L’Assemblée (Abbé Augustin-Théodore-Vincent LEBEAU DE SCHOSNE)
Comédie en un acte et en vers, avec L’Apothéose de Molière, ballet héroïque.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Salle des machines, le 17 février 1773.
Personnages
UN POÈTE
LE SEMAINIER
ROBERT
MADAME ARMAND, concierge
Tous les ACTEURS et ACTRICES de la Comédie Française
La scène est sur le Théâtre.
PRÉFACE
La révolution du siècle, qui s’est écoulé depuis la mort de Molière, a donné lieu à cette Comédie. Elle a été jouée le jour même du retour séculaire de l’année qui nous a enlevé ce grand homme.
Cette représentation fera époque dans les Annales du Théâtre. Elle en fera une autre bien plus durable dans les cœurs qui éprouvent la douce émotion du plaisir au récit des actions honnêtes.
Par un sentiment de piété filiale, les Comédiens en ont destiné le produit à l’érection de la statue de leur Fondateur. Je dois le dire pour leur gloire et pour m’honorer moi-même, puisque j’ai fait naître, le premier, l’idée d’une action si louable.
Différents plans me sont venus à l’esprit. L’introduction des personnages, que Molière a livrés au ridicule, s’y est d’abord assez naturellement présentée ; mais j’ai rejeté ce dessein déjà exécuté par Brécourt, dans sa pièce intitulée, l’Ombre de Molière.
J’aurais aussi pu faire descendre sur la scène des êtres mythologiques, tels que Thalie, Melpomène, Momus, etc. mais ces vieilles divinités sont une ressource usée, et un moyen contraire à la vraisemblance.
Il a donc fallu me borner à l’idée la plus simple, et la plus digne de ceux à qui présentais mon ouvrage. J’ai pensé qu’il était convenable à leur zèle de faire que l’Apothéose de Molière fût une suite naturelle d’une des assemblées de la Comédie Française.
Comme on a beaucoup exagéré, au sujet des choses qui m’ont été retranchées, je les rétablis ici, afin qu’on voie, par l’innocence de mon badinage, la pureté de mes intentions.
J’aurais été bien maladroit de chercher à offenser les Comédiens, à qui je donnais ma Pièce, et les Auteurs, auxquels je fais gloire d’être associé.
À Dieu ne plaise que j’expose jamais, aux outrages amers de la raillerie, ceux qui dédaignent les attraits de la fortune, pour se livrer en paix à la glorieuse culture des dons du génie, et à l’art heureux d’amuser, d’instruire, et de consoler l’humanité.
Scène première
LE SEMAINIER
Que, parmi nous, l’emploi de Semainier
Est bien un triste et fatiguant métier !
Si l’on me croit fort flatté de ce titre,
On a grand tort. Quoi, toujours être arbitre
Des différents d’Actrices et d’Acteurs !
Quoi, chaque jour, accueillir des Auteurs,
Dont les vers plats mettent à la torture
L’Acteur forcé d’en subir la lecture !
Prendre, chasser, quereller des valets,
Suivre, intenter, terminer des procès !
J’ai bien assez de mes propres affaires,
Sans en aller débrouiller d’étrangères.
Que désormais d’autres prennent ce soin ;
Moi, je n’en veux, ni de près, ni de loin.
Mais il ne vient personne. Qu’est-ce à dire ?
Robert.
Scène II
LE SEMAINIER, ROBERT
ROBERT.
Monsieur ?
LE SEMAINIER.
A-t-on pris soin d’instruire
Tous nos Acteurs ?...
ROBERT.
Le jour et le moment
Sont mis ainsi dans l’Avertissement :
« On traitera d’affaires importantes,
« Sur le théâtre, à sept heures sonnantes,
« Le Mercredi, dix-septième du mois.
LE SEMAINIER, tirant sa montre.
Il est le quart.
ROBERT.
Vous vous trompez, je crois.
Ou votre montre...
LE SEMAINIER.
Oh ! ma montre est parfaite.
Mais n’est-il point venu certain Poète,
Vêtu de noir, un homme assez mal mis ?
ROBERT.
Il va venir : je l’ai connu jadis.
Il me demande un appui favorable
Auprès de vous. C’est un assez bon diable :
Je le protège : ah, protégez-le aussi.
LE SEMAINIER.
Nous recevrons sa pièce.
ROBERT.
Grand merci ;
Car, entre nous, il me doit quelque chose.
J’ai son billet écrit, non pas en prose,
Mais en beaux vers, en vers Alexandrins.
LE SEMAINIER.
Fais-le-moi voir quelqu’un de ces matins,
Cela doit faire une pièce comique.
ROBERT, lui présentant un papier.
Lisez. Le style en est pourtant tragique.
LE SEMAINIER.
« Pour avoir su transcrire élégamment les vers
« Qui porteront ma gloire au bout de l’univers ;
« Et pour s’être montré domestique fidèle,
« En me prêtant souvent son argent avec zèle,
« Je promets à Robert, qui m’a servi six ans,
« De lui payer un jour la somme de cent francs.
Tu n’es pas cher.
ROBERT.
Non ; mais il faut tout dire :
Dans son métier il tâchait de m’instruire.
Je le servais gratis, de mon côté :
J’étais laquais par générosité.
LE SEMAINIER.
Tu comptais donc un jour être Poète ?
ROBERT.
Monsieur, la rime est un grand casse-tête.
On la poursuit, on cherche à la saisir ;
Elle s’enfuit quand on croit la tenir.
On n’y parvient qu’en se donnant au Diable.
LE SEMAINIER.
Eh bien ?
ROBERT.
Je pris un parti moins damnable,
Foulant aux pieds les lauriers d’Apollon,
J’ai fui la rime, et suivi la raison.
LE SEMAINIER.
Dis-moi, Robert, les traits de ta figure
Ne me sont pas nouveaux, je t’en assure ;
Dans quel pays puis-je t’avoir connu ?
ROBERT.
En cent endroits vous pouvez m’avoir vu ;
Car l’éléphant, l’ours et le crocodile,
Que l’on fait voir partout de ville en ville,
N’ont pas des traits connus du spectateur
Autant que ceux de votre serviteur.
LE SEMAINIER.
Pourquoi ?
ROBERT.
Je fus un de ces interprètes
Dont on se sert pour les marionnettes.
Polichinel, si plaisant pour les sots,
Ne dut qu’à moi le sel de ses bons mots.
Qu’alors j’étais cher à la populace !
L’ambition m’offrit une autre place.
Chez des Acteurs, qui n’étaient pas de bois,
Je fus moucheur de chandelles... Je crois
Que vous riez.
LE SEMAINIER.
Mais, oui.
ROBERT.
Certains ouvrages
N’ont dû pourtant leurs plus grands avantages
Qu’aux doigts brillants d’un moucheur ignoré.
Quand un théâtre est vraiment éclairé,
Cela vous jette un jour sur une pièce
On en saisit tout l’esprit, la finesse,
Enfin cet art...
LE SEMAINIER.
Cet art est surprenant.
ROBERT.
Je n’ai point là borné tout mon talent ;
Ce que j’ai fait est presque un Phénomène.
LE SEMAINIER.
Diable !
ROBERT.
Monsieur, une même semaine
M’a vu moucheur, contrôleur, receveur,
Décorateur, afficheur et souffleur.
LE SEMAINIER.
Cet assemblage est burlesque.
ROBERT.
Il est drôle.
J’ai fait encor de méchants bouts de rôle ;
Et qui plus est j’ai, pendant près d’un mois,
Par intérim, représenté les Rois.
Il fallait voir de quel air despotique
Je soutenais ma fierté politique.
J’avais un front plein de sérénité
Lorsque mon trône était en sûreté.
Mais quand l’État penchait vers sa ruine
Je me croisais les bras sur la poitrine,
Et je poussais d’augustes hurlements
Comme un Lion dont on lime les dents.
Je n’eus pourtant du parterre indocile
Que des sifflets. Je vins en cette ville,
Où renonçant à la grandeur des Rois,
J’entrai gagiste au théâtre François.
LE SEMAINIER.
Grand Prince, hélas ! la chute est un peu grande.
ROBERT.
Adieu. Songez que je vous recommande
Mon ancien maître et mon vieux débiteur.
LE SEMAINIER.
Va, sois content. Mais quelqu’un vient.
ROBERT.
Monsieur
C’est la Concierge, et je m’en vais d’avance.
Scène III
MADAME ARMAND, LE SEMAINIER
Pendant le cours de cette scène les Acteurs et Actrices arrivent l’un après l’autre, et se font mutuellement signe de ne point interrompre la conversation de la Concierge.
MADAME ARMAND.
Tachez, Monsieur, de prendre patience,
Nous n’aurons pas nos Acteurs de sitôt.
LE SEMAINIER.
Comment donc ?
MADAME ARMAND.
Tous se sont donné le mot
Pour aller voir l’admirable sculpture
Qui de Voltaire exprime la figure.
LE SEMAINIER.
Ils devaient bien choisir d’autres moments.
MADAME ARMAND.
Ce n’était pas ainsi que, de mon temps,
Se conduisaient les Acteurs ; mais tout change,
Et tout le monde aujourd’hui se dérange.
LE SEMAINIER.
On était donc bien plus parfait jadis !
MADAME ARMAND.
Mon cher Monsieur, c’est moi qui vous le dis,
La nature est tellement renversée,
Qu’on n’en saurait concevoir la pensée :
Les femmes sont sans grâces, sans beauté :
Les hommes n’ont ni force, ni santé ;
Les champs n’ont plus leur éclat ordinaire ;
Les bois n’ont plus leur charme et leur mystère.
Tout dépérit, et même j’aperçois
Qu’on ne dort plus aussi bien qu’autrefois.
LE SEMAINIER.
Cette remarque est fine autant que sage :
Je l’entends faire aux gens du plus grand âge.
MADAME ARMAND.
Quant au génie, à l’esprit, aux talents,
On n’en a plus, encor moins de bon sens ;
La conduite est bizarre, inconséquente.
En voulez-vous une preuve parlante ?
Sans aller loin, songez aux changements
Faits au théâtre ; ils sont extravagants.
Je pleure encor la réforme soudaine
De tous ces bancs qui garnissaient la scène,
Faisaient briller tous nos jeunes Seigneurs,
Et rapportaient tant d’argent aux Acteurs.
LE SEMAINIER.
Ce dernier point...
MADAME ARMAND.
Est surtout d’importance.
On a proscrit, avec même imprudence,
Cette perruque et ces vastes chapeaux,
Dont nous ornions les antiques héros :
Par un faux goût, par un travers fantasque,
On croit devoir coiffer avec un casque
Sertorius, César, Brutus, Othon :
Monsieur, ce casque est d’un bien mauvais ton.
LE SEMAINIER.
Oui, cela donne une mine sauvage ;
MADAME ARMAND.
L’air de quelqu’un qui veut faire tapage.
LE SEMAINIER.
Vous en parlez fort énergiquement.
MADAME ARMAND.
Mais on a fait un autre changement
Qui me révolte encore davantage.
LE SEMAINIER.
C’est des paniers dont vous parlez, je gage.
MADAME ARMAND.
Monsieur, comptez que leur suppression
A porté coup à notre nation.
Oui, des paniers, l’ample circonférence,
Tient beaucoup plus aux mœurs que l’on ne pense.
LE SEMAINIER.
Je le crois fort. Avec un tel secours
Vous enchaîniez autrefois les Amours.
MADAME ARMAND.
Vous voulez rire en tenant ce langage ;
Mais j’ai valu mon prix dans mon jeune âge.
LE SEMAINIER.
On le voit bien : vos yeux, Madame Armand,
Faisaient l’effet de la pierre d’aimant :
Vous attiriez les cœurs d’étrange sorte ;
Même à présent, où, le diable m’emporte,
Vous me plairiez dans de certains moments.
MADAME ARMAND.
Hélas ! hélas, que ne suis-je à vingt ans !
On entend rire.
Qu’entends-je ! ici, j’apprête donc à rire.
On est venu : Monsieur, je me retire.
Scène IV
LE SEMAINIER, ROBERT, ACTEURS et ACTRICES précédents
MONSIEUR MOLÉ.
La bonne femme est folle...
LE SEMAINIER.
Enfin pourtant
Nous voici tous ; et l’Auteur est absent.
Va le chercher.
ROBERT.
J’y vole.
Scène V
ACTEURS précédents, LE SEMAINIER
LE SEMAINIER.
Prenons place.
MONSIEUR MOLÉ, à deux Actrices.
Entre vous deux, recevez-moi, de grâce.
MONSIEUR MONTVEL, à deux Actrices.
Moi, je veux être avec vous dans ce coin.
MADAME PRÉVILLE.
Monsieur Brizard, n’allez donc pas si loin.
Venez ici.
MADEMOISELLE HUS, donne un coup d’éventail à un Acteur.
Finissez. Soyez sage.
MADEMOISELLE FANIER, à un Acteur.
Vous vous trompez, j’ai fort mauvais visage.
MONSIEUR MOLÉ, aux femmes qu’il a à ses côtés.
Croit-elle donc que je l’irai prier ?
Je ne suis pas non plus un écolier.
Je ne veux pas faire la moindre avance.
MADEMOISELLE DUGAZON.
Je vous dirai, pour moi, ce que j’en pense.
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Elle se met assez bien.
MADAME MOLÉ.
Cependant
Elle se coiffe un peu trop en devant.
MADEMOISELLE DUMESNIL.
Quand on voudra pourtant faire silence,
Nous apprendrons l’objet de la séance,
Et la raison qui fait que c’est ici,
Pour s’assembler, le lieu qu’on a choisi ?
LE SEMAINIER.
Sur tous ces points l’Auteur doit vous instruire.
MADEMOISELLE DUMESNIL.
Comment, Messieurs, c’est pour entendre lire
Qu’on a choisi ces lieux et ce moment ?
LE SEMAINIER.
L’objet l’exige indispensablement.
MADAME PRÉVILLE.
J’aurais bien fait d’apporter de l’ouvrage.
MADAME MOLÉ.
Lorsqu’on me lit des vers c’est mon usage.
MADEMOISELLE FANIER.
Oh, quant à moi, pour les trouver plus courts,
J’apprends mon rôle, et l’Auteur lit toujours.
MONSIEUR BOURETTE.
Mais à propos, Messieurs, je vous déclare,
Qu’à mon absence il faut qu’on se prépare ;
J’ai mon congé pour le reste du mois.
MONSIEUR BELMONT.
Je prends huit jours.
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Moi dix.
MADEMOISELLE HUS.
Moi cinq.
MADEMOISELLE DUGAZON.
Moi trois.
LE SEMAINIER.
Fort bien.
MADAME PRÉVILLE.
Je compte aussi sur ma huitaine.
MONSIEUR BELCOURT.
Je ne fais point grâce de ma quinzaine.
Au Semainier.
Oui, mon ami, tu peux, si tu le veux,
Me regarder et faire de gros yeux.
LE SEMAINIER, à Monsieur Belcourt.
En bonne foi, dis-moi...
MONSIEUR BELCOURT.
Que veux-tu faire ?
Peut-on jouer quand on est en affaire ?
Premièrement : tiens, vois mon agenda ;
J’ai dix soupers sur ces deux pages-là.
Ce n’est pas tout ; il faut que je m’apprête
À figurer dans la superbe fête
Qu’on va donner... Je ne suis pas de fer...
On y jouera, dit-on, un jeu d’enfer...
Et... tu m’entends ; je dormirai... peut-être.
MADAME PRÉVILLE, à Monsieur Bourette.
Quelle raison vous force à disparaître ?
MONSIEUR BOURETTE.
Je vais me mettre à la diète.
MONSIEUR BELMONT.
Pour moi,
Je vais chasser à la suite du Roi.
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Moi, j’étudie, et c’est-là mon excuse.
MADEMOISELLE HUS.
Oh moi, voici la mienne, je m’amuse.
LE SEMAINIER.
Et le public, que croit-on qu’il dira ?
MADEMOISELLE HUS.
Rien. Le public jamais n’exigera
Que, pour lui plaire, on s’excède, on s’accable.
MONSIEUR BELCOURT.
Sans contredit : il est trop équitable,
J’en suis comblé. S’il était devant nous,
Je lui dirais, Messieurs, convenez tous
Que du plaisir vous êtes idolâtres ;
Vous le cherchez à la ville, aux théâtres,
Enfin partout ; souffrez quelques instants
Que votre idole ait part à notre encens.
Disant ces mots d’un ton bien pathétique,
Je convaincrais, et, pour toute réplique,
Le battement des mains du spectateur
Couronnerait les désirs de l’acteur.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Eh bien, Messieurs, notre pièce nouvelle
En reste-là ; quand donc se jouera-t-elle ?
LE SEMAINIER.
Mademoiselle, il faudrait que d’abord,
Sur chaque rôle, on fût un peu d’accord.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
On l’est assez, si ce n’est qu’on s’obstine
À m’enlever celui de l’héroïne ;
L’Auteur pourtant me l’avait adjugé.
MADAME VESTRIS.
C’est une erreur dont il s’est corrigé.
Il a laissé cette importante cause
À vos avis, Messieurs ; jugez la chose.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Pourquoi juger quand j’ai les plus grands droits ?
MADAME VESTRIS.
Pourquoi vouloir ici faire des lois ?
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Je n’en fais point ; mais convenez vous-même
Que la fierté, l’orgueil du rang suprême,
Sont dans ce rôle : il est donc fait pour moi :
Les Reines font l’objet de mon emploi.
MADAME VESTRIS.
Ce rôle a moins d’orgueil que de tendresse :
Il tombe donc dans l’emploi de Princesse,
Et la tendresse, en effet, est mon lot.
Jugez-en tous.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Si l’on dit un seul mot,
Je vais, Messieurs, quitter la Comédie.
MADAME VESTRIS.
À vous permis si telle est votre envie.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Vous avez bien de la vivacité.
MADAME VESTRIS.
On voit chez vous la plus vaine fierté.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Vous m’insultez, je crois, Mademoiselle.
MADAME VESTRIS.
C’est plutôt vous.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Cessez une querelle
Dont vous pourriez ne vous réjouir pas.
MADAME VESTRIS.
De vos grands airs je fais très peu de cas :
Trêve d’orgueil, auguste Souveraine ;
Vous vous croyez sans doute sur la scène.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Je sais d’où part ce langage piquant ;
On rabattra votre ton révoltant.
MADAME VESTRIS.
Quoi ! vous allez jusques à la menace ?
Vous m’effrayez, Reine, faites-moi grâce.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Vous plaisantez ?
MONSIEUR MOLÉ, à Mademoiselle Saint-Val.
Calmez votre courroux...
De la douceur.
MADEMOISELLE SAINT-VAL, à Monsieur Molé.
De quoi vous mêlez-vous ?
MONSIEUR MOLÉ.
Ma qualité d’arbitre entre les belles
Me donne droit d’entrer dans leurs querelles.
MADAME VESTRIS.
On ne veut point d’un tel médiateur.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Sans employer de conciliateur,
J’exposerai ma raison, et, sans peine
On s’y rendra.
MADAME VESTRIS, à Mademoiselle Saint-Val.
Je vous dirai la mienne.
MONSIEUR MONTVEL, à Mademoiselle Hus.
C’est temps perdu ; c’est un méchant esprit.
MONSIEUR PONTHEUIL, à Mademoiselle Saint-Val.
Sur sa raison vous n’aurez nul crédit.
MADEMOISELLE SAINT-VAL, à Madame Vestris.
Savez-vous bien ce qu’on vient de me dire ?
MADAME VESTRIS.
Savez-vous bien ce qu’on cherche à produire ?
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Mais je croirais qu’on veut nous irriter.
LE SEMAINIER.
Eh bien ; tâchez de vous raccommoder,
Vous les rendrez bien sots, sur ma parole.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
C’est bien pensé, j’abandonne le rôle.
MADAME VESTRIS.
Je fais de même, et ne le jouerai pas.
LE SEMAINIER.
Vous nous jetez dans un autre embarras.
MADEMOISELLE SAINT-VAL, à Madame Vestris.
Vous le jouerez.
MADAME VESTRIS.
Vous le jouerez vous-même.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Non, par ma foi.
LE SEMAINIER.
Quelle folie extrême !
Que ferons-nous ?
MADAME VESTRIS.
Tout ce qu’il vous plaira.
J’ai dit mon mot : le jouera qui voudra.
Scène VI
ACTEURS précédents, UN GAGISTE, L’AUTEUR
UN GAGISTE.
Voici l’auteur.
MADAME BELCOURT, voyant l’Auteur qui fait beaucoup de révérences.
Son maintien est grotesque,
Moitié gendarme et moitié pédantesque.
LE SEMAINIER, à l’Auteur.
Eh, bon jour donc, Monsieur de Songe-Creux.
Passez.
L’AUTEUR, hésitant à passer.
Monsieur...
LE SEMAINIER.
Ne soyez point honteux.
Nos grands Auteurs tragiques et comiques
N’ont remporté les palmes dramatiques
Qu’après avoir siégé dans ce fauteuil.
L’AUTEUR.
À moi, Messieurs, n’appartient tant d’orgueil.
Il siérait mal aux colombes timides
D’entrer au nid des aigles intrépides ;
La moindre place en ces augustes lieux
M’honore trop, et surpasse mes vœux.
MADAME BELCOURT.
S’il est ainsi, prenez donc cette chaise.
Il y va.
MADEMOISELLE HUS.
Venez ici, vous serez plus à l’aise.
Il quitte Madame Belcourt pour aller à Mademoiselle Hus.
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Oui ; mais par-là nous n’entendrions rien :
Approchez-vous, chacun entendra bien.
Il va à Mademoiselle Doligny.
MADAME PRÉVILLE.
Mettez-vous là, nous nous verrons en face.
Il obéit.
MADEMOISELLLE DOLIGNY, à l’Auteur.
Vous me quittez, c’est de mauvaise grâce ;
À cet affront je ne m’attendais pas.
MADEMOISELLE DUMESNIL.
Tenez, Monsieur, pour finir ces débats,
Placez-vous-là sans plus vous faire attendre.
L’AUTEUR.
Je ne sais plus vraiment auquel entendre.
Je reste ici... Mesdames et Messieurs ;
Ou, disons mieux : Reines, Rois, Empereurs,
Qui ne tenez la grandeur souveraine
Que de votre art et que de Melpomène,
Comtes, Marquis, Comtesses et Barons,
Qui ne devez vos titres et vos noms
Qu’à la faveur de Thalie elle-même,
D’un faible Auteur calmez la crainte extrême.
Pour un Poète en effet ce moment
Est périlleux et très embarrassant.
Un Allemand qu’on empêche de boire,
Un Charlatan que l’on ne veut pas croire,
Un écolier qui sait mal sa leçon,
Un Philosophe à l’aspect du canon,
Ont moins d’effroi, de trouble et de détresse
Qu’un bel esprit qui présente une pièce.
MADAME PRÉVILLE.
Et cependant ce bel-esprit a tort ;
Qu’avons-nous donc pour l’effrayer si fort ?
L’AUTEUR.
Si l’on voulait croire la médisance...
MADAME BELCOURT.
Parlez, il faut dire ce que l’on pense.
L’AUTEUR.
Vous n’avez pas, dit-on, pour les Auteurs,
Des sentiments bien doux et bien flatteurs.
Mais là-dessus n’entrons point en matière,
L’homme prudent sait parler et se taire.
MADAME PRÉVILLE.
Quoi ! se peut-il, Monsieur de Songe-Creux,
Que vous donniez dans tous ces contes bleus ?
L’AUTEUR.
Non, je reçois les faits qu’on m’articule,
Mais sans en croire une seule virgule.
MADAME BELCOURT.
Sachez, Monsieur, que tous ces méchants bruits
Viennent d’Auteurs justement éconduits ;
Qui, furieux de voir que leurs ouvrages
N’ont jamais pu réunir les suffrages,
Vont se venger, par mille faussetés,
De nos refus qu’ils ont bien mérités.
L’AUTEUR.
Voudriez-vous qu’en ce moment critique,
Un auteur fit votre panégyrique ?
Non, je ne sais moi-même, en pareil cas,
Où la fureur ne me porterait pas.
MADAME BELCOURT.
Vous êtes doux ; nous n’aurions rien à craindre.
L’AUTEUR.
Je crois n’avoir jamais lieu de me plaindre
À votre égard, puisqu’infailliblement
Vous recevrez mon ouvrage... Oui vraiment.
Armez-vous tous exprès pour le combattre ;
Unissez-vous, faites le diable à quatre,
Il faudra bien qu’à la fin vous cédiez,
Et de grand cœur que vous le receviez.
MONSIEUR MONTVEL.
Quoi ! vous aurez le pouvoir despotique
De nous contraindre ?
L’AUTEUR.
Oui, et non. Je m’explique.
Absolument par force, j’aurais tort ;
Mais par attrait, par pur zèle, très fort ;
Vous le devez enfin pour votre gloire.
Vous révérez tendrement la mémoire
Du bon Molière, heureux restaurateur,
Ou, pour parler plus juste, créateur
De l’art charmant par qui vous savez plaire.
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Chacun de nous en lui regrette un père.
L’AUTEUR.
Si j’élevais à cet homme éminent
Par une Pièce un petit monument,
Que diriez-vous ?
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Vous auriez mon suffrage.
MADAME PRÉVILLE.
Mon avis est qu’on reçoive l’ouvrage,
Pour son objet, avant de l’avoir lu.
MADEMOISELLE SAINT-VAL.
Monsieur l’Auteur, votre ouvrage est reçu.
MONSIEUR MONTVEL.
C’est bientôt dit : il faut voir si le style
En est correct, élégant et facile.
L’AUTEUR.
Fort bien ; le style : on ne veut que cela.
Il faut du style : on aime ce mot-là.
MONSIEUR MONTVEL.
Mais, pour quelqu’un qui se mêle d’écrire,
N’en faut-il pas ?
L’AUTEUR.
Oui, et non ; c’est-à-dire,
Qu’on doit avoir du style en général ;
Mais n’en pas faire un objet principal.
Il faut du fond. Un Auteur dramatique,
Par le fond seul, gagne la voix publique.
Ma Pièce aussi, de l’un à l’autre bout,
A bien du fond ; du style, point du tout.
MONSIEUR MONTVEL.
Tant pis, vraiment.
L’AUTEUR.
Vous ne pouvez m’entendre,
Si plus au net je ne me fais comprendre.
Oui, dans ma pièce on ne trouvera pas
De diction : ce n’est qu’un canevas,
Rien qu’un croquis ; mais par votre génie
Vous y mettrez la grâce et l’harmonie.
MONSIEUR MONTVEL.
Comment cela ?
L’AUTEUR.
Chacun de vous dira
À l’impromptu tout ce qui lui viendra.
MADAME PRÉVILLE.
J’étais d’avis que l’on jouât la pièce.
Si quelque chose à présent m’intéresse,
C’est qu’on renonce à vouloir s’en mêler.
L’AUTEUR.
Pourquoi cela ?
MADAME PRÉVILLE.
Nous nous ferions siffler.
On ne doit rien jouer qu’on ne l’apprenne.
L’AUTEUR.
Et comment fait la troupe Italienne ?
MADAME PRÉVILLE.
Ils ont cet art.
L’AUTEUR.
Vous l’entendrez comme eux,
Ce secret-là n’est pas si merveilleux.
MADAME PRÉVILLE.
Mais rien ne peut vous empêcher d’écrire,
Comme tous font.
L’AUTEUR.
Oui, et non ; je veux dire
Que j’y perdrais ma peine et mon latin ;
Mon plan doit être exécuté demain.
MONSIEUR MOLÉ.
Demain !
MADAME BELCOURT.
Demain ! la chose est infaisable.
L’AUTEUR.
Il eut été même plus convenable
Que l’on jouât ma pièce dans ce jour ;
Puisque je veux célébrer le retour
Et de l’année et du jour séculaire
Qui vit Molière éclipsé de la terre.
Or, d’aujourd’hui, cent ans sont révolus
Depuis l’instant que Molière n’est plus.
MONSIEUR BELCOURT.
La circonstance est vraiment singulière ;
Il faudra faire un effort pour Molière.
MADAME PRÉVILLE.
Très volontiers.
MONSIEUR MOLÉ.
D’accord.
MONSIEUR FEUILLI.
Je m’y soumets.
MONSIEUR MOLÉ.
Que l’Auteur donc nous dise ses projets.
L’AUTEUR.
J’ai supposé que l’Art comique, en France,
Depuis longtemps était en décadence.
Je crois, Messieurs, que, sans prévention,
On peut passer la supposition.
Pour réparer un si cruel dommage,
Les Comédiens ayant mis en usage
Tous les moyens qu’ils ont crus les meilleurs,
Ayant prié, caressé les Auteurs,
Encouragé leur superbe arrogance,
Les ayant même enfin payés d’avance,
Et tout cela sans avoir réussi,
Veulent pourtant prendre un dernier parti ;
Et c’est celui du recours au diable,
Comme l’on fait toujours en cas semblable.
MADEMOISELLE FANIER.
C’est un moyen terrible que cela.
MADAME DROUIN.
Il n’est pourtant pas rare à l’Opéra.
L’AUTEUR.
Ils font venir une vieille sorcière,
Femme savante en plus d’une matière,
Qui s’est acquis un crédit sans pareil
Près du beau sexe, étant de bon conseil.
MADEMOISELLE FANIER.
Qui prendrez-vous pour jouer la sorcière ?
L’AUTEUR.
Vous-même.
MADEMOISELLE FANIER.
Moi ?
L’AUTEUR.
Vous toute la première ;
Vous avez tant de grâce et de fraîcheur,
Que votre jeu n’en sera que meilleur ;
Tout s’embellit par votre heureuse adresse,
Vous nous ferez adorer la vieillesse.
MADEMOISELLE FANIER.
Vous me donnez de si bonnes raisons,
Que je serai la vieille.
L’AUTEUR.
Poursuivons.
La Magicienne, avec une baguette,
Trace un grand cercle, et prend d’une cassette
Des os de mort, de l’encens, un crapaud
Qu’elle abandonne aux flammes d’un réchaud.
Au même instant une fumée épaisse
Couvre le corps de la vieille Prêtresse,
Qui prononçant des mots mystérieux
Fuit, et Molière alors s’offre à vos yeux
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Oh, j’aurai peur... non, vous ne sauriez croire
Tout mon effroi, quand j’entends quelque histoire
De revenant ; j’y pense dans mon lit,
Je ne saurais fermer l’œil de la nuit.
MONSIEUR MOLÉ.
Je vous plains fort. Vous seriez plus hardie,
Si vous aviez avec vous compagnie.
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Nous n’avons pas besoin de vos avis.
Monsieur l’Auteur, achevez vos récits.
L’AUTEUR.
Je continue. À l’aspect de Molière
On fera voir, chacun à sa manière,
Les sentiments dont on est agité.
L’un en montrant un air épouvanté :
L’autre en marquant toute sa gratitude,
Un autre encor prenant cette attitude ;
Celui-ci fait un geste admiratif,
Et cet autre ouvre un œil contemplatif.
Tous ces tableaux dont on est idolâtre
Réussiront à merveille au théâtre.
MADAME BELLECOURT.
Fort bien.
L’AUTEUR.
Molière avance avec douceur,
Tend poliment la main à chaque Acteur,
Et tendrement embrasse chaque Actrice.
Il veut embrasser Mademoiselle Fanier.
MADEMOISELLE FANIER.
Oh doucement, n’usons point d’artifice,
Vous n’êtes point Molière.
L’AUTEUR.
Non vraiment,
Mais à ma place il en ferait autant.
MADEMOISELLE FANIER.
Eh bien ensuite ?
L’AUTEUR.
À ce Dieu du Comique
Un des Acteurs présente sa supplique.
Molière écoute, assis dans ce fauteuil ;
L’Acteur s’avance et dit la larme à l’œil :
Divin Molière, on ne rit plus en France ;
Plus de plaisirs, plus de réjouissance.
En acquérant un air de dignité,
Notre théâtre a perdu sa gaieté.
Si vous savez d’où ce malheur procède,
Dites-nous-en la cause et le remède.
Molière alors vous interrogera
Sur le théâtre ; il vous demandera
De grands détails sur l’art et la manière
Dont les Auteurs fouillent cette carrière.
MONSIEUR MOLÉ.
Que dirons-nous pour lors ?
L’AUTEUR.
La vérité ;
Mais pour répondre avec plus de clarté,
Vous lui jouerez les scènes les plus belles,
Dont chaque genre offrira des modèles ;
Et vous plairez beaucoup aux spectateurs,
Qui dans un Acte en trouveront plusieurs :
Qu’en dites-vous ?
MONSIEUR MOLÉ.
L’idée est singulière.
L’AUTEUR.
L’Acteur chargé du rôle de Molière...
MONSIEUR MOLÉ.
Et qui sera celui qui parmi nous
Fera ce rôle ?
L’AUTEUR.
Eh, mais, qu’en pensez-vous ?
Ne puis-je pas le donner à Préville ?
MONSIEUR MOLÉ.
Fort bien, est-il instruit ?
L’AUTEUR.
Soyez tranquille ;
Il est au fait ; et je compte, ma foi,
Qu’il le rendra tout aussi bien que moi.
Préville prenant donc l’esprit du rôle,
À l’assemblée adresse la parole,
Avec cet air, cet auguste maintien,
Qu’en sa personne on remarque si bien.
Messieurs, dit-il, les scènes différentes
Que votre jeu vient de rendre brillantes,
Ont de l’éclat, de la légèreté ;
Mais je n’y trouve aucune vérité.
Je n’y vois point une fidèle image
Des passions de chaque personnage.
Je n’y vois point cette naïveté,
Source du rire, âme de la gaieté,
Et sans laquelle un Auteur dramatique
Ne peut jamais être vraiment comique.
Pour réussir il n’est qu’un seul secret,
C’est de bien peindre ; on dit que je l’ai fait :
On a daigné se plaire à ma peinture.
J’avais longtemps contemplé la nature
Avec des yeux que l’on a cru meilleurs
Que ne le sont ceux des autres Auteurs.
Mais en cela, comme en bien d’autres choses ;
On voit l’effet sans connaître les causes.
Il a fallu qu’un diable s’en mêlât,
Sans quoi souvent je tombais tout à plat.
En s’agitant il fait un faux pas.
MONSIEUR FEUILLI.
Sans ce fauteuil vous en faisiez de même.
L’AUTEUR.
C’est que je suis d’une faiblesse extrême ;
Je vous parois hardi, mais cependant
J’ai de la crainte intérieurement.
MADEMOISELLE DUMESNIL.
Reposez-vous.
L’AUTEUR.
Je reprends la parole.
Écoutez bien ce grand maître d’école,
Molière l’est. Qu’on se garde surtout
De me parler que je ne sois au bout.
Un vieux démon qui préside au Comique
M’offrit, Messieurs, la lorgnette magique
Dont se servait Térence l’Africain,
Quand il voulait sonder le cœur humain.
J’en profitai ; je sus avec finesse,
Ainsi que lui, dévoiler la faiblesse,
Le ridicule, et les nombreux travers
Qu’on voit régner dans ce sot univers.
Je la gardai pendant toute ma vie.
Quelques Auteurs, inspirés par Thalie,
L’eurent depuis, mais pour peu de moments.
Je vais partir. J’espère, mes enfants,
Vous envoyant ce gage héréditaire
Fixer sur vous les faveurs du parterre.
Chacun alors embrasse ses genoux.
Chacun le veut retenir parmi nous.
La foudre gronde ; il échappe à la vue,
La scène change et l’on voit la statue.
Le Théâtre change, la statue de Molière parait posée sur un piédestal, et la décoration représente un magnifique péristyle environné d’un bois de lauriers.
MADEMOISELLE HUS.
Quel dénouement !
MADEMOISELLE DOLIGNY.
Quel spectacle enchanteur !
L’AUTEUR.
Remerciez votre décorateur,
Car nous étions d’accord pour vous surprendre.
MADAME BELCOURT.
Aucun de nous ne s’y pouvait attendre.
LE SEMAINIER.
Excepté moi ; car j’étais du secret.
L’AUTEUR.
Allons Monsieur le maître du Ballet,
De vos talents faites voir quelque chose,
Et que Molière ait une Apothéose.
La pièce est terminée par l’Apothéose de Molière, ainsi qu’il suit.
L’APOTHÉOSE DE MOLIÈRE
Ballet héroïque.
Le grand Prêtre d’Apollon, la grande Prêtresse et les autres Prêtres et Prêtresses de ce Dieu, avec tous les figurants et figurantes du Ballet, forment une marche au son des instruments.
LE GRAND PRÊTRE.
D’Apollon, en ces lieux, j’exerce la Prêtrise ;
L’image de Molière est commise à ma foi :
Quand la vertu le divinise,
Le soin de ses honneurs ne regarde que moi.
UNE PRÊTRESSE.
L’antiquité mettait jadis au rang des Dieux
Ceux qui par leur valeur ont délivré la terre
Des monstres, des brigands, des tyrans furieux.
Pourquoi ceux qui, comme Molière,
Ont terrassé le vice encor plus dangereux,
N’auraient-ils pas le droit d’être immortels comme eux ?
LA GRANDE PRÊTRESSE.
Qu’un éternel éclat environne Molière,
Que son nom glorieux ne périsse jamais.
Il corrigea la France entière
De ses ridicules excès ;
Sur mille différents objets
Sa critique savante a porté la lumière.
Qu’un éternel éclat environne Molière ;
Que son nom glorieux ne périsse jamais :
Qu’il vive, que toujours il soit cher aux Français.
UNE PRÊTRESSE.
Que ce laurier sacré dont l’ombre t’environne,
Serve, divin Molière, à former ta couronne ;
C’est l’arbre qu’Apollon avait daigné choisir :
Semblable à tes écrits, rien ne peut le flétrir.
LE GRAND PRÊTRE.
Abattez ces rameaux ; vous devez obéir ;
Apollon par ma voix l’ordonne ;
Pour former à Molière une noble couronne,
Ce Dieu permet de les cueillir.
Ils abattent des branches de laurier, et les donnent aux figurantes, qui en forment des guirlandes qu’elles apportent au grand Prêtre.
Le Grand Prêtre conduit la Prêtresse au pied de la statue, afin qu’elle la couronne, et il dit en regardant toutes les figurantes.
Sexe enchanteur, c’est pour vous plaire
Que ses travaux l’ont mis au-dessus des humains ;
Sa récompense la plus chère
Sera d’être en ce jour couronné par vos mains.
LA GRANDE PRÊTRESSE, pose la couronne sur la statue ; les figurantes l’entourent de guirlande ; et elle dit ensuite.
Les autels des Héros que nous vante l’Histoire,
Des plus rares parfums répandaient les vapeurs ;
Cet encens a péri, mais celui de nos cœurs
Est immortel comme ta gloire.
Ode au temps prononcée par une Prêtresse d’Apollon.
Toi, qui sais étendre l’espace
Et limiter l’immensité ;
Toi, dont le vaste sein embrasse
Le moment et l’éternité.
Ô Temps ! ton aile fugitive
Tantôt couvre la sombre rive
Du triste séjour de la Mort ;
Tantôt elle plane avec gloire
Sur les lieux sacrés où l’Histoire
Fixe la demeure du Sort.
Devant ton tribunal auguste
Passent les générations ;
Ton arrêt terrible, mais juste,
Fait le destin des Nations ;
Les Héros les plus magnanimes,
Les Écrivains les plus sublimes
À tes décrets sont asservis ;
La place que tu leur désignes,
Les honneurs que tu leur assignes,
Pour jamais décident leur prix.
Si pendant le cours trop rapide
Des jours qui leur sont destinés,
La voix du préjugé stupide
À l’oubli les a condamnés,
Ton zèle équitable s’enflamme ;
Tu leur élèves dans notre âme
De véritables monuments :
Leur gloire en devient plus brillante ;
Et notre estime renaissante
S’accroît encore après cent ans.
Molière en offre un grand exemple ;
L’auguste image de ses traits
Inspire à l’œil qui la contemple
De la tendresse et des regrets.
On voit avec reconnaissance
Ce grand homme qui, de la France,
Cherchant à corriger les mœurs,
Osa préférer, sans scrupule,
L’arme adroite du ridicule
À tout l’art brillant des Rhéteurs.
Cette arme souvent dangereuse
Devint utile entre ses mains ;
Il la rendit victorieuse
Contre les travers des humains.
Vous qui le prendrez pour modèle,
Par vos travaux, par votre zèle,
Les vices seront abattus ;
Et votre gloire inaltérable
Fondera l’empire durable
Des vrais talents et des vertus.
LE GRAND PRÊTRE dit.
Qu’on se livre aux transports d’une vive gaieté ;
C’est par un aimable délire
Que doit être fêté
Celui qui sut si bien nous exciter à rire.
On danse.