La Baronne de Chantal (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Drame historique en trois actes et en vers.

Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Molière, le 3 février 1797.

 

Personnages

 

LA BARONNE DE CHANTAL

CLAUDINE

L’ÉVÊQUE D’AUTUN

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE

LE VIEUX BARON DE CHANTAL

LE JEUNE BARON DE CHANTAL

SELMOUR, ermite

LE PRÉSIDENT FRÉMIOT, père de la Baronne

DEUX PETITES FILLES de la Baronne

DEUX GRANDS VIVAIRES, personnages muets

UN CAUDATAIRE, personnage muet

 

La Scène est à Dijon dans la maison du vieux Baron de Chantal.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE PRÉSIDENT TRÉMIOT, LE JEUNE BARON DE CHANTAL

 

LE PRÉSIDENT.

Ma fille a pu former un semblable dessein !

Non, je ne le crois pas ; non.

LE JEUNE BARON.

Rien n’est plus certain :

Vous perdez une fille, et je perds une mère.

L’évêque de Genève, à tous nos vœux contraire,

Doit aujourd’hui venir, et doit, au nom d’un Dieu,

Nous l’enlever : Ensemble ils partent de ce lien ;

Aujourd’hui même.

LE PRÉSIDENT.

Ô ciel ! je suis d’une surprise,

D’une indignation...

LE JEUNE BARON.

D’un zèle ardent épris,

Ma mère veut aller fonder dans Annecy

Un pieux monastère, et nous restons ici,

Mes sœurs, vous, son beau-père, à pleurer son absence.

LE PRÉSIDENT.

De la revoir, du moins nous avons l’espérance.

LE JEUNE BARON.

Quelle idée ! et comment pourrions-nous la revoir,

Quand de mourir au monde on lui fait un devoir,

Et qu’elle gardera l’éternelle clôture,

En tout temps si contraire aux lois de la nature ?

LE PRÉSIDENT.

Eh ! qui donc de la sorte a pu la pervertir ?

LE JEUNE BARON.

L’évêque de Genève. Il croit la convertir.

En l’ensevelissant au fond d’une retraite ;

Il pense fermement la rendre plus parfaite.

LE PRÉSIDENT.

D’un évêque, entre nous, c’est passer les pouvoirs.

Ma fille était ici fidèle à ses devoirs :

Elle les remplit tous avec exactitude,

Et plaire à tout le monde est son unique étude.

Quelle femme surtout, par de plus tendres soins,

A du pauvre jamais soulagé les besoins ?

Son cœur compatissant devine leur misère,

Et d’une égale ardeur tous la nomment leur mère.

Elle est jeune, d’ailleurs ; une seconde fois,

Elle peut de l’hymen subir les douces lois,

Rendre un époux heureux, et, grâce au mariage,

Faire de ses vertus un glorieux usage ;

Et quand je viens ici lui proposer la main

D’un jeune homme qui l’aime, et qui voudrait soudain

Avec elle former la chaine la plus belle,

J’apprends qu’à mes désirs pieusement rebelle,

Avec un saint évêque elle fuit de ses lieux,

Et nous immole tous à l’intérêt des cieux !

Je ne souffrirai point une telle conduite

Et j’empêcherai bien un départ qui m’irrite.

Viendra-t-elle bientôt ?

LE JEUNE BARON.

Incessamment, je crois.

Vous ne connaissez pas tous les nobles exploits

Du vertueux évêque. Ici, pour gouvernante,

Nous avions, dès longtemps, une fille excellente,

Nous servant avec zèle, avec célérité,

Et qui nous enchantait par sa naïveté.

Monseigneur au sermon l’invite un beau dimanche,

Et touche tellement cette âme neuve et franche,

Qu’elle ne parle plus que de vivre en couvent.

Elle en perd le repos, et la raison souvent ;

Au lieu de travailler fait toujours sa prière,

Et n’aspire, en un mot, qu’à devenir tourière.

D’accord avec ma mère, elles doivent d’ici

Partir en même temps ; on nous l’enlève aussi.

Les voici. Toutes deux viennent dans cette salle

Pour y vaquer, je crois, à l’oraison mentale.

Écoutons un moment leur conversation.

 

 

Scène II

 

LE PRÉSIDENT, LE JEUNE BARON, l’un et l’autre à l’écart, LA BARONNE DE CHANTAL, CLAUDINE

 

LA BARONNE, à Claudine.

Je vous l’ai dit, ma fille : oui, la vocation

Est un vrai don du ciel, et vous l’avez, je pense.

Monseigneur de Genève en donne l’assurance.

Ne vous lassez donc point de prier le Seigneur ;

Que l’aimer, le bénir soit tout votre bonheur.

CLAUDINE.

Je n’en connais point d’autre, et je suis votre exemple.

LA BARONNE.

En tous lieux, à son gré, le cœur s’élève un temple.

Prions ici, ma fille, en attendant qu’un jour,

Récluses toutes deux dans le même séjour...

LE PRÉSIDENT.

On a toujours le temps de prier.

LA BARONNE,

Ah ! mon père !

S’embrassant.

Quoi ! c’est vous que je vois ? Moment doux et prospère

LE PRÉSIDENT.

Je viens pour vous parler d’un objet important.

LA BARONNE.

Claudine, laissez-nous.

À son fils.

Vous, sortez un instant,

Mais sans vous éloigner. Ensemble je désire

Que bientôt nous allions...

LE JEUNE BARON.

Ces mots doivent suffire.

Et pour prendre votre ordre ici je reviendrai.

 

 

Scène III

 

LE PRÉSIDENT, LA BARONNE

 

LE PRÉSIDENT.

Votre époux ne vit plus ! nous l’avons tous pleuré,

Ma fille : il unissait les talents au mérite,

Et se fit admirer par sa bonne conduite.

Trois enfants qu’il vous laisse ont satisfait vos vœux.

Ces trois enfants soumis, tendres, respectueux,

De toutes les vertus montrent déjà l’aurore ;

Quoique veuve pourtant, leur mère est jeune encore,

Et quiconque vous voit, vous prendrait pour leur sœur.

Du comte Salvigni c’est le propos flatteur.

Je l’aime, m’a-t-il dit, je la trouve adorable ;

Et si je suis pour elle un parti convenable,

Obtenez-moi sa main, vous ferez mon bonheur.

Ce jeune homme est rempli de probité, d’honneur :

Il a de la fortune, il a de la naissance.

Je voudrais avec lui former une alliance.

Y consentirez-vous ?

LA BARONNE.

Salvigni m’est connu,

Et je rends, comme vous, hommage à sa vertu.

Mais on n’est pas toujours heureuse en mariage.

Tout change avec le temps, et depuis mon veuvage,

J’ai conçu le projet de vivre sans époux.

Que dis-je ? Le projet ! c’est mon vœu le plus doux,

Un vœu cher et sacré.

LE PRÉSIDENT.

C’est un vœu que je blâme

Et que ne doit jamais former aucune femme ;

Un vœu contraire aux lois de la société.

Pourquoi le prononcer, et qui vous l’a dicté ?

LA BARONNE.

L’ignorez-vous encor, mon père ? c’est Dieu même.

Épouser un mortel, quand c’est Dieu seul que j’aime !

M’en croyez-vous capable ?

LE PRÉSIDENT.

On me l’avait bien dit,

Que la raison sur vous avait peu de crédit.

Mais, à vous parler vrai, j’avais peine à le croire.

D’un si prompt changement racontez-moi l’histoire,

Et dites-moi comment...

LA BARONNE.

À peine sous les coups

De la mort inflexible eut tombé mon époux,

Que, cherchant un appui dans ce Dieu que j’adore,

Aux autels prosternée, aussitôt je l’implore.

Sur mes filles, mon fils et sur moi-même enfin,

Je brûlais de savoir quel était son dessein ;

Et pour le découvrir, en pieux exercices

Je consume trois nuits... Mes ardents sacrifices

Touchent l’Être-Suprême, et j’aperçois un jour,

Comme j’étais errante auprès de ce séjour,

Au bas d’une colline où le tilleul s’élève,

J’aperçois tout-à-coup l’évêque de Genève,

Qui, rayonnant de gloire et plein de majesté,

Semblait voler au sein de la Divinité.

Je frissonne : une voix soudain se fait entendre.

Voilà l’homme, dit-elle, à qui tu dois te rendre ;

Voilà le directeur que t’a choisi le ciel,

Et qui doit te conduire au séjour éternel.

Une troupe bientôt de femmes vertueuses

Tous deux nous environne, et des vierges pieuses

Viennent parer nos fronts de lauriers et de fleurs.

La voix poursuit : Formez leurs esprits et leurs cœurs,

Et pour y parvenir, loin des crimes du monde,

Cherchez quelque retraite écartée et profonde,

Où puissent d’un Dieu juste et de ses droits jaloux,

Leurs efforts redoublés désarmer le courroux.

C’est à vous, à vous deux que le ciel les confie

Et de vous seuls dépend leur trépas ou leur vie.

La vision s’éclipse à ces mots, et mon cœur

Y reconnaît bientôt l’ordre du créateur.

LE PRÉSIDENT.

Toutes ces visions sont des erreurs ma fille :

Tel, la nuit dans la plaine, un vain phosphore brille ;

On le choisit pour guide, on marche à sa clarté,

Et dans un noir abîme on est précipité.

LA BARONNE.

Que dites-vous, mon père ? Ah ! ces visions saintes

Du palais étoilé franchissent les enceintes,

Pour éclairer nos cours sur leurs vrais intérêts,

Et de Dieu quelquefois sont des avis secrets.

C’est ainsi qu’aux mortels sa volonté céleste,

Quand il veut les sauver, par fois se manifeste.

 Lorsqu’ici, par l’effet d’un prodige enchanteur,

Il m’a fait voir les traits de mon saint directeur ;

Le croiriez-vous ? Ailleurs, à ce directeur sage,

Il a, le même jour, présenté mon image,

Et sans nous être vus l’un ni l’autre jamais,

L’un de l’autre pourtant se rappela les traits,

Quand le sort à Dijon nous fit trouver ensemble,

Et l’un reconnut l’autre au même instant.

LE PRÉSIDENT, à part.

Je tremble

Qu’elle et son directeur ne perdent la raison.

La folie est si près de la dévotion !

Haut.

De votre directeur on vante le mérite :

Mais sied-il qu’avec vous il ait cette conduite ?

Vous avez des enfants, un père déjà vieux ;

Un père ! qu’ai-je dit ? je vous en connais deux,

Votre beau-père et moi. Quelle est notre espérance ?

C’est d’avoir de vos soin, une entière assurance

C’est de voir, par ces soins tendres et délicats

Les routes du bonheur s’embellir sous nos pas,

Et nous laissant tous deux, vos enfants, votre frère,

Vous allez loin de nous fonder un monastère !

Dois-je croire honnête homme et croire généreux

Celui qui vous donna ce conseil dangereux ?

La BARONNE.

C’est le ciel qui l’inspire, et c’est par des miracles

Qu’il lui fait chaque jour, connaitre ses oracles.

LE PRÉSIDENT.

Le ciel, dans son langage, est quelquefois obscur ;

La voix de la nature est un guide plus sûr.

Écoutez-la, ma fille, et que cette journée,

Vous voyant contracter un second hyménée,

De Salvigni, de moi, comble enfin tous les vœux !

Ne vous éloignez point ; nous serons tous heureux.

LA BARONNE.

M’osez-vous bien encor parler de mariage ?

De Salvigni surtout me rappeler l’hommage ?

Avec l’air du mystère et du repentir.

Avez-vous oublié que le jeune Selmour,

Le premier à mon cœur fit connaître l’amour

Et que son souvenir y règne encor peut-être ?

Pensez-vous, si j’avais à me donner un maître,

Que j’en prendrais un autre, et que, pour Salvigni

Je pourrais devenir infidèle à celui...

LE PRÉSIDENT.

De Selmour en effet, l’idée intéressante,

Dans l’esprit me revient et m’est encor présente :

Mais, depuis dix-sept ans, éloigné de ces lieux

Expatrié peut-être, il vit sous d’autres cieux !

Et peut-être la mort !...

LA BARONNE.

Il vit dans ma pensée,

Et son image, hélas ! n’y peut être effacée.

Qu’ai-je dit ? je le crois hors de mon souvenir ;

Et que n’ai-je pas fait afin de l’en bannir ?

Aux cilices poignants condamnant ma jeunesse,

J’ai souffert, j’ai prié, je prie encor sans cesse :

J’ai plus osé, mon père, et le nom du Sauveur,

Avec un fer brûlant imprimé sur mon cœur,

Me permet-il d’aimer un autre que lui-même ?

Quand c’est l’être-éternel, en un mot, que l’on aime.

Songe-t-on à former de terrestres liens ?

Et qui peut l’emporter sur le Dieu des chrétiens ?

LE PRÉSIDENT, avec feu.

Qui, ma fille ? du Dieu dont l’amour vous engage,

Vous savez qu’ici-bas les pauvres sont l’image.

Vous les aimez aussi : votre cœur généreux

Fut toujours un asile ouvert aux malheureux,

Et vous leur prodiguez vos soins et votre bourse.

Si vous vous éloignez, où sera leur ressource ?

Qu’est-ce qu’ils deviendront, et quelle main, hélas !

Préservera leurs jours des horreurs du trépas ?

Leur donner de l’argent eût été peu de chose.

Je vous ai vue en main prendre souvent leur cause,

La plaider avec grâce et même avec succès,

Arranger et surtout abréger des procès ;

Me choisir pour arbitre en toutes ces querelles ;

Et charmé, certain jour, de ces vertus nouvelles,

Ma fille, je vous dis : Grâce à ton zèle ardent,

Je deviens avocat, et j’étais président.

Tu dois t’en souvenir. À ces vertus, sans honte,

Peux-tu donc renoncer par une fuite prompte ?

LA BARONNE.

Non, mon père, jamais : j’ai prévu les besoins

De ces infortunés qu’ont secourus mes soins,

Et, pour les secourir vous-même en mon absence,

Lui offrant un écrin rempli de bijoux.

Acceptez cet écrin ; je n’ai plus l’espérance

D’employer désormais ces frivoles bijoux ;

Mon cœur de leur éclat cesse d’être jaloux ;

Et pour aller au ciel, la plus belle parure

Est, aux yeux du très haut, une âme simple et pure.

Vendez donc, je vous prie, et vendez promptement

Ces trésors dont je fus éblouie un moment,

Et que les indigents en profitent.

LE PRÉSIDENT.

Ma fille

Voulez-vous à ce point léser votre famille ?

Ces trésors sont à vous, j’en conviens ; mais les lois

Lui donnent sur vos biens d’imprescriptibles droits.

Vous n’avez, entre nous, rien qui vous appartienne.

J’estime assurément la charité chrétienne ;

Mais la justice veut...

LA BARONNE.

Je vous entends. Eh bien !

Mon fils pourra, je crois, disposer de mon bien,

Et je le chargerai... Mais j’aperçois mon frère...

LE PRÉSIDENT.

Quoi ! l’évêque d’Autun... Je ne m’attendais guère...

 

 

Scène IV

 

LE PRÉSIDENT, LA BARONNE, L’ÉVÊQUE D’AUTUN

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Dois-je croire, ma sœur, un bruit qui se répand,

Et que vient mon neveu de m’apprendre à l’instant ?

Pour aller loin d’ici fonder un monastère,

On dit que vous quittez vos enfants, votre père,

Et que brisant les nœuds les plus chers aux humains,

L’évêque de Genève...

LA BARONNE.

Oui, bientôt par ses mains,

Sous les yeux du Très-Haut, du saint bandeau parée,

Et de tous les mortels pour jamais séparée,

J’irai m’ensevelir dans un séjour de paix,

Où le crime et l’erreur ne pénètrent jamais.

C’est le ciel qui l’ordonne.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Et vous pouvez, cruelle,

De sang-froid me redire une telle nouvelle !

Et sans regret peut-être, et même sans effroi,

Montrant le président.

Vous déchirez le cœur de mon père et de moi !

LE PRÉSIDENT.

Ma bouche, au même instant, lui faisait ce reproche.

LA BARONNE, à l’évêque d’Autun.

Vous m’étonnez ! Eh quoi !quand mon bonheur s’approche...

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Dites votre malheur. Eh ! ne voyez-vous pas

Quels pièges un faux zèle a dressés sous vos pas ?

LA BARONNE.

L’évêque de Genève étrangement diffère

De votre sentiment ; et je croyais, mon frère,

Qu’évêque ainsi que lui...

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

J’estime sa vertu.

Au dangereux torrent d’un siècle corrompu,

Il oppose avec fruit la digue des exemples :

Il prie, il catéchise et prêche dans nos temples.

Du dogme de Calvin son zèle a triomphé,

Et, grâce à lui, ce monstre est près d’être étouffé.

Mais, ma sœur, entre nous, le croyez-vous sensible ?

Il avait une sœur, ce prélat invincible,

Une sœur comme moi. Cette fleur, un beau jour,

Tombe et va s’éclipser au ténébreux séjour.

Monseigneur de Genève apprend cette nouvelle :

Sa sœur, ainsi que vous, était aimable et belle ;

La grâce et la douceur régnaient dans son abord.

Dieu soit loué, dit-il, en apprenant sa mort !

Et que du ciel toujours la volonté soit faite !

Me croyez-vous une âme à ces froideurs sujette,

Et que sans la pleurer, sans peut-être en mourir

Je puisse voir ma sœur dans un cloître courir,

Et s’enterrer vivante, alors que sa présence

Pouvait ici répandre, et la joie et l’aisance ?

LA BARONNE.

Il faut sauver son âme avant tout, et je crois

Qu’on ne le peut jamais dans le monde.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Et pourquoi

Vous mettre dans l’esprit une telle chimère ?

Au couvent, où l’on suit une règle sévère,

On est moins exposée aux dangers, en conviens,

Et plus facilement on s’y comporte bien ;

Mais quand le monde aux yeux étale ses spectacles,

N’a-t-on pas plus de gloire à vaincre les obstacles

Que présentent partout ses plaisirs séduisants,

À ne devoir qu’à soi le triomphe des sens,

Et sans avoir recours aux haires, aux cilices,

À régner librement sur de fausses délices ?

LE PRÉSIDENT.

Il parle sagement, ma fille ; et quant à moi,

Qui des Juifs, par état, dois connaître la loi

De Moïse je puis, citant le témoignage,

Vous dire qu’il faisait grand cas du mariage,

Et que, chez les Hébreux, on blâmait, entre nous,

Les veuves qui mouraient sans reprendre un époux,

Qui la religion, la raison, la nature,

Combattent à l’envi le désir de clôture

Qu’a fait naître un faux zèle au fond de votre cœur.

C’est un mari qu’il faut prendre pour directeur ;

Un mari vertueux, dans son tendre délire,

Tout comme un saint évêque au ciel peut vous conduire,

Si vous voulez tous deux vivre chrétiennement.

Mais il faut nous quitter au moins pour un moment :

Mes devoirs, en un jour, souvent se renouvellent,

Et déjà ces devoirs hors de ces lieux m’appellent.

À l’évêque d’Autun.

J’ai commencé l’ouvrage ; achevez-le, mon fils.

Que votre sœur nous reste, et mes vœux sont remplis.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, L’ÉVÊQUE D’AUTUN, ensuite CLAUDINE

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Serez-vous insensible au cri de la nature,

Et de mère et de fille étouffant le murmure ?...

CLAUDINE, accourant.

Ah ! madame, mon cœur est d’un contentement...

Un courrier à Dijon arrive en ce moment.

Je viens de lui parler, et j’ai su, par lui-même,

Que monseigneur est proche, et que... ma joie extrême

À peine me permet d’achever ce récit.

LA BARONNE.

Monseigneur de Genève ?...

CLAUDINE.

Oui, le courrier m’a dit

Qu’il n’est présentement qu’à très peu de distance,

Qu’au devant de ses pas tout le monde s’avance ;

Que chacun de le voir a le plus vif désir,

Et que, pour témoigner sa joie et son plaisir,

On veut illuminer, ce soir, toute la ville :

Sur nos fenêtres, moi, j’en mettrai plus de mille

De ces petits flambeaux qui remplacent le jour.

LA BARONNE.

Faites venir mon fils.

CLAUDINE.

Il vient.

 

 

Scène VI

 

LE JEUNE BARON, LA BARONNE, L’ÉVÈQUE D’AUTUN, CLAUDINE

 

LA BARONNE, au jeune Baron.

À notre tour,

Il faut que nous allions sur l’heure à sa rencontre.

Il faut que notre joie également se montre,

Et je vous attendais pour me donner la main.

LE JEUNE BARON.

Je serai trop heureux, madame, et mon dessein

Est de faire toujours tout ce qui peut vous plaire.

LA BARONNE, à Claudine.

Tu viendras après nous.

À l’évêque d’Autun.

Nous suivez-vous, mon frère ?

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Non ; j’ai quelques raisons pour rester en ce lieu.

Mais nous nous reverrons.

LA BARONNE.

Ainsi donc, sans adieu.

 

 

Scène VII

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN, seul

 

Ici, je veux l’attendre et de ma propre bouche

Je veux l’interroger sur tout ce qui me touche,

Et savoir s’il persiste à m’enlever ma sœur :

Il se dit un apôtre et n’est qu’un ravisseur,

Je le lui prouverai sans beaucoup d’éloquence.

Avec moi, de ma sœur, ô ciel ! prends la défense.

 

 

ACΤΕ II

 

 

Scène première

 

LE JEUNE BARON, SELMOUR, en habit d’ermite

 

LE JEUNE BARON.

Quoi ! vous êtes Selmour ! C’est de vous qu’autrefois

Ma mère pour époux avait, dit-on, fait choix ?

C’est vous seul qu’elle aima, qu’elle aime encor peut-être ?

Qu’avec joie en ces lieux je vous vois reparaître !

Elle veut nous quitter. Ce barbare dessein

Sans doute à votre aspect s’éteindra dans son sein,

Et je vais l’avertir en toute diligence

Qu’à Dijon de retour...

SELMOUR.

Arrêtez ! la prudence

Ne permet point encor que je m’offre à ses yeux,

Et doit seule régler mes pas mystérieux.

J’en fus aimé jadis, et je l’aimai de même,

Il est vrai ; mais sachez mon infortune extrême.

Lorsque l’amour semblait hâter notre union,

Nous fûmes séparés par la religion

Par la religion, ce tyran du vulgaire,

Que le sage lui-même et maudit et révère.

Tous mes parents sont nés dans l’erreur de Calvin,

Et suivant leur croyance, à votre mère en vain

J’offris les premiers vœux de mon âme enflammée ;

De ces vœux innocents elle parut charmée,

Et les partagea même. Hélas ! un Dieu jaloux

Me refusa toujours le nom de son époux.

Celui qui maintenant est votre aïeul par l’âge,

Lui préparait les nœuds d’un autre mariage,

Et je vis, par l’effet d’un contretemps fatal,

Votre mère épouser le baron de Chantal.

Ces nouds formés à peine, un rayon de lumière

Dessilla tout-à-coup ma débile paupière.

Aussitôt j’abjurai la loi d’un imposteur,

Et pour la vérité, j’abandonnai l’erreur.

Je devins catholique, en un mot. Mais vain titre !

Des jours de votre mère un autre était l’arbitre ;

Un autre possédait ce trésor précieux.

Brûlant toujours pour elle, alors, près de ces lieux,

J’allai m’ensevelir au fond d’une retraite ;

Et sous le vêtement d’un humble anachorète,

Me consacrant à Dieu, je l’ai prié longtemps

D’étouffer dans mon cœur les feux les plus constants :

Rien n’a pu les détruire, et chaque jour j’espère...

LE JEUNE BARON.

Ce n’est pas sans raison. Le trépas de mon père

Qui dans l’affliction a plongé ses enfants,

Est un bonheur pour vous pour nous un contretemps :

Vous en profiterez, et tout me porte à croire...

SELMOUR.

Oui, s’il lui reste encor de moi quelque mémoire.

Mais oublié peut-être...

LE JEUNE BARON.

Oublié ! non, Selmour ;

Non, ma mère de vous parle encor chaque jour

Et Dieu seul dans son cœur balance votre empire.

Paraissez, montrez-vous, et j’ose vous prédire...

SELMOUR.

Un moment. D’échouer si j’avais le malheur,

Mon dessein, je l’avoué, et non pas sans douleur,

Est de rentrer soudain dans ma prison profonde,

Et d’y cacher ma vie à l’ail impur du monde,

D’y pleurer jour et nuit un objet adoré,

Et d’y mourir d’amour toujours plus dévoré.

Sur mon retour ici gardez donc le silence.

Votre jeunesse a fait naître ma confiance.

D’autres m’auroient connu ; d’autres auroient soudain

Au public curieux dévoilé mon dessein.

Je reviens en secret ; je veux partir de même.

Mais je ne puis partir sans voir celle que j’aime,

Et sans lui rappeler nos mutuels serments :

Je dois être informé de ses vrais sentiments.

Et comment aujourd’hui m’introduire chez elle,

Sans paraître aux regards des indiscrets ?

LE JEUNE BARON.

Mon zèle

Vous en procurera des moyens sûrs et prompts.

Revenez sur le soir, nous nous retrouverons.

Une idée assez bonne en mon esprit s’élève,

Dont je vous ferai part. L’évêque de Genève

Dirige seul ma mère, et peut-être aujourd’hui

Que nous réussirons en nous servant de lui,

Et que son nom ici vous ouvrant une route...

Mais j’entends quelque bruit, et je crains qu’on n’écoute.

SELMOUR.

Je le crains plus que vous, et je sors. Au revoir.

Vous vous engagez donc ?...

LE JEUNE BARON.

Je m’en fais un devoir.

 

 

Scène II

 

LE JEUNE BARON, seul

 

Que je serais heureux, s’il empêchait ma mère

De quitter ce séjour, et si...

 

 

Scène III

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN, LE JEUNE BARON

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

De sa chimère

J’espère la guérir. Puisqu’il est en ce lieu,

Je le verrai bientôt, cet envoyé de Dieu.

Sans animosité, sans employer l’injure.

Je vais faire parler la raison, la nature.

LE JEUNE BARON.

De le voir, entre nous, je suis peu curieux,

Et je vais avec lui vous laisser en ces lieux.

Son aspect, je le sens, redouble ma colère ;

Soyez prêt au combat ; voilà votre adversaire,

 

 

Scène IV

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE, suivi de DEUX GRRANDS-VICAIRES, D’UN CAUDATAIRE, etc., L’ÉVÊQUE D’AUTUN

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Je cherchais votre sœur. Au-devant de mes pas

On dit qu’elle est venue, et je ne voudrais pas

Qu’elle eût pris pour me voir une peine inutile.

Sera-t-elle bientôt rendue en cet asile ?

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

J’ai lieu de l’espérer. J’aspire cependant

À vous entretenir ; et d’un avis prudent

Voulant vous faire part...

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Moi-même je désire

De m’instruire avec vous.

À sa suite.

Allez, qu’on se retire.

 

 

Scène V

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN, L’ÉVÊQUE DE GENÈVE

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Un jeune homme, appelé le comte Salvigni,

Avec ma sœur, dit-on, désire d’être uni

Par les nœuds fortunés d’un prochain mariage.

Ma sœur, vous le savez, est à la fleur de l’âge :

Elle joint aux vertus les charmes les plus doux.

Elle est sensible, honnête, et d’un second époux

Ses soins et son amour embelliraient la vie.

Cependant, monseigneur, en ces lieux on publie

Que de cet hyménée éteignant le flambeau,

Vous arrachez ma sœur au destin le plus beau,

Et qu’ici vous venez, armé d’un zèle extrême,

Lui dire, au nom du ciel, de fuir tout ce qui l’aime.

Dois-je croire à ces bruits ?

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

On n’en saurait douter.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN, avec surprise.

Quoi, monseigneur !

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Daignez un instant m’écouter,

Vous serez moins surpris de tout ce qui se passe.

Nous connaissons tous deux le pouvoir de la grâce,

Et vous n’ignorez pas, monseigneur, qu’à sa voix

On ne peut résister. Déjà, plus d’une fois,

Au cœur de votre sœur elle s’est fait entendre :

À cette voix divine il a fallu se rendre.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Sans doute elle a des droits que je ne puis celer :

Mais pourquoi vous hâter de la faire parler ?

Vous dirigez ma sœur, et dans sa conscience

Naissent, à votre gré, la terreur, l’espérance.

C’est vous seul, en un mot, qui réglez son destin.

De Salvigni peut-être elle eût reçu la main.

Pourquoi l’en empêcher ?

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

La demande m’étonne.

Est-ce qu’avec le Ciel l’humanité raisonne ?

Votre sœur veut à Dieu consacrer ses appas,

Fonder un monastère ; et ne savez-vous pas

Qu’aux regards du Très-Haut rien n’est plus agréable

Et qu’aux nœuds de l’hymen le cloître est préférable ?

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Ministre d’un Dieu sage et d’un Dieu de bonté,

Ainsi vous le croyez ! Il faut que la beauté

Aille, pour plaire au Ciel, humblement pénitente,

Dans un tombeau sacré s’ensevelir vivante,

Et sur elle faisant un téméraire effort,

Avant de n’être plus se condamne à la mort ?

Et ne voyez-vous pas qu’un pareil sacrifice

Insulte à la nature et blesse la justice,

Et qu’il n’est point dicté par la religion ?

L’ÉVÊQUE LE GENÈVE, avec surprise et sévérité.

Quoi, monseigneur !

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Craignez la superstition :

Sous un voile béni souvent elle se cache,

Nous poursuit en tous lieux, à tous nos pas s’attache,

Et dessèche à la fois nos sens et notre cœur,

Semblable au noir vampire enfanté par l’erreur.

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Au maintien de la foi les cloîtres nécessaires,

Ont été constamment approuvés par nos pères.

Là, dort son feu sacré. Que dis-je ? nuit et jour

Il brûle, et du Très-Haut étend partout l’amour ;

À la religion il fait des prosélytes,

Et de notre croyance agrandit les limites.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Cet amour du Très-Haut est sans utilité.

Le sage, monseigneur, aime l’humanité.

Voilà le premier soin pour une âme sensible,

Et le premier devoir. Comptez, s’il est possible,

Les maux que vos couvents ont faits à l’univers.

La vierge infortunée y traîne dans les fers

Une mourante vie ; et mère de famille

On l’aurait vue un jour renaître dans sa fille.

Cette fleur, dont partout on admirait l’éclat,

Se flétrit, tombe et meurt dans l’affreux célibat.

Elle eût porté des fruits ; vous la rendez stérile,

Et telle est, nous dit-on, la loi de l’évangile.

Non, monseigneur, l’apôtre a dit expressément,

Plutôt que de brûler, mariez-vous. Comment,

Si, dans le célibat, chacun passait sa vie,

Cette divine loi serait-elle suivie ?

Où le Ciel prendrait-il tons ces adorateurs

Qui parent les autels de festons et de fleurs ?

Et comment pourrait-il, privé de tout hommage,

Dans ces adorateurs retrouver son image ?

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Le monde, monseigneur, est des plus corrompus ;

Vous ne l’ignorez pas. Où seront les vertus,

Où fleuriront les mœurs, s’il faut que, sur la terre,

On détruise partout couvent et monastère ?

Et si Dieu désormais cesse d’être honoré

Sous ces pieux réduits, où...

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Pour être adoré

Dieu veut-il en effet qu’on se charge d’entraves ?

Veut-il à ses genoux ne voir que des esclaves ?

Ah ! quelle triste erreur vient fasciner vos sens ;

L’encens de l’homme libre est le plus pur encens

Que puisse à l’éternel offrir la créature.

Pourrait-il se tromper quand il suit la nature ?

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Mais le mondain est loin de la perfection

Et ne peut la devoir qu’à la religion.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Que cette erreur nouvelle et m’étonne et m’afflige !

Se sauver dans le monde est-ce donc un prodige ?

Ah ! croyez, monseigneur, que, dans tous les états,

On trouve des vertus, et qu’il ne suffit pas,

Pour atteindre au sommet de l’humaine sagesse,

De prier, de jeûner et de veiller sans cesse :

Il faut faire encor plus, vous devez le savoir ;

Et d’épouse et de mère exercer le devoir,

Est un joug moins léger que toutes ces pratiques,

Pieux amusements des âmes fanatiques.

J’en ai vu dans le monde, et l’on en voit toujours,

De ces cœurs généreux qui consacrent leurs jours

Aux soins de leur famille, et qui, tendres, fidèles,

Du sexe quelquefois deviennent les modèles.

Pensez-vous que le ciel les traite avec rigueur.

Et pour prix de ces soins les condamne au malheur ?

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Non ; le ciel aime l’ordre ainsi que la justice ;

Et ces cours à leurs vœux le trouveront propice :

Mais ils sont peu nombreux, ces cours que vous citez,

Et dans la cour des rois, dans les vastes cités,

Et même dans les champs, où règne la nature,

Des mortels corrompus je vois la tourbe impure

Insulter chaque jour, avec impunité,

Aux saints commandements de la Divinité.

Qui sauve ces méchants des vengeances célestes ?

Les prières, les vœux de ces vierges modestes,

Dont vous osez blâmer le pieux dévouement ;

Sans elles, monseigneur, peut-être en ce moment

La foudre tomberait sur vingt têtes coupables

Et peut-être des cieux les carreaux formidables

Du dernier jugement devançant les rigueurs,

Plongeraient aux enfers les malheureux pécheurs.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Et dans la main de Dieu pourquoi placer la foudre,

Et le croire toujours incapable d’absoudre ?

Pourquoi le supposer vindicatif, cruel,

Et lui donner enfin les vices d’un mortel ?

Comme vous, monseigneur, je suis prélat et prêtre,

Et je fus, comme vous, instruit à le connaître.

Il hait la violence, et veut que la douceur

Soit l’arme qui toujours ramène le pécheur

Lorsque du droit chemin follement il s’égare.

Quoi que vous en disiez, le ciel n’est point barbare :

Il ne saurait du cloître approuver les rigueurs.

Et sans toujours prier, toujours verser des pleurs,

À la perfection je crois qu’on peut atteindre,

Servir Dieu dans le monde, et l’aimer et le craindre.

Empêchez donc ma sœur de quitter ce séjour,

Où cherchent à l’envi la nature et l’amour

À toujours l’enchaîner, à lui plaire sans cesse,

Et ne l’arrachez point à ma pure tendresse.

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Je voudrais le pouvoir ; mais le ciel a parlé.

Je n’en suis plus le maître, et vers elle appelé...

Mais la voici.

 

 

Scène VI

 

LA BARONNE, LE JEUNE BARON, L’ÉVÊQUE D’AUTUN, L’ÉVÊQUE DE GENÈVE

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE, à qui la Baronne baise la main.

Ma fille, avec quelle allégresse

Je vous revois enfin ! Hâtons-nous, le temps presse.

C’est le ciel qui m’envoie, et qui veut qu’en ce jour,

Avec moi, sans tarder, vous quittiez ce séjour.

LA BARONNE.

Ah ! disposez de moi ! Que n’ai-je eu l’avantage

D’être ici la première à vous offrir l’hommage

De tous mes sentiments et de mes moindres yeux.

Je n’ai pu diviser les flots tumultueux

D’un peuple gémissant de votre longue absence,

Et que vient d’enchanter votre auguste présence.

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Ce peuple m’est bien cher ; mais il faut qu’aujourd’hui

Tous les deux nous prenions le chemin d’Annecy.

LE JEUNE BARON.

Il n’est pas temps encor, monseigneur...et ma mère,

À plus d’une personne, est ici nécessaire.

Ses filles et son fils ont des droits à ses soins,

Et vous devez du cœur connaître les besoins.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Je les connais aussi. Sans une peine extrême,

Verrai-je fuir ma sœur que j’estime, que j’aime ?

Ah ! ma sœur, demeurez. En tout temps, en tout lieu

On peut également servir, craindre, aimer Dieu ;

Et d’une année au moins retardez un voyage...

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

C’est avec ces discours et cet adroit langage

Qu’on vous perdra, ma fille. Ah ! ne l’écoutez pas,

Et songez bien plutôt à marcher sur mes pas.

Voyez dans l’avenir quelle gloire immortelle,

Réserve à vos travaux le ciel qui vous appelle ;

Voyez combien le prix en sera noble et doux.

Le monde entier bénit l’ordre fondé par vous ;

Et là, de toutes parts, de vertueuses filles,

Dédaignant, comme vous, le vœu de leurs familles,

Viennent, se consacrant au culte des autels,

Prier, jeûner, veiller pour les faibles mortels,

Et loin d’un monde impur écarter les tempêtes.

Que d’encens monte au ciel ! que de pieuses fêtes !

Montrant l’évêque d’Autun.

Si j’en crois monseigneur, avec vos sentiments

Vous pourriez, en ces lieux, consacrer vos moments

Au jeûne, à la prière. et préserver votre âme

Des pièges dont le monde environne une femme :

Mais ce n’est point assez que de s’en garantir ;

Mais ce n’est point assez que de se convertir ;

Sous la loi du Seigneur, loi sainte et salutaire,

Avec l’air de l’inspiration et de l’enthousiasme.

Il faudrait, s’il se peut, ranger toute la terre,

Catéchiser, prêcher et les nuits et les jours ;

Et joignant à la fois l’exemple et le discours,

Affronter les tourments, la prison, la mort même,

Pour faire aimer partout la Majesté-Suprême.

Voilà, voilà le sort qui vous est réservé.

Le monde entier, par vous, peut être un jour sauvé ;

Toute femme, à l’envi, peut suivre votre exemple,

Et de tout l’univers ne faire qu’un seul temple.

Au jeune Baron et à l’évêque d’Autun.

L’un de vous perd sa mère, et l’autre perd sa sœur,

Et tous les deux, remplis d’une égale douleur,

Vous voudriez ici la retenir encore.

Mais connaissez la loi de ce Dieu que j’adore.

Sur le sort d’un mortel, lorsqu’elle a prononcé,

Quel mortel, pour la suivre, a jamais balance ;

Quel est l’audacieux, quel est le téméraire

Qui peut, aux vœux du ciel, avoir un vœu contraire ?

Qu’il paraisse ! qu’il vienne ! et l’ange du Seigneur,

Cet ange dont la main porte un glaive vengeur,

N’éteindra dans son cœur ces vœux illégitimes

Qu’en le précipitant au fond des noirs abimes.

À la Baronne.

Mon ministère saint m’appelle hors d’ici.

Je sors, et nous prendrons le chemin d’Annecy,

Dans deux heures au plus. Êtes-vous résignée ?

Et sentez-vous le prix de votre destinée ?

LA BARONNE.

Oui, mon père, je sens qu’il faut vous obéir,

Et qu’on voudrait en vain ici me retenir.

 

 

Scène VII

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN, LA BARONNE, LE JEUNE BARON

 

LE JEUNE BARON.

Que dites-vous, ma mère ? et quelle est votre idée ?

À quitter vos enfants vous seriez décidée ?

Mes sœurs et moi, sans vous, qu’allons-nous devenir ?

Si vous partez, hélas ! il nous faudra mourir.

Aux lieux où vous allez, nous ne pourrons vous suivre ;

Vous-même, loin de nous, comment pourrez-vous vivre ?

Vous nous aimez sans doute ?...

LA BARONNE.

Ah ! comment le cacher ?

Vous êtes, après Dieu, ce que j’ai de plus cher,

Et pour vous mille fois je donnerais ma vie.

Prenez-la, s’il le faut ; qu’elle me soit ravie.

Mais souffrez qu’un moment j’aie au moins le bonheur

De céder à la voix de mon saint directeur !

Qu’il soit sûr, en un mot, de ma reconnaissance,

Et ne m’accuse point de désobéissance.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Quoi ! ma sœur, vous craignez de lui désobéir !

Que je plains votre erreur ! avant que de partir,

Voyez, à vos genoux, vos filles, votre père,

Celui de votre époux, votre fils, votre frère,

Ils recevront la mort dans un dernier adieu ;

Et ma sœur en partant, croit obéir à Dieu !

LE JEUNE BARON, bas à l’évêque d’Autun.

Poursuivez, monseigneur ; votre vive éloquence

Peut tenir, quelque temps, ses esprits en balance ;

Et je vais avertir mon grand-père et mes sœurs,

Qui viendront, à l’instant, l’assiéger de leurs pleurs.

 

 

Scène VIII

 

L’ÉVÊQUE D’AUTUN, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Vous connaissez assez l’évêque de Genève,

Mon frère, et jusqu’au ciel, quand sa vertu m’élève,

Vous voulez qu’ici bas je rampe obscurément !

Vous, prélat comme lui ! vous m’étonnez vraiment !

J’imaginais...

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Mon cœur, quand le vôtre s’étonne,

Est sensible, indulgent et ne juge personne,

Je suis prêtre, il est vrai ; mais je suis citoyen.

Le sang m’unit à vous par un étroit lien ;

Et, quand vous pouvez être utile à ma patrie,

Pourrais-je ouvrir l’oreille à la voix qui vous crie

D’éteindre de l’hymen le glorieux flambeau,

Et de vous enfermer dans un pieux tombeau ?

Non, cette voix vous trompe ; elle n’est qu’imposture ;

Et le patriotisme, et surtout la nature,

Passent avant les lois que dicta l’éternel.

Qu’un autre agisse en Dieu ; moi, je parle en mortel.

 

 

Scène IX

 

LE VIEUX BARON, soutenu par les deux filles de la Baronne, L’ÉVÊQUE D’AUTUN, LA BARONNE, LE JEUNE BARON

 

LE VIEUX BARON.

Est-il bien vrai, ma fille ? Eh quoi ! tu m’abandonnes !

Ah ! prends pitié de moi ! Quels chagrins tu me donnes !

Ton époux ne vit plus ; le ciel me l’a ravi.

Si je te perds, hélas ! quel sera mon appui ?

Et n’ayant plus de fils au bout de ma carrière,

Quelle main s’ouvrira pour fermer ma paupière ?

Jusques à ce moment, par tes soins j’ai vécu ;

La bonté, de ton cœur la première vertu

Des plus pressants dangers a sauvé ma vieillesse ;

Que vais-je devenir sans toi, sans ta tendresse ?

Il me faudra mourir ; et tu n’ignores pas

Que, plus il est prochain, plus on craint le trépas.

Ah ! fais-moi vivre encor ! prolonge mes années ;

Elles sont, près de toi, toujours si fortunées !

Que dis-je ? il est un âge où, voilé par le temps,

L’astre de la raison perd ses traits éclatants.

Seize lustres, et plus, ont surchargé ma tête,

Et ma raison, mourante, à me quitter est prête.

Lui montrant ses deux petites filles.

Vois-tu ces deux enfants ? L’âge a mis de niveau

Leur principe et ma fin, ma tombe et leur berceau.

C’est le même intérêt qui tous trois nous rassemble ;

Et tous les trois ici nous t’implorons ensemble.

LA FILLE AÎNÉE DE LA BARONNE.

Oui maman, avec toi nous voulons demeurer

Rien ne pourra jamais de toi nous séparer.

LA CADETTE.

Qui, je pense comme elle et si rien ne t’arrête

À te suivre en tout lieu je sens que je suis prête.

LA BARONNE.

Ah ! mon père, avec eux pourquoi vous liguez-vous ?

Devriez-vous ainsi tomber à mes genoux,

Lorsque, pour vous céder, j’ai tenté l’impossible ?

C’est vouloir m’exposer à paraître insensible.

Avec vous, je brûlais de rester en ces lieux,

Et, pour connaître à fonds la volonté des cieux,

À genoux, cette nuit, le front dans la poussière,

Je commençais à peine une ardente prière,

Un ange m’apparaît. Que fais-tu, m’a-t-il dit,

Et quels doutes sans cesse agitent ton esprit ?

L’évêque de Genève a dû tous les détruire.

Suis, en tout, ses conseils et te laisse conduire.

C’est l’être tout-puissant qui l’envoya vers toi ;

Il porte dans ses mains le flambeau de la foi...

Laisse-le, par degrés, dessiller ta paupière ;

Que, seul, il soit ton guide, et marche à sa lumière.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Il ne faut pas toujours croire à ces visions,

Qui, trop souvent, ma sœur, sont des illusions,

Ou l’effet dangereux d’une tête exaltée,

Par un délire aveugle au plus haut point montée.

C’est la raison surtout que l’on doit consulter.

LE VIEUX BARON.

Je suis plus juste ; écoute. Avant de me quitter,

Attends du moins la fin de ma triste existence.

Un ange la parlé ; je le crois, et je pense

Que tu dois obéir à ses moindres discours

Mais il me reste à vivre, hélas ! si peu de jours !

Quand je ne serai plus, suis ton penchant céleste,

Et qu’à mon dernier jour ma fille, au moins, me reste !

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

De vos filles, ma sœur, tels sont les vœux ardents.

Nous devons, il est vrai, la vie à nos parents.

Mais vos filles, de vous attendent davantage,

Et l’éducation nécessaire à leur âge,

Cette éducation, le premier des trésors,

Qui la leur donnera, si, malgré nos efforts,

Tous les abandonnez ? et, durant votre absence,

Quel guide, à la vertu, formera leur enfance ?

LE JEUNE BARON.

Pouvez-vous résister à ce désir touchant ?

Vous n’avez point, ma mère, un cœur dur ni méchant.

Non ; et mes jeunes sœurs, et mon oncle et mon père

Qui vous tendent les bras, et moi-même, j’espère,

Nous saurons vous gagner ; nous saurons vous fléchir.

LA BARONNE.

Oui vous me fléchirez : à force de sentir

Tout ce que la nature eut jamais de plus tendre,

Mon faible cœur, hélas ! finira par se rendre.

Situ veux, ô mon Dieu, qu’il soit sourd à leur voix,

Prête-moi ton secours : je révère tes lois,

Je fais tous mes efforts pour te rester fidèle ;

Mais triompher sans toi n’est pas d’une mortelle.

 

 

ACΤΕ ΙII

 

Il fait nuit vers la fin de la première scène.

 

 

Scène première

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE, LA BARONNE

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Ma fille, qu’ai-je appris ? à mes desseins pieux

Vous renoncez, dit-on, et l’intérêt des cieux,

La gloire du Seigneur n’ont plus rien qui vous touche ?

Vainement son oracle a parlé par ma bouche ?

LA BARONNE.

Non, mon père ; mon cœur, ferme dans son projet,

D’un Dieu toujours épris, n’a point changé d’objet.

Il est toujours soumis à sa volonté sainte.

Je suis prête, avec vous, à quitter cette enceinte.

Mais vous n’avez pas vu sur l’heure, à mes genoux,

Ce vieillard malheureux, père de mon époux,

Qui, poussant des sanglots et m’appelant sa fille,

S’il me perd, a-t-il dit, perd toute sa famille.

Ai-je pu résister à ses cris, à ses pleurs ?

Mes filles partageaient ses profondes douleurs.

Mon fils, non moins touché, ne verse plus de larmes ;

C’est dans son désespoir qu’il veut chercher des armes

Et vous voulez encor que je quitte ces lieux !

Et vous m’osez parler de l’intérêt des cieux

Quand celui de mon sang veut qu’ici je demeure !

Ah ! cessez, ou plutôt, ordonnez que je meure.

Le ciel ne peut vouloir que nous soyons cruels.

Que dis-je ? il nous prescrit d’aimer tous les mortels ;

D’être mère, surtout, d’être fille sensible ;

Et faut-il, en son nom, commander l’impossible ?

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Je connais vos devoirs. Mais vous n’ignorez pas

Qu’on peut, sans les enfreindre, accompagner mes pas.

Dans le cloître, où mes soins prétendent vous conduire,

Vous aurez, chaque jour, la liberté d’écrire.

J’écoute la nature, ainsi que la raison,

Et je ne ferai point une étroite prison

D’un séjour où je veux que, loin des yeux du monde,

Vos jours coulent sereins dans une paix profonde.

LA BARONNE.

Ils le seront partout où je pourrai vous voir ;

Les passer près de vous est mon plus doux espoir.

Mais, mon père, mon fils et mes filles en larmes,

Mais ma famille en proie aux plus vives alarmes,

Je ne la verrai plus, et des lettres, hélas !

Pour un cœur bien épris, ont de faibles appas,

Quand il est éloigné de l’objet qu’il adore.

Mes filles, chaque jour, au lever de l’aurore,

Me viennent embrasser. Mon père, chaque jour,

Me voit, à son réveil, l’embrasser à son tour.

Ces innocents plaisirs sont les besoins de l’âme ;

Et s’il faut, que bientôt j’y renonce...

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Ah ! madame,

Est-ce-vous qui parlez ? Des faiblesses du sang

Vous dépendez encore, et votre cœur ressent

De ces affections terrestres et grossières

Dont j’ai cru vous guérir par mes saintes prières.

Eh bien, de nos projets je ne vous parle plus ;

Suivez du monde encor les sentiers corrompus ;

Restez en ce séjour, et plein du même zèle,

Seul, je retourne aux lieux où la grâce m’appelle.

LA BARONNE.

Ah ! mon père, arrêtez ! Puis-je vivre sans vous ?

Sans vous, puis-je m’unir à mon céleste époux ?

C’est vous seul, je le sens, qui devez m’y conduire.

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Ne vous laissez donc plus enchanter ni séduire

Par ces transports des sens et ces honteux retours,

Vers des biens qu’il est temps d’abjurer pour toujours,

Et préférez enfin la grâce à la nature.

Mes soins vous ont ouvert la route la plus sûre

Qui vous puisse conduire à la perfection.

Que m’obéir en tout soit votre ambition :

N’en ayez jamais d’autre, et vous romprez le piège

Que vous tend l’ennemi qui toujours vous assiège.

À demi-voix.

Et puis, vous le savez, au fond de votre cœur

Brûle peut-être encor cette secrète ardeur

Que souvent m’avoua votre bouche ingénue.

LA BARONNE.

Hélas !

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Vous soupirez. Votre âme toute nue,

Aux yeux de l’Éternel ne saurait se cacher.

Du mortel qui vous plût, le souvenir trop cher,

N’y domine que trop ; ce soupir me l’annonce.

Entre Selmour et Dieu, que ma fille prononce !

LA BARONNE.

Moi, je prononcerais entre Selmour et Dieu !

Lorsque je dis au monde un éternel adieu,

N’est-ce pas à vos yeux m’montrer toute entière ?

C’est Dieu seul qui me plaît ; j’en suis heureuse et fière.

Oui, Dieu seul.

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Cependant vous l’avez offensé,

Et d’un profane amour ce grand Être est blessé.

Songez-donc, s’il est vrai qu’il ait pour vous des charmes,

Combien, pour l’apaiser, il faut verser de larmes,

Combien vous repentir et vous mortifier ;

Quelle faute, en un mot, il vous faut expier !

LA BARONNE.

Vous me parler, mon père, en véritable apôtre.

Ma raison, c’en est fait, se soumet à la vôtre.

Mon cœur, du droit chemin un moment écarté,

Ne suivra plus de loi que votre volonté ;

Je reconnais enfin la grâce qui l’éclaire.

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Vos filles, votre fils, ainsi que votre père,

Pourraient durant le jour, mettre obstacle à vos pas,

Ils pleureraient ensemble, et ne souffriraient pas,

Qu’ensemble nous fuyons de ce profane asile.

La nuit, sur nos desseins, répand une ombre utile,

Profitons-en ; surtout, en frivoles adieux,

N’allez point consumer des moments précieux.

Il faut partir sans voir ce que votre cœur aime.

Le ciel vous saura gré de cet effort suprême,

Et j’aperçois déjà le prix qui vous attend.

LA BARONNE.

Et quoi ! sans voir mon père ! Ah ! souffrez qu’un instant...

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE, avec une colère apostolique, mais sans dureté.

Fille indigne de moi, si vous m’étiez moins chère !...

Et quoi ! ne suis-je pas moi-même votre père ?

J’ordonne, obéissez. Dans le saint tribunal

J’ai prévenu Claudine. Ayez un zèle égal

Au zèle aveugle et pur de cette sainte fille.

Sacrifiez à Dieu toute votre famille,

Et n’oubliez jamais qu’il a sur vous les yeux.

Partons, je vous attends ; je vais, près de ces lieux

Achever de donner les ordres nécessaires.

LA BARONNE.

Mes vœux ne seront point à vos désirs contraires ;

J’en ai fait le serment au ciel ainsi qu’à vous,

Je le tiendrai.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, seule.

 

Mon Dieu, je tombe à vos genoux.

Eclairez ma faiblesse, et faites-moi connaître...

Mais j’entends quelque bruit... C’est Claudine peut-être.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, CLAUDINE

 

CLAUDINE.

Tout dort dans la maison, ou du moins je le crois ;

Vos filles, votre père.

LA BARONNE.

Et mon fils ?

CLAUDINE.

Par deux fois,

Aux portes de sa chambre appliquant mon oreille,

Je n’ai rien entendu.

LA BARONNE.

Je tremble qu’il ne veille.

Tantôt, plus que jamais, il était agité.

Je crains qu’il ne se porte à quelqu’extrémité,

Qu’il ne suive un peu trop son bouillant caractère :

Il faudra lui céder ; je sens que je suis mère.

CLAUDINE.

Que dites-vous, madame, et qu’est-ce que j’entends ?

Monseigneur de Genève a reçu vos serments.

N’avez-vous pas promis...

LA BARONNE.

J’ai tout promis sans doute ;

Mais, pour quitter ces lieux, tu vois ce qu’il m’en coûte.

Un père, des enfants... Sans répandre des pleurs,

Puis-je briser les nœuds qui m’attachaient leurs cours ?

CLAUDINE.

Non, je pleure moi-même en quittant la famille

Où vous portez les noms et de mère et de fille,

Où, comme fille et mère, on vous rendait des soins,

Où chacun à l’envi prévenait vos besoins,

Et trouvait son plaisir à remplir votre attente.

Je n’y fus jamais rien que simple gouvernante,

Et vous savez pourtant avec quelle bonté

On m’a toujours traitée. Ai-je rien souhaité

Qu’on ne m’ait à l’instant fait obtenir. Claudine,

N’a souvent dit monsieur, aisément je devine

Qu’aujourd’hui tu voudrais prendre un peu de bon temps.

Eh bien ! suis à ton gré tes honnêtes penchants ;

Je te donne congé pour toute la journée.

Je naquis orpheline et n’ai point de lignée,

Point de père, d’enfants, point de mari surtout,

Et je sens que, pour Dieu, mon cœur laisserait tout,

Depuis que j’ai connu monseigneur de Genève,

Ce saint homme a daigne me prendre pour élève ;

Et vous devez penser, madame, ainsi que moi.

De notre directeur suivez donc mieux la loi.

Fermez, fermez votre âme à l’humaine faiblesse,

Et fuyons avec lui sans délai ; le temps presse.

J’ai présidé moi-même aux apprêts du départ,

Et je crains que demain nous ne fuyions trop tard.

Que dis-je ? je crains tout, votre fils et vous-même.

On frappe à la porte.

Mais qui heurte si tard ?

LA BARONNE.

Ma surprise est extrême !

Va voir, Claudine.

Elle va voir.

Hélas ! cette fille a raison.

Je ne suis pas encore hors de cette maison,

Et peut-être... Eh bien ?

CLAUDINE.

C’est un pieux solitaire

Qui vient pour vous parler. Il porte un caractère

Tout-à-fait rassurant. C’est un ermite enfin.

LA BARONNE.

Mais à l’heure qu’il est...

CLAUDINE.

J’ignore son dessein.

Mais il vient, m’a-t-il dit, de la part du saint homme

Qui s’est chargé du soin de notre âme.

LA BARONNE.

Il se nomme ?...

CLAUDINE.

Je l’ignore. De nous qu’il soit ou non connu,

Peut-il, de cette part, n’être pas bien venu ?

 

 

Scène IV

 

SELMOUR, en habit d’ermite, LA BARONNE, CLAUDINE

 

SELMOUR.

Me pardonnerez-vous, madame, un stratagème

Qui peut incessamment tourner contre moi-même ;

Ce n’est point de la part de votre directeur

Que je viens en ces lieux, et cet avis menteur

Excite en vous peut-être une juste colère ;

Mais mon intention n’est pas de vous déplaire

Ni de vous offenser, et le ciel est témoin...

LA BARONNE.

D’indulgence en effet vous avez grand besoin,

Et si je n’écoutais qu’un courroux légitime,

Je... Mais peut-on jamais vouloir commettre un crime

Lorsque d’un tel habit on marche revêtu ?

Non, non, il fut toujours celui de la vertu.

La décence pourtant veut que Claudine reste.

Expliquez-vous, parlez.

SELMOUR.

En ce moment funeste,

Si je pouvais vous dire à vous seule...

LA BARONNE.

Arrêtez.

C’est pousser un peu loin tant de témérités !

Je ne crains que Dieu seul ; mais cependant mon âme,

Aux regards des mortels veut éviter le blâme ;

Et, pour y parvenir, jusqu’à mes derniers jours,

Comme s’ils me voyaient je ma conduis toujours.

Vous frémissez ! vos yeux se couvrent d’un nuage,

Et la mort, la mort presque est sur votre visage !

Avec beaucoup de douceur.

Rassurez-vous, mon frère, et calmant cet effroi,

Expliquez-vous enfin. Qu’attendez-vous de moi ?

Quel service important pourrais-je ici vous rendre ?

Quel secours vous prêter ? Je brûle de l’apprendre.

SELMOUR.

Ah ! que je crains, madame, en ce fatal moment,

D’exciter de nouveau votre ressentiment !

Tirant un portrait de son sein et l’offrant à la Baronne d’une main tremblante.

Ce portrait vous dira le sujet qui m’attire,

Et mieux que moi de tout il pourra vous instruire.

LA BARONNE.

La mère du Sauveur, son enfant dans ses bras !

Ah ! qu’un pareil tableau pour mon cœur a d’appas,

Quelle main vous donna cette image sacrée,

De qui la tenez-vous ?

SELMOUR.

D’une femme adorée.

J’eus l’audace autrefois de lui peindre mes feux.

Sensible, mais au Ciel consacrant tous ses vœux,

Elle daigna me plaindre ; à mon amour extrême,

Par un amour égal, elle répondit de même.

Certain jour cependant, ô jour de mon malheur !

Le respect du Très-haut l’emportant dans son cœur,

Elle me congédie. Et voilà, me dit-elle,

En m’offrant ce portrait, au lieu d’une mortelle,

Voilà le seul objet qu’il soit permis d’aimer,

Le seul dont les attraits doivent vous enflammer.

Adorez, en tout temps, cette divine image,

Et qu’elle soit partout l’objet de votre hommage.

LA BARONNE, à part.

Chaque mot qu’il me dit augmente mon soupçon.

Haut et avec plus de trouble.

À l’esprit toutefois de la religion,

L’hymen n’est pas toujours absolument contraire.

Elle aurait pu, sensible à votre amour sincère,

Sans offenser le Ciel, contracter avec vous

Un mariage saint, et du nœud le plus doux...

SELMOUR.

Je suivais de Calvin le dogme condamnable,

Et ce fut mon seul tort.

LA BARONNE.

Qu’entends-je ? Est-il croyable !

Ah ! je la reconnais cette image qu’un jour

Accepta de ma main l’infortuné Selmour.

Est-ce lui dont les traits...

SELMOUR, tombant à ses genoux.

Reconnaissez de même

L’infortuné mortel de qui l’amour extrême...

LA BARONNE.

C’est lui-même en effet ; c’est Selmour... Ô mon Dieu !

Une heure ou deux plutôt que n’ai-je fui ce lieu !

Claudine s’approche, rode autour d’eux, témoigne à son tour beaucoup d’étonnement. La Baronne continuant, et lui rendant le portrait.

Ah ! puisqu’elle est à vous, reprenez cette image

Et partez.

SELMOUR.

Mais partir ! Un si précieux gage

N’a donc plus de pouvoir ?

LA BARONNE.

Non, je dois l’oublier.

Par des serments plus saints je viens de me lier.

Partez ; plus que la mort je crains votre présence.

SELMOUR.

Et pourquoi renoncer à la douce espérance

De nous unir ? J’apprends, non loin de ce séjour,

Que votre époux enfin vient de perdre le jour ;

Je sors de la retraite inconnue et sauvage

Où seul à l’éternel j’adressais mon hommage.

Vous êtes libre, jeune, et vous m’avez aimé ;

Mon cœur, de vos appas, est toujours plus charmé,

Et, si je vous suis cher, pourquoi, pourquoi, madame,

Hésitez-vous encore à couronner ma flamme,

Et d’un second hymen rejetez-vous les nœuds ?

À la clôture encor d’indissolubles vœux

Ne vous ont point liée ; et je suis catholique,

Et la grâce m’a fait briser l’obstacle unique

Qui s’opposa longtemps à ma félicité.

Je n’ai point fait de vœux moi-même. En liberté,

Je puis vous épouser sans craindre qu’on me blâme.

Dites un mot, parlez ; soudain je vous réclame

Comme un bien qui m’est dû. Je quitte cet habit,

Et le plus doux lien pour jamais nous unit.

LA BARONNE, à part.

Tu l’emportais, mon Dieu ! ta victoire était sûre,

Et ces mots tout-à-coup ont r’ouvert ma blessure.

Pour triompher encor prête-moi ton appui.

SELMOUR.

Vous ne répondez pas !

LA BARONNE.

Je parlais à celui

Qui peut, au moindre signe, aujourd’hui vous confondre.

Vous-même interrogez-le, et, prompt à vous répondre,

C’est à moi, dira-t-il, qu’elle a donné son cœur ;

Et lorsque j’en étais le paisible vainqueur,

Ton audace croirait m’enlever sa conquête !

Fuis à l’instant, perfide, ou ma vengeance est prête,

Ou la foudre sur toi va tomber en éclats.

Je crois l’entendre ainsi vous menacer... Hélas !

Fuyez, mon cher Selmour, évitez sa colère,

Et, plaisant à mon Dieu, soyez sûr de me plaire.

SELMOUR.

Non, vous expliquez mal sa sainte volonté ;

Je connais mieux que vous sa suprême bonté.

Non, le Ciel ne veut point qu’en cette conjoncture,

Nous étouffions tous deux le cri de la nature.

Que dis-je ?... votre cœur ne sent plus rien pour moi ;

De l’amour, de l’honneur il méconnaît la loi,

Et vous oubliez tout, nos feux et vos promesses.

LA BARONNE.

Insensé ! que dis-tu ?... de nos pures tendresses,

Aurais-je pu jamais perdre le souvenir ?

Dans un cloître aujourd’hui prête à m’ensevelir,

Si j’évite le monde et cherche la retraite,

C’est pour m’y repentir d’une flamme secrète,

Pour expier ma faute, et mériter qu’un jour

L’Éternel me pardonne un criminel amour.

Parton image ici, nuit et jour poursuivie,

Aux lieux où saintement je vais couler ma vie,

Peut-être que la paix renaîtra dans mon cœur ;

C’est pour en triompher que je fuis mon vainqueur.

Je le voyais absent, juge de la puissance

Qu’ici lui donnerait sa trop chère présence.

SELMOUR.

Qu’entends-je ? Par mes vœux dussé-je vous lasser,

Je ne vous quitte plus ; je ne puis renoncer...

LA BARONNE.

Écoutez-moi, Selmour, toujours je me rappelle,

Avec un doux plaisir, votre amour pur, fidèle,

Et, malgré le serment qui m’enchaine à mon Dieu,

Mon cœur vous aime encore et vous en fait l’aveu.

Ce serment n’exclut point le nœud du mariage ;

Mais j’ai, vous le savez, un père bon et sage,

Et mon avis toujours sé régla sur le sien.

Allez le consulter, s’il veut qu’un doux lien ;

Peut-être nous pourrons, par un doux hyménée...

SELMOUR.

Qu’ai-je entendu ? J’y vole, et reviens de ce pas.

Votre père, à coup sûr, ne s’opposera pas

À mes vœux empressés.

 

 

Scène V

 

CLAUDINE, LA BARONNE

 

CLAUDINE.

Qu’ai-je entendu moi-même ?

Et comment expliquer votre imprudence extrême ?

Quoi, madame ! aujourd’hui, pour vous donner à Dieu,

Avec un saint prélat vous partez de ce lieu,

Et c’est le même jour que votre cour s’engage

À former les liens d’un prochain mariage !

 

 

Scène VI

 

LA BARONNE, CLAUDINE, LE JEUNE BARON

 

LE JEUNE BARON, une épée nue dans une main, et un flambeau dans l’autre.

J’ai su tous les projets de votre ravisseur,

Mon œil en a percé la ténébreuse horreur.

Je sais qu’il n’est pas loin, et que, vers cette porte,

Il vous attend, suivi d’une nombreuse escorte.

Mais, à mes sœurs, à moi, croit-il vous arracher ?

Et croit-il m’enlever ce que j’ai de plus cher,

Sans que mon bras armé n’arrête son audace ?

Qu’il vienne ! sans bouger, je reste à cette place.

 Je le dois, je le veux et c’est moi contre lui,

Moi seul qui, dans ce jour, vous servirai d’appui.

LA BARONNE.

Que dites-vous, mon fils ? Et pourquoi cette épée,

Dont ma tremblante vue est tout-à-coup frappée ?

LE JEUNE BARON.

Vous me le demandez ! Ah ! madame, est-ce à vous

D’ignorer le sujet de mon juste courroux ?

L’évêque de Genève en ce lieu doit se rendre

Pour me ravir ma mère, et je viens la défendre.

LA BARONNE.

Et quoi ! vous oseriez attenter à des jours

Dont le ciel, tant de fois, a respecté le cours,

Et porter sur un prêtre une main sacrilège !

LE JEUNE BARON.

Eh ! pourquoi non ? Un prêtre a-t-il le privilège

D’arracher une mère à son malheureux fils,

De la rendre insensible à ses pleurs, à ses cris ?

Et sous le joug sacré qu’à loisir il apprête,

Dès qu’un prêtre a parlé faut-il courber sa tête ?

Qu’il ose ici rentrer, votre saint directeur,

Et que, toujours guidé par sa pieuse erreur

Sur vous il ose mettre une main téméraire,

Et c’en est fait de lui.

LA BARONNE.

Votre bras sanguinaire

Oserait se plonger dans le sein révéré

D’un mortel généreux qui doit m’être sacré !

LE JEUNE BARON.

S’il se montre, il est mort.

LA BARONNE.

Ah ! qu’entends-je, barbare !

Voilà comme, pour moi, votre cœur se déclare !

Vous méditez un meurtre, un homicide affreux,

Et vous croyez ainsi faire changer mes vœux !

Indécise tantôt, et manquant de courage,

À Selmour je cédais ; mais cet excès de rage

Me rend toute ma force, et vers le saint des saints

Je me sens attirer par mes premiers desseins,

Et je m’élève à lui sur des ailes de flamme.

Un jour plus radieux vient d’éclairer mon âme.

Adieu, mon fils, adieu. N’arrêtez point mes pas.

LE JEUNE BARON.

Non, ma mère, d’ici vous ne sortirez pas.

LA BARONNE.

Je ne sortirai pas ! quel étrange délire !

Lui présentant son sein.

Et bien ! frappe ! à tes coups je devrai le martyre.

LE JEUNE BARON, jetant son épée, et tombant à ses genoux.

Moi, vous frapper, ô ciel ! moi, qui vous dois le jour,

Et qui mourrais pour vous ! Ah ! que mon pur amour !

S’il ne peut l’empêcher, suspende votre fuite,

Ou, pour jamais, ma vie au désespoir réduite...

Ici Claudine ramasse l’épée et la jette dans la coulisse.

LA BARONNE.

Levez-vous, mon cher fils, et lisez dans mes yeux

Ce qu’il doit m’en coûter pour conquérir les cieux.

Plus que jamais, hélas ! je sens que je vous aime,

Je vous quitte en pleurant, en mourant à moi-même.

C’est le ciel qui l’ordonne, il lui faut obéir :

Mais, pour vous faire vivre, il est doux de mourir :

Et par moi, vous vivrez ; oui, mon fils, votre mère

Va tant prier pour vous...

LE JEUNE BARON.

Illusion ! chimère !

LA BARONNE, bas à Claudine.

Le combat peut durer ; j’ai besoin de secours :

Il faudrait avertir...

CLAUDINE.

Je vous entends, j’y cours.

 

 

Scène VII

 

LA BARONNE, LE JEUNE BARON

 

LE JEUNE BARON.

Eh ! que m’importe à moi cette vie éternelle,

Qu’un directeur promet à tout chrétien fidèle ?

Quand de vous ici bas il m’aura séparé,

Mon cœur sera-t-il moins de chagrin dévoré ?

Il me faut une mère, et non la récompense

Que l’éternel là-haut aux bienheureux dispense.

Nous entendre, vous voir, voilà le paradis

Que souhaite mon cœur, et dont il est épris.

L’avenir est trop loin pour me flatter d’y vivre.

LA BARONNE.

L’avenir nourrit seul l’espoir dont je m’enivre,

Et je ne meurs au monde, à sa félicité,

Que pour mieux m’élever à l’immortalité.

LE JEUNE BARON.

Eh bien ! pour en jouir, de cette vie heureuse,

Dont l’espoir, envers moi, vous rend si rigoureuse,

Si vous m’abandonnez, je me perce le sein

Avec ce fer sur l’heure échappé de ma main ;

Et c’est vous, de ma mort, vous qui serez la cause.

Frémissez !

LA BARONNE, à demi-voix.

Quel projet le cruel se propose !

Ô mon Dieu ? de mon fils détournez ce malheur,

Ou je reste en ces lieux pour calmer sa fureur.

 

 

Scène VIII

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE, LA BARONNE, LE JEUNE BARON, CLAUDINE

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Vous parlez de rester ! Qu’ai-je entendu, ma fille ?

Faut-il combattre encor toute votre famille ?

Et ne voyez-vous pas que c’est le tentateur

Qui l’envoie à vos pieds pour changer votre cœur,

Et pour détruire en vous l’ouvrage de la grâce ?

De Luther, de Calvin j’ai converti la race,

Et de vous aujourd’hui je ne puis triompher !

Et bien ! suivez, comme eux, la route de l’enfer.

Il s’ouvre sous vos pas, si toujours indécise,

Vous ne consommez point notre sainte entreprise.

De l’achever tantôt vous avez fait serment.

Vous l’oubliez ; craignez le juste châtiment

Qu’aux parjures le ciel réserva en sa vengeance

Et n’espérez plus rien de sa longue indulgence.

Oui, c’en est fait de vous ; oui, je vois sous vos pas

S’ouvrir l’affreux abîme où tombent les ingrats,

Et ma fille, engloutie au noir séjour des crimes,

Subit des réprouvés les tourments légitimes.

LA BARONNE, avec effroi et la plus grande émotion.

Moi, qui devais monter au séjour des élus,

Je subirais, ô ciel... je ne résiste plus.

C’est en Dieu désormais et pour Dieu qu’il faut vivre ;

Je le sens, je le vois, et suis prête à vous suivre.

Marchons.

LE JEUNE BARON.

Arrêtez !... Quoi ! pour retenir vos pas,

Je fais de vains efforts ! Vous ne m’écoutez pas !

À l’évêque de Genève.

Et toi, tyran sacré, qu’à bon droit je déteste !

Tremble, et crains, à son tour, la colère céleste.

Tu m’enlèves ma mère et crois impunément...

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE.

Vous l’entendez, ma fille, et voyez clairement

Que l’ennemi de Dieu contre vous le transporte,

Et que le démon seul peut parler de la sorte.

Il se met hors de la porte et lui tend les bras.

Jetez-vous dans mon sein, et méprisant ses cris...

LE JEUNE BARON, se jetant par terre entre l’évêque de Genève et sa mère.

Eh bien ! foulez aux pieds le corps de votre fils ;

Écrasez-le, madame, ou rendez-lui sa mère.

 

 

Scène IX

 

L’ÉVÊQUE DE GENÈVE, LA BARONNE, LE JEUNE BARON, CLAUDINE, SELMOUR, accourant avec précipitation, retenant la Baronne par le bras, et l’empêchant de passer sur le corps de son fils, LE PRÉSIDENT, LE VIEUX BARON, L’ÉVÊQUE D’AUTUN, LES DEUX PETITES FILLES

 

SELMOUR.

Arrêtez, et voyez votre fils, votre père,

Votre frère, un vieillard, qui tous à vos genoux

Tombent en ce moment, ainsi que votre époux.

Madame, je le suis : vous me l’avez promise

Cette pain que je presse ; eh bien ! je l’ai conquise,

Un père me la donné, et lui-même en ce lieu...

LA BARONNE, voulant sortir.

Qui peut me retenir quand le ciel parle ? Adieu.

SELMOUR.

Je ne puis recevoir cet adieu qui me tue,

Madame, je mourrai, si loin de votre vue...

LA BARONNE.

Dieu l’ordonne.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! ma fille, en cet instant Selmour

M’a rappelé l’objet de son premier amour.

Oubliant Salvigni, dont j’approuvai la flamme,

Aimez-la sans réserve et prenez-la pour femme,

Ai-je dit à Selmour, vous remplirez mes vœux,

 Qu’elle reste surtout, nous serons tous heureux.

LA BARONNE.

Vous me donnez Selmour, je resterais, mon père,

Si je ne craignais point qu’aux vœux du ciel contraire

Mon séjour en ces lieux n’excitât son courroux.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Pourquoi toujours le ciel entre ma sœur et nous ?

Vois ton fils à tes pieds qui meurt de ton absence ;

Vois s’unir contre toila vieillesse et l’enfance ;

Tes filles à l’envi pour enchaîner tes pas,

Vers le ciel et vers toi levant leurs faibles bras...

LE PRÉSIDENT.

Vois ta famille en pleurs et moi dans les alarmes,

Dont les yeux desséchés ne trouvent plus de larmes,

Qui veut te voir heureuse avant que de mourir.

LA BARONNE.

Que mon cœur est ému !

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Peux-tu les voir souffrir

Sans éprouver toi-même une douleur mortelle ?

Tu n’as donc plus, ma sœur, une âme maternelle,

Tu crois en t’arrachant de leurs bras enfantins

Ne laisser en ces lieux que ces trois orphelins,

Nous le serons tous.

TOUS LES ACTEURS.

Tous.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Oui, tous, je te l’assure.

LA BARONNE.

C’est l’amitié, l’hymen, l’amour et la nature,

Qui parlent par leur voix, je n’y résiste plus,

À quoi me serviraient des efforts superflus ?

Levez-vous, mes enfants, embrassez-moi, mon père.

LE JEUNE BARON.

Que je suis fortuné ! j’ai retrouvé ma mère.

LA BARONNE, à Selmour.

Je cède à vos vertus, pouvais-je plus longtemps,

Ne pas récompenser d’aussi purs sentiments ?

SELMOUR.

Une seconde fois permettez-vous, madame,

Que je tombe à vos pieds ? j’ai donc touché votre âme,

Je rends grâces au ciel.

LE PRÉSIDENT, les unissant.

Et moi, je vous unis,

Que par votre bonheur les méchants soient punis !

Leur faux zèle en ce jour nous coûte assez de larmes...

LE VIEUX BARON.

Tu nous restes, ma fille, ô moment plein de charmes !

Reçois, ma chère enfant, ma bénédiction,

C’est de la part d’un père un si précieux don !

LA BARONNE.

Je la reçois : rendue à toute ma famille,

Je vois dans tous les yeux l’espérance qui brille,

Un tableau si touchant doit plaire à l’éternel ?

Quand il fait des heureux quel cœur est criminel.

L’ÉVÊQUE D’AUTUN.

Celui qui de sentir, d’aimer est incapable,

Aux yeux de l’éternel voilà le vrai coupable.

Des superstitions, ma sœur a triomphé,

Et le démon du cloître est par elle étouffé ;

Livrons-nous au repos qui naît de son courage,

Le repos est si doux après un long orage.

PDF