L’Escroc du grand monde (Jacques-François ANCELOT)
Comédie en trois actes, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 10 avril 1833.
Personnages
MONSIEUR DE FERRIÈRES
GEORGES DE FERRIÈRES, son fils
DUBOURG, riche manufacturier
SAINT-SURIN
D’OLBAN
D’ARMINCOURT
MADAME DE FERRIÈRES
ÉMELINE, jeune orpheline confiée à ses soins
MARIE, fille de Dubourg
UN DOMESTIQUE
DANSEURS
INVITÉS, etc.
La scène se passe à Paris, dans l’hôtel de monsieur de Ferrières.
ACTE I
Le théâtre représente un salon dans l’hôtel habité par monsieur de Ferrières. Au lever du rideau, madame de Ferrières est assise sur un fauteuil à gauche du spectateur ; elle s’occupe d’une broderie. Émeline, très élégamment vêtue, est de bout auprès d’elle, et s’appuie sur le dossier du fauteuil ; monsieur de Saint-Surin est à côté d’Émeline. Marie est assise sur une chaise de l’autre côté de madame de Ferrières ; elle est très simple, et elle fait une bourse. Monsieur de Ferrières est assis près d’une table, à droite du spectateur ; il tient des journaux qu’il semble parcourir avec indifférence. Il y a une boîte d’écarté sur la table où sont placés les journaux.
Scène première
MARIE, MADAME DE FERRIÈRES, ÉMELINE, SAINT-SURIN, MONSIEUR DE FERRIÈRES, puis UN DOMESTIQUE
ÉMELINE.
Ah ! madame, je vous en prie, ne refusez pas de me conduire demain au bal !... Ma toilette est toute Prête et si jolie !...
SAINT-SURIN.
Vous refuser !... cela est il possible ? Et d’ailleurs, madame ne doit-elle pas aimer le bal pour son propre compte ?
MADAME DE FERRIÈRES.
Monsieur de Saint-Surin oublie que j’ai passé dix ans dans la retraite ; que j’y ai perdu le goût des flatteries, et que la mère d’un jeune homme de vingt ans peut conduire au bal une jolie personne confiée à ses soins, mais qu’elle n’y trouve plus aucun plaisir pour elle. Et puis, nous y étions hier, et c’est bien souvent, ma chère Émeline.
UN DOMESTIQUE, entrant, et s’adressant à monsieur de Ferrières.
Monsieur, c’est le domestique de monsieur Dalbreuse.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, sortant de sa rêverie, et se levant.
Ah !... je sais... Donnez.
LE DOMESTIQUE, à demi-voix.
Trois cents louis que monsieur Dalbreuse doit à monsieur, d’hier au soir.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
C’est bien.
Il prend un rouleau des mains du domestique, qui se retire.
MARIE, à part, les yeux fixés sur monsieur de Ferrières.
Encore !... Ah ! je ne me trompe pas !
MONSIEUR DE FERRIÈRES, mettant le rouleau dans sa poche, et se mêlant à la conversation.
Vous aimez le bal, Émeline ?
ÉMELINE.
J’ai encore sur mon agenda onze contredanses promises.
SAINT-SURIN.
Et le galop avec moi.
MADAME DE FERRIÈRES, regardant son mari, qui est retombé dans sa rêverie.
Nous verrons.
ÉMELINE.
Oh ! vous consentirez !
MADAME DE FERRIÈRES.
Et cette chère Marie, restera-t-elle encore seule ?
ÉMELINE.
Mais aussi, conçoit-on qu’elle soit si insouciante ? Je suis sûre, Marie, que si vous tourmentiez un peu votre père, il vous laisserait venir : un riche manufacturier !... Est-ce qu’il veut vous faire vivre comme une religieuse ?
MARIE.
J’ai été élevée à la campagne, vous avez fait votre éducation à Paris, ne vous étonnez donc pas de la différence de nos goûts. Savez-vous qu’il y a dix huit mois, lorsque monsieur et madame de Ferrières quittèrent leur maison de campagne, située près de celle de mon père, pour se fixer à Paris, moi, je n’y étais jamais venue ?
SAINT-SURIN.
Pauvre enfant !... Mais comprend-on qu’il y ait des gens qui habitent la province ? Et ils croient qu’ils vivent !
MARIE.
Mais oui, monsieur. Je vous assure que lorsque monsieur et madame de Ferrières y vivaient avec leur fils Geor... Monsieur Georges, qui voyage depuis deux ans, on s’y amusait bien !... Mais quand ils l’eurent quittée pour venir habiter ce bel hôtel, alors... oh ! alors le pays me parut si triste que je n’eus pas de repos que mon père n’eût loué aussi un appartement à Paris, tout près d’ici !... Et pourvu que ma bonne amie me permette de venir tous les jours passer quelques heures avec elle, je suis contente !... Je n’ai besoin ni de bals, ni de fêtes ; je m’y ennuie.
ÉMELINE.
S’ennuyer au bal !... Marie, vous n’êtes pas raisonnable.
À madame de Ferrières.
Ainsi, nous y allons demain soir ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, sortant de sa rêverie.
Demain soir !... Mais cela ne se peut pas ; j’attends ici nombreuse compagnie.
MADAME DE FERRIÈRES.
Ah !...
ÉMELINE.
Et dansera-t-on ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Sans doute.
À sa femme.
Est-ce que je ne vous l’avais pas déjà dit, chère amie ?
MADAME DE FERRIÈRES.
Non.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Pardonnez ! je suis quelquefois distrait.
MADAME DE FERRIÈRES.
Il est vrai ; mais cet oubli est réparable : les fêtes, les dîners, les soirées se succèdent chez vous de manière à ce que nos gens soient habitués à ces apprêts.
SAINT-SURIN.
Aussi votre maison est une de celles où l’on reçoit le mieux. C’est à qui obtiendra l’honneur de se faire présenter chez vous !... La haute considération dont vous jouissez dans le monde...
MONSIEUR DE FERRIÈRES. Sa figure s’épanouit.
On parle de moi, monsieur de Saint-Surin ?
SAINT-SURIN.
Avec les plus grands éloges ! ainsi que de madame.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ah !... jamais on ne dira assez de bien de cette bonne et généreuse amie !... Si vous saviez ce qu’elle fut pour moi dans mes malheurs ?... Mais vous disiez...
SAINT-SURIN.
L’estime qui s’attache à votre nom a fait souhaiter à un de mes amis...
MARIE, à part.
Encore un !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Amenez, amenez, monsieur de Saint-Surin ! Je n’ai qu’à me louer de toutes les personnes que vous m’avez présentées, et, je l’avoue, cette foule qui se presse dans mes salons me fait plaisir à voir.
Madame de Ferrières le regarde tristement.
SAINT-SURIN.
Oui, les bals, l’opéra, le bois de Boulogne, de jolies femmes et des chevaux anglais, voilà toute la vie.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Dubourg.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Ah ! quel ennui !
Scène II
MARIE, MADAME DE FERRIÈRES, ÉMELINE, SAINT-SURIN, MONSIEUR DE FERRIÈRES, DUBOURG
MARIE, allant à lui.
Mon père !...
DUBOURG.
Bonjour, ma fille. Madame, veuillez agréer mes respects. Je vous salue, mademoiselle Émeline ; vous allez bien, mon cher de Ferrières ?... Eh bien ! Monsieur de Saint-Surin, me voilà à Paris pour trois jours ! Des recouvrements considérables à faire ; il faudra nous amuser...
Prenant la main de Ferrières.
Enchanté de vous voir, mon ancien voisin !... Vous êtes toujours content de votre situation ? Ah ! dame, vous êtes mieux ici que dans la misérable bicoque où je vous ai connu ! Comment, diable, aviez-vous fait pour devenir si pauvre ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Avez-vous toujours été riche, monsieur Dubourg ?
DUBOURG.
Non ! Pendant que vous défaisiez votre fortune, moi je faisais la mienne. Ah ! j’ai terriblement travaillé : mais aussi cela va bien maintenant : ma nouvelle machine à vapeur sera en activité jeudi prochain ; celle-ci confectionnera des chapeaux imperméables ; c’est ma cinquième... Entre elles toutes, elles n’occupent que quinze ouvriers, et il en faudrait plus de trois cents si le travail s’exécutait par l’ancienne méthode... Tous les manœuvres du pays désertent pour venir chercher de l’ouvrage à Paris.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Où ils meurent de faim.
DUBOURG.
Je gagne plus de soixante mille francs par an : l’industrie est une belle chose ! Que d’obligations nous a le gouvernement !... Aussi je suis membre du Conseil municipal, je suis éligible, je commande la garde nationale ; bientôt il ne me manquera plus rien.
Air du Verre.
Je suis désigné pour la croix,
La chose est déjà résolue ;
Et l’on fera valoir mes droits
Lors de la prochaine revue.
Si mes soldats gardent leurs rangs,
Devant le roi si nul ne bouge,
Si les baudriers sont bien blancs,
J’obtiendrai, moi, le ruban rouge.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
On l’a donné pour moins que ça.
DUBOURG.
Qu’est-ce qu’un honnête homme peut demander de plus au Ciel ? surtout avec une bonne fille comme ma chère Marie ! Si pourtant elle était un peu plus gaie.
UN DOMESTIQUE, entrant.
Une lettre pour vous, madame.
Il sort.
MADAME DE FERRIÈRES.
Ah ! donnez, c’est de mon fils.
MARIE.
Une lettre de monsieur Georges !
MADAME DE FERRIÈRES, après avoir parcouru la lettre.
Georges arrive.
ÉMELINE.
Georges !
MARIE, avec joie.
Il revient !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mon fils !
DUBOURG.
Il ne manquera plus rien à votre bonheur.
MADAME DE FERRIÈRES.
Voyez sa lettre : je veux vous la lire ; il n’y a ici que des amis.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ah ! oui, lisez.
MADAME DE FERRIÈRES, à part.
Sa figure s’éclaircit !
Elle lit haut ; tout le monde l’entoure.
« Je vais enfin vous revoir, vous, ma mère chérie, que je n’ai pas embrassée depuis deux ans, et je vous retrouverai jouissant de cette opulence, de ce rang auxquels votre naissance vous destinait, et dont vous avez été privée si longtemps. Je vais revoir mon père, à qui je dois tout ce que je suis, mon éducation et ces idées d’honneur que ses leçons et ses exemples ont gravées dans mon cœur, et que j’ai été à même d’apprécier dans ce voyage où j’ai commencé à connaître les hommes et les choses.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Pauvre enfant !...
MADAME DE FERRIÈRES, continuant.
« Quelle est donc ma joie en voyant que la fortune aplanira les obstacles qui devaient m’arrêter ; que toutes les carrières me seront ouvertes, et que je pourrai enfin offrir à ma bien-aimée Émeline un sort digne de ses vertus. Cette lettre n’arrivera que peu d’instants avant moi ; je me réserve donc le plaisir de vous dire tout ce que je ne puis exprimer ici. Veuillez me rappeler au souvenir de mes amis, et surtout de notre voisin monsieur Dubourg. »
DUBOURG.
Il y a cela ?... Ah ! le brave garçon !
MARIE, à part.
Rien pour moi !...
SAINT-SURIN, à Émeline, à demi-voix.
Il est bien heureux !
ÉMELINE, avec embarras.
Ce mariage, convenu dès l’enfance...
SAINT-SURIN.
Fera naître de cruels regrets.
MARIE, à part, en les regardant.
Et elle semble en écouter un autre !
DUBOURG, à monsieur de Ferrières.
Voilà un beau jour, mon voisin.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oui, sans doute.
DUBOURG, à sa fille.
Ah çà ! veux-tu bien rire, toi !... Cette enfant-là ne sait pas se réjouir.
ÉMELINE.
Il faudra pourtant bien que demain elle vienne au bal, puisque c’est ici qu’on danse.
DUBOURG.
Ici !... Bravo ; ce sera pour fêter le retour de ce bon Georges. Eh ! mais, écoutez donc ! N’entends-je pas une voiture ?
MADAME DE FERRIÈRES.
Oui, oui, c’est lui, c’est mon fils !... Courons tous à sa rencontre !...
Tout le monde sort, excepté monsieur de Ferrières.
Scène III
MONSIEUR DE FERRIÈRES, seul, avec une vive émotion
Ils courent au-devant de mon fils, et moi... Je ne sais ce que j’éprouve... je ne puis les suivre... Georges !... noble et généreux enfant !... S’il allait me demander ?... Oh ! non, non ! Il sera heureux... Chassons ces idées... Je suis fou !... Je crois que j’ai tremblé au moment de revoir mon fils...
Il ouvre une cassette, et y place le rouleau qu’il a reçu dans la première scène.
Voilà mille louis que je gagne à monsieur Dalbreuse depuis trois mois !... Je ne jouerai plus avec lui...
Scène IV
SAINT-SURIN, MARIE, ÉMELINE, MADAME DE FERRIÈRES, GEORGES, MONSIEUR DE FERRIÈRES, DUBOURG, DOMESTIQUES dans le fond
Air de Mathilde de Sabran. (Entrée d’Arved, dans Malvina. Gymnase.
Ensemble.
MADAME DE FERRIÈRES.
Enfin le voilà de retour ;
Ah ! pour moi quelle ivresse !
Enfin le voilà de retour !
Fêtons tous ce beau jour !
GEORGES.
Enfin me voilà de retour ;
Ah ! pour moi quelle ivresse !
Enfin me voilà de retour !
Fêtons tous ce beau jour !
ÉMELINE, DUBOURG, DOMESTIQUES.
Enfin le voilà de retour !
Pour eux tous quelle ivresse !
Enfin le voilà de retour !
Fêtons tous ce beau jour !
MARIE.
Enfin le voilà de retour ;
Pour eux tous quelle ivresse !
Hélas ! il faut à son retour,
Lui cacher mon amour !
SAINT-SURIN.
Enfin le voilà de retour ;
Pour eux tous quelle ivresse !
Mais Émeline, à son retour,
Lui rendra son amour !
GEORGES, se jetant dans les bras de son père.
Mon père, enfin je vous revois !
Dans mes bras je vous presse !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Quel bonheur d’être auprès de toi !
MARIE, à part.
Pas un regard pour moi !
TOUS.
Enfin { me voilà de retour, etc.
{ le
GEORGES.
C’est Émeline !... oui, c’est bien elle !
Mon regard partout la cherchait ;
Mais je la retrouve plus belle
Que mon amour ne la rêvait !
À vous quitter, ma bonne mère,
Avec douleur je m’étais résigné ;
Mais, loin de vous, sur la rive étrangère,
De votre image encor j’étais accompagné !
TOUS.
Enfin { me voilà de retour ! etc.
{ le
Les domestiques sortent.
GEORGES.
Que je suis heureux ! Mais comme tout est beau ici !... Allons, ne riez pas de ma naïve admiration : moi, je n’ai rien vu.
DUBOURG.
Et vos voyages ?
GEORGES.
Oh ! ma vie a été bien simple !... quand on n’a pas d’argent... J’étais parti à pied de notre village avec ce que ma bonne mère m’avait donné, et que je désirais faire durer longtemps.
MADAME DE FERRIÈRES.
Pauvre enfant ! quatre louis !
SAINT-SURIN.
Mais quand je vous ai vu à Dieppe, dans la saison des bains, vous étiez chez un parent fort riche.
DUBOURG.
N’en avez-vous pas hérité ? Votre père nous avait dit que c’était le commencement de sa fortune.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, embarrassé.
Sans doute... Mais ce parent...
GEORGES.
Il avait un fils naturel, et je ne fus que le prête nom d’un fidéicommis : à sa mort, je remis tout à son enfant.
MADAME DE FERRIÈRES, avec étonnement.
Ah !...
GEORGES.
Alors un capitaine de vaisseau anglais me prit en amitié, et je m’embarquai sur son bâtiment, qui faisait voile vers l’Amérique.
DUBOURG.
Nous y voilà !... Mais, en vérité, depuis le temps qu’on va chercher de la fortune en Amérique, il ne doit plus y en avoir.
GEORGES.
Mon ami m’avait fait obtenir un emploi très brillant dans l’Inde.
MARIE.
Dans l’Inde !... On ne vous aurait plus revu.
GEORGES.
Peut-être... Aussi, je venais embrasser encore une fois ma famille, avant d’entreprendre ce voyage ; mais, en débarquant à Bordeaux, il y a huit jours, j’ai appris le changement de votre situation, mon père : jugez de ma joie !... Plus d’absence, plus de voyages !... Ah ! chère Émeline, c’est surtout à cause de vous, que je maudissais le sort, et que je le bénis maintenant !... Gloire, fortune, amour, tout peut être mon partage !... Je puis tout désirer, tout espérer de la vie.
MADAME DE FERRIÈRES.
Mon cher enfant !...
DUBOURG.
Voyez pourtant ce que c’est que l’argent !... Et puis, que les philosophes nous vantent le mépris des richesses !...
SAINT-SURIN.
Oh ! nous avons encore des professeurs de philosophie ; mais il n’y a plus de philosophes.
GEORGES.
Quel plaisir de retrouver heureux tous ceux qu’on aime !... Vous avez l’air satisfait, monsieur Dubourg ?
DUBOURG.
Oui, pardieu ! tout me réussit. On a déjà pensé à moi pour la députation : voyez-vous, Georges, un industriel aujourd’hui, c’est comme un marquis autrefois : il arrive à tout. Si je deviens millionnaire, on me doit au moins la pairie... Voilà les bienfaits de l’égalité.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Sotte vanité !
GEORGES.
Et vous, Saint-Surin, vous êtes, j’espère, plus raisonnable que vous ne l’étiez à Dieppe ? Vous ne jouez plus autant ?
DUBOURG.
Oh ! nous faisons de temps en temps la petite partie... C’est mon seul plaisir à moi, ma seule récréation.
SAINT-SURIN.
Nous tâcherons, mon cher Georges, de contribuer à vos plaisirs ; vous aller retrouver ici d’anciens amis, que vous avez connus à Dieppe : Dalville, D’Armincourt, D’Olban...
GEORGES.
Ah !... D’Olban...
SAINT-SURIN.
Oui, toujours un peu envieux, un peu taquin, mais un assez bon diable au fond... Ils m’attendent en ce moment, et je vais les rejoindre. Je demanderai à ces dames la permission de les revoir dans la journée, car je loge dans cette maison ; un peu plus haut, par exemple... À Paris, la bourse et le logement jouent à la bascule ; quand les fonds baissent, le logement s’élève. Vous permettez, mesdames, que je ne vous dise pas adieu ?
MADAME DE FERRIÈRES.
Est-ce que nous ne dînons pas tous ensemble pour célébrer l’arrivée de Georges ? Monsieur Dubourg, monsieur de Saint-Surin, je compte sur vous.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous avez raison : voilà qui est très bien imaginé.
DUBOURG.
Eh bien ! j’accepte ; je cours expédier mes affaires, et je reviens.
SAINT-SURIN.
Dans une heure, je suis ici.
Dubourg et Saint-Surin sortent par le fond.
ÉMELINE.
Moi, je vais donner un instant à ma toilette.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Il faut que j’aille me dégager près de l’ambassadeur d’Angleterre.
MADAME DE FERRIÈRES.
Je devrai encore au retour de mon fils le bonheur de posséder plus souvent mon mari : j’ai plus d’une fois regretté la pauvre chaumière où du moins nous étions toujours ensemble.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ma position m’oblige à voir le monde, et vous refusez d’y paraître.
MADAME DE FERRIÈRES.
Oh ! ne prenez pas mes regrets pour des reproches.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je sais, ma chère amie, combien vous êtes bonne ! Je sors pour vous revoir plus tôt : vous ne serez pas fâchée de causer avec Georges.
Il sort par le fond.
MADAME DE FERRIÈRES.
Je vais lui montrer l’appartement que je lui destine. Viens, mon fils !...
Madame de Ferrières, Emeline et Georges sortent par une porte à droite.
Scène V
MARIE, seule
Comme ils sont heureux !... Ah ! c’est pour moi seul qu’il n’y aura jamais de bonheur !... Il l’aime !... Je ne le croyais pas... Elle qui, élevée dans une pension de Paris, destinée à la fortune, ne pouvait être à lui, n’aurait pas voulu de lui quand il était pauvre... Il l’aime !... Et moi, qui fus la compagne de son enfance, qui partageai tous ses jeux, qui n’ai qu’une pensée... à peine s’il m’a vue !... Et quand il m’a regardée, quelle froideur !
Air du Klephte (par Labarre.)
Hélas ! j’ai vu fuir l’espérance
Qui m’enivrait à son retour !
Est-ce un regard d’indifférence
Qui devrait payer tant d’amour ?
Il est épris d’une autre femme ;
Pour elle il revient en ces lieux,
Et quand l’amour veille en mon âme,
J’en cherchais en vain dans ses yeux !...
Hélas ! j’ai vu fuir, etc.
Tout est fini !... Ah ! du moins, cachons bien mon secret.
Scène VI
GEORGES, MARIE
GEORGES, entrant par la porte de droite.
Ne voilà-t-il pas une visite importune qui m’enlève déjà ma mère !... Heureusement, je vous retrouve, Marie.
MARIE.
Monsieur...
GEORGES.
Oh ! non, Georges, votre compagnon d’enfance, votre frère, Marie !... Mais qu’avez-vous ? Il me semble que des larmes...
MARIE.
Moi !... vous vous trompez ; je ne suis pas triste... Je suis contente.
GEORGES.
Pourquoi feindre avec moi ? c’est mal... Ah ! j’obtiendrai votre confiance ; vous me direz votre secret.
MARIE.
Jamais !
GEORGES, souriant.
Vous avouez déjà que vous en avez un.
MARIE.
J’en ai peut-être deux.
GEORGES.
Ah !... c’est mieux encore.
MARIE.
Mais vous les ignorerez toujours.
GEORGES.
C’est ce que nous verrons... Tenez, voici Émeline qui m’aidera, j’en suis sûr, dans cette découverte.
MARIE, souriant amèrement.
Comme je crains votre pénétration, je vous salue et je me retire.
Scène VII
GEORGES, MARIE, ÉMELINE, entrant par la porte de droite
ÉMELINE, arrêtant Marie.
Pas du tout, Marie, vous resterez. Après une si longue absence, on a tant de choses à raconter que nous ne serons pas trop de deux... Asseyons-nous donc, et causons.
MARIE.
Vous le voulez ?
ÉMELINE.
Je l’exige.
GEORGES.
Et moi, je vous en prie.
Ils s’asseyent : Georges est entre elles deux.
Que j’ai souvent désiré un pareil moment !... Près de vous, près de Marie qui sera notre sœur !...
Il prend la main de chacune d’elles.
Et d’abord, dites-moi, Émeline, avez-vous bien pensé à moi ?
ÉMELINE.
Quand vous êtes parti, j’étais encore à la pension ; tous les mois votre maman me faisait sortir, comme elle a eu la bonté de le faire depuis quatre ans que je suis orpheline et confiée à ses soins ; alors, Marie et moi, nous parlions de vous sans cesse. Elle me racontait tout ce qu’elle vous avait entendu dire, tout ce qu’elle vous avait vu faire depuis votre enfance ; et j’avoue, monsieur Georges, que moi je n’osais pas lui répéter ce que vous m’aviez dit en partant, et cependant je ne l’avais pas oublié !
GEORGES.
Ah ! vous vous en êtes souvenue ?
ÉMELINE.
Émeline, me disiez-vous, je vous aime ; vous êtes l’objet de mon premier, de mon unique amour, si je fais fortune, je reviendrai demander votre main ; sans cet espoir, la vie me serait odieuse.
Marie a retiré sa main que tenait Georges et se recule doucement.
GEORGES.
Vous ne m’aviez rien répondu.
ÉMELINE, souriant.
Et pourtant j’attendais.
Georges lui baise la main.
MARIE, à part.
Oh ! mon Dieu !...
GEORGES.
Chère Émeline !... Quand vous avez su que mon père avait retrouvé la fortune ?...
ÉMELINE.
J’ai demandé à venir habiter chez votre mère, on me l’accorda ; et j’attendais l’époque où monsieur le navigateur voudrait bien penser à nous.
GEORGES, se tournant vers Marie.
Mais vous, qui passiez toutes vos journées chez ma mère, dites-moi, Marie, ce fut un grand jour de joie que celui où mon père redevint riche ? Je ne sais rien : quelques lignes que j’ai trouvées à Bordeaux m’ont appris que sa situation était changée, voilà tout !... Je n’ai pas même eu le temps de causer avec ma mère ; parlez-moi donc de son bonheur, contez-moi tout ce qui s’est passé... Je brûle de tout savoir.
MARIE, à part.
Que lui dire ?
Haut.
Cette fortune ne vint pas subitement, et ce n’est pas à moi que votre père a vu élever et qu’il traite encore comme vous me traitez vous-même, monsieur Georges, un peu en enfant, qu’il aurait confié ses affaires d’intérêt. Tout ce que je sais, c’est qu’un jour, plus triste et plus mécontent que jamais de son sort, votre père partit pour Paris, trois jours s’écoulèrent ; et votre mère, qui n’était pas habituée à son absence, et qui avait vu son désespoir, ne pouvait cacher son trouble et son inquiétude ; je les partageais !... monsieur de Ferrières revint enfin plus joyeux que je ne l’avais jamais vu : il avait, nous dit-il, retrouvé d’anciens amis qui l’avaient retenu et l’engageaient à retourner les voir. Il fit ainsi plusieurs voyages, toujours plus satisfait à son retour ; puis on parla de quitter la pauvre maison pour venir habiter Paris, et j’obtins de mon père qu’il y prendrait aussi un appartement. Alors, je fus bien heureuse, car je pensai à votre bonheur !... Voilà tout ce que je sais.
GEORGES.
Bonne Marie !... Pourquoi donc y a-t-il sur votre figure un nuage de tristesse ? Nous parviendrons, j’espère, à le dissiper. Émeline, bientôt nous parlerons de mariage ; que rien désormais ne puisse plus nous séparer... avec vous, toujours.
ÉMELINE.
Toujours le monde et ses amusements !... Comme ils vont vous plaire à vous qui ne les connaissez pas.
GEORGES.
Le retraité près de vous aurait plus de charmes encore.
ÉMELINE.
Oh ! il ne faut pas être comme Marie, qui ne veut jamais venir au bal et au spectacle !... Votre père avait parlé d’une loge à l’Opéra pour l’hiver ; croiriez vous qu’elle l’en a détourné ?
GEORGES.
Nous la prendrons, Émeline, et nous y conduirons Marie.
MARIE.
Le bonheur ne m’apparaît pas à moi, comme à Émeline, tout brillant de parures, de fêtes, de bals, de musique et de spectacles : à mes yeux, il a une physionomie toute différente.
GEORGES.
Et comment la voyez-vous donc ?
MARIE.
Il me semble qu’il pourrait se trouver dans la solitude, sans autre société que celle d’un ami, de parents qui vous chérissent et de pauvres qu’on a secourus.
ÉMELINE.
Mon Dieu, ma chère Marie, comme vous êtes champêtre ! Le bonheur de Paris est bien autre chose que tout cela !... Une vie délicieuse où l’on n’a pas le temps de penser, de désirer ou de regretter ; où l’on compte ses printemps par ses hivers, et où l’on vieillit sans le savoir et sans vouloir surtout que les autres le sachent.
GEORGES.
J’espère pourtant, ma chère Émeline, qu’au milieu de toutes ces distractions il restera du temps à l’amour. Mais ce mot m’éclaire !... Oui... Ne serait-ce pas lui qui cause cette tristesse ?... Eh bien ! Marie, ne rougissez donc pas ainsi.
ÉMELINE, riant.
Oh ! quelle mine coupable !... cela m’était déjà venu à la pensée.
GEORGES.
Et... vous ne savez rien de plus ?
ÉMELINE.
Je gage que j’y suis !... Voyons, Marie, regardez-moi bien en face.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur de Saint-Surin.
ÉMELINE, riant.
Justement le nom que j’allais prononcer.
MARIE.
Quelle folie !
Scène VIII
D’ARMINCOURT, D’OLBAN, SAINT-SURIN, GEORGES, ÉMELINE, MARIE, D’ALVILLE
SAINT-SURIN.
Veuillez, mesdames, agréer mon hommage. Georges, voici les anciens amis dont je vous ai parlé, et qui, en apprenant votre retour, ont absolument voulu venir vous visiter.
GEORGES.
Je vous remercie beaucoup, messieurs ; enchanté de vous revoir.
ÉMELINE.
Nous nous retirons.
GEORGES.
Marie, comptez sur des amis qui s’occuperont de vous.
Il reconduit les deux femmes, puis revient en scène.
D’OLBAN, aux autres jeunes gens.
Quel luxe !... et d’où vient tout cela ?
Scène IX
D’ARMINCOURT, D’OLBAN, GEORGES, SAINT-SURIN, D’ALVILLE
GEORGES.
Tout se réunit donc pour combler mes vœux !... Que vous me faites de plaisir en me venant voir.
D’OLBAN.
Nous avons renoncé pour vous à notre promenade au bois.
GEORGES.
Demain nous irons ensemble, après un déjeuner que je vous prie d’accepter.
D’OLBAN.
Volontiers !... nous vous montrerons les élégants équipages de nos riches fashionables, et ceux de nos banqueroutiers passés et futurs ; nous vous ferons admirer les chevaux anglais du petit Fatardin et les livrées toutes neuves de ses compères en industrie, qui ont perfectionné l’art de faire des dupes, et qui courent vers Sainte-Pélagie, en passant par le bois de Boulogne.
D’ARMINCOURT.
Ils prennent le plus long, mais ils arrivent.
SAINT-SURIN.
Que de choses nous aurons à apprendre à Georges ! Il ne connaît pas la vie de Paris, ses plaisirs, ses folies, ses dangers... nous lui révélerons tout.
D’OLBAN.
Chaque jour des améliorations nouvelles ! Les philosophes deviennent pairs de France, et on joue l’opéra en bonnet de coton.
GEORGES.
Mais moi, mes amis, je compte employer une partie de mon temps en choses raisonnables.
SAINT-SURIN.
Qui vous en empêchera ? Croyez-vous donc que nous soyons des êtres inutiles ? D’Armincourt vient de créer le Journal des enfants en nourrice ; d’Alville pense à faire une nouvelle religion.
GEORGES.
En vérité !...
D’OLBAN.
Oh ! c’est une industrie fort à la mode.
SAINT-SURIN.
Belcourt vient de publier deux millions d’almanachs à dix sous pour éclairer la France.
GEORGES.
Et qu’enseignent ces almanachs ?
D’OLBAN.
Des choses merveilleuses : entre autres avis utiles, il conseille aux pauvres qui meurent de faim d’épargner vingt sous par jour, afin d’avoir trente francs d’économie au bout du mois,
GEORGES.
Voilà une fière découverte ?
SAINT-SURIN.
Un autre de nos amis, Méricourt, écrit des fables politiques.
D’OLBAN.
Oui, La Fontaine faisait parler les bêtes comme des hommes ; et lui il fait parler les hommes comme des bêtes.
SAINT-SURIN.
Toujours des épigrammes, d’Olban !... Ne pourrait-on pas te les rendre à toi qui viens de tracer un nouveau plan d’économie politique ?... Enfin, mon cher Georges, je me propose, moi, d’acheter une maison afin d’être éligible l’année prochaine ; vous voyez que nous songeons aux choses sérieuses ; mais cela n’empêche pas de s’amuser. C’est ce qui distingue le dix-neuvième siècle ; il y avait autrefois des ambitieux et des hommes de plaisir ; chacun avait sa passion ; à présent, on les réunit toutes : voilà ce que c’est que le progrès.
GEORGES.
S’il peut naître de tout cela quelque chose d’utile pour le pays et d’honorable pour soi, l’on a raison ; mais, en vérité, je n’en reviens pas de voir Saint-Surin acheter une maison, lui qui était passablement dissipateur, et joueur... joueur...
D’OLBAN.
Oh ! il perd bien encore son argent ; mais seulement en pariant.
GEORGES.
Pourquoi cela ?
SAINT-SURIN.
Parce que je n’ose plus jouer moi-même. Figurez-vous que j’avais un ami intime que je croyais le plus honnête homme du monde ; eh bien ! l’honnête homme volait au jeu. On connaissait nos liaisons, et si l’on allait me soupçonner ?
GEORGES.
Est-il possible ?
D’OLBAN.
Qu’est-il devenu ce fripon de Montalais ?
SAINT-SURIN.
Il est mort du choléra.
D’OLBAN.
Le choléra est donc bon à quelque chose. Pardieu, Saint-Surin, tu as bien manqué de te ruiner ; tu jouais avec lui, et un joueur ne connaît ni parents, ni amis.
SAINT-SURIN.
Je le forçai à m’apprendre ses ruses, en le menaçant de le dénoncer à la société ; ensuite je ne le revis plus.
D’OLBAN.
Ma foi, ce serait nous rendre un grand service que de nous faire part de ta science. Tu nous empêcherais d’être volés par les honnêtes gens qu’on rencontre dans les meilleures maisons.
SAINT-SURIN.
En effet, tu as été maltraité l’hiver dernier.
D’OLBAN.
Et j’aurais grande envie de ne plus l’être. Enseigne-nous donc comment s’y prennent ces messieurs.
D’ARMINCOURT.
Oui, oui, c’est une excellente idée.
SAINT-SURIN.
Avec grand plaisir : tiens, voici justement des cartes.
Il va se placer à la table, à gauche, où est la boîte d’écarté ; ils se groupent tous autour de lui et regardent.
Air : Et voilà comme tout s’arrange.
Tenez l’adversaire occupé,
Mêlez d’une façon adroite,
Puis, aussitôt qu’il a coupé,
Prenez le jeu dans la main droite :
Il aurait beau couper vingt fois,
Avec un tour de main tout change ;
Les atouts glissent dans les doigts ;
À lui les sept ! à vous vos rois !
Et voilà comme tout s’arrange.
D’OLBAN.
Je m’en souviendrai.
D’ARMINCOURT.
Et nous aussi, pardieu.
SAINT-SURIN.
Je ne suis, moi, qu’un amateur ; les experts exécutent avec une bien autre adresse.
GEORGES.
Je ne sais en vérité pourquoi je vous regarde ; tout cela me paraît si odieux, et mon père m’a inspiré dès l’enfance une telle horreur du jeu, que sûrement je ne jouerai jamais.
SAINT-SURIN.
On ne sait pas ce qui peut arriver, et du moins nous voilà avertis. À propos, Georges, votre père était en marché avec Crémieux pour un cheval anglais magnifique, il faut qu’il vous l’achète.
D’OLBAN.
Riche comme paraît l’être monsieur de Ferrières, il ne peut vous refuser cela.
GEORGES.
Je ne sais encore rien au juste de la fortune de mon père ; mais il est généreux, et je pense...
D’OLBAN.
Comment, vous ne savez rien !... Mais cet héritage que vous avez recueilli à Dieppe !
SAINT-SURIN.
Eh ! non, vraiment, il n’y a pas eu d’héritage.
D’OLBAN.
Ah ! Paris est le seul lieu du monde où l’on puisse se ruiner ou faire fortune sans que la société s’informe des causes : c’est un bon pays.
GEORGES.
Que voulez-vous dire !
D’OLBAN.
Rien !... Je fais seulement une réflexion toute naturelle et que d’autres ont faite avant moi.
GEORGES.
Expliquez-vous, d’Olban, je vous en prie.
D’OLBAN.
N’est-il pas permis de s’étonner d’un aussi brusque changement de fortune ?
SAINT-SURIN.
Parce que tu te ruines, tu ne pardonnes pas à ceux qui s’enrichissent.
D’OLBAN.
Oh ! si fait, quand c’est par des moyens honorables et connus.
GEORGES.
Qu’entends-je ! oseriez-vous élever un soupçon sur le plus noble et le plus vertueux des hommes ?
SAINT-SURIN, allant se placer entre eux.
Là ! là !... calmez-vous !
GEORGES.
Je vous apprendrais bientôt...
D’OLBAN.
Quoi ?... que m’apprendriez-vous ? comment votre père s’est enrichi ?... Vous me feriez plaisir, et à quelques autres personnes encore, qui pensent...
GEORGES.
Que pensent-elles ?
D’OLBAN.
Ma foi... elles ne savent que penser.
GEORGES.
Ah ! c’en est trop !... douter un seul instant de l’honneur de mon père !... D’Olban, vous me ferez raison d’une aussi odieuse injure !
SAINT-SURIN.
Ah ! çà, êtes-vous fous tous les deux ?
GEORGES.
Il faut tenir bien peu à l’honneur pour compromettre ainsi celui d’un autre.
D’OLBAN.
Monsieur de Ferrières !...
GEORGES.
Oui ! Il n’y a qu’un misérable qui puisse s’exprimer comme vous l’avez fait...
D’OLBAN.
Cela suffit !... notre conversation finira demain au bois de Boulogne.
GEORGES.
À midi ; ces messieurs pour témoins.
D’OLBAN.
D’accord.
SAINT-SURIN, aux autres, à demi-voix.
Nous arrangerons l’affaire, et nous déjeunerons.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Dubourg.
Scène X
D’ARMINCOURT, D’OLBAN, DUBOURG, GEORGES, SAINT-SURIN, D’ALVILLE
DUBOURG.
Voilà mes affaires expédiées, et j’accours vous retrouver, mon cher Georges. Oh ! comme vous voilà animé... Qu’y a-t-il donc ?
D’OLBAN.
Rien, monsieur, rien ! À revoir, monsieur de Ferrières.
GEORGES.
À demain !
DUBOURG.
Est-ce que c’est moi qui vous fais fuir ?
D’OLBAN.
Pas le moins du monde ; nous vous connaissons, monsieur Dubourg, et nous respectons l’un de nos plus riches industriels.
DUBOURG.
Fortune bien acquise, j’ose le dire.
D’OLBAN.
Oh ! nous savons cela... Votre opulence n’est pas un mystère.
GEORGES, à part.
J’ai peine à me contenir.
SAINT-SURIN.
Allons, mes amis, il est temps de nous séparer.
Bas à d’Olban.
Tu as été trop loin, d’Olban, tu as tort.
D’OLBAN, bas.
Il s’emporte comme la poudre !
SAINT-SURIN.
Demain nous arrangerons tout cela.
Les jeunes gens saluent et sortent par le fond.
Scène XI
SAINT-SURIN, MARIE, ÉMELINE, DUBOURG, MADAME DE FERRIÈRES, MONSIEUR DE FERRIÈRES, puis UN DOMESTIQUE
DUBOURG, à Georges, qui est sur le devant, plongé dans ses réflexions.
Eh bien ! Georges, pourquoi ce silence !
GEORGES.
Ah ! pardon, monsieur.
DUBOURG.
Que diable ! il faut se réjouir.
SAINT-SURIN, qui a reconduit les jeunes gens, revient en scène.
Voici ces dames. Remettez-vous, Georges.
GEORGES, avec une vive émotion.
Et mon père !...
Il va au-devant de lui précipitamment.
MADAME DE FERRIÈRES.
Mon cher enfant !... à peine si j’ai pu le voir ; comme j’ai maudit ces importunes visites.
GEORGES.
Ce soir, nous ne nous quitterons pas.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Nous n’admettons aucun étranger aujourd’hui.
UN DOMESTIQUE.
Madame est servie.
DUBOURG.
Excellente nouvelle !..., ne laissons refroidir ni notre amitié, ni le dîner.
Final.
Ensemble.
MONSIEUR et MADAME DE FERRIÈRES.
Ah ! quel plaisir m’est promis
À ce repas aimable !
Entre nous deux à table
Nous allons revoir notre fils !
GEORGES.
Ah ! quel plaisir m’est promis
À ce repas aimable !
Entre vous deux à table
Vous allez revoir votre fils.
DUBOURG.
Ah ! quel plaisir m’est promis
À ce repas aimable !
De bons vins sur la table,
Auprès de moi de bons amis !
ÉMELINE, MARIE, SAINT-SURIN.
Quel plaisir vous est promis
À ce repas aimable !
Entre vous deux à table
Vous allez revoir votre fils !
ÉMELINE, à Marie.
Plus d’ennuis, plus de chagrin !
Reprenez un front serein :
Pourquoi rêver ?
Émeline vous aime et veut vous le prouver.
MARIE.
Comment, me le prouver ?
TOUS.
Ah ! quel plaisir, etc.
On s’achemine vers le fond. La toile tombe.
ACTE II
Le théâtre représente une autre pièce de l’appartement de monsieur de Ferrières. Trois portes au fond ; celle du milieu à deux battants.
Scène première
ÉMELINE, MARIE, entrant par la porte du milieu
ÉMELINE.
Pourquoi ce mystère, ma chère Marie, quand c’est une amie qui vous interroge, et qui veut s’occuper de votre bonheur.
MARIE.
Que dites-vous, Émeline ?
ÉMELINE.
Monsieur de Saint-Surin a confiance en moi ; vous êtes un riche parti ; tout peut s’arranger.
MARIE, souriant.
Quoi !... vous iriez demander quelqu’un en mariage pour moi ?... Quelle folie !
ÉMELINE.
Ah ! l’orgueil se révolte !... Je devine ; vous êtes blessée que monsieur de Saint-Surin ait eu l’air de songer à moi.
MARIE.
Non, ma chère Émeline, je trouve naturel qu’on vous préfère à la simple Marie ; mais ce qui me fâcherait, ce que je ne vous pardonnerais pas, ce serait de vous voir me compromettre vis-à-vis d’un jeune homme que je ne veux ni ne peux épouser.
ÉMELINE.
Pourquoi donc ?... vous l’aimez.
MARIE, souriant.
Moi !... je l’aime !...
ÉMELINE.
S’il a pensé à m’offrir son hommage quand il ignorait mes engagements, ses vœux se tourneront sans peine vers vous, et il ne faut pas refuser le bonheur par une fierté mal entendue.
MARIE.
Le bonheur !...
ÉMELINE.
N’ai je pas surpris plus d’une fois vos grands yeux noirs pleins de larmes ? N’est-ce pas là ce secret qui vous faisait rêver si profondément ? Pourquoi feindre avec moi ? Nos deux mariages pourraient se faire le même jour ; nous aurions la même corbeille, les mêmes bijoux !... Vous êtes plus riche que monsieur de Saint-Surin ; mais, à en juger par le train de monsieur de Ferrières, Georges est plus riche que moi ; alors nous serions dans la même situation.
MARIE.
Oh !... la fortune de Georges !...
ÉMELINE.
Est-ce que vous pensez à la fortune, Marie ? Monsieur de Saint-Surin en a moins que vous sans doute, mais qu’importe ? Il me semble que, si j’étais à votre place, j’épouserais Georges, moi, quand même il serait pauvre.
MARIE.
Vous l’épouseriez sans fortune ?
ÉMELINE.
Non, pas dans la situation où je suis, car je n’ai que cent mille francs pour tout bien, et ce n’est pas assez.
MARIE.
Ainsi, pour que vous acceptiez sa main aujourd’hui, il faut qu’il soit riche ?
ÉMELINE.
Je le préfère à tout autre : mais que voulez-vous ? De notre temps on voit le positif de la vie. Les leçons des personnes qui ont pris soin de mon enfance ne sont point perdues pour moi.
Air de Léocadie.
Aujourd’hui, malgré ma jeunesse,
Je me souviens de leur discours ;
Ils m’ont dit souvent : la richesse
Est un besoin de tous les jours ;
Des passions les rêves sont bien courts !
Lorsque vient le moment funeste
Où l’illusion s’envola,
L’amour fuit, la pauvreté reste...
Et j’ai peur, moi, j’ai peur de ce moment-là !
Mais vous, Marie, vous avez sur le monde des idées moins exactes !...
MARIE, riant.
Vous verrez que, de nous deux, elle se croira la plus raisonnable.
ÉMELINE.
Certainement.
MARIE.
Vous avez une fureur matrimoniale qui me fait peur.
ÉMELINE.
Tenez, voici madame de Ferrières : je suis sûre qu’elle sera de mon avis.
MARIE.
Pas un mot de cela, je vous en conjure.
Scène II
MADAME DE FERRIÈRES, ÉMELINE, MARIE
MADAME DE FERRIÈRES, entrant par la porte à droite de la grande porte du fond.
Bonjour, mes enfants.
ÉMELINE.
Si vous saviez, ma bonne amie, comme Marie est triste ?
MARIE, bas.
Taisez-vous donc.
MADAME DE FERRIÈRES.
Je m’en suis aperçue.
ÉMELINE.
Et pourtant, devant vous, elle s’efforce de paraître gaie.
MADAME DE FERRIÈRES.
Pauvre Marie !...
MARIE.
J’entends, je crois, monsieur de Ferrières.
MADAME DE FERRIÈRES.
Eh bien ! mes chères amies, laissez-nous, je veux lui parler : nous nous reverrons bientôt.
ÉMELINE.
Allons, Marie, venez ; c’est ce soir le bal ; vous voilà forcée enfin de faire une toilette et de vous égayer.
MARIE.
J’essaierai.
Elles sortent par la porte du fond.
Scène III
MADAME DE FERRIÈRES, MONSIEUR DE FERRIÈRES, entrant par la porte à gauche de la grande porte du fond
MADAME DE FERRIÈRES.
Mon ami !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ah ! c’est vous, ma chère !...
MADAME DE FERRIÈRES.
Oui, je voudrais causer un instant avec vous.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je suis à vos ordres.
MADAME DE FERRIÈRES.
N’est-il pas singulier qu’il me faille chercher et demander un moment d’entretien, tant le monde nous sépare !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Il ne m’empêche pas de vous retrouver toujours avec joie.
MADAME DE FERRIÈRES.
Eh bien ! mon ami, je vous l’avouerai, depuis longtemps, j’éprouve le besoin d’avoir avec vous une explication.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, un peu troublé.
Une explication !...
MADAME DE FERRIÈRES.
Oui : tout n’est pas ici comme cela devrait être.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Que voulez-vous dire ?
MADAME DE FERRIÈRES.
Au milieu de ces plaisirs qui vous entourent, et que vous recherchez avec avidité, perce par moments une sombre tristesse.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Moi, triste !... non ! Le souvenir de longs malheurs a peut-être laissé quelques traces.
MADAME DE FERRIÈRES.
Mon ami !...
Air de l’Angélus.
Dans cet asile où la douleur
Habitait avec l’indigence,
Nous devions parfois du bonheur
Au charme de la confiance ;
Alors, vous cherchiez ma présence !
Quelle différence aujourd’hui !...
Vous semblez éviter ma vue !
Pourquoi le bonheur a-t-il fui
Quand la richesse est revenue ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Le bonheur ?... Ah ! je veux le ramener près de vous !... L’éclat, le luxe, les fêtes, tout ce qui peut embellir la vie, demandez !... vous l’obtiendrez de moi.
MADAME DE FERRIÈRES.
Vous souvenez-vous de notre pauvre maison des champs ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Comment oublier ces jours de vos sacrifices et de votre dévouement ? Quand j’eus perdu tout ce que je possédais, quand vous vendîtes jusqu’à vos bijoux pour remplir les obligations que j’avais contractées.
MADAME DE FERRIÈRES.
Ce n’est pas cela que je veux rappeler, mon ami !... Sous notre toit de chaume, comme dans le château de vos ancêtres, vous fûtes noble, plein d’honneur et de courage ; moi, je n’eus aucun mérite, car je vous aime, et je trouvais dans votre tendresse le prix de mes sacrifices. Cette communication habituelle de toutes nos pensées, cet abandon sans réserve qui fait le charme de l’intimité, cela remplace bien l’opulence... Mais, maintenant vos affaires, vos actions de chaque jour, j’ignore tout ! Nous sommes devenus pour ainsi dire, étrangers l’un à l’autre.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oh !... cela n’est pas, cela ne peut pas être.
MADAME DE FERRIÈRES.
Le monde et ses plaisirs, vos distractions pendant les courts instants que nous passons ensemble, vous ont empêché de voir quel chagrin mon cœur renferme.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Des chagrins !... vous à qui je dois tant d’années de bonheur ! Vous que j’avais épousée dans l’opulence, qui aviez vécu dans le luxe, à quelle misère mes prodigalités vous avaient réduite !
MADAME DE FERRIÈRES.
Ne parlons plus de cela.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oh ! oui ; parlons des maux affreux qu’engendre la pauvreté, afin que notre richesse présente ait toute sa valeur à nos yeux ! N’est-il pas vrai que l’or est indispensable au bonheur ?... Si vous saviez comme je le regrettais !... combien je souffrais !...
MADAME DE FERRIÈRES.
Eh bien ?...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, d’un ton plus tranquille.
Vous me pardonneriez de jouir peut-être avec trop d’ivresse de ces premiers moments où le monde m’est r’ouvert : vous verriez que cette vie agitée peut m’occuper sans nuire à ma tendresse pour vous ; vous sauriez que cette fortune, je l’aime surtout parce qu’elle vous donne ce que vous pouvez désirer, parce que vous et mon fils vous serez heureux.
MADAME DE FERRIÈRES.
Mais, cette fortune même, je ne la connais pas, et...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
D’ennuyeux détails ne sont pas faits pour vous ; je veux que vous n’en ayez que les plaisirs.
MADAME DE FERRIÈRES.
J’étais donc injuste de me plaindre ? Je suis toujours votre amie ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ma seule amie !
MADAME DE FERRIÈRES.
Vous me pardonnerez une inquiétude que ma tendresse doit excuser : désormais, mon ami, je m’en rapporterai entièrement à vous ! Je craignais, j’en conviens, que vos dépenses n’allassent au-delà de vos revenus ; vous ne savez pas calculer, et j’avais peur.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, avec un certain trouble.
Ne craignez rien !... non, non !... ne vous inquiétez plus.
MADAME DE FERRIÈRES.
Quel bruit ?... C’est, je crois, la voix de monsieur Dubourg.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
C’est toujours ainsi qu’il s’annonce.
MADAME DE FERRIÈRES.
Il est notre ami.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
C’est un parvenu fort ennuyeux, et quelquefois bien offensant.
MADAME DE FERRIÈRES.
Lui ! vous offenser !...
Scène IV
MADAME DE FERRIÈRES, DUBOURG, MONSIEUR DE FERRIÈRES
DUBOURG, entrant avec précipitation par la grande porte du fond.
C’est cela, je le disais bien !... Il n’est pas chez lui !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Qui donc ?
DUBOURG.
Eh ! parbleu, votre fils !... à peine arrivé, une équipée de jeune homme.
MADAME DE FERRIÈRES.
Qu’y a-t-il, monsieur Dubourg ?
DUBOURG.
Il y a... Ma foi, il vaut mieux vous le dire, parce qu’il est peut-être encore temps...
MADAME DE FERRIÈRES.
Achevez !...
DUBOURG.
Eh bien ! il doit se battre aujourd’hui, à midi, au bois de Boulogne.
MADAME DE FERRIÈRES.
Ô ciel !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Se battre !...
DUBOURG.
Je l’ai appris de Saint-Surin.
MADAME DE FERRIÈRES.
Où est-il ?
DUBOURG.
Qui le sait ?... Je viens de sa chambre ; mais ce qui me rassure, c’est que ses pistolets sont encore sur sa table.
MADAME DE FERRIÈRES.
Grâce au ciel, il n’est point encore parti !... Je cours à sa rencontre.
DUBOURG.
C’est cela... Installez-vous dans sa chambre ; il faudra qu’il y revienne, et nous le retiendrons.
Madame de Ferrières sort par le fond.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Et s’il ne rentrait pas ?
DUBOURG.
Écoutez ; je retourne près de Saint-Surin pour tâcher d’apprendre quelque chose : voyez donc, un jeune homme si sage !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Quel est le motif de sa querelle ? Avec qui se bat-il ?
DUBOURG.
Je n’en sais rien : je suis accouru au premier mot pour prévenir un malheur ; mais je vais essayer de tout savoir.
Il sort.
Scène V
MONSIEUR DE FERRIÈRES, seul
Mon fils !... se battre !... Oh ! mon Dieu, mon Dieu !... Mais quelle est donc cette faiblesse ?... Un duel ?... eh bien ! qui n’en a pas eu ?... Moi-même, plus d’une fois, n’ai je pas... ? Ah ! qui pourrait souffrir une insulte ?... L’honneur !... l’honneur !...
Il passe vivement la main sur son front, et reprend d’un ton très animé.
Mais quoi !... Georges va se battre !... c’est mon fils !... et s’il succombait... Oh ! non, non !... Georges !...
Scène VI
GEORGES, MONSIEUR DE FERRIÈRES
GEORGES, entrant par le fond.
Me voici, mon père.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, le serrant dans ses bras.
Mon fils !... c’est toi !... je te revois !... Ah ! l’enfant qu’on a tremblé de perdre nous devient plus cher encore !... Mon Georges !... reste dans mes bras.
GEORGES.
Mon père !... Je vous cherchais.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Tu me cherchais ?...
GEORGES.
Oui ; j’avais une question à vous adresser ; mais je n’ai pu vous voir ce matin, et le temps presse !... Un mot seulement.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Non ; tu ne t’éloigneras pas si vite, Georges : je veux te parler... Asseyons-nous.
GEORGES.
Pardon, mon père. Je suis attendu.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je le sais.
GEORGES.
Oui ; quelques anciens amis...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Tu appelles cela des amis !...
GEORGES.
Je déjeune avec eux.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Au bois de Boulogne ?... Mais ce n’est que pour midi, et il est à peine dix heures.
GEORGES.
Veuillez m’excuser... quelques affaires...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Georges... vous me trompez... vous allez vous battre.
GEORGES.
Vous le savez ?...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je l’empêcherai.
GEORGES.
C’est impossible.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je suis votre père, et je commande.
GEORGES.
Vous connaissez ma tendresse et mon respect pour vous, je vous ai toujours regardé comme mon oracle et mon modèle ; mais j’ai été insulté, et jamais vous ne m’avez prescrit de souffrir patiemment un affront.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mais de quoi s’agit-il donc ?
GEORGES.
Je venais à vous ; car ; dans cette affaire, le combat est la moindre des choses.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Quelle insulte si grave ?...
GEORGES.
C’est de vous qu’il s’agit, mon père.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
De moi ?
GEORGES.
Et je vous connais trop pour n’être pas sûr que vous partagerez ma juste indignation.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Qu’est-il donc arrivé ?
GEORGES.
Hier, d’Olban a élevé devant moi, sur votre fortune et sur les moyens rapides auxquels vous devez votre opulence, des soupçons offensants pour votre honneur.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
L’insolent !... il a osé...
GEORGES.
Je l’en punirai... Mais il avait des témoins ; mais ces soupçons injurieux, il les a déjà répandus peut-être, et j’ai senti qu’une accusation de cette nature ne pouvait être détruite seulement par les chances d’un combat. Moi qui arrive, qui ne sais rien encore de vos affaires, je suis venu à vous ; il est important que vous daigniez m’instruire en peu de mots ; que vous me mettiez à même de retourner, le front levé, vers mon insolent agresseur et vers ceux qui l’accompagnaient. Veuillez donc, mon père, me dicter la réponse qui doit le réduire au silence, et que je puisse confondre la calomnie en même temps que je vengerai mon outrage.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Georges... vous prenez feu trop facilement.
GEORGES.
Quoi ?... j’entendrais élever un soupçon contre vous sans m’émouvoir.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.-
Vous êtes trop jeune pour terminer comme il convient une affaire aussi sérieuse... Reposez-vous sur moi de ce soin.
GEORGES.
Pardonnez-moi, mon père... Ces odieux soupçons s’adressaient à vous ; mais l’insulte, c’est moi qui l’ai reçue... Il faut que je parte, que j’obtienne satisfaction... Ma conduite, dans cette circonstance, doit influer sur l’opinion qu’on aura, toute ma vie, de mon caractère et de mon courage : tout dépend de cet instant, mon père, vous le savez comme moi, et vous ne me retiendrez pas.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Que faire ?
GEORGES.
Instruisez-moi donc de ce que je dois dire ; indiquez-moi une réponse claire et satisfaisante, qui prévienne à jamais d’injurieuses suppositions, et je me charge du reste.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mon fils, vous êtes pressant !
Il lui prend la main.
Écoutez-moi : votre mère, l’amie, la compagne de toute ma vie, sort d’ici ; elle m’a, comme vous, demandé de m’expliquer à ce sujet, et...
GEORGES, écoutant avidement.
Et ?...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je ne lui ai point répondu, car je ne dois de comptes à personne.
GEORGES.
Qu’entends-je ? ma mère ne sait donc pas comment cette fortune... mais cela n’est pas possible ! Vous voulez vous jouer de moi !... Songez pourtant que cela est sérieux !... Des leçons que je reçus de vous, mon père, il en est une surtout que je n’oublierai jamais : c’est d’attacher plus de prix à une réputation honorable qu’à l’existence même et à tous les biens dont on peut jouir. Je brûle du désir de me distinguer, de suivre une carrière brillante, de mériter l’estime publique !... Jugez donc de ce que je souffre !... Chaque minute est un tourment !... Répondez-moi, mon père !... que je ne tarde pas à leur prouver que le nom que je porte a droit à leurs respects.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
De tels sentiments vous rendent digne d’arriver à tout.
GEORGES.
Ces sentiments ; je vous les dois... Durant notre pauvreté, que de fois ne m’avez-vous pas dit que mon courage et ma constance devaient me frayer la route pour remonter au rang d’où vous étiez tombé ? Et depuis que, délivré d’une misère affreuse, je voyais l’opulence m’ouvrir toutes les carrières, j’étais enivré de bonheur !... Mais un mot a troublé tout... mon père, rassurez-moi !
MONSIEUR DE FERRIÈRES, le contemplant avec amour.
Que ne doit-on pas attendre d’un jeune homme tel que lui ?
GEORGES.
Ah ! je le vois, votre silence était une épreuve !... Parlez, mon père, parlez !... car je n’ai point trompé vos espérances.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Que lui dire ?
GEORGES.
Vous vous taisez !... vous paraissez troublé !... Oh ! mon Dieu ! s’il y avait quelque chose d’équivoque ou d’injuste dans cette fortune ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Georges !
GEORGES.
Oh ! mon père, mon père, je vous en conjure, par tout ce qu’il y a de plus cher et de plus sacré, dissipez les doutes que vous avez fait naître : expliquez le changement de votre situation.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous me soupçonnez ?
GEORGES.
Moi, grand Dieu !... soupçonner mon père !... non, non !... Mais peut-être n’avez-vous pas pensé que les hommes se doivent un compte réciproque de leur conduite ; que ce n’est pas assez qu’elle soit irréprochable, il faut encore que le monde la juge ainsi.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Est-ce donc à vous de me donner des leçons ?
GEORGES.
Pardon, mon père !... votre cœur doit me comprendre, et mon emportement est si juste !
MONSIEUR DE FERRIÈRES, d’un ton plus doux.
Je sens tout, Georges !... oui, tout !... Et vous êtes à mes yeux le meilleur et le plus noble des hommes !... Ah ! un tel fils mérite d’être heureux !... Il mérite que le monde lui rende justice, et que son nom soit à l’abri du soupçon.
GEORGES.
Oui, mon père, vous l’avez dit, aucun soupçon ne doit le flétrir ce nom que nos aïeux nous ont transmis sans tache. Oh ! ne différez pas une explication nécessaire !... Ils m’attendent !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Non... pas encore... Georges, écoutez-moi : plus d’une heure vous reste.
GEORGES.
Eh bien ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
C’est le seul moyen !
Haut.
Quoique personne n’ait de comptes à me demander, vous serez satisfait, et le monde aussi.
GEORGES.
Ah ! c’est un grand bonheur !... car j’ai bien souffert !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Une demi-heure vous suffit pour que vous puissiez rejoindre d’Olban : attendez-moi donc quelques instants ici.
GEORGES.
Mais, vous ne tarderez pas, mon père ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Toutes vos craintes seront dissipées.
GEORGES.
Vous me donnerez les moyens de convaincre le monde ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Aucun doute ne s’élèvera plus. Demeurez ; je reviens.
GEORGES.
Bientôt ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Soyez sans inquiétude.
GEORGES.
Si le moment arrivait sans que je vous revisse, je partirais.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous me reverrez.
Il sort par le fond.
Scène VII
GEORGES, seul
Allons, tout va s’expliquer : Ah ! il en est temps ; je ne sais quel effroi involontaire... Serait-il donc possible que cette fortune ?... Pourquoi mon père hésite-t-il à parler ? Je frémis !... Sous un gouvernement d’intrigues et de corruption... Ah ! écartons cette affreuse idée !... j’étais si heureux hier en arrivant... Tous mes rêves me semblaient réalisés !... Émeline !... je me la représentais bonne, affectueuse et simple, trouvant son bonheur dans ma tendresse ; et maintenant... Je crois pourtant qu’elle m’aime ; mais ce n’est pas ainsi que j’avais rêvé l’amour. Ma mère est triste, inquiète !... Marie cache quelque profonde douleur !... et mon père ?... mon père !... Il ne revient pas !...
Il s’assied et rêve la tête appuyée dans sa main ; la porte du fond s’ouvre, il se lève.
Ah ! le voici !... non, c’est Marie.
Scène VIII
MARIE, GEORGES
MARIE.
Oui, Georges, c’est moi qui ai appris que vous êtes malheureux et qui viens pleurer avec vous.
GEORGES, essayant de sourire.
Bonne Marie !
MARIE.
Oh ! ne vous contraignez pas devant moi. Je savais tout, Georges ; mais ne craignez rien.
GEORGES, étonné.
Quoi donc ? Marie, vous êtes bien pâle !... D’où venez-vous ? où est mon père ?
MARIE.
Il était là !... je l’ai entendu ; il disait : mon fils, mon fils !... je lui serai odieux !
GEORGES, avec effroi.
Il disait cela, Marie ?
MARIE.
Cela et d’autres mots encore qui m’ont engagée à venir ici ; car je suis votre amie, et je veux une part dans vos chagrins.
GEORGES.
Mais qu’y a t-il donc ? que me cache-t-on ?... Vous êtes instruite, dites-vous ? apprenez-moi tout.
MARIE, à part.
Ciel ! il ne sait rien ? qu’ai-je fait ?
GEORGES.
Parlerez-vous, Marie ? quel est ce malheur ? ce malheur que j’ignore et que vous connaissez.
MARIE.
Un malheur ! mais je n’ai pas dit cela.
GEORGES.
Savez-vous, Marie, quelles idées cruelles vous avez fait naître ?
MARIE.
Calmez-vous, monsieur Georges, calmez-vous, je vous en prie.
GEORGES.
Mais enfin que voulez-vous dire ? Je devine, je sens qu’il existe un mystère, et je ne vous quitterai pas qu’il ne me soit révélé.
MARIE.
Sais-je ce que j’ai dit ? j’étais si troublée !... non, non, c’est moi dont l’esprit inquiet s’effraie de tout !... Ne vous alarmez pas de paroles sans suite que je ne me rappelle même plus.
GEORGES, la prenant par la main et la regardant attentivement.
Marie !... je n’avais pas remarqué combien le malheur semble empreint sur tous vos traits !... Qu’est-il donc arrivé depuis deux ans ?
MARIE.
Oh rien !... je suis malheureuse peut-être ; mais au moins je le serai seule.
GEORGES.
Ne suis-je donc plus votre ami ? Hier, ma joie m’enivrait tellement que j’ai pu paraître ingrat ; j’avais presque oublié votre amitié pour moi, et aujourd’hui je sens que cette amitié me fait du bien !... Il n’y a que vous ici dont les manières n’aient pas changé !... Et si le malheur venait m’atteindre, c’est à vous seule que j’irais demander des consolations.
MARIE.
Ah ! Georges !... Émeline !...
Scène IX
MARIE, MADAME DE FERRIÈRES, GEORGES, ÉMELINE
MADAME DE FERRIÈRES, entrant par le fond.
Dieu soit loué ! il est encore là.
ÉMELINE.
Marie, retenez-le !... un duel...
MARIE, avec effroi.
Un duel !...
MADAME DE FERRIÈRES.
Il oublie qu’il a une mère.
ÉMELINE.
Oh ! nous l’empêcherons de sortir.
GEORGES, tâchant de sourire.
Qui vous a dit cela ? Et pourquoi cette terreur ? on vous a trompées !...
À part.
Et mon père qui ne revient pas.
ÉMELINE.
Je sais tout, moi !... C’est pour son père qu’il va se battre, avec monsieur d’Olban.
MARIE.
Pour son père !...
GEORGES.
En supposant que cela fût vrai, vous voyez qu’il n’y aurait pas à balancer.
MADAME DE FERRIÈRES.
Crois-tu donc que nous ne t’arrêterons pas ?
GEORGES.
Ma bonne mère, il est une limite à votre pouvoir, quoi qu’il n’y en ait pas à ma tendresse ; vous ne pouvez vouloir que votre fils se déshonore, ni qu’il souffre qu’on déshonore son père.
MARIE, avec explosion.
Quoi !... c’est pour des soupçons contre l’honneur de votre père que vous allez vous battre ?
GEORGES.
Ne serait-ce pas mon premier devoir ?
MARIE.
Ah ! madame, ne souffrez pas qu’il s’éloigne !
Elle court à la porte et appelle.
Monsieur de Ferrières !...
Elle revient sur le devant.
Il faut qu’il vienne, qu’il le retienne ici !... Il ne peut pas, il ne doit pas le laisser partir.
GEORGES, à part.
Quelle exaltation !
MADAME DE FERRIÈRES.
Monsieur de Ferrières est sorti.
GEORGES.
Sorti !... mon père !
ÉMELINE.
Sorti à cheval.
GEORGES.
Qu’entends-je ? Ah ! courons !
MARIE, l’arrêtant.
Sorti... Et il sait que pour lui, pour son honneur vous allez vous battre... Georges ! Georges !... vous ne vous battrez pas !... Tout, plutôt que d’exposer votre vie.
MADAME DE FERRIÈRES.
Que dites-vous ?
GEORGES.
Marie !...
MARIE.
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... Que faire ?
GEORGES.
Vous expliquerez-vous enfin ?
MARIE.
Qu’a dit monsieur d’Olban ? de quoi accuse-t-il votre père ? quels soupçons a-t-il formés ?
Scène X
MARIE, MADAME DE FERRIÈRES, MONSIEUR DE FERRIÈRES, GEORGES, ÉMELINE, SAINT-SURIN
MONSIEUR DE FERRIÈRES, il a entendu les derniers mots.
Des soupçons ? il n’en formera plus,
GEORGES.
Mon père !... Ah ! je savais bien que vous reviendriez.
MARIE, avec énergie et allant près de monsieur de Ferrières.
Monsieur, il veut se battre pour vous, à cause de vous, pour l’honneur de votre nom.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Il a raison... On ne doit jamais souffrir une insulte.
GEORGES.
Venez donc avec moi, mon père.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Tout est terminé.
GEORGES.
Vous avez convaincu d’Olban ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je l’ai tué !
TOUT LE MONDE.
Ah !...
GEORGES.
Tué !...
SAINT-SURIN.
En homme d’honneur, Georges... Et avant d’expirer d’Olban a rétracté devant nos amis ses offensantes paroles.
GEORGES, avec inquiétude.
Aucune autre explication ?...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Cela ne répond-il pas à tout ?
GEORGES, à part.
Quoi !... rien !...
Scène XI
MARIE, DUBOURG, MADAME DE FERRIÈRES, MONSIEUR DE FERRIÈRES, GEORGES, ÉMELINE, SAINT-SURIN
DUBOURG.
Ah ! mon voisin, risquer ses jours pour son fils... c’est bien, c’est très bien !... on m’a tout conté... Un courage de héros, et une tendresse de père... Voilà une action qui fera du bruit !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Assez, monsieur Dubourg, assez !...
GEORGES, à demi-voix à son père.
Ne saurai-je rien de plus ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à demi-voix à Georges.
Rien...
GEORGES, à part.
Tout est fini !...
Haut et passant près de madame de Ferrières.
Le souvenir de ce que je vous dois sera éternellement gravé dans mon cœur ; mais je ne puis rester ici...
Étonnement de tout le monde.
Émeline, adieu... vous êtes libre !
SAINT-SURIN.
Libre !...
GEORGES.
Ma mère, nous ne nous reverrons peut-être jamais !
Il se jette dans ses bras.
MADAME DE FERRIÈRES.
Que dis-tu ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mon fils !
DUBOURG.
Vous voulez partir ?
GEORGES.
Il le faut.
DUBOURG.
Quel diable de vertigo, Georges, vous pousse courir le monde ? Regardez donc votre mère, mademoiselle Émeline, et Marie... Dieu me pardonne, elle se trouve mal !...
GEORGES.
Serait-elle évanouie ?...
On lui donne des secours ; Georges s’approche d’elle.
MARIE, revenant à elle, bas.
Oh ! ne me trahissons pas.
DUBOURG.
Ah ! la voilà qui revient à elle !... Georges, vous ne quitterez pas votre père qui vous chérit, qui vient de vous le prouver, et de quelle façon ? l’abandonner serait d’un ingrat.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, serrant la main de son fils.
Georges, que penserait le monde ?
GEORGES.
Mon père !...
MADAME DE FERRIÈRES.
Et ta mère ?... N’est-elle donc plus rien pour toi ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Allons !... qu’il ne soit plus question de semblables extravagances ! Georges ne nous quittera pas, et nous le ramènerons à des idées plus raisonnables.
DUBOURG.
Voyez-vous, mon garçon, dans le siècle où nous vivons, il faut être plus positif : je veux faire de vous un industriel ; cela calmera votre imagination.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à sa femme.
Entrons chez nous, ma chère amie, et oublions toutes les impressions pénibles.
MARIE, à part.
Pauvre Georges !... puisse-t-il toujours ignorer...
GEORGES, à part.
Que se passe-t-il donc ici ?
ACTE III
Le théâtre représente un salon de bal ouvrant sur une galerie. Au lever du rideau, on danse dans le fond ; des tables de jeu sont dressées dans la pièce qui est sur le devant : deux sont occupées par des joueurs qui se renouvellent ; à la table qui est placée à droite du théâtre, en avant, sont assis monsieur de Ferrières et Dubourg, qui jouent ; on voit, dans le fond, danser Émeline, Saint-Surin et Marie. Cette dernière jette de temps en temps, avec inquiétude, des regards du côté de la partie de son père.
Scène première
DUBOURG, MONSIEUR DE FERRIÈRES, assis à droite, et jouant, MARIE, ÉMELINE, SAINT-SURIN, dansant dans le fond, DES JOUEURS, à une table à gauche, FOULE DE DANSEURS dans le fond
DUBOURG, avec joie.
Eh bien ! voisin, vous êtes battu !... vous n’êtes pas de force !... ah ! ah !...
Il rit.
Vingt-cinq louis, hein ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je tiens.
À part.
Il a un bonheur !...
DUBOURG.
Voyez-vous, tout me réussit à moi !... Mais cela n’arrive qu’aux gens habiles et prudents !... ah ! ah !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, ironiquement.
Vous croyez ?
DUBOURG.
Et le gouvernement le sait bien... Aussi, dès qu’on a fait fortune, fût ce en vendant des allumettes ou des petits pâtés, on obtient de droit en France, aujourd’hui, les places les plus honorables et les plus lucratives !... c’est juste.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oui, de notre temps, l’or est tout !... Il passe avant le talent, le mérite, l’honneur...
DUBOURG.
Ah !... j’ai encore gagné.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oui !...
DUBOURG.
Allons, voisin, risquez-vous le billet de mille francs ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Si vous le désirez ?...
La contredanse finit dans le fond ; Saint-Surin et Émeline reviennent sur le devant ; Marie revient aussi avec son cavalier ; elle occupe le milieu de la scène ; Émeline s’assied à gauche sur le devant ; Saint-Surin est debout près d’elle.
MARIE, à Dubourg.
Eh bien ? avez-vous beaucoup perdu ?
DUBOURG.
Perdu ? ah bien oui !... Je joue trop bien pour cela ! ce n’est pas moi qui m’amuserais à perdre !... C’est bon pour monsieur de Ferrières !... un ci-devant grand seigneur !...
MARIE, étonnée, et à part.
Ah !... il gagne !
DUBOURG.
À propos : j’ai entendu dire qu’autrefois les grands seigneurs trichaient au jeu.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Monsieur Dubourg !
SAINT-SURIN.
Oui, nous voyons cela dans les Mémoires du Chevalier de Grammont.
DUBOURG.
Il fallait que ses adversaires fussent bien niais pour se laisser attraper.
SAINT-SURIN.
Et il a fait rire la postérité à leurs dépens. Mais où donc est Georges ? Il n’a pas encore paru au bal.
DUBOURG, à monsieur de Ferrières, tout en jouant.
Savez-vous que ce jeune homme m’inquiète ? J’ai peur que sa tête ne soit pas bien saine ; il a quelque chose de singulier.
MARIE, à part.
Pauvre Georges !
SAINT-SURIN, à Émeline.
À quoi pensez-vous ? Cet air rêveur serait-il causé par l’ingrat qui renonce à vous ?
ÉMELINE.
Je ne sais qui a pu faire naître la soudaine résolution de Georges : sans doute il a formé d’autres projets ; et pourtant, à son arrivée, il me parlait d’amour et de mariage.
MARIE, debout au milieu du théâtre, et examinant tantôt la partie de son père, tantôt Émeline et Saint-Surin.
Mon père gagne encore !
SAINT-SURIN, à Émeline.
Ah ! quand on vous aime, peut-on avoir des espérances dont vous ne soyez pas l’objet ?
DUBOURG, à monsieur de Ferrières.
Votre fils ne revient pas.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je l’ai laissé libre : quelque temps de séjour à Paris changeront ses idées, calmeront son exaltation... Ah ! encore perdu... c’est trop fort.
DUBOURG, riant.
Ah ! ah ! ah !... bravo !
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Etre ainsi poursuivi par la fortune !...
DUBOURG.
Eh bien ! voisin, vous êtes déconcerté... C’est qu’il ne faut pas se frotter à moi... Je suis plus fort que vous... Ah ! ah... Continuons... Cent louis.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Soit...
À part.
Je ne le voulais pas...
MARIE, à part, regardant Émeline.
Elle semble écouter monsieur de Saint-Surin... Ah ! voici Georges.
Scène II
LES MÊMES, GEORGES, arrivant par une porte à droite de l’acteur
GEORGES.
Ah... le bal est commencé... Je ne croyais pas être en retard... mais j’arrive en bonnes dispositions. Bonjour, Saint-Surin... Je vois que ces demoiselles ont déjà dansé ?... Émeline, à moi la première ?
ÉMELINE.
Vous ne la méritez pas, et je suis engagée.
GEORGES.
Oui, j’ai eu des torts... Je ne sais quelle réunion d’événements avait fait naître dans mon esprit de bien cruelles idées ; elles ont un moment troublé ma raison ; mais demain il n’en restera plus de vestige ; mon père me l’a promis, et la joie est revenue... Vous voyez que je vous aime, puisque je crois au bonheur.
Un danseur s’approche d’Émeline.
ÉMELINE.
Le galop m’appelle, et il faut que je vous quitte.
Elle sort par le fond.
DUBOURG, qui commence à perdre.
Je double mon jeu.
GEORGES, sur le devant, et au milieu du théâtre.
Deux mots, je vous prie, Saint-Surin.
SAINT-SURIN.
Que voulez-vous ?
Marie se place derrière la chaise de son père.
GEORGES.
Vous venez souvent ici, une de ces jeunes personnes vous occupe : Ce n’est pas Émeline ?...
SAINT-SURIN.
Je suis franc, Georges : je l’aime, elle le sait, mais vos engagements, que j’ignorais, sont sacrés pour moi : aussi j’allais m’éloigner... Il vous a tout à coup pris fantaisie de rompre ; mes espérances se sont ranimées. Maintenant, mon ami, c’est moi qui vous demande la vérité. Si vous renonciez à Émeline, vous ne trouveriez pas mauvais, sans doute, que je fisse valoir mes droits.
GEORGES.
Vos droits...
DUBOURG, à la table, et perdant toujours.
Quitte ou double.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Comme vous voudrez.
On entend dans le fond, depuis le départ d’Émeline, un air de galop ; les danseurs traversent la galerie du fond, en galopant.
SAINT-SURIN.
Mes droits sont une fortune convenable, la conformité de nos goûts, enfin tout ce qui décide ordinairement un mariage.
GEORGES.
Mais elle refuserait ?
SAINT-SURIN.
Non... Émeline est raisonnable ; ses idées sont sages et positives : elle vous préfère ; mais, s’il se présentait quelque obstacle à votre union, elle accepterait mes offres.
GEORGES.
Elle vous l’a dit ?...
SAINT-SURIN.
Sans doute... Qu’a donc cela qui puisse vous blesser ?... C’est moi qui devrais me plaindre, et je ne me plains pas.
GEORGES, à part.
Est-ce là de l’amour ?
D’ARMINCOURT, sortant de la galerie, et venant vers Saint-Surin.
Monsieur de Saint-Surin, votre danseuse vous attend.
SAINT-SURIN.
Et moi qui l’oubliais... C’est votre faute, Georges ; j’espère au moins n’avoir rien dit qui puisse vous faire de la peine.
GEORGES, avec ironie.
Non, certes... Je suis heureux de savoir à quoi m’en tenir.
SAINT-SURIN, en sortant.
Il est tout-à-fait bizarre... On voit qu’il vient du Nouveau-Monde.
Scène III
DUBOURG, MONSIEUR DE FERRIÈRES, jouant à droite, MARIE, derrière la chaise de son père, avec inquiétude, GEORGES, à gauche
La musique a cessé dans le fond ; on ne voit plus les danseurs.
MARIE, à demi-voix.
Mais c’est assez, mon père...
DUBOURG.
Veux-tu bien me laisser tranquille ?
GEORGES, à lui-même.
Émeline... le rêve de toute ma vie, l’objet d’un amour idéal auquel j’aurais tout sacrifié... jamais elle ne le partagera... Elle ne peut pas même le comprendre... Douces illusions de bonheur, faut-il déjà vous voir détruites ?...
Ses yeux se tournent vers Marie, dont les gestes et la figure annoncent l’anxiété la plus cruelle.
Une autre... Bonne Marie... Mais qu’a-t-elle donc ? Quel effroi sur sa figure... Pourquoi ce trouble affreux ?... Avec quelle fureur ils jouent... Il me semble que Dubourg perd beaucoup ?... Ils n’entendent et ne voient rien...
Il se place derrière son père ; Marie est derrière Dubourg.
Mon père... Il ne m’écoute pas... Voyons donc...
MARIE.
Mon père... entendez-moi...
GEORGES, à part, voyant son père mêler les cartes.
Comment ?...
DUBOURG.
Sur parole...
GEORGES, à lui-même.
Je me trompe... non, non... cela n’est pas possible.
MARIE, à son père.
Arrêtez-vous...
GEORGES, à lui-même.
Oh !... c’est une erreur... J’y vois mal...
Il voit encore son père battre les cartes.
Ah !... tout ce que Saint-Surin nous a montré...
En ce moment, ses yeux rencontrent ceux de Marie.
MARIE, d’une voix étouffée, répondant à la question que semblent lui adresser les regards de Georges.
Eh bien ! oui...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, instruit, par le geste de Marie, de la présence de Georges derrière lui.
Vous ici, Georges... Que faites-vous ?
DUBOURG.
Encore quitte ou double.
GEORGES, allant se jeter sur le fauteuil à gauche.
Ô mon Dieu !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, voulant se lever.
C’est assez...
DUBOURG.
Non, non... Je veux ma revanche.
MARIE.
Au nom du ciel, mon père, arrêtez, ne continuez pas...
DUBOURG.
Tais-toi...
MARIE.
Si vous saviez ?...
DUBOURG, s’arrêtant étonné.
Quoi donc ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, inquiet.
Eh bien ?
GEORGES, se levant précipitamment.
Ah !...
MARIE, voyant l’effroi de Georges, et se remettant.
Mais c’est que vraiment vous jouez trop, mon père.
DUBOURG, reprenant les cartes.
Va danser, et laisse-moi en repos.
À monsieur de Ferrières.
Encore ce coup...
Georges s’est rassis sur le fauteuil, et cache sa tête dans ses mains.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous le voulez absolument ?
DUBOURG.
Oui, oui... quitte ou double.
Ils jouent avec acharnement ; la contredanse est supposée finie dans les pièces voisines ; tout le monde se rapproche.
Scène IV
DUBOURG, MONSIEUR DE FERRIÈRES, MARIE, GEORGES, SAINT-SURIN, ÉMELINE, MADAME DE FERRIÈRES, DANSEURS et DANSEUSES
SAINT-SURIN, dans le fond, en rentrant avec Émeline et madame de Ferrières.
Le bal est vraiment délicieux.
ÉMELINE.
Je n’ai pas vu, durant tout l’hiver, une plus jolie fête.
DUBOURG, se levant.
Perdu !... Oh ! qu’ai-je fait ?
Monsieur de Ferrières se lève aussi.
MADAME DE FERRIÈRES.
Je suis bien heureuse de vous voir satisfaits, mes chers enfants : il paraît qu’on a joué ici ?... Georges, as-tu dansé ?
GEORGES, d’un ton effaré.
Dansé !... moi !...
ÉMELINE, riant.
Ne dirait-on pas qu’on vous adresse là une bien étrange question ?
GEORGES, à part.
Ah ! cachons mon trouble.
MADAME DE FERRIÈRES.
La danse est interrompue pour le souper ; mais elle recommencera.
DUBOURG, à demi-voix à monsieur de Ferrières.
Je m’acquitterai bientôt.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à demi-voix à Dubourg.
Rien ne presse.
DUBOURG.
Une dette de jeu est sacrée.
À part.
Et mes engagements, grand Dieu !
GEORGES, bas à Marie.
Perd-il beaucoup.
MARIE, bas à Georges.
Une somme énorme ! et demain il a des paiements á faire.
GEORGES, lui serrant la main.
Marie !... silence !...
MARIE, à Dubourg.
Venez, mon père !... vous avez une fille, elle vous consolera !
MADAME DE FERRIÈRES.
Le souper est servi, que tout le monde me suive.
GEORGES, à part.
Il le faut !...
Tout le monde s’achemine, Georges arrête son père.
Veuillez demeurer un instant ; je désire vous parler sans témoins.
Scène V
MONSIEUR DE FERRIÈRES, GEORGES
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Que voulez-vous, Georges ?
GEORGES, à part.
Comment faire ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous tremblez, mon fils !... Qu’avez-vous ?
GEORGES, regardant en dehors.
Personne ne peut venir, maintenant ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Pourquoi ces précautions ?
GEORGES, avec beaucoup d’émotion.
Monsieur Dubourg a beaucoup perdu ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Le sort lui fut contraire.
GEORGES, s’armant de courage.
Cet argent... vous le lui rendrez.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Comment ?
GEORGES.
Vous le lui rendrez... n’est-ce pas ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Êtes-vous fou ?
GEORGES.
Oh ! ne l’acceptez pas, mon père !... Cet argent lui est nécessaire ; des engagements auxquels il serait contraint de manquer... demain, pourraient le perdre !... Dubourg est négociant !... Rendez-lui cet argent, c’est tout ce que je demande.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, le regardant avec surprise.
Je ne vous comprends pas.
GEORGES, à part.
Oui, je le dois !...
Haut.
Il faut que vous renonciez à tout ce que vous avez gagné à Dubourg ; il le faut absolument.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Plus je vous regarde, et plus vous m’étonnez !... Êtes-vous dans votre bon sens, Georges ! Cette pâleur... ces mouvements convulsifs... Que vous arrive-t-il ?
GEORGES.
Je suis bien malheureux !
MONSIEUR DE FERRIÈRES, inquiet.
Vous souffrez ?
GEORGES.
Je souffre plus que je ne puis le dire.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous m’effrayez !... Quel profond désespoir ?... Parlez, Georges !
GEORGES.
Je ne pourrai jamais.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, s’approchant avec tendresse.
C’est moi qui vous en prie !... moi, votre père !
GEORGES, reculant.
Mon père !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous me repoussez, mon fils ?
GEORGES.
Mon Dieu !... mon Dieu !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
En vous revoyant tout à l’heure plus joyeux, et venant partager nos amusements, si vous saviez, Georges, quelle était ma joie !... Car vous êtes mon espoir, mon bonheur !... Je vous ai toujours tendrement aimé ; n’est-il pas vrai, mon fils ? J’ai toujours été un bon père ?
GEORGES, douloureusement.
Oh ! oui... Je n’ai pas oublié les jours de mon enfance.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je vous élevai moi-même.
GEORGES.
Je me souviens de vos leçons dans notre chaumière !... Tous les principes d’honneur et de vertu, c’est de vous que je les ai reçus... et je n’ai rien oublié.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous le savez, vous étiez l’objet de ma tendresse, toutes mes espérances reposaient sur vous.
GEORGES.
Oui, vous me disiez alors : « Mon fils, quelque soit le rang où la fortune vous place, souvenez-vous qu’on n’est jamais sans consolation avec une conscience pure !... » Vous le disiez, mon père... et je m’en suis souvenu.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Cette misère, où je vous avais plongés, vous et votre mère, combien je me la reprochais !... Cette situation horrible, ce dénuement absolu... quelle torture !... et quels regrets j’en éprouvais à cause de vous dont j’avais follement dissipé l’héritage.
GEORGES.
Me suis-je plaint alors ? Vous ai-je reproché nos malheurs, notre pauvreté ? Ne vous ai je pas chéri, respecté, servi ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oui, Georges est un bon fils, il n’est point ingrat ; il ne voudrait pas déchirer le cœur de son père !
GEORGES, un peu attendri.
Non, non !... Une grâce seulement !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Parle, mon enfant !
GEORGES.
Dubourg...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, mécontent.
Vous revenez encore sur ce sujet !...
GEORGES.
Vous rappelez-vous ce que vous ajoutiez à vos leçons ? « Le seul bien qui nous reste, mon fils, c’est l’honneur ! »
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Sans doute !... mais combien tu serais malheureux, Georges, sans le changement de fortune que le temps a amené !
GEORGES.
Cette fortune... sa source ?...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, l’interrompant.
Jamais tu n’aurais pu prétendre à épouser celle que tu aimes ; jamais aucune carrière ne se serait ouverte pour toi ; aucun moyen d’exercer tes talents : nulles ressources !... Tu ne sais pas combien la pauvreté est humiliante dans un siècle comme le nôtre, où les égards, la considération se mesurent à l’or qu’on possède !... où les vertus sont repoussées, le mérite dédaigné, le talent méconnu, si l’intrigue ou la fortune ne leur fraient pas la route ; avec de l’or, on a tout ; sans lui, rien.
GEORGES, à part.
Tout m’est expliqué !...
Haut.
Eh bien ! mon choix est fait : l’indigence et la probité.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
L’indigence... dont tu connais déjà toutes les souffrances... Est-il rien de pire ?
GEORGES, avec force.
Oui... le déshonneur.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, à part.
Je tremble !
Haut.
Que veux-tu dire ?
GEORGES.
Qu’il n’est pas un malheur comparable au mien, monsieur !
MONSIEUR DE FERRIÈRES, avec un étonnement mêlé d’effroi.
Monsieur !...
Il tend la main à son fils qui la prend d’un air égaré.
GEORGES.
Écoutez-moi... Comprenez-vous tout ce que peut souffrir un homme qui voit en un seul jour briser toutes ses croyances, renverser ce qu’il avait regardé jusqu’à cet instant comme le but de ses espérances et de ses affections ? qui voit le passé détruit, l’avenir anéanti, qui ne peut plus croire à tout ce qu’il adorait et respectait ? Amour, honneur, seuls biens qui donnez quelque prix à la vie, vous n’existez donc pas ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, avec une vive inquiétude.
Georges !
GEORGES.
Monsieur, le comprenez-vous ce malheur sans consolation ? Un fils qui chérissait, qui révérait son père, qui portait avec orgueil un nom honorable ; eh bien ! ce fils, il doit rougir à jamais... il doit repousser celui qu’il apprit à respecter.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Grand Dieu !...
GEORGES.
Oui, monsieur, car il sait tout.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Que sait-il ?
GEORGES.
Il sait que là, à cette table, un ancien ami fut ruiné par lui.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Et si le hasard seul a tout fait ?
GEORGES.
Non, monsieur, non ; il le trompait.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous le croyez ?
GEORGES.
Et c’est là mon malheur.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Si cela n’était pas ?
GEORGES, s’approchant de la table à droite.
Ces cartes...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Qu’ont-elles ?
GEORGES.
Rien. Mais...
Il prend les cartes, et exécute en silence le tour que Saint-Surin a fait au premier acte ; puis il rejette les cartes sur la table et s’assied sur la chaise où il reste absorbé. Moment de silence.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ah !... tu ne sais pas ce que c’est que la misère.
GEORGES, se levant.
Je sais ce que c’est que l’honneur !... Et je ne souffrirai pas...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Veux-tu donc me perdre ?
GEORGES.
Vous laisserai-je me déshonorer ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, hors de lui.
Que veux-tu, malheureux ? n’est-ce pas assez de ce que j’éprouve ? Tu m’as vu rougir et trembler devant toi !... Que te faut-il de plus ?... Va, je ne te crains pas...
Il entre vivement par une porte de gauche, et revient en scène un pistolet à la main.
Je ne crains rien...
GEORGES, se plaçant devant lui.
Je suis sans crainte aussi, monsieur... et la vie m’est odieuse.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, avec horreur.
Que dis-tu ?... c’est moi seul...
GEORGES, se jetant sur lui et lui arrachant le pistolet.
Mon père !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Je ne le suis plus !...
GEORGES, se précipitant dans ses bras.
Vous l’êtes encore !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Horrible tourment !
GEORGES.
Tout peut se réparer : votre fils vous suivra dans la retraite que vous choisirez... Cette ville, il faut la quitter ; cet or, il faut le rendre... Soyez-en sûr, mon père, le bonheur pourra revenir... n’hésitez pas.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Crois-tu donc que je n’aie jamais pensé à cette affreuse situation ? mais le sort l’a voulu !
GEORGES.
Qu’osez-vous dire ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, très vivement.
Dans notre ancienne demeure, dans cette chétive cabane où j’ai tant souffert, ma passion pour le jeu, cette passion funeste qui avait tout dévoré, elle n’était pas éteinte... Je cherchais en secret à la satisfaire : souvent, pour en trouver l’occasion, il me fallait avoir recours à des vagabonds, à des êtres ignobles et pervertis !... Oui, Georges, oui, le comte de Ferrières, moi, ton père, je jouais avec eux !... Ils m’enseignèrent de terribles secrets !... Pourtant, je ne comptais pas encore en faire usage... Je vins un jour à Paris ; j’y tentai la fortune. Elle me fut favorable... Successivement, des sommes considérables vinrent ranimer mes espérances ; j’étais honnête encore !... Mais, non, non, mon cœur ne l’était déjà plus... l’amour de l’or le remplissait tout entier !... L’ambition, la vanité, le besoin du luxe, tout contribuait à m’entraîner. Écoute. Un jour, je perdis... ta mère allait venir habiter cet hôtel que j’avais préparé pour elle ; déjà une fable, répandue adroitement, avait appris à nos voisins que j’étais riche ; eh bien ! je perdis... Fallait-il donc être toujours le jouet de la fortune ? J’avais senti les douleurs de la pauvreté ; j’avais vu souffrir celle que j’ai mais ; j’avais vu mourir deux enfants, tes frères, que la misère avait poussés dans la tombe ; amis, société, rang, tout avait disparu... Ces peines si cuisantes ne sont rien auprès des tourments dont le jeu a déchiré mon cœur !... Le supplice du joueur malheureux, c’est l’enfer tout entier... Et j’allais éprouver de semblables tortures ?... non, non, m’écriai-je, cela ne peut pas être ! C’en est trop !... je ne puis plus perdre !... et je ne perdis plus !
GEORGES.
Ah !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vois, Georges, je t’ai tout confié !... C’est un ami qui t’a parlé.
GEORGES.
Ô mon Dieu, mon Dieu !... quel malheur est tombé sur nous !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Oui, n’est-il pas vrai ? c’est un malheur, c’est la faute du sort, des événements !... Est-on responsable de la destinée ?
GEORGES.
Que dites-vous !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
On est poussé, entraîné vers un abîme ; aucune force humaine ne peut résister... eh bien ! on cède...
GEORGES.
Vous vous trompez, mon père ; on peut résister, on peut même se relever d’une chute.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Le sort en est jeté... tout est fini.
GEORGES.
Si cela était, vous n’auriez plus de fils.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Georges...
GEORGES.
Séparé pour toujours de vous, de ma mère... ma pauvre mère ! puisse le ciel ne jamais l’éclairer !... j’irais chercher ailleurs une existence que je ne saurais supporter ici.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Votre mère, Émeline ne nous retiendraient pas ? Et mes ordres ? car je ne vous laisserais point partir.
GEORGES.
Ma résolution s’exécutera, quelque chose qu’il m’en coûte ; vous savez si, depuis que je respire, mon attachement pour vous s’est démenti ; prêt à vous quitter pour jamais, je sens mon cœur se briser, car tous les liens qui m’attachaient à la vie se rompent aujourd’hui, et je vais vivre seul, sans appui, dans un monde inconnu ; mais l’honneur sera mon guide !... Ô mon père ! écoutez sa voix.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mais où irez-vous, Georges ?
GEORGES.
Je vous l’ai dit : cet officier anglais, avec qui j’ai navigué deux ans, m’offrait un sort assuré dans l’Inde, et les moyens d’y faire une fortune honorable.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous expatrier !
GEORGES.
J’avoue que mon retour à Paris avait comblé mes vœux, réalisé tous mes rêves de bonheur : mais c’en est fait... je quitte mon pays où, tôt ou tard, ce nom que je porte sera souillé.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Ah !...
GEORGES.
J’abandonne celui que j’appris à respecter, et qui a détruit tout mon avenir.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Vous oubliez que c’est votre père.
GEORGES.
Je n’ai plus de père !... Le nom qu’il m’avait donné, je le lui rends ; je ne suis qu’un orphelin, sans asile, sans nom, sans fortune ; mais ma conscience me dicte ma conduite, et je lui obéis.
MONSIEUR DE FERRIÈRES, allant s’asseoir à gauche.
Juste ciel !... Entendre ces paroles de la bouche du fils qui m’est si cher !... Ah ! je suis trop puni.
GEORGES.
Mais, avant que je parte, il faut que Dubourg ait tout reçu... il le faut !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, se levant vivement.
Qui vient ici ?
Scène VI
GEORGES, MARIE, MONSIEUR DE FERRIÈRES
MARIE, accourant par le fond.
Je vous cherchais, Georges, et votre absence m’effrayait.
GEORGES.
Approchez, Marie.
MARIE.
Oh ! non !... Votre père... comme il est pâle !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Que voulez-vous ?
MARIE.
On vous désire tous deux ; madame de Ferrières s’étonne et commence à s’affliger.
GEORGES.
Je ne puis la voir en ce moment ; c’est impossible.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mais moi, j’y vais... Que dirait le monde ?... Georges, remettez-vous, demeurez ici, et ne décidez rien avant de m’avoir revu... C’est votre père qui vous en prie.
Il sort.
Scène VII
GEORGES, MARIE
GEORGES.
Marie... que fait votre père ?
MARIE.
Il est allé chez lui chercher la somme due... à monsieur de Ferrières ; moi, je suis restée, car Georges a besoin de consolations.
GEORGES.
Et c’est vous, Marie, c’est vous... Mais vous oubliez que votre fortune...
MARIE.
Que m’importe ? Elle ne peut rien pour mon bonheur... Vous l’avouerai-je ? J’ai pensé presque avec joie que mon père, forcé maintenant à ne plus s’écarter de son village, me ramènerait dans ces lieux où je fus heureuse.
GEORGES.
Et moi aussi, là je crus au bonheur.
MARIE.
Si les ressources de mon père étaient détruites par cette perte, mon travail, mes soins lui deviendraient nécessaires, et je pourrais vivre encore, puisque je serais utile au bonheur de quelqu’un... Mais vous ne m’écoutez pas ?...
GEORGES, s’approchant d’elle.
Oh ! si fait, parlez, Marie, parlez... Votre voix calme mes douleurs ; regardez moi... vos regards me font du bien... Hélas ! personne ne m’aime.
MARIE, d’un ton de tendre reproche.
Et c’est près de moi que vous osez dire cela...
GEORGES.
Mais cet or... Vous ne l’ignorez point, Marie... Votre père ne le doit pas...
MARIE, lui mettant la main sur la bouche.
Silence !... C’est un affreux secret !...
GEORGES.
Vous le saviez ?...
MARIE.
J’ai voulu l’oublier.
GEORGES.
Mais...
MARIE.
N’est-il pas le père de Georges ?
GEORGES.
D’autres le savent-ils ?
MARIE.
Non !... Moi seule !... Il y a un mois, un étrange hasard me l’a révélé.
Scène VIII
SAINTSURIN, ÉMELINE, MADAME DE FERRIÈRES, MONSIEUR DE FERRIÈRES, MARIE, DUBOURG
MARIE, allant au-devant de son père qui rentre par la porte de droite.
Mon père !...
DUBOURG, à sa fille.
Eh bien ! quoi, tu pleures ?... Il faut avoir du courage !... Monsieur de Ferrières, voilà tout ce que je vous dois.
Il lui donne un portefeuille.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Tout y est-il ?
DUBOURG.
Tout !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, souriant.
Il me semble, voisin, que toutes vos spéculations ne sont pas heureuses ? qu’en dites-vous ?
GEORGES, à part.
Qu’entends-je ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES, donnant le portefeuille à Marie.
Tenez, Marie.
MARIE.
Monsieur...
GEORGES.
Ah !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Prenez, et rendez-le à votre père, en l’engageant à ne pas risquer une autre fois la dot de sa fille sur une carte. Mais, prenez donc !
SAINT-SURIN.
Voilà qui est admirable !
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Eh bien ?...
DUBOURG.
Est-ce sérieux ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
J’ai voulu vous donner une leçon, car vous deveniez joueur !... Vous vous seriez ruiné !... Convenez que je vous ai fait passer un mauvais moment.
DUBOURG.
Je l’avoue !... mais je ne sais pas si je dois reprendre tout cela... car c’était loyalement gagné.
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Recevez-le des mains de Marie !... Je vous demande en même temps de vouloir bien associer mon fils à vos entreprises, et de lui servir de père pendant le long voyage que je vais entreprendre.
TOUS.
Un voyage !... Comment ?
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Une lettre que Georges a reçue l’obligeait à partir pour l’Inde ; eh bien ! j’irai à sa place !... Les intérêts de notre fortune l’exigent.
Bas à son fils.
Es-tu content, Georges ?
GEORGES.
Mon père !...
MADAME DE FERRIÈRES.
Vous éloigner ainsi !...
MONSIEUR DE FERRIÈRES, passant entre son fils et sa femme.
Je le dois ; mais nous nous reverrons ! votre fils vous reste, et Dubourg voudra bien veiller sur ma famille.
DUBOURG, regardant Marie et Georges.
Ah ! s’il était possible qu’elle devînt la mienne ; si je pouvais m’acquitter ?...
MONSIEUR DE FERRIÈRES.
Mais... Émeline...
ÉMELINE.
J’ai deviné le secret de Marie : Georges, vous m’avez rendu ma parole, je la reprends.
GEORGES, désignant Marie.
Mon père, voilà votre fille.
SAINT-SURIN, à Émeline.
Que je suis heureux !
DUBOURG, à monsieur de Ferrières.
Vous êtes le plus honnête homme que j’aie rencontré ! et si l’Académie faisait justice, c’est à vous qu’elle donnerait le prix de vertu.