La Clorise (Balthazar BARO)

Pastorale en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, en 1631.

 

Personnages

 

PHEDON, père de Clorise

NICANDRE, père d’Éraste

ÉRASTE

ALIDOR, frère de Philidan

PHILIDAN, frère d’Alidor

CLORISE

ÉLIANTE

DORILAS

 

La scène est en Forêts.

 

 

À MONSEIGNEUR LE CARDINAL DE RICHELIEU

 

MONSEIGNEUR,

 

Quelque grande que soit la témérité qui accompagne le dessein que j’ai eu de vous donner cette Comédie, elle se rend excusable par le choix que j’ai fait de la personne et du temps, puisque voici la saison où cette sorte de plaisirs semble être plus légitime, et qu’il est vrai que la grandeur de votre courage et de votre esprit, occupe aujourd’hui la bouche de tous les hommes, à vous donner la gloire d’avoir mis la France en état de ne craindre plus de Tragédies. Ce Poème a reçu la vie au temps que vous travailliez à l’ôter à nos ennemis, et la parfaite connaissance que j’ai toujours eue de votre jugement, a fait que j’ai si peu douté du succès de vos entreprises, que j’ai commencé de contribuer quelque chose aux contentements qui devaient suivre vos triomphes, lors même que les autres ne faisaient que les espérer. J’avoue, Monseigneur, que le seul éclat de votre fortune m’a jusqu’ici détourné de vous consacrer mes ouvrages ; une certaine humeur, qui pourtant ne s’accorde pas fort bien avecque l’état où je vous suis, m’a toujours fait condamner ces esprits lâches et mercenaires, qui mêlant un sale intérêt en toutes choses, se laissent légèrement emporter au vent de la faveur, et pensent que la vertu, comme la plupart des femmes du temps, ne peut paraître que sous l’éclat des Diamants et des perles : De sorte, Monseigneur, que si l’excès de votre mérite ne se fût trouvé sans comparaison au-dessus de tous les biens qui servent d’objet à l’ambition des hommes, je n’eusse jamais rompu mon silence, de crainte de noircir ce peu que j’ai acquis d’estime dans le monde, par le blâme que méritent les flatteurs et les impudents. Agréez donc, Monseigneur, cette Pastorale que je vous présente, où mon esprit s’est diverti bien plutôt pour délasser quelquefois le vôtre, que pour croire mériter jamais l’honneur d’être connu de vous : et trouvez bon, qu’en finissant ma lettre, je vous fasse rire de la rencontre d’un Étranger, qui me demanda si vous étiez un Géant, m’ayant ouï dire que vous étiez le plus grand homme de notre siècle.

 

MONSEIGNEUR,

 

Je suis

 

Votre très humble et très obéissant serviteur.

 

BARO.

 

 

AU LECTEUR

 

Puisqu’une secrète fatalité, ordonne que toutes mes fautes soient publiques, et que bien loin de pouvoir cacher ce que je fais, il semble qu’il ne me soit pas seulement permis de celer mes pensées ; je te prie, cher Lecteur, de voir de bon œil ces Bergeries : que si tu ne juges mon travail digne de ton estime et de ta faveur, tu seras barbare si tu n’accordes l’un et l’autre aux mérites de celui à qui je l’ai consacré. Ce n’a pas été mon invention de rendre son nom immortel par mes Ouvrages, tant de rares esprits donnent leurs veilles à ce dessein qu’en leur comparaison ma faiblesse lui serait désavantageuse, et ne pourrait qu’accroître ma honte, et diminuer l’éclat de ses grandes actions ; mais je veux que la Postérité sache que j’ai vécu dans le temps où ses conseils, et la valeur de mon Roi, ont rendus communs les Prodiges et les Miracles, et ont fait graver jusques dans le cœur de nos marbres des exploits qui n’eurent jamais d’exemple, et que nos Neveux ne pourront lire sans en être ravis d’étonnement. Je ne doute point, cher Lecteur, que si tu lis attentivement cette pastorale, il ne te reste après cela quantité de choses à désirer ; je confesse que j’ai mis trop peu de temps à la polir, et bien que je sois assuré que pour en pallier les défauts cette excuse n’est pas assez pertinente, je serai pourtant bien aise que tu les imputes plutôt à mon peu de patience qu’à mon peu de jugement. Mon premier dessein était de prendre dans l’Astrée de Monsieur d’Urfé, l’histoire de Célion et de Bélinde : mais la voulant accommoder au Théâtre, je me suis vu comme forcé d’y joindre tant de choses, qu’enfin j’en ai voulu changer les noms, aimant mieux qu’on m’accuse de lui avoir dérobé quelques accidents, que d’avoir eu la vanité d’ajouter quelque grâce à ses riches inventions. Au reste je t’avertis que les pièces que tu verras de moi en ce genre d’écrire n’auront jamais d’Arguments, je ne les trouve pas seulement inutiles, mais j’oserais dire qu’on les devrait absolument condamner : ma raison est, qu’on ne doit pas traiter d’autre sorte celui qui lit, que celui qui écoute. Et jamais on n’a vu qu’au récit d’un Poème, on ait préoccupé les spectateurs par la connaissance du sujet ; autrement, il serait impossible qu’ils ressentissent les passions qu’on leur veut inspirer : et leur esprit éloigné de cette agréable suspension où il doit être entretenu jusqu’à la Catastrophe, ne demeurerait pas même dans la liberté de juger du mérite d’un Ouvrage, et si l’Auteur se serait bien ou mal expliqué. Je ne prétends pas toutefois, que mon sentiment passe pour une loi ; je sais trop bien qu’il y a de la difficulté à étouffer une mauvaise habitude ; je suis fâché seulement de quoi ceux qui ont eu la même pensée que j’ai, n’ont pas eu assez de résolution pour la suivre, et ont mieux aimé se laisser emporter à la coutume, que non pas à la raison. Pour ce qui regarde les Chœurs, j’avoue encore qu’ils ne soient pas tout à fait nécessaires, ils sont extrêmement bienséants : et je n’aurais pas oublié de donner cet ornement à ma Pastorale, si une cause qui ne peut être connue que de moi, n’en avait rendu l’impression un peu trop précipitée. Au pis-aller ta bonté peut suppléer à ce manquement : et ma Clorise se pourra vanter de ne porter point d’envie aux plus beaux Chœurs du monde, si tu me fais l’honneur de lui donner le tien. Adieu.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PHÉDON

 

Heureux qui loin des Cours dans un lieu Solitaire

Se prescrit à soi-même un exil volontaire,

Et qui par le secours d’un jugement bien sain

Préfère son repos à tout autre dessein :

Le désir des grandeurs rarement l’importune,

Il tient comme en des fers ce monstre de fortune

Dont l’instabilité par un effort puissant

Pour en élever un, en abaissera cent.

Tel depuis fort longtemps je vis dans ce bocage,

La guerre eut autrefois le plus beau de mon âge,

Mais aujourd’hui mon bras, lassé de tant de maux

À peine l’entretient contre les animaux.

Je ne recherche ici ni trésor ni couronne,

Tout ce dont j’ai besoin la Terre me le donne ;

Ce fertile Climat a pour moi des appas

Que même pour régner je ne quitterais pas,

Et j’aime mieux veiller sur mes champs et mes vignes

Que remporter ailleurs des victoires insignes.

Or puisque la saison m’appelle à ce travail,

Saison où chaque fleur est couverte d’émail,

Saison, où le Printemps au lever de l’Aurore

Compte tous les baisers de Zéphyr et de Flore ;

Je vais voir si mon blé que la neige a couvert

Déchargé de ce faix, éclate d’un beau vert ;

Aussi bien le Soleil dans les lieux les plus sombres

Fait déjà reconnaître et les corps et les ombres.

 

 

Scène II

 

PHÉDON, NICANDRE

 

PHÉDON.

Mais quelqu’un vient ici, c’est Nicandre, autrefois

Élevé comme moi dans la Cour de nos Rois,

Et qui traité du sort avec ingratitude

Vint chercher le repos en cette solitude :

Quelque profond penser occupe ses esprits,

N’y pensez plus, Nicandre ?

NICANDRE.

Ah vous m’avez surpris.

PHÉDON.

Vous me croyiez plus loin ne mentons point ?

NICANDRE.

Je meure,

Je vous croyais encor dedans votre demeure.

PHÉDON.

Par ainsi loin du corps comme du souvenir.

NICANDRE.

Non jamais ce malheur ne saurait à venir,

Le destin qui retient nos âmes enlacées

Peut séparer nos corps et non pas nos pensées ;

Que si vous doutez, je n’ai pour le prouver

Qu’à dire le sujet qui me faisait rêver.

PHÉDON.

Dites, puisqu’on a mis nos deux âmes en une,

La joie, ou la douleur, nous doit être commune.

NICANDRE.

Vous savez que dès lors qu’un généreux effort

Nous sauva du naufrage et nous mit dans ce port

Mes désirs éprouvant une autre destinée,

Se soumirent aux lois d’un heureux Hyménée ;

J’épousai Clorenice, et neuf mois seulement

Pouvaient avoir suivi cet aimable moment,

Quand Éraste naquit, et que le Ciel prospère

Fit céder tous mes maux au plaisir d’être Père.

Depuis si j’ai manqué ni d’amour ni de soins

Pour élever ce fils, les Dieux m’en sont témoins,

Je l’ai tenu toujours en état de les craindre,

Et certes, cher Phédon, j’aurais tort de m’en plaindre

Son naturel facile à toutes mes humeurs

N’a point encor failli contre les bonnes mœurs :

Mais je crains l’avenir, cette jeunesse prompte

Ne sait pas distinguer l’honneur d’avec la honte,

Rien ne peut retenir ses premiers mouvements,

Son esprit aveuglé court aux contentements,

Et sans considérer l’importance d’un crime,

Quelque action qu’il fasse il la croit légitime.

Or pour mieux l’obliger à faire son devoir

J’ai cru que le plus sûr était de le pourvoir ;

Et que pour arrêter les chaleurs de son âge

La chaîne la plus douce était le mariage :

Pour cela, si vos vœux se conformaient aux miens,

Étant égaux déjà de naissance et de biens,

Nous pourrions, mariant mon fils à votre fille,

Comme nos volontés unir notre famille.

Voilà ma rêverie.

PHÉDON.

Agréable vraiment.

NICANDRE.

Nécessaire.

PHÉDON.

Ajoutez à mon contentement.

NICANDRE.

Quoi vous y consentez ?

PHÉDON.

Oui de toute mon âme.

NICANDRE.

Éraste n’aura donc que Clorise pour femme.

PHÉDON.

Et réciproquement je jure comme vous

Que Clorise n’aura qu’Éraste pour époux,

Trop heureuse, de voir ses volontés captives

Sous la foi d’un Berger le plus beau de nos rives,

Mais ne différons point, quand le Soleil haussé

Marquera que le jour est à moitié passé

Je reviendrai chez moi, pensez à vous y rendre.

NICANDRE.

Je n’y manquerai pas.

PHÉDON.

Jusqu’au revoir, Nicandre.

NICANDRE.

Me voilà satisfait, Grand Dieu qui dans tes mains

Tournes comme il te plaît le destin des humains

Que d’extrêmes faveurs ta bonté me témoigne :

Mais il faut empêcher qu’Éraste ne s’éloigne.

Mon fils ? Éraste ? Un mot.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, NICANDRE

 

ÉRASTE.

Vous voilà de retour.

NICANDRE.

Comme un Astre qui vient t’annoncer un beau jour

Il faut que désormais aux plaisirs tu t’apprêtes.

ÉRASTE.

La cause ?

NICANDRE.

Un bon succès.

ÉRASTE.

Et lequel ?

NICANDRE.

Tu m’arrêtes

Va ne m’entretiens point de discours superflus,

Environ le Midi tu sauras le surplus

Adieu.

ÉRASTE.

Je ne saurais dans l’excès de sa joie

Lire quel est ce bien que le Ciel nous envoie,

J’en demeure confus, et vois que mes esprits

Sont de cette nouvelle infiniment surpris.

Qu’importe d’y rêver, son amour non commune

N’a jamais respiré que ma bonne fortune,

Et je dois présumer qu’en ce dernier projet

Il n’a rien que sa gloire et mon bien pour objet.

Peut-être

Alidor paraît.

qu’Alidor saura ce qui se passe

Mais de m’en acquérir j’aurais mauvaise grâce :

Il est triste, et c’est mal savoir prendre son temps

Que de parler de rire avec les mécontents.

 

 

Scène IV

 

ALIDOR et PHILIDAN, frères

 

ALIDOR.

Fidèle confident de toutes mes pensées

Qui sais mes maux présents et mes peines passées,

Toi qui dans mon estime obtiens le premier rang

Mieux frère d’amitié que tu ne l’es de sang ;

Regarde à quel destin mon âme est asservie,

Combien avec regret je respire la vie,

Depuis que cet objet, le chef-d’œuvre des Cieux

Par un arrêt fatal m’a banni de ses yeux.

Il est vrai j’ai failli lui disant que je l’aime,

Je devais mieux cacher ma passion extrême,

Mais en cet accident qui me rend malheureux

Pouvais-je être bien sage étant bien amoureux :

Tu devais, ô Clorise, ô fille inexorable,

Pour être moins aimée être un peu moins aimable,

Et ne t’offenser pas de ma témérité

Puisque si j’ai failli c’est par nécessité ;

J’ai failli par devoir, ton mérite en est cause,

Je ne puis m’exempter de la loi qu’il m’impose,

Et qui saura ma faute et mon mal infini

Blâmera ta raison de m’avoir trop puni.

PHILIDAN.

À ce compte je vois que pour mieux être frère ;

Le Ciel confond en nous le sang et les misères

Vous savez qu’Éliante a pour moi des mépris

Capables d’ébranler les plus fermes esprits.

Je fais ce que je puis pour forcer l’injustice

Dont l’ingrate aujourd’hui conspire mon supplice,

Mais bien loin de pouvoir soulager ma langueur

Chaque moment accroît mon mal et sa rigueur.

J’excuse ses dédains, car il est impossible

Que pour quelque autre objet elle ne soit sensible,

Et si mon jugement ne m’a point abusé

Vous faites de la peine à son esprit rusé.

ALIDOR.

Moi ?

PHILIDAN.

Vous-même.

ALIDOR.

Et comment ?

PHILIDAN.

Je ne le saurais dire

Il suffit qu’à tous coups je la vois qui soupire

Et que toujours ses yeux sont arrêtés sur vous.

ALIDOR.

On ne peut être Amant sans être un peu jaloux.

PHILIDAN.

Jamais cette fureur ne régna dans mon âme,

Mais si pour moi Clorise avait autant de flamme,

Il faudrait pour nous rendre heureux en même jour

Changer elles d’Amants, ou nous autres d’amour.

ALIDOR.

Que nous perdons de temps en ces discours frivoles

Le vent, avec la poudre emporte nos paroles,

Cherchons quelque moyen plus propre à nous guérir

Tu peux par ton secours m’empêcher de périr,

Ce papier

Il lui montre une petite lettre fermée de soie.

glorieux d’aller voir tant de charmes,

Est le même où j’ai peint mes feux avec des larmes :

C’est ici qu’en faveur de ce divin objet

Deux contraires sont vus en un même sujet.

Effet prodigieux, miracle qui dérive

De la beauté qui tient ma liberté captive,

Charge-toi de le rendre, use de ton pouvoir,

Et fais que sa pitié le daigne recevoir :

Dis-lui, cher Philidan, qu’au milieu de mes gênes

Je plains encore mieux son péché que mes peines,

Que les Dieux dont le bras venge les innocents

La puniront un jour des douleurs que je sens,

Que pour moi ses rigueurs ne sont plus légitimes,

Et qu’enfin, quand j’aurais le cœur tout noir de crimes

J’en serais trop puni d’avoir pu seulement

Vivre loin de ses yeux l’espace d’un moment,

Ajoute.

PHILIDAN.

C’est assez, épargnez ma mémoire.

ALIDOR.

Que l’honneur d’être sien fera toute ma gloire.

Va.

PHILIDAN.

J’y vais de ce pas.

ALIDOR.

Hâte-toi, mais reviens

M’annoncer promptement ou mon mal ou mon bien,

Ces arbres que l’hiver dépouilla de verdure,

Et qui semblent renaître avecque la Nature

Me prêteront leur ombre afin de reposer

Attendant ton retour.

Philidan s’en va mais pensant mettre la lettre dans sa panetière, par mégarde il la laisse tomber.

Je me sens disposer

À goûter le sommeil, car de trois nuits entières

Ce père du repos n’a fermé mes paupières

Si Clorise me doit traiter en criminel

Dieux faites-moi dormir d’un sommeil éternel.

 

 

Scène V

 

ÉLIANTE, ALIDOR, puis PHILIDAN

 

ÉLIANTE.

N’y pensons plus mon âme il est temps que je tâche

De chercher un remède à ce mal qui me fâche,

Et que pour mieux forcer ma première prison

Je recoure aux conseils que donne la raison.

Ne le revoyons plus, peut-être que l’absence

Étouffera ma flamme au point de sa naissance,

Et qu’ayant dans mon cœur son Empire établi

Au lieu de tant d’amour elle y mettra l’oubli :

Aussi bien tous les traits que mon œil lui décoche,

Semblent de petits vents qui baisent une roche,

Et jamais il ne prend que pour civilité

Les preuves qu’il reçoit de ma fidélité.

Mille fois mes pensers ont remis à ma bouche

Le soin de lui parler du tourment qui me touche,

Mais ce traître respect tyran pernicieux

A mille fois remis cet office à mes yeux,

De sorte qu’impuissante à lui montrer ma flamme

Il me fuit l’insensible, et moi je le réclame.

Alidor aveugle, n’aimeras-tu jamais ?

Prends exemple à ce cœur qu’en tes mains je remets,

Et donne-moi l’honneur de te pouvoir soumettre.

Mais le hasard présente à mes yeux une lettre,

Quelque Berger sans doute aussi blessé que moi

Aura dépeint ici son martyre et sa foi ;

Curieuse assouvis le désir qui t’emporte :

Mais tout mon sang s’émeut, ma main tremble, il n’importe,

Ouvrons-le ; toutefois ce dessein indiscret

Offense les respects que l’on doit au secret :

C’est tout un achevons de plaire à mon envie,

Coupons

Elle ouvre la lettre.

quand ce serait le filet de ma vie.

                              

LETTRE D’ALIDOR À CLORISE.

 

Clorise il est temps que ton cœur
S’apprête à me rendre Justice,
Et qu’il accepte mon service,
Malgré l’effort de sa rigueur :
Considère, belle inhumaine,
Que la naissance de ta haine
M’a rendu l’horreur de nos bois ;
Que mes cris sont toutes mes armes,
Et que j’ai noyé mille fois
Mon offense dedans mes larmes,

Toutefois, aimable beauté,
Si ta rigueur n’est assouvie
Et si la perte de ma vie
Doit contenter ta cruauté ;
Je suis prêt, je n’attends que l’heure
Dis comme tu veux que je meure
Je jure que je le ferai :
Ce qui te plaît m’est agréable,
Mais souviens-toi que je mourrai
En Amant, non pas en coupable.

Alidor.

 

C’est lui-même. Ah cruel c’est assez

Je connais le sujet de tes mépris passés,

À tort je t’ai nommé tant de fois insensible,

Ton cœur est allumé d’une flamme visible,

Tu brûles pour Clorise, et ses yeux m’ont ôté

L’honneur d’assujettir ton courage indompté.

Mais d’où vient que ces soins brouillent ma fantaisie ?

Faut-il à mon amour joindre la jalousie ?

Dieux ! il n’est que trop vrai, je ne le puis celer ;

Je sens cette fureur qui me vient bourreler,

Elle échauffe mon sang, son injure me presse :

Quoi ! Je suis son esclave une autre est sa maîtresse,

Et pour souffrir en l’âme un affront plus mortel

Je suis donc sa victime, une autre est son Autel ?

Étranges lois du sort, qui voulez que j’expire

Dessous le joug pesant d’un si fâcheux Empire,

Ai-je offensé le Ciel ? quel crime ai-je commis

Pour avoir Alidor et les Dieux ennemis ?

Ah laissez-moi sortir de ce honteux servage,

Donnez-m’en le pouvoir, car j’en ai le courage ;

Ose donc Éliante et pense pour le moins

À faire que ton mal n’ait jamais de témoins

Elle voit Alidor.

Mais n’aperçois-je pas un Berger qui sommeille ?

C’est Alidor lui-même, ah Dieux ! quelle merveille,

Cette grande beauté montre bien qu’on a tort

De nommer le sommeil l’image de la mort.

Courage vengeons-nous, éveillons-le, ah craintive

Pourquoi lui laisses-tu le bien dont il te prive ?

Berger à mon dommage un peu trop amoureux

Puisque tu dors si bien tu n’es pas malheureux,

Ton repos à ce coup dément ton écriture.

Son silence est commun à toute la Nature,

Je n’entends aucun bruit, le Rossignol caché

Pense que le Soleil est encore couché,

Et dans tout le séjour de cette solitude

Mon esprit seulement a de l’inquiétude,

Ah Berger ! Il s’éveille.

ALIDOR, rêvant entre le réveil et le sommeil.

Hélas qui te retient

Cher frère, et quel sujet loin de moi t’entretient.

N’es-tu pas de retour ?

ÉLIANTE, essayant d’imiter la voix de son frère.

Oui.

ALIDOR.

Que dit ma Bergère ?

ÉLIANTE.

Ce cœur est tout à vous.

ALIDOR.

Ta bouche mensongère

Me flatte en ce discours allégué faussement,

N’importe tu m’auras trompé bien doucement.

ÉLIANTE.

Il est temps de sortir de cette rêverie.

ALIDOR.

Non sa douceur me plaît, parle encore je te prie

Et ne t’offense pas si je n’ouvre mes yeux

J’ai peur de te chasser Démon fallacieux :

A-t-elle vu ma lettre ?

ÉLIANTE.

Elle la baise encore

Mais elle sent depuis un feu qui la dévore.

ALIDOR.

De colère ?

ÉLIANTE.

D’Amour.

ALIDOR.

Tu te moques de moi

Ah c’est trop me flatter ! Démon retire-toi.

ÉLIANTE.

Il se rendort, hélas que j’ai peu de courage

Qu’une fille sait mal prendre son avantage,

Et qu’il est mal aisé d’offenser la vertu :

Mais il relève enfin son esprit abattu

Fuirai-je ? nullement attendons qu’il nous voie.

ALIDOR, tout à fait éveillé.

Te voilà disparu faux objet de ma joie.

Au point de mon réveil tu t’es perdu trompeur ?

Comme au Soleil se perd une faible vapeur.

Que Philidan est long, mais je vois Éliante

Qui s’approche de moi.

ÉLIANTE.

Berger Pan te contente

Je ne demande pas quel est ton entretien,

Car je sais qu’un esprit blessé comme le tien

N’a d’objet plus présent que celui de ses peines.

ALIDOR.

Mon frère me l’apprend esclave dans vos chaînes

Prisonnier misérable à qui votre pitié

Devrait avoir montré quelques traits d’amitié.

ÉLIANTE.

Si j’ai mal reconnu sa longue servitude

Tu n’es pas accusé de moindre ingratitude ;

Une jeune beauté que j’aime comme moi

M’a fait depuis deux jours quelques plaintes de toi.

ALIDOR.

La cause ?

ÉLIANTE.

Ta froideur.

ALIDOR.

Quelle me la pardonne

Mon âme jusqu’ici n’a brûlé pour personne.

ÉLIANTE, tout bas.

Dissimulé menteur.

ALIDOR.

Se peut-elle nommer ?

ÉLIANTE.

Oui si tu me promets.

ALIDOR.

Quoi.

ÉLIANTE.

De la bien aimer.

ALIDOR.

Puisque de l’avenir je ne suis pas le maître

Quand je l’aurais promis j’y manquerais peut-être.

ÉLIANTE.

Je veux suspendre un peu ton esprit curieux,

Tâche de la connaître, à ma mine, à mes yeux.

ALIDOR.

Ce port ne m’apprend rien sinon que sa structure

Est un des beaux effets qu’ait produits la nature,

Et dans ces yeux, Amour règne comme un vainqueur.

ÉLIANTE, tout bas.

Il en devrait sortir pour entrer dans ton cœur.

ALIDOR.

Bergère une autre fois j’en saurai davantage

Le soin de mon troupeau me rappelle au village.

ÉLIANTE.

Alidor je te prie arrête un seul moment,

Mon malheur est égal à ton aveuglement

Veux-tu savoir son nom ? Hélas ! c’est Éliante

Nomme-moi si tu veux criminelle insolente

J’ai failli, quoi berger tu sembles tout surpris

Ton silence profond parle de ton mépris

Mais si ta cruauté se lasse de ma vie

Ordonne-moi la mort.

ALIDOR.

Ce n’est pas mon envie

Mais je sens un regret qui m’afflige au mourir,

C’est de quoi je vous blesse et ne vous puis guérir.

ÉLIANTE.

Cruel quelle raison peut produire tes glaces

Manquai-je de beauté, de mérite ou de grâces ?

ALIDOR.

Non, mais j’ai fait vœu de n’aimer jamais rien.

ÉLIANTE.

Faible excuse, l’Amour t’en dispenserait bien.

ALIDOR.

Je tiens ma liberté plus chère qu’un Empire.

ÉLIANTE.

Je sais pourtant l’objet où ton désir aspire.

ALIDOR.

Je vous jure que non.

ÉLIANTE, lui présentant la lettre.

Lis ces vers inhumain

Et ne démens jamais ta flamme ni ta main.

ALIDOR, tout bas.

Dieux qui m’aura trahi voilà mon écriture.

ÉLIANTE.

Et bien n’ai-je pas droit de te nommer parjure ?

ALIDOR.

Pardonnez mon silence à ma discrétion.

ÉLIANTE.

Mais toi, Berger, pardonne à mon affection,

Et si quelque pitié dans ton cœur trouve place

Sous comme la saison incapable de glace,

Désiste de poursuivre une ingrate qui fuit

Et prends part aux douleurs de celle qui te suit

Change change d’amour.

ALIDOR.

Plutôt un coup de foudre

Ne fera de ce corps qu’une masse de poudre,

Ce que vous proposez n’est pas en mon pouvoir.

ÉLIANTE.

Tu veux donc comme moi manquer à ton devoir ?

ALIDOR.

La loi de mon devoir veut que ma flamme dure

Même au-delà du temps prescrit à la Nature.

ÉLIANTE.

Et la loi d’un Tyran barbare comme toi,

Fait tourner ma fureur, et ce fer contre moi ;

Adorable Vertu, reçoit cette Victime

Qui va donner du sang à l’excès de son crime

Et toi cruel.

ALIDOR.

Tout beau.

ÉLIANTE.

Laisse-moi contenter

La rigueur qui te pousse à me persécuter.

ALIDOR.

Lâchez-moi ce couteau.

ÉLIANTE.

Désires-tu ma vie ?

Mon juste désespoir s’oppose à ton envie,

Je veux en ce moment la mort, ou ta pitié.

ALIDOR.

Changeons ce nom d’amour en celui d’amitié

Veuillez être ma sœur.

ÉLIANTE.

Non non laissez-moi faire

Ennemi de ma flamme impétueux adversaire,

Tu caches le poison dessous cette douceur

Qui se remarque aux noms et de frère et de sœur :

Je veux je veux mourir.

ALIDOR.

Dieux un peu d’assistance.

ÉLIANTE.

Ma force et ma fureur vaincront ta résistance.

ALIDOR.

Vous travaillez en vain je ne vous quitte pas

Si vous voulez mourir avancez mon trépas.

PHILIDAN revient chercher la lettre qu’il a perdue.

Quelle injure ai-je fait à sa flamme déçue,

Voici le même endroit où je l’avais reçue

Mais qu’est-ce que je vois. Mon frère se débat

Contre.

ALIDOR.

Accours Philidan, viens finir ce combat

Arrache ce couteau.

ÉLIANTE, lâchant le couteau.

Tu veux donc que je vive

Loin de ce doux espoir dont ta rigueur me prive ?

Va, si je ne croyais en avoir ma raison

Je joindrais à ce fer, les feux et le poison.

ALIDOR.

Approche Philidan et que je t’entretienne :

Mais ôtons-nous d’ici je crains qu’elle revienne.

PHILIDAN.

Cette ingrate devait pour plaire à mon dessein

Mettre au lieu de ce fer mon amour dans son sein.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLORISE

 

Dure Loi, que l’honneur impose aux belles âmes,

Qui te plais d’opposer mon devoir à mes flammes,

Pourquoi ne permets-tu pas que sans me démentir

Je puisse dire un mal comme le ressentir ?

Ton respect seulement fait que je dissimule

Aux yeux de l’Univers le beau feu dont je brûle,

Et que par le secours d’une fausse rigueur

Je me cache à celui qui règne dans mon cœur.

Tu dis bien, que la foi des Bergers est muable,

Que s’assurer en eux c’est bâtir sur le sable,

Et que malgré les Dieux qu’ils invoquent souvent.

Nous donnant leur parole ils nous donnent du vent ;

Mais sur quelque raison que ton discours se fonde

Alidor ne tient rien ni du vent, ni de l’onde,

Sinon quand le penser de ses longues douleurs

Lui dérobe pour moi des soupirs et des pleurs.

Depuis plus de deux ans sa peine m’est connue,

J’ai vu dessus son front son âme toute nue

Qui parmi les langueurs d’une dure prison

Est capable de tout sinon de trahison.

Cependant mon humeur envers lui trop ingrate

Ne lui permets jamais aucun bien qui le flatte,

Et je prends du plaisir à voir sa loyauté

Disputer de l’excès avec ma cruauté.

Or le même poison qu’à cette heure j’évente

Est entré par les yeux dans le cœur d’Éliante,

De sorte qu’elle vient d’implorer mon secours

Pour immoler ma gloire au repos de ses jours ;

Contrainte qui me tue, et dont la violence

Me fera désormais accuser mon silence,

Et condamner en moi cette injuste pitié

Qui fait céder l’amour aux lois de l’amitié.

 

 

Scène II

 

CLORISE, PHILIDAN

 

CLORISE.

Mais voici Philidan.

PHILIDAN.

Étrange frénésie.

CLORISE.

Quelque nouveau malheur brouille sa fantaisie.

PHILIDAN.

Brûler près d’une glace et geler près d’un feu

Certes le Ciel fait voir qu’il nous aime bien peu :

Autrement, ennemi de tant de tyrannies,

Il rendrait à la fin, nos volontés unies.

CLORISE.

Il parle d’Éliante.

PHILIDAN.

Hélas que mes soupirs

Se mêlent vainement avecque les Zéphyrs

Il la choque un peu.

Ah Bergère pardon, ainsi les Destinées

Comblent de leurs bienfaits le cours de vos années.

CLORISE.

En échange du bien que vous me souhaitez

Le Ciel vous donne aussi ce que vous méritez.

Mais berger quel dessein en ce lieu vous amène ?

PHILIDAN.

Celui de consulter vos appas, inhumaine,

Et de solliciter au secours d’un Amant

Ce cœur que vous ouvrez aux rigueurs seulement.

Alidor ce cher frère à qui votre puissance

Semble vouloir prescrire une éternelle absence

Vous conjure par moi de ne permettre pas

Qu’il baise plus, sans vous, les marques de vos pas :

Cruelle, contentez son amoureuse envie,

Achevez aujourd’hui son exil ou sa vie,

Et ne consentez plus qu’en son juste courroux

Il nomme les Lyons moins farouches que vous.

CLORISE.

Qu’il ne se plaigne pas, quelque mal qu’il endure

Sa faute méritait une peine plus dure.

PHILIDAN.

Est-ce un crime qu’avoir beaucoup d’affection ?

CLORISE.

Le dire pour le moins c’est indiscrétion.

PHILIDAN.

Quelle justice veut qu’on défende la plainte ?

CLORISE.

La Justice permet qu’on punisse une feinte.

PHILIDAN.

Hélas depuis le temps que vous l’avez chassé

Ce funeste soupçon devrait être effacé ;

Les ruisseaux vont mêlant, touchés de ses alarmes,

Le courant de leurs eaux à celui de ses larmes ;

Morne, défiguré, sans force, sans couleur

Il montre clairement l’état de sa douleur,

On ne le peut guérir, il n’est point de remède

Qu’il voulût appliquer au mal qui le possède ;

Enfin durant le cours d’un si fâcheux ennui

Proprement c’est mourir que vivre comme lui.

CLORISE.

Je ne croirai jamais que le mal qui le touche

Soit si grand en son cœur qu’il l’est en votre bouche.

PHILIDAN.

Plus encore beaucoup, on ne peut l’exprimer,

Mais ne voulez-vous pas vous résoudre à l’aimer ?

CLORISE.

À l’aimer ? Ah ce mot me déplaît à l’extrême.

PHILIDAN.

Et bien ne l’aimez pas mais souffrez qu’il vous aime.

CLORISE.

Je ne puis l’empêcher.

PHILIDAN.

Quand vous plaît-il de le voir ?

CLORISE.

Aussitôt qu’il sera rentré dans son devoir.

PHILIDAN.

Vous lui pardonnez donc ?

CLORISE.

Oui pourvu qu’il s’expose

À suivre obéissant quelques lois que j’impose.

PHILIDAN.

À ce matin chargé d’un petit mot d’écrit.

CLORISE.

J’en ai déjà bien su le succès.

PHILIDAN.

Qui l’a dit ?

CLORISE.

Éliante.

PHILIDAN.

Ah l’ingrate ! Adieu c’est injustice

De laisser plus longtemps Alidor au supplice,

Je m’en vais de ce pas le tirer de souci.

CLORISE.

Vous le ramènerez s’il est proche d’ici.

Lâche et faible Raison, faut-il qu’un peu de honte

L’emporte par-dessus un Dieu qui me surmonte ?

Tyrannique raison, hé pourquoi me dis-tu

Qu’obliger mon amour c’est trahir ma vertu ?

Toutefois je n’ai plus de discours qui me serve,

Puisque je l’ai promis il faut que je l’observe,

L’intérêt d’Éliante est plus fort que le mien,

Il faut en sa faveur disposer de mon bien ;

Dure nécessité, d’autant moins supportable

Qu’un sort injurieux la rend inévitable.

Mais elle vient ici.

 

 

Scène III

 

ÉLIANTE, CLORISE

 

ÉLIANTE.

Faut-il hors de propos

Que je vienne toujours troubler votre repos ;

Je crois que ma douleur ne se rend violente

Que pour vous affliger et me faire insolente.

CLORISE.

Les amis peuvent tout.

ÉLIANTE.

Dites la vérité

J’use mal envers vous de leur autorité,

Pardonnez cette faute à mon âme blessée,

Mais changeons de discours, quelle bonne pensée

Occupait votre esprit ?

CLORISE.

Celle de votre mal.

ÉLIANTE.

Je pense qu’il nous est également fatal

Laissons la feinte à part.

CLORISE.

Je n’en sais pas l’usage.

ÉLIANTE.

Je vois quelque regret peint sur votre visage.

CLORISE.

Les maux de nos amis sont tous contagieux

Le vôtre est dans mon cœur mieux peint que dans mes yeux.

ÉLIANTE.

Ma compagne de nom, mais non pas de fortune,

C’est trop prendre de part à ma peine importune ;

Le Ciel, pour me traiter bien plus cruellement

Veut par votre douleur m’affliger doublement :

Toutefois s’il est vrai qu’au mal qui me possède

Je doive quelque jour attendre du remède,

Je ne regrette pas qu’un excès d’amitié,

Ait exposé votre âme aux traits de la pitié.

Clorise hâtez donc cette faveur promise

Obtenez qu’Alidor accepte ma franchise,

Et que ce cœur de Tigre enfin devenu doux

Ne soit jamais pour moi moins sensible que vous.

Ma requête est injuste autant que téméraire,

Je sais qu’elle mérite une peine exemplaire

Mais vous l’autorisez, car votre volonté

A produit, mieux que moi, ce dessein effronté.

CLORISE.

Toujours chère compagne une louable envie

Me fera préférer votre bien à ma vie ;

Toute chose s’apprête à vos contentements

J’en ai jeté déjà les meilleurs fondements :

Bientôt ce beau vainqueur amoureux de vos charmes

Pour ses refus passés vous donnera des larmes,

Il prouvera par vous, s’il a quelque raison,

Que l’on peut rencontrer une belle prison.

Cependant il est bon qu’un peu de vigilance

Lui cache le secret de notre intelligence,

Son frère en peu de temps me le doit amener ;

Mais afin qu’il n’ait point sujet de soupçonner,

Soudain qu’il paraîtra couvrez-vous du feuillage

Où ces petits oiseaux font un si doux ramage.

Le voici glissez-vous sous ces arbres épais.

 

 

Scène IV

 

PHILIDAN, ALIDOR, CLORISE, ÉLIANTE

 

PHILIDAN.

Voici le lieu prescrit à faire votre paix,

Ménagez bien le temps, pour moi je me contente

De rencontrer un arbre au défaut d’Éliante,

Il se met à graver des vers sur un arbre.

Car au triste discours de mon cruel ennui

Je la trouve aussi sourde et plus dure que lui.

ALIDOR.

Saisi d’étonnement, de merveille, et de crainte,

Je ne viens pas ici pour vous faire ma plainte,

Je saurais mieux mourir que non pas murmurer

Des maux que vos rigueurs m’auraient fait endurer ;

Ainsi ne craignez pas que je vous importune

Du récit ennuyeux de ma triste fortune,

Sinon pour vous montrer que dans l’état qu’elle est

Je l’aime doublement pour ce qu’elle vous plaît :

Toutes mes actions en sont un témoignage,

Écho dans ces Rochers a parlé mon langage,

Et ces eaux, dont le cours roule continuel,

Ont connu votre cœur et l’ont nommé cruel.

Cependant je veux bien que l’éclat d’un tonnerre

Ouvre pour m’abîmer le centre de la terre,

Si j’ai fait seulement un effort du penser

Pour arracher les traits qui me surent blesser.

ÉLIANTE, sans se faire voir.

Tu me l’as bien montré.

ALIDOR.

J’aime trop ma blessure

Et plutôt on verra la fin de la Nature

Que la fin de mes feux.

ÉLIANTE.

Ni celle de mon mal.

CLORISE.

L’homme à ce qu’on m’a dit est un traître Animal ;

Quand il veut triompher d’une fille imprudente

Sa bouche ne dit rien que son cœur ne démente,

Le vice le plus grand lui tient lieu de vertu.

ALIDOR.

Cette feinte regarde un courage abattu,

Mais l’homme généreux dépouillé de malice

Chasse bien loin de soi le fard et l’artifice ;

Même afin qu’on le voie et le connaisse mieux

Il n’a jamais le cœur moins ouvert que les yeux.

CLORISE.

Êtes-vous de ce nombre ?

ALIDOR.

Ah que cette demande

Fait à ma passion une injure bien grande,

Vous n’en sauriez douter sans me désespérer.

CLORISE.

Je n’ai point de sujet de m’en trop assurer.

ALIDOR.

Si durant vos mépris mon amour n’est pas morte

En voulez-vous chercher une preuve plus forte ?

Et sans que je recoure aux accidents passés

Vous avez de mon teint tous les traits effacés.

La douleur qui se lit sur mon visage blême

Montre combien je souffre, et combien je vous aime ;

Que si votre soupçon m’oblige à vous fournir

Un exemple tiré des choses à venir,

Que ne ferais-je pas, commandez que j’expire,

Que j’aille de ce pas écorcher un Satyre,

Affronter un Sanglier, ou combattre des Loups,

Il n’est rien que mon bras n’entreprenne pour vous.

ÉLIANTE.

Pourquoi ne me tiens-tu pas cet amoureux langage ?

CLORISE.

Vous promettez beaucoup.

ALIDOR.

Je ferais davantage.

PHILIDAN.

Cet Ormeau pour le moins aura la vanité

De parler d’Éliante à la Postérité.

CLORISE.

Si dessus vos désirs ma puissance est extrême

Je veux que, mais qui vient ? Éliante, elle-même.

ALIDOR.

Que je suis malheureux.

PHILIDAN court prendre Éliante par la main.

Vous venez à propos

Pour voir combien Amour me laisse de repos,

Lisez ce peu de vers.

ALIDOR se veut échapper.

Adieu belle incrédule

Et laissez-vous toucher aux flammes dont je brûle.

CLORISE.

Quoi nous quitter ainsi ? mon esprit irrité

Ne pardonnerait pas cette incivilité,

Demeurez, nous avons quelque chose à vous dire.

Mais approchons.

ÉLIANTE.

Bel Arbre.

CLORISE.

Elle commence à lire.

ÉLIANTE.

Bel Arbre permets je te prie
Qu’ici par des traits innocents
Je fasse admirer aux passants
Le sujet de ma rêverie :
Et si tu vois cet œil vainqueur
Dont mes sens ont connu la force
Dis-lui qu’Amour est dans mon cœur
Mieux gravé que sur cette écorce.

Mais pour qui sont ces vers ?

PHILIDAN.

Pour vous.

ÉLIANTE, se tournant vers Alidor.

S’ils sont pour moi

Accepte-les berger je les adresse à toi.

ALIDOR, se tournant vers Clorise.

C’est donc pour m’obliger à leur donner encore

L’honneur d’être acceptés de celle que j’adore.

CLORISE, avec dédain.

Je ne m’enrichis pas des dépouilles d’autrui.

ALIDOR.

Je ne les veux donc point.

ÉLIANTE.

Ni moi non plus que lui.

PHILIDAN.

C’est en quoi ton mépris ingrate se contemple.

ÉLIANTE.

Je ne saurais faillir après un tel exemple.

PHILIDAN.

Quelque jour.

ÉLIANTE.

Mais berger pourquoi ne veux-tu point

Que ton consentement à ma flamme soit joint ?

ALIDOR.

Pourquoi ne voulez-vous que Philidan obtienne

Les faveurs dont votre âme importune la mienne ?

ÉLIANTE.

Pour ce que nos esprits n’ont point de liaison.

ALIDOR.

Je vous pourrais payer de la même raison.

CLORISE.

De sexe différente elle a de l’avantage.

ALIDOR.

Oui, mais pas assez pour me rendre volage,

J’aime tant vos beautés que plutôt que changer

Je perdrai le nom d’homme, et celui de Berger.

CLORISE.

Il faut puisqu’un ingrat est digne de supplice

Aimer qui nous chérit.

ALIDOR.

Faites-moi donc Justice.

CLORISE.

Non, je dis qu’ayant pu ma compagne enflammer,

Puisqu’elle vous chérit vous la devez aimer.

ALIDOR.

C’est me vouloir contraindre à faire l’impossible.

CLORISE.

Certes à sa beauté ne paraître sensible

Est un crime en amour punissable de mort !

ALIDOR.

Pourquoi ?

CLORISE.

Son charme est grand.

ALIDOR.

Mais le vôtre est plus fort.

PHILIDAN.

Ingrate, s’il est vrai que mes flammes plus vives

Ne puissent surmonter vos froideurs excessives,

Redonnez-moi mon cœur.

ÉLIANTE.

Si j’ai perdu le mien

Où penses-tu berger que je trouve le tien

Clorise.

Elle fait signe à Clorise.

CLORISE.

Ah quel Arrêt faut-il que je prononce ?

Alidor ? parle à moi, mais fais que ta réponse

Ne m’exprime sinon ton propre sentiment,

Comme quoi chéris-tu Clorise ?

ALIDOR.

Infiniment.

CLORISE.

De sorte qu’elle peut dessus toi toute chose ?

ALIDOR.

Il est vrai, quelques lois que sa beauté m’impose

Je les observerai, dussé-je de ce pas

M’ouvrir en sa faveur les portes du trépas.

CLORISE.

Ce discours de ta foi m’oblige et me contente,

Mais j’en veux un essai ; vois-tu bien Éliante,

Elle brûle pour toi d’un désir le plus saint

Dont le cœur d’un mortel pût jamais être atteint :

Aime-la, je le veux, et je te le commande.

ALIDOR.

Ah ne m’imposez pas une peine si grande :

Bergère.

CLORISE.

C’en est fait, résous-toi désormais

Si tu ne m’obéis à ne me voir jamais.

PHILIDAN.

Inhumaine un seul mot ?

ÉLIANTE.

Adieu.

ALIDOR.

Tu fuis cruelle

Après avoir rendu ma douleur éternelle ?

Après m’avoir prescrit afin de me haïr

Une nécessité de te désobéir.

Barbare où penses-tu qu’un désespoir m’emporte ?

Oses-tu présumer que mon amour soit forte

Jusqu’à ne trouver point de secours assez fort

Ni dans le changement, ni même dans la mort ?

Ah vaine opinion injustement conçue

Je sens déjà dans l’âme un regret qui me tue

De quoi ni mes ardeurs, ni la suite des ans

N’ont pu rompre le cours de mes ennuis présents.

PHILIDAN.

Quelque mal qui nous fasse estimer misérables.

On se peut consoler quand on a des semblables.

ALIDOR.

Au contraire, mon sort tire de ton malheur

Un étrange moyen d’accroître ma douleur ;

Outre que de nos maux la cause est différente,

Car tu n’as contre toi que le cœur d’Éliante,

Au lieu que je remarque à ma perte conjoint

Ce que j’aime, et de plus ce que je n’aime point.

PHILIDAN.

Qui voudrait les punir d’une éternelle honte

Devrait de leur mépris ne tenir point de compte.

Et par le souvenir des outrages soufferts

Secouer de leur joug les chaînes et les fers.

ALIDOR.

Dieux qu’il est difficile ! et qu’en cette pensée

Ton âme se fait voir bien lâche ou peu blessée :

Jamais un esprit fort aux périls ne se rend,

Il recherche la gloire où le combat est grand,

Et plus une action semble être dangereuse.

Plus elle est agréable à l’âme généreuse.

Mais l’état où je suis a deux extrémités

Dont je ne puis forcer les contrariétés :

Commandement injuste, et dont la tyrannie

Établit dans mon âme une peine infinie.

Je dois en même temps aimer et n’aimer pas,

Ah c’est vouloir unir la vie et le trépas,

La nuit et le Soleil, la chaleur et la glace :

Clorise quelque effort que ta colère fasse

Tu n’y parviendras point, le secours de ma main

Assouvira plutôt ton courage inhumain,

Mais ingrate reviens, puisqu’il faut que je meure

Je mourrai plus content si je meurs de bonne heure ;

Reviens pour prononcer en ce fatal séjour

Par quel genre de mort je dois perdre le jour.

Ah c’est fait, ma douleur prévient ma violence,

Voici de mon destin la dernière insolence,

Je n’en puis plus, Adieu cher frère et souviens-toi

D’aimer malgré ma mort Clorise autant que moi.

Il tombe en pâmoison.

PHILIDAN.

D’où provient ce transport ? Cher frère je te prie

Oppose ton courage à cette rêverie.

Je crois qu’il est déjà privé de sentiment,

Il a pourtant au cœur un peu de mouvement

Quelle prompte faveur nous tirera de peine :

J’aperçois un Pasteur qui traverse la plaine,

Pasteur ? Approche un peu.

 

 

Scène V

 

DORILAS, PHILIDAN, ALIDOR

 

DORILAS.

Que veux-tu ?

PHILIDAN.

Ton secours.

DORILAS.

Pour qui ?

PHILIDAN.

Pour ce berger qui va finir ses jours.

DORILAS.

Qui l’a traité si mal ?

PHILIDAN.

Amour.

DORILAS.

Amour.

PHILIDAN.

Lui-même.

DORILAS.

Est-ce quelque ennemi ?

PHILIDAN.

Ton innocence extrême

Me serait agréable en quelque autre saison,

Mais va quérir de l’eau Pasteur.

DORILAS.

C’est la raison

Vous pouvez librement user de mon service.

PHILIDAN.

Le creux de ton chapeau suffit à cet office.

Alidor réponds-moi ?

DORILAS.

Voici ce qu’il nous faut.

PHILIDAN.

Laisse-la-moi jeter.

DORILAS.

Tout va bien, il tressaut ;

Courage beau berger ? ô l’action perfide

Il faut que nous fassions punir cet homicide.

PHILIDAN.

C’est un Dieu qui l’a fait, on ne s’en peut venger.

DORILAS.

Les Dieux sont-ils méchants ? tu blasphèmes Berger.

ALIDOR.

Quel étrange destin, quelle main importune

Oppose son secours à ma bonne fortune ?

D’où vient que je respire ? et que j’ouvre mon œil

À de moindres horreurs que celles du cercueil ?

Ah Philidan c’est toi, dont l’amitié funeste

Entretient malgré moi la vigueur qui me reste :

Mais tu devais plutôt, afin de me guérir,

Aider mon désespoir à me faire périr ;

Aussi bien tu verras, puisqu’il faut que je meure,

Que tu n’as différé mon trépas que d’une heure :

Ma fureur, que mes maux font changer en raison,

Me présente le fer, les feux, et le poison ;

Et pour mieux terminer ma peine sans seconde,

Lignon à leur défaut me prêtera son onde ?

Qui ne saurait faillir de noyer mes douleurs

Quand elle aura reçu le secours de mes pleurs.

PHILIDAN.

Il s’échappe, grands Dieux, détournez cet orage.

DORILAS.

À peine pourra-t-on divertir son courage,

Mais dans son désespoir je le trouve peu fin

J’aimerais mieux noyer mes douleurs dans le vin.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ALIDOR

 

Enfin pour éviter une injuste poursuite

Ma fureur a trouvé son salut en ma fuite,

Désormais j’obtiendrai, si ce n’est de guérir,

Au moins la liberté de plaindre, et de mourir.

Favorable Rocher dont les pointes cornues

Surpassent en hauteur la région des Nues,

Ouvre-moi tes détours, je te viens consulter

Sur le dessein que j’ai de me précipiter.

Et vous qui méprisant la colère des Ondes

Habitez aujourd’hui ces cavernes profondes,

Ours, Sangliers, et Serpents, témoins de mon trépas,

De ce corps divisé ne faites qu’un repas ;

Une ingrate, pour plaire à son humeur barbare

Vous donne ce festin, et je vous le prépare :

Comme elle triomphez de mes malheurs passés,

Voyez avec plaisir mes membres fracassés,

Et devant qu’engloutir mes os dans vos entrailles

Avec des hurlements faites mes funérailles.

Ou plutôt animé d’un plus noble dessein

Lignon reçois mon corps et mes feux dans ton sein ;

Sensible à la pitié tends-moi tes bras humides,

Mais afin que les yeux qui sont mes homicides

Puissent faire un miracle où je fais mon tombeau,

Laisse durer ma flamme au milieu de ton eau.

Dieux ! j’aperçois déjà l’horreur des précipices

Toute prête à finir celle de mes supplices ;

Je suis monté si haut, qu’à mes yeux, ces forêts

N’ont pas plus de hauteur que l’herbe des marais

Lignon n’a plus qu’un pas qui sépare ses rives,

On ne voit plus le cours de ses ondes fuitives,

Et les Nymphes des eaux ne me connaissant point

Comparent ma grandeur avec celle d’un point.

C’est ici que je dois employer le remède

Que Clorise a prescrit au mal qui me possède,

Ici te dois changer par un dernier effort

Les blessures d’amour à celles de la Mort.

Mais pourquoi différer ce dessein légitime ?

En l’état où je suis ma paresse est un crime ;

Cause de mes douleurs belle ingrate viens voir

Combien tes cruautés ont sur moi de pouvoir,

Afin que ce moment, le dernier de ma vie,

M’assure pour le moins de ta haine assouvie.

Mais tu ne viendras point, Grands Dieux, pour m’obliger

Adressez jusqu’ici quelque simple berger,

Qui, fidèle témoin des soupirs que j’évente

Lui fasse le discours de ma fin violente,

Lui reproche son crime, et la fasse frémir

Au récit des horreurs que je vois sans blêmir.

Mais ou mon œil me trompe, ou ma juste requête

A trouvé dans le Ciel une assistance prête ;

Je ne suis point déçu quelqu’un paraît en bas,

Descendons, autrement il ne me verrait pas.

C’est Éliante !

 

 

Scène II

 

ÉLIANTE, ALIDOR

 

ÉLIANTE.

Hélas ! à quoi me sert la plainte

Si de nulle pitié son âme n’est atteinte,

Si je n’ai su le voir durant un seul moment

Depuis l’Arrêt donné de ce commandement.

Ah que ma passion doit être criminelle

Puisque même l’espoir s’est déclaré contr’elle.

ALIDOR.

Bergère ?

ÉLIANTE.

Qu’ai-je ouï ?

ALIDOR.

Hâte-toi d’approcher

Pour la dernière fois ce funeste rocher.

ÉLIANTE.

Est-ce toi beau berger ?

ALIDOR.

Oui c’est moi qui t’appelle.

ÉLIANTE.

Arbitres des humains que ma fortune est belle,

Sans doute il a regret de voir qu’à mon ennui

Ces rochers ont paru plus sensibles que lui.

ALIDOR.

Bergère, ainsi le Ciel tes souhaits accomplisse,

Arrête et prends bien garde à mon dernier supplice ;

Fais que Clorise sache en quel état tu vois

Un berger qui se plaint de ses injustes lois,

Et qui ne pouvant pas se résoudre à les suivre

À bien pu se résoudre à ne pouvoir plus vivre.

Reproche à sa beauté que mon feu véhément

Méritait auprès d’elle un meilleur traitement,

Dis-lui que ce rocher est moins capable qu’elle ;

Et toi, qui voulus rompre une amitié si belle

Vante-toi si ta gloire en a quelque besoin

Que tu fus de ma mort la cause, et le témoin,

Adieu.

ÉLIANTE le voit tomber dans Lignon.

Berger arrête. ah Dieux ! quelle manie,

D’un saut il s’affranchit de notre tyrannie,

Il s’est précipité ; ce précieux trésor

S’est caché dans Lignon, son onde en rit encor,

Glorieuse d’avoir une beauté si rare.

Contre son ordinaire elle paraît avare,

Autrement quelquefois il reviendrait sur l’eau ;

Mais je ne le vois plus, ce liquide tombeau

De crainte de rendre une fois son image

Après l’avoir reçue, a fermé son passage.

Que ferai-je chétive ? en quelle extrémité

Ne me doit pas jeter mon courage irrité ?

Faut-il que je le suive ? oui ma fureur m’y pousse ;

Mais ne le faisons pas cette mort est trop douce,

J’offenserais sa haine, et le Ciel ne veut pas

Que je sois jointe à lui-même dans le trépas.

Mais vous qui punissez les actions perfides,

Qui connaissez mon crime égal aux parricides,

Grands Dieux, qu’attendez-vous d’apprêter mes tourments ?

Faites jurer ma perte à tous les Éléments,

Que la Terre à l’instant par un trait de Justice

S’ouvre dessous mes pieds, et qu’elle m’engloutisse ;

Que je sois mise au Feu, que l’Air pour me punir

Refuse à mes poumons de quoi s’entretenir,

Et si l’Eau ne tenait mon berger hors du monde,

Je voudrais m’exposer à la fureur de l’onde.

Mais que ma plainte est folle, et que mes cris sont vains,

Le Destin qui se joue avecque les humains

Interdit ce remède à mes maux déplorables :

Doncques à son défaut Monstres épouvantables,

Ours, Vipères, Démons, je vous invoque tous

Qui retient vos fureurs ? pourquoi m’épargnez-vous ?

Venez joindre à mes mains l’effort de votre rage

Pour déchirer ce sein, ces cheveux, ce visage.

 

 

Scène III

 

CLORISE, ÉLIANTE

 

CLORISE.

Sur un soupçon douteux qui me trouble en effet,

Triste j’accours aux cris que ma compagne fait ;

D’où vient que je la trouve à moitié décoiffée ?

Que dans son estomac sa voix est étouffée ?

Et que par des sanglots coup sur coup élancés

Elle imite la rage où sont les insensés ?

Il s’en faut éclaircir, douteuse j’appréhende

Éliante d’où vient une fureur si grande ?

ÉLIANTE.

Ah ne m’approchez pas, qu’avecque le dessein

De plonger un couteau dans ce coupable sein.

CLORISE.

Je tremble à ce discours.

ÉLIANTE.

J’ai commis une injure

Qui me va rendre horrible à toute la Nature.

CLORISE.

Ne la saurais-je point ?

ÉLIANTE.

Ah je vous ai ravi

Un bien que mon trépas devrait avoir suivi.

CLORISE.

Ce propos me remet en de nouvelles peines,

De frayeur tout mon sang se fige dans mes veines ;

Ma compagne éloignons tant de mots superflus,

Dites tout hardiment.

ÉLIANTE.

Dieux ! Alidor n’est plus.

CLORISE.

Qui l’a tué ?

ÉLIANTE.

C’est moi, mon injuste prière

Est cause que ses yeux ont perdu la lumière,

Et que, précipité du haut de ce Rocher,

Lignon a triomphé de ce gage si cher.

CLORISE.

Déplorable accident ! mais qui l’a vu ?

ÉLIANTE.

Moi-même,

Contrainte de céder à ce malheur extrême,

Car j’en étais si loin, qu’à peine jusqu’à lui

Pouvais-je faire aller ma voix et mon ennui.

CLORISE.

Que je plains Philidan que sa douleur me touche.

ÉLIANTE.

J’ai trouvé le moyen de lui fermer la bouche

Car je le vengerai, mais le voici qui vient.

 

 

Scène IV

 

PHILIDAN, CLORISE, ÉLIANTE

 

PHILIDAN.

Bergères quel discours vos esprits entretient ?

CLORISE.

La perte d’Alidor.

PHILIDAN.

Depuis quand advenue ?

CLORISE.

Qu’elle te la raconte, elle seule l’a vue.

PHILIDAN.

Ah je n’en doute plus, Destins malicieux !

J’en vois toute l’histoire écrite dans ces yeux :

Ô Ciel ! hé que faut-il que ta faveur m’octroie,

Ne m’ayant plus laissé de matière de joie :

Malheureux que je suis !

ÉLIANTE.

Berger console-toi,

Ou plutôt dans ton mal ne querelle que moi ;

Le trépas d’Alidor joint à ta servitude

Me condamne envers toi de double ingratitude,

Je reconnais ma faute, et sais bien que je dois

Pour ce double péché mourir plus d’une fois.

Permets donc, ô berger, que ma fin avancée

Tire un double pardon de ton âme offensée,

Adieu, j’ai rencontré dedans mon souvenir

De quoi te satisfaire et de quoi me punir.

CLORISE.

Dieux sa raison se perd dans l’excès de sa rage,

Suivez-la Philidan j’ai peur qu’elle s’outrage.

Seule c’est à ce coup que je puis librement

Donner ce que je dois à mon ressentiment,

C’est ici mon berger qu’un trépas légitime

Nous vengera tous deux de l’excès de mon crime.

Donc mes yeux, permettez qu’une source de pleurs

Puisse achever ma vie avecque mes malheurs ;

Et que pour obliger notre commune flamme

Par où j’ai pris son cœur je lui rende mon âme.

Toi Lignon dont les eaux triomphent de mon bien

Ne crains pas de faillir en recevant le sien.

 

 

Scène V

 

ALIDOR, CLORISE

 

ALIDOR l’écoute sans être vu.

Elle a su l’accident.

CLORISE.

Présente à mon envie

L’endroit où j’ai perdu la moitié de ma vie,

Et si quelque pitié te touche de mon deuil

Pour un même désir ouvre un même Cercueil :

Et toi pauvre Berger, à qui mon injustice

À pu faire souffrir ce funeste supplice,

Si les lieux où tu vis dépouillé de ton corps

Souffrent que les Mortels soient dans l’esprit des morts,

Reçois mon repentir, et vois ce que m’inspire

Ce Dieu qui nous rangea dessous un même Empire.

Jusqu’ici le respect m’a fait celer mes feux,

Il m’a fait opposer ma rigueur à tes vœux,

Mais je t’aimais pourtant, et dessous cette feinte

Je cachais une forte, et véritable atteinte.

ALIDOR.

Douce confession.

CLORISE.

Mais c’est trop discourir

Pensant à mon berger j’oubliais de mourir.

ALIDOR.

Clorise ?

CLORISE.

Qui m’appelle ?

ALIDOR.

Attends-moi.

CLORISE le prend pour son ombre.

Quel spectacle.

Les Dieux en cette mort ont-ils fait un miracle ?

Ah ne m’approche point doux fantôme et trompeur,

Mon sort veut que je meure autrement que de peur :

Arrête encore un coup Clorise t’en conjure

Que si tu viens ici pour venger ton injure,

Chère Ombre attends un peu mon tombeau n’est pas loin

Voudrais-tu refuser d’en être le témoin ?

ALIDOR.

Mais je ne suis pas mort.

CLORISE.

Non pas dedans mon âme,

Ton nom s’y voit écrit en des lettres de flamme,

Et l’Amour, doux vainqueur, a voulu d’un beau trait

Y graver pour jamais ton aimable portrait.

ALIDOR.

Tu donnes des faveurs à mon âme ravie

Qui me feront mourir de quoi je suis en vie,

Je voudrais en effet avoir quitté le jour

Si de ma seule mort doit naître ton amour.

Mais Clorise.

CLORISE.

Pour Dieu ! demeure, ah chères Mânes

Pouvez-vous bien souffrir l’entretien des profanes ?

Attendez que je vive aux lieux, où les Amants

N’ont plus rien qui s’oppose à leurs contentements ;

Où l’âme, loin du corps qui l’avait détenue,

Sans crime laisse voir sa beauté toute nue.

ALIDOR.

Clorise je vous jure une seconde fois

Que ce corps animé sert d’organe à ma voix.

Que mon trépas est feint, et ma foi véritable.

Mais on tient qu’un esprit ne peut être palpable

Donnez-moi votre main.

CLORISE.

T’oserais-je toucher

Si je meurs seulement de peur de t’approcher ?

ALIDOR.

Pour peu que vous puissiez dissiper cette crainte,

Deux mots vous apprendront le succès de ma feinte ;

Je vous en veux guérir.

Il lui baise la main.

CLORISE.

Insolent que fais-tu ?

ALIDOR.

Je rends à votre esprit sa première vertu.

CLORISE.

Ce remède est fâcheux toutefois excusable

Puisqu’il m’est de ta vie une preuve agréable ;

Mais n’y retourne plus, et dis-moi cependant

L’origine et la fin de ce faux accident.

ALIDOR.

Lorsque votre rigueur un peu trop violente

M’a prescrit de mourir ou d’aimer Éliante,

Car j’appelle mourir être éloigné de vous,

Le trépas m’a semblé plus facile et plus doux :

De sorte que j’allais mettre fin à ma vie

Si personne n’eût mis d’obstacle à mon envie.

Mais Philidan touché de mon affliction

Par l’intérêt du sang, et de l’affection,

Cher frère, m’a-t-il dit, contre tant d’injustice

Nous pouvons sans offense opposer l’artifice :

Feignez donc de quitter le soin de vos brebis,

Mettons force cailloux dans l’un de vos habits

Et puis le remplissant de feuillage ou de chaume,

Le mieux qu’il se pourra formons-en un fantôme ;

Nous le ferons porter tout contre ces rochers

Dont le fâcheux abord fait pâlir les Nochers,

Et là quand vous aurez d’une plainte commune

Blasphémé contre Amour, et contre la Fortune,

De qui la Tyrannie ouvre votre tombeau,

Vous précipiterez ce fantôme dans l’eau,

Qui ne paraîtra plus, car les pierres massives

Ne permettront jamais qu’il approche des rives.

Le bruit de votre mort courra tout la Forêt,

Peut-être que Clorise en fera des regrets,

Et qu’un vif repentir pourra plus sur son âme

Que n’a fait jusqu’ici le Temps ni votre flamme

Éliante en aura beaucoup de déplaisir,

Mais n’ayant plus d’espoir, que fera son désir ?

Sans doute qu’il mourra, le temps qui tout efface

Lui fermera son cœur et m’ouvrira sa grâce.

Voilà tout le discours que mon frère m’a fait

Qui de fort peu de temps a prévenu l’effet,

Mais lorsque je cherchais un témoin de ma perte

De hasard Éliante à mes yeux s’est offerte,

Qui par cette action trompée heureusement

Me croit enseveli dans l’humide Élément.

CLORISE.

Elle est de ce trépas encor désespérée.

ALIDOR se jette à ses pieds.

Mais quoi si de mon sang votre âme est altérée,

Si ma feinte vous fâche, et s’il faut que ma voix

Murmure encor un coup de vos injustes lois,

Un moment différé me rendrait trop coupable,

Je suis prêt de chercher une mort véritable

Bergère commandez.

CLORISE.

Alidor lève-toi,

Tu n’auras plus sujet de te plaindre de moi :

Je t’aime, je l’avoue, et pourvu que ton âme

Mette en même degré mon devoir, et ma flamme,

Qu’un respect éternel anime tes désirs,

Tu conduiras ma vie au gré de tes plaisirs.

J’en dis trop Alidor pour le siècle où nous sommes,

Où l’Art de conserver la liberté des hommes

Consiste en la rigueur, car la facilité

Est un puissant obstacle à leur fidélité.

ALIDOR.

Clorise, si les lois que vous m’avez prescrites,

Au milieu de mon cœur ne demeurent écrites,

Et si jamais mon âme en perd le souvenir

Que le Ciel ennemi commence à me punir :

Mais rendez s’il se peut Éliante guérie,

Tirez-la tout à fait de cette rêverie.

De peur qu’elle s’obstine à nous faire du mal.

Vous savez qu’à mon bien son désir est fatal,

Et qu’autant que croîtra son amoureuse envie

Autant elle verra diminuer ma vie.

Mais la voici qui vient.

CLORISE.

Son visage a chassé

Tous les traits qui marquaient son déplaisir passé.

 

 

Scène VI

 

ÉLIANTE, PHILIDAN, ALIDOR, CLORISE

 

ÉLIANTE, parlant à Philidan.

Tout ce que tu m’as dit me plaît et me console

Mais berger hâte-toi d’observer ta parole.

PHILIDAN.

Si vous ne me teniez la vôtre également

Vous me feriez mourir.

ÉLIANTE.

N’en doute nullement

Allons, eh je le vois.

PHILIDAN.

Et bien est-ce un mensonge ?

ÉLIANTE.

Certes ces accidents ne me semblent qu’un songe

Arbitres des mortels que mon sort est mutin,

Mais qui peut s’opposer aux arrêts du Destin ?

Ma Compagne, un remords blesse ma conscience

Et m’oblige à venir réparer une offense

Aujourd’hui par amour commise contre amour,

La raison vient en moi triompher à son tour,

Et m’apprend qu’un esprit à la gloire sensible

Ne doit jamais tenter une chose impossible.

En cela j’ai failli pensant que ce berger

Dût sortir de vos fers et devenir léger,

Étrange aveuglement, puisqu’auprès de vos charmes

Il n’est point de beauté qui ne rende les armes.

Mais à ce coup remise en mon premier devoir

Je vous cède le bien que je voulais avoir,

De ce berger soumis triomphez à votre aise,

Et surtout que vos feux entretiennent à braise

Je veux que vous l’aimiez.

ALIDOR.

Ah que cette pitié

M’attache avecque vous d’une étroite amitié,

Je vous dois mon repos.

ÉLIANTE.

Fassent les destinées

Qu’il ne puisse finir qu’avecque tes années.

CLORISE.

Voilà dans votre humeur un changement bien prompt ?

ÉLIANTE.

Certes j’en porte encore la honte sur le front.

CLORISE.

Cela ne provient pas d’une cause commune.

ÉLIANTE.

Je crois que c’est un jeu d’Amour et de Fortune :

Vous savez que croyant Alidor expiré

Mon esprit a paru comme désespéré,

Et j’eusse assurément attenté sur ma vie

Mais par votre conseil Philidan m’a suivie

Qui voyant ma fureur a voulu sagement

Retirer mon esprit de ce forcènement.

Il m’a donc raconté toute la tromperie

De sorte qu’arrêtant l’effet de ma furie,

Il a su me guérir, mais à condition

Que je sois sensible à son affection ;

Et que j’emploierais des soins pour me distraire

De cette passion que j’avais pour son frère.

Depuis vos intérêts aux siens se sont mêlés

Pour rendre la lumière à mes sens aveuglés,

Si bien qu’un peu d’effort m’a donné la victoire

D’un combat que l’amour opposait à ma gloire,

C’est de mon changement et la cause et l’effet.

PHILIDAN.

Que d’extrêmes faveurs votre bonté me fait.

CLORISE.

Que le destin est fort.

ALIDOR.

Ses lois inviolables

Nous font comme il leur plaît heureux ou misérables.

ÉLIANTE.

Ma Compagne il est temps de finir nos ennuis,

Pour moi j’aime si fort le repos où je suis,

Qu’avant que Philidan meure dedans mon âme

Nos ruisseaux produiront une source de flamme.

PHILIDAN.

Et devant que je sois lassé de t’adorer

Le Soleil n’aura plus le pouvoir d’éclairer.

ALIDOR.

Mon amour durera beaucoup plus que le monde

Et la vôtre mon cœur ?

CLORISE.

Crois qu’elle est sans seconde.

Mais depuis trop longtemps ceci nous entretient,

Voici l’heure à peu près que mon père revient

Il faut que je m’en aille.

ALIDOR.

Adieu belle Bergère.

ÉLIANTE.

Jusqu’à tantôt.

PHILIDAN.

Adieu mais ne sois plus légère.

ALIDOR.

Que ton invention nous oblige tous deux.

PHILIDAN.

Nous n’en pouvions attendre un succès plus heureux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PHILIDAN, ÉLIANTE

 

PHILIDAN.

Ah que je suis ravi, d’entendre de ta bouche

Que de mes maux passés le repentir te touche ;

Pour peu que ta rigueur cesse de m’affliger,

Tu deviendras savante en l’art de m’obliger.

ÉLIANTE.

C’est ainsi que l’on voit après un grand orage

Le Soleil se montrer avec un beau visage.

PHILIDAN.

Tu dis la vérité, je crois qu’avec raison

On ne peut démentir cette comparaison ;

Comme toi le Soleil échauffe tout le monde,

Il porte comme toi la chevelure blonde,

Le jour lui doit sa fin et son commencement,

Et moi je dois mon jour à tes yeux seulement,

Car éloigné de toi, mille soucis funèbres

Abandonnent mon âme à l’horreur des ténèbres.

ÉLIANTE.

Menteur tout ce discours n’a pas un bon objet

Exerce ton esprit sur un meilleur sujet.

PHILIDAN.

Où veux-tu que j’en trouve un autre qui me plaise ?

Si tu n’es mon objet il faut que je me taise,

Parlons de ton corsage, ou de ce teint si blanc

Qui ressemble à des lys mouillés d’un peu de sang ;

Discourons de ton sein qui par un privilège

En dépit des chaleurs conserve de la Neige.

ÉLIANTE.

Tu me flattes toujours d’une même façon,

Mais, berger, faisons mieux, disons cette chanson

Que Tirsis autrefois composa pour Sylvie.

PHILIDAN.

Elle convient fort bien à l’éclat de ma vie.

Chanson en dialogue.

ÉLIANTE.

Quelle est ton amour, réponds-moi ?

PHILIDAN.

Elle est égale à ton mérite.

ÉLIANTE.

Berger, elle est donc bien petite.

PHILIDAN.

Elle est parfaite comme toi.

ÉLIANTE.

Et si tu mens.

PHILIDAN.

Que le Ciel me punisse.

ÉLIANTE et PHILIDAN ensemble.

Dieux ! inventez un supplice
Pour les parjures Amants.

ÉLIANTE.

Combien en durera le cours ?

PHILIDAN.

Autant que durera mon âme.

ÉLIANTE.

Le temps éteindra cette flamme.

PHILIDAN.

Plutôt il éteindra mes jours.

ÉLIANTE.

Et si tu mens.

PHILIDAN.

Que le Ciel me punisse.

ÉLIANTE et PHILIDAN ensemble.

Dieux ! inventez un supplice
Pour les parjures amants.

PHILIDAN.

Veux-tu bien m’obliger ? confesse à cette fois

Que nos cœurs sont d’accord aussi bien que nos voix.

ÉLIANTE.

Je le veux bien, pourvu que jamais tu ne sortes

Des termes du respect qu’il faut que tu me portes.

PHILIDAN.

Que tu me fais de tort seulement d’y penser,

Crois que ma passion ne saurait t’offenser :

Je choisirais plutôt les morts les plus cruelles

Que de faire un outrage à la Reine des belles.

ÉLIANTE.

C’est trop, je ne saurais plus longtemps consentir

À t’aimer et te voir capable de mentir.

PHILIDAN.

Si de ce que j’ai dit, ta rigueur trop connue

Cherche la vérité,

Il lui ôte son mouchoir de col.

la voilà toute nue.

ÉLIANTE.

Que fais-tu Philidan ?

PHILIDAN.

C’est que je veux au moins

Vous convaincre d’erreur avec deux beaux témoins.

ÉLIANTE.

Causeur, rends ce mouchoir,

Elle reprend le mouchoir et se couvre le sein.

où de tant de malices

Je saurai châtier l’Auteur et les complices.

PHILIDAN.

Pourquoi les caches-tu ?

ÉLIANTE.

Pour ce que j’ai raison,

Puisqu’ils sont faux-témoins, de les mettre en prison.

PHILIDAN.

Je meure, ta pensée est aimable et gentille,

Il me semble les voir à travers une grille.

ÉLIANTE.

Tu ne les verras plus.

PHILIDAN.

Inhumaine, pourquoi ?

ÉLIANTE.

Ils t’ont donné sujet de te moquer de moi.

PHILIDAN.

Au moins, si tes rigueurs ne sont du tout extrêmes

Un baiser dérobé m’apprendra si tu m’aimes.

ÉLIANTE.

Sois discret, Philidan, ou je te vais punir,

Fais tôt voilà Phédon.

PHILIDAN.

Oui je le vois venir.

 

 

Scène II

 

PHÉDON, CLORISE

 

PHÉDON.

Je te veux marier, Clorise je le jure

Autrement j’enfreindrais les lois de la nature.

CLORISE.

Quelle nécessité de m’éloigner de vous ?

PHÉDON.

Cela ne sera point, Éraste ton époux,

Ayant ses biens enclos dans notre voisinage,

Nous ne serons jamais séparés de ménage.

Mais d’où vient que ton âme oppose à mes plaisirs

Un esprit éloigné de semblables désirs ?

Ma fille, songe à toi, toutes ces belles marques

Ne servent qu’à dresser le triomphe des Parques ?

Le temps fait les beautés, mais enfin il détruit

Par un ordre fatal tout ce qu’il a produit :

Ce front impérieux se couvrira de rides,

Et ces yeux, tant de fois appelés homicides,

Déchus en peu de temps de leur éclat trompeur

Sans doute, au lieu d’amour, feront mourir de peur.

Toutes les fleurs mourront qui paraissent écloses,

Sur ce teint tout couvert et de lys et de roses,

Et rien n’y restera que ce jaune souci

Qui paraît sur un corps que la fièvre a transi.

Ce beau sang, qui te bout aujourd’hui dans les veines,

N’aura plus de vigueur que pour nourrir tes peines.

L’or de tes beaux cheveux prendra le teint d’argent,

Les grâces s’enfuiront ; et ce pied diligent

Qui te fait admirer à la danse, à la chasse,

N’aura plus le pouvoir de sortir d’une place.

Ton œil s’étonnera de se voir différent,

Et d’être si petit auprès d’un nez si grand ;

Enfin cet Embonpoint, et cette peau si nette,

Un jour seront pareils à l’horreur d’un squelette.

Alors que deviendra l’hommage qu’on te doit ?

Tous ceux qui te verront te montreront au doigt,

Et diront qu’un défaut d’esprit, ou de mérite,

T’aura fait mourir fille en l’âge décrépite.

CLORISE.

On n’a point de regret quand on se voit priver

Des choses qu’aussi bien on ne peut conserver,

L’âge prescrit au corps une fin nécessaire,

Mais notre âme n’est point de ses lois tributaires ;

Libre, dès sa naissance, elle peut en tout temps

Défendre ses beautés de l’injure des ans,

La Vertu, qui se plaît de résider en elle,

N’est pas, comme le corps, d’une essence mortelle,

Ses charmes ravissants n’ont rien de limité,

Ils ne peuvent finir qu’avec l’éternité.

Telle j’ose espérer qu’en cet Âge où vous êtes,

Quoi que fille, j’aurai des douceurs très parfaites,

Et malgré ce corps qu’un siècle va gâter

Mon âme aura de quoi se faire respecter.

PHÉDON.

Espoir de mes vieux ans, cesse de te défendre

Par de faibles raisons de me donner un gendre ;

Tu dois discrètement user de tes appas,

Épargne bien le temps qui ne t’épargne pas :

Cette même vertu dont tu fais tant d’estime

Te doit faire trouver mon dessein légitime,

Outre que je puis tout dessus tes volontés,

Et que de mes désirs les tiens sont limités.

Pense donc d’obéir à ce que je t’ordonne

Éraste vaut beaucoup, et j’aime sa personne

Bien plus que tant de biens dont il doit hériter,

Veux-tu pas en cela mon humeur contenter.

CLORISE.

C’est m’engager trop tôt sous les lois d’Hyménée.

PHÉDON.

C’en est fait toutefois ma parole est donnée.

CLORISE.

Eh ne m’affligez pas d’un mal si violent.

PHÉDON.

À quel propos ? enfin ce refus insolent

Aigrirait mon humeur contre ta résistance,

Qu’on ne m’en parle plus.

CLORISE.

Ah cruelle sentence !

PHÉDON.

Lève-toi les voici fais-leur un bon accueil.

CLORISE.

Comme à ceux qui sont prêts de m’ouvrir un cercueil.

 

 

Scène III

 

NICANDRE, PHÉDON, ÉRASTE, CLORISE

 

NICANDRE.

Vous voyez si je suis exact en ma promesse

Phédon voilà de quoi.

PHÉDON.

Ça que je vous caresse,

Vous que tous mes désirs regardent aujourd’hui

Comme de mes vieux ans l’espérance et l’appui.

ÉRASTE.

Si j’ai cru mériter l’honneur qu’on me pourchasse,

Que le Ciel conjuré punisse mon audace ;

Le bien dont vous allez ma fortune obliger

Est plus digne d’un Dieu que non pas d’un berger.

Mais puisqu’une bonté pour moi trop favorable

Fait paraître qu’elle a mon service agréable,

Je veux que ma raison consente à me trahir

Si je pense jamais à vous désobéir.

PHÉDON.

Je crois bien, que sachant l’amour que je vous porte,

Vous aurez pour me plaire une passion forte,

Allez vous acquittez du devoir d’un Amant.

NICANDRE.

Elle reçoit Éraste un peu bien froidement.

PHÉDON.

Notre dessein l’a mise en d’étranges alarmes.

ÉRASTE.

Si je viens ériger un Autel à vos charmes,

Beauté qui possédez tant d’aimables appas,

Condamnez leur pouvoir ou ne m’en blâmez pas.

Les traits dont la Nature arma ce beau visage,

Redoutables vainqueurs, ont causé mon servage ;

Et je fais bien connaître en cette extrémité

Que leur force est fatale à notre liberté :

La crainte toutefois que j’ai de vous déplaire

Eût éloigné du jour ce dessein téméraire,

Si ceux qui comme vous sont absolus sur moi

Ne m’eussent prescrit une contraire loi.

Donc beauté que j’adore, et pour qui je soupire

Augmentez d’un sujet l’état de votre Empire,

Et croyez que la mort seule me peut ravir

La gloire que mon âme attend de vous servir.

NICANDRE.

Je vois qu’à ce discours elle n’est guère émue.

PHÉDON.

Il parle d’une chose à son âge inconnue.

ÉRASTE.

On dit que le silence est un consentement,

À ce compte je suis heureux parfaitement.

CLORISE.

Je n’ai pour repartir que la bouche d’un père

Qu’il seconde mes veux, ou qu’il me désespère,

Il n’importe, je cède à la nécessité

Qui le rend absolu dessus ma volonté.

ÉRASTE.

La vertu dont l’éclat paraît en ce langage,

Ajoute à vos beautés un charme qui m’engage.

Jusqu’à ne vouloir plus rechercher de plaisirs

Sils n’ont quelque rapport avecque vos désirs.

PHÉDON.

Éraste un petit mot, encor qu’en apparence

Vous trouviez son esprit dans quelque indifférence,

Ne vous rebutez pas pour connaître l’amour

Ce sexe n’a besoin que d’une heure ou d’un jour.

ÉRASTE.

Content de son accueil, je n’ai de quoi me plaindre.

NICANDRE.

Berger, il n’est plus temps de rougir ni de feindre,

On s’en remet à vous, il ne s’agit sinon

De parler franchement, et dire oui ou non

Peut-être, jeune d’ans, vous trouvez fort étrange

Cette condition où la vôtre se change ;

Mais si d’un sens rassis vous y jetez les yeux

Vous verrez qu’elle aura changé de bien en mieux

Éraste en premier lieu n’aura de la fortune

Une seule faveur qui ne vous soit commune,

Amour en un moment trouvera des moyens

Pour mêler doucement vos âmes et vos biens,

Belle confusion, où votre Âge convie

Ceux qui veulent juger des plaisirs de la vie

D’ailleurs, quand vous aurez uni nos deux maisons,

Quelque injure du Ciel qui trouble les saisons,

À moins que de les perdre en un second déluge,

Contre tous accidents nous aurons un refuge.

Qu’en dites-vous ?

PHÉDON.

C’est trop sa froideur consulter

Quoi qu’elle eût répondu qu’en peut-il résulter,

Suffit que je le veux, et qu’elle est trop bien née

Pour fuir le repos où je l’ai destinée.

Donnez-moi cette main.

CLORISE.

Eh mon père !

PHÉDON.

Oses-tu

Coupable démentir ta première vertu ?

Garde que mon courroux.

CLORISE.

Dieux prenez ma défense.

PHÉDON.

Tais-toi faible d’esprit ce murmure m’offense.

Veuille ce Dieu puissant qui régit les humains

Unir vos volontés de même que vos mains ;

Que j’assemble aujourd’hui pour être un témoignage

Que vous êtes tous deux promis en mariage.

ÉRASTE.

Faveur incomparable, et que je dois bénir

Comme le plus grand bien qui pouvait m’advenir.

PHÉDON.

Ce soir même il en faut consommer l’hyménée,

Tandis allons chez moi passer l’après-dînée,

Pour toi, tu peux de nous un peu te séparer

Afin d’avoir du temps pour t’y mieux préparer.

CLORISE.

Qu’ai-je fait, criminelle, et de quelle injustice

Permets-je que mon âme aujourd’hui se noircisse ;

Alidor est-il vrai que mon consentement

Ait détruit ton espoir et mon contentement ?

Hélas ! que nos plaisirs sont de peu de durée,

Que d’un espace court leur Âge est mesurée,

Et que ce Dieu puissant connu sur nos Autels

Fait peu régner la joie en l’esprit des mortels.

J’ai donc trahi tes feux, et d’un coup homicide

Acquis la qualité d’ingrate et de perfide !

J’ai donc trahi tes feux, et contre mon amour

Préparé ton courage à la perte du jour !

Ah devoir tyrannique ! ah contrainte importune !

Qui nous blesses tous deux d’une douleur commune,

D’où vient que désormais ta rigueur ne veut pas

Unir en ma faveur ma peine et mon trépas ?

Hélas ! dans le succès de ce malheur extrême,

Coupable, je ne dois m’en prendre qu’à moi-même

J’ai trop peu résisté, j’ai trop tôt consenti,

Mon silence est un trait d’un esprit diverti,

Je devais prévenir le tourment qui m’affole

Et perdre également la vie, et la parole.

Mais je ne l’ai pas fait ! cet injuste devoir

En ce moment funeste a montré son pouvoir,

Et j’ai montré (perfide à mon premier servage)

Une grande vertu, mais bien peu de courage.

Infortuné berger, que ne doit ta raison

Désormais attenter contre ma trahison ?

Trahison, qu’ai-je dit ? qui suit les lois d’un Maître,

Ne fait rien qui convienne aux actions d’un traître ;

Vois combien de Tyrans y forcent mon esprit

Les Dieux l’ont désiré, Phédon me l’a prescrit.

Dieux ! quel deviendras-tu quand cet arrêt étrange

T’apprendra le destin où sa rigueur me range ?

J’entends son flageolet, ah qu’il ne pense pas

Rencontrer ses plaisirs si proches du trépas.

 

 

Scène IV

 

ALIDOR, CLORISE

 

ALIDOR.

Toujours la Mer grosse d’orages,
Ne fait pâlir les Matelots,
Et de l’écume de ses flots
Elle ne blanchit ses rivages ;
Toujours l’air caché d’une nuit,
D’éclairs, de foudres, et de bruit
Ne s’arme contre la Nature ;
Et toujours les faibles vaisseaux
Ne rencontrent leur sépulture
Au milieu des feux et des eaux.

Toujours la rigueur importune
D’un hiver, chargé de glaçons,
N’arrête le cours des poissons
Dessous l’Empire de Neptune :
Ainsi toujours un pauvre Amant
Ne voit dans l’horreur du tourment
Ses espérances étouffées,
Amour arrête ses douleurs,
Et lui fait cueillir des trophées
Où jadis il semait des pleurs.
Heureux plus qu’il ne se peut dire,
J’ai rendu le Ciel envieux
Depuis l’heure que deux beaux yeux
Ont pris leur part de mon martyre :
Tous mes maux...

Ah je vois cette aimable Beauté

D’où l’Amour a pour moi banni la cruauté,

Me voici de retour.

CLORISE.

Oui trop tôt pour entendre

Le plus fâcheux arrêt que tu pouvais attendre,

Mon père me destine un autre époux que toi.

ALIDOR.

Folâtre tu te plais à te moquer de moi ?

CLORISE.

Hélas ! je ne mens point, la chose est résolue,

Éraste en a reçu la parole absolue,

Et pour rendre ma peine égale à ton amour

Je ne puis être à toi que le reste du jour.

ALIDOR.

Nouvelle insupportable ! ô sentence cruelle !

Mais vous chère beauté serez-vous infidèle ?

Ma vie et mon trépas sont en votre pouvoir

Qu’avez-vous résolu ?

CLORISE.

De faire mon devoir.

ALIDOR.

Il faut donc s’affranchir de cette loi barbare

Qui tend à me ravir une beauté si rare,

Vous devez cet effort à mon affection.

CLORISE.

Au contraire, je dois cacher ma passion,

Et d’un esprit, aveugle en son obéissance,

Suivre, telle qu’elle est, cette injuste ordonnance.

ALIDOR.

Doncques votre rigueur consent à mes ennuis ?

CLORISE.

On ne peut m’accuser faisant ce que je puis,

Tu sais qu’à mon devoir ma force se mesure.

ALIDOR.

Dieux ! si votre courroux ne punit cette injure

Vous êtes impuissants.

CLORISE.

Pourquoi blasphèmes-tu ?

Ta colère m’afflige, et blesse ma vertu :

Sors de ton intérêt et te mets en ma place,

Demande à ta raison ce qu’il faut que je fasse,

Veux-tu que je me tue afin de te guérir ?

Car offenser Phédon c’est autant que mourir.

ALIDOR.

Non non vivez heureuse, et puisque tant de peines

N’ont point encor saoulé vos rigueurs inhumaines,

Ajoutez aux tourments que mon âme a soufferts

Tous ceux que l’on endure en l’horreur des enfers ;

Je les souffrirai tous, pour être plus capable

D’expier le péché dont vous êtes coupable.

Ah ! si vous aviez fait dessein de me trahir

Vous ne deviez jamais cesser de me haïr,

Mais s’être assujettie en un même servage

Et puis m’abandonner, c’est un sujet de rage,

Je forcène, je meurs : ah ! Destin trop cruel

D’où provient que tu rends mon mal continuel ?

Complice de Clorise assouvis son envie,

Et finis ta rigueur en finissant ma vie.

Il rompt son flageolet en mille pièces.

Arrière désormais tout espoir de plaisir,

Faites place aux transports qui me viennent saisir,

Cédez à la fureur que Clorise m’inspire :

L’ingrate m’a quitté ! Dieux le puis-je bien dire

Et survivre, trahi, ce funeste moment ?

Non ne le faisons pas, mourrons, mais promptement

Et puisque l’inhumaine a mon amour changée

Recherchons pour lui plaire une fin enragée ;

Assemblons s’il se peut en une mille morts,

Et ne laissons partir mon âme de ce corps

Qu’elle n’est pour sortir cent blessures mortelles.

CLORISE.

Arrête, mon berger, tes fureurs criminelles,

Et si ton amitié n’est éteinte pour moi

Permets que je t’impose encore cette loi.

Hélas ! tu connais bien que ta douleur me touche,

Je t’en parle des yeux, autant que de la bouche,

Et le Ciel m’est témoin si je ne voudrais pas

Acheter ton repos au prix de mon trépas :

Mais puisqu’à ce malheur tu n’as point de remède,

Tâche au moins d’alléger le mal qui te possède ;

Et surtout ne meurs point, mais cherche doucement

Le moyen de guérir par un éloignement :

Aussi bien, dans l’excès où se porte ta rage,

Je vois que mon honneur recevrait quelque outrage.

Ce qui n’adviendra point, si tu veux approuver

La loi que je te donne, et la bien observer.

ALIDOR.

Oui, puisqu’elle vous plaît, elle sera suivie

Jusqu’au dernier soupir qui marquera ma vie ;

Mais devant que je parte au moins trouvons un lieu

Où je puisse vous dire un éternel Adieu.

CLORISE.

Tantôt, que ce flambeau qui fait le tour du monde

Sera prêt de cacher sa lumière dans l’onde,

Je me déroberai pour venir droit ici.

ALIDOR.

Je prendrai pour m’y rendre un semblable souci,

Heureux si ce moment à mon repos funeste

Pouvait être nommé le dernier qui me reste.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ALIDOR

 

Vous, qui souliez jadis parler de mes douleurs,

Traîtres yeux, qui retient la source de vos pleurs ?

Ah ! souffrez que par vous mon désespoir s’exprime,

Vous savez que la cause en est trop légitime,

Et que s’en abstenir en cette extrémité

Serait vraiment commettre un trait de lâcheté.

Il est donc ordonné qu’à jamais je m’absente

De l’objet le plus beau dont la Terre se vante,

Et que me séparant de cet heureux séjour

Je perde mon soleil et je souffre le jour.

Beaux Arbres élevés, dont les rameaux superbes

Éloignent de vos troncs la chaleur et les herbes ;

Enfin cette Beauté, trop prompte à me changer

Prescrit à ma demeure un Climat étranger,

Vous ne me verrez plus, mais quoi, s’il est possible,

Que pour moi votre cœur ne soit pas insensible,

Encore que mon corps soit séparé du sien

Ne séparez jamais son beau nom et le mien.

Et toi qui dans l’excès de ma douleur amère

As porté mes regrets jusqu’au sein de ta mère,

Lignon, s’il advenait que ce couple d’amants

Vint profaner tes bords de ses contentements,

Venge-moi je te prie, et dans tes bras humides

Étouffe en ma faveur leurs flammes homicides.

Et vous monts sourcilleux, déserts inhabités,

Touchant ma passion tant de fois consultés,

Qui trouvant une voix dedans vos roches creuses

Avez cent fois redit mes plaintes amoureuses,

Vous ne parlerez plus, cet esprit criminel,

Comme à moi, vous impose un silence éternel :

Mais d’où vient qu’au logis trop longtemps retenue

Cette ingrate Beauté n’est point encor venue ;

Voudriez-vous bien m’ôter destins pernicieux

La dernière faveur que j’attends de ses yeux ?

Ah je vois bien qu’à tort je fais cette reproche,

À travers ces Ormeaux je la vois qui s’approche.

 

 

Scène II

 

CLORISE, ALIDOR

 

CLORISE.

C’en est fait, ma raison, ne délibérons plus,

Tous ces rudes combats enfin superflus,

Le sort en est jeté, puisque Phédon l’ordonne

Je ne puis m’opposer à la loi qu’il me donne.

Respect injurieux, Tyran dont la rigueur

Partage avec l’Amour l’Empire de mon cœur,

Partage, je dis mal puisqu’on voit à ma honte

Que ce traître devoir me force et me surmonte.

Vous qui voyez ma peine et ne m’assistez pas,

Grands Dieux : mais Alidor a devancé mes pas,

Allons souffrir du Ciel la dernière malice.

ALIDOR.

Semblable au malheureux qu’on destine au supplice,

Je viens pour recevoir et de vous et du sort

L’arrêt de ma disgrâce, et le coup de ma mort.

CLORISE.

Et moi, que ta raison voit exempte de crime,

Je viens pour t’assurer que je sers de victime

Aux passions d’un père, et que lui seulement

Par ce dernier Arrêt nous perd également :

Mais puisque j’ai du temps pour te dire ma peine,

Reposons-nous Berger près de cette fontaine.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, CLORISE, ALIDOR

 

ÉRASTE.

Clorise se dérobe, où va-t-elle si tard ?

Il faut qu’un grand dessein l’appelle en quelque part ;

Un berger la caresse ah Dieux quelle insolence

Écoutons leurs discours ; ils gardent le silence.

Il se cache derrière un arbre.

CLORISE.

D’où vient qu’en cet état où t’a mis la douleur,

Tu manques aussi bien de voix que de couleur.

ALIDOR.

C’est de quoi je remarque, insensible et volage

Que vous manquez d’Amour autant que de courage.

ÉRASTE, tout bas.

Secrète intelligence.

CLORISE.

Ah cruel ! oses-tu

D’un blasphème si grand offenser ma vertu ;

Juge que je ne puis en soulageant ta peine

Que me rendre coupable, et mériter ta haine :

Je le sais, mon berger, ton courage est trop haut

Pour aimer une fille après un tel défaut,

Vois que c’est mon devoir, et permets que je vive

Sujette à quelque sort qu’un père me prescrive.

ALIDOR.

Oui vivez j’y consens, si pour me secourir

Votre bouche me donne un pouvoir de mourir.

CLORISE.

Que je lis peu d’amour en ce que tu proposes,

Si l’on nomme la mort la fin de toutes choses,

Ne vois-tu pas Berger, qu’en la perte du jour

Tu trouverais aussi celle de ton amour.

ALIDOR.

Je ne le pense pas, car je sais que ma flamme

N’étend point sa chaleur au-delà de mon âme,

Et l’âme ne meurt point.

CLORISE.

Ah je t’y prends berger,

Ton discours me fournit de quoi te soulager,

Car s’il est vrai qu’Amour, comme tu viens de dire,

Seulement sur ton âme exerce son Empire,

Quel sujet auras-tu de te plaindre de moi

Si je brûle toujours du même feu que toi ?

Ce corps ne fut jamais digne de ta victoire,

Qu’un barbare en élève un Autel à sa gloire,

Il n’aura pour objet de ses plaisirs divers

Que le sale butin de la Terre et des Vers :

Ce n’est pas que celui dont l’accès m’importune

N’ajoutât quelque chose à ma bonne fortune,

Éraste vaut beaucoup, il a des qualités

Capables de charmer les plus grandes beautés.

ÉRASTE.

Voici mon intérêt.

CLORISE.

Mais il est impossible.

Qu’à nul plaisir sans toi je demeure sensible ;

Pars donc, et sois certain que jusqu’à mon trépas,

Je serai du penser compagne de tes pas.

Et bien que ce Rival te dérobe une femme,

Il n’aura que le corps dont tu possèdes l’âme.

ÉRASTE.

Ce discours me déplaît.

ALIDOR.

Et bien, il faut partir

Notre destin l’ordonne et j’y dois consentir :

Je reconnais qu’en vain mon amour le dispute.

C’est un commandement qu’il vaut que j’exécute :

Adieu ; souvenez-vous que je pars enragé

De voir votre désir autre part engagé.

CLORISE.

Où sera ta retraite ?

ALIDOR.

En quelque solitude

Où je veux que la mort soit toute mon étude,

Là dans quelque Antre obscur, moins noir que mon malheur,

L’Enfer même viendra consulter ma douleur,

Pour savoir s’il est vrai qu’en l’horreur de son gouffre

Il soit quelque tourment comme ceux que je souffre.

Là je veux que mes nuits craignent moins le Soleil

Que l’approche du Dieu qui verse le sommeil,

Et qu’au feu de ma rage et de mes rêveries

S’allument les flambeaux que portent les furies.

CLORISE.

Ah change ce dessein et rentre en ton bon sens,

N’accuse mes désirs ils sont trop innocents ;

Je jure par les Dieux qui servent nos Druides,

Par leur foudre commise à punir les perfides,

Et partout ce qui voit ce dernier entretien

De ne chérir jamais d’autre nom que le tien :

Écris mon ton séjour, Adieu, Pan te console.

ÉRASTE voit partir Alidor.

Il s’en va sans pouvoir former une parole,

Ses sanglots redoublés lui dérobent la voix,

Feignons de revenir du plus profond du bois.

CLORISE.

Ah surprise fâcheuse !

ÉRASTE.

À quoi s’est divertie

La beauté que je sers depuis qu’elle est sortie ?

CLORISE.

À chercher Éliante.

ÉRASTE.

Et d’où viennent ces pleurs

Dont vous semblez hâter la naissance des fleurs ?

CLORISE.

C’est que dans le moment que vous m’avez trouvée

J’avais pris un peu d’eau dont je m’étais lavée,

Mais je n’ai pas pleuré.

ÉRASTE.

Qu’elle sait bien mentir

Et taire la douleur qu’on lui voit ressentir :

Chère moitié de moi, Beauté toute divine,

D’où que vos déplaisirs tirent leur origine

Ne me le cachez plus, je suis prêt de périr

Si vous jugez ma perte utile à vous guérir.

Est-il quelque berger dans nos bois qui vous fâche ?

Dites en quelque lieu que sa crainte le cache

Contre sa trahison justement irrité,

Ce bras l’ira punir de sa témérité.

CLORISE.

Évitez ce péril.

ÉRASTE.

Qu’elle est ingénieuse.

Bergère, si je mens que la Terre envieuse

Des plaisirs que je goûte, et de ceux que j’attends

Pour me perdre plutôt s’ouvre en ce même temps.

Mais je vois Philidan qui conduit Éliante.

CLORISE.

Qu’à ma fortune hélas ! La sienne est différente.

ÉRASTE, dès qu’il voit paraître Philidan, va lui parler à  l’oreille.

Ils s’en viennent à nous.

 

 

Scène IV

 

ÉLIANTE, CLORISE, ÉRASTE, PHILIDAN

 

ÉLIANTE.

Je vous cherche partout,

J’ai couru tout ce bois de l’un à l’autre bout

Sans vous pouvoir trouver.

CLORISE.

C’est fait je suis perdue.

ÉLIANTE.

Depuis quel temps ?

CLORISE.

Depuis que je ne vous ai vue.

ÉLIANTE.

Vous m’étonnez.

ÉRASTE.

Allons faire un tour cependant

Et je vous apprendrai quel est cet accident.

PHILIDAN.

Vous m’avez mis en peine.

ÉRASTE, se tournant à Clorise.

Adieu ma chère vie,

Je m’en vais vous attendre où l’Amour vous convie,

Surtout ne soyez point paresseuse à venir

Notre heur doit commencer et le jour va finir.

ÉLIANTE.

L’étrange changement.

CLORISE.

Vous voyez ma disgrâce,

Je ne puis l’éviter quelque effort que je fasse,

J’épouse ce Berger, Phédon l’a désiré.

ÉLIANTE.

Et qu’en dit Alidor ?

CLORISE.

Il est désespéré,

Et pour mieux soupirer notre douleur commune,

Il change de Climat en changeant de fortune :

Mais le jour s’éloignant avance mon trépas.

ÉLIANTE.

Retirons-nous.

CLORISE.

Au moins ne m’abandonnez pas.

 

 

Scène V

 

ALIDOR

 

Il revient sur ses pas.

Quoi donc ? je permettrai qu’on m’impute la honte

De vivre et de souffrir qu’un autre la surmonte,

Qu’un Tyran, qu’un voleur, envieux de mon bien,

Triomphe d’un objet qui devrait être mien ?

Non non ne partons point, mon désespoir s’oppose

À ce commandement que Clorise m’impose,

Il vaut mieux que je meure, et que d’un même sort

Nous recevions tous trous une pareille mort.

Voici...

Il regarde un poignard qu’il tient dans la main.

qui punira l’excès de leur injure,

Qui fera dans nos corps une même blessure,

Et qui par ma fureur, poussé dans notre flanc,

Séparant nos esprits mêlera notre sang.

Après mon attentat qu’importe qu’on m’accuse,

Il n’est point de péché que ma rage n’excuse,

Et de quelque transport que je sois agité

Mon amour le rend juste en cette extrémité.

Ravisseur impudent, ta fortune est semblable

À de beaux fondements, mais jetés sur le sable ;

Au destin d’une fleur, mais qui n’a qu’un moment

Qui sépare sa fin de son commencement :

Voici d’où je prétends tirer mon allégeance,

C’est ici le Démon qui fera ma vengeance,

Et que les tiens, surpris d’un prodige nouveau,

Te pensant voir au lit te verront au tombeau.

Mais je ne songe pas en formant cette plainte

Au principal sujet d’où procède ma crainte ;

Peut-être en ce moment, Éraste, mon rival,

Possède autant de bien que je souffre de mal,

Il se rit de mes pleurs, il embrasse, il caresse,

Celle qu’il tient esclave et qui fut ma maîtresse ;

Il tâche d’amollir, agréable dessein,

Par d’humides baisers la neige de son sein,

Possesseur absolu d’une belle victoire,

Il voit mille trésors préparés à sa gloire,

Et j’ajoute à mes maux encor ce dernier point

Que Clorise le souffre et ne se défend point.

Ah c’est fait, hâtons-nous de punir cet outrage

Achevons le dessein où se porte ma rage,

Vengeons-nous par sa mort de sa témérité,

Je dois cette victime à ma fidélité.

Et donnant à sa flamme un glorieux obstacle

Faire de notre histoire un tragique spectacle.

Mais ce dernier soupçon ne me doit pas fâcher,

À peine le Soleil commence à se cacher,

Et pour joindre l’effet à mes craintes funèbres

Il faudra que la nuit leur prête ses ténèbres.

S’il est vrai, beau Soleil, arrête ici ton cours,

Mais je t’appelle en vain tu t’éloignes toujours,

Et sans avoir égard à ma juste prière

Tu m’ôtes l’espérance avecque ta lumière.

Ah suivons hardiment notre premier objet ;

Mais pour mieux réussir en ce triste projet,

Dont le succès doit être à trois Amants funeste,

Laissons passer encor ce peu de jour qui reste.

 

 

Scène VI

 

ÉRASTE, PHILIDAN, ALIDOR

 

ÉRASTE.

Depuis si peu de temps il ne peut être loin,

Hâtons-nous toutefois sa peine en a besoin.

PHILIDAN.

Si les Dieux en ceci leur puissance ne montrent,

En vain nous espérons que nos pas le rencontrent ;

Je connais son esprit, il est trop violent

Pour souffrir en son mal un procédé si lent.

ÉRASTE.

Faisant notre devoir, il est bien difficile

Que notre soin se perde et ne lui soit utile.

ALIDOR.

Ah nuit où tardes-tu ?

PHILIDAN.

Bons Dieux j’entends sa voix.

ALIDOR.

Viens joindre ton horreur à celle où je me vois.

PHILIDAN.

C’est lui-même, ô destin que ta faveur m’oblige,

Voyez comme accablé du regret qui l’afflige

Il gît nonchalamment dessus l’herbe étendu.

Mais je vois sur cet arbre un poignard suspendu,

Cachez-vous pour un peu je crains qu’il n’entreprenne

De se venger sur vous de l’excès de sa peine.

Je m’en vais l’aborder.

ALIDOR.

Dieux ! où vas-tu si tard ?

PHILIDAN.

J’ai pour mes conducteurs l’Amour et le Hasard

Deux déités sans yeux.

ALIDOR.

D’où viens-tu ?

PHILIDAN.

Du village.

ALIDOR.

Qu’y fait-on ?

PHILIDAN.

Rien du tout.

ALIDOR.

Et ce beau mariage,

De Clorise et d’Éraste est-il point achevé ?

PHILIDAN.

Peut-être en quelque songe où vous l’avez rêvé.

ALIDOR.

Quoi tu l’ignores donc ! hélas Clorise même

M’a prononcé l’arrêt de ce malheur extrême.

PHILIDAN.

Clorise ! nullement elle a l’esprit trop fort

Pour épouser jamais qu’Alidor ou la mort.

ALIDOR.

Ah que ton jugement, d’ignorance coupable,

Connaît mes les défauts dont ce sexe est capable,

Mais.

PHILIDAN.

N’en murmurez point, votre félicité

Se voit au plus haut point qu’elle ait jamais été.

ALIDOR.

Oui

Il regarde le poignard qu’il a repris.

car je n’eus jamais un si proche remède

Que je pusse appliquer au mal qui me possède.

PHILIDAN.

Prophète, vous parlez mieux que vous ne pensez.

ALIDOR.

Tu retiens mes esprits en doute balancés.

PHILIDAN.

En un mot ce rival vos desseins autorise.

ALIDOR.

Oui celui de mourir.

PHILIDAN.

Non, d’épouser Clorise.

ALIDOR.

Ah faible invention qui ne peut réussir

Tu crois par ce rapport mes travaux adoucir.

Mais tu n’avances rien, tes ruses nonpareilles

Ne sauraient démentir mes yeux ni mes oreilles.

PHILIDAN.

Vous ne me croyez point ?

ALIDOR.

Cela m’est interdit.

PHILIDAN.

Voudriez-vous point qu’encor Éraste vous le dit ?

ALIDOR.

Oui vraiment pour guérir du mal que je supporte

Il n’en faudrait pas une preuve moins forte,

Mais cela ne se peut, il ne démordra pas

De ce riche butin qu’en faveur du trépas.

PHILIDAN.

Éraste.

ALIDOR.

Dieux ! amis n’est-ce point quelque songe

Où cette vision fantastique me plonge ?

ÉRASTE.

C’est une vérité qui te donne cet heur

De revoir ta Clorise.

PHILIDAN.

Et bien suis-je menteur ?

ALIDOR.

Berger digne vraiment de louange éternelle,

Excuse les transports d’une âme criminelle,

Excuse un amoureux, qui se trouve en effet

Indigne des faveurs que ta grâce lui fait.

ÉRASTE.

Toi cher ami pardonne à ma seule ignorance

L’injure que j’ai faite à ta persévérance :

Je la viens réparer et par mille serments

Attacher mon repos à tes contentements

Nicandre trouvera s’il me veut satisfaire

Assez d’autres beautés capables de lui plaire,

Pour moi, j’aimerais mieux être privé du jour

Que de t’avoir ravi l’objet de ton amour

Ton Adieu m’a touché tantôt de telle sorte

Qu’on m’eût pris pour un Tronc dont la racine est morte,

En te voyant partir j’ai senti les efforts

Que fait l’âme en forçant la prison de son corps

Mais sans perdre du temps retournons au Village

Que la nuit y commence avec ton Mariage

Mon père en est content, Phédon le veut aussi,

Tout ce que j’y prétends je te le cède ici :

Si bien que tu n’auras en cette entreprise

De plus fort ennemi que l’esprit de Clorise

Juge par ce discours de ta prospérité.

ALIDOR.

Unique et cher Auteur de ma félicité,

Quels périls recherchés, et quelle servitude

Ne me laisseront pas noirci d’ingratitude

Par quelles actions pourrai-je m’acquitter

Des faveurs que la tienne a voulu mériter.

PHILIDAN.

Trêve à ces Compliments, où l’on nous va surprendre

Je vois venir à nous et Phédon et Nicandre,

Clorise est avec eux, ma bergère les suit.

ÉRASTE.

Je ne demande pas quel désir les conduit

Nous sommes le sujet de leur impatience.

 

 

Scène VII

 

NICANDRE, ÉRASTE, PHÉDON, ALIDOR, CLORISE, PHILIDAN, ÉLIANTE

 

NICANDRE.

Nos maux sont accomplis j’en vois l’expérience.

ÉRASTE.

Vénérable Phédon voici le seul berger

Qui doit, gendre accepté, votre âge soulager.

PHÉDON.

Approche mon enfant, vraie et vivante image

D’un père qui jadis fut l’honneur de notre âge.

Et qui sut le premier en cet heureux séjour

Faire régner la Paix, la Justice, et l’Amour.

ALIDOR.

Honneur de nos forêts, si contre ce coupable

Votre âme désormais de vengeance est capable,

Qu’elle en fasse l’arrêt, me voici résolu

De suivre aveuglément ce qu’elle aura voulu

Disposez de mon sort au gré de votre envie

J’y soumets ma franchise et mes biens, et ma vie.

PHÉDON.

Lève-toi, je ne puis blâmer tes actions

Que de m’avoir trop tard ouvert tes passions

Mais puisque la faveur d’Éraste et de Nicandre

Te veut céder un bien qu’ils te pouvaient défendre

Confesse que tu tiens ma fille et ta moitié

De ton propre mérite et de leur amitié.

ALIDOR.

Ah mon âme se perd dans l’excès de sa joie.

CLORISE.

Est-il vrai que je vive et que je te revoie

Alidor. Mais pardonne au respect que je dois

À ceux de qui je tiens l’aise auquel tu me vois

Sans cela dans mes bras.

ALIDOR.

N’en dites plus mon âme

Vous allez augmentant mon amoureuse flamme

Je vais remercier Phédon de ce bienfait.

PHILIDAN.

Sans doute nos désirs auront un même effet

Les Dieux en soient loués, nous verrons nos courages

Unis en même temps par nos deux mariages

Y consens-tu mon cœur ?

ÉLIANTE.

Ton désir est le mien.

PHILIDAN.

Que cette nuit m’oblige et me promet de bien.

NICANDRE.

Remettez ce discours et finissons l’affaire

Il s’agit moins ici de parler que de faire.

ÉRASTE.

Les corps n’ont déjà plus d’ombres ni de couleur

Allons dans le repos perdre notre douleur.

PHÉDON.

Allons que de nos chants tout le Hameau résonne

Que d’un Myrte amoureux votre chef se couronne ;

Que les jeux, les festins, et les ballets encor

De cet Âge de fer fassent un Siècle d’or :

Que désormais nos sens loin des traits de l’envie

Goûtent parfaitement les douceurs de la vie

Et qu’un docte travail tant de fois mérité

Consacre votre histoire à l’immortalité.

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