La Critique de la Fausse antipathie (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 11 mars 1734.

 

Personnages

 

MOMUS

MELPOMÈNE

THALIE

L’IMAGINATION

L’INTRIGUE

DEUX GÉNIES

LE DÉNOUEMENT

 

La Scène est sur le Mont Parnasse.

 

 

Scène première

 

MOMUS, seul

 

Ouf ! Respirons. Enfin, j’y suis.

Voilà donc le Parnasse. Ô, le charmant pays !

C’est ici que l’esprit est toujours en déliré,

Le bon-sens à la gêne, et la raison aux fers.

Ce petit coin du monde apprête plus à rire

Que le reste de l’Univers.

Or sus, exécutons le projet qui m’amène ;

C’est pour raccommoder Thalie et Melpomène.

Je suis constitué Juge en dernier ressort.

Momus, juge ! Et pourquoi m’en étonner si fort ?

Est-ce donc un emploi de si grande importance ?

Ici, tous les procès sont de ma compétence :

Un Rimeur, dans son art un peu trop à l’étroit,

Ou, pour dire encor mieux, un peu trop maladroit,

Aura mis un sens louche, une phrase nouvelle ;

Une diphtongue aura froissé quelque voyelle :

On en jette pour elle aussitôt les hauts cris.

On aura quelque part omis une virgule ;

Que sais je : on n’aura pas mis les points sur les is ;

Aussitôt cela forme un procès ridicule,

Un partage, un divorce, un grabuge enragé,

Où souvent le bon-sens n’est pas trop ménagé.

Le débat d’aujourd’hui vient d’une Comédie,

Que l’on nomme, je crois, la Fausse Antipathie :

Thalie et Melpomène, en la désavouant,

S’imputent toutes deux cet équivoque enfant.

Je vais avoir affaire à d’étranges espèces ;

Car on m’a prévenu, qu’avec ces deux Déesses,

L’Imagination et l’Intrigue, dit-on,

Avec le Dénouement vont paroître en personne.

Ah ! parbleu, cette engeance est nouvelle et bouffonne.

Il en naît tous les jours sur le mont Hélicon.

Ne serait-ce point-là ces nouvelles espèces ?

 

 

Scène II

 

MOMUS, L’IMAGINATION, L’INTRIGUE

 

L’IMAGINATION.

J’interviens au procès dont il s’agit ici.

L’INTRIGUE.

Par conséquent, j’en suis aussi.

MOMUS.

Avez-vous des moyens, des titres, et des pièces ?

L’IMAGINATION.

Ah ! si nous en avons ?

MOMUS.

Voyons donc ce que c’est.

D’abord, qu’êtes-vous, s’il vous plaît !

L’IMAGINATION.

Soudaine, impétueuse, imprévue, infinie,

Je suis l’être, la vie, et l’âme du génie.

Heureux l’esprit en qui l’on me voit dominer !

MOMUS.

Vous le menez grand train.

L’IMAGINATION.

Je sais imaginer ;

J’y mets ce feu divin, cette féconde ivresse.

Qui développe, et fait valoir ses facultés :

Je l’élève au-dessus de sa propre faiblesse,

Au-dessus de l’art même, et des difficultés.

MOMUS, à l’Intrigue.

Et vous, mignonne ? Hé bien ? Quelle est votre manie ?

L’INTRIGUE.

Je fournis aux mortels l’adresse, l’industrie,

Les ressorts, la tournure, et ce manège heureux,

Qui force la fortune à seconder leurs vœux.

L’IMAGINATION.

J’enivre les mortels des plus douces idées.

Et qu’importe, après tout, qu’elles soient mal fondées ?

Je les promène au gré de leurs propres désirs ;

Je mesure à leur goût leur joie et leurs plaisirs.

Je fais plus. Je nourris, avec un soin extrême,

La bonne opinion que l’on a de soi-même.

Par exemple ; je fais qu’un Auteur éconduit

N’impute ses revers qu’au malheur qui le suit ;

Je le rends insensible au sifflet qui le berne :

Et j’encourage encor sa verve subalterne

À braver le Public justement irrité.

MOMUS.

Palsembleu, vous avez bien de la charité.

À l’Intrigue.

Et vous ?

L’INTRIGUE.

Je suis sa sœur. Si je ne l’accompagne,

Elle ne fait souvent que battre la campagne.

MOMUS.

Mais quel est votre nom ?

L’INTRIGUE.

Sans vous le décliner,

Écoutez seulement, vous l’allez deviner.

MOMUS.

Voyons.

L’INTRIGUE.

Je sers l’amour, la gloire, et la fortune ;

J’accorde à qui me plaît, les grâces, les emplois ;

Je gouverne à mon gré cette foule importune

D’esclaves attachés à la suite des Rois :

Voilà mon centre, et c’est surtout où je m’exerce ;

J’y fais mouvoir un peuple adroit, souple et rusé ;

Là, chacun, l’un par l’autre est toujours abusé :

Tel y croit renverser celui qui le renverse.

Pour parvenir à tout, j’enseigne les moyens :

J’entretiens en secret, parmi ces citoyens,

Une éternelle concurrence :

(Heureux, si le mérite obtient la préférence !)

J’agis pour et contre à la fois.

Le mystère est surtout l’âme de mes exploits.

La plus fine manœuvre, et la mieux inventée,

Dès qu’elle éclate un peu, ne peut plus réussir ;

Je m’évapore, ainsi qu’une mine éventée.

MOMUS.

Vous commencez à m’éclaircir.

C’est vous qui tracassez à la Cour, à la Ville,

Et qui mettez en vogue, ainsi qu’un vaudeville,

Bien des gens, qui d’ailleurs ne sont pas ce qu’on dit.

L’INTRIGUE.

Oui, j’en fais des Héros : cela me divertit.

MOMUS, à l’Imagination.

Vous flattez deux amans, dont l’amour est extrême,

Qu’ils s’aimeront toujours de même ?

L’IMAGINATION.

Oui. J’unis au présent un futur plein d’attraits.

L’imagination acquitte l’espérance,

En les faisant jouir d’avance

D’un avenir heureux, qui ne sera jamais.

MOMUS, à l’Intrigue.

Pour et contre l’hymen vous tendez vos filets ?

L’INTRIGUE.

Oui, j’aime à marier ; c’est à quoi je me plais.

MOMUS.

Bien, ou mal, il n’importe. Heureux qui vous échappe ?

L’IMAGINATION.

Est-ce qu’on se marie, à moins qu’on ne s’attrape ?

MOMUS.

L’Imagination sert chacun à son goût.

L’IMAGINATION.

Il est vrai, je la suis.

MOMUS.

Et l’Intrigue fait tout.

L’INTRIGUE.

C’est votre humble servante.

MOMUS.

Heureux qui vous rassemble !

Mais sur le double Mont qui vous amène ensemble ?

L’IMAGINATION.

Ah ! vous nous demandez ce qui nous y conduit :

Eh bien, vous avez l’air d’un Juge fort instruit.

MOMUS.

À peu près comme un autre.

L’IMAGINATION.

Il faut donc vous apprendre

À quelle occasion nous venons nous y rendre.

Nous tenons toutes deux, au bas de ce vallon,

Certain comptoir, ouvert aux enfants d’Apollon ;

Où, suivant ses besoins, chacun vient faire emplette

De tout ce qui convient au métier de Poète.

Pour moi, je leur fournis les titres, les projets,

Les canevas, les fonds, les plans, et les sujets :

Et tout cela, gratis.

MOMUS.

Oh ! je m’en doute.

L’INTRIGUE.

Ensuite,

Ces Messieurs ont recours à moi pour la conduite,

La distribution, l’ordre, l’agencement,

La mécanique, et la manœuvre.

L’IMAGINATION.

Puis nous les envoyons après au Dénouement :

C’est notre frère. Il met la main dernière à l’œuvre.

Ainsi, nos gens pourvus de ses conclusions,

Vont, avec leurs provisions,

Chercher, aux bords de l’Hippocrène,

Thalie, ou sa sœur Melpomène,

Qui brochent sur le tout, et leur donnent le ton.

L’INTRIGUE.

Oui. C’est l’ordre établi sur le mont Hélicon.

L’IMAGINATION.

Rien ne s’y fait sans nous. C’est pourquoi l’on nous mande,

Ma sœur, mon frère et moi, pour y rendre raison,

D’une pièce de contrebande,

Que l’on a faite ici dans l’arrière-saison.

L’INTRIGUE.

Ah ! nous prouverons bien, que ni l’une ni l’autre,

Nous n’avons rien fourni du nôtre.

MOMUS.

Fort bien. Le Dénouement, pourquoi n’est-il point là ?

L’IMAGINATION.

C’est un traîneur qui va toujours cahin-caha ;

On ne sait, avec lui, comment il faut s’y prendre :

Tantôt il vient trop tôt, et plus souvent trop tard ;

Quand il arrive à temps, c’est un bien grand hasard.

MOMUS.

Qu’on l’amène de force.

L’IMAGINATION.

Ah ! c’est fort bien l’entendre.

 

 

Scène III

 

MOMUS, MELPOMÈNE, THALIE, L’IMAGINATION, L’INTRIGUE

 

MELPOMÈNE.

Quoi c’est-là notre Juge ?

MOMUS.

Oui. J’aurai cet honneur,

Montrant sa Marotte.

Et voilà votre Rapporteur.

MELPOMÈNE.

Quand le Maître des Dieux serait venu lui-même,

Il n’eût pas dérogé de sa grandeur suprême.

THALIE.

Au contraire.

MOMUS.

Sans contredit,

Jupiter aurait dû se faire Bel-Esprit.

J’aimerais bien à voir le Maître du Tonnerre

Abandonner le soin du Ciel et de la Terre,

Pour venir en ces lieux juger d’un Madrigal.

MELPOMÈNE.

Ce Dieu, tout grand qu’il est, ne ferait pas plus mal

De déposer sa foudre entre les mains des Grâces.

MOMUS.

Sœur tragique, ôtez vos échasses.

Au fait. Si vous voulez que je sois bien instruit,

Croyez-moi, laissez-là ce pompeux verbiage,

Qui vous emplit la bouche, et ne fait que du bruit.

Humanisez votre langage ;

Ou bien, laissez parler la sœur au brodequin.

MELPOMÈNE.

Oui. Vous entendez mieux son langage mesquin.

THALIE.

Ce langage mesquin ! Vous auriez dû l’apprendre ;

Puisque, sur mon district, vous osez entreprendre.

MOMUS.

Vous n’avez pas raison.

MELPOMÈNE.

Quoi ! vous récriminez ?

MOMUS.

C’est un mauvais moyen.

THALIE.

Quoi ! vous me soutenez...

MELPOMÈNE, à Momus.

Vous êtes prévenu.

MOMUS.

Qui, moi ? Quelle apparence ?

MELPOMÈNE.

Vous m’êtes suspect.

THALIE.

Moi, j’en appelle d’avance.

MOMUS.

À la Folie apparemment ?

Querellez-vous suffisamment.

Quand vous n’aurez plus rien d’inutile à nous dire,

Peut-être que du fait vous daignerez m’instruire.

THALIE.

Il est simple.

MELPOMÈNE.

Il est grave.

THALIE.

Il est traître.

MELPOMÈNE.

Il est noir,

En quatre mots...

THALIE.

En deux...

MELPOMÈNE et THALIE.

Vous allez le savoir.

THALIE.

Elle veut désormais faire la Comédie.

MELPOMÈNE.

Elle veut désormais faire la Tragédie.

THALIE.

Elle a mis sous mon nom...

MELPOMÈNE.

Elle a mis sous le mien.

Une Pièce...

THALIE.

Ah ! n’en croyez rien.

MELPOMÈNE.

C’est tin fait.

THALIE.

Il est faux.

MELPOMÈNE.

Ce n’est pas moi.

THALIE.

C’est elle.

MELPOMÈNE et THALIE, ensemble.

Oh ! parlez donc toujours, babillarde éternelle.

MOMUS.

Courage ! On n’a raison qu’autant qu’on fait de bruit.

Ma foi, c’est une médisance,

Quand on dit que l’on peut dormir à l’audience.

THALIE.

Eh ! bien, jugez-nous donc.

MOMUS.

Vous avez donc tout dit ?

MELPOMÈNE.

On m’attribue à moi certaine Comédie...

THALIE.

On prétend que j’ai fait la Fausse Antipathie.

MOMUS.

Oui, sur l’Olympe, elle a paru ces jours passés.

THALIE.

On la dit d’une espèce à quoi rien ne ressemble :

C’est tout bien, et tout mal ; et tous les deux ensemble.

MELPOMÈNE.

À qui l’imputez-vous ?

MOMUS.

Mais, vous m’embarrassez.

Le style est équivoque, un peu trop dramatique ;

Et pour mieux dire, il est épi-comi-tragique.

L’IMAGINATION.

Pour moi, je m’en lave les mains.

MOMUS.

On croirait qu’à vous deux vous avez fait la Pièce.

THALIE.

Ce ridicule accord déplairait aux humains.

MELPOMÈNE.

Quoi ! l’on m’imputerait la dernière bassesse !

Victime d’un soupçon devenu criminel,

On veut m’envelopper d’un opprobre éternel !

MOMUS.

Doucement. Ces lambeaux que vous venez de dire

Sont dedans, mot à mot.

THALIE.

Ils ont dû faire rire.

Ce n’est point-là mon style ; il est un peu moins haut.

De la prose rimée est tout ce qu’il me faut.

MELPOMÈNE.

Ils y sont ? Je l’ignore ; et l’on m’en fait un crime.

Mon repos, mon honneur, tout en est la victime.

MOMUS.

Ces vers en sont encor.

À Thalie qui rit.

Vous aurez votre tour.

À Melpomène.

Par exemple, une fille épouse, sans amour,

Quelqu’un qui n’avait point de goût pour l’hyménée ;

Comment le faire dire à cette infortunée ?

MELPOMÈNE.

L’un et l’autre aux autels nous fûmes entraînés ;

L’un et l’autre à regret nous fûmes enchainés.

MOMUS.

Bravo !

THALIE.

Moi, j’aurais dit avec moins d’étalage :

Ce ne fut point l’amour qui nous mit en ménage.

MOMUS.

Vous savez toutes deux cette Pièce par cœur :

En se justifiant, l’une et l’autre l’avoue.

MELPOMÈNE.

C’est un vol qu’on m’a fait.

THALIE.

C’est un tour qu’on me joue.

MOMUS.

Allons, à frais communs partagez-en l’honneur.

MELPOMÈNE.

Que vais-je devenir ? Le bruit va s’en répandre ;

Momus ira le dire à qui voudra l’entendre.

THALIE.

Et l’on n’en croira rien.

MELPOMÈNE.

Ah ! quelle est votre erreur !

C’est le sort du métier. On m’en croira l’Auteur.

Tout ce qui peut nous nuire, ou nous perdre, est croyable.

Qu’il paroisse un Ouvrage absurde et pitoyable,

On n’examine rien ; et la crédulité

Va toujours contre nous jusqu’à l’absurdité.

THALIE.

Je ne m’étonne plus qu’on donne à des Poètes

Des sottises de plus que celles qu’ils ont faites.

Je vois bien à présent qu’une Muse d’honneur,

Avec son innocence, a besoin de bonheur.

MELPOMÈNE, à l’Imagination et l’Intrigue.

Mais vous autres, parlez. Quel est dose ce mystère ?

Rien ne se fait ici sans votre ministère.

Justifiez-vous donc de cette iniquité.

L’IMAGINATION.

Je vais dire la vérité.

Il est vrai que jadis j’eus part à cet ouvrage ;

Aussi-bien qu’au Prologue, et c’est un franc pillage.

À l’égard du Prologue, il fut neuf autrefois ;

Et l’on a mis en vers ce qui n’était qu’en prose.

C’est qu’au Parnasse on vole ainsi que dans un bois.

L’INTRIGUE.

J’aurais donc corrigé le texte par la glose.

Je n’aurais pas produit des hommes et des dieux

Ensemble sur la scène ; et pour plus de justesse,

Je me serais réduite à l’une ou l’autre espèce.

Ce mélange-là jure à l’esprit comme aux yeux.

Il faut de l’unité parmi les personnages.

MOMUS.

L’Auteur ignorait-il des règles aussi sages ?

L’IMAGINATION.

C’est qu’il s’est ménagé de quoi se critiquer.

MOMUS.

Il a bien réussi.

THALIE.

Daignez vous expliquer

Au sujet de la Comédie.

On l’appelle, dit-on, la Fausse Antipathie.

Que veut dire ce titre ? Il est des plus nouveaux.

La Fausse Antipathie !

L’IMAGINATION.

Eh ! bien, le titre est faux.

MOMUS.

J’imagine l’entendre, ou du moins je l’admire.

L’IMAGINATION.

Ainsi, comme je viens de dire,

J’imaginai jadis la Pièce d’aujourd’hui,

Ou tout au moins l’idée. Elle est le bien d’autrui.

MOMUS.

Est-il quelqu’un qui la réclame ?

L’IMAGINATION.

Madame, par hasard, n’êtes-vous point ma femme ?

Monsieur, par aventure, êtes-vous mon mari ?

THALIE.

Ah ! ah ! c’est dans Démocrite.

L’IMAGINATION.

Oui.

C’était un épisode, une scène grotesque,

Qu’on a fait devenir tout-à-fait romanesque.

MOMUS.

Mais pas tant ; ou du moins le roman n’est pas neuf ;

Au fond, c’est un mari qui voudrait être veuf ;

Rien de plus naturel. Sa femme, fille et veuve,

Voudrait d’un autre hymen faire encore une épreuve ;

Rien de plus ordinaire.

L’INTRIGUE.

Oui, par un grand narré

D’un Domestique à l’autre, et fort mal préparé,

L’assemblée est d’abord très bien endoctrinée

La protase est surtout joliment amenée.

MOMUS.

La protase !

L’INTRIGUE.

Aristote enseigne à ce propos...

MOMUS.

Vous vous gâtez la bouche avec de si grands mots.

L’IMAGINATION.

Si l’Auteur eût daigné venir à notre école,

Sa supposition n’eût pas été si folle ;

Car enfin se peut-il que des gens mariés,

Poussent l’oubli jusqu’à ne se pas reconnaître ?

MOMUS.

Cela serait heureux, si cela pouvait être.

L’INTRIGUE.

Quoi ! lorsque par l’hymen ils sont encor liés ?

MOMUS.

L’Hymen est fort sujet à manquer de mémoire,

Et l’Intrigue pourrait citer plus d’une histoire

De maints et maints époux les mieux appariés,

Qui se sont bien plus vite, et bien mieux oubliés.

L’IMAGINATION.

Vous plaisantez fort à votre aise ;

Mais cela ne rend pas la Pièce moins mauvaise

Quant à moi, sans entrer dans de plus longs débats,

Je dirai que ce n’est qu’une longue Élégie.

L’INTRIGUE.

Ah ! si j’avais eu part à cette Comédie,

On y rencontrerait tout ce qu’on n’y voit pas :

Ces traits, ces incidents heureux et nécessaires ;

Cet aimable embarras qui vous tient en arrêt,

Et qui de scène en scène augmentant l’intérêt,

Par des événements qui paraissent contraires,

Mène insensiblement l’action à son but.

MOMUS.

Bon ! bon ! ces Pièces-là, si jamais il en fut,

Plairaient peut-être moins que d’autres moins parfaites.

Ainsi, dans l’idée où vous êtes,

Celle dont nous parlons n’eût pas dû réussir.

L’IMAGINATION.

Le bonheur fait souvent le succès d’un ouvrage

MOMUS.

J’ai donc eu bien du tort d’avoir eu du plaisir ?

L’IMAGINATION.

Vous vous passez à peu.

MOMUS.

J’en suis d’autant plus sage.

Morbleu, qu’on fasse donc venir le Dénouement ;

Je ne saurais, sans lui, rendre aucun jugement.

L’INTRIGUE.

Il a déjà reçu trois ou quatre messages :

Il nous met tous les jours dans le même embarras

L’IMAGINATION.

Il faut, en attendant qu’il traîne ici ses pas,

Allonger la courroie, user de remplissages ;

Et, quand les Spectateurs sont las de s’ennuyer,

Le drôle se réveille, et vient les renvoyer.

MOMUS.

Eh ! bien, qu’il vienne donc. Il se moque, je pense,

De nous laisser ainsi chômer à l’audience.

Sinon, je vous appointe.

L’IMAGINATION.

Ah ! c’est encor bien pis.

 

 

Scène IV

 

DEUX GÉNIES, LE DÉNOUEMENT, MOMUS, MELPOMÈNE, THALIE, L’IMAGINATION, L’INTRIGUE

 

UN GÉNIE.

Marchez. Que de façons ! La résistance est vaine,

Oui, parbleu, mort ou vif, vous irez sur la scène.

 

 

Scène V

 

MOMUS, MELPOMÈNE, THALIE, L’INTRIGUE, LE DÉNOUEMENT

 

LE DÉNOUEMENT.

Me voici. Que veut-on ? Peste soit du pays !

Morbleu, je suis bien las d’apprêter tant à rire.

Qu’est-ce ? On m’accuse encore, à ce que j’entends dire :

De quoi donc, s’il vous plaît ?

MOMUS.

N’êtes-vous pas celui.

Qui termine, ou prévient l’inévitable ennui ;

Et qui, sur l’une et l’autre scène,

Tirez les Spectateurs et les Auteurs de peine ?

LE DÉNOUEMENT.

Ah ! ne me parlez pas de ce maudit emploi.

MOMUS.

Pourquoi ? Vous avez fait un beau coup de partie.

LE DÉNOUEMENT.

Où ?

MOMUS.

Dans la Fausse Antipathie.

Vous l’avez dénouée avec adresse.

LE DÉNOUEMENT.

Moi ?

MOMUS.

Oui, parbleu. C’est un coup de Maître.

Comment ! Il s’agissait de faire reconnaître

Deux époux qui s’étaient oubliés à forfait...

Oh ! la reconnaissance a fait un bel effet.

LE DÉNOUEMENT.

Sur la foi d’un écrit que l’on avait en poche,

Reconnu par un oncle arrivé par le coche,

Le porteur s’est trouvé, sans opposition,

Être l’époux en question :

Je ne garantis pas qu’il soit le véritable.

L’IMAGINATION.

Mais pour eux, en tout cas, l’erreur est profitable.

L’INTRIGUE.

Le Public indulgent, ou las de s’ennuyer,

A suppléé sans doute à ce léger indice,

Et n’en eût pas voulu davantage essuyer.

LE DÉNOUEMENT.

Pour moi, depuis longtemps, j’ai quitté mon office.

MOMUS.

Pourquoi donc, s’il vous plaît ? Qui peut vous dégoûter ?

LE DÉNOUEMENT.

C’est qu’enfin je suis las de tant me répéter.

Tout paraît épuisé, grâces à ces Déesses

Aussi-bien qu’aux Auteurs bornés dans leur métier.

Peste soit de l’engeance, et de toutes leurs Pièces !

Je ne donnerais pas seulement un denier

Des catastrophes surannées,

Décrépites et ramenées

Que sur la Scène on voit cinq ou six fois par an.

Comptons. Pour dénouer les sottises courantes,

Je n’ai que deux ou trois manières différentes.

Tantôt, c’est un rival, un barbare, un tyran,

Qui va, par les forfaits, signaler sa puissance ;

Mais enfin dont le cœur vient à résipiscence.

Tantôt, je suis empoisonné ;

Ou bien j’arrive assassiné

Sur deux des miens qui me soulèvent :

Je fais ma doléance, et les sifflets l’achèvent.

Une autre fois, je viens inconnu, déguisé,

Et souvent fort dépaysé.

J’envisage les gens, je lâche une équivoque,

Sur quoi l’on m’en riposte une autre réciproque.

Je change de maintien. Je fais un à-parte,

Assez haut, pour être, à la ronde,

Très-bien ouï de tout le monde ;

Mais que l’on ne doit pas entendre à mon côté.

Je me rapproche alors. Je jase ; l’on babille.

On m’interroge, et je réponds.

On se trouble, et je me confonds.

On insiste, j’hésite ; et, de fil en aiguille,

Je me nomme. On s’écrie : ah ! c’est vous ! Tout d’un temps

Je tombe aux pieds, ou bien je saute au cou des gens.

Maugrebleu des reconnaissances !

Je ne veux plus avoir ces sottes complaisances.

Ne comptez plus sur moi, je vous en avertis.

Je ne reconnaîtrai seulement pas mon père.

L’Assemblée rit.

Je suis donc bien plaisant ? Vous ne rirez plus guère.

À Thalie.

Oui, ma mie ; avec vous, ma foi, c’est encor pis.

En montrant Melpomène.

Avec elle on se tue ; au moins cela varie.

Mais, morbleu, vous voulez toujours qu’on se marie.

Je suis las, à la fin, d’endosser le rabat,

De venir en Notaire, avec un faux contrat,

Escroquer une signature,

Une donation ; et duper sans pudeur

Père, mère, oncle, tante, ou quelque vieux tuteur,

Et marier les gens, comme on dit, en peinture.

En un mot, ajustez vos flutes autrement.

Serviteur.

MOMUS.

Mais souffrez que l’on vous représente...

LE DÉNOUEMENT.

À commencer par la présente,

Les Pièces désormais seront sans dénouement.

Bonsoir, et bonne nuit ; voilà ma révérence,

Faites la vôtre aussi.

Le Dénouement s’en va.

MOMUS.

Mais il s’en va, je pense !

MELPOMÈNE, THALIE, L’IMAGINATION, L’INTRIGUE, courant après le Dénouement.

Holà donc, arrêtez. Holà !

MOMUS.

Courez après.

Palsembleu, jugera qui voudra le procès.

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