La station Champbaudet (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
- ACTE I
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- ACTE II
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
- ACTE III
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
Comédie-Vaudeville en trois.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 7 mars 1862.
Personnages
PAUL TACAREL
LETRINQUIER, rentier
THÉODORE GARAMBOIS, employé au télégraphe
ARSÈNE, domestique
DUROZOIR, vieil employé
MADAME CHAMPBAUDET, veuve, 47 ans
NINA LETRINQUIER, sœur de Letrinquier
CAROLINE, fille de Letrinquier
VICTOIRE, bonne
UNE DAME VOILÉE
INVITÉS
La scène est à Paris.
ACTE I
Un petit salon octogone chez madame Champbaudet. Ameublement confortable. À gauche, premier plan, contre la cloison, une toilette, sur laquelle sont des flacons, des cosmétiques, une sonnette. Au deuxième plan, une porte. Porte d’intérieur dans le pan coupé de gauche. Porte principale au fond, donnant sur l’escalier, que l’on voit quand la porte est ouverte. Fenêtre au pan coupé de droite. Porte au second plan. Table avec tapis au premier plan de droite. Tapis sur le parquet. Gravures encadrées aux murs. Chaises. Fauteuils.
Scène première
MADAME CHAMPBAUDET, puis ARSÈNE
MADAME CHAMPBAUDET, debout et se regardant dans une petite glace à main.
Je ne veux pas me flatter... non !... mais il y a des matins... quand le ciel est pur... et que ma toilette est terminée... où je me donnerais tout au plus... tout au plus trente ans.
Minaudant.
Mon petit bonnet rose me coiffe comme un bijou... J’ai l’air d’une petite fleur ; mais il ne tient pas... Sonnons ma femme de chambre.
Elle se rassied devant sa toilette et sonne.
ARSÈNE, paraissant par la porte du pan coupé de gauche.
Madame a sonné ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Pas vous, mon garçon... Justine.
ARSÈNE.
Justine ? Elle n’est plus ici... Madame l’a renvoyée hier pour inconduite.
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! c’est juste. Mon Dieu, que faire !... il va venir.
À Arsène.
Sauriez-vous attacher une épingle ?
ARSÈNE.
Des fois.
MADAME CHAMPBAUDET.
Eh bien... tenez... placez-moi celle-ci... là, à gauche... et prenez garde de me piquer.
ARSÈNE, à lui-même.
J’étais en train de faire les lampes... mais ça ne fait rien.
Il s’essuie les mains avec son tablier et coiffe madame Champbaudet en lui disant :
Madame !... un malheur... le robinet de la fontaine s’a cassé... C’est celui à l’eau filtrée... et je guette le fontainier quand il passera avec sa petite trompette... Je l’entends tous les jours vers une heure...
MADAME CHAMPBAUDET.
Aïe ! vous me piquez !
ARSÈNE.
C’est pas moi... c’est l’épingle... Pour lors, Madame m’autorise à acheter un autre robinet ?
MADAME CHAMPBAUDET, se levant.
Mais oui... vous m’ennuyez avec votre fontaine !... Le coiffeur n’a rien apporté pour moi ?
ARSÈNE.
Non, madame...
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est bien... merci...
ARSÈNE.
Puisque Madame m’autorise... je vas guetter le fontainier.
Il sort.
Scène II
MADAME CHAMPBAUDET, seule
Dans un quart d’heure Paul sera ici... Paul Tacarel, vingt-six ans... et architecte !... un front d’artiste !... Je dis Paul parce qu’il n’est pas là... mais, quand il y est, je l’appelle M. Paul... J’ai toujours eu de la tenue ! Un jour, ce jeune homme... que je n’avais jamais vu... se présente chez moi et me dit : « Madame, vous avez eu le malheur de perdre M. votre mari, un ancien marchand de bois. – C’est vrai, monsieur. – Est-ce que vous ne songez pas à lui élever un monument ? – Pour quoi faire, monsieur ? – Mais pour consacrer sa mémoire. – Mon Dieu, je vous avoue que je n’y pensais pas... » Et c’est là vérité, jamais l’idée ne m’était venue de... Mais ce jeune architecte est si bien... si respectueux... si assidu... Il déroule avec tant de grâce ses plans, ses devis... il les explique avec tant de grâce ses plans, ses devis... il les explique avec tant de charme... que, ma foi... je me suis décidée à consacrer la mémoire de feu Champbaudet... Depuis deux mois, Paul vient tous les jours à une heure... Nous causons du mausolée... Il me regarde, je le regarde... Je m’abreuve de son souffle enivrant... car il m’aime ! une voix secrète me le dit... Mais il est comme moi... il n’ose... il n’ose se déclarer... Ah ! si j’étais homme, il me semble que j’oserais, moi !...
La pendule sonne.
Une heure !... Il va venir.
Coup de sonnette à la porte extérieure.
C’est lui !... Quelle exactitude !... Ah ! c’est de l’amour !
Scène III
MADAME CHAMPBAUDET, TACAREL
TACAREL, entrant avec un carton-portefeuille sous le bras.
Madame, je vous présente mon respect... Je ne suis pas en retard ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Oh ! non !... Et laissez-moi vous remercier de toutes les forces de mon âme...
TACAREL.
De quoi ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais de votre ponctualité...
À part.
De la tenue ! de la tenue !
TACAREL.
C’est mon devoir...
À part.
Elle a dû être très bien, cette femme-là... vers la pointe de 1830 !
Il va poser son chapeau sur une chaise, au fond, pus il vient placer son carton sur la petite table de droite.
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Il ne me dit rien de mon petit bonnet rose.
Elle joue avec ses rubans pour attirer son attention.
Hum !
TACAREL.
Madame, je vous apporte quelques nouveaux croquis de monuments tumulaires...
MADAME CHAMPBAUDET.
Dessinés par vous, cela doit être ravissant !
Elle s’assied.
TACAREL.
Ah ! madame !
À part.
J’entends marcher là-haut... Le mari d’Aglaé n’est pas encore parti.
Haut, s’asseyant et montrant ses plans.
Voici un petit sarcophage dans le style grec... avec colonnettes, architraves, fronton et stylobate...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! c’est charmant ! le délicieux petit chalet !... Et quel serait le prix ?
TACAREL.
Trois mille francs.
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est trop cher !...
TACAREL.
En voici un autre dans des prix plus doux... une simple colonne surmontée d’un buste en marbre... c’est de très bon goût.
MADAME CHAMPBAUDET.
Est-ce qu’on ne pourrait pas supprimer la colonne ?
TACAREL.
Sur quoi poserions-nous le buste ? On ne peut pas le pendre comme un réverbère.
Il rit.
MADAME CHAMPBAUDET, riant.
C’est juste... Et... quel serait le prix ?
TACAREL.
Dix-huit cents francs.
MADAME CHAMPBAUDET.
Oh ! c’est trop cher !
TACAREL, à part.
Elle liarde avec la mémoire de Champbaudet.
Haut.
Dame, quand on veut du marbre...
MADAME CHAMPBAUDET, vivement.
Mais je ne demande pas de marbre.
TACAREL.
Oh ! très bien !... Alors je vous proposerai de la brique de Bourgogne.
MADAME CHAMPBAUDET, gaiement.
Justement, Champbaudet était de la Bourgogne.
TACAREL.
Et puis c’est gentil, c’est riant ! Comme mausolée, c’est ce qu’on fait de plus gai dans ce moment.
MADAME CHAMPBAUDET.
Voilà mon affaire ! Et... quel serait le prix ?
TACAREL.
Douze cents francs !
MADAME CHAMPBAUDET, se levant.
Ah ! c’est trop cher !
TACAREL, à lui-même.
Encore !
MADAME CHAMPBAUDET.
Mon mari était un homme simple... économe... avare même.
S’attendrissant tout à coup.
Ah ! monsieur Paul, il m’a rendue bien malheureuse... allez !
TACAREL.
Il n’y est plus ! consolez-vous !
MADAME CHAMPBAUDET.
Si vous saviez ! Je ne pouvais pas garder de cuisinières.
TACAREL.
Il était difficile sur la nourriture ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Non ; il était coureur, emporté !... infidèle !...
TACAREL.
Très bien ! il fallait me dire ça plus tôt ! Nous lui offrirons du moellon de Nanterre à treize francs le mètre...
MADAME CHAMPBAUDET.
Cube ?
TACAREL.
Cube !
À part.
Je n’entends plus marcher là-haut... il doit être parti.
MADAME CHAMPBAUDET.
Nous en recauserons, monsieur Paul... Je ne suis pas encore décidée.
TACAREL.
Oh ! quand vous voudrez... Je ne suis pas pressé...
MADAME CHAMPBAUDET, assise à gauche, près de la toilette.
Cela ne vous dérange donc pas, de venir ainsi tous les jours chez une pauvre veuve ?
TACAREL.
Au contraire, cela m’arrange... parce que...
MADAME CHAMPBAUDET.
Parce que ?...
TACAREL.
J’éprouve un plaisir infini à me rencontrer avec un esprit aussi charmant que le vôtre.
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! monsieur Paul...
À part.
Il va oser !
TACAREL.
Plaisir qui s’augmente encore, s’il est possible...
MADAME CHAMPBAUDET, émue.
Ah ! monsieur Paul !
TACAREL.
Par la considération respectueuse qui est due à l’honorabilité de votre caractère... imposant.
MADAME CHAMPBAUDET, désappointée.
Ah !...
À part.
Il n’ose pas !
TACAREL, regardant le plafond, à part.
Aglaé doit être seule... Impossible de m’en assurer.
MADAME CHAMPBAUDET, se levant.
Monsieur Paul... je le vois bien... vous, manquez de confiance en moi !
TACAREL, à part, sans l’écouter.
Elle me gêne... il faut la renvoyer !
MADAME CHAMPBAUDET.
Vous me croyez le cœur sec... c’est une erreur... J’ai encore là... des trésors d’illusions.
TACAREL, à part.
J’ai mon moyen !
MADAME CHAMPBAUDET.
Vous me comprenez... car vous êtes artiste.
TACAREL.
Architecte !... et, à ce titre, voulez-vous me permettre une légère observation sur l’édifice de votre coiffure ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Mon bonnet rose !... Comment le trouvez-vous ?
TACAREL.
À vous parler franchement, je préférais celui que vous portiez hier !
MADAME CHAMPBAUDET.
Mon bleu ?
TACAREL.
Précisément ; le bleu ; c’est la couleur du ciel !
MADAME CHAMPBAUDET, vivement.
Oh ! je vais le mettre !... je vais le mettre !... Attendez-moi, Paul...
Se reprenant.
Monsieur Paul...
À part.
De la tenue ! de la tenue !
Elle entre dans sa chambre, à droite.
Scène IV
TACAREL, seul
Il tire de sa poche une petite trompette de marchand de robinets.
Avertissons bien vite Aglaé de ma présence... Elle demeure au-dessus... au troisième...
Il met la trompette à sa bouche et la retire.
C’est une femme mariée à un employé du télégraphe... Elle n’a pas encore couronné ma flamme... et je tiens fortement à liquider cette aventure avant fin courant... car on s’occupe de me marier... Il y a un notaire qui se remue pour ça... et il se peut que d’un moment à l’autre...
Il met la trompette à sa bouche et la retire.
Sous prétexte de mausolée, j’ai fait la connaissance de la veuve Champbaudet... Son petit local m’est très commode. Avant de monter au troisième, je m’arrête au second... C’est ma station... la station Champbaudet... Dix minutes d’arrêt !
Montrant sa trompette.
Je donne le signal avec ceci... et j’attends la réponse... Quand M. Garambois, son mari, est sorti, Aglaé joue sur son piano :
Chantant.
J’ai du bon tabac... et je monte. Quand il est là-haut, et que je ne dois pas monter, elle joue :
Chantant.
Marie, trempe ton pain !... c’est très ingénieux...
Achevant l’air.
...dans la sauce ! Voyons ce qu’elle va me jouer !
Il souffle dans sa trompette et en tire deux ou trois sons.
Scène V
TACAREL, ARSÈNE, MADAME CHAMPBAUDET
ARSÈNE, entrant vivement par le côté gauche, pan coupé.
Le voilà... je l’ai entendu !
Il court à la fenêtre et l’ouvre en criant :
Marchand de robinets ! marchand de robinets !
Il regarde dans la rue.
TACAREL, à part, cachant sa trompette.
Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?
MADAME CHAMPBAUDET, entrant en bonnet bleu.
Ce tapage... Qu’y a-t-il ?
TACAREL.
Je ne sais pas !
ARSÈNE, quittant la fenêtre.
Je ne vois dans la rue qu’une litière.
MADAME CHAMPBAUDET.
On aurait juré que ce bruit venait d’ici.
TACAREL.
La fenêtre était ouverte, et, vous savez, le bruit monte.
ARSÈNE.
Madame, je vais courir après le marchand, il me faut mon robinet.
Il sort par la gauche, pan coupé.
TACAREL, à part.
C’est drôle, le piano ne répond pas...
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Il ne voit donc pas mon bonnet bleu !
Scène VI
TACAREL, MADAME CHAMPBAUDET, GARAMBOIS
GARAMBOIS, entrant brusquement par le fond.
Votre serviteur, madame !
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! mon Dieu, monsieur... vous m’avez fait peur !...
TACAREL, à part.
Quel est celui-là ?
GARAMBOIS.
Madame, je suis votre voisin... je demeure au-dessus.
TACAREL, à part.
Garambois ! le mari !
GARAMBOIS.
Et je viens vous présenter une requête.
Apercevant Tacarel et saluant froidement.
Monsieur...
TACAREL, troublé.
Monsieur...
GARAMBOIS, à part.
C’est le petit sigisbée dont le portier m’a parlé, et qui vient tous les jours.
TACAREL, à part.
Il m’épluche !
MADAME CHAMPBAUDET.
Eh bien, monsieur ?
GARAMBOIS.
Monsieur est votre parent ?
Avec intention.
Je suis indiscret peut-être ?...
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais pas du tout...
GARAMBOIS, à part.
Elle a rougi !
TACAREL.
Je suis l’architecte de Madame.
GARAMBOIS, incrédule.
L’architecte ?... Madame fait construire ?...
MADAME CHAMPBAUDET.
Voyons, monsieur, cette requête ?
GARAMBOIS, à part.
Elle a encore rougi !
Haut.
Madame, je viens vous prier de ne pas sonner de la trompette aussi souvent que cela !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Moi, monsieur ?
TACAREL, à part.
Ah ! bon.
GARAMBOIS.
Oui, madame, tous les jours, à une heure précise, quand je descends l’escalier pour me rendre à mon télégraphe électrique... j’entends votre instrument criard.
MADAME CHAMPBAUDET.
Eh ! monsieur, c’est le marchand de robinets qui passe dans la rue.
TACAREL, vivement.
C’est le marchand de robinets.
GARAMBOIS.
Vous croyez ?... J’aurais pourtant juré...
TACAREL.
Vous savez, le bruit monte !
GARAMBOIS.
N’en parlons plus.
MADAME CHAMPBAUDET.
Pardon, de mon côté, j’ai aussi une requête à vous adresser.
GARAMBOIS.
À moi ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Pourriez-vous prier Madame, quand elle joue du piano, de varier un peu ses airs ?
TACAREL, à part, inquiet.
Aïe ! aïe !
GARAMBOIS.
Comment ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Tous les jours à une heure précise... elle joue : J’ai du bon tabac ; c’est agaçant.
TACAREL, à part.
Pour me prévenir qu’elle est seule !
GARAMBOIS.
Vous faites erreur, madame, ma femme ne joue qu’un air... toujours le même, c’est Marie, trempe ton pain ! pour l’apprendre à son perroquet.
TACAREL, à part.
Et pour m’avertir que tu es là-haut !
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais je vous assure que j’ai entendu le Bon Tabac.
GARAMBOIS.
C’est impossible ! vous aurez confondu le Bon Tabac avec Marie, trempe ton pain.
On entend jouer au-dessus : J’ai du bon tabac.
MADAME CHAMPBAUDET.
Là !... écoutez !
GARAMBOIS.
Hein ?... Le Bon Tabac ! c’est absurde ! elle va embrouiller son perroquet.
MADAME CHAMPBAUDET.
Ça a l’air d’être une réponse à la trompette du fontainier.
TACAREL, vivement.
Oh ! quelle plaisanterie !
À part.
Elle vend la mèche !
GARAMBOIS.
C’est bien drôle !... bien drôle !... serait-ce un signal ?... Que je suis bête !... Un marchand de robinets !...
TACAREL, riant.
Ah !... ah !... un marchand de robinets !
GARAMBOIS, froidement.
Monsieur... je me fais l’honneur de parler à Madame.
À lui-même.
Je suis fou !... Allons donc ! je vais à mon télégraphe électrique.
Fausse sortie.
Ah ! madame, j’oubliais, les locataires de la maison sont dans l’intention de faire placer un tapis dans l’escalier... Seriez-vous disposée à contribuer pour votre quote-part ?...
MADAME CHAMPBAUDET, impatientée.
Je ne sais pas, monsieur, je suis en affaires...
GARAMBOIS.
Très bien, j’aurai l’honneur de vous revoir.
Saluant.
Madame... monsieur... désolé de vous avoir dérangés...
À part.
C’est une belle femme.
TACAREL, à part.
Bon, il file !
GARAMBOIS, à lui-même.
Où donc est mon parapluie ?... Je l’ai oublié là-haut, je remonte...
Il sort.
Scène VII
MADAME CHAMPBAUDET, TACAREL
TACAREL, à part, prenant son chapeau.
Le voilà parti... je grimpe !...
Haut.
Madame...
MADAME CHAMPBAUDET.
Comment ! vous partez déjà ?
TACAREL.
Mille pardons, mais une affaire...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! restez... nous n’avons encore rien décidé.
TACAREL.
Ce sera pour demain... un rendez-vous très important... On m’attend à une heure et demie.
MADAME CHAMPBAUDET.
Oh ! quel malheur ! moi qui avais préparé une petite collation...
TACAREL, à part.
Un buffet !... Ma station a un buffet !
MADAME CHAMPBAUDET.
De la crème, des chatteries...
TACAREL.
Oh ! impossible ! je le regrette.
MADAME CHAMPBAUDET, l’accompagnant.
À demain... sans faute.
TACAREL.
Sans faute.
Il est sur le seuil de la porte, lorsqu’on entend au-dessus l’air de Marie, trempe ton pain. S’arrêtant.
Ah ! sapristi !
MADAME CHAMPBAUDET, sans le voir.
Encore ce piano !
Elle redescend.
TACAREL, à part.
Marie, trempe ton pain !... « Ne montez pas !... » Je vais attendre !
MADAME CHAMPBAUDET, qui le croit parti, s’est assise près de sa toilette ; rêveuse et à part.
Dès qu’il est parti, il me semble que le soleil se couche et que la nuit vient !
TACAREL, qui est redescendu et s’est assis à droite, près de la table.
Pardon, je fais une réflexion.
MADAME CHAMPBAUDET, se retournant et avec joie.
Comment ! vous ? mais votre rendez-vous ?
TACAREL, galamment et se levant.
Il y a des personnes près desquelles on oublie tous les rendez-vous !
MADAME CHAMPBAUDET, avec élan.
Paul !
Se reprenant.
Monsieur Paul !
TACAREL, s’approchant d’elle.
Excusez ma franchise...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ainsi vous acceptez ma petite collation ?
TACAREL.
Mais c’est-à-dire...
MADAME CHAMPBAUDET, se levant et passant à droite en sautillant et frappant dans ses mains.
Ah ! que je suis contente ! ah ! que je suis contente !
TACAREL, à part, passant à gauche.
C’est criminel de faire sautiller ainsi une femme d’âge.
MADAME CHAMPBAUDET, ôtant le carton de dessus la table.
Nous allons faire là notre petite dînette !
TACAREL, à part.
Je voudrais bien savoir si le Garambois est toujours là-haut.
Il tire machinalement sa trompette et la recache vivement.
Pas devant elle !... Il faut qu’elle change encore de bonnet.
Haut.
Tiens ! vous avez mis un bonnet bleu !...
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Il l’a vu.
Haut.
C’est vous qui m’en avez priée.
TACAREL.
Moi ?...
MADAME CHAMPBAUDET.
Vous m’avez dit : « Le bleu, c’est la couleur du ciel ! »
TACAREL.
Oui, mais le rose vous va si bien !
MADAME CHAMPBAUDET, étonnée.
Ah !
TACAREL.
Le rose, c’est la couleur du printemps.
MADAME CHAMPBAUDET.
Petit capricieux !
TACAREL.
Mais...
MADAME CHAMPBAUDET, tendrement.
Taisez-vous ! on va le remettre !...
TACAREL.
Ah ! que vous êtes bonne !
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais attendez-moi...
D’un ton de reproche affectueux.
Hier vous m’avez envoyée revêtir mon bonnet mauve... et, quand je suis revenue, vous étiez parti... vilain !
TACAREL.
Ce n’est pas ma faute... On avait joué là-haut. J’ai du bon tabac... Et c’est plus fort que moi, quand j’entends cet air-là... ça me prend sur les nerfs, il faut que je monte...
Se reprenant.
Il faut que je parte !
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est intolérable !... je déménagerai !...
TACAREL, vivement.
Oh ! mais non ! je ne veux pas !
MADAME CHAMPBAUDET.
Pourquoi ?
TACAREL, tendrement.
Il y a des souvenirs qu’on ne déménage pas !
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! Paul !
Se reprenant.
Monsieur Paul !
À part, en sortant.
C’est un ange ! un ange !
Ensemble.
Air du Secrétaire de Madame.
MADAME CHAMPBAUDET.
Je vais donc, pour vous satisfaire,
Me coiffer au gré de vos vœux ;
Car le bonnet que je préfère
Est celui qui vous plaît le mieux.
TACAREL.
Quittez donc, pour me satisfaire,
Votre bonnet à rubans bleus ;
C’est le rose que je préfère,
C’est celui qui vous sied le mieux.
Elle sort à droite.
Scène VIII
TACAREL, puis ARSÈNE et MADAME CHAMPBAUDET
TACAREL, seul.
Ma sortie du bonnet commence à s’user... Demain, il faudra que je trouve autre chose.
Tirant sa petite trompette.
Tâchons de savoir définitivement ce qui se passe là-haut.
Il sonne de la trompette.
ARSÈNE, entrant vivement et se précipitant à la fenêtre.
C’est lui... c’est lui ! Marchand de robinets ! marchand de robinets !
MADAME CHAMPBAUDET, accourant en bonnet rose.
Encore ! c’est trop fort !
TACAREL, qui a caché sa trompette et feignant l’étonnement.
Avez-vous entendu ?
ARSÈNE, se retirant de la fenêtre.
Pas un chat dans la rue !
TACAREL.
Il y a peut-être un fontainier... en chambre... dans la maison !
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est possible.
À Arsène.
Il faut s’informer... Arsène, courez chez le portier.
ARSÈNE.
Oui, madame... Ah ! à propos !... voilà ce que votre coiffeur vient d’apporter pour vous.
Il tire d’un papier une longue fausse natte.
MADAME CHAMPBAUDET, s’en saisissant vivement, à part.
Hein ? Maladroit !... devant lui !
Elle la fourre dans sa poche.
TACAREL, à part.
Une rallonge !
ARSÈNE, soulevant un bout de la natte qui sort de la poche.
Madame... il en passe.
MADAME CHAMPBAUDET, cachant la natte et furieuse.
Mais taisez-vous donc ! imbécile ! bête ! butor !
ARSÈNE.
Quoi qu’y a ?
TACAREL, à part.
Ne touchez pas à la mèche.
MADAME CHAMPBAUDET.
Sortez de chez moi !... allez-vous-en !... je vous chasse.
ARSÈNE.
Ah ! bon ? ça m’est égal !
À part.
J’ai une place en réserve.
MADAME CHAMPBAUDET.
Excusez-moi, monsieur Tacarel...
ARSÈNE, qui remontait, redescendant.
Ah ! monsieur Tacarel, quoique chassé, je veux bien vous dire que j’ai fait entrer dans la cuisine un clerc de notaire qui demande à vous parler.
TACAREL.
Un clerc de notaire ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Dans la cuisine ?... Faites entrer !
TACAREL, à part.
Oh ! c’est pour mon mariage...
Haut.
Non, non... J’y cours... Vous permettez, madame ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Comment donc !
TACAREL, en sortant.
Dans la cuisine !... A-t-on jamais vu !...
Tacarel et Arsène sortent par le pan coupé.
Scène IX
MADAME CHAMPBAUDET, puis GARAMBOIS
MADAME CHAMPBAUDET, seule.
L’animal, me remettre devant ce jeune homme... L’a-t-il vu ? Mon Dieu ! l’a-t-il vu ?
GARAMBOIS, entrant brusquement.
Votre serviteur, madame !
MADAME CHAMPBAUDET, sursautant.
Ah ! mon Dieu !... monsieur !... vous me faites des frayeurs !...
GARAMBOIS, très animé pendant toute la scène.
Madame, je viens encore d’entendre la trompette.
MADAME CHAMPBAUDET.
Moi aussi... Après ?
GARAMBOIS.
Et je veux savoir si, cette fois, le piano répondra.
Il se campe sur une chaise près de la table.
Vous permettez ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Que faites-vous ?...
GARAMBOIS.
Je serai très bien ici pour entendre !
MADAME CHAMPBAUDET.
Par exemple ! prendre mon appartement pour observatoire !
GARAMBOIS, se levant.
Elles sont dures, vos chaises !... Madame, ma position est affreuse...
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais, monsieur...
GARAMBOIS, montrant un porte-cigares, avec rage.
Que dites-vous de ceci, madame ?
MADAME CHAMPBAUDET, outrée.
Un porte-cigares ! monsieur, je ne fume pas.
GARAMBOIS, furieux.
Moi non plus, madame !... Eh bien, que penseriez-vous... répondez... si vous aviez trouvé cet ustensile... dans la chambre de votre femme ?...
Violemment.
Mais répondez donc !
MADAME CHAMPBAUDET.
Eh ! vous m’ennuyez ! est-ce que cela me regarde ?...
GARAMBOIS.
C’est vrai ! nous ne nous connaissons pas !
MADAME CHAMPBAUDET.
Eh bien, alors...
GARAMBOIS, furieux.
Oh ! Aglaé !... si je savais !
Il renverse une chaise.
MADAME CHAMPBAUDET.
Bien ! elle est cassée !
GARAMBOIS.
Elles ne sont pas solides, vos chaises !... elles sont dures... et pas solides ! C’est de la camelote ! Mais, aujourd’hui, on veut du bon marché.
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah çà ! monsieur, de quoi vous mêlez-vous ?
GARAMBOIS, brusquement.
Madame, je ne vous parle pas... Chacun a ses affaires... Vous avez un architecte... moi, j’ai des inquiétudes !
MADAME CHAMPBAUDET.
J’ai un architecte ! Comment l’entendez-vous ?
GARAMBOIS.
Du mauvais côté !
MADAME CHAMPBAUDET, outrée.
Monsieur, sortez !
GARAMBOIS, se jetant dans un fauteuil près de la toilette.
J’attends le piano !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais, monsieur...
GARAMBOIS.
Vos fauteuils ne sont pas meilleurs ! Tout, cela c’est de la pacotille !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Pacotille ?
GARAMBOIS.
Chut !
On entend au-dessus l’air. J’ai du bon tabac.
C’est bien ça... Le Bon Tabac !
Se levant.
Plus de doute ! c’est un signal pour appeler le musicien... On me croit à mon télégraphe !...
Serrant la main de madame Champbaudet avec énergie.
On me croit à mon télégraphe !...
MADAME CHAMPBAUDET, se dégageant.
Mais vous me cassez les doigts !
GARAMBOIS.
Taisez-vous ; je couve un stratagème !...
À lui-même.
Je vais envoyer Aglaé... la coupable Aglaé, dîner chez sa tante... je m’installe au piano... et je joue : J’ai du bon tabac jusqu’à extinction ! Je verrai bien si l’on viendra !
Sortant brutalement.
Madame, je vous remercie !
Il sort par le fond.
Scène X
MADAME CHAMPBAUDET, puis TACAREL
MADAME CHAMPBAUDET, seule très agitée.
Cet homme m’a exaspérée, j’étouffe... j’ai besoin d’air !
Croyant tirer son mouchoir, elle prend sa natte pour s’éventer.
TACAREL, rentrant par la gauche, pan coupé.
Madame, mille fois pardon...
MADAME CHAMPBAUDET, s’éventant.
Ah ! monsieur Paul !... si vous aviez été là, vous m’auriez protégée ! une pauvre femme seule !
Apercevant sa natte.
Oh !
TACAREL, de même.
Oh !
À part.
Elle marivaudait avec sa natte !
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Il l’a vue !
Elle la fourre vivement dans sa poche.
TACAREL.
Madame, il en passe !
MADAME CHAMPBAUDET, rentrant vivement le bout.
Ce n’est pas à moi !... C’est pour une de mes amies de province qui a eu des chagrins.
TACAREL.
Je m’en doutais...
MADAME CHAMPBAUDET.
Attendez-moi là... j’ai mille choses à vous dire... Je vais chercher notre petite collation.
À part, en sortant.
C’est peut-être mal de le tromper ?... Mais, quand nous serons mariés, je lui avouerai toutes mes petites annexions !
Haut.
À bientôt, à bientôt !
Elle entre dans une pièce latérale, à gauche.
Scène XI
TACAREL, puis LA DAME VOILÉE, puis MADAME CHAMPBAUDET
TACAREL, seul.
Je ne sais pas si Aglaé a répondu... Ce clerc de notaire est bègue... Il n’en finissait plus de me raconter comme quoi il m’avait cherché chez moi, à mon cercle... et dans mille autres lieux...pour me remettre une lettre de son patron... La voici... très pressée.
Lisant.
« Mon cher client, je vous ai enfin découvert un parti qui réunit toutes les convenances. »
Parlé.
Très bien...
Lisant.
« La première entrevue aura lieu ce soir. »
Parlé.
Ah ! sapristi !
Lisant.
« Vous êtes attendu à dix heures précises, chez M. Letrinquier, père de la jeune personne, rue du Foin, au Marais, n° 15... Vous vous présenterez comme architecte... Le père est censé faire bâtir... et vous êtes censé ne rien savoir... Brûlez ma lettre ! »
Parlé.
Ce soir, à dix heures !
On entend l’air du Bon Tabac joué plus vigoureusement que jamais à l’étage supérieur.
Le Bon Tabac !... Elle m’appelle !...
Tirant sa montre.
Quatre heures !... j’ai encore six heures de célibat pour régulariser mon opération Garambois... Allons-y !
Il va vers la porte du fond et l’ouvre. Une dame voilée se laisse entrevoir.
LA DAME VOILÉE, vivement.
Ne montez pas. C’est mon mari qui joue !
Elle disparaît.
TACAREL.
Bigre ! le mari !... Et sa femme descend l’escalier... Si je lui proposais mon bras...
S’adressant au plafond.
Pianote, mon bonhomme, pianote !... Je vais la suivre !
MADAME CHAMPBAUDET, entrant avec un plateau servi.
Où allez-vous ?
TACAREL, sur le seuil.
Adieu ! adieu !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais ma collation ?
TACAREL.
Impossible ! N’entendez-vous pas l’air : J’ai du bon tabac ?
Il indique l’étage au-dessus, ou l’on entend jouer du piano avec rage.
J’ai du bon tabac !... Bonsoir !
Il disparaît par le fond en courant.
MADAME CHAMPBAUDET, éplorée.
À demain !
Montrant le poing au plafond.
Oh !... l’air qui le fait partir !
Tombant sur une chaise, à droite, près de la table.
Ah ! je donnerai congé !
ARSÈNE, un paquet à la main.
Si Madame veut visiter mes hardes...
L’orchestre joue fortissimo l’air : J’ai du bon tabac.
Le rideau tombe.
ACTE II
Un salon chez Letrinquier. À gauche, au deuxième plan, fenêtre. Au troisième plan, porte latérale ; deux portes au fond, entre lesquelles est une cheminée, avec pendule et flambeaux. Celle de ces deux portes qui est à gauche sert aux entrées du dehors ; celle de droite conduit dans la salle à manger. À gauche, premier plan, une table avec deux chaises. Au fond, devant la cheminée, une table à jeu avec cartes, flambeaux, jetons. À droite, deuxième plan, une porte. À droite, premier plan, un guéridon avec plusieurs chaises alentour ; des ouvrages de femme sur le guéridon. Lampe. Petit meuble à droite de la cheminée. Tapis sur le parquet.
Scène première
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, VICTOIRE, puis ARSÈNE (Ils sont occupés à disposer le salon pour une soirée)
LETRINQUIER, réglant une lampe, au fond.
Allons, bon, voilà une lampe qui file !
MADEMOISELLE NINA, tenant un sucrier en argent.
C’est que vous ne savez pas vous y prendre... Le verre est trop haut.
Elle veut l’aider.
LETRINQUIER.
Non, laissez, ma sœur... occupez-vous des housses.
MADEMOISELLE NINA, montrant Victoire.
Victoire les ôte... Et la table de jeu ?
LETRINQUIER, apportant la lampe sur le guéridon.
Je l’ai préparée moi-même... Avez-vous sorti le sucrier en argent ?
MADEMOISELLE NINA.
Le voici. Je le fais reluire...
Elle le frotte avec une peau.
Nous prendrons le thé dans la salle à manger...
LETRINQUIER.
Oui, on dit que c’est plus distingué... Caroline, ma fille, est-elle prête ?
MADEMOISELLE NINA.
Elle achève de s’habiller...
LETRINQUIER, regardant la pendule.
Déjà neuf heures et demie... et c’est pour dix heures !
MADEMOISELLE NINA.
Dépêchez-vous, Victoire...
LETRINQUIER.
Ah çà ! mais où est donc notre nouveau domestique ?
VICTOIRE.
Monsieur, depuis une heure qu’il est ici, il est dans la cuisine à examiner les robinets de la fontaine.
LETRINQUIER.
Pour quoi faire ?... Appelez-le...
VICTOIRE, appelant à la cantonade ; au fond à droite.
Hé !... dites donc !... Monsieur vous demande.
Arsène paraît.
ARSÈNE.
Quoi qu’y a ?
MADEMOISELLE NINA.
Approchez, mon garçon.
ARSÈNE.
Madame...
MADEMOISELLE NINA, sèchement.
Demoiselle... je vous prie.
ARSÈNE.
Pardon... c’est faute de savoir... Mam’zelle, il y en a un qui fuit.
MADEMOISELLE NINA.
Un quoi ?
LETRINQUIER.
Qu’est-ce qui fuit ?
ARSÈNE.
Un robinet, monsieur.
LETRINQUIER.
Il ne s’agit pas de robinets... Nous donnons aujourd’hui une petite soirée.
ARSÈNE.
Ah tant mieux ! j’aime le monde...
À part.
Il y aura des gâteaux.
MADEMOISELLE NINA.
Je pense que vous êtes au courant du service.
ARSÈNE.
Pour ça, oui... j’étais bonne chez une dame seule.
MADEMOISELLE NINA, scandalisée.
Comment !
ARSÈNE.
C’est moi que je lui piquais ses épingles.
LETRINQUIER.
C’est bien !... Vous vous tiendrez dans l’antichambre et vous annoncerez à haute et intelligible voix les personnes qui arriveront... Savez-vous annoncer ?
ARSÈNE.
Dame !... un petit peu.
LETRINQUIER.
Voyons, annoncez-moi... J’entre chez le ministre... C’est une supposition... La porte s’ouvre à deux battants, et vous dites...
Il simule son entrée par la porte principale.
ARSÈNE, annonçant.
V’là le bourgeois !
MADEMOISELLE NINA.
Hein ?
LETRINQUIER.
Mais non ! imbécile !... Vous dites : « M. Letrinquier !... » avec déférence.
ARSÈNE, annonçant.
M. Letrinquier, avec déférence !
MADEMOISELLE NINA, aidée de Victoire, lui met les housses sur les bras.
Tenez, emportez ça !
ARSÈNE.
Alors c’est donc pas moi qui passera les gâteaux ?
MADEMOISELLE NINA.
Vous ferez ce qu’on vous dira.
ARSÈNE, à part.
Ça m’a encore l’air d’une baraque, cette maison-là !...
Il sort avec Victoire, à droite, au fond.
Scène II
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, puis CAROLINE
MADEMOISELLE NINA.
Encore une jolie acquisition que nous avons faite là.
LETRINQUIER.
Il se dégourdira.
Inspectant le salon.
Voyons si rien ne cloche... si rien n’a l’air affecté... apprêté...
Il range quelque chaises.
Vous savez ce dont nous sommes convenus ?
MADEMOISELLE NINA.
Oui, il faut avoir l’air...
LETRINQUIER.
De ne pas avoir l’air... C’est parfaitement ça !...
CAROLINE, venant de la gauche,deuxième plan, très habillée, fleurs et rubans dans les cheveux, bracelets.
Ma tante, voulez-vous m’agrafer mon bracelet ?
MADEMOISELLE NINA.
Viens, mon enfant !...
Elle remet à Letrinquier le sucrier d’argent qu’elle frottait, ainsi que la peau, et agrafe le bracelet de Caroline. À son frère.
Eh bien ! regardez-la !
LETRINQUIER, frottant machinalement le sucrier et examinant sa fille.
Toilette simple et sans prétention... Très bien, ma fille !...
CAROLINE, regardant le salon.
Mais papa... qui attends-tu donc ce soir ?
LETRINQUIER, à Nina.
Faut-il lui dire ?
MADEMOISELLE NINA.
C’est le plus simple.
LETRINQUIER.
Eh bien, ma fille, il s’agit...
MADEMOISELLE NINA.
De te présenter un prétendu.
CAROLINE.
Ah !
LETRINQUIER.
M. Paul Tacarel.
MADEMOISELLE NINA.
Architecte.
LETRINQUIER.
Qui m’est chaudement recommandé par mon notaire, maître Toupineau.
CAROLINE.
Est-il brun ou blond ?
MADEMOISELLE NINA, pudiquement.
Ma nièce !
LETRINQUIER.
Maître Toupineau ne s’explique pas sur sa nuance... Voici sa lettre...
Gêné pour ouvrir sa lettre, il passe le sucrier d’argent et la peau à sa fille ; elle frotte machinalement. Lisant.
« Cher monsieur Letrinquier... je crois avoir enfin trouvé un prétendu pour votre fille. M. Paul Tacarel. Il se présentera ce soir à dix heures chez vous en qualité d’architecte. Je lui ai dit que vous aviez une maison à faire construire. »
CAROLINE.
Mais vous n’en avez pas.
MADEMOISELLE NINA.
Précisément !
LETRINQUIER.
C’est une ruse... Dans les affaires, on ruse... Je n’ai que des obligations de l’Ouest.
Lisant.
« M Tacarel est un garçon sobre, rangé, d’une conduite exemplaire... Il possède un immeuble dont la façade est en pierre de taille, rue de Trévise, n° 17. Le jeune homme ne sait absolument rien... et vous êtes censé ne rien savoir... Brûlez ma lettre ! »
MADEMOISELLE NINA.
Quelle finesse !
LETRINQUIER.
Ah ! ce Toupineau est fin comme un cheveu !... Il ne sait rien... et nous sommes censés ne rien savoir...
À sa fille.
Tu comprends ? Donne-moi le sucrier.
Il le reprend.
MADEMOISELLE NINA.
De cette façon, nous pourrons l’examiner... l’éplucher...
LETRINQUIER.
Tout en causant architecture. J’ai dessiné, sur un morceau de papier, un grand carré au crayon... ce sera le plan de mon terrain.
MADEMOISELLE NINA.
Très adroit !
LETRINQUIER.
J’ai convoqué tous nos grands-parents pour avoir leur avis... J’ai surtout fait prévenir Théodore. Il est observateur... il a le coup d’œil sûr !...
MADEMOISELLE NINA.
Je ne l’ai pas non plus trop mauvais.
LETRINQUIER.
Ni moi !
CAROLINE.
Ni moi !
LETRINQUIER.
Ainsi, gardons-nous de nous trahir... Faisons semblant, tout bêtement, de prendre un petit thé en famille...
À sa fille.
Et si je t’adresse, comme par mégarde, quelques frêles questions, ne va pas te troubler...
MADEMOISELLE NINA.
Et surtout tiens-toi droite.
LETRINQUIER.
Oui ! mais sans avoir l’air !... Dix heures !
On sonne au dehors.
On sonne... c’est lui, sans doute.
Indiquant le guéridon.
Mettez-vous là, brodez... Du sang-froid... Moi, je vais lire le journal.
Ils se placent précipitamment, Nina et Caroline au guéridon, Letrinquier à la droite de la table de gauche, un journal à la main.
Scène III
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, CAROLINE, ARSÈNE, puis LES INVITÉS
ARSÈNE, annonçant.
M. et madame l’Animal !
Un monsieur et une dame paraissent.
LETRINQUIER, se levant.
Hein !
Le reprenant.
L’amiral ! animal !
ARSÈNE.
M. et madame Casterole !
MADEMOISELLE NINA.
Cassagnol !
Deux autres invités entrent. On va au-devant des arrivants.
ARSÈNE, annonçant.
M. et madame...
LETRINQUIER, l’interrompant.
Assez ! n’annoncez plus... courez chez le pâtissier !
ARSÈNE.
Chez le pâtissier ?... ça me va !
Il sort par la droite, au fond.
LETRINQUIER, aux invités.
Je vous demande mille pardons... c’est un nouveau domestique.
On se salue.
Ensemble.
Air d’Edgard et sa bonne.
Exacts à l’heure convenue,
Peut-on, sans être curieux,
De cette soirée imprévue
Savoir le but mystérieux ?
LETRINQUIER.
Exacts à l’heure convenue,
Vous allez, amis curieux,
De cette soirée imprévue
Savoir le but mystérieux.
Mes chers parents, je vous ai convoqués pour avoir votre avis sur un prétendu qui brigue la main de ma fille.
TOUS.
Ah !
LETRINQUIER.
Il va venir tout à l’heure... comme architecte... Il ne sait rien... et nous sommes censés ne rien savoir... Vous le regarderez... sans avoir l’air... et vous me ferez part de vos observations.
TOUS.
Très bien ! très bien !
On sonne de nouveau.
LETRINQUIER, vivement.
C’est lui... prenons des positions naturelles... Les dames à ce guéridon... brodez... toutes !... Les messieurs à la table de jeu. Ayez l’air de jouer à l’écarté... Et, moi, je vais faire semblant de lire le journal... Du sang-froid.
Tous prennent précipitamment et tumultueusement les positions indiquées. Letrinquier a repris sa place, seul, près de la table de gauche, un journal à la main.
VICTOIRE, annonçant au fond.
M. Paul Tacarel !
Tacarel entre et donne son pardessus à la bonne, qui le pose sur une chaise au deuxième plan et sort.
Scène IV
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, CAROLINE, LES INVITÉS, TACAREL
Tacarel entre ; il salue les dames, puis les invités. On s’incline légèrement, et l’on feint de ne donner aucune attention à sa présence, tout en l’observant à la dérobée pendant toute la scène. Tacarel salue Letrinquier, absorbé par son journal.
LETRINQUIER, se levant en tenant son journal, d’un air froidement poli.
Pardon, monsieur... mais je n’ai pas l’honneur de vous remettre...
TACAREL.
M. Tacarel... architecte... je vous suis adressé par maître Toupineau...
LETRINQUIER.
Mon notaire.
TACAREL.
Pour une construction sur laquelle il m’a dit que vous désiriez me consulter...
LETRINQUIER, comme se souvenant.
Ah ! très bien... en effet...
CAROLINE, bas à Nina.
Il est blond !
TACAREL, à part.
La petite me lorgne !
LETRINQUIER.
Il s’agit d’une maison... d’une grande maison... à trois... quatre... ou six étages...
TACAREL.
Je vois ça d’ici... une maison très haute !
LETRINQUIER.
Et très longue... nous nous comprenons !... Mais permettez-moi d’abord de vous présenter ma sœur... mademoiselle Nina Letrinquier... celle qui a le plus de cheveux...
LES AUTRES DAMES, offusquées.
Hein ?
Nina se lève, salue froidement et se rassied.
LETRINQUIER.
Et ma fille Caroline... la plus jolie des six...
LES AUTRES DAMES, offusquées.
Hein ?
LETRINQUIER.
Incontestablement !
Caroline se lève et salue Tacarel, qui s’incline ; puis elle se rassied et reprend sa broderie.
TACAREL, à part.
Très gentille !
CAROLINE, bas à sa tante.
Il n’est pas mal.
MADEMOISELLE NINA, bas.
Silence !
LETRINQUIER, indiquant les autres personnes.
Quant au reste... des parents... des cousins...
Tacarel va pour les saluer, il le retient du geste, en disant :
Non ! cela n’a pas d’importance !
Les invités du fond, qui s’étaient levés, se rasseyent.
Je vais donc vous soumettre un petit plan de mon terrain... que j’ai esquissé moi-même sur un grand carré de papier...
TACAREL.
Monsieur dessine ?
LETRINQUIER.
Je ne dessine pas positivement... je fais des carrés... Où l’ai-je donc mis ?
CAROLINE.
Dans le tiroir, papa.
Elle se lève.
LETRINQUIER.
Ah ! oui ! ne te dérange pas !...
Elle se rassied. À Tacarel.
Vous permettez ?
Il remonte chercher son plan dans le tiroir d’un petit meuble, à droite de la cheminée.
TACAREL, à part, sur le devant.
La petite est charmante... mieux qu’Aglaé... Pauvre Aglaé !... À propos, je l’ai décidée à ne pas aller dîner chez sa tante !... Nous avons mangé un gâteau... chez Véfour !... Cette femme a vraiment des qualités de cœur !
LETRINQUIER, revenant avec une feuille de papier.
Asseyons-nous...
Étalant le papier sur la table.
Voici mon terrain...
TACAREL, assis, prenant le papier.
Permettez...
LETRINQUIER, à part.
Je suis fâché que Théodore ne soit pas là... il a le coup d’œil sûr !
TACAREL.
Ce carré est très bien dessiné...
LETRINQUIER.
Oh !... j’ai pris une règle... Je voudrais faire construire là-dessus... comme qui dirait, une maison confortable... avec des fenêtre partout...
Marquant avec son crayon.
Là... là... là... là... et là...
TACAREL.
Pardon... mais vous oubliez la porte d’entrée...
LETRINQUIER.
C’est possible ! Moi, je ne suis pas architecte... vous arrangerez cela !...
TACAREL.
Oui... oui... Vous désirez quelque chose dans le goût moderne...
LETRINQUIER.
Naturellement... Je ne voudrais pas d’une architecture qui remontât... par exemple... à Alexandre le Grand.
TACAREL, riant avec complaisance.
Ce serait de l’histoire ancienne.
LETRINQUIER, riant aussi, ainsi que tous les autres.
Très ancienne ! N’est-ce pas, ma fille ?
CAROLINE.
Papa ?
LETRINQUIER.
Pourrais-tu me dire en quelle année est mort Alexandre le Grand ?
À part.
Comme c’est adroit !
CAROLINE.
Trois cent vingt-quatre avant notre ère.
Murmure de satisfaction de l’assistance.
LETRINQUIER.
Très forte en histoire !
À sa fille.
Ce qui fait aujourd’hui ?
CAROLINE.
Deux mille cent quatre-vingt-quatre ans...
LETRINQUIER.
Très forte en arithmétique ! Tout le monde ne sait pas ça !
TACAREL.
Certainement... et moi-même...
LETRINQUIER, se levant et allant aux invités du fond.
Il ne le savait pas !... et pourtant il est architecte !...
Baissant la voix.
Je la fais briller sans en avoir l’air !
TACAREL, à part.
Je sens leurs regards qui me chatouillent le dos... Ça me trouble !
LETRINQUIER, revenant s’asseoir, et indiquant sur son plan.
Dans le jardin, nous placerons... si faire se peut... une fontaine monumentale.
TACAREL, distrait.
Oui, sous des cyprès... en briques de Bourgogne...
LETRINQUIER.
Comment, des cyprès !... en briques de Bourgogne !
TACAREL.
Ah ! pardon... je confondais...
LETRINQUIER, reprenant.
La fontaine formera... si faire se peut... ça vous regarde, je ne suis pas architecte... formera, dis-je, une petite rivière en zigzag...
Traçant avec son doigt.
Comme ça... comme qui dirait l’Adige !
TACAREL, étonné.
L’Adige ?
LETRINQUIER.
À propos, Caroline !
CAROLINE.
Papa ?
LETRINQUIER.
Où se jette l’Adige ?
MADEMOISELLE NINA, bas.
Ne te trouble pas.
CAROLINE.
Dans l’Adriatique, papa.
LETRINQUIER.
Quelles sont les villes qu’elle arrose ?
TACAREL, à part.
Ah çà ! c’est un examen de bachelier !
CAROLINE, se levant et récitant comme une leçon.
Villes arrosées par l’Adige : Méran, Trente, Roveredo, Rivoli, Legnano, Rovigo...
TOUS, l’interrompant avec une explosion d’admiration.
Ah ! très bien, très bien !...
LETRINQUIER, se levant enthousiasmé.
Legnago ! Rovigo !
Nina se lève et embrasse Caroline, Letrinquier l’embrasse aussi, puis elle va étourdiment vers Tacarel qui s’avance pour l’embrasser, mais Letrinquier la retient ; elle retourne à sa place et s’assied. À Tacarel.
N’est-ce pas qu’elle est étonnante ?
TACAREL.
C’est un prodige !...
À part.
Ce père est un idiot !
LETRINQUIER.
Ceci n’est rien... elle vous dirait tous les rois de France qui ont eu lieu... sans broncher !
TACAREL.
Vraiment ?... Oh ! si je ne craignais pas d’abuser...
CAROLINE, se levant.
Pharamond, Clovis, Mérovée...
LETRINQUIER, l’interrompant.
Non, il s’en rapporte...
Elle se rassied. À Tacarel.
Et les travaux d’aiguille !... demandez à ma sœur...
MADEMOISELLE NINA, se levant.
Voyez, monsieur.
Elle prend l’ouvrage que brode Caroline et le montre à Tacarel. Letrinquier a pris la lampe pour éclairer. Tous se sont approchés, Caroline est restée assise.
TACAREL.
Oh ! mais c’est un travail de fée.
Tous reprennent leurs places, excepté Tacarel et Letrinquier qui restent debout.
MADEMOISELLE NINA.
Elle nous a brodé, cet hiver, une délicieuse tapisserie pour un coffre à bois.
LETRINQUIER.
C’est tellement joli... que j’ai résolu de m’en faire une calotte grecque.
TACAREL.
Avec un coffre à bois !... C’est merveilleux !
UNE DAME.
Faites-nous-la donc voir...
CAROLINE, se levant à demi.
Je vais la chercher...
LETRINQUIER.
Ne te dérange pas !... nous avons des domestiques... Sonnez, ma sœur !
MADEMOISELLE NINA, sonne, à part.
C’est très adroit !... nous n’avons pas l’air !
Scène V
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, CAROLINE, LES INVITÉS, TACAREL, ARSÈNE
ARSÈNE, entrant par le fond à droite.
Monsieur a sonné ?
TACAREL, à part.
Le domestique de la Champbaudet !... oïe !... oïe !...
Il se détourne.
MADEMOISELLE NINA, à Arsène.
Allez dans ma chambre... vous ouvrirez l’armoire à glace... vous verrez une tapisserie enveloppée dans un journal... vous nous l’apporterez.
ARSÈNE.
Bon, dans un journal...
Il sort.
TACAREL, à part.
Il s’est placé ici, cet animal !
LETRINQUIER, à Tacarel.
Vous allez voir... ça vous intéressera... car entre l’architecture et la tapisserie... il y a naturellement un lien... naturel !
TACAREL.
Les arts sont frères.
LETRINQUIER.
Comme vous dites... Donc la tapisserie est frère... de l’architecture...
Tous rient.
TACAREL.
Voilà !
À part.
Je donnerais quelque chose pour avoir son buste !
ARSÈNE, rentrant.
V’là un paquet !... C’est-y ça ?
Il en tire une longue natte de cheveux.
TOUS, jetant un cri d’étonnement.
Hein ?
LETRINQUIER, vivement.
Ce n’est pas à ma fille ! c’est à ma sœur !
MADEMOISELLE NINA, jetant un cri désespéré.
Ah !
Elle arrache la natte des mains d’Arsène et la fourre vivement dans sa poche.
ARSÈNE, obligeamment.
Madame, il en passe !
MADEMOISELLE NINA, outrée.
Imbécile ! butor ! sortez !... retournez à votre cuisine !
À part.
Ah ! il me le payera !
ARSÈNE, à part.
Ah ! ben !... C’est-y ma faute si elles en portent toutes !...
Il sort à droite au fond.
MADEMOISELLE NINA.
D’ailleurs, ce n’est pas à moi... c’est pour une de mes amies de province... qui a eu des chagrins.
LETRINQUIER.
Oui... son mari la traînait par les cheveux, et alors...
TACAREL.
Elle se les est fait couper... c’est tout naturel.
LETRINQUIER, à part.
Rompons les chiens !...
Haut.
Pour en revenir à notre immeuble...
Bas à Tacarel.
Entre nous, la mèche est à elle.
TACAREL, bas, riant.
Je m’en doutais.
Haut et tenant le plan de Letrinquier.
Pardon... Vous n’auriez pas une règle et un compas ?
LETRINQUIER.
Si... là... dans mon cabinet... je vais vous accompagner...
TACAREL.
Non ! je ne souffrirai pas ! vous avez du monde...
LETRINQUIER.
Au moins, ne manquez pas de regarder au-dessus de mon bureau une tête de Romulus aux deux crayons... ouvrage de ma fille !
TACAREL, galamment à Caroline.
Tous les talents... et toutes les grâces !
TOUS, le complimentant de sa galanterie.
Ah !
TACAREL, saluant.
Mesdames, messieurs...
À part.
Ils ont de bonnes têtes, rue du Foin.
Il sort par la droite, deuxième plan.
Scène VI
LETRINQUIER, CAROLINE, MADEMOISELLE NINA, INVITÉS, puis ARSÈNE
Aussitôt que Tacarel est sorti, tous quittent leurs places et se réunissent en groupe.
LETRINQUIER.
Eh bien, comment le trouvez-vous ?
TOUS.
Charmant !
UN MONSIEUR.
Spirituel !
UNE DAME.
Joli garçon !
MADEMOISELLE NINA.
Modeste !
CAROLINE.
Et très galant !
LETRINQUIER.
Quant à moi, voici mon impression... c’est un jeune homme... qui a des manières... certainement... de l’usage et même... des souliers vernis... mais je trouve qu’il a l’air délicat !...
TOUS.
Mais non !
LETRINQUIER.
Ah ! je suis fâché que Théodore ne soit pas là !... il a le coup d’œil sûr !... Il faudrait prendre des renseignements.
MADEMOISELLE NINA.
Si nous interrogions son paletot ?
TOUS.
Oh ! oui ! le paletot !
Un des invités l’a pris sur la chaise et le donne à Nina.
MADEMOISELLE NINA, le prenant et le flairant.
Tiens ! tiens ! il fume !
LETRINQUIER, de même.
Oui !... il fume !
Fouillant les poches.
Visitons-le.
CAROLINE.
Mais, papa... ce n’est pas convenable !
LETRINQUIER.
Ma fille... le devoir d’un père est de se renseigner !
Il fouille dans une des poches.
Un papier !
TOUS.
Un billet ?
LETRINQUIER.
Non !... une note de restaurant... « Véfour... »
Lisant.
« Deux douzaines d’huîtres... »
Parlé.
Il aime les huîtres...
MADEMOISELLE NINA, lisant.
« Deux canards aux olives ! »
CAROLINE, lisant.
« Deux cailles rôties ! »
MADEMOISELLE NINA, lisant.
« Deux homards ! »
TOUS.
Oh !
LETRINQUIER.
C’est un fort mangeur !
CAROLINE.
Il a peut-être dîné avec un ami !
LETRINQUIER.
C’est juste !
Tirant d’une autre poche la petite trompette du premier acte.
Ah ! sac à papier ! qu’est-ce que c’est que ça ?
TOUS, stupéfaits.
Ah !
MADEMOISELLE NINA.
Une poire à poudre !
Toutes les dames se reculent effrayées.
LETRINQUIER.
Non ! c’est percé des deux bouts.
On se rapproche.
UN INVITÉ.
Un cornet acoustique !
CAROLINE.
Est-ce qu’il serait sourd ?
LETRINQUIER.
Allons donc ! puisqu’il parle ! Peut-être un ustensile d’architecture.
Il souffle dans la trompette qui rend un son aigu.
TOUS, effrayés.
Ah !
ARSÈNE, accourant du fond, côté droit, et se précipitant vers la fenêtre, à travers tout le monde.
C’est lui !...
Criant.
Marchand de robinets ! marchand de robinets !
TOUS.
Hein ? qu’est-ce que c’est ?... qu’y a-t-il ?
ARSÈNE, à lui-même, quittant la fenêtre.
Personne !... En voilà un qui me fait trimer !
LETRINQUIER, à Arsène.
Pourquoi ce cri dénaturé... au milieu d’un salon ?
ARSÈNE, ahuri.
Puisqu’il fuit, monsieur !...
La voix de TACAREL, dans la coulisse.
C’est bien, je vous remercie...
LETRINQUIER.
C’est lui !
MADEMOISELLE NINA.
Il revient !
Elle rejette le paletot sur la chaise.
LETRINQUIER, fourrant la trompette dans la poche d’Arsène.
Cache ceci !
ARSÈNE, ahuri.
Hein ?
LETRINQUIER, vivement.
Reprenons nos positions naturelles ! vite ! vite !...
On reprend les positions ; mais, dans le trouble et l’empressement, on se trompe de places, les messieurs se placent au guéridon et les dames à la table de jeu. Caroline et Nina à la table de gauche.
ARSÈNE, à part, ébahi.
Qu’est-ce qu’ils font !
Scène VII
LETRINQUIER, CAROLINE, MADEMOISELLE NINA, INVITÉS, ARSÈNE, TACAREL
TACAREL, entrant un papier à la main.
Voici notre petit projet.
ARSÈNE, l’apercevant.
Bah !
TACAREL, très vivement à Arsène.
Vingt francs !... tu ne me connais pas !
ARSÈNE, étonné, à part.
Vingt francs ?
Il remonte.
TACAREL, allant à la table où il croit trouver Letrinquier.
Monsieur...
Voyant Nina qui tient machinalement le journal et Letrinquier au guéridon, tenant la broderie. À Part.
Ah çà ! ils ont donc joué aux quatre coins !
ARSÈNE, annonçant.
Monsieur, le thé... elle est servie !
LETRINQUIER, se levant, ainsi que tous les autres.
Passons dans la salle à manger.
Bas à ses invités.
C’est plus distingué !
MADEMOISELLE NINA, à Tacarel.
M. Tacarel voudra-t-il accepter une tasse de thé ?...
TACAREL.
De votre main ?... Avec bonheur, mademoiselle...
MADEMOISELLE NINA, bas à Letrinquier.
Il est charmant !
LETRINQUIER, bas.
Oui... j’ai envie de l’arrêter !... N’oubliez pas le sucrier d’argent.
Nina court le prendre sur un meuble.
TACAREL, offrant son bras à Caroline.
Mademoiselle...
LETRINQUIER, l’arrêtant.
Pardon... un mot pendant qu’on sert le thé.
Caroline remonte et prend le bras d’une des dames.
CHŒUR.
Air du Chapeau de paille d’Italie.
Allons de la feuille odorante
Savourer l’arôme si doux ;
Mais venez vite, car l’attente
Est bien pénible loin de vous.
LETRINQUIER et TACAREL.
Ils vont de la feuille odorante
Savourer l’arôme si doux ;
Pour moi, la saveur qui me tente
C’est de deviser avec vous.
Tout le monde passe dans la salle à manger, porte du fond, à droite, excepté Letrinquier et Tacarel.
Scène VIII
TACAREL, LETRINQUIER
LETRINQUIER, très aimable.
Je désirais causer avec vous...
TACAREL.
De notre petit plan... Si vous voulez y jeter un coup d’œil ?
LETRINQUIER.
Non... plus tard !... Je vous ai retenu pour autre chose !
TACAREL.
Ah ! monsieur...
LETRINQUIER, à part.
Comment attaquer la question... sans avoir l’air ?...
Haut et tout à coup, après un moment d’hésitation.
Vous êtes marié, je crois ?
TACAREL.
Pas encore... Et mademoiselle votre fille ?
LETRINQUIER.
Non plus !
TACAREL.
Ah ! voilà une rencontre...
LETRINQUIER.
Bien extraordinaire ! Votre immeuble est situé, je crois, rue de Trévise, n° 17.
TACAREL, étonné.
Hein ? vous savez ?...
LETRINQUIER.
Du moins, je le suppose... car maître Toupineau ne m’a rien dit...
TACAREL.
La neuvième maison à gauche...
LETRINQUIER.
Façade en pierre de taille. Quant à moi, la dot que je donne à ma fille...
TACAREL.
Est en obligations de l’Ouest.
LETRINQUIER, étonné.
Hein ?... vous savez ?...
TACAREL.
Du moins, je le suppose... car maître Toupineau ne m’a rien dit.
LETRINQUIER.
Ni à moi... Je ne savais absolument rien.
TACAREL.
C’est comme moi ! Cependant, en entrant, mon cœur battait...
LETRINQUIER.
Et le mien donc ! Quand vous avez sonné... j’ai éprouvé ce mouvement de terreur mélancolique qui s’empare de tous les pères dont un architecte va enlever la fille !
TACAREL.
Ce que c’est que le pressentiments !
LETRINQUIER.
Jeune homme, vous me plaisez ; vous me paraissez doux, gai, poli, d’un commerce agréable... et je vous arrête !...
TACAREL.
Ah ! monsieur !
À part.
Il ne manque plus que le denier à Dieu !
LETRINQUIER.
Or donc, je vous autorise à commencer dès demain vos visites.
TACAREL.
Ah ! monsieur !
LETRINQUIER.
Et à accepter, dès ce soir, une tasse de thé des mains de ma fille Caroline.
TACAREL.
Quelle heureuse surprise ! car je ne m’attendais à rien.
LETRINQUIER.
Moi non plus !... Allez, jeune homme..., je vous rejoins.
Tacarel entre dans la salle à manger.
Scène IX
LETRINQUIER, puis GARAMBOIS, puis MADEMOISELLE NINA
LETRINQUIER, seul.
Distingué !... éminemment distingué !...
Se frappant le front.
Tiens ! j’ai oublié de lui demander pourquoi, comme architecte, il portait une trompe dans son paletot !...
GARAMBOIS, entrant vivement par le fond.
Bonjour, mon ami !...
LETRINQUIER, se retournant, et joyeux.
Théodore ! enfin, voilà Théodore !
GARAMBOIS, très agité.
Je t’ai promis de venir ; me voici !...
LETRINQUIER.
Figure-toi, mon ami, qu’un jeune architecte...
GARAMBOIS.
Il faut que je m’en aille...
LETRINQUIER.
Hein ?
GARAMBOIS.
J’ai envoyé ma femme dîner chez sa tante... Je vais la chercher à l’omnibus de Chaillot.
LETRINQUIER.
Comment ! quand je t’attends depuis une heure ?...
GARAMBOIS.
Oui... c’est le Bon Tabac qui m’a retenu... J’en ai joué jusqu’à dix heures un quart.
LETRINQUIER.
Quoi, le Bon Tabac ?
GARAMBOIS.
Mais personne n’est venu !
LETRINQUIER.
De quoi parle-t-il ?
MADEMOISELLE NINA, venant vivement de la salle à manger.
Oh ! il est charmant. Il est d’une politesse, d’une complaisance... Il a aidé Caroline à servir le thé...
GARAMBOIS.
Qui ?
LETRINQUIER.
Le prétendu... il est ici...
GARAMBOIS.
Ah ! il y a un prétendu ?
MADEMOISELLE NINA.
Tout le monde en raffole !
LETRINQUIER.
Je t’attendais pour te le montrer... parce que tu as le coup d’œil sûr.
MADEMOISELLE NINA.
Je vais vous le présenter...
GARAMBOIS.
Impossible ! je n’ai pas le temps.
Il remonte.
LETRINQUIER, le lui montrant par la porte ouverte.
Tiens ! il est là... ce petit jeune homme... bien pris dans sa taille... à côté de ma fille.
GARAMBOIS.
Bah !!! Lui !!!
LETRINQUIER et MADEMOISELLE NINA.
Quoi donc ?
Ils redescendent.
GARAMBOIS.
Mais c’est M. Tacarel, un architecte ?
LETRINQUIER.
Oui.
GARAMBOIS.
Je connais ses mœurs... Il a une passion, une chaîne !
LETRINQUIER et MADEMOISELLE NINA.
Comment ?
GARAMBOIS.
À l’étage au-dessous de moi... madame veuve Champbaudet, une dame qui ne veut pas de tapis.
LETRINQUIER.
Quels tapis ?... Mais ce n’est pas possible !
GARAMBOIS.
Il vient tous les jours à une heure... depuis deux mois... quand le fontainier passe...
LETRINQUIER.
Quel fontainier ?
GARAMBOIS.
Enfin cela fait scandale... c’est la fable de la maison !
LETRINQUIER.
Mais es-tu sûr ?...
Scène X
LETRINQUIER, GARAMBOIS, MADEMOISELLE NINA, ARSÈNE
ARSÈNE, venant de la salle à manger un sucrier à la main.
Monsieur... faut-il laisser le sucrier d’argent au milieu de tous ces gens-là ?
LETRINQUIER, outré.
Animal !
GARAMBOIS, reconnaissant Arsène.
Tiens ! le domestique de la veuve Champbaudet !... Interroge-le !...
MADEMOISELLE NINA.
Son domestique ?
ARSÈNE.
Et un peu sa femme de chambre.
LETRINQUIER.
Réponds, connais-tu M. Tacarel ?
ARSÈNE, faisant le discret.
Des fois !...
MADEMOISELLE NINA.
Comment !... des fois ?...
LETRINQUIER.
Voyons, parle !
MADEMOISELLE NINA.
Allait-il chez cette dame ?
ARSÈNE.
Des fois !
LETRINQUIER, le menaçant.
Brute !... crétin !... t’expliqueras-tu à la fin ?
ARSÈNE.
Ça ne se peut pas... il m’a donné vingt francs pour ne rien dire.
Il se sauve par la droite.
LETRINQUIER.
Il l’a stipendié !
MADEMOISELLE NINA.
Le doute n’est plus permis !
GARAMBOIS, tirant sa montre.
Onze heures, je me sauve !... Là ! qu’est-ce que je vous disais ! Vous voilà prévenus, bonsoir.
Ensemble.
Air du Tigre du Bengale.
LETRINQUIER et NINA.
Pour ma fille ceci m’inspire
Pour ma nièce ceci m’inspire
des craintes, des soupçons jaloux
À tes conseils je veux souscrire.
À vos conseils je veux souscrire.
Méfions-nous ! méfions-nous !
GARAMBOIS.
Je suis pressé, je me retire ;
Mais sur ce futur, entre nous,
Je n’ai qu’un seul mot à vous dire :
Méfiez-vous ! méfiez-vous !
Il sort en courant par le fond.
Scène XI
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, puis TACAREL
LETRINQUIER.
Et moi qui viens de l’arrêter !... Ce Théodore !... quel coup d’œil !... En deux minutes il vous perce un homme.
MADEMOISELLE NINA.
Une chaîne ! c’est très grave !
LETRINQUIER.
Il faut qu’il rompe ce lien funeste !
MADEMOISELLE NINA.
Mais qui nous garantira une rupture sincère... et complète ?
LETRINQUIER.
Attendez... j’ai une idée... Cette dame Champbaudet est veuve...
MADEMOISELLE NINA, apercevant Tacarel qui sort de la salle à manger.
Chut, le voici !
TACAREL, une tasse de thé à la main.
Beau-père, je vous apporte une tasse de thé.
LETRINQUIER, refusant, froidement.
Mille remerciements, monsieur... Je n’en prendrai pas !
TACAREL, lui offrant la tasse.
Mademoiselle...
MADEMOISELLE NINA, très froidement.
Ni moi !... Je n’en prendrai pas...
TACAREL, assis, à part.
Tiens !... Qu’est-ce qu’ils ont ?
LETRINQUIER, très gourmé.
Monsieur, nous oserons, ma sœur et moi, réclamer de vous un moment d’entretien...
TACAREL.
Un entretien ?
LETRINQUIER, lui avançant une chaise à droite.
Seyez-vous, monsieur...
Tous trois s’asseyent, Nina et Letrinquier à gauche, près de la table.
TACAREL, assis, à part.
Ma tasse me gêne !
Il boit machinalement.
LETRINQUIER, digne et froid.
Monsieur, un fait nouveau et d’une extrême gravité vient de se produire... Ne soyez donc pas étonné de rencontrer en moi l’œil irrité d’un père... au lieu du front bienveillant d’un ami.
TACAREL, tenant sa tasse.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
MADEMOISELLE NINA.
Il le demande !
LETRINQUIER.
Monsieur... je gazerai... à cause de ma sœur qui est demoiselle.
Le regardant fixement.
Vous avez une amante !
TACAREL.
Moi ?
MADEMOISELLE NINA, avec pudeur.
Mon frère !
LETRINQUIER.
Oui... J’ai été trop loin !...
À Tacarel.
Vous avez un lien... un attachement... Ce qu’on appelle un chaîne à la Comédie-Française...
TACAREL, se levant vivement.
Mais c’est faux ! c’est une calomnie !
Il laisse tomber sa tasse qui se casse.
LETRINQUIER, se levant.
Ah ! sapristi !
MADEMOISELLE NINA, se levant.
Cassée ! c’est agréable !
TACAREL.
Je vous demande pardon !
Tous trois sont accroupis et ramassent les morceaux.
LETRINQUIER, accroupi.
Mon Dieu ! ce n’est pas la valeur de la chose en elle-même... mais cela décomplète la douzaine.
MADEMOISELLE NINA, de même.
Reste à onze !
LETRINQUIER, de même.
Et si par hasard nous sommes douze... on sera obligé d’attendre qu’une personne soit partie pour servir le thé !
MADEMOISELLE NINA, de même.
Et, comme ils ne partent jamais que lorsque le thé est servi...
TACAREL, se relevant, ainsi que les autres.
Je suis vraiment désolé...
MADEMOISELLE NINA, aigrement.
Désolé !... ça ne raccommode pas !
Elle va déposer les débris de la tasse sur la table, à gauche.
LETRINQUIER.
Voyons, ma sœur !... l’incident est vidé.
MADEMOISELLE NINA.
Au moins, donnez-moi la soucoupe.
Elle la lui prend.
TACAREL.
J’y aurais pris garde !...
À part.
Ne rien casser dans cette maison.
LETRINQUIER, reprenant.
Donc, vous avez un lien...
TACAREL.
Monsieur, je proteste énergiquement...
MADEMOISELLE NINA.
Oh ! nos renseignements sont précis !...
TACAREL.
Cependant...
LETRINQUIER.
Prenez garde ! d’un mot, je peux vous foudroyer...
TACAREL.
Quel mot ?
LETRINQUIER, d’une voix qu’il cherche à rendre terrible.
Champbaudet !!!
TACAREL, à part.
Saperlotte ! le domestique a parlé... le gredin !
LETRINQUIER.
Depuis deux mois, vous hantez cette dame... tous les jours... à une heure... qu’allez-vous faire chez elle ?
MADEMOISELLE NINA, pudiquement.
Mon frère !
LETRINQUIER.
Oui.
À Tacarel.
Dites-nous le... en latin.
TACAREL.
C’est bien simple... je vais chez cette dame en qualité d’architecte.
LETRINQUIER.
Allons donc !
MADEMOISELLE NINA.
Nous la connaissons, celle-là !
TACAREL.
Permettez !...
LETRINQUIER.
Loin de moi un rigorisme qui n’est plus dans nos mœurs... En vous fiançant à ma fille, dont le passé est pur... comme l’azur des cieux...
TACAREL, à part.
Je l’espère bien !
LETRINQUIER.
Je n’ai pas prétendu exiger de vous la même... réciprocité...
MADEMOISELLE NINA.
Pourtant, mon frère...
LETRINQUIER.
Non, ma sœur... nous autres hommes, nous avons certains privilèges que vous ne sauriez avoir.
À Tacarel.
Mais j’ai le droit d’exiger que les erreurs de votre passé ne viennent pas altérer, troubler, saccager dans l’avenir le bonheur de mon unique enfant.
Il s’attendrit en disant ces derniers mots.
MADEMOISELLE NINA, pleurnichant.
Ce serait affreux !
TACAREL.
Oh ! ne pleurez donc pas !... Puisque je vous assure que mes visites à cette dame sont très innocents... Mais, si elles vous inquiètent... je vous promets de ne plus les renouveler... je renoncerai à cette... construction...
LETRINQUIER.
Vous ne le pourrez pas... la force de l’habitude !
MADEMOISELLE NINA.
L’entraînement des souvenirs...
TACAREL.
Mais je vous jure...
LETRINQUIER.
Je conclus !... il nous faut une garantie sérieuse... Or donc, vous n’épouserez ma fille que lorsque madame veuve Champbaudet sera mariée elle-même...
TACAREL.
Elle ?
LETRINQUIER.
On la dit belle encore !...
TACAREL.
Mais c’est impossible ! si vous la voyiez... d’abord elle a quarante-deux ans...
MADEMOISELLE NINA, vivement et aigrement.
Eh bien, après ?... quarante-deux ans... il me semble que ce n’est pas un âge...
TACAREL.
Oh ! pardon ! mais elle perd ses cheveux... elle porte de fausses nattes.
MADEMOISELLE NINA, de même.
Mais, monsieur...
LETRINQUIER, toussant pour l’avertir.
Hum ! hum ! hum !
TACAREL, à Nina.
Ah ! oui !... pardon !
LETRINQUIER.
Ces détails ne nous regardent pas !... mais ne vous représentez ici qu’avec l’acte de mariage de madame Champbaudet.
TACAREL.
Autant m’imposer la tâche de trouver un mari à la tour Saint-Jacques !
LETRINQUIER.
Voilà notre ultimatum !
Scène XII
LETRINQUIER, MADEMOISELLE NINA, TACAREL, CAROLINE, puis ARSÈNE
CAROLINE, venant de la salle à manger.
Papa, vous ne venez donc pas ? Tous nos invités s’en vont !
À Tacarel.
Nous vous reverrons demain, monsieur ?
MADEMOISELLE NINA et LETRINQUIER.
Impossible !
TACAREL.
Mon Dieu, mademoiselle...
LETRINQUIER, faisant passer sa fille à gauche.
Monsieur va faire un petit voyage !
Il salue Tacarel pour le congédier, et se retourne vers sa fille.
ARSÈNE, venant de la salle à manger et portant un grand plateau chargé de tasses et de gâteaux. À part.
J’ai sauvé un gâteau.
Il le mange.
CAROLINE.
Un voyage ! Comment ?
Letrinquier et Nina parlent à Caroline.
ARSÈNE, un peu au fond, à part.
Eh bien, ils s’en fourrent là-bas !
TACAREL, remontant pour sortir et s’arrêtant près d’Arsène.
Gredin ! tu as parlé ?
ARSÈNE.
Non !
TACAREL.
Tiens !
Il lui allonge un coup de pied. Le plateau tombe avec fracas. Tacarel sort par le fond.
ARSÈNE, poussant un cri.
Ah !
Tout le monde accourt en tumulte de la salle à manger.
LETRINQUIER.
Le reste de la douzaine ! animal !
MADEMOISELLE NINA.
Butor !
ARSÈNE.
Mais... c’est M... Tacarel !...
MADEMOISELLE NINA.
Je vous chasse ! sortez !
Ensemble.
CHŒUR.
Air du Chapeau de paille d’Italie.
Quel bruit affreux, quels cris, quelle colère,
Viennent troubler ce paisible logis ?
Qui l’eût prévu, quand nous étions naguère
Si bien d’accord et tous si bons amis !
ACTE III
Chez madame Champbaudet. Même décor qu’au premier acte.
Scène première
MADAME CHAMPBAUDET, puis ARSÈNE
MADAME CHAMPBAUDET, seule, assise devant sa glace et ajustant un bonnet.
Midi et demi !... il va venir !... Hier, quand ce vilain piano l’a mis en fuite, Paul m’a dit : « À demain !... » Je me suis arrangé ce petit bonnet avec des rubans pensée... C’est un emblème... Il le comprendra.
Arrangeant son bonnet.
Mon Dieu, que c’est donc difficile de se coiffer seule !... Je n’ai plus ni femme de chambre ni domestique...
S’impatientant.
Je ne parviendrai jamais à placer cette épingle !
ARSÈNE, qui est entré par le fond avec son paquet.
Madame, voulez-vous que je vous aide ?
MADAME CHAMPBAUDET, étonnée.
Vous ici !
ARSÈNE.
J’ai erré toute la nuit en pleurant sur les dalles de nos quais déserts... Ce matin, je me suis retrouvé au marché aux fleurs... et naturellement j’ai pensé à vous.
MADAME CHAMPBAUDET, flattée.
Ah ! monsieur Arsène...
ARSÈNE, à part.
Elle gobe ça !... que les femmes sont câlines !
MADAME CHAMPBAUDET.
Ainsi, vous n’avez pas cherché à vous placer ?
ARSÈNE.
Moi ?
Avec dignité.
Ah ! madame, vous êtes cruelle !
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais...
ARSÈNE.
Non ! ce n’est pas gentil !... demander à un homme qui toute la nuit a regardé la rivière d’un œil sinistre... s’il a cherché à se placer !
MADAME CHAMPBAUDET, émue.
Oh ! pauvre garçon !... je vous reprends !...
ARSÈNE.
Aux mêmes conditions ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Sans doute...
ARSÈNE.
Cinq cent francs et quatre bouteilles de vin ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! non ! Quatre cents francs et cinq bouteilles de vin !... Ne confondons pas !
ARSÈNE.
Pardon !... C’est l’émotion...
À part.
Elle ne gobe pas !
MADAME CHAMPBAUDET.
Je vous reprends... mais une autre fois soyez plus discret sur les mystères de ma toilette... Voyons, aidez-moi...
ARSÈNE.
Oh ! avec bonheur !
Il pique des épingles dans son bonnet.
MADAME CHAMPBAUDET.
Aïe ! vous me piquez !
ARSÈNE.
Ce n’est pas moi... c’est la joie !
Piquant une autre épingle.
Encore une dans votre postiche !
MADAME CHAMPBAUDET, agacée et se levant.
Je vous défends de parler de cela !
ARSÈNE.
Faut pas en rougir, madame... Cette année, on en porte beaucoup.
MADAME CHAMPBAUDET.
Allons ! c’est bien !
Montrant la toilette.
Rangez tout cela. Je vais changer de col et mettre mes manchettes.
ARSÈNE.
Voulez-vous que j’aille vous aider ?
MADAME CHAMPBAUDET, sévèrement.
Mais non ! Ces détails ne sont pas de votre compétence.
Elle entre dans sa chambre.
Scène II
ARSÈNE, puis TACAREL et DUROZOIR
ARSÈNE, seul.
Compétence !... Elle est encore fâchée !
Examinant la toilette, qu’il range.
En voilà-t-y des petits pots !... Du blanc, du bleu, du rouge !... Ah ! ben, moi, il ne m’en faut pas tant que ça... Je fais ma toilette dans un verre d’eau... et il en reste !... Ma foi !... je ne suis pas fâché d’être rentré ici... D’abord, j’ai une chambre au midi... tandis que les Letrinquier m’avaient campé au nord... loin de mesdemoiselles les cuisinières... Tiens ! ça me fait penser que j’ai emporté la clef de leur cuisine... je la leur rapporterai ce soir... quand Madame sera couchée...
TACAREL, introduisant Durozoir.
Entrez donc, Durozoir, pas de fausse honte...
DUROZOIR, costume de vieil employé habillé.
Dame, je suis un peu ému...
TACAREL.
Allons ! de l’aplomb ! vous n’êtes pas un collégien !
ARSÈNE, saluant.
Monsieur Tacarel...
TACAREL, étonné.
Comment !... te voilà revenu ici, toi ?
ARSÈNE.
Oui, Madame m’a fait redemander...
TACAREL, à demi-voix.
Eh bien, ne lui dis pas que tu m’as vu hier chez les Letrinquier... ou sinon...
Il fait le geste de donner un coup de pied.
ARSÈNE.
Oui... je sais...
TACAREL.
Gare à tes oreilles !...
ARSÈNE, à part.
Il appelle ça mes oreilles !... Voilà un drôle d’architecte !
Haut.
Monsieur, oserais-je vous prier de me garder aussi le secret ?
TACAREL.
Quel secret ?
ARSÈNE.
De ne pas dire à Madame que vous m’avez vu dans une autre maison... ça lui ferait de la peine...
TACAREL.
C’est bien... annonce-moi...
ARSÈNE.
M. Tacarel et M... !
Il indique Durozoir.
TACAREL.
Annonce-moi seul...
ARSÈNE, sortant.
M. Tacarel seul !... Très bien !
Il entre à droite.
Scène III
TACAREL, DUROZOIR
DUROZOIR.
Je ne vous le cache pas... je tremble comme une feuille.
TACAREL.
Voyons ! pas d’enfantillages ! arrangez votre cravate.
Il lui relève son faux col.
DUROZOIR.
Si j’allais ne pas lui plaire !
TACAREL.
Allons donc ! vous êtes encore très présentable... Quel âge avez-vous ?
DUROZOIR.
Mais... je frise mes cinquante-neuf !...
TACAREL.
Chut !... nous dirons quarante-neuf... Boutonnez votre habit...
DUROZOIR.
Mais comment cette idée de me marier vous est-elle venue... comme ça... tout à coup ?
TACAREL.
Vous êtes mon vérificateur, mon plus ancien commis... je vous estime, je vous aime... et je veux vous faire une position.
DUROZOIR.
Que vous êtes bon, monsieur Tacarel ! Et, dites-moi...
Tacarel lui ôte un cheveu sur son habit.
Qu’est-ce que vous faites ?
TACAREL, déposant le cheveu sur la tête de Durozoir.
Je le mets à la caisse d’épargne.
DUROZOIR.
Dites-moi... et la personne en question est ornée de quelques attraits ?
TACAREL.
Une femme superbe !
DUROZOIR.
Ce sont celles que je préfère.
TACAREL.
Eh ! eh ! papa Durozoir !
DUROZOIR.
Je l’avoue, j’ai été gâté !... A-t-elle des cheveux ?
TACAREL.
Enormément !... Elle en a tant qu’elle les laisse traîner partout.
DUROZOIR.
C’est magnifique, une chevelure qui traîne !
TACAREL.
Et quinze mille livres de rente !... Ce n’est pas laid !...
DUROZOIR.
C’est un rêve !...
TACAREL.
Redéboutonnez votre habit... cela fait mieux.
DUROZOIR.
Quelle chance que je sois resté célibataire jusqu’à présent !
TACAREL.
Est-ce que vous n’avez jamais songé à vous marier ?
DUROZOIR.
À vous parler franchement... tant que j’ai été jeune et que je me suis bien porté... mais à présent que j’ai des rhumatismes...
TACAREL.
Taisez-vous ! n’allez pas lui parler de ça !
DUROZOIR.
Oh ! non !... pas avant !
TACAREL.
Il faut lui garder ça comme surprise.
DUROZOIR.
Et vous dites que c’est une forte femme ?
TACAREL.
Robuste... des bras... de taureau !
DUROZOIR.
Tant mieux !... pour mon rhumatisme !... Elle pourra me frictionner !
TACAREL.
Ne parlez donc pas de ça !
DUROZOIR.
Non !... pas avant !
TACAREL.
C’est la surprise !... Soyez tendre, galant, poétique...
DUROZOIR.
Je tâcherai...
TACAREL.
Reboutonnez votre habit... Décidément, cela fait mieux !
La voix de MADAME CHAMPBAUDET, dans la coulisse.
Monsieur Paul ! me voici ! ne vous impatientez pas !
DUROZOIR.
C’est elle ?
TACAREL.
Hein ! quel organe !
DUROZOIR.
C’est une harpe !... sa voix me trouble...
TACAREL.
Entrez au salon !... Je vais vous annoncer...
DUROZOIR.
Oui... oui...
TACAREL.
Arrangez-vous... tâchez de vous faire une mèche !
DUROZOIR, très ému, passant la main sur son front chauve.
Oui... oui... je vais y travailler.
Il entre à gauche.
Scène IV
TACAREL, puis MADAME CHAMPBAUDET
TACAREL, seul.
C’est un peu audacieux, ce que je fais là... Madame Champbaudet voudra-t-elle se marier... à son âge ?... Mon futur est légèrement déjeté... mais je n’en ai pas d’autres sous la main... et le père Letrinquier est pressé, moi aussi. Je suis pincé ! J’aime sa fille !
MADAME CHAMPBAUDET, entrant.
Monsieur Paul... je vous ai fait attendre.
TACAREL.
C’est mon devoir...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ce n’est pas un reproche... mais vous êtes en avance de cinq minutes...
TACAREL.
Lorsqu’il s’agit de venir près de vous... il me semble que je suis toujours en retard...
MADAME CHAMPBAUDET, tendrement.
Oh ! taisez-vous !... car vous finirez par m’inspirer de l’amour...
Achevant vivement.
propre !!!
À part.
J’ai failli me trahir !
Haut.
Voulez-vous que nous causions de notre petite bâtisse ? Où sont vos plans ?
TACAREL.
Ne pourrions-nous parler aujourd’hui... de choses plus sérieuses... plus intéressantes ?
Il lui prend la main et la fait asseoir à gauche.
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Il m’a serré la main !
TACAREL.
Le voulez-vous ?...
À part.
Une grosse maman comme çà... elle ne voudra jamais se marier !...
S’asseyant près d’elle, haut.
Madame Champbaudet, depuis deux mois, vous avez bien voulu m’admettre dans le cercle de votre intimité... Je vous dois le récit de mes impressions !...
MADAME CHAMPBAUDET, à part, très émue.
Il va se déclarer !
TACAREL.
Le premier jour où je vous vis, je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Que cette femme est belle ! »
MADAME CHAMPBAUDET, sévèrement.
Monsieur Paul !...
TACAREL.
Plaît-il ?
MADAME CHAMPBAUDET, souriant.
Rien... Continuez !
TACAREL.
Le second jour, je me dis : « Qu’elle est aimable ! qu’elle est spirituelle ! »
MADAME CHAMPBAUDET.
Flatteur !
TACAREL.
Mais bientôt je devins triste...
MADAME CHAMPBAUDET.
Oh ! pourquoi ?
TACAREL.
En contemplant votre isolement, je ne pus m’empêcher de songer à ces belles fleurs du désert qui meurent, hélas !... sans avoir été respirées !
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais...
TACAREL.
Je ne parle pas de M. Champbaudet...
MADAME CHAMPBAUDET.
N’en parlons pas !
TACAREL.
Femme austère ! il est temps d’essuyer vos larmes... rentrez dans la vie !... Elle est belle, la vie, pour ceux qui savent aimer !
MADAME CHAMPBAUDET, avec élan.
Oh ! oui !...
Se reprenant.
Du moins, je le suppose...
TACAREL.
Il est beau de dire à un homme... quel que soit son âge : « Tiens ! voilà mon cœur ! donne-moi le tien !... et partons pour Asnières. »
Il se lève.
MADAME CHAMPBAUDET, troublée, se levant.
Certainement...
À part.
Pas un mot de mariage ! Viendrait-il m’offrir le déshonneur ?
TACAREL, à part.
Elle est émue... c’est le moment !
Haut.
Madame Champbaudet... si un galant homme, un homme tendre et sensible... se présentait pour vous épouser... ?
MADAME CHAMPBAUDET, avec passion.
Oh ! Paul ! j’attendais ce mot !
TACAREL.
Ah bah !
À part.
Il fallait donc le dire !
Haut.
Ainsi vous consentiriez à vous remarier ?
MADAME CHAMPBAUDET, avec élan.
Oui !... oui !!... oui !!!...
TACAREL, à part.
À la bonne heure ! elle y va carrément.
Haut.
Ça suffit... attendez un moment...
Courant à la porte de gauche et appelant.
Monsieur Durozoir !... Monsieur Durozoir !...
MADAME CHAMPBAUDET, étonnée, à part.
Qu’est-ce que c’est que M. Durozoir ?
Scène V
TACAREL, MADAME CHAMPBAUDET, DUROZOIR
Durozoir est troublé.
TACAREL, le présentant.
Madame... j’ai l’honneur de vous présenter M. Edmond Durozoir... un ami de ma famille... homme probe, exact, honorable... et qui a toute ma confiance...
DUROZOIR.
Cher ami... Madame...
Il salue sans oser la regarder.
MADAME CHAMPBAUDET, saluant.
Monsieur...
À part.
C’est un grand-parent chargé de faire la demande.
DUROZOIR.
Madame... c’est en tremblant que je viens...
Il la regarde. Bas à Tacarel.
Elle est un peu mûre.
TACAREL, bas.
Elle paraît comme ça le matin... à jeun ; mais le soir, elle est splendide.
MADAME CHAMPBAUDET.
Monsieur, je vous écoute avec la plus vive sympathie.
DUROZOIR.
Madame, c’est en tremblant...
MADAME CHAMPBAUDET.
Pourquoi trembler ?
DUROZOIR.
C’est bien naturel...
TACAREL.
L’émotion !
DUROZOIR.
Et puis la solennité du moment.
Bas à Tacarel.
Quelle âge a-t-elle ?
TACAREL, bas.
Trente-cinq ans... Allez !
DUROZOIR.
Madame... enhardi par votre accueil... et fort de l’approbation de M. Paul Tacarel, mon patr...
TACAREL, l’interrompant vivement.
Parent et ami !
DUROZOIR.
Parent et ami, j’ai l’honneur de vous demander votre main.
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Ah ! enfin !
TACAREL, à part.
V’lan, ça y est !
MADAME CHAMPBAUDET.
Monsieur... je n’ai plus de famille...
DUROZOIR.
Tant mieux.
TACAREL, avec onction.
Pauvre orpheline !
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est donc à moi de vous répondre... Lorsque j’eus le malheur de perdre mon mari, feu Champbaudet... j’avais juré de me consacrer à sa mémoire... Je m’étais liée par un serment.
TACAREL.
Oh ! c’était dans le carnaval.
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais je pense que mon changement de résolution se trouve suffisamment justifié par le mérite de celui qui en est l’objet.
DUROZOIR, saluant.
Ah ! madame !
TACAREL, à part.
Elle n’est pas difficile !
MADAME CHAMPBAUDET.
Quand on a le bonheur de rencontrer, sur le chemin de l’existence, un homme qui joint à l’élégance des manières les dons plus précieux encore du cœur, de l’esprit et de l’âme !...
DUROZOIR.
Oh ! oh ! madame !
TACAREL, à part.
Elle est myope !
MADAME CHAMPBAUDET.
Une femme serait bien folle de refuser de pareils avantages...
TACAREL.
Ce serait bouder contre son cœur.
MADAME CHAMPBAUDET.
Aussi, j’ose le dire sans rougir... j’accepte, monsieur Durozoir, j’accepte !...
DUROZOIR.
Oh ! madame !
TACAREL, à part.
Comme ça prend feu, les vieilles maisons !
DUROZOIR.
Je n’ose prolonger plus longtemps cette première visite... mais me permettrez-vous de la renouveler ce soir ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Certainement.
TACAREL, bas à Durozoir.
Avec un bouquet !
MADAME CHAMPBAUDET.
Je serai toujours heureuse de vous voir... ne vous dois-je pas mon bonheur ?
DUROZOIR, avec passion.
Et moi donc !
Il lui baise la main.
À ce soir !
MADAME CHAMPBAUDET.
À ce soir.
TACAREL.
Avec un bouquet.
Durozoir, troublé, va sortir par la gauche, Tacarel le ramène vers le fond. Durozoir trébuche et laisse tomber son chapeau ; Tacarel le ramasse, le lui donne, et l’éconduit.
Scène VI
TACAREL, MADAME CHAMPBAUDET
MADAME CHAMPBAUDET.
Quel charmant vieillard !
TACAREL.
Comment !... vieillard ? il n’a que quarante-neuf ans !
MADAME CHAMPBAUDET.
Alors il est bien fatigué...
TACAREL.
Il paraît comme cela le matin... à jeun... mais aux lumières, il est splendide !
MADAME CHAMPBAUDET.
Oh ! peu m’importe !... pour ce que je veux lui dire.
TACAREL, étonné.
Hein ?
MADAME CHAMPBAUDET, tendrement.
Paul !... Laissez-moi vous appeler Paul...
TACAREL.
Mais...
MADAME CHAMPBAUDET, avec passion.
Oh ! qu’il est beau, mon Paul !
TACAREL, à part.
Ah çà ! est-ce qu’elle voudrait déjà... chagriner Durozoir ? C’est trop tôt !
MADAME CHAMPBAUDET.
Je vous quitte... pour un instant... je vais faire part à mes amies de pension de la nouvelle, de la grande nouvelle... Je reviens... À bientôt, mon Paul... à bientôt !...
En sortant.
Ah ! je n’ai que vingt-cinq ans !
Elle entre à gauche.
Scène VII
TACAREL, puis ARSÈNE et LETRINQUIER
TACAREL.
Qu’est-ce qu’elle a ?... Enfin la voilà casée... c’est le principal !
ARSÈNE, introduisant Letrinquier.
Entrez donc, monsieur Letrinquier.
TACAREL, à part.
Le beau-père !
LETRINQUIER, à Arsène.
Imbécile ! qui emporte la clef de ma cuisine... Si je ne t’avais pas rencontré sur l’escalier en montant chez Théodore ?
ARSÈNE.
Je vous l’aurais rapportée ce soir... après dîner.
LETRINQUIER.
Après dîner ! c’est très commode !... Voyons ! où est-elle ?
ARSÈNE.
Dans ma veste... Attendez un moment... je vais la chercher...
Il sort par le fond.
LETRINQUIER.
Ah çà ! où suis-je ici ?
TACAREL, se montrant.
Chez madame veuve Champbaudet.
LETRINQUIER.
Vous !... Au fait, j’aurais dû m’en douter... il est une heure... je dérange votre petit rendez-vous...
TACAREL.
Du tout !... j’allais chez vous... Vous m’avez imposé la tâche... pénible... de marier madame Champbaudet.
LETRINQUIER.
Pénible ! Je vous comprends...
TACAREL.
Quand vous l’aurez vue... vous me comprendrez davantage... Monsieur Letrinquier, j’ai l’honneur de vous faire part du mariage de madame veuve Champbaudet avec M. Edmond Durozoir.
LETRINQUIER.
Comment ! vous l’avez colloquée à un autre ?
TACAREL.
Ah ! beau-père !
LETRINQUIER.
Farceur !...
Confidentiellement.
Dites donc... Théodore m’a dit que c’était une femme superbe... Est-ce que je ne pourrais pas la voir un peu ?
TACAREL.
Mais... je ne sais pas...
LETRINQUIER.
Il faut bien que je sache si elle se marie... je ne suis pas obligé de vous croire !
TACAREL.
C’est juste.
Apercevant madame Champbaudet qui entre.
La voici... je vais vous présenter.
Scène VIII
LETRINQUIER, TACAREL, MADAME CHAMPBAUDET
MADAME CHAMPBAUDET, sans voir Letrinquier.
Je viens d’écrire trois lettres... Mettons des timbres.
Elle va à sa toilette.
LETRINQUIER, à part, la regardant.
Les voilà donc, ces femmes qui enveloppent la jeunesse dans leurs replis tortueux !
TACAREL.
Madame, j’ai l’honneur de vous présenter M. Letrinquier...
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Encore un grand-parent !
Haut.
Soyez le bienvenu, monsieur... Voulez-vous me donner la main... à l’anglaise ?
Ils se donnent la main.
LETRINQUIER, à part.
Elle est bon garçon !
Haut.
À mon tour, permettez-moi, chère belle, de vous saluer... à la française ?
Il lui embrasse la main. À part.
Superbe femme !
TACAREL, à demi-voix.
Eh ! eh ! papa Letrinquier !
LETRINQUIER, bas.
Chut ! ne le dites pas à ma sœur !
Haut, prenant des airs de jeune homme.
Eh bien, chère belle, quoi de nouveau dans le monde galant ?
MADAME CHAMPBAUDET et TACAREL, étonnés.
Hein ?...
LETRINQUIER, à part.
Tant pis ! je suis chez une petite dame !
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
C’est un vieux mauvais sujet !
LETRINQUIER.
Paul vient de m’apprendre une nouvelle désastreuse.
MADAME CHAMPBAUDET.
Quoi donc ?
LETRINQUIER.
Vous allez vous marier... Les amours sont en deuil... Il est vrai que je suis un peu la cause de ce malheur public... C’est moi qui ai exigé de Paul ce mariage...
MADAME CHAMPBAUDET.
Oh ! merci !
LETRINQUIER.
Je lui ai dit : « Tant que la petite Champbaudet ne sera pas mariée... vous n’aurez pas ma fille ! »
MADAME CHAMPBAUDET.
Comment, votre fille ?...
LETRINQUIER.
Oui, Caroline ! Il épouse Caroline !
MADAME CHAMPBAUDET.
Hein ?... C’est impossible !... Eh bien, et moi ?
LETRINQUIER.
Vous !... vous épousez Durozoir !
MADAME CHAMPBAUDET.
Par exemple !... C’est Paul que j’épouse ! mon Paul !
LETRINQUIER.
Comment ?
TACAREL, à part.
Qu’est-ce qu’elle chante ?...
Haut.
Permettez, madame...
MADAME CHAMPBAUDET.
M. Durozoir ne vient-il pas de me faire la demande à l’instant ?
TACAREL.
Pour lui-même !
MADAME CHAMPBAUDET.
Lui ! un vieux sans cheveux ?... Je n’en veux pas !!!
LETRINQUIER.
Ah ! mais ceci change la thèse !
TACAREL.
Que vous importe que Madame se marie ou ne se marie pas ?... si je vous prouve que vos soupçons sont injustes !
LETRINQUIER.
Comment cela ?
TACAREL.
Interrogez Madame... elle vous dira que nos relations sont purement architecturales et que le respect le plus absolu...
LETRINQUIER, le laissant passer à droite.
Chut ! pas de signes d’intelligence !... Est-il vrai, madame, que ce jeune homme vous soit complètement... étranger ?
TACAREL.
Vous allez voir !... Répondez, madame !
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Un pareil aveu !... c’est le perdre à jamais !...
LETRINQUIER.
Eh bien, madame ?
MADAME CHAMPBAUDET, baissant les yeux.
Monsieur Letrinquier... je suis bien coupable !
TACAREL.
Hein ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Mais le cœur d’une femme est bien faible quand elle aime.
LETRINQUIER, éclatant.
Voilà qui est clair !
TACAREL, abasourdi et outré.
Comment, madame, vous osez soutenir... ?
LETRINQUIER.
Assez !... Or donc, mariez Madame, rompez votre chaîne... sinon vous n’aurez pas ma fille !...
Saluant madame Champbaudet.
Chère belle...
TACAREL.
Mais, monsieur Letrinquier...
LETRINQUIER.
Ma résolution est irréfragable !...
À part.
Je monte chez Théodore.
À Tacarel, en sortant.
Irréfragable !...
Letrinquier sort par le fond.
Scène IX
TACAREL, MADAME CHAMPBAUDET
TACAREL.
Mon compliment, madame, c’est du joli !
MADAME CHAMPBAUDET.
Grâce, mon Paul ! grâce !... J’allais vous perdre... et je me suis rattrapée à cette planche de salut.
TACAREL, sévèrement.
Il y a des planches, madame, auxquelles une femme qui se respecte ne se rattrape jamais !
MADAME CHAMPBAUDET.
Pardonne-moi...
TACAREL.
Ne me tutoyez-pas !... on ne tutoie pas son architecte !
MADAME CHAMPBAUDET.
J’ai peut-être été un peu loin...
TACAREL.
Voilà donc la récompense de mes soins... de mon exactitude... moi qui venais tous les jours faire votre petite partie !... de mausolée, sans honoraires !... Pour me remercier, vous me compromettez... vous me faites manquer mon établissement...
MADAME CHAMPBAUDET.
J’avais cru lire dans vos regards...
TACAREL.
Rien du tout ! rien du tout !
MADAME CHAMPBAUDET.
Cependant vous m’avez parlé d’amour...
TACAREL.
Pour Durozoir !
MADAME CHAMPBAUDET.
Vous me faisiez changer mes bonnets...
TACAREL.
Au point de vue de l’art... comme architecte...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! vous avez beau dire, on ne vient pas tous les jours, pendant deux mois, chez une femme... jeune encore... sans avoir un motif...
TACAREL.
Certainement... j’en avais un...
Regardant le plafond.
Un motif supérieur...
MADAME CHAMPBAUDET.
Lequel ? Paul, ouvrez-votre cœur !
TACAREL, à part.
Il faut l’amadouer... Je vais l’étourdir...
Haut.
Vous allez tout savoir... Personne ne peut nous entendre ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Personne !
TACAREL.
Eh bien, oui ! je ne le cache pas... subjugué, vaincu par la puissance de vos charmes, de votre esprit, oui, je vous ai aimée !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! merci !
TACAREL, avec passion.
Je vous ai aimée !...
Changeant de ton.
Pendant trois jours !
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! pas plus ?
TACAREL.
Dieu m’est témoin que je voulais vous offrir mon nom... Je suis même allé à la mairie... faire lever votre extrait de naissance...
MADAME CHAMPBAUDET, effrayée.
Ah ! mon Dieu !
TACAREL, d’une voix lente et grave.
On m’a livré cette pièce... moyennant quatre sous... et j’y ai lu une date...
À part.
Quel âge peut-elle bien avoir ?...
Haut.
Une date à jamais célèbre pour ceux qui estiment le vin de la comète... 1811 !
MADAME CHAMPBAUDET, vivement.
C’est faux !... Je suis de 1814 !... Je n’ai que quarante-sept ans !
TACAREL.
Tiens ! l’âge de maman !
MADAME CHAMPBAUDET, désespérée.
Ah !
TACAREL.
Ce doux rapprochement... ouvrit à mon cœur des horizons nouveaux... Mon amour s’épura... et je me pris à vous aimer... comme un fils aime sa mère !
MADAME CHAMPBAUDET, protestant.
Sa mère ?... Ah ! non !
TACAREL, à part.
Ça ne prend pas !
Haut.
Comme un frère aime sa sœur !
MADAME CHAMPBAUDET.
J’aime mieux ça !
TACAREL, à part.
Chauffons cette corde !
Haut, avec feu.
Savez-vous ce que c’est qu’une sœur ?... cet ange... dont on ne demande jamais l’âge !
MADAME CHAMPBAUDET, froidement.
Sans doute, sans doute !...
TACAREL, à part.
Elle est froide !
Haut.
Voilà ce que j’espérais trouver en vous... Mais non ! je n’ai rencontré qu’une femme implacable !
MADAME CHAMPBAUDET.
Comment ?
TACAREL.
Qui se fait un plaisir cruel de s’asseoir sur ma destinée.
MADAME CHAMPBAUDET.
Moi ? Paul !
TACAREL.
Allez ! continuez votre œuvre de destruction !... Ma fiancée en mourra, la pauvre créature !
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! mon Dieu !...
TACAREL.
Quant à son père... le noble vieillard !... il en deviendra fou... Il n’était qu’idiot !
MADAME CHAMPBAUDET.
Assez !
TACAREL.
Et moi... moi, je pars ! je quitte cette plage inhospitalière...
MADAME CHAMPBAUDET.
Où vas-tu ?
TACAREL.
En Amérique... Je m’engage... avec le Nord ou avec le Sud... ça m’est parfaitement égal... Je vais chercher une autre fiancée... la fièvre jaune !
Il remonte.
MADAME CHAMPBAUDET, l’arrêtant.
Paul... mon enfant...
Se reprenant.
Mon frère ! tu ne feras pas cela !
Le ramenant en lui jetant les bras autour du cou.
TACAREL.
Si...
MADAME CHAMPBAUDET.
Non !...
TACAREL.
Si !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Non !... parle !... que veux-tu ? quel sacrifice exiges-tu de moi ?
TACAREL.
Le sacrifice Durozoir...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ah ! jamais !
TACAREL.
Vous avez entendu ce père... irréfragable !
MADAME CHAMPBAUDET.
Oui, mais Durozoir...
TACAREL.
Alors adieu ! vous m’écrirez sur les bords du Potomac !... poste restante.
MADAME CHAMPBAUDET, avec un effort douloureux.
Paul, je consens... Ne me laissez pas réfléchir ! allez me chercher cet homme !...
TACAREL.
Vous l’apprécierez plus tard...
MADAME CHAMPBAUDET.
Allez ! allez !...
TACAREL.
J’y cours !...
À part.
Elle sera très heureuse avec Durozoir !
Il sort par le fond.
Scène X
MADAME CHAMPBAUDET, puis ARSÈNE
MADAME CHAMPBAUDET, seule, tombant assise près de la table, à droite.
Oh ! mes rêves !... mes rêves perdus !...
Elle sanglote.
ARSÈNE, entrant par la gauche, et la voyant pleurer.
Elle pleure... Quoi que vous avez, madame ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Rien !
ARSÈNE.
C’est-y M. Tacarel qui vous fait du chagrin ?
MADAME CHAMPBAUDET.
L’ingrat ! l’infidèle ! il m’a aimée pourtant !
ARSÈNE.
Lui ? allons donc ! il se moquait de vous !
MADAME CHAMPBAUDET.
Malheureux !... ne le calomnie pas !... Il m’aimait du moins comme une sœur !
ARSÈNE.
Il vous aimait... comme un soldat aime sa guérite !
MADAME CHAMPBAUDET, se levant.
Sa guérite ?
ARSÈNE.
Oui... vu qu’il venait uniquement chez vous pour monter sa faction... et attendre le signal de la dame d’au-dessus.
MADAME CHAMPBAUDET.
Que dis-tu ?
ARSÈNE.
C’est la bonne d’en haut qui vient de me conter ça... Vous savez bien, la trompette du marchand de robinets ?
MADAME CHAMPBAUDET.
Comment ?
ARSÈNE.
Ça voulait dire : « Je suis en bas chez la vieille...
Se reprenant.
chez la veuve ! J’attends votre signal ! »
MADAME CHAMPBAUDET, outrée.
Oh ! si cela était !...
ARSÈNE.
Vous savez bien : J’ai du bon tabac.
MADAME CHAMPBAUDET.
L’air qui le faisait partir ?
ARSÈNE.
Pardi !... Ça voulait dire : « Mon mari n’y est pas... montez ! »
MADAME CHAMPBAUDET.
Trahison !... Et l’autre : Marie, trempe ton pain ?
ARSÈNE.
« Mon mari y est... ne montez pas !... » Le plus cocasse, c’est que la bonne a pincé le même signal pour avertir son amoureux... elle tapote aussi !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Non ! c’est impossible !... tu mens !...
ARSÈNE, tirant la trompette de sa poche.
Tenez ! v’là son instrument !
MADAME CHAMPBAUDET, saisissant la trompette.
Donne ! je veux m’assurer par moi-même...
Elle souffle dans la trompette.
ARSÈNE, machinalement, criant.
Marchand de robinets !... Tiens, c’est Madame qui trompette...
MADAME CHAMPBAUDET, écoutant.
Chut !... rien !... Tu vois bien que c’est une calomnie... il ne s’est pas joué de moi à ce point...
À ce moment, on entend jouer au-dessus l’air de Marie, trempe ton pain.
« Marie, trempe ton pain !... »
ARSÈNE.
Paraît que le mari est là-haut !
MADAME CHAMPBAUDET, furieuse.
Oh ! je me vengerai !... je me vengerai ! Ah ! il est là-haut !... Eh bien, je vais lui écrire... je vais tout lui apprendre !...
Elle se met à table, et écrit vivement.
« Monsieur, votre femme vous trompe avec mon architecte... »
Elle continue à écrire.
ARSÈNE, à part.
Nous allons avoir du grabuge !
MADAME CHAMPBAUDET,
pliant sa lettre et la cachant d’un coup de poing.
Voilà ce que c’est !
Scène XI
MADAME CHAMPBAUDET, ARSÈNE, TACAREL
TACAREL, entrant radieux par le fond.
Me voilà !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Lui !...
Elle le regarde fixement un instant, puis dit à Arsène :
Portez ce billet à son adresse !
ARSÈNE, tragiquement d’une voix de basse.
On y va !
À Tacarel.
On y va !
Il sort par le fond.
TACAREL.
Durozoir me suit... il se fait friser...
MADAME CHAMPBAUDET, marchant à lui et lui saisissant le poignet.
Monsieur... que penseriez-vous d’un polisson qui, sous prétexte de mausolée, viendrait allumer l’incendie dans le cœur d’une pauvre veuve sans défiance ?...
TACAREL, troublé.
Mais... je ne comprends pas...
MADAME CHAMPBAUDET.
Que penseriez-vous d’un polisson qui choisirait le domicile d’une honnête femme pour y faire sonner la trompette de ses signaux amoureux ?
TACAREL.
Mais, madame...
MADAME CHAMPBAUDET, lui secouant la main avec force.
Je sais tout !
TACAREL, retirant sa main.
Vous me faites mal !
MADAME CHAMPBAUDET, d’une voix sombre, sans chanter.
« J’ai du bon tabac dans ma tabatière ! »
TACAREL.
Comment !... Vous savez ?...
MADAME CHAMPBAUDET, tragiquement.
« Marie, trempe ton pain !... Marie, trempe ton pain dans la sauce ! »
TACAREL.
Écoutez-moi !... Je vais tout vous dire...
MADAME CHAMPBAUDET.
Je te pardonne... car je suis vengée.
TACAREL.
Vengée ?...
MADAME CHAMPBAUDET.
Cette lettre, que je viens d’envoyer quand vous êtes entré, était pour M. Garambois...
TACAREL.
Dieu !
MADAME CHAMPBAUDET, avec un rire amer.
On a joué Trempe ton pain... donc il est chez lui !...
TACAREL.
Eh bien ?...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ma lettre l’instruit de votre intrigue avec sa femme...
TACAREL.
Qu’avez-vous fait !
MADAME CHAMPBAUDET.
Ce qui plaît aux femmes... Je me suis vengée !
TACAREL, boutonnant son habit.
Très bien !... Le mari va venir un poignard à la main.
MADAME CHAMPBAUDET.
Hein ?
TACAREL.
Je l’attends... Je ne me défendrai pas !...
MADAME CHAMPBAUDET.
Dieu ! qu’ai-je fait ?
On entend du bruit sur l’escalier.
TACAREL.
Le voici !... Je suis prêt !
MADAME CHAMPBAUDET
le jetant derrière elle et le couvrant de son corps.
Non !... mets-toi là... derrière moi !...
Scène XII
MADAME CHAMPBAUDET, TACAREL, GARAMBOIS, LETRINQUIER, puis ARSÈNE et DUROZOIR
Garambois paraît une lettre à la main, il est accompagné par Letrinquier.
MADAME CHAMPBAUDET.
Lui !
TACAREL, bas.
Avec son témoin.
GARAMBOIS.
Madame, je viens de recevoir une lettre.
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
La mienne.
GARAMBOIS.
Qui nécessite quelques explications.
TACAREL, résolument.
À vos ordres.
MADAME CHAMPBAUDET, éplorée.
Non ! pas de sang !
GARAMBOIS et LETRINQUIER.
Quoi ?
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est faux ! n’en croyez pas un mot !
LETRINQUIER.
Qu’est-ce qui est faux ?
GARAMBOIS.
Permettez-moi d’abord de vous en donner lecture.
Lisant.
« Les locataires soussignés, tous majeurs et sains d’esprit, s’engagent à contribuer au prorata de leurs loyers... »
TACAREL, surpris.
Hein ?
MADAME CHAMPBAUDET, de même.
Quoi ?
GARAMBOIS, continuant de lire.
« À l’établissement d’un tapis dans l’escalier. »
TACAREL, joyeux.
Un tapis ?
MADAME CHAMPBAUDET, joyeuse.
Comment, c’était ?...
TACAREL, bas.
Il ne sait rien !
MADAME CHAMPBAUDET, bas.
Sauvé !
GARAMBOIS.
Tous les locataires ont signé...
MADAME CHAMPBAUDET, avec un transport de joie.
Mais je signe aussi !
TACAREL.
Nous signons !
GARAMBOIS.
Pas vous.
LETRINQUIER, à part, prenant une plume sur la table.
Ces femmes-là ne regardent pas l’argent.
ARSÈNE, entrant brusquement et montrant un robinet qu’il tient.
J’en ai un, madame, j’en ai un !
TOUS.
Quoi ?
ARSÈNE.
Un robinet !
Remettant une lettre à Garambois.
Ah ! monsieur... une lettre pour vous de Madame...
MADAME CHAMPBAUDET.
Ciel !
Elle repousse Arsène.
TACAREL.
Sacrebleu !
Il lance un coup de pied à Arsène.
ARSÈNE, jette un cri et sort par le fond.
Aïe !
MADAME CHAMPBAUDET, éperdue, à Garambois.
Donnez ! donnez-moi cette lettre.
GARAMBOIS, la refusant.
Puisqu’elle est pour moi...
MADAME CHAMPBAUDET, très émue.
Oui, mais elle n’est plus utile...
TACAREL.
Puisque vous voilà...
MADAME CHAMPBAUDET.
Je puis vous dire de vive voix...
GARAMBOIS.
Quoi ?
LETRINQUIER, à part.
Qu’est-ce qu’ils ont ?
MADAME CHAMPBAUDET, bas, vivement, à Tacarel.
Je vous assure.
Haut, balbutiant, à Garambois.
Je vais... me marier, et, comme je suis seule... sans famille...
TACAREL.
Oui... orpheline...
MADAME CHAMPBAUDET.
Je venais vous prier, en qualité de voisin...
TACAREL.
Oui... de voisin...
MADAME CHAMPBAUDET.
De vouloir bien me servir de témoin.
TACAREL.
Et d’assister au repas.
MADAME CHAMPBAUDET.
Chez Lemardelay...
GARAMBOIS.
Comment donc, belle dame !
Il fait le mouvement de lui rendre la lettre.
LETRINQUIER, s’en empare vivement.
Voyons le nom du prétendu...
MADAME CHAMPBAUDET, à part.
Ciel !
TACAREL.
Sacrebleu !
ARSÈNE, annonçant.
M. l’Arrosoir.
MADAME CHAMPBAUDET.
C’est lui !
DUROZOIR, entrant avec un bouquet.
Durozoir !
MADAME CHAMPBAUDET, vivement et saisissant la lettre.
Le voilà... le prétendu !
Elle passe la lettre à Tacarel, qui la roule et la met dans sa bouche.
LETRINQUIER et GARAMBOIS, riant en regardant Durozoir.
Ah bah ! il a une bonne tête.
MADAME CHAMPBAUDET.
Enfin !
TACAREL, bas.
Merci, ma sœur !
LETRINQUIER.
Mon gendre, je n’ai qu’une parole ! Ma fille est à vous.
DUROZOIR, descendant et offrant son bouquet.
Belle dame, daignez accepter...
Il jette un cri.
Ah !
TOUS.
Quoi ?
DUROZOIR, se frottant les reins.
Rien ! c’est mon rhumatisme !
MADAME CHAMPBAUDET.
Il a des rhumatismes !
TACAREL.
Dans le dos ! Aux lumières, ça ne paraît pas !
CHŒUR.
Air du Gendre en surveillance.
À ce double mariage
D’heureux destins sont promis ;
Il faut pour un bon ménage
Des époux bien assortis.