La Comédie des comédiens (DANCOURT)

Comédie en trois actes, le troisième acte représentant la comédie de l’Amour charlatan suivi d’un divertissement.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 août 1710.

 

Personnages des deux premiers actes

 

MONSIEUR GRICHARDIN, riche Bourgeois

LUCILE, femme de Monsieur Grichardin

ANGÉLIQUE, fille de Monsieur Grichardin

ISABELLE, nièce de Monsieur Grichardin

MARTON, amie de Lucile, qui demeure avec elle

MONSIEUR BARON, sous le nom de Léandre, Comédien

MONSIEUR BEAUBOURG, sous le nom d’Éraste, Comédien

MONSIEUR LA THORILIÈRE, Comédien

MONSIEUR POISSON, Comédien

NICOLE, Servante de Monsieur Grichardin

TROUPE DE SYMPHONISTES

UN LAQUAIS de Monsieur Grichardin

 

Déguisements du second acte

 

DE LA THORILIÈRE, en Financier, et en Mezzetin

ANGÉLIQUE, en Docteur

 

La Scène est chez Monsieur Grichardin, dans une Maison de Faubourg.

 

Le Théâtre représente le Jardin de Monsieur Grichardin.

 

Personnages du troisième acte : comédie de l’Amour Charlatan

 

JUPITER

MOMUS

LE DOCTEUR

PIERROT, Valet du Docteur

MERCURE

MAROTTE, Villageoise

ROBIN, Joueur de Flûte

L’AMOUR

SPINETTE, Servante du Docteur

PHILINE, Fille du Docteur

GUILLOT-GORJUS

CLAUDINE

THIBAUT

MATHURINE

LE CHEVALIER

TROUPE DE PAYSANS, DE PAYSANNES et DE SYMPHONISTES

UN LAQUAIS de Monsieur Grichardin

 

La scène est dans un Village.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LUCILE, MARTON

 

MARTON.

Votre bonhomme de mari ne cherche qu’à vous faire plaisir, comme vous voyez ; il a dessein apparemment de vous donner aujourd’hui quelque fête, quelque espèce de bal, et de vous faire trouver chez vous, pour vous y fixer, les innocents amusements que vous aviez coutume de prendre en public, comme les autres.

LUCILE.

C’est un fort bonhomme, un fort galant homme que Monsieur Grichardin, Marton ; et comme il n’y a que douze ou quinze jours que nous sommes mariés, je m’accommode encore de ses manières.

MARTON.

Je m’en étonne, je craignais que vous n’en fussiez dégoûtée dès le premier jour.

LUCILE.

Pourquoi cela, Marton ?

MARTON.

Pourquoi ? c’est qu’il n’y a pas entre vous et lui grande symétrie, ni pour l’âge, ni pour l’humeur.

LUCILE.

Il fait tout ce que je veux, Marton.

MARTON.

Cela ne durera pas.

LUCILE.

Hé ! la raison ?

MARTON.

La raison ? c’est que vous ne tarderez peut-être pas à faire ce qu’il ne voudra point.

LUCILE.

J’aurai toujours les mêmes égards, s’il a toujours la même complaisance.

MARTON.

Vous exigerez peut-être qu’il la pousse plus loin, et qu’il devienne un peu des amis de Léandre, qui depuis longtemps est si fort des nôtres.

LUCILE.

Monsieur Guichardin ne paraît pas le haïr.

MARTON.

Non : mais je suis sûre qu’il ne l’aime guère et je ne sais même s’il ne commence pas à en devenir jaloux.

LUCILE.

La jalousie serait mal fondée, l’estime et l’amitié que j’ai pour Léandre...

MARTON.

Simple habitude, amitié d’enfance ; qui le sait mieux que moi ? nous avons été tous trois élevés ensemble, nos familles étaient amies, nos pères se sont ruinés de compagnie, le vôtre en repas, le mien au jeu, et celui de Léandre avec les femmes ; oh ! pour cela c’était trois Bourgeois bien distingués dans le quartier.

LUCILE.

Nos fortunes n’en sont pas meilleures.

MARTON.

Oh ! pour cela non. Victimes de leur éclatante conduite, nous nous sommes trouvés tous trois sans établissement. Monsieur Grichardin vient de faire le vôtre en vous épousant : je trouve un asile auprès de vous en attendant mieux.

LUCILE.

Autant que je pourrai contribuer à votre bonheur, ma chère Marton...

MARTON.

Mes vues sont bornées, Madame, je veux faire comme Léandre ; il a tenté fortune par plusieurs routes, il a été Écolier en Droit, apprenti Notaire, façon d’Abbé, Régent de Sixième, Commis de la Douane, Avocat, Maître à danser : il s’est fait depuis peu Comédien, ce n’est pas le plus mauvais parti qu’il pouvait prendre.

LUCILE.

Mais tes vues ne sont pas de passer par tous ces grades-là, Marton ?

MARTON.

Non, Madame, mais d’arriver au but : ma grande fureur est de jouer la Comédie.

LUCILE.

Je ne blâme point en toi cette passion, non plus qu’en Léandre.

MARTON.

Vous auriez bonne grâce de la blâmer ! jeune et bien fait comme est Léandre, avec de l’esprit et des talents, il se fera connaître et estimer peut-être ; il passera du moins ses plus beaux jours dans les plaisirs, et s’approchera des personnes les plus distinguées, dont la naissance et la fortune semblaient pour toujours l’éloigner.

LUCILE.

Je vois bien, ma chère Marton, que ta passion dominante est de t’approcher aussi des personnes de distinction.

MARTON.

Je ne manque pas de talents pour cela, et je ne ferais pas une mauvaise recrue pour une Troupe.

LUCILE.

Ne serais-tu point amoureuse de Léandre ?

MARTON.

Ces fantaisies-là nous ont passé : mais vous...

LUCILE.

Le voici, je crois, Marton.

MARTON.

C’est lui-même, il vient ici souvent, ce n’est pas pour moi, quelqu’autre raison l’y attire.

LUCILE.

Que tu es extravagante !

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, LUCILE, MARTON

 

LUCILE.

Bonjour Léandre, vous me faites bien plaisir de me venir voir. Ne jouez-vous point aujourd’hui ? et passerez-vous avec nous toute la journée ?

LÉANDRE.

J’y voudrais passer toute ma vie. Je suis trop sensible à l’accueil que vous me faites, et au plaisir de vous voir jouir d’une fortune brillante, quoique fort au-dessous de celle que vous méritez...

LUCILE.

Oh ! pour une fortune brillante, retranchez cela, je vous prie, Léandre.

MARTON.

Comment donc ? comptez-vous pour rien d’être la femme d’un riche Ex-apothicaire, qui passe la vie la plus agréable aux dépens de quantité de pauvres défunts qu’il a envoyés dans l’autre monde ?

LÉANDRE.

Vous êtes contente, et vous devez l’être, et je ne négligerai jamais d’être le témoin de votre bonheur, le plus souvent, et le plus longtemps qu’il me sera possible.

MARTON.

Ma foi, Madame, cette Comédie donne de l’esprit, et Léandre ne parlait pas si bien à ma fantaisie, quand il n’était que Régent de Sixième, ou Commis de la Douane.

LÉANDRE.

Comment suis-je avec Monsieur Grichardin ? j’ai grand intérêt d’y être bien.

LUCILE.

Je n’ai point remarqué qu’il vous vît à regret ici.

MARTON.

Je n’ai point remarqué qu’il vous y vît de trop bon œil moi.

LÉANDRE.

Que je serais malheureux !

LUCILE.

Pourquoi donc ?

LÉANDRE.

Je vais vous faire une confidence d’où dépend absolument le bonheur de ma vie... je suis amoureux.

LUCILE.

Vous, amoureux ! eh de qui, Léandre ?

LÉANDRE.

D’Angélique, Madame.

LUCILE.

De ma belle-fille ?

MARTON.

Cela suffira pour vous brouiller avec Monsieur Guichardin.

LUCILE.

Angélique vous aime-t-elle ?

LÉANDRE.

Je m’en flatte : mais je n’en ai nulle certitude.

MARTON.

Il faut commencer par s’en éclaircir.

LUCILE.

S’il ne fallait que mon aveu pour devenir heureux, vous le seriez bientôt, Léandre, je vous assure.

MARTON.

En faveur de l’ancienne connaissance, je vous promets de mon côté de travailler pour vous ? mais à de certaines conditions.

LÉANDRE.

Il n’en est point auxquelles je ne souscrive, parlez.

MARTON.

C’est de me mettre de la Troupe. Vous êtes amoureux d’Angélique, et moi amoureuse de la Comédie.

LÉANDRE.

Cela se rencontre le mieux du monde, Éraste mon ami et mon camarade est aussi depuis quelque temps épris des charmes d’Isabelle.

LUCILE.

La nièce de Monsieur Grichardin !

LÉANDRE.

Oui, Madame.

MARTON.

La Troupe en veut furieusement à la famille. N’y aurait-il point aussi quelqu’une de vos Demoiselles charmée des beaux yeux de Monsieur Grichardin ?

LÉANDRE.

Je n’en ai pas ouï parler jusqu’à présent ; mais, ma chère Marton, travaillez à mon bonheur, et à celui d’Éraste ; nous vous faciliterons autant qu’il nous sera possible le succès de ce que vous souhaitez.

MARTON.

Oui, mais sans qu’il m’en coûte rien au moins. J’ai assez de mérite pour avoir une part sans l’acheter ni en gros, ni en détail.

LÉANDRE.

Vous n’êtes pas faite pour rien acheter.

MARTON.

Ni vous pour aimer à crédit.

LÉANDRE.

Ne désapprouvez point les soins que nous prendrons, Madame ?

LUCILE.

Je les appuierai de tout mon pouvoir.

MARTON.

Oh ! çà ne perdons point de temps, voyons ce qu’il y a à faire ; votre camarade est-il aimé d’Isabelle ?

LÉANDRE.

Il est assuré de son aveu, et la grande fureur d’Isabelle est comme à vous de jouer la Comédie.

MARTON.

Tant mieux, la grande affaire est de connaître le cœur d’Angélique, et s’il se détermine en votre faveur...

LÉANDRE.

Que ne vous devrais-je point, ma chère Marton ?

MARTON.

La voici, je pense ? cachez-vous dans ce cabinet de verdure, vous, Léandre, vous entendrez la conversation ; et vous, Madame, aidez-nous à la faire parler, et à connaître les sentiments qu’elle a pour Léandre.

LUCILE.

Je le veux bien.

LÉANDRE.

Mais Marton...

MARTON.

Hé ! ne craignez point d’écouter ; les jolis gens comme vous sont souvent plus heureux qu’ils ne méritent. La petite personne paraît avoir l’esprit occupé, c’est de Léandre, sur ma parole.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, LUCILE, MARTON

 

ANGÉLIQUE, à part.

Je m’étais imaginé avoir vu entrer ici... Quand on a l’idée remplie de ce qu’on aime... Je me suis trompée.

LUCILE.

Que cherchez-vous, Angélique ?

ANGÉLIQUE.

Rien, Madame.

MARTON.

Oh ! si fait, si fait, Mademoiselle ?

ANGÉLIQUE.

Pardonnez-moi, Mademoiselle Marton, je vous assure.

MARTON.

Pardonnez-moi, vous-même, et Madame et moi nous savons bien ce que vous cherchez.

ANGÉLIQUE.

Vous le savez ? vous m’embarrassez, Marton, je me retire.

LUCILE.

Demeurez, Angélique, demeurez, on n’a pas dessein de vous faire de la peine.

MARTON.

Madame n’a point d’autre objet que de vous rendre service.

ANGÉLIQUE.

Sérieusement ?

MARTON.

Très sérieusement.

ANGÉLIQUE.

Ah ! si cela était vrai, que je vous aimerais, Madame, quoique vous soyez ma belle-mère.

LUCILE.

Vous pouvez compter sur moi, ma chère enfant.

MARTON.

Et sur moi de même, je vous en donne ma parole : mais au bout du compte, pour vous rendre service, il faut savoir en quoi l’on peut vous obliger.

ANGÉLIQUE.

Ne le devinez-vous pas, Marton ? et ne savez-vous point à votre âge ce qui intéresse le plus une jeune personne ?

MARTON.

Si je le sais ? c’est un amant je gage ; je suis dans le même cas, moi qui vous parle.

ANGÉLIQUE.

Vous êtes dans le même cas, dites-vous ?

MARTON.

Oui, vraiment, demandez plutôt à Madame, c’est une espèce de maladie qui court beaucoup dans ces temps-là parmi les jeunes filles.

ANGÉLIQUE.

Vous appelez cela une maladie ?

LUCILE.

Sans doute.

MARTON.

Mais les suites n’en sont pas dangereuses, quand on prend soin d’y remédier de bonne heure.

ANGÉLIQUE.

Je ferai tout ce que vous me conseillerez de faire pour y remédier, je vous assure.

MARTON.

Vous n’avez point de répugnance pour les remèdes, je vois bien cela : mais il serait bon avant toutes choses de connaître et la nature, et l’auteur du mal. Expliquez-vous, parlez ?

ANGÉLIQUE.

Je ne saurais dire ces choses-là, Marton.

MARTON.

Quelle modestie ! il faut vous interroger, n’est-ce pas ?

ANGÉLIQUE.

Vous me ferez plaisir.

MARTON.

C’est un grand soulagement pour la pudeur.

LUCILE.

Oh finis, Marton, ne badine point.

MARTON.

Que vous êtes vive ! vous ne compatissez point aux faiblesses d’une pauvre petite malade... Ne sentez-vous pas quelquefois, dans de certains moments, de certaines inquiétudes... Là...

ANGÉLIQUE.

Oui, Marton.

MARTON.

Quand vous ne voyez pas...

ANGÉLIQUE.

Qui, Marton.

MARTON.

De grandes impatiences de le revoir.

LUCILE.

Qui, Marton ?

MARTON.

Beaucoup de plaisir quand il est ici.

ANGÉLIQUE.

Mais qui donc, Marton, explique-toi ?

MARTON.

Oh ! qui, qui, Marton, expliquez-vous vous-même ? c’est à moi de vous interroger, nous en sommes convenues.

ANGÉLIQUE.

Vous ne m’interrogez point comme il faut, que ne me demandez-vous si ce n’est pas Léandre ?

MARTON.

Hé ! que me répondrez-vous si je vous le demande ?

ANGÉLIQUE.

Je vous avouerai que c’est lui-même.

LUCILE.

Elle est sincère.

MARTON.

Venez jouir d’un si tendre aveu, approchez, Léandre. Je prévois que je serai de la Troupe.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Ciel !

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, ANGÉLIQUE, LUCILE, MARTON

 

LÉANDRE.

Adorable Angélique, je n’abuserai point de la connaissance que j’ai de mon bonheur, et je vais redoubler mes soins et mon attention pour n’en être pas tout à fait indigne.

ANGÉLIQUE.

C’est une surprise que ceci, Léandre, et sans la petite trahison qu’on m’a faite, vous n’auriez pas si tôt su que je vous aime.

MARTON.

Vous appelez cela une trahison ?

ANGÉLIQUE.

Vous savez ma faiblesse, voudrez-vous bien l’excusez, Madame, et nous aider à persuader à mon père de consentir à nous rendre heureux ?

LUCILE.

Il a fait mon bonheur, je serais bien ingrate de ne pas contribuer au vôtre.

LÉANDRE.

Ah, Madame !

MARTON.

Trêve de compliments, allons au fait, tout ira bien.

ANGÉLIQUE.

Au moins, Madame, si vous voulez vivre heureuse avec mon père, il faut que vous vous rendiez un peu la maîtresse.

MARTON.

Nous avons de bonnes dispositions pour cela.

LUCILE.

Votre avis est bon, je le suivrai.

ANGÉLIQUE.

Feue ma mère l’avait mis sur ce pied-là.

LUCILE.

Je l’ai ouï dire.

ANGÉLIQUE.

Elle lui faisait faire tout ce qu’elle voulait.

MARTON.

Cela était heureux.

ANGÉLIQUE.

Il faut qu’il fasse tout ce que vous voudrez, et que vous vouliez toujours qu’il me marie avec Léandre.

MARTON.

Je crois l’entendre ; rentrez dans le cabinet, Léandre, nous allons le mettre sur votre chapitre, et vous saurez aussi par vous-même si le père pense de vous comme la fille.

LÉANDRE.

Je crains qu’il n’y ait bien de la différence.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR GRICHARDIN, LUCILE, ANGÉLIQUE, MARTON

 

LUCILE.

Vous revenez un peu tard, Monsieur ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

J’ai eu quelques ordres à donner, n’est-il pas venu ici ?...

MARTON.

C’est vous qui nous avez envoyé cette bande de Musiciens en masques ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ils sont ici ? j’en suis bien aise.

LUCILE.

Vous avez quelque dessein de nous surprendre agréablement, sans doute ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Oui, ma chère enfant, depuis notre mariage je suis galant et de meilleure humeur que je n’ai jamais été, et j’ai imaginé pour vous faire plaisir, de vous donner ici ce soir une espèce de petit bal, une façon de petite fête.

LUCILE et ANGÉLIQUE.

Le bal, { Monsieur 
            { mon père ?

MARTON.

C’est pour cela que vous avez envoyé toute cette symphonie.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Justement. Nous n’avons point fait de noces en nous mariant ; ma famille bourgeoise en a murmuré, et pour la faire taire, je me suis déterminé à leur donner ce soir un petit régal, qui, en les rassemblant cette seule fois, nous acquittera de toutes les autres corvées qu’il eût fallu faire. Qu’en dites-vous, Madame ?

LUCILE.

Je dis que vous faites fort bien : mais qu’est-ce que ce sera que ce petit régal ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais ce sera un bal d’abord, si tu veux.

LUCILE.

Un bal, soit. Ensuite ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ensuite une manière de souper pour nous autres pendant qu’on dansera.

MARTON.

Fort bien, une manière de souper. Ensuite ?...

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ensuite on se quittera, et chacun s’ira coucher.

MARTON.

Cela est à merveilles, chacun s’ira coucher, ensuite ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais que diable, ensuite, ensuite, ces suites-là ne sont pas mes affaires, et je ne prétends pas que la fête dure huit jours.

MARTON.

Ma foi, Monsieur, voulez-vous que je vous dise ? vous êtes un homme de bon goût et de bon esprit, et qui avez toujours aimé à faire les choses avec éclat.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Cela est vrai, au moins, j’ai les manières nobles.

MARTON.

Hé ! bien, Monsieur, ce petit régal me paraît bien succinct, cela ne répond point à la noblesse de vos manières, et je voudrais joindre à votre façon de bal, et à votre souper, quelque espèce de divertissement, de Comédie...

ANGÉLIQUE.

De Comédie, ma chère Marton !

MONSIEUR GRICHARDIN.

Plaît-il ?

MARTON.

Trouvez-vous que je pense mal, Monsieur ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Non, cela n’est mal imaginé : mais quelle Comédie pourrions-nous prendre ?

LUCILE.

Une Tragédie, ou une Pièce Comique ; nous n’avons qu’à faire prier Léandre...

MONSIEUR GRICHARDIN.

Qu’est-ce à dire, Léandre ! vous voudriez une Comédie Française : fi, fi, fi.

LUCILE.

Pourquoi donc ? et à quel propos vous récriez-vous contre la Comédie Française, Monsieur ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je me récrie, je me récrie, parce que je n’aime point ces Messieurs-là.

ANGÉLIQUE.

Hé ! que vous ont-ils fait, mon père ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ce qu’ils m’ont fait ? ce qu’ils font à tout le monde. Ils veulent être seuls à divertir le public, et il semble qu’ils prennent à tâche de l’ennuyer.

MARTON.

Oh ! pour cela oui, cela est bien ridicule.

ANGÉLIQUE.

Ils ont un privilège qu’ils soutiennent.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ils ont un privilège de ne rien faire qui vaille, parce qu’ils sont seuls, de mal jouer les anciennes pièces, et de n’en point donner de nouvelles qui ne soient mauvaises. Voilà un privilège bien soutenu ! morbleu si j’étais le maître de cela moi et bien d’autres...

LUCILE.

Que feriez-vous ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ce que je ferais, Madame, je ne verrais pas une de leurs pièces, à moins qu’ils ne devinssent raisonnables.

MARTON.

Vous êtes dans le vrai, Monsieur, il faut les prendre par-là pour les rendre sages.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Que je les corrigerais bien, s’il dépendait de moi !

LUCILE.

Épargnez-les un peu, de grâce.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je ne leur veux point de mal d’ailleurs, et je ne vous empêche point de voir Léandre, comme vous savez ; mais pour ne me pas déchaîner contre leur paresse, et le peu d’attention qu’ils ont à mériter l’approbation du public. Oh ! je vous baise les mains.

LUCILE.

Je ne prétends pas vous contraindre, et si Léandre même vous fait peine, je vous promets que je ne le verrai plus.

ANGÉLIQUE.

Ah ! Marton, que va-t-elle promettre ?

MARTON.

Vous n’en ferez peut-être pas plus mal, Madame, savez-vous jusqu’où va l’impertinence de ce petit étourdi-là ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Comment, son impertinence ?

MARTON.

Il est amoureux de votre fille.

ANGÉLIQUE.

Marton...

MONSIEUR GRICHARDIN.

De ma fille ! oh ! parbleu, voici qui est plaisant, je la lui garde, il n’a qu’à s’y attendre. Hé ! qui t’a dit cela ?

MARTON.

Qui me l’a dit ! Il nous a priées, Madame et moi de vous la demander en mariage.

ANGÉLIQUE.

Es-tu folle, Marton ?...

MARTON, à part.

Ne vous inquiétez de rien, vous dis-je ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

En mariage ! il n’y songe pas.

LUCILE.

Pourquoi donc, Monsieur ? quelle répugnance auriez-vous pour cette affaire ? Léandre est un jeune homme de famille, qui a des talents pour sa profession.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ce n’est ni la famille, ni la profession qui me répugnent ; et une grande marque de cela, c’est que si je voyais ces petits Messieurs-là faire ce qu’ils doivent, je serais le meilleur de leurs amis.

MARTON.

Monsieur a raison, je suis de son avis.

LUCILE.

Je l’approuve fort aussi : mais il y en a beaucoup qui font ce que Monsieur souhaite.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Il faut qu’ils le fassent tous, et qu’ils le fassent de concert encore, sans cela...

MARTON.

Mais, Monsieur, il me vient une idée ; jouons la Comédie entre nous autres, pour leur faire voir qu’on se peut passer d’eux.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Entre nous autres ? je voudrais donc que ce fût une petite pièce à la manière Italienne, cela les ferait enrager.

MARTON.

À la manière Italienne, soit.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais comment ferons-nous ?

MARTON.

Que cela ne vous embarrasse point, je trouverai des Acteurs et des Actrices, décidez seulement.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais cela sera-t-il joli, Marton ?

MARTON.

Oh ! pour cela je n’en réponds pas : mais vous en jugerez.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Il y a peu de gens qui s’y connaissent mieux que moi.

MARTON.

On le sait bien.

MONSIEUR GRICHARDIN.

J’étais un des meilleurs appuis du Théâtre Italien, je leur ai bien fait gagner de l’argent.

MARTON.

C’est sur vous qu’ils firent Monsieur Cusifle.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je leur avais donné de bons mémoires.

 

 

Scène VI

 

NICOLE, MONSIEUR GRICHARDIN, LUCILE, ANGÉLIQUE, MARTON

 

NICOLE.

Monsieur, voici trois carrossées de parents qui vous arrivent en masques.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je m’en vais les recevoir, et donner ordre pour le souper ; toi, Marton, dispose ton petit essai de Comédie.

MARTON.

Cela est tout disposé dans ma tête.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Il faudra faire ici un petit Théâtre dans le jardin, et avoir bien soin que tout aille comme il faut, et que cela fasse plaisir à ma femme ; ce n’est que pour elle que je fais tout cela.

MARTON.

J’y donnerai toute mon attention.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, LUCILE, ANGÉLIQUE, MARTON

 

MARTON.

Le voilà parti, hâtons-nous de prendre quelques mesures dont nous avons besoin. Oh ! là Léandre, on n’est pas trop prévenu pour vous, comme vous voyez.

LÉANDRE.

Il n’est pas malaisé de s’en apercevoir.

MARTON.

Mon imagination remédiera à tout.

LUCILE.

Je ne comprends rien à tes idées.

MARTON.

C’est que vous n’êtes guère pénétrante, et Mademoiselle y comprend quelque chose, je gage.

ANGÉLIQUE.

Je comprends que vous nous perdez, et que vous entretenez mon père dans un goût et dans des sentiments qui nous sont tout à fait contraires.

MARTON.

Et vous, Léandre, me comprenez-vous davantage ?

LÉANDRE.

Que je suis le plus malheureux homme du monde.

MARTON.

Vous ne serez point malheureux, et Monsieur Grichardin sera pris pour dupe.

ANGÉLIQUE.

Comment, Marton ?

MARTON.

Vos mariages feront le dénouement du petit essai de Comédie.

LUCILE.

Tu prétends...

MARTON.

Rendre heureux Éraste et Léandre, et surprendre avec adresse le consentement et la signature de Monsieur Grichardin, que nous n’obtiendrons pas autrement.

LÉANDRE.

Voilà de grands projets.

MARTON.

L’exécution dépendra de vous, et de quelques-uns de vos camarades.

LÉANDRE.

Je devine à présent.

MARTON.

Cela n’est pas bien difficile, je vais vous faire Comédiens Italiens.

LÉANDRE.

Mais je ne sais pas un mot d’Italien moi, quelle apparence ?

MARTON.

La grande merveille ! allez, allez, pour le rôle que je vous destine, il ne faut pas grande habileté.

ANGÉLIQUE.

Hé quel rôle lui destinez-vous, Marton ?

MARTON.

Celui de Pierrot.

LÉANDRE.

Pierrot moi ?

MARTON.

Vous le jouerez à merveilles.

LUCILE.

Monsieur Pierrot, je suis votre servante.

ANGÉLIQUE.

Il sera bien vilain comme cela, Marton.

MARTON.

Il ne le sera point pour vous. Il faudra que toute la maison joue dans la pièce, et Monsieur Grichardin y jouera lui-même sans s’en apercevoir. Quel rôle ferez-vous, Madame ?

LUCILE.

Je ne jouerai point moi : mais je donnerai les mains au dénouement.

MARTON.

Il sera donc tel que nous le souhaitons. Allez vous habiller, Monsieur Pierrot, amenez Éraste, et cherchez-nous de quoi faire un Arlequin, un Mezzetin, un Scaramouche, et quelque personnage de la vieille Comédie, il ne nous en faudra pas davantage.

LÉANDRE.

Je fais tout ce que vous voulez, et je reviens en diligence.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, MARTON

 

LUCILE.

Je rirais bien si cette idée pouvait réussir.

MARTON.

Ne suffit-il pas qu’elle est de moi ? ce n’est pourtant pas une bagatelle que ce que j’entreprends ; et ce sera peut-être une chose assez ennuyeusement ridicule de travestir ainsi la Scène Française. Baste, l’envie de plaire et de servir deux jeunes amants, tient lieu de mérite ; et Marton n’en sera pas moins Marton, pour avoir changé de caractère.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR GRICHARDIN, LUCILE, MARTON

 

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je viens vous dire, Madame, que tous les gens priés sont presque ici. Ne trouveriez-vous pas à propos, en attendant le souper, que nous prissions le divertissement d’un petit air Italien que chante ma cousine l’Avocate, et d’une Sarabande qu’une de mes nièces danse en perfection ? Ce sera le prélude du bal.

LUCILE.

Comme vous voudrez, Monsieur, n’êtes-vous pas le maître ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Allons donc. Que l’on fasse venir la symphonie : on nous avertira quand on aura servi.

 

 

Premier intermède

 

UNE VÉNITIENNE.

Teneri cuori
Che vogate
Sul mar degli amori,
Non temete,
Sospirate.
Il vento dei sospiri,
Accende gli ardori ;
E dolce il vento
Che conduce al porto.
Teneri cuori
Che vogate
Sul mar degli amori,
Non temete,
Sospirate.

Sarabande.

Monsieur Grichardin,
Exempt de chagrin,
Sans soin, sans envie,
Dans d’heureux loisirs
Vous passez la vie
Parmi les plaisirs.

Dans votre famille
Tout charme, tout brille,
À vos moindres vœux
Marton complaisante,
Pour vous plaire invente
Mille nouveaux jeux.

Branle.

C’est bien fait dans son bel âge,
De songer à son plaisir.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Vous voyez comme je m’y livre.

LA VÉNITIENNE.

Malgré les soins du ménage,
Vous en avez le loisir.
C’est bien fait dans son bel âge
De songer à son plaisir.

UN PANTALON.

C’est notre unique héritage,
Heureux qui sait en jouir.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Tout le monde n’a pas cet esprit-là comme moi.

LE PANTALON.

C’est bien fait dans son bel âge
De songer à son plaisir.

LA VÉNITIENNE.

On saisit quand on est sage,
Tous ceux qui viennent s’offrir.
C’est bien fait dans son bel âge
De songer à son plaisir.

UN LAQUAIS, à Monsieur Grichardin.

Monsieur, on a servi, vous viendrez quand il vous plaire.

MONSIEUR GRICHARDIN.

On a servi ?

Il s’en va en chantant et en dansant.

À table il faut faire rage,
Et longtemps nous y tenir ;
C’est bien fait dans son bel âge
De songer à son plaisir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉRASTE, ISABELLE, en espagnolette

 

ÉRASTE.

Il n’est point de déguisement pour les yeux d’un amant ? les miens vous ont d’abord reconnue, charmante Isabelle.

ISABELLE.

J’en crois le cœur encore plus que les yeux, Éraste, et le mien m’a fait sentir des mouvements qui m’ont appris que vous étiez ici.

ÉRASTE.

Léandre m’a fait espérer que nous obtiendrions l’aveu de votre oncle.

ISABELLE.

Marton m’a promis qu’elle nous aiderait à le surprendre.

ÉRASTE.

Léandre est amoureux de votre aimable cousine.

ISABELLE.

Nous travaillerons pour eux en travaillant pour nous.

ÉRASTE.

Ils seront aussi des Acteurs de la Comédie.

ISABELLE.

Marton m’a expliqué tout cela.

ÉRASTE.

Vous savez le rôle que vous y devez faire ?

ISABELLE.

Celui d’une jeune personne que vous aimerez, et qui paraîtra ne vous point aimer. Que je trouve ce personnage-là difficile.

ÉRASTE.

Je serai votre tuteur, et je ne chercherai qu’à vous contraindre en toutes choses : cela est bien éloigné de mon caractère.

ISABELLE.

Qu’importe que les rôles soient gênants, si le dénouement doit être heureux.

ÉRASTE.

Aussi l’attendrai-je avec impatience.

ISABELLE.

Ce ne sera qu’une petite pièce, Éraste.

ÉRASTE.

Elle ne laissera pas de me paraître longue.

ISABELLE.

Je ne la trouverai guères moins ennuyeuse ; l’incertitude, la crainte de ne pas réussir à tromper mon oncle...

ÉRASTE.

Peut-on l’entreprendre inutilement ? il est né dupe ; c’est un si bon homme que Monsieur Grichardin, qu’il ne serait pas besoin même pour l’attraper de toutes les précautions qu’on nous fait prendre.

ISABELLE.

Laissons-nous conduire par Marton, cela roule sur elle ; elle sait la portée de son génie, elle n’en fera ni trop, ni trop peu.

ÉRASTE.

J’attends le succès de ses soins, et tout mon bonheur d’Isabelle.

 

 

Scène II

 

MARTON, ÉRASTE, ISABELLE

 

MARTON.

Vous voilà déjà Éraste ? la diligence et louable. Votre cousine ne doit pas être si contente de son amant que vous du vôtre.

ÉRASTE.

Ne le blâmez pas, Mademoiselle Marton, il est occupé à persuader ceux de nos Acteurs dont il a besoin, ce n’est pas une chose bien facile, et nous ne sommes pas toujours tous également disposés à faire plaisir.

 

 

Scène III

 

ANGÉLIQUE, ISABELLE, ÉRASTE, MARTON

 

ANGÉLIQUE.

Léandre ne revient point, Marton, et voilà Éraste avec ma cousine.

MARTON.

C’est une observation que je faisais.

ANGÉLIQUE.

À quoi songe-t-il donc ? cela commence à m’impatienter. Nous ne pouvons pas jouer une Comédie sans un peu de concert, et il faut du temps pour se concerter.

MARTON.

Vous savez déjà cette Scène que je vous ai donnée ?

ANGÉLIQUE.

Si je la sais ; j’en apprendrais bien d’autres ; mais cette Scène-là ne mène à rien : à quoi cela peut-il être bon ?

MARTON.

À amuser Monsieur votre père, en attendant que les Acteurs soient prêts, et notre pièce concertée.

ANGÉLIQUE.

Je ne suis point tranquille.

MARTON.

Oh ! bien, allez vous tranquilliser auprès de votre belle-mère, et empêchez toutes deux Monsieur Grichardin de venir si tôt nous troubler.

ANGÉLIQUE.

Que ma cousine vienne donc aussi, pendant que Léandre n’est point avec moi ; je ne veux point qu’Éraste soit avec elle.

ISABELLE.

Oh ! pour cela, ma cousine...

ÉRASTE.

Le retardement de Léandre...

MARTON.

Elle n’a pas tort, vous êtes associées pour la même affaire, il ne faut pas que l’une ait plus d’avantage que l’autre : allez vite.

ISABELLE.

Quelle violence je me fais !

ÉRASTE.

Quelle complaisance il faut que j’aie !

MARTON.

Quelle récompense vous en aurez !

ÉRASTE.

Que pourrons-nous faire pour la vôtre ?

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, MONSIEUR POISSON, MONSIEUR DE LA THORILIÈRE, MARTON, ÉRASTE

 

LÉANDRE.

Voilà, ma chère Marton de quoi faire un Mezzetin, un Scaramouche, un Docteur et un Pierrot.

MONSIEUR POISSON.

La métamorphose ne sera pas bien difficile pour moi, une barbe de plus, et des bottes de moins, voilà l’affaire faite.

MARTON.

Sans le goût bizarre de l’homme à qui nous avons à faire, je vous aimerais bien autant dans votre naturel ; et de tout temps, n’en déplaise à Monsieur Grichardin, les vrais Crispins ont bien valu les Scaramouches.

MONSIEUR POISSON.

N’est-il pas vrai : je ne gagne point au change : mais pour rendre service à nos amis...

MARTON.

Ils vous sont bien redevables : mais quelque zèle que vous ayez pour eux, sans un Arlequin une Comédie Italienne ne vaudra pas le diable.

LÉANDRE.

La nôtre sera donc bien mauvaise ; car c’est un personnage qu’aucun de ces Messieurs ne se veut charger de faire.

MARTON.

Ces Messieurs ont tort ; c’est le rôle le plus facile qu’il y ait, le masque joue de lui-même ; il n’y a jamais eu de mauvais Arlequin.

MONSIEUR DE LA THORILIÈRE.

Il n’y en a jamais eu qu’un bon, et l’on en a vu tant de méchantes copies, que je ne me hasarderai pas d’en augmenter le nombre : si vous voulez vous contenter d’un Mezzetin, je suis votre homme, sinon je vous baise les mains.

MARTON.

Hé ! non, non, demeurez ; en quelque habit que vous soyez, vous êtes toujours bien : mais vous avez tort de ne pas prendre l’autre.

MONSIEUR DE LA THORILIÈRE.

Malepeste, je n’ai garde. Le public paraît content de mon visage, je ne veux point prendre de masque.

MONSIEUR POISSON.

Si les visages qui ne plaisent pas voulaient se masquer, nous ne manquerions pas d’Arlequins.

MARTON.

Ils n’en plairaient peut-être pas davantage : mais puisque vous vous obstinez tous tant que vous êtes à ne point prendre ce caractère-là, j’en imagine un pour moi qui en tiendra quelque chose.

MONSIEUR POISSON.

Mais à propos d’imaginer, de quoi est-il question, s’il vous plaît ; faut-il étudier quelque rôle ? ou jouer de tête ? je ne réussis jamais si bien que quand je parle de moi-même : j’ai plus d’esprit que de mémoire.

ÉRASTE.

Tant mieux : Nous conviendrons entre nous du sujet, et chacun fera son rôle à sa fantaisie.

MONSIEUR POISSON.

Cela pourra bien n’être pas trop bon.

 

 

Scène V

 

ISABELLE, ÉRASTE, MONSIEUR DE LA THORILIÈRE, MONSIEUR POISSON, MARTON

 

ISABELLE.

Ah ! ma chère Marton, je suis au désespoir, si l’idée que nous avons de surprendre ce soir le consentement et la signature de mon oncle, il n’est plus d’Isabelle pour Éraste.

ÉRASTE.

Comment ! que dites-vous ? qu’avons-nous à craindre ?

ISABELLE.

Je viens d’entendre une vieille cousine, en qui mon oncle a grande confiance, qui lui proposait de me marier dès demain à un home d’affaires.

MARTON.

Dès demain à un homme d’affaires ! a-t-il écouté la proposition ?

ISABELLE.

Mon oncle est un bonhomme qui écoute tout.

MARTON.

Qu’a-t-il répondu ? l’avez-vous ouï ?

ISABELLE.

Qu’il fallait voir qu’il ne connaissait point ce Monsieur-là, que quand il l’aurait-vu...

MARTON.

Il ne le connaît point ?

ISABELLE.

Non apparemment.

MARTON.

Bon, tant mieux ; voilà une Scène pour vous, Seigneur Mezzetin, cela est de votre compétence.

MONSIEUR DE LA THORILIÈRE.

Je vous vois venir, Mademoiselle Marton. Vous voulez que je fasse l’homme d’affaires, pour en dégoûter Monsieur Grichardin. Cela est difficile sur le champ, et n’est point de notre sujet.

MARTON.

Le grand malheur ! ce sera une scène détachée, et cela en ressemblera mieux à une Comédie Italienne.

MONSIEUR DE LA THORILIÈRE.

Je le veux bien, je ne demande pas mieux : mais des habits, où en prendre ?

MARTON.

Monsieur Grichardin vient d’en faire apporter une manne dans ma chambre, pour déguiser toute sa famille, il n’y a qu’à choisir : allez-vous-y-en tous avec Léandre, je vais vous y joindre, et là nous concerterons pour notre impromptu de Comédie.

LÉANDRE.

Ne perdons point de temps, Monsieur Grichardin pourrait nous trouver ici, et nous reconnaître, moi, surtout. Allons au plus vite changer d’habit et de caractère.

MONSIEUR DE LA THORILIÈRE, à Marton.

Vous pouvez lui annoncer l’homme d’affaires, je ne tarderai pas à être habillé.

 

 

Scène VI

 

ISABELLE, MARTON

 

MARTON.

Ne vous inquiétez point vous, je vous garantis votre mariage signé avant qu’il soit une heure d’ici, ou il faudra que Monsieur votre oncle soit devenu plus défiant et plus avisé que de coutume. Où sont-ils tous ? que fait Angélique ?

ISABELLE.

Les uns sont à table, les autres se promènent en attendant le Bal, ou la Comédie, mon oncle est avec la vieille cousine, Angélique avec sa belle-mère essaie une robe de Docteur pour jouer une scène que vous lui avez fait répéter, dit-elle.

MARTON.

Pour mieux réussir dans notre projet, il faut aussi qu’elle soit de notre Troupe.

ISABELLE.

Paix, taisons-nous, voici mon oncle.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR GRICHARDIN, ISABELLE, MARTON

 

MONSIEUR GRICHARDIN.

Hé bien, Marton, ton petit essai de Comédie ?

MARTON.

Ne vous attendez pas à voir des Acteurs fort habiles, au moins, ce ne sont pas des Italiens de la véritable Italie, ce sont de jeunes gens de mes amis, qui se prêtent au plaisir de vous en faire, et à moi aussi, et qui par là méritent qu’on se prête à leur peu d’expérience.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Oh ! je me prête à tout pour moi : songeons à notre Comédie ; on dit que tu en seras toi, ma nièce ?

ISABELLE.

Oui, mon oncle.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Et ma fille aussi ?

MARTON.

Assurément, ce sera une des meilleures pièces de notre sac.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Cela est admirable, cette fille-là est comme moi, elle a du talent pour toutes les choses d’esprit.

MARTON.

Je m’en vais hâter les Acteurs. Qu’est-ce ?

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR GRICHARDIN, ISABELLE, MARTON, JAMIN

 

JAMIN.

On demande Monsieur, un homme d’affaires.

MARTON.

Un homme d’affaires ! il prend bien son temps, pendant qu’on songe à s’occuper de plaisirs, je m’en vais le renvoyer.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Non, non, qu’il entre, ce sera autant de fait. C’est un parti qu’on m’a proposé pour vous, ma nièce : mais je n’ai pas de goût pour les hommes d’affaires, je ne tarderai pas à m’en débarrasser.

ISABELLE.

Vous me ferez bien plaisir, mon oncle.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR GRICHARDIN, MEZZETIN, ISABELLE, MARTON

 

MEZZETIN, en Financier.

Je ne sais, Monsieur, si une Dame de vos parentes, et de mes amies, ne vous a point prévenu en faveur de ma visite ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Oui, Monsieur, on m’a parlé de vous, et voilà ma nièce Isabelle, pour qui l’on m’a dit que vous aviez quelque dessein, qui se rencontre ici fort à propos.

MEZZETIN.

Voilà une belle personne. Mais, Monsieur, une affaire sérieuse comme celle qui m’amène, interrompt peut-être les plaisirs où vous étiez livré pour la soirée ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Non, Monsieur, puisque vous voilà, vous y prendrez part, et nous pouvons en attendant...

MEZZETIN.

Je n’ai pas pu remettre la chose à demain, et nous autres gens d’affaires, nous sommes si accablés d’affaires... Depuis une goutte consulaire qui m’a prise, je n’ai de santé que les Fêtes et les Dimanches, encore ne marchai-je pas trop sûrement.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Qu’est-ce que cette maladie-là, Monsieur, une goutte consulaire ?

MEZZETIN.

C’est un mal contagieux qui court beaucoup parmi nous autres, et qui en fait crever quantité.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je n’en avais jamais ouï parler.

MEZZETIN.

Vous êtes bienheureux.

ISABELLE.

Mais vraiment, Monsieur, je suis fort surprise qu’étant malade, et goutteux surtout, vous soyez dans le dessein de vous marier !

MEZZETIN.

Que cette goutte-là ne vous effarouche point, Mademoiselle, elle n’intéresse point le mariage. Il est bien vrai, pourtant, que plusieurs femmes de nos confrères s’en plaignent, parce que cela oblige à garder la chambre, et que nos Dames ordinairement n’aiment pas fort la résidence des maris.

ISABELLE.

Elles ont raison, le beau plaisir de passer toute une journée avec un malade !

MEZZETIN.

Et un malade dont on est la femme, vous avez raison : mais cette goutte-là ne durera pas, et notre mariage sera le remède à qui j’en devrai la guérison.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais je n’avais jamais ouï dire que le mariage fût u remède contre la goutte.

MEZZETIN.

Il y a goutte et goutte, Monsieur Grichardin, il faut vous expliquer ce que c’est que celle-ci.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Vous me ferez plaisir : mais ne soyez pas long.

MEZZETIN.

Elle se règle selon le cours de la Lune. La Lune règle les saisons, et les saisons composent l’année. Or est-il qu’il nous arrive, par exemple, de faire quelquefois de certains billets payables à certains jours de certaine saison, le temps coule. Nouvelle Lune, tranquillité d’esprit, le terme est éloigné. Premier quartier, inquiétude d’avoir à payer. Pleine Lune, gens en campagne pour trouver de l’argent. Décours, jour de l’échéance, la bourse se trouve en décours comme la Lune. Visite de créanciers, honnêteté de notre part, murmure de la leur. Autre visite, autre remise. Impatience, protêt, assignation, et les suites. Le chagrin saisit le débiteur, la goutte le prend, et cette diable de goutte ne se guérit que de deux manières.

ISABELLE.

De deux manières ?

MEZZETIN.

Oui à force de marcher, et d’aller fort loin, quand elle est violente ; et en se mariant, quand elle est légère.

MONSIEUR GRICHARDIN.

En se mariant, quand elle est légère ! et comment cela, s’il vous plaît ?

MEZZETIN.

On y remédie avec de l’argent : on trouve quelque imbécile de père, ou d’oncle, qui vous donne sa nièce avec une bonne dot, dont vous accommodez vos affaires, et c’est pour cela, Monsieur Grichardin, que je suis devenu passionnément amoureux de vous et de Mademoiselle Isabelle.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Nous vous avons tous deux bien de l’obligation.

MEZZETIN.

Quand vous ne lui donneriez d’abord que deux mille pistoles, c’est plus qu’il ne m’en faut pour guérir ma goutte ; et je connais un Bonnetier de la rue Saint Denis, et un Banquier de la rue Quincampoix, qui, avec dix mille francs qui n’étaient pas à eux, ont trouvé moyen de se faire chacun cent mille écus, qui ne leur appartiennent guères.

ISABELLE.

Voilà un beau secret, mon oncle.

MEZZETIN.

Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, je ferai votre fortune et la mienne, ou j’y périrai.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Vous ne manquez pas de zèle, à ce que je vois ?

MEZZETIN.

Ni de savoir-faire, et si vous voulez vous associer avec moi, pour endosser seulement mes billets ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je suis votre valet, il faudrait les payer. Premier quartier. Pleine Lune. Décours, nouvelle goutte... Je vous remercie des bonnes intentions que vous avez pour ma nièce, je l’aime trop pour lui faire épouser un goutteux ; je ne veux point de gens d’affaires dans ma famille.

MEZZETIN.

Assurément ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Très assurément.

MEZZETIN, se déshabille et paraît en Mezzetin.

Puisque cela est ainsi, il faut donc changer de personnage, et tâcher de vous plaire sous une autre figure.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Comment donc, qu’est-ce que ceci ?

 

 

Scène X

 

MONSIEUR GRICHARDIN, ISABELLE, MEZZETIN, MARTON

 

MARTON.

Une pure scène de Comédie, où vous venez tout naturellement de jouer votre rôle.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Par ma foi, voilà qui est plaisant, j’ai fait cela de moi-même. Oh ! je suis un habile homme.

MARTON.

Vous voyez, tout devient Comédie chez vous pour vous plaire. Ce seront tous les jours nouvelles scènes : et tenez, tenez voilà Mademoiselle votre fille qui vient faire la sienne ; vous allez voir de quoi elle est capable.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais vraiment oui, ma nièce, c’est ta cousine.

ISABELLE.

C’est elle-même, mon oncle.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Elle est fort jolie comme cela, oui, Marton.

MARTON.

N’est-il pas vrai ? je lui laisse répéter sa Scène avec Mezzetin, et je vais m’habiller pour la petite Comédie.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR GRICHARDIN, ANGÉLIQUE, MEZZETIN

 

MEZZETIN.

Voici un jeune Docteur que vous voulez bien me permettre de consulter, Monsieur Grichardin, pour savoir si un projet amoureux que nous avons concerté, Mademoiselle Marton et moi, pourra réussir.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ce jeune Docteur-là n’est pas fort habile sur ces matières, et je crains que vous ne soyez mal adressé.

MEZZETIN.

Il sera plus habile que vous ne croyez.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Hé bien, faites ? voyons un peu comme elle se tirera d’affaires.

MEZZETIN.

Ah ! le beau jeune homme, et que la science, contre sa coutume, est logée dans un joli appartement. Bondi Signor, siette Dutor ?

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? Hé, vous ne connaissez donc pas le Dutor Batoche ? pouvez-vous rencontrer personne qui ne vous parle de mes talents, et de mon savoir.

Mezzetin fait des révérences.

Sa son Dutor ? oui, oui, je suis Docteur, et de race de Docteur. N’avez-vous pas ouï parler en mille endroits du grand Docteur Scathlon mon père ? Mon aïeul était le Docteur Campanasse, toute la terre est pleine de sa réputation.

MEZZETIN.

Demando pardon à V. S.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? et que souhaitez-vous du Docteur ? parlez, parlez, expliquez-moi vos difficultés, si vous en avez. Est-ce de l’art, ou de la science ? de la pratique, ou de la spéculative, de la manière, ou de la forme ?

MEZZETIN.

Ce n’est ni de la forme, ni de la matière, c’est...

ANGÉLIQUE.

Du concret, ou de l’abstrait ; du simple, ou de l’absolu ?

MEZZETIN.

In cortesia, Signor.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? que voulez-vous du Docteur ? de la Poésie ? je suis frère utérin d’Apollon, le père des Muses, le compagnon de Virgile et d’Homère, l’intime ami d’Horace et d’Arioste.

MEZZETIN.

My non vol ne Alezzo, ne Arosto.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Angélique se rire à merveille de son rôle au moins.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? en Musique je suis un Orphée, dans la Peinture un Raphaël, dans la Sculpture un Bernin, dans l’Architecture un Michel-Ange et dans la Mathématique un Archimède.

MEZZETIN.

In gratia, Signor, Ganimede.

ANGÉLIQUE.

Pour l’invention je suis Perille, et pour l’instruction un Aristippe, pour l’histoire, un Titelive, pour la curiosité, je suis Zenon, pour le secret un Metellus, pour la science un Hiperide, pour le travail un Adrian, pour l’amitié un Oreste, et pour la force, un autre Hercule...

MEZZETIN.

Hé ! sci una forca chée tarresti ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Il n’y a rien que ce Docteur-là ne soit.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? est-il question de Philosophie ? je suis plus subtil qu’Aristote, et plus universel que Platon. Voulez-vous que je vous parle de Physique, ou de Morale ? de l’être réel, ou de raison ? je vous ferai voir par toutes sortes d’arguments et de distinctions. Ché in sta testa non datur vacuum.

MEZZETIN.

La testa dè tutté le vacché et Bufalè con dé corné nella tua testa.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? avez-vous besoin de la Médecine ? je suis le plus grand ami d’Esculape, j’ai fait plus d’aphorisme qu’Hippocrate, j’ai lu quatre ou cinq fois Galien et Avicenne ; je défie l’hydropisie, la paralysie, la dysenterie, la pleurésie, la frénésie, l’esquinancie, l’apoplexie et toutes les maladies qui se terminent en ie, d’attaquer un tempérament que j’aurais pris sous ma protection.

MEZZETIN.

El malan ché té colgan ?

MONSIEUR GRICHARDIN.

Elle crèvera à force d’être habile. Ma fille...

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? suis un ignorant à votre avis.

MEZZETIN.

À mon avis vous êtes un grand parleur.

ANGÉLIQUE.

Peut-on trop parler quand on parle bien ? j’ai plus d’éloquence que Démosthène, plus de facilité d’expression que Cicéron.

MEZZETIN.

Credemmy, Signor, chiachiaron.

ANGÉLIQUE.

Plus de connaissance que Périandre, plus d’étude que Platon, plus de vertu que Démétrius, plus de droiture que Caton, plus de génie que Thémistocle, plus de jugement que Tibère, plus de mémoire que Mithridate, plus de prudence que Bion.

MEZZETIN.

Plus de babil que toutes les femmes.

ANGÉLIQUE.

Plus d’honneur que Pompée, plus de gloire qu’Alphonse, plus de grandeur d’âme que Fabricius, plus de fermeté que Brutus.

MEZZETIN.

Ah Bruto animal !

ANGÉLIQUE.

Plus de libéralité que Titus, plus de magnificence qu’Auguste, plus de fortune que César, et plus de générosité qu’Alexandre.

MEZZETIN.

Ah ! per Dio lascia my parlar.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Il faut pourtant la faire taire, il y a pour en mourir.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? je sais faire l’impossible, accorder l’amour et la haine, l’antipathie et la sympathie, le mouvement et le repos, le tort et la raison, le mal et le bien, le chaud et le froid, le vert et le sec, le noir et le blanc, le oui et le non, le beaucoup et le peu, le tout et le rien, le vrai et le faux. Est-il quelque chose que je ne puisse faire ?

MEZZETIN.

La rareté, la curiosité.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? je suis un microcosme, un abrégé de tout le monde ; vif comme un Français, grave comme un Espagnol, rusé comme un Italien, hardi comme un Turc, fier comme un Écossais, gourmand comme un Anglais, et ivrogne comme un Allemand.

MEZZETIN.

Pour celui-là, je m’en aperçois, il Signor Doctor è embriac, sur ma parole.

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? Docteur ès Lois, et plus que passé Docteur. Voulez-vous que je vous explique la Loi ?

MEZZETIN, riant.

Oui, oui, vous n’êtes pas encore assez essoufflé !  jo vorrei che tu crepasti.

ANGÉLIQUE.

Ah ! ah, vous en voulez par là, vous êtes fort bien adressé, que ne parliez-vous d’abord sans tant de préambules ? il y a une heure que je vous écoute sans dire une parole : Quelle patience il faut avoir avec vous... Ah ! c’est de la Loi que vous voulez que je vous entretienne ? Eh ! bien, je suis un Législateur plus estimé que Lycurgue, pour gouverner, je suis Solon ; comme commander, je suis Cassides, et pour le Conseil, Gratian. Cherchez-vous un Avocat, ou un Procureur ? avez-vous des procès actifs ou passifs ? êtes-vous demandeur, défendeur, accusé, ou accusateur ?

MEZZETIN.

Son el boïa, ché ti strangularo.

ANGÉLIQUE.

Est-ce une cause d’audience, ou un procès par écrit ? est-il civil, ou criminel ? s’il est civil, j’ai commenté nombre de fois Barthole et Balde ; si votre affaire est criminelle, j’ai plus écrit sur ces matières qu’aucun autre Jurisconsulte, que Farinas même.

MEZZETIN.

S’il a écrit autant qu’il parle...

ANGÉLIQUE.

Sa son Dutor ? en doutez-vous à présent ? oui, Messieurs, je suis Docteur, non solùm in utroque, mais cinquantoque et centupliquoque jure, in omnibus et per omnia Doctor excellens, excellentior et excellentissimus.

MEZZETIN.

Essouflatus, essouflatior, essouflatissimus.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Oh ! pour cela elle doit l’être. Comment appelez-vous la pièce vous nous allez donner ?

MEZZETIN.

L’Amour Charlatan.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ce titre-là promet : mais dépêchez-vous ; et en attendant que vous soyez prêts, je vais commencer le bal, et chanter quelque petit air, cela servira d’ouverture pour la Comédie.

 

 

Deuxième intermède

 

Marche de toutes sortes de personnages de l’ancienne Comédie Française et Italienne.

GROS GUILLAUME chante.

Nous étions jadis
L’honneur du Théâtre,
Notre jeu folâtre
Charmait tout Paris,
Le bon goût se renouvelle
On nous rappelle
Avec un plaisir extrême
Nous revenons en ces lieux ;
Si l’on nous y revoit de même,
Ô combien nous serons heureux !

UNE DAME GIGOGNE chante.

Tout passe avec le temps,
C’est la loi naturelle.
Mais tous les ans
Le doux Printemps
Se renouvelle.
Pourquoi la beauté passe-t-elle
Sans revenir ?
Quel sort heureux que celui d’une belle ?
Si comme le Printemps on pouvait rajeunir.

ANGÉLIQUE, en docteur, chante.

Docteur nouveau dès mon enfance,
L’Amour fut mon Précepteur :
Ma grande connaissance
C’est le système du cœur ?
Dans cette science
Ce n’est pas l’expérience
Qui fait le Docteur.

Branle.

MEZZETIN chante.

Honneur au Bourgeois sensé,
De qui la raison rappelle
Le bon goût du temps passé,
Prenons-le tous pour modèle ;
C’est le fameux Grichardin,
Qui connaît ce qui doit plaire ?
Il aime mieux Trivelin,
Que tout Corneille et Molière,
Honneur au Bourgeois sensé,
De qui la raison rappelle
Le bon goût du temps passé.

LA DAME GIGOGNE chante.

N’a-t-il pas grande raison ?          
Les esprits changent de mode,
Chaque chose a sa saison,
Et chacun suit sa méthode.
Honneur au Bourgeois sensé,
De qui la raison rappelle
Le bon goût du temps passé.

ANGÉLIQUE, en Docteur, chante.

Le tragique fait pleurer,
On craint la fine satire,
Et l’on se laisse attirer
Par la farce qui fait rire.
Honneur au Bourgeois sensé,
De qui la raison rappelle
Le bon goût du temps passé.

MEZZETIN chante.

Suivons donc ce goût du temps,
Conformons-nous à l’usage,        
Du public nos soins constants
Peut-être auront le suffrage.
Honneur au Bourgeois sensé,
De qui la raison rappelle
Le bon goût du temps passé.

 

 

L’AMOUR CHARLATAN

 

Comédie.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

JUPITER, MOMUS

 

JUPITER.

Où trouver ce petit fripon d’Amour, Momus ?

MOMUS.

Seigneur Jupiter !

JUPITER.

Pour moi, je t’avoue que je ne veux plus retourner dans le Ciel ; et je vais songer très sérieusement à me faire une habitation parmi les hommes.

MOMUS.

Cela serait beau, que Jupiter désertât ainsi l’Olympe, et demeurât toujours sur la terre ? passe encore d’y venir promener quelquefois de temps à autre, quand il se rencontre par hasard quelque aimable mortelle qui en vaut la peine, et dont les faveurs peuvent dédommager des frais du voyage.

JUPITER.

Ce n’est plus le temps, mon cher Momus.

MOMUS.

Pourquoi donc ? il me semble qu’il y a plus de jolies personnes ici-bas qu’il n’y en a jamais eu ; ne serait-ce point là la raison qui vous détermine, et qui vous fait prendre la résolution de vous y établir ?

JUPITER.

Non, mon enfant, je ne suis plus à la mode, j’ai vieilli, tout Dieu que je suis ? les persécutions que la jalousie de Junon a fait souffrir à quelques-unes de mes maîtresses ; le peu de fortune que j’ai fait aux autres, tout cela m’a décrié, vois-tu ; et depuis que cet aveugle Dieu Plutus a répandu dans l’univers un certain genre d’hommes qu’il favorise, et qui sont devenus les maîtres de toutes les richesses des autres, les femmes n’ont point d’égard au rang et à la dignité, l’éclat seul des trésors les éblouit, et j’aurais toutes les peines du monde, moi qui te parle, à trouver à l’heure qu’il est une petite Grisette de la première main.

MOMUS.

Ce Plutus, ne lui en déplaise, est cause d’un grand dérangement.

JUPITER.

Il est cause... Il est cause de tout le désordre où tout l’Olympe est aujourd’hui, et je n’en ai chassé l’Amour, que parce qu’il est entré dans les intérêts d’un de ces favoris de Plutus, qui m’a enlevé une jeune Intendante à la barbe de son mari, et à la mienne.

MOMUS.

Vous avez pris la chose trop à cœur, il fallait châtier l’Amour autrement, vous voyez où vous en êtes pour l’avoir banni de votre Cour ; toutes les autres Divinités s’en sont éloignées, les Déesses surtout, plus d’Amour auprès d’elles, plus de plaisirs, ni jeux, ni festins, ni fêtes galantes : le séjour de la félicité est devenu celui de la tristesse et de l’ennui, et l’Olympe est un désert à présent.

JUPITER.

Je n’y retournerai qu’avec l’Amour : je veux faire la paix avec lui, à quelque prix que ce puisse être.

MOMUS.

C’est le bon parti : mais où l’attraper ? ne serait-il point avec ces favoris de Plutus ? comme ils sont cause de sa disgrâce, ils doivent bien lui donner un asile.

JUPITER.

Ils l’ont fait d’abord, il a eu dans les commencements la direction générale de leurs affaires : mais comme il y a parmi eux des gens grossiers, pour qui l’Amour a trop de délicatesse, ils l’ont révoqué à la pluralité des voix, et on a donné son emploi, à la débauche.

MOMUS.

Et où ce pauvre enfant donnera-t-il de la tête, s’il est brouillé avec ces Messieurs ?

JUPITER.

J’ai chassé Mercure avec lui, comme tu sais.

MOMUS.

Oui, je le sais, hé bien ?

JUPITER.

Hé bien, Mercure et lui se sont jetés dans la robe.

MOMUS.

Il ne sera pas donc difficile d’avoir de leurs nouvelles ?

JUPITER.

Si fait, vraiment ? Mercure a rendu à une jolie femme d’un vieux Conseiller une lettre d’un jeune Chevalier d’au-delà de la Garonne, et l’Amour a blessé une vieille Présidente pour le fils du Secrétaire de son mari : ils ont mené ces affaires un peu trop vivement, cela a fait du bruit, Thémis a pris parti, on les a décrétés.

MOMUS.

On aura peine à les trouver.

JUPITER.

Il faut que tu m’aides à cela.

MOMUS.

De tout mon cœur ; il serait fâcheux que pour des bagatelles, Madame Thémis qui soutient ses membres avec chaleur, envoyât Mercure et l’Amour aux Galères.

JUPITER.

On solliciterait pour eux ; et en tous cas, les Nymphes de Thémis sont trop de leurs amies pour les laisser manquer de protection.

MOMUS.

Cette réflexion me tranquillise : mais où croyez-vous les pouvoir trouver ?

JUPITER.

Chez quelque petite Bourgeoise, dans l’arrière-boutique d’un Artisan ; car chez les gens de qualité...

MOMUS.

Se sont-ils fait aussi des affaires avec eux ?

JUPITER.

Non, mais les grands font-ils le moindre accueil à ceux qu’ils savent disgraciés ? Mercure et l’Amour sont brouillés avec moi, tout accès leur est fermé dans les Palais.

MOMUS.

Tant mieux ; car quand l’Amour entre dans ces endroits-là, il s’y déguise sous tant de formes, que nous serions bien embarrassés de le reconnaître, il est bon de n’avoir point à l’aller chercher là.

JUPITER.

Retrouvons-le, c’est la grande affaire.

 

 

Scène II

 

LE DOCTEUR, JUPITER, MOMUS

 

LE DOCTEUR, à part.

Ô Amour, ô Amour, que tu me fais souffrir !

MOMUS, à Jupiter.

Voici quelqu’un qui parle de lui, et qui pourrait bien nous en dire des nouvelles.

JUPITER, à Momus.

Qu’est-ce que c’est que ces hommes-ci ?

MOMUS.

Il a l’air de quelqu’un de ces anciens Philosophes, qui, malgré leur sagesse, sont tous propres à donner retraite à un Amour persécuté.

LE DOCTEUR, à part.

On me croit un fort habile homme : mais l’amour que j’ai pour Philine me fait bien sentir que je ne suis qu’un sot.

MOMUS.

Pensez-vous, Seigneur Jupiter, qu’en pensant ainsi de lui-même, il soit aussi sot qu’il se l’imagine ?

JUPITER.

Non, car il a de la disposition à cesser de l’être.

LE DOCTEUR, à part.

Je me suis attaché toute ma vie à étudier la nature, et je n’ai jamais pu la dompter.

MOMUS.

Voilà un Philosophe qui se connaît.

LE DOCTEUR, à part.

Je suis convaincu que pour la bienséance, et pour la santé même, il faut être sobre, et je ne puis me corriger d’être ivrogne, et gourmand.

MOMUS.

Le beau naturel !

JUPITER.

Ce mortel-là a de bonnes parties.

LE DOCTEUR, à part.

Je suis né sans biens, et j’ai affecté de les mépriser ;  (faute d’espoir d’en acquérir) la Fortune me rit, je deviens avare, et usurier même.

MOMUS.

Ce compagnon-là tient bien ses comptes, Seigneur Jupiter !

JUPITER.

Il compte fort bien : mais il n’en devient pas meilleur. Holà, ho l’ami ?

MOMUS.

Un petit mot, s’il vous plaît, bonhomme ?

LE DOCTEUR.

L’ami ! bonhomme ! Hé qui êtes-vous donc, s’il vous plaît, vous autres qui parlez si familièrement à un homme comme moi ?

JUPITER.

Nous sommes gens sans façons, comme vous voyez.

MOMUS.

Avec qui il ne faut point de cérémonie.

LE DOCTEUR.

Je le crois bien, je ne suis pas de difficile accès, non plus que vous.

JUPITER.

Vous ne vous repentirez peut-être pas de nous avoir trouvés dans votre chemin.

LE DOCTEUR.

Ce n’est donc pas à la bourse à qui vous en voulez ?

MOMUS.

À la bourse ! oh pour cela non. Loin de prendre le bien de personne, nous ne cherchons que l’occasion d’en donner.

LE DOCTEUR.

Vous n’êtes donc pas d’ici ; je le vois bien.

JUPITER.

Non, nous sommes fort Étrangers au contraire.

LE DOCTEUR.

J’ai compris cela à vos discours. Comme Étrangers vous cherchez quelque bonne auberge, quelque connaissance qui vous donne accès dans les bonnes maisons, et vous facilite les moyens de voir agréablement les curiosités du pays ?

MOMUS.

Nous ne voyageons pas pour notre plaisir.

LE DOCTEUR.

Vous avez des procès peut-être ? écoutez, la Justice est lente, et vous aurez tout le temps de vous ennuyer.

JUPITER.

Nous ne sommes pas plaideurs, nous.

LE DOCTEUR.

Je suis au fait, vous êtes Marchands ? m’y voilà. Le négoce est votre occupation favorite ? le désordre y règne à présent ; les banqueroutes sont plus à la mode que la probité ; la bonne foi s’est retirée du commerce, et l’on ne sait où elle est allée, il n’y a pas moyen de la retrouver.

MOMUS.

Hé bien ? ce n’est point que nous cherchons, Monsieur le Docteur.

LE DOCTEUR.

Non ?

JUPITER.

Non, c’est un petit libertin qui s’est mis dans le goût de voyager, et après qui nous courons depuis quelques jours.

LE DOCTEUR.

Ah ! c’est autre chose, et je suis ravi que ce soit là le sujet de votre voyage. Hé ! qui est ce jeune drôle-là, s’il vous plaît. ?

MOMUS.

C’est l’Amour.

LE DOCTEUR.

L’Amour ! ah, ah, ah l’Amour ! vous courez après l’Amour ? oh ! par ma foi, vous prenez une peine inutile. À notre âge, Messieurs, ni vous, ni moi nous n’attraperons jamais ce petit pendard-là.

JUPITER.

Oh ! que si fait. Vous le connaissez apparemment ?

LE DOCTEUR.

Si je le connais ? ils sont deux frères.

JUPITER.

Bon, deux frères, ils sont un nombre infini d’enfants dans cette famille-là.

LE DOCTEUR.

Je n’en connais que deux, l’un qui rend amoureux, l’autre qui rend aimable : Si c’est le premier que vous cherchez, il est là dans mon cœur, je vous le livre : si c’est le second, vieux et pédant comme je suis, nous n’avons guères de commerce ensemble.

JUPITER.

Si nous le retrouvons, on t’en fera avoir.

LE DOCTEUR.

On m’en fera avoir ?

MOMUS.

Cette promesse te surprend ! je vois bien que tu ne sais pas qui nous sommes.

LE DOCTEUR.

Non, je vous l’avoue.

JUPITER.

La plupart des savants ne nous connaissent guères.

MOMUS.

Hé bien, mon ami, tiens voilà Jupiter, qui peut tout, qui se mêle de tout, qui gouverne tout, qui est maître de tout ; et je suis Momus, moi, qui me moque toujours de tout

LE DOCTEUR.

Votre métier n’est pas si difficile que le sien. Jupiter et Momus ! mais êtes-vous les véritables ? car il y a un si grand nombre de Dieux de votre espèce, qu’il se trouve bien des fripons parmi vous autres.

MOMUS.

Comme on nous traite ! voilà ce que c’est, Seigneur Jupiter, d’avoir trop multiplié les honneurs divins, et d’admettre à votre table un tas de faquins qui ne méritaient pas de rincer vos verres.

JUPITER.

Taisez-vous, Momus, vous êtes un Dieu de caprice, aussi bien que les autres, ne me blâmez point d’une facilité, sans laquelle vous ne seriez pas ce que vous êtes.

MOMUS.

Vous avez raison, je me trouve bien de vos faiblesses, ce n’est pas à moi de les critiquer.

LE DOCTEUR.

Les Dieux sont plus sages que les hommes ; et tels d’entre eux jouissent de la fortune, qui se moquent de ceux qui la leur ont faite.

MOMUS.

Et des Dieux même qui ont souffert qu’ils la fissent.

JUPITER.

Trêve à la morale, je vous prie, nous avons pour objet de retrouver l’Amour : Faut-il courir après, ou le guetter quelque part ?

MOMUS.

Il faut le guetter, c’est le plus sûr et le moins fatigant.

JUPITER.

Guettons-le donc : mais où nous mettre ?

LE DOCTEUR.

Voilà ma petite maison. Si vous ne la trouvez pas indigne d’héberger des Divinités, on tâchera de vous y désennuyer. Je suis tuteur et amoureux d’une fort aimable personne, j’ai une servante fort jolie, pour peu que l’Amour que vous cherchez entende parler d’elle, il viendra chasser sur mes terres, et vous l’attraperez tout en chassant, cela vous convient-il ?

JUPITER.

Si de jolies filles me conviennent ?

MOMUS.

On voit bien que Jupiter ne vous est pas connu.

LE DOCTEUR.

Je les mets sous votre protection, elles en ont besoin. Les Dieux d’un certain rang savent respecter les lois de l’hospitalité.

MOMUS.

Oui, Monsieur le Docteur, n’ayez point d’inquiétude.

JUPITER.

Nous sommes de fort honnêtes Dieux, nous en useront bien, ne vous mettez pas en peine.

 

 

Scène III

 

LE DOCTEUR, seul

 

J’en suis persuadé. Cette rencontre n’est pas mauvaise, et la protection de ces Dieux-là me sera nécessaire contre les entreprises de quantités d’amants qui assiègent continuellement Philine et Spinette, et que j’ai peine à écarter.

 

 

Scène IV

 

PIERROT, LE DOCTEUR

 

PIERROT, à part.

Ça n’est pas naturel, la porte est fermée, voilà la clef ; ils étaient dehors, et ils sont dedans ; ça ne se peut pas, et si pourtant ça est, car je l’ai vu.

LE DOCTEUR.

Te voilà, Pierrot ? il vient d’entrer deux Messieurs chez moi.

PIERROT.

Ça est vrai, Monsieur ? mais ça ne se peut pas.

LE DOCTEUR.

Comment, cela ne se peut pas ? ils y sont, te dis-je, et je te recommande bien...

PIERROT.

Oui, je les ai vus, je leur ai parlé : mais ça est impossible.

LE DOCTEUR.

Ah ! ah, voici qui est plaisant.

PIERROT.

Raisonnons un peu là-dessus, Monsieur le Docteur ; car vous savez raisonner, et j’aime à raisonner, moi, avec un homme qui raisonne.

LE DOCTEUR.

Et moi je suis bien las de tes raisonnements.

PIERROT.

C’est que j’ai plus d’esprit que vous, vela ce qui vous fâche. Revenons à la conclusion : croyez-vous aux Sorciers, Monsieur le Docteur ?

LE DOCTEUR.

Si je crois aux sorciers ? non vraiment.

PIERROT.

Vous êtes un impie, il y en a pourtant, et vous en avez une paire chez vous, je vous en avertis.

LE DOCTEUR.

Ah, ah, ah, ah, le pauvre garçon ! et qui te fait croire cela, dis Pierrot ?

PIERROT.

Ce que je viens de voir.

LE DOCTEUR.

Hé qu’as-tu vu ?

PIERROT.

Ce que j’ai vu ? il y a du sortilège là-dedans, croyez-moi, je ne suis pas une bête. Vous connaissez bien cette clef-là ?

LE DOCTEUR.

Oui, c’est celle de l’appartement de ces Demoiselles.

PIERROT.

Oh ! bien, c’est un meuble inutile, la clef, la serrure, ça ne sert plus de rien, il n’y a rien de fermé pour ces gens-là.

LE DOCTEUR.

Quel conte me viens-tu faire ?

PIERROT.

Ce n’est point un conte, c’est la vérité. Tenez, Monsieur le Docteur, ces deux drôles-là sont venus tout de prime abord à la chambre des filles, sans demander où est-ce ? voyez quel bon nez il faut avoir pour ça.

LE DOCTEUR.

Et tu crois qu’il y a là-dedans du sortilège ?

PIERROT.

Non, non, dans cet article-là, il pourrait bien n’y avoir que de la nature : mais dans l’autre...

LE DOCTEUR.

Hé bien dans l’autre ?

PIERROT.

Cette porte, Monsieur le Docteur, cette porte ?

LE DOCTEUR.

Achèveras-tu ? cette porte...

PIERROT.

Elle était fermée ; ils m’ont dit de l’ouvrir, je n’en voulais rien faire ; je leur tenais tête, quand voilà tout d’un coup... La peste m’étouffe si j’y comprends rien... qu’est-ce que vous dites de ça, Monsieur le Docteur ?

LE DOCTEUR.

Que veux-tu que je dise ? et de quoi...

PIERROT.

De ce que je viens de vous expliquer.

LE DOCTEUR.

Tu ne m’as rien expliqué, bourreau.

PIERROT.

Je m’en vais vous le dire, c’est la même chose... que vous en semble ?

LE DOCTEUR.

Parleras-tu, maraud ?

PIERROT.

Je parle aussi, Monsieur ? et pour le faire court, je vous dirai que je les voyais, que je leur parlais, et puis tout d’un coup je ne les ai plus vus ; la porte s’est ouverte d’elle-même, crac, les vela dedans. Dame, quand j’ai vu ça, je ne l’ai point refermée, çà était inutile..

LE DOCTEUR.

Ha, ha, ha, ha, ha.

PIERROT.

Ha, ha, ha, ha, ça est drôle, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que votre Philosophie pense de ça, Monsieur le Docteur ?

LE DOCTEUR.

Ma Philosophie pense que tu es un sot, mon pauvre garçon.

PIERROT.

Hé bien je pense aussi comme ça de vous, moi, et si je ne suis pas Philosophe.

LE DOCTEUR.

Ce sont des Dieux qui sont chez moi.

PIERROT.

Ce sont des Dieux ? ce serait bien le diable.

LE DOCTEUR.

Jupiter et Momus.

PIERROT.

Jupiter et Momus ! je ne connais point ces gens-là : mais je gagerais bien que ce sont des débaucheurs de filles.

LE DOCTEUR.

Paix, tais-toi, coquin, et prends bien garde à ne leur pas manquer de respect.

PIERROT.

Je leur laisserai faire tout ce qu’ils voudront, Je ne veux point me brouiller avec personne pour l’amour des filles.

LE DOCTEUR.

Ce ne sont pas tes affaires, ce sont les miennes.

PIERROT.

Je le veux bien, je vous rends le gouvernement que vous m’aviez baillé sur elles.

LE DOCTEUR, en s’en allant.

Oui, je le prends, que rien ne t’embarrasse.

PIERROT, seul.

Ça est bien aisé à dire, que rien ne t’embarrasse. Je suis pour le moins aussi amoureux de la servante, qu’il l’est de la maîtresse, lui. Ces deux sorciers-là me porteront guignon... Mais qu’est-ce que j’entends là ? voilà une jolie musique. Vous verrez que c’est ce nouviau venu qui a mis toute la jeunesse du Village en humeur de chanter. Écoutons un peu, j’aime la musique moi, j’aime la musique.

 

 

Scène V

 

MERCURE, MAROTTE, ROBIN, UN JOUEUR DE FLÛTE et UN SYMPHONISTE

 

MERCURE, en Mezzetin.

Plus tendrement si vous le pouvez, Robin, cette petite Ritournelle ; prenez bien le ton, vous Marotte, et rechantez ce petit air que je vous ai montré ce matin.

MAROTTE chante.

Dans cette aimable retraite,
Chacun au gré de ses vœux
Obtient tout ce qu’il souhaite,
Et plus on est amoureux,
Plus on y devient heureux.          

De ce lieu tranquille
Si le Dieu d’Amour
Faisait son asile,
Ô l’heureux séjour !
Ô l’heureux séjour.

MERCURE.

Fort bien, répétons ensemble cette fin, et que Robin adoucisse un peu davantage, afin de ne pas trop couvrir la voix.

MAROTTE chante.

De ce lieu tranquille
Si le Dieu d’Amour
Faisait son asile,
Ô l’heureux séjour,
Ô l’heureux séjour.

PIERROT, à part.

Cette Marotte entend bien ça : et ce drôle en fera une bonne écolière.

MERCURE, à Marotte.

Cela est fort bien, attachez-vous à ces petits passages que je vous ai marqués, et amenez-moi tantôt ici toutes les filles du Village.

PIERROT, à part.

Ce drôle-là veut choisir, il n’y a qu’à le laisser faire.

 

 

Scène VI

 

MERCURE, PIERROT

 

MERCURE, à part.

C’est un adoucissement à ses disgrâces, de savoir se faire un amusement... mais voici un Rustre qui m’observe. Je suis brouillé avec les Dieux et avec les hommes, tout m’est suspect. Que fais-tu là ?

PIERROT.

Rien, Monsieur, j’écoutais vos petites drôleries, ça est joli, oui : que vous entendez bien ça !

MERCURE.

Es-tu de ce Village ?

PIERROT.

Si j’en suis ? On voit bien que vous n’en êtes pas, vous, de ne point reconnaître Pierrot, le factotum de Monsieur le Docteur.

MERCURE.

Tu es le Valet du Docteur.

PIERROT.

Oh ! parlez mieux, je suis son homme d’affaires, je fais tout chez lui, hors la garde des filles, que je viens de lui remettre.

MERCURE.

Il y en a deux jolies, à ce que j’ai ouï dire ?

PIERROT.

Oh ! pour ça oui elles le sont. Vous avez déjà flairé ça...

À part.

Quel éveillé !

MERCURE.

Je ne serais pas fâché de les connaître, et de leur montrer la musique.

PIERROT.

Il n’y a rien qui ne se puisse faire, je ménagerai ça : mais vous me montrerez aussi la Musique à moi, par-dessus le marché.

MERCURE.

Te montrer la Musique ! as-tu de la voix ?

PIERROT.

Comme un tonnerre.

MERCURE.

Voyons un peu, la, la, la, prends ce ton-là, la, la, la.

PIERROT, ridiculement.

La, la, la, la.

MERCURE.

Ce n’est pas cela, la, la, la, la.

PIERROT, ridiculement.

La, la, la, la.

MERCURE.

Peste de l’animal, tu crois avoir de la voix ?

PIERROT.

Si je le crois ? je crie comme un enragé quand je m’y mets.

MERCURE.

Hé bien, mon enfant, crie toujours, et ne chante jamais.

PIERROT.

Ça est bian triste. Apprenez-moi donc à jouer de quelque instrument, pour faire danser les filles sous l’Orme, du violon, de la flûte, ou de la vielle, il n’importe pas.

MERCURE.

Volontiers, as-tu des talents ?

PIERROT.

Si j’en ai ?

MERCURE.

La main bien étendue ? les doigts longs ?

PIERROT.

Oh ! vraiment oui, il y en a trois à cette main-là dont je ne puis me servir.

MERCURE.

Hé ! comment feras-tu donc ?

PIERROT.

Comment ? il ne manque à celle-là que le petit doigt, et le pouce, voilà ces trois-là remplacés ; j’ai la valeur d’une main à moi tout seul, n’est-ce pas assez ?

MERCURE.

Cet impertinent-là m’impatiente, ôte-toi de là, maroufle.

PIERROT.

Oui, c’est comme cela que vous le prenez ; voyez un peu qu’il est difficile ! nous avons pourtant un ménétrier dans le Village qui a eu la jambe cassée, et qui joue de la basse : vous ne montrerez pas à nos jeunes filles.

MERCURE.

Belles dispositions pour la Musique !

 

 

Scène VII

 

MARTON, en Amour, MERCURE

 

MARTON, en Amour à part.

Hoimé, je suis perdu, c’est à moi qu’on en veut, ils m’auront reconnu ?

MERCURE, à part.

Voilà un espion, c’est moi qu’on cherche, où me cacher ?

Ils ont peur l’un de l’autre, ils courent pour s’éviter, et s’imaginent courir l’un après l’autre ; ils se heurtent, tombent et se trouvent tous deux à genoux.

L’AMOUR.

Ne me perdez pas, mon cher Monsieur, je vous en conjure.

MERCURE.

Grâce, grâce, Monsieur, ne me livrez point à la Justice.

L’AMOUR.

Hélas, Monsieur, je suis brouillé avec elle.

MERCURE.

Je le suis aussi, je vous en offre autant.

L’AMOUR.

Amicitia inter pares... Nous n’avons rien à craindre l’un de l’autre.

MERCURE.

C’est une chose inquiétante qu’un décret sur le corps.

L’AMOUR.

J’y en ai la valeur de trois, moi qui vous parle.

MERCURE.

Je n’y en ai guères moins, moi qui vous écoute.

L’AMOUR.

Je m’étais lié d’amitié avec un adroit fripon, qui m’a donné de mauvais conseils...

MERCURE.

Je m’étais engagé de société avec un petit étourdi qui a fait des siennes dans une maison où nous étions ensemble.

L’AMOUR, à part.

Un petit étourdi qui a fait des siennes ; c’est de moi qu’on parle !

MERCURE, à part.

Un adroit fripon qui a donné de mauvais conseils ; cela me regarde.

L’AMOUR.

N’êtes-vous point par aventure...

MERCURE.

Ne seriez-vous point par hasard...

L’AMOUR.

Mer...

MERCURE.

L’A...

L’AMOUR.

Cure.

MERCURE.

Mour.

L’AMOUR.

Mercure.

MERCURE.

L’Amour.

L’AMOUR.

Tout va le mieux du monde, mon cher Mercure, il faut que nous soyons étrangement déguisés, puisque tout Dieux que nous sommes, nous avons eu peine à nous reconnaître.

MERCURE.

Bannis du Ciel comme nous le sommes, nous ne voyons pas plus clair que d’autres ; mais enfin la peur nous avait fait séparer pour nous mieux cacher. Le hasard nous rejoint, ne nous quittons plus.

L’AMOUR.

Je le veux bien : mais qu’allons-nous faire ? privés du nectar, et de l’ambroisie par le caprice de Jupiter, nous sommes devenus sujets à toutes les infirmités des hommes, la faim, la soif, item, il faut vivre, Mercure, et vivre grassement, comme tu sais, je suis accoutumé à la bonne chère.

MERCURE.

Et moi aussi : mais ne t’inquiète point, nous avons de l’esprit et des talents, il faut les essayer ici dans quelque village, et selon le succès que nous aurons, nous nous approcherons des grandes Villes. En pareil cas que nous, Neptune se fit maçon, et Apollon berger ; il y a tant de métiers pour subsister : j’ai déjà commencé à travailler ici d’un des miens, le montre la Musique.

L’AMOUR.

Hé ! que montrerai-je, moi, à faire l’Amour ?

MERCURE.

C’est une science naturelle, cela ne s’apprend point, on n’a que faire de maître.

L’AMOUR.

Mais je pourrais enseigner du moins à le faire avec art, avec délicatesse.

MERCURE.

Tu n’aurais pas un écolier, cela n’est plus d’usage.

L’AMOUR.

Que faire donc ?

MERCURE.

Fais-toi Charlatan ; tu as de grandes dispositions pour cela, nous vendons du Baume blanc, des Philtres, des Essences, des Pommades, tu feras des tours de passe-passe. Tiens, mon ami, je ne sache point de métier qui te convienne mieux que celui-là.

L’AMOUR.

Cela est vrai, je goûte assez la proposition : mais il faut trouver moyen de faire une troupe d’Opérateur.

MERCURE.

Cela ne sera pas bien difficile ; moi comme Musicien, toi comme bel esprit, nous serons de toutes les jolies parties de plaisir, nous y brillerons, nous ferons bonne chère, et bourse commune.

L’AMOUR.

Il n’y a rien de mieux imaginé.

MERCURE.

N’est-il pas vrai ? il y a ici de l’ouvrage, quoique ce ne soit qu’un Village.

L’AMOUR.

Malepeste, le joli Village ! j’ai vu que c’était avant ma disgrâce le rendez-vous de mes meilleures pratiques ; il s’est fait ici de bons tours sous mes auspices.

MERCURE.

Et sous les miens aussi : mais il s’y en fera encore. Vois-tu cette petite maison ?

L’AMOUR.

Je la connais, c’est le logis d’un Docteur qui a, dit-on, une fille fort belle, et une servante tout à fait jolie.

MERCURE.

On m’en a dit autant, on fera là-dedans de bonne besogne ; faisons notre assai dans cette famille-là.

L’AMOUR.

Commençons d’abord par faire connaissance, frappe.

 

 

Scène VIII

 

SPINETTE, L’AMOUR, MERCURE

 

SPINETTE.

Demandez-vous quelqu’un dans ce logis, Monsieur ?

MERCURE.

Je vous aurais demandée, si quelque autre s’était présentée : mais je vous vois, ma belle enfant, que me reste-t-il à souhaiter ?

SPINETTE.

Ce n’est pourtant pas moi, Monsieur, qui fais l’ornement du logis ; Mademoiselle Philine, qui est ma maîtresse, a des attraits...

L’AMOUR.

Ils sont divins, s’ils égalent les vôtres, et je ne conçois pas pour moi, que personne dans le monde puisse disputer avec vous, ni de l’agrément, ni de la beauté.

SPINETTE.

Je ne dispute point de ces choses-là, Monsieur, et je suis toujours prête à céder.

L’AMOUR.

Cette modestie augmente vos charmes.

SPINETTE.

Oh ! vous m’en trouverez bien moins, Monsieur, quand vous aurez vu ceux de ma maîtresse ? la voici.

L’AMOUR.

Qu’elle est charmante ! le joli couple !

MERCURE.

Par ma foi oui, et si tu veux m’en croire, nous travaillerons d’abord pour nous-mêmes.

L’AMOUR.

Oui, mais il faut vivre.

MERCURE.

Est-il rien de plus nécessaire à la vie que le plaisir ?

 

 

Scène IX

 

PHILINE, SPINETTE, L’AMOUR, MERCURE

 

PHILINE.

À quoi t’amuses-tu donc, Spinette ? il y a je ne sais combien de temps que je t’appelle.

SPINETTE.

Hé, approchez, approchez, Mademoiselle, vous verrez à quoi je m’amuse, et vous ne serez peut-être pas fâchée de vous amuser de même.

PHILINE.

Ah ! malheureuse, tu parles à des hommes ?

SPINETTE.

Malheureuse, dites-vous ? on le serait bien davantage de ne leur parler pas.

PHILINE.

Et si mon tuteur nous surprenait ?

SPINETTE.

Il n’y a donc que la crainte qui vous retient ?

PHILINE.

Avec des étrangers encore ; deux Inconnus, Spinette ?

SPINETTE.

Ils ne demandent pas mieux que de faire connaissance.

L’AMOUR.

Hé ! qui ne s’estimerait heureux de vous approcher ? peut-on trop payer le bonheur de vous entretenir un moment ?

PHILINE.

Je m’en ferais peut-être un de vous écouter, Monsieur, et l’on m’en ferait un crime ; rentrons, Spinette.

SPINETTE.

Votre tuteur est sorti avec ces deux Messieurs, par la petite porte.

PHILINE.

Il est sorti, Spinette ?

SPINETTE.

Oui, vous dis-je.

MERCURE.

Nous avons pris un heureux moment.

PHILINE.

Oh ! pour cela oui car s’il y était nous n’oserions pas demeurer un instant avec vous.

L’AMOUR.

Nous ne sommes pas si fort à craindre.

PHILINE.

Tout lui fait peur, tout lui fait ombrage.

SPINETTE.

Un rien l’alarme, il dit qu’il nous connaît, que nous sommes faibles.

MERCURE.

Il est des faiblesses permises.

SPINETTE.

Il n’y en a point qu’il ne vous défende.

PHILINE.

La crainte où il nous tient l’une et l’autre est une chose épouvantable.

SPINETTE.

Aussi quand nous attrapons un moment de liberté...

L’AMOUR.

Vous vous en servez bien sans doute ?

SPINETTE.

Nous causons plus en un quart d’heure que nous ne ferions en tout un jour, si nous étions un peu moins gênées.

MERCURE.

Hé ! vous en tenez-vous toujours à la conversation.

PHILINE.

Oh ! pour cela oui, et aucun amant ne nous a demandé jamais que le bonheur de nous entretenir.

L’AMOUR.

Voilà des amants trop modestes.

SPINETTE.

Nous n’en voulons point écouter d’autres.

L’AMOUR.

Quoi ! si je brulais d’amour pour vous ?

PHILINE.

Si vous brûliez d’amour pour moi, vous me feriez plaisir de me le dire.

MERCURE.

Et si ma plus forte passion était de vous épouser, vous, Spinette ?

SPINETTE.

De m’épouser ! j’en serais ravi.

L’AMOUR.

Nous ne souhaitons rien plus ardemment l’un et l’autre.

PHILINE.

Sérieusement ?

SPINETTE.

Quoi tout de bon ?

MERCURE.

Ils leur baisent la main.

Oui, la peste m’étouffe.

PHILINE.

Ceci va plus loin que la conversation au moins, Spinette.

SPINETTE.

C’est qu’elle commence à s’animer ; le tuteur a raison, nous sommes faibles.

PHILINE.

Il va revenir peut-être, rentrons au logis.

SPINETTE.

Oui il faut rentrer, vous avez raison : mais nous pouvons prendre des mesures pour nous revoir.

L’AMOUR.

Des mesures pour nous revoir ? nous n’avons qu’à ne nous point quitter.

PHILINE.

À ne nous point quitter, Spinette ?

SPINETTE.

C’est un moyen sûr pour n’avoir pas de peine à se retrouver.

MERCURE.

Il n’y a pas de meilleur secret.

SPINETTE.

Cela est vrai, Madame, enfermons-les dans la bibliothèque, Monsieur le Docteur n’y vient jamais, nous avons du ratafia, du chocolat, des confitures.

L’AMOUR.

Voilà de bonnes provisions.

SPINETTE.

Nous aurons tout le temps d’y causer ensemble, et de nous arranger pour nos mariages.

 

 

Scène X

 

PIERROT, L’AMOUR, MERCURE, PHILINE, SPINETTE

 

PIERROT.

Fort bien, fort bien, Mesdemoiselles, vous vous arrangez pour des mariages, et comment arrangez-vous ça, s’il vous plaît... Et c’est ce Monsieur le Musicien qui ne me veut rien montrer, le vela bien adressé, il aura biau jeu.

L’AMOUR.

Qu’est-ce que ce manant-là ?

MERCURE.

Le valet du Docteur, un coquin qui se fera donner cent coups d’étrivières.

PIERROT.

Cent coups d’étrivières ? oh pour ça non, je ne me les ferai pas donner, car je m’en retourne ; et patience, patience, vela Monsieur le Docteur qui revient, il est déjà au bout de la petite Saussaie.

PHILINE.

Mon tuteur revient ! retournons au logis.

L’AMOUR.

Charmante personne...

PHILINE.

Ne me suivez point, vous me feriez des affaires.

MERCURE.

Aimable Spinette.

SPINETTE.

Allez m’attendre à la petite porte, nous prendrons notre temps pour vous faire entrer, laissez-moi faire.

 

 

Scène XI

 

L’AMOUR, MERCURE

 

L’AMOUR.

Ce début n’est pas mal, et nos affaires sont en bon chemin.

MERCURE.

La grande merveille ! qui pourrait résister à l’Amour ?

L’AMOUR.

Il me semble que tu ne trouves guères plus de résistance ?

MERCURE.

Il serait beau que le confident ne se sentît pas des talents du maître.

 

 

Scène XII

 

PIERROT, L’AMOUR, MERCURE

 

PIERROT, à part.

Voilà nos filles rentrées. Ces Demoiselles ont à elles deux plus d’amants qu’elles n’en sauraient faire.

MERCURE.

Voici ce maroufle de Pierrot qui revient pour nous observer. Hé bien, mon garçon, te voilà bien plus content d’avoir fait rentrer ces aimables personnes dans le logis ?

PIERROT.

J’en suis plus content, parce que j’en suis plus sûr.

L’AMOUR.

Hé de quoi t’embarrasses-tu ?

PIERROT.

De quoi je m’embarrasse ?

MERCURE.

Tu fais comme si tu étais amoureux de quelqu’une d’elles.

PIERROT.

Je fais comme je dois faire, et je le suis aussi, puisqu’il faut vous le dire.

L’AMOUR.

Ah ! tu es amoureux, je ne m’étonne plus de ta vigilance.

PIERROT.

Vous voyez bien que je n’ai pas tort.

MERCURE.

Non assurément.

PIERROT.

J’aime Spinette moi, qui est la servante, et mon maître Monsieur le Docteur est amoureux lui de Mademoiselle Philine, qui est la maîtresse, c’est une petite partie carrée que nous avons faite.

L’AMOUR.

Et ces Demoiselles répondent-elles à votre amour ?

PIERROT.

Oui elles répondent quand on leur parle.

MERCURE.

Ce n’est point là ce qu’on te demande, vous aiment-elles ?

PIERROT.

Pas trop : mais cela viendra ; on les tient de court, voyez-vous, et on les refuse à tout le monde ; elles ont la rage d’être mariées, un chien enragé mort partout, comme vous savez.

L’AMOUR.

Et que donnerais-tu à qui te ferait aimer de Spinette ?

PIERROT.

Je lui rendrais, s’il en avait besoin, le même service auprès de Mademoiselle Philine.

L’AMOUR.

Hé bien donne-nous seulement accès dans le logis, et nous te livrons ta maîtresse.

PIERROT.

Que je vous donne accès dans le logis ? vous m’avez bian la meine de l’avoir déjà.

MERCURE.

Non pas encore : mais on nous attend à la petite porte.

PIERROT.

On vous attend à la petite porte ?

L’AMOUR.

Oui, mon cher Pierrot.

PIERROT.

Puisque cela est comme ça, Messieurs, entrez par la grande, ce n’est pas la peine que vous fassiez le tour.

MERCURE.

Cela est fort honnête, Monsieur Pierrot.

 

 

Scène XIII

 

PIERROT, seul

 

Qu’est-ce que je hasarde ? ce que je ne pouvais empêcher. On les attend à la petite porte ; et puis mon maître a fait entrer deux Dieux chez lui ? moi qui ne suis que le valet j’y fais entrer deux hommes, nous voilà à deux de jeu, ça est dans les règles. Le voici qui vient de ce côté, il s’est accosté de Marotte : rentrons sans lui parler, et le laissons jaser avec elle.

 

 

Scène XIV

 

LE DOCTEUR, MAROTTE

 

MAROTTE.

Ça est comme je vous le dis, Monsieur, ce Monsieur le Musicien qui est ici, m’a dit de rassembler toute la jeunesse, pour une petite fête qu’il veut nous donner, et comme les Demoiselles de chez vous sont les plus aimables du Village, on ne me pardonnerait pas de ne vous pas prier de trouver bon qu’elles en fussent.

LE DOCTEUR.

Vous leur faites plaisir et honneur, belle Marotte, elles en seront, et moi aussi, je vous le promets.

MAROTTE.

Pour vous, Monsieur, ça n’est pas nécessaire, il m’a dit de n’amener que de la jeunesse.

LE DOCTEUR.

Cela ne fait rien, je ne serai pas de trop, et je ne gâterai rien à la fête.

MAROTTE.

Comme il vous plaira, vous êtes le maître, et je m’en vais chercher tout mon monde.

 

 

Scène XV

 

LE DOCTEUR, seul

 

Je ne garderai pas longtemps chez moi Jupiter et Momus, on vient de les avertir que l’Amour est caché quelque part ici dans le Village, ils ne tarderont pas à le retrouver.

 

 

Scène XVI

 

PIERROT, LE DOCTEUR

 

PIERROT.

Oh ! pour ce coup, Monsieur, nous avons fait tous deux de belle besogne.

LE DOCTEUR.

Comment donc ?

PIERROT.

Il était bien nécessaire de loger des Dieux dans votre maison...

LE DOCTEUR.

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

PIERROT.

Comme cette graine-là foisonne ! ils n’étaient que deux, d’abord, et ils sont quatre à l’heure que je vous parle.

LE DOCTEUR.

Qu’est-ce à dire, quatre ?

PIERROT.

Oui, les deux premiers venus, que vous aviez fait entrer vous, en ont trouvé deux que j’avais sottement aussi fait entrer moi ; ces Demoiselles les faisaient cacher dans la Bibliothèque. Oh, allez, allez, votre maison va devenir une auberge de conséquence.

LE DOCTEUR.

Tu ne sais ce que tu dis, tu extravagues.

PIERROT.

Non, point du tout, c’est la vérité : ils font un vacarme ; il y a un petit mutin qu’ils appellent l’Amour, qui fait lui seul plus de bruit que les trois autres, ils veulent l’emmener pour le mettre en correction quelque part à leur Saint-Lazare.

LE DOCTEUR.

L’Amour à saint Lazare !

PIERROT.

À saint Lazare, ou autre part, qu’importe ? ce que je sais bien, c’est qu’il ne veut pas marcher lui ; et tenez, tenez, les voilà tous quatre avec ces Demoiselles, ils ne disputent plus tant, c’est qu’ils sont d’accord.

 

 

Scène XVII

 

JUPITER, MERCURE, L’AMOUR, MOMUS, LE DOCTEUR, PHILINE, SPINETTE, PIERROT, MONSIEUR GRICHARDIN, LUCILE

 

JUPITER.

Allons, dépêchons, petit drôle, je veux bien vous pardonner : mais reprenez le Carquois et les flèches, et ne vous le faites pas redire deux fois : voilà Mercure qui est raisonnable, et qui a repris son caducée.

L’AMOUR.

Mercure fait comme il l’entend, il ne vous est pas si nécessaire que moi, je sais ce que je vaux, et vous ne venez me rechercher, que parce que vous ne sauriez vous passer de moi.

MOMUS.

Doucement, doucement, petit garçon, soyez sage.

L’AMOUR.

Je n’en ferai qu’à ma tête.

JUPITER.

Petit insolent ! je vous donnerai le fouet.

MOMUS.

Devant tout le monde ?

PIERROT.

Je voudrais bien voir ça.

MERCURE.

Nous avons tort, mon enfant, Jupiter nous pardonne, il est le maître, raccommodons-nous de bonne grâce, retournons au plus vite habiter l’Olympe.

L’AMOUR.

Non, je ne me trouve point mal ici, je prétends y demeurer quelque temps encore, et je demande à Jupiter un mois de vacance pour me divertir à faire parmi les hommes le métier de Charlatan, que Mercure m’a proposé, et qui me flatte.

JUPITER.

Un mois de vacance ! hé ! bien soit, je te l’accorde ; mais je reste ici ; je demeure chez le Docteur, je te veux attendre.

LE DOCTEUR.

Chez moi, Seigneur ?

MOMUS.

J’y demeure aussi, je n’abandonne point Jupiter.

MERCURE.

Ni moi l’Amour, nous sommes associés.

L’AMOUR.

Ni moi les intérêts de Pierrot, à qui j’ai promis de faire épouser Spinette.

LE DOCTEUR.

Qu’est-ce à dire, Spinette à Pierrot ?

PIERROT.

Oui, à moi Spinette.

L’AMOUR.

C’est une grâce que je demande à Jupiter, en faveur du raccommodement.

JUPITER.

Mariez les parties dans les formes, si le Docteur y consent.

LE DOCTEUR.

Je n’y consens point.

JUPITER.

Sans formalité, s’il refuse.

LE DOCTEUR.

Mais, Seigneur Jupiter...

JUPITER.

Point de difficulté, Mortel, cela est réglé.

MERCURE.

Ne vous chagrinez point, Monsieur le Docteur, nous vous donnerons Philine à vous.

LE DOCTEUR.

On me donnera Philine ? je le veux bien, voilà qui est fini. Mais quoique ces affaires-ci se passent devant les Dieux, il serait bon pour plus de sûreté qu’elles se passassent aussi par-devant Notaire.

MERCURE.

Vous verrez que nous aurons oublié ce personnage-là.

L’AMOUR.

À quoi diantre avez-vous songé ?

MERCURE.

Je ne sais pas, il serait pourtant ridicule qu’une Comédie finît sans dénouement, faute de Notaire.

LUCILE.

Monsieur Grichardin ne pourrait-il point jouer ce rôle-là ? il a joué naturellement dans la Scène de l’homme d’affaires.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Moi ?

LUCILE.

Pourquoi non ? pour des mariages de Comédie il ne faut point tant de façon, il n’y a qu’à signer un papier, le premier venu : n’en avez-vous point sur vous, Monsieur le Docteur ?

LE DOCTEUR.

Je ne suis jamais sans cela.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Je ne signerai point que je n’ai vu la fin. L’Amour Charlatan, cela doit être joli.

L’AMOUR.

Oh ! pour cet article-là, cela dépend de moi, vous ne le verrez point que vous n’ayez signé.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Ils font de moi ce qu’ils veulent. Me voilà de la Troupe ; allons, signons donc, qu’à cela ne tienne, voilà qui est fait. Qui signe à présent ?

L’AMOUR.

Tout le monde signera. Le vrai dénouement dépendait de votre signature.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Comment, comment donc ?

MERCURE.

Pierrot est Léandre, à qui l’Amour donne votre fille ; et le Docteur, Éraste, à qui nous donnons votre nièce.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Mais c’est une Comédie.

L’AMOUR.

Qui produit une vérité. Il n’y a point de Comédie sans dénouement, comme vous savez.

MONSIEUR GRICHARDIN.

Parbleu, puisque je l’ai signé, tout coup vaille, en faveur du plaisir que vous nous avez donné, je passe la fourberie que vous m’avez faite.

 

 

Scène XVIII

 

JUPITER, MOMUS, L’AMOUR, MERCURE, LE DOCTEUR, PHILINE, SPINETTE, PIERROT, MONSIEUR GRICHARDIN, LUCILE, MAROTTE

 

MAROTTE.

Voilà toute la jeunesse du Village que vous m’avez dit de rassembler, Monsieur le Musicien.

PIERROT.

Ce n’est plus un Musicien, belle Marotte, c’est Mercure, et moi je ne suis plus Pierrot, je suis Léandre.

MAROTTE.

Vous êtes Léandre ? le dénouement est donc fini, comme vous le souhaitez ?

L’AMOUR.

Oui, mais le divertissement ne l’est pas ; et la jeunesse du Village vient à propos. Allons, Mercure, voilà bonne compagnie, et nous ne pouvons prendre un meilleur moment pour exercer nos talents, et pour débiter notre marchandise.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

On fait rouler un petit théâtre sur le grand Théâtre de la Comédie, qui représente le Palais de l’Amour, où Jupiter, Mercure, L’Amour, Momus et Pierrot vont se placer.

Marche des Acteurs et Actrices du Divertissement.

L’AMOUR chante.

Heureux mortels, je vous invite
À vous rassembler dans ces lieux.
Jupiter veux que je vous quitte.
Avant de remonter aux Cieux,
À peu de frais je vous débite
Mes secrets les plus précieux.

Dépêchez, hâtez-vous, venez vite,
Il en est peu, ma cassette est petite,
Et je n’en aurai que pour ceux
Qui seront les moins paresseux.
Dépêchez, hâtez-vous, venez vite,
À peu de frais je vous débite
Mes secrets les plus précieux.

 

 

Scène première

 

GUILLOT-GORJUS, L’AMOUR, MERCURE et TOUTES LES FILLES DU VILLAGE

 

GUILLOT-GORJUS.

Seigneur l’Amour, puisque votre excellence

De ses rares secrets veut bien nous faire part.

Trouvez bon qu’un jeune vieillard

De ses petits besoins vous fasse confidence.

L’AMOUR.

Parle.

GUILLOT-GORJUS.

Je suis Guillot-Gorjus, frais, dispos, amoureux ?

Autant et plus qu’en ma verte jeunesse /

L’Hymen, sans me donner enfants d’aucune espèce,

M’a déjà quatre fois serré de ses doux nœuds ?

Et pour avoir un jour des arrière neveux,

Je veux tout à la fois prendre femme et maîtresse.

MERCURE.

Ce sera fort bien fait à toi.

GUILLOT-GORJUS.

Une difficulté par hasard s’y rencontre.

L’AMOUR.

Quelle ?

GUILLOT-GORJUS.

Je suis de bonne foi.

MERCURE.

Hé bien ?

GUILLOT-GORJUS.

Sitôt que je me montre

Pour Amant, pour époux, on ne veut point de moi.

L’AMOUR.

La difficulté n’est pas grande.

GUILLOT-GORJUS.

N’est-il pas vrai ? Cependant j’appréhende

De mourir sans postérité

Légitime ou de contrebande.

J’en veux avoir, c’est un fait arrêté ;

Et par grâce je vous demande

Un secret pour lever cette difficulté.

L’AMOUR.

Je n’en ai point.

GUILLOT-GORJUS.

Quoi ! Vous qui pouvez tout ?

L’AMOUR.

Sans doute

Il n’est point, mon ami, de secret pour cela :

Mais pour t’en consoler, écoute

Ce que Mercure te dira.

MERCURE chante.

À ton âge,
Guillot-Gorjus,
Deviens sage ?
Bois, bonhomme, et n’aime plus.
Fille ou femme qui s’engage
Dans le ménage,
A pour objet de son désir,
Ou le veuvage,
Ou le plaisir.
À ton âge,
Guillot-Gorjus,
Deviens sage.
Bois, bonhomme, et n’aime plus.

GUILLOT-GORJUS.

L’avis n’est pas mauvais pour qui veut longtemps vivre :

Je prends le parti de le suivre.

L’AMOUR chante.

Mercure est mon maître garçon,
Et le soutien de ma boutique ;
Si quelqu’un de mes traits vous pique,
Il a le contrepoison :
L’avale-t-on ! Non, vraiment, bon,
Tant mieux. Quel usage en fait-on ?
Le remède est simple et topique ;
On est sûr de la guérison.

MERCURE chante.

L’Amour est un Charlatan,
Qui pourtant
Ne cherche à tromper personne ;
Éprouvez son Orviétan,
Belles, hâtez-vous, prenez-en,
Il est un âge où l’on le donne,
Il est un âge où l’on le vend.

 

 

Scène II

 

L’AMOUR, MERCURE, CLAUDINE, MAROTTE et TOUTES LES FILLES DU VILLAGE

 

CLAUDINE.

Toutes les filles du Village          

Voudraient bien faire essai de votre Orviétan :

Mais ne le vendez point, Messieurs, donnez-nous-en,

Et nous vous promettons d’en faire un bon usage.

MERCURE.

Avec de si charmants attraits,

Jeune et belle comme vous l’êtes.

Sans le secours de nos secrets,

Vous feriez assez de conquêtes ;

Je ne veux pas pourtant vous refuser,

Voici dans ces paquets tout ce qu’il faut pour plaire,

Philtres, souris, feinte colère,

Dépits, retours, tendres manières,

Ne soyez, pour en bien user,

Ni trop sensibles, ni trop fières,

Observez un juste milieu,

Il est un temps pour se défendre,

Il est des moments pour se rendre.

N’accordez rien sans notre aveu ;

Et songez bien sur toutes choses,

Que fille d’esprit en aimant,

Ne doit prendre d’amour qu’une légère dose,

Et la savoir donner très forte à son amant.

CLAUDINE.

À suivre vos conseils je suis si disposée,

Qu’il ne me faut pas plus d’un jour,

Tant la pratique en est aisée,

Pour donner des leçons aux autres à mon tour.          

MAROTTE chante.

Livrons-nous au plaisir dans ce charmant séjour

On n’y craint point le mal d’amour.
C’est une douce maladie,
Qui ne nous fait jamais souffrir,
L’amour lui-même y remédie.
Pour peu qu’il en soulage, on n’en veut point guérir.

Les jeunes filles du Village partagent en dansant les paquets qu’on leur a donnés.

L’AMOUR continue à chanter.

Voyez ailleurs chez la Raison,
Elle a des drogues à revendre :
En a-t-elle le débit ? non,
Je ne vous défends pas d’en prendre :
Mais l’effet est souvent fatal.
Gardez-vous bien de vous y méprendre,
Le remède est pis que le mal.

 

 

Scène III

 

L’AMOUR, MERCURE, THIBAUT, MATHURINE et TOUTES LES FILLES DU VILLAGE

 

THIBAUT.

Vous baillez des secrets pour afin qu’on s’entr’aime,

J’en venons demander pour nous entre-haïr.

MERCURE.

Dans ce dessein, sans une peine extrême

Croyez-vous pouvoir réussir ?

THIBAUT.

Morgué nenni, j’en sis surpris moi-même,

Car je sommes femme et mari.

MATHURINE.

De la manière dont il m’aime,

Je voudrais bian pourtant que Thibaut fût guari.       

L’AMOUR.

Hé ! comment donc ?

MATHURINE.

J’avons toujours querelle,

Je ne cessons de nous gourmer.

THIBAUT.

Et tout ça pour nous trop aimer,

Parfois c’est moi, souvent c’est elle.

MATHURINE.

C’est toujours ly, Messieurs : l’autre jour au matin.

Je le trouvis sur l’herbe auprès de Marinette.

THIBAUT.

Ne me fais point parler de son mari Lubin,

Je te vis hier encor l’agacer en cachette.

MATHURINE.

Pour le mari tu me bailles cent coups.

THIBAUT.

Et pour la femme, toi, tu fais le diable à quatre.         

MATHURINE.

C’est que je t’aime trop.

THIBAUT.

C’est que je sis jaloux.

MATHURINE.

J’aime à crier.

THIBAUT.

Moi, j’aime à battre.

L’AMOUR.

Mais, Mathurine.

MATHURINE.

Non, rian ne me peut changer.

Ce qu’en fais, c’est par malice.

Je n’aime point Lubin : mais je veux me venger.         

THIBAUT.

Je ne parle à sa femme itou que par caprice,

Afin de te faire enrager.

MERCURE.

Voilà deux naturels aisés à corriger.

MATHURINE.

Je nous aimons par trop, il faut que ça finisse.

C’en devrait déjà être fait.

THIBAUT.

T’es lasse du ménage, et je sis tout de même.

Je ferons bian mieux en effet.

Je nous aimons comme on se hait.

Et je nous haïrons peut-être comme on s’aime.

MATHURINE.

Pour parvenir à ça, baillez-nous un secret.       

THIBAUT.

Dites-nous queuque stratagème.

L’AMOUR.

Mes enfants, vous m’embarrassez.

Demander à l’Amour des secrets pour la haine,

Cela n’est point de mon domaine.

Et vous êtes mal adressés :

Mais puisqu’enfin l’Hymen vous unit de sa chaîne.

THIBAUT et MATHURINE.

Hélas oui !

L’AMOUR.

N’est-ce pas assez ?

Croyez-moi, tôt ou tard il faut que cela vienne,

Et vous vous haïrez, ou vous vous haïssez.

THIBAUT et MATHURINE.

Je nous haïssons, nous ?

L’AMOUR.

La chose est bien prochaine ;

Vous aimez même ailleurs plus que vous ne pensez.

MATHURINE.

Que t’en semble, Thibaut ?

THIBAUT.

Qu’en dis-tu, Mathureine ?

MATHURINE.

Ce petit Charlatan se connaît à la meine.

THIBAUT.

Oui, morguenne, avec li que sart de grimaces ?

MATHURINE.

Dé rian du tout, puisqu’il deveine.        

THIBAUT.

Il est vrai ; j’avons tort tous les deux de finasser :

Mais sais-tu ce que je projette ?

Le petit Charlatan aura le démenti,

Je ne verrai plus Marinette.

MATHURINE.

Aga, Thibaut, tu prends le bon parti.

Je n’agacerai plus Lubin, c’est chose faite.

THIBAUT.

Sur ce pied-là j’apaise mon courroux.

MATHURINE.

Et moi le mien, Thibaut. Tiens, raccommodons-nous.

MERCURE chante.

Les droits de l’Hymen sont égaux,
L’époux qui dans sa tendresse
Ne veut point avoir de rivaux,
Ne doit point avoir de maîtresse.

L’AMOUR chante.

Les droits de l’Hymen sont inégaux,
L’époux malgré sa tendresse
A souvent nombre de rivaux,
Sans avoir ombre de maîtresse.

 

 

Scène IV

 

L’AMOUR, MERCURE, LE CHEVALIER GASCON

 

LE CHEVALIER.

Ah ! Monseigneur l’Amour, je suis votre valet.

Je croyais vous rejoindre à Paris en Décembre

Passé, s’entend. Veuve qui m’en voulait,

Tout nouveau débarqué, me saisit au collet,

Et m’a depuis ce temps toujours tenu en chambre.

Je m’en échappe, et vous joins en Juillet ;

Soyez le bien trouvé, comment vous va ?

L’AMOUR.

Mercure,

Je ne me trompe point, c’est notre Chevalier.

MERCURE.

Quoi le Gascon ?

L’AMOUR.

L’auteur de l’aventure

De la femme du Conseiller.

MERCURE.

Oui, c’est lui.

LE CHEVALIER.

Si c’est moi ? je suis d’une figure

Qu’on ne peut pas aisément oublier.

Mais vous, Messieurs les Dieux, sous quelle bigarrure

Êtes-vous déguisés ? quel diable de métier ?

Que faites-vous dans un village ?

L’AMOUR.

Tu vois, d’un galant badinage

Nous prenons l’innocent plaisir.

LE CHEVALIER.

Voilà des belles à choisir,

Joli minois, gentil corsage.           

Je devine à peu près ce qui vous tient ici.

Messieurs, dans ce village-ci

Vous venez marquer un fourrage ?

MERCURE.

Pour cela non, nous sommes Charlatans,

Qui cherchons le débit de notre marchandise.

LE CHEVALIER.

De celle-ci, cadedis, je prétends

Que vous ayez ma chalandise.

L’AMOUR.

Non, Chevalier, tu te méprends,

À ces jeunes mamans, ces aimables fillettes,

Nous faisons part de nos talents,

Et nous leur débitons d’amoureuses recettes,

Pour s’en servir selon les temps.

LE CHEVALIER.

Ah ! que ne parlez-vous ? j’entends,

Vous tenez en ces lieux école de sornettes ?

MERCURE.

À peu près.

LE CHEVALIER.

M’y voilà, vous dressez des Coquettes ;

Que vous êtes de fines gens !

En Été dans nos grandes Villes

Vous devenez souvent fort inutiles ;

Et vous allez chercher aux lieux circonvoisins

De quoi remplir vos magasins.

Que vous ferez ici d’excellentes recrues !

Je vois de toutes parts fillettes jeunes, drues,

Qui préviennent les cœurs d’un agaçant souris

Il fera bon pour nous cet hiver à Paris.

Je m’y rends : mais pendant toute votre campagne,

Trouvez bon, s’il vous plaît, que je vous accompagne.

L’AMOUR.

Tu viendrais avec nous ?

LE CHEVALIER.

Je ne m’en dédis point,

Je vous préfère à Mars, je suis ferme en ce point,

Dussé-je être cassé ; tout ce que je demande,

C’est qu’on me mette de la bande.         

Allons petit tendron, prenez-moi pour galant,

Et je vous prendrai pour maîtresse ;

L’amour me connaît bien, il sera mon garant,

Je suis jeune, et j’ai du talent,

Nous ferons assaut de tendresse.

MERCURE.

Le Chevalier est toujours fou.

LE CHEVALIER.

Sandis, je ne sais pas par où

Je parais tel : mais je me trouve sage,

De me vouloir faufiler avec vous ;

Et je ne sache que des fous,         

Qui ne goûteront pas un pareil badinage.

L’AMOUR.

S’il te plaît, Chevalier, nous le continuerons.

LE CHEVALIER.

C’est bien dit, nous irons de bourgade en bourgade

Promener notre mascarade,

Puis l’hiver à Paris nous recommencerons.

Là si du mal d’amour quelque veuve est malade,

Je suis garçon Orviétan.

Allons, enfants, chorus, et la petite danse,

Pour se retirer en cadence,

Et vive l’Amour Charlatan.          

Branle.

MAROTTE.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
Plus habile qu’Hippocrate
Dans notre mal il nous flatte,
Et le soulage pourtant.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

LE CHEVALIER.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
Dans tes yeux en embuscade,
Ce Dieu m’a rendu malade ;
Quelque peu d’Orviétan.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

CLAUDINE.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
Quelque mal qui nous possède,
C’est un merveilleux remède,
L’usage en est excellent.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

MAROTTE.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
Cet heureux secret rappelle
L’Amant qui n’est pas fidèle,
Et fixe l’Amant constant.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

CLAUDINE.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
C’est par cet amour femelle
Qu’Angélique et qu’Isabelle
S’unissent à leur amant.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

SPINETTE.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
Pour couronner l’aventure,
Que cet Amour et Mercure
Se hâtent d’en faire autant.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

MARTON, en Amour.

Vive, vive l’Amour Charlatan.
Sans réfléchir sur la chose,
Tope à l’Hymen qu’on propose,
Il manquait au dénouement.
Vive, vive l’Amour Charlatan.

MERCURE.

Quoique la pièce nouvelle
Ne soit qu’une bagatelle,
Si le public est content,
Vive, vive l’Amour Charlatan.

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