARIE.

Mais non ! De moi, peut-être, allez-vous rire ?

GEORGES.

Pourquoi ? peut-on jamais railler ce qu’on admire ?

MARIE.

Ah ! c’est que la raison d’un homme se défend

De la foi qui faisait les rêves de l’enfant ;

Que m’importe après tout ? La confiance est bonne !

Ma croix vous portera bonheur, je vous la donne !

GEORGES.

Ah ! merci !

MARIE.

Cachez-la ! J’entends venir quelqu’un !

Cachez-la donc, vous dis-je !

GEORGES.

Au diable l’importun !

MARIE, voyant entrer Pierre.

C’est Pierre.

 

 

Scène V

 

GEORGES, MARIE, PIERRE

 

PIERRE.

Excusez-moi, la porte était ouverte.

GEORGES, saluant.

Monsieur...

PIERRE.

Ce n’est pas moi qui vous chasse ?

GEORGES.

Non, certes ;

Mais je me retirais quand vous êtes venu.

Les deux hommes se saluent en silence. Georges sort.

 

 

Scène VI

 

MARIE, PIERRE

 

MARIE.

C’est... monsieur de Vernon !

PIERRE.

Je l’avais reconnu.

Je sais qu’assez souvent il rend ici visite.

MARIE.

En effet.

PIERRE, se chauffant debout devant la cheminée.

C’est, dit-on, un homme de mérite,

Mais d’un esprit fantasque et bizarre à l’excès,

Sombre...

MARIE.

N’allez-vous pas lui faire son procès ?

PIERRE.

Moi ? non ! Rassurez-vous ! Que lui reprocherais-je ?

Votre amitié, d’ailleurs, à mes yeux le protège.

MARIE.

Le protège de quoi, s’il vous plaît ?

PIERRE.

Que sait-on ?

MARIE.

Vraiment, vous le prenez sur un étrange ton,

Monsieur. De ses amis doit-on vous rendre compte ?

Peut-être à les juger vous avez l’âme prompte,

Et, d’un sens plus rassis, vous devriez penser

Que le trait qui les blesse aussi peut nous blesser ?...

PIERRE.

Quoi ! dans ce que j’ai dit, ai-je pu vous déplaire ?

Un mot mérite-t-il cette grande colère ?

Qui, moi ! vous affliger ! ò Marie ! ô ma sœur !

Vous de qui tous mes vœux appellent le bonheur !

Ah ! vous ne saurez pas de quel rêve suivie,

Dans mes jours, dans mes nuits, s’arrangeait votre vie !

MARIE.

Que dites-vous ?

PIERRE.

Non, rien ! Je deviens fou, je crois !

Pardon !...

À part.

Souviens-toi donc qu’on ne veut pas de toi !

 

 

Scène VII

 

MARIE, PIERRE, LE DOCTEUR, JACQUES

 

LE DOCTEUR, à Jacques, en le soutenant.

Appuyez-vous sur moi, vous dis-je !

PIERRE, bas à Marie.

Votre père !

JACQUES.

Les forces avant peu me reviendront, j’espère.

En souriant.

Voyez, je cours déjà... ne me soutenez pas...

Je pourrai bien sans vous essayer quelques pas.

Il rencontre la main de Pierre.

Quelqu’un !

MARIE.

Pierre !

JACQUES.

Ah ! c’est toi ? Nous sommes en famille,

Docteur car je l’ai vu grandir avec ma fille.

Brave et loyal garçon qui fut mon écolier,

Et chez qui l’âge vient sans me faire oublier.

Dans mon ancien collège il est maître d’études,

Métier qui ne va pas sans des jours un peu rudes,

Mais où d’autres se sont essayés avant lui,

Qui, jadis inconnus, sont fameux aujourd’hui.

Il les imitera, j’en suis sûr.

PIERRE.

Sans prétendre

À cet excès d’honneur, je venais vous apprendre

Que d’un fort grand souci j’ai le cœur soulagé ;

Ma position change, et je suis agrégé.

JACQUES.

Parbleu ! j’en suis bien aise et prends part à ta joie ;

Ne l’avais-je pas dit ? Courage !... et suis ta voie ;

C’est celle de la règle et, partant, du bonheur.

Allons, conduisez-moi, monsieur le professeur !

Là, près du feu. – Mais George ?... est-ce donc qu’il m’évite ?

On m’avait tout à l’heure annoncé sa visite.

MARIE.

Il est vrai ; mais il vient de partir.

JACQUES.

Sans me voir ?

Il avait donc ailleurs un bien pressant devoir ?

MARIE.

Il souffrait.

LE DOCTEUR, à demi-voix.

En effet, sa pâleur est extrême !

Il m’inquiète !

MARIE, très émue.

Lui ? quoi ? vraiment ?

LE DOCTEUR, à part.

Elle l’aime !

MARIE.

Mon Dieu !

LE DOCTEUR, toujours bas.

Rassurez-vous ! Georges n’aura besoin,

S’il m’en croit, que d’un peu de repos et de soin.

À part.

Elle l’aime !

JACQUES, assis devant la cheminée.

Plaît-il ? Vous parlez, ce me semble ?

À Pierre.

Dis-moi donc ce qu’ils ont à comploter ensemble !

LE DOCTEUR.

Nous ? rien ! Si fait pourtant. Je disais que voici

Les beaux jours ; et qu’au lieu de vous cloitrer ainsi

Vous feriez mieux, je crois, d’aller dans l’air plus tiède

Chercher à vos douleurs le seul et vrai remède,

Le soleil, qui revient à point vous caresser,

Et que tous les docteurs ne sauraient remplacer.

JACQUES.

Fort bien ! la Faculté bravement en décide ;

Mais a-t-elle oublié que j’ai besoin d’un guide ?

Qui me conduira ?

PIERRE.

Moi, monsieur.

MARIE.

Ils ont raison ;

Je suffirai, sans vous, à garder la maison.

JACQUES.

Cependant...

LE DOCTEUR.

Je l’ordonne...

MARIE.

Et moi, je vous en prie !

JACQUES.

Allons, il faut céder. Le docteur et Marie

Sont contre moi tous deux. Je suis prêt.

Il se lève.

Mais d’abord

Je voudrais embrasser le marmot.

MARIE.

Chut ! il dort !

JACQUES, près du berceau.

Il dort ! Oui, sur mes doigts je sens sa fraiche haleine

De calme, de repos, de sève toute pleine.

Que l’enfance est charmante, et que sa pureté

Exhale un vrai-parfum de vie et de santé !

Ah ! dans ce bon sommeil qui semble nous sourire,

C’est le ciel tout entier qui vit et qui respire ! –

Je te bénis ! Le jour où tu passas mon seuil

Était pour nous un jour de tristesse et de deuil !

La mort sur ma maison portait sa main avide ;

Mais Dieu n’a pas voulu laisser la place vide.

Rends donc à mes vieux ans l’enfant que j’ai perdu !

Je te reçois ainsi qu’un convive attendu ! –

Ton bras, Pierre, et sortons !

Pierre lui donne le bras.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, PIERRE, LE DOCTEUR, JACQUES, DURET

 

JACQUES.

Qui donc ouvre la porte ?

DURET, saluant.

Mes devoirs...

JACQUES.

Ah ! monsieur Duret...

DURET.

Je vous apporte...

JACQUES.

Quoi ?

DURET.

Sauf votre respect, c’est un petit papier,

Tout comme une quittance.

JACQUES.

Ah ! fort bien ! le loyer !

DURET.

Oui, monsieur ; et de plus, c’est le jour de ma fête,

Ce qui vous surprendra.

JACQUES, à Marie.

La somme est-elle prête,

Mon enfant ?

MARIE, hésitant un peu.

Oui, mon père !

JACQUES.

Arrange donc cela.

LE DOCTEUR, à part.

Et nous, chez Georges ; allons !

PIERRE, bas à Marie.

Songez que je suis là !

Si ma bourse...

MARIE, bas.

Merci, Pierre ! c’est inutile !

DURET, à part.

Ces bourgeois, j’en suis sûr, ont des cents et des mille.

À Jacques.

Monsieur, je vous salue.

JACQUES.

Au revoir.

LE DOCTEUR, à Marie en passant près d’elle.

Sans adieu !

Jacques sort au bras de Pierre ; le docteur les suit

 

 

Scène IX

 

MARIE, DURET

 

DURET, après un moment de silence, la quittance à la main.

Il fait un joli temps !

MARIE, à part.

Que lui dire, mon Dieu !

Haut.

Tenez, monsieur Duret, je vous crois raisonnable.

DURET.

Mais...

MARIE.

Cet argent...

DURET.

Eh bien ?

MARIE.

Je ne l’ai pas.

DURET.

Ah ! diable !

MARIE.

Croyez qu’il me faut être en un grand embarras

Pour vous devoir un terme et ne le payer pas.

Bientôt, j’espère...

DURET.

Bon ! je connais cette histoire.

Tout à l’heure pourtant, si j’ai bonne mémoire,

Vous disiez...

MARIE.

Je mentais pour laisser ignorer

À mon père un malheur qu’il ne peut réparer.

DURET.

Cela me fâche, étant fort doux de caractère.

Mais, comme alter écho de mon propriétaire,

En pareil cas je dois me faire un cœur d’acier ;

Vous n’avez pas d’argent ? bien ! tout est dit : l’huissier !

MARIE.

L’huissier !

DURET.

Voilà ! – Croyez qu’un tel moyen m’afflige !

MARIE.

Ah ! que faire ?

DURET.

Payez.

MARIE.

Mais je n’ai rien, vous dis-je !

DURET, saluant.

J’en suis désespéré !... Mes devoirs...

MARIE.

Un moment !

Elle prend un ouvrage de broderie.

Si mon ouvrage était achevé seulement !

Qui sait ? Ne peut-on pas m’avancer sur la somme

Un acompte ?

À Duret.

Venez !...

DURET.

Concierge avant d’être homme !

 

 

Scène X

 

MARIE, DURET, GEORGES, UN COMMISSIONNAIRE portant une jardinière

 

MARIE, rencontrant Georges sur le seuil.

Georges !

GEORGES.

Vous m’avez dit que vous aimiez les fleurs...

En voici !

Le commissionnaire dépose la jardinière dans un coin.

MARIE.

Quoi !...

DURET, à part.

Voilà qui va sécher nos pleurs !

GEORGES, au commissionnaire, en le payant.

C’est bien ! Pour vous.

LE COMMISSIONNAIRE.

Merci, monsieur.

Il sort.

MARIE.

Quelle folie !

Je devrais vous gronder... je devrais... mais j’oublie

Qu’une affaire me presse et m’oblige à sortir ;

Nous en reparlerons tantôt plus à loisir.

Je suis à vous, monsieur Duret.

DURET.

Mademoiselle...

GEORGES, à part.

Qu’a-t-elle donc ?

DURET, bas, à Marie.

Eh bien l’occasion est belle

À sortir d’embarras.

MARIE.

Plaît-il ?

DURET, toujours bas.

Bon ! je m’entends.

MARIE.

Je ne vous comprends pas, monsieur, et vous attends.

À Georges

Adieu !

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

GEORGES, DURET

 

DURET, saluant.

Monsieur...

GEORGES, l’arrêtant.

Un mot !

DURET.

À moi ? – Monsieur m’honore !

GEORGES.

Qu’a cette pauvre enfant ? Répondez !

DURET.

Je déplore

La dure extrémité...

GEORGES.

C’est bon. Répondez-moi.

DURET.

Le ciel ne m’avait pas fait pour ce triste emploi.

Mon père, au temps jadis, était huissier à verge ;

Moi, c’est tout différent, monsieur, je suis concierge.

Des révolutions inévitable effet !...

GEORGES.

Au fait, que diable ! Au fait !

DURET.

Eh bien ! monsieur, le fait,

C’est que je viens ici pour le propriétaire

Réclamer le loyer dû par son locataire,

Avec égards, monsieur, et qu’on me dit tout net,

Qu’on ne peut me donner d’argent. Voilà le fait.

GEORGES.

Bien. Ne tourmentez plus monsieur Bernard. Je paie.

Veuillez de ce billet me chercher la monnaie,

Et me la rapportez.

DURET, prenant le billet.

Monsieur...

GEORGES.

Mais allez donc !

DURET, regardant le billet.

Mille francs ! – Mes devoirs...

GEORGES.

De tout mon cœur !

DURET, rencontrant le docteur sur le seuil et lui livrant passage.

Pardon !

Le docteur entre-Duret sort.

 

 

Scène XII

 

GEORGES, LE DOCTEUR

 

LE DOCTEUR.

Ah ! je vous trouve enfin !

GEORGES.

Vous me cherchiez ?

LE DOCTEUR.

Peut-être !

Eh bien ! depuis tantôt, quoi de neuf, mon cher maître ?

GEORGES.

Nil sub sole nocum, docteur ! Rien de nouveau.

LE DOCTEUR.

Ah ! parbleu ! ce n’est pas l’avis de Pigeonneau.

Je sors de chez vous.

GEORGES.

Bah ! que vous a dit ce drôle ?

LE DOCTEUR.

Mais que, premièrement, l’aiguille tourne au pôle...

GEORGES.

Après ?

LE DOCTEUR.

L’aimant au fer et le cœur à l’amour !

Et que c’est la raison qui vous fait tout le jour

Chercher en ce lieu-ci fortune, ou Dieu le damne ! –

Peste ! c’est un garçon d’esprit.

GEORGES.

Oui, pour un âne !

J’espère bien, docteur, que vous n’en croyez rien ?

LE DOCTEUR.

Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

GEORGES.

Allons, vous savez bien

Que je n’ai pas l’humeur tournée aux aventures.

LE DOCTEUR.

Bon ! l’amour attendrit les âmes les plus dures.

GEORGES.

S’il était vrai, pourquoi voudrais-je m’en cacher ?

LE DOCTEUR.

Notre jeune voisine a de quoi vous toucher

Cependant ; avouez qu’elle est charmante et belle !

Ne lit-on pas son cœur dans ses yeux purs comme elle ?

GEORGES.

C’est une aimable enfant sans contredit.

LE DOCTEUR.

Eh bien ?

Vous ne l’aimez pas ?

GEORGES.

Non.

LE DOCTEUR.

Et moi je vous soutien

Que vous l’aimez.

GEORGES.

Pardieu ! je me connais peut-être !

LE DOCTEUR.

Eh ! qui donc, ici-bas, est sûr de se connaître ?

Non. J’y vois mieux que vous, sans être un grand devin,

Et sais que votre cœur nourrit un vieux levain

Dont l’amertume enfin passe votre courage.

Rendez-vous une fois, et soyez de votre âge.

GEORGES.

C’est celui des niais et des fous. – Non, docteur ;

L’amour est à mes yeux comme ce fruit menteur

Lentement consumé sous sa fraîcheur première ;

Nous y portons la main, le fruit tombe en poussière.

LE DOCTEUR.

Nous nous entendons mal assurément.

GEORGES.

En quoi ?

LE DOCTEUR.

Vous parlez d’un amour au clair de lune. – Moi,

Je parle de celui qui va plus terre à terre,

Et dont la saine ardeur ne sent pas l’adultère,

Qui s’honore lui-même, heureux et respecté,

Et se montre au grand jour dans son honnêteté.

Celui-là, je le sais, peut sembler ridicule ;

D’être un humble bourgeois on se fera scrupule,

Et quelque grand esprit sortant d’un mauvais lieu

Criera que je réduis l’amour au pot-au-feu.

Soit donc le mot me plaît ! car il dit la famille,

Le travail du mari pour sa femme et sa fille,

Et ce bonheur que Dieu conserve à nos vieux ans

De voir autour de nous grandir de beaux enfants.

Beaucoup d’autres, sans doute, ont dit la même chose ;

Mais elle est toujours bonne à redire, et pour cause.

GEORGES.

Bravo ! nous y voilà ! le mariage ! Après ?

Vous nous trouverez bien encor quelques beaux traits ?

LE DOCTEUR.

J’ai dit.

GEORGES.

Eh bien ! tenez, je hais votre boutique

De travail, de bonheur, de foyer domestique !

Et tous ces lieux communs sur le parfait amour

Qui, depuis quelque temps, sont à l’ordre du jour.

Laissez-moi ce fatras de maximes morales

Bonnes à réjouir d’honnêtes pastorales ;

Et, si vous êtes franc, reconnaissez un peu

Toutes les pauvretés de votre pot-au-feu !

Pour votre châtiment, docteur, je vous proteste

Que je voudrais vous voir père, époux... et le reste !

LE DOCTEUR.

Ce qui n’empêche pas qu’au temps où nous voilà

On se marie encore avec ce reste-là.

GEORGES.

Souffrez donc que je manque à la règle commune.

LE DOCTEUR.

Si bien que vous cherchez l’amour au clair de lune ?

GEORGES.

Ni celui-là, ni l’autre ; est-ce dit cette fois ?

LE DOCTEUR, s’asseyant près de la cheminée.

Ne vous emportez pas ; c’est dit, et je vous crois.

GEORGES.

C’est heureux !

Il est pris d’un accès de toux.

LE DOCTEUR.

Qu’avez-vous ?

GEORGES.

Un feu qui me dévore !

LE DOCTEUR.

Vous parlez trop !

GEORGES.

Pardieu ! je vous admire encore,

Docteur, vous qui venez ici me quereller !

Depuis une heure, au moins, qui donc me fait parler ?

Chez tous ces médecins c’est bien la même histoire ;

Si jamais à quelqu’un ils défendent de boire,

On peut être assuré que, pour diner gaiement,

Ils vous le griseront abominablement.

Il s’assied.

LE DOCTEUR.

Encor, pour mériter cette verte boutade,

Il eût fallu savoir que vous étiez malade.

GEORGES.

Bah ! ce n’est rien.

LE DOCTEUR.

Pourquoi vous soigner à demi ?

Vous menez une vie absurde, mon ami !...

Et si...

GEORGES.

Bien manœuvré pour reprendre la route

Qui mène au mariage. Allez, je vous écoute.

LE DOCTEUR.

Moi ! point du tout ! parlons d’autre chose. D’ailleurs,

Que m’importe ? Tenez, je regardais ces fleurs ;

La jardinière en est élégamment ornée.

Mais, au fait, n’est-ce pas vous qui l’avez donnée ?

GEORGES, après un peu d’hésitation.

Moi ?... Non, docteur.

LE DOCTEUR.

Pourtant Pigeonneau m’assurait...

GEORGES, se levant.

Ah ! Pigeonneau du diable ! Et quand cela serait ?

LE DOCTEUR.

Mais, de mon temps, les fleurs n’étaient pas un problème

Et disaient clairement aux femmes : Je vous aime !

GEORGES.

Alors, c’est que les temps sont changés ; car, du mien,

Avec tout leur esprit, les fleurs ne disent rien.

Il arrache les fleurs et les jette dans un coin.

Et, sans doute, voilà qui me rendra croyable ?

LE DOCTEUR, se levant, et d’un ton plus grave.

Soit ! mais votre conduite alors devient coupable !

Car vous savez peut-être, et je le sais aussi,

Que, si vous n’aimez pas, quelqu’un vous aime ici.

Épargnez, s’il se peut, dans sa première sève,

Ce cœur qui se nourrit d’un impossible rêve,

Et, puisque le secret vous en est révélé,

Respectez un repos que vous avez troublé !

Je vous crois maintenant l’âme trop bien placée,

Monsieur, pour concevoir une basse pensée ;

Et je connais assez votre honneur pour savoir

Qu’il pourra vous dicter, sans moi, votre devoir.

Il le salue et sort.

 

 

Scène XIII

 

GEORGES, seul

 

À merveille ! On nous met galamment à la porte.

Le docteur a raison pourtant. – Bah ! que m’importe ?

Et de quel droit enfin ce vieillard sermonneur

Prend-il si chaudement le soin de mon honneur ?

Quel scrupule, après tout, lui blesse la visière ?

Morbleu ! suis-je un enfant qu’on mène à la lisière ?

Et saurais-je pas bien, s’il était de saison,

Sans d’importuns conseils quitter cette maison ?

Pour m’en chasser ainsi, me l’a-t-il donc ouverte ?

Il s’assied.

Je le trouve superbe avec sa découverte !

Elle m’aime ! parbleu, je le savais ! Mais quoi ! –

Si je ne l’aime pas, qu’y puis-je faire, moi ? –

Si je ne l’aime pas ?... la chose est-elle sûre ?

Ah ! tu peux bien à toi découvrir ta blessure,

Et ce mot qui toujours te retrouve sans voix

De tes lèvres peut bien s’échapper une fois,

Tu l’aimes !

Il se lève.

D’où vient donc que tu n’oses le dire ?

Que crains-tu d’un bonheur tout prêt à te sourire ?

N’as-tu donc pas assez de l’éternel ennui

Qui traîne le hideux suicide après lui ?

Que veux-tu ? Qu’attends-tu de cette humeur sceptique ?

Parle ! – Ah ! tous ces grands mots de foyer domestique

Contre qui tout à l’heure encor je murmurais

Ne sont des lieux communs que parce qu’ils sont vrais !

Mais une théorie absurde qu’on s’est faite,

Je ne sais quel orgueil qui vous trouble la tête,

La sotte vanité d’être de ces esprits

Supérieurs au monde et du monde incompris,

La peur, pour ajouter à ces incertitudes,

De changer quelque chose aux vieilles habitudes,

La honte de faiblir enfin, par-dessus tout,

Et de ne pas jouer son rôle jusqu’au bout,

Tout cela fait si bien que l’homme sacrifie

À son entêtement le bonheur de sa vie !

Allons, c’est misérable, en vérité !

 

 

Scène XIV

 

GEORGES, DURET

 

DURET.

Voici

Votre billet en or, moins le loyer.

GEORGES.

Merci !

DURET.

Maintenant, permettez un mot à ma franchise.

Mon admiration, monsieur, vous est acquise,

Et l’on saura de moi de qui vient ce beau trait.

GEORGES.

Au contraire, morbleu ! J’exige le secret.

DURET.

Mais monsieur, si l’on vient, ainsi qu’il est probable,

M’offrir l’argent...

GEORGES.

Que sais-je ? inventez une fable !

Mais gardez avant tout, c’est le point résolu,

Sur cette bagatelle un silence absolu.

DURET.

Si cependant monsieur, car monsieur m’intéresse,

Voulait y mettre un peu moins de délicatesse...

Je crois, puisque monsieur vient ici tous les soirs...

GEORGES.

Ai-je besoin d’avis, s’il vous plaît ?

DURET, saluant.

Mes devoirs...

GEORGES, se disposant à sortir.

Faites ce que j’ai dit et songez à vous taire.

DURET, à part.

Si celui-là jamais devient mon locataire...

 

 

Scène XV

 

GEORGES, DURET, PIGEONNEAU

 

PIGEONNEAU.

Pardon, monsieur, c’est moi !... je viens...

GEORGES.

C’est bon ; plus tard,

Nous aurons un vieux compte à régler, mon gaillard !

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

PIGEONNEAU, DURET, puis JACQUES et PIERRE

 

DURET.

Hum !... il n’est pas doux !

PIGEONNEAU.

Doux ? C’est le diable en personne !

Et pour le plus bourru des fous je vous le donne.

Du matin jusqu’au soir il me fait enrager.

DURET.

Voilà les maîtres !

PIGEONNEAU.

Oui, mais on en peut changer.

DURET.

À quoi bon ? Le meilleur fait toujours la grimace.

PIGEONNEAU.

Pas vrai ? C’est, je l’avoue, une vilaine race !

DURET.

Ah ! peuh ! – Mais à propos, dites-moi donc un peu ;

N’a-t-il point par ici quelque intrigue sous jeu ?

PIGEONNEAU.

Parbleu !

DURET.

C’est qu’il est fait au même le cher homme.

PIGEONNEAU.

Comment ?

DURET.

Il est joué, vous dis-je ; et voici comme :

Vous savez bien la fille à monsieur Bernard ?

PIGEONNEAU.

Oui,

Puisque c’est l’objet.

DURET.

Bon ! – Pas plus tard qu’aujourd’hui,

Il a payé pour elle une somme assez ronde,

Son loyer ; quand on voit, monsieur, du pauvre monde...

Enfin ! – c’est révoltant ! – n’importe ! – J’ai voulu

L’avertir de ne pas s’empêtrer dans la glu ;

Baste ! il m’a bien reçu ! Rendez-leur donc service. –

Pierre et Jacques paraissent au fond ; ils s’arrêtent tous deux pour écouter Duret.

Eh bien ! cette enfant-là, voyez-vous, c’est du vice !

Oui, monsieur ! je l’ai su du portier d’avant moi.

Elle se donne à faux pour une vertu, quoi !

Et fière !... avec son air de princesse éplorée !...

Quand elle viendra faire avec moi la sucrée...

Est-ce qu’elle me croit aveugle, par hasard,

Comme son pauvre père, – un malheureux vieillard,

Monsieur, qu’elle a trompé tout comme votre maître ? –

Le portier d’avant moi le savait bien peut-être,

Puisqu’il l’avait appris du portier de là-bas ! –

Pardine ! Les détails, je ne m’en souviens pas ;

Mais le fond, c’est l’enfant ! – Croit-elle en être crue

À conter qu’elle l’a ramassé dans la rue ?

Allons donc ! – Pourquoi pas sous des feuilles de choux ! –

Enfin ! c’est son enfant ! – voilà ! – Comprenez-vous ? –

À preuve qu’il est là, ce pauvre innocent ! Dame !

JACQUES, s’avançant avec égarement et en étendant les mains autour de lui.

Misérable !

DURET.

Holà !

PIGEONNEAU, à part.

Diable !

Il s’esquive.

JACQUES, saisissant Duret à la gorge.

Tu mens, infâme !

DURET.

Je vous jure, monsieur...

JACQUES.

Tu mens !...

DURET.

Pas d’un seul mot ;

À moins... Vous m’étranglez !... à moins que le marmot

Ne soit de l’autre...

JACQUES.

Qui ?...

DURET.

Votre autre demoiselle,

Pardi !

JACQUES.

Jeanne !...

DURET.

L’enfant est de sa sœur ou d’elle !

Voilà la vérité, monsieur, des vérités !

Dame ! on peut bien confondre après tout !

JACQUES, sanglotant et lâchant Duret.

Ah !

Il cherche à tâtons un fauteuil et s’y laisse tomber avec désespoir.

PIERRE, à Duret.

Sortez !

Duret sort.

 

 

Scène XVII

 

JACQUES, PIERRE

 

JACQUES.

Ce sont mes derniers pleurs, Pierre ! c’est l’agonie !

PIERRE.

Non, je n’y crois pas, non ! C’est une calomnie !

JACQUES.

C’est elle ou c’est sa sœur ! Il l’a dit. Dieu clément !

Mais l’un ou l’autre coup me frappe également !

En suis-je là, mon Dieu ! qu’il me faille maudire

Où celle qui n’est plus, ou celle qui respire !

Ah ! je l’entends... ma fille !

PIERRE, à part.

Ô Dieu ! sois indulgent !

 

 

Scène XVIII

 

JACQUES, PIERRE, MARIE

 

MARIE, entrant sans voir son père ni Pierre.

Qu’a-t-il donc ? Et pourquoi refuser cet argent ?

A-t-il perdu la tête ?... Ah ! mon père !...

Elle court à lui.

JACQUES, l’arrêtant d’un geste.

Marie !

Écoute !...

MARIE, effrayée.

Qu’avez-vous ?

JACQUES.

Ma vieillesse est flétrie !

Ce nom que je voulais, comme un dépôt sacré,

Transmettre à mes enfants, on l’a déshonoré !

C’en est fait ! et je dois mourir de ma blessure !

Ce n’est donc pas pour lui que ton père t’adjure,

C’est pour toi ! Car il veut que son dernier baiser

Sur un front innocent puisse encor se poser,

Et qu’à son dernier jour tout son cœur se reporte

Vers sa fille vivante ou vers sa fille morte !

Étendant les bras vers l’alcôve.

Regarde ce berceau, Marie ! et réponds-moi !

Qui dois-je condamner de ta sœur ou de toi ?

MARIE, poussant un cri.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

JACQUES.

Parle !

MARIE.

Oh ! non, c’est impossible

Vous ne l’avez pas cru... non !

JACQUES.

Parle !

MARIE.

Ah ! c’est horrible !

JACQUES.

Jeanne est-elle coupable ?

MARIE, à part.

Ô Dieu ! je l’ai juré !

JACQUES.

Mais parle donc !

MARIE.

Eh bien !

À part.

Qu’importe ! j’en mourrai !

Haut.

Jeanne !...

Après un moment d’hésitation, elle reprend avec emportement.

Non, à mentir ma bouche est impuissante !

Non, je ne peux pas... Jeanne !...

JACQUES, se cachant la tête et poussant un cri étouffé.

Oh !

MARIE, après un silence, avec calme.

Jeanne est innocente !

Pierre, qui a écouté toute cette scène avec anxiété, s’appuie sur la cheminée en cachant sa tête entre ses mains.

JACQUES, après un silence.

C’est bien ! Je ne veux pas te maudire... Va-t’en !

Je ne t’aime plus !... Pars !

MARIE, à part, les yeux au ciel.

Oh ! si Jeanne l’entend !

JACQUES.

M’as-tu compris ?

MARIE.

Partir ! vous quitter ! Quoi ! mon père !...

JACQUES.

Assez, te dis-je ! Et laisse en repos ma colère !

MARIE.

Ah ! vous êtes cruel !

Allant au berceau.

Viens, pauvre enfant ! Demain,

Ce soir, nous mendierons ensemble notre pain !

Viens, toi dont le front pur n’a pas su trouver grâce !

Tu n’as plus de berceau pour dormir... On te chasse !

On ouvre la porte.

Ah !

Entendant Georges.

Lui !

 

 

Scène XIX

 

JACQUES, PIERRE, MARIE, GEORGES, puis LE DOCTEUR

 

GEORGES, à Jacques.

Pardon, monsieur, j’aurais dû respecter

Votre deuil... Mais j’avais à cœur de rapporter

Une croix que l’on m’a donnée...

MARIE, s’avançant.

Oui, je devine !

GEORGES.

Cette croix a, dit-on, une vertu divine !

Elle doit rendre heureux ! À quoi bon ? La voici.

Le bonheur n’est plus fait pour moi !

Il la rend à Marie, qui la prend lentement.

MARIE.

Quoi ! vous aussi ?

Quoi ! votre cœur au mien ne sert pas de refuge ?

Quoi ! dans chacun de vous je ne trouve qu’un juge ?

Eh bien ! soit ! mais j’attends, en relevant mon front,

Le jour où devant moi mes juges pâliront !

Adieu ! puisque je suis de tous abandonnée !...

PIERRE, s’élançant vers Marie.

Non pas de moi ! Ton père en vain t’a condamnée !

En vain as-tu flétri toi-même ton honneur !

C’est encore de toi que dépend mon bonheur !

Le docteur paraît au fond.

Cet aveu si longtemps refoulé dans mon âme

Le voilà ! Dis un mot et tu deviens ma femme !

Non, tu n’as pu commettre une basse action,

Et je ne peux pas croire à ta corruption !

Cette tache imprimée à ton front, je l’efface !

Qu’on ose maintenant en retrouver la place !

J’adopte ton enfant, je lui donne mon nom !

Je lui donne ma vie ! Oh ! ne me dis pas non !

Grâce ! Consens au moins par pitié pour toi-même !

Que te dirai-je enfin ! Je t’honore et je t’aime !

Il la serre dans ses bras.

MARIE, les yeux attachés sur Pierre.

Oh !

LE DOCTEUR, s’avançant.

Mais de son honneur qui donc a pu douter ?

Ce nom, monsieur, elle est digne de le porter.

MARIE, avec effroi.

Docteur !...

JACQUES, se levant.

Que dites-vous ?

LE DOCTEUR.

Elle a rempli sa tâche.

C’est à moi de parler sous peine d’être un lâche !

Qui donc la défendra si je ne la défend ?

C’est à genoux qu’il faut admirer cette enfant

Qui, par le rare effort d’une amour fraternelle,

Pour le crime d’autrui se livre criminelle,

Et, souillant un honneur sans tache et sans remords,

S’accuse faussement pour respecter les morts !

Non ! je n’accepte pas un si dur sacrifice ;

Et pour sa gloire, moi, je demande justice !

Oui, pour son dévouement, sa douleur, sa vertu !

JACQUES, qui s’est levé et a écouté le docteur avec une émotion toujours croissante. Il tombe aux pieds de Marie.

Ma fille !... Marie !... Ah !... me pardonneras-tu ?

MARIE, le relevant.

Mon père !

JACQUES.

Ah !

MARIE.

Mais... ma sœur ?

JACQUES.

Sa faute est effacée.

J’oublie ! En t’embrassant, l’ai-je pas embrassée ?

LE DOCTEUR.

À la bonne heure donc !

MARIE, à demi-voix.

Ô Jeanne !

GEORGES.

C’est à moi

D’implorer mon pardon !

MARIE.

Votre pardon ? Pourquoi ?

Je ne vous en veux pas, monsieur George, et j’espère

Que vous serez heureux.

À Pierre, qui se dispose à sortir.

Où donc allez-vous, Pierre ?

PIERRE.

Mais... je craignais...

MARIE.

Quoi donc ?...

Lui prenant la main.

Mon frère !

Après l’avoir regardé en silence.

Ah ! plus encor !

Mon époux !

PIERRE.

Moi !

MARIE, lui donnant sa croix.

Tenez, c’est pour vous ma croix d’or !

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