Josaphat (Jean MAGNON)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1646.

 

Personnages

 

ABENNER, Roi des Indes

JOSAPHAT, son fils

ARACHE, lieutenant général des Armées d’Abenner

AMALAZIE, prisonnière de guerre d’Abenner

BARLAAM, courtisan d’Abenner, disgracié

NACOR, courtisan d’Abenner

GARDES

 

La scène est dans Narsingue, dans le Palais d’Abenner.

 

 

À HAUT ET PUISSANT PRINCE, BERNARD DE FOIX DUC D’ESPERNON,

de la Vallette et de Candalle, Pair et Colonel général de France, Chevalier des Ordres du Roi, et de la Jarretière, Prince et Captal de Buch, Conte de Foix, d’Astarac etc. Sire de l’Espare, etc. Gouverneur et Lieutenant général pour le Roi en Guyenne

 

MONSEIGNEUR,

 

Ces Éloges si familiers que la plupart de nos Écrivains emprunte ou de la naissance, ou du mérite, ne sont que des faux ornements dont ils veulent couvrir le peu d’extraction ou les défauts de la personne qu’ils nous louent : Je ne veux rien mendier de cette partie de l’éloquence qui persuade moins qu’elle ne flatte, et qui loin de faire croire les officieux mensonges, fait soupçonner même ses vérités : Quelque ingénieuse qu’elle soit, elle cache si peu ses artifices qu’elle les rend visibles à celui qu’elle veut tromper, il rougit le premier de ses fausses louanges, et quelque présomption que chaque homme ait conçu de soi, il se dénie cette complaisance que son adorateur a pour lui : Comme il est des flatteries qui offensent, il est des vérités qui déplaisent ; il est beau de tirer un inconnu de la foule du peuple, de l’exposer en vue, et de rendre visible aux yeux de tous, un homme qui serait encore dans l’obscurité, sans le jour que l’on lui donne : Mais louer un Grand par sa naissance c’est louer dans lui tous ses semblables, et lui donner une qualité qu’il a commune avec beaucoup d’autres : Qu’est-il besoin MONSEIGNEUR, de dire à toute la France que vous descendez d’une race qui l’a dignement servie, dans laquelle ses Rois ont trouvé des Favoris, des Généraux d’Armée, et des Gouverneurs de Provinces ? Est-il nécessaire MONSEIGNEUR, d’ajouter que le Caractère de Duc et Pair est comme attaché à votre Maison, que l’une des éminentes Charges de la Couronne est son moindre héritage, que la fortune, ce semble, a voulu récompenser vos vertus dans la personne de vos Aïeux, et que les Cœurs de toute la Guyenne sont des biens successifs dans votre famille ? Je pourrais encore vous louer par un autre avantage : N’êtes-vous pas aussi glorieux Père, qu’heureux mari ? Mais je n’entreprends pas de faire ici le Panégyrique de toute votre maison, et je laisse à quelque autre bouche à discourir de ce bonheur, outre que je ne dirais que des choses très connues ; elles paraissent trop pour être montrées, ce n’est point par-là que je veux vous glorifier, je veux choisir la dernières de toutes vos belles qualités ; Cette protection et ce secours, MONSEIGNEUR, que vous avez donné à la plus malheureuse et à l’une des mieux méritantes Comédiennes de France n’est point la moindre action de votre vie. Et si j’ose entre dans vos sentiments, je veux croire que cette générosité ne vous déplaît pas, tout le Parnasse vous en est redevable et vous en rend grâce par ma bouche, vous avez tiré cette infortunée d’un précipice où son mérité l’avait jetée, et vous avez remis sur le Théâtre un des beaux personnages qu’il ait jamais porté : elle n’y est remontée MONSEIGNEUR, qu’avec cette belle espérance de jouer un jour dignement son rôle dans cette illustre Pièce, où sous des noms empruntés l’on va représenter une partie de votre vie. Je pousse votre modestie jusques au bout : mais il faut qu’elle se fasse violence, et qu’elle m’écoute malgré elle : Croyez-vous, MONSEIGNEUR, que je vous aie donné une vanité trop excessive ? Elle est très juste ; ces Grecs et ces Romains qui ont si longtemps occupé notre Scène n’auront point de déshonneur de vous céder leur place, ils deviendront même vos Spectateurs, et par le long silence que nous leur imposerons ils témoigneront leur admiration : Moi-même des premiers je veux introduire sur le Théâtre l’Histoire Française, bien loin que l’Antiquité nous ait pu fournir abondance de matières, il nous a fallu beaucoup ajouter à ce qu’elle nous a dit de ces Héros, au lieu que dans notre siècle nous aurons un contraire travail, et nous seront en peine de retrancher du grand nombre de ces excellents sujets que notre Histoire nous donnera, vous n’y serez point oublié ; là sous de faux incidents vous verrez vos véritables aventures, et je vous verrai rougir d’une imposture si agréable. C’est assez exercer votre modestie, je veux finir, et je vais lui obéir avec ce reproche que je lui fais, de ne se point plaire à ouïr des vérités, c’en est une MONSEIGNEUR, que je renouvellerai chaque moment de ma vie, que je suis,

 

MONSEIGNEUR,

 

DE VOTRE GRANDEUR,

Le très humble et très obéissant serviteur.

 

MAGNON.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AMALAZIE, ARACHE

 

ARACHE.

Vous soupirez Madame, et vous versez des larmes,

Dans un temps où la Cour étale tous ses charmes ;

Le Prince Josaphat a quitté son séjour,

Et son père aujourd’hui le reçoit dans sa Cour ;

Vous seule par vos pleurs altérez notre joie,

De quoi vous plaignez-vous.

AMALAZIE.

Faut-il que je vous voie.

ARACHE.

Que me peut reprocher votre ressouvenir.

AMALAZIE.

Ah ! cruel ? ma mémoire a de quoi vous punir ;

Quoique vous le sachiez vous le voulez apprendre,

Cent fois je vous l’ai dit, lassez-vous de l’entendre :

Ne vous souvient-il plus des maux que j’ai soufferts,

Avez-vous oublié que je suis dans les fers,

Que le Prince Abenner me tient en sa puissance,

Qu’il garde mes États par droit de bienséance :

Vous redirai-je encor que mes parents sont morts,

Vous faut-il ajouter que c’est par vos efforts,

Que sous votre conduite on entra dans mes terres

Que la mort de mon père a terminé vos guerres,

Et que la même main qui causa ma prison       

Est une main fatale à toute ma maison ;

Mais dans le même temps que je vous rends coupable,

L’amour me montre en vous quelque chose d’aimable ;

Je ne puis vous absoudre et moins vous condamner,

J’ignore à quel parti mon cœur doit incliner :

J’écoute les raisons et de l’un et de l’autre,

J’épouse sa querelle et j’embrasse la vôtre :

Et par des mouvements d’amour et de courroux,

Je vous préfère à lui, je le préfère à vous :

Mais il vous est aisé de vaincre ma colère,

J’aide à vous excuser de la mort de mon père,

Dedans votre pardon je prends trop d’intérêt

Je me fais à moi-même un favorable arrêt ?

Prince défendez-vous j’incline à vous absoudre.

ARACHE.

Ce n’est qu’en ma faveur que vous pouvez résoudre :

J’entrai dans vos États par l’ordre de mon Roi

Ce funeste armement dépendait-il de moi ;

Au seul nom d’Abenner j’usurpai vos Provinces

Par son commandement j’assujettis vos Princes,

Je leur donnai des lois qu’imposait un vainqueur,

Et je leur fis subir une juste rigueur ;

Je soumis votre père à ce joug nécessaire,

Et d’un simple hommager j’en fis un tributaire ;

Il se précipita dans un second malheur,

Il tenta derechef le sort et sa valeur ?

Mais malgré ses efforts il y laissa la vie

Et par cet accident il remplit son envie,

Il s’est conservé libre autant qu’il a vécu

Et tout défait qu’il fût il ne fut point vaincu :

D’un pas victorieux et d’une marche égale,

Je devais assiéger sa ville capitale ;

Je dus prendre Érissa le siège de vos Rois,

Et soumettre par-là toute l’Inde à nos lois ;

Je devais par sa prise achever notre guerre,

Poussé de cet espoir ; j’’y vins comme un tonnerre ;

J’y volai je vainquis, c’est là que je vous vis,

Et qu’à tant de beautés, le cœur me fut ravi,

Ce fut là que vos pleurs m’arrachèrent des larmes,

Que j’accusai le sort du bonheur de mes armes,

Et qu’ayant détesté ce malheureux emploi,

Je me plaignis cent fois des Dieux et de mon Roi.

AMALAZIE.

Le Ciel et vous mon Prince êtes d’intelligence,

Vous vous justifiez avecque violence,

L’un et l’autre rejette un si funeste effet

Et renvoie au destin tout le mal qu’ils m’ont fait ?

Ah ! destin seul auteur, du trépas de mon père,

N’est-ce donc que sur toi, qu’agira ma colère,

Dans mon ressentiment n’aurai-je que le sort

Que je puisse accuser d’avoir causé sa mort,

Que n’a-t-il un complice ?

ARACHE.

Il en est seul coupable.

AMALAZIE.

Prince je vous absous vous êtes pardonnable ;

Des yeux dont je vous vois je ne puis vous haïr,

Et mon faible courroux se plaît à me trahir :

J’ai beau renouveler une vieille querelle,

Mon cœur se rend à vous dès qu’il se fait rebelle,

Et ce séditieux qui me vient animer

S’il m’émeut contre vous me force à vous aimer ;

Tous les jours il vous donne une nouvelle grâce.

ARACHE.

Ah ! pour la mériter, que faut-il que je fasse.

AMALAZIE.

Mon âme a bien assez de ces vieilles douleurs

Sans qu’elle endure encor quelques nouveaux malheurs,

Ne me hasardez point dedans votre personne.

ARACHE.

J’ai honte pour le Roi de vous voir sans Couronne

Rends-moi donc Prince ingrat ce que je t’ai conquis

Veux-tu garder des biens injustement acquis

Veux-tu déposséder une illustre héritière

Et par raison d’État.

AMALAZIE.

Je suis sa prisonnière ?

C’est la façon d’agir de tous les conquérants.

ARACHE.

L’on a souvent parlé de tous vos différents

Il ne se peut résoudre à vous rendre vos terres

Il feint d’appréhender quelques nouvelles guerres ;

Déjà les plus zélés redoutent son courroux

Et personne au conseil n’ose parler pour vous.

AMALAZIE.

Hé bien jusqu’à la mort il faut porter ma chaîne.

ARACHE.

La force est raisonnable où la douleur est vaine :

Toi sévère vertu qui m’apprend mon devoir,

Donne-lui les conseils que tu me fais avoir ?

N’ose-je murmurer rigoureuse contrainte

Ah ! que ne puis-je aller au-delà de la plainte.

Je viendrais.

AMALAZIE.

Arrêtez, Prince, il est votre Roi.

ARACHE.

Il sait donc bien user des droits qu’il a sur moi.

Pour être son vassal manquai-je de courage.

AMALAZIE.

Mon Prince avec honneur, rompons mon esclavage ;

Je n’en veux point sortir par une lâcheté.

ARACHE.

Il reste un seul moyen pour votre liberté ;

Consentez-y Madame ?

AMALAZIE.

Oui s’il est légitime,

Je dédaigne un Empire acheté par un crime.

ARACHE.

Voyez le jeune Prince employez son pouvoir.

AMALAZIE.

Implorer sa faveur je ne le veux point voir ;

Pour la fille d’un Roi ce langage est trop rude

Et cet abaissement sent trop la servitude.

ARACHE.

J’ai su de vos beautés jusque-là le ravir

Qu’il se tient glorieux de vous pouvoir servir,

Il désire vous voir avec impatience.

 

 

Scène II

 

AMALAZIE, ARACHE, UN GARDE

 

UN GARDE.

Seigneur le Prince arrive avec magnificence,

Déjà toute la Cour s’en va le recevoir

Il paraîtra bientôt.

ARACHE.

Madame il le faut voir.

J’ose vous en prier.

AMALAZIE.

Il vous faut satisfaire.

ARACHE.

Un Empire vaut bien.

AMALAZIE.

Prince c’est pour vous plaire :

Mais s’il vous arrivait ce que j’ose prévoir

Songez que malgré moi vous me le faites voir.

ARACHE.

Madame il m’a promis dedans sa solitude

De s’employer pour vous avec beaucoup d’étude ;

Il faut l’entretenir avant qu’il parle au Roi

Allons le recevoir ? Madame je le vois.

 

 

Scène III

 

JOSAPHAT, AMALAZIE, ARACHE, TROUPE DE COURTISANS

 

ARACHE.

Hé bien Seigneur le peuple a vu son jeune maître

Enfin son Dieu visible a daigné lui paraître,

Et tel que le Soleil quand il dore les cieux,

L’éclat de votre vue éblouissait ses yeux ;

La Cour de son côté ne s’est point épargnée

Et par ses compliments sa joie est témoignée ;

En voici l’armement que je vous viens offrir.

JOSAPHAT, bas.

Que ce fatal objet me va faire souffrir,

Mon cœur pressent ses maux avant qu’il les connaisse.

ARACHE.

Cette Cour est heureuse ayant cette Princesse,

JOSAPHAT.

Quoi Prince, cette Cour a-t-elle tant d’appas.

ARACHE.

Ayant cette beauté qu’est-ce qu’elle n’a pas ;

Cet Auguste Palais enferme Amalazie.

JOSAPHAT.

Madame je le vois avecque jalousie,

Et puisqu’il vous possède il semble que ce lieu

Soit moins la Cour d’un Roi que le palais d’un Dieu ;

Arache me vanta ce merveilleux ouvrage

Mais il ne m’en traça qu’une imparfaite image ;

Il ne put concevoir ni bien moins exprimer,

Ces amas de beautés qu’il me voulut former.

AMALAZIE.

Seigneur vous me louez, ainsi qu’il m’a loué

Et de peu d’agréments ma personne est douce :

Des yeux accoutumés à répandre des pleurs

Une bouche employée à dire ses malheurs.

ARACHE, l’interrompant.

Seigneur incessamment la mort est son envie.

JOSAPHAT.

Madame, quel ennui vous fait haïr la vie.

AMALAZIE.

J’en ai bien des raisons puisque mon père est mort,

Je traîne en cette Cour un misérable sort ;

Qui pour rendre Éternels tous les maux qu’il m’envoie

Couvre mes déplaisirs d’une apparente joie ;

Mes yeux sont amusés par mille passetemps,

Et pendant que mes sens feignent d’être contents ;

Mon âme incessamment fait des plaintes secrètes

Et ne reçoit jamais d’allégresses parfaites,

C’est un frein que le Ciel oppose à mes plaisirs,

Un sujet Éternel de pleurs et de soupirs :

Vous aurez su d’Arache une part de nos guerres.

JOSAPHAT.

De lui-même j’ai su qu’il entra dans vos terres ;

La prise d’Érissa, comme il la désola

Et comme ayant conquis Circan et Bengala,

Ces Royaumes fameux que le Gange divise

Il borna par vos fers cette longue entreprise,

Vous aurez su de lui comme j’ai supporté.

ARACHE.

Elle en fut avertie ?

AMALAZIE.

Il me l’a rapporté ?

J’ai su jusqu’à quel point mon désastre vous touche.

JOSAPHAT.

Vous avez dû savoir par cette même bouche :

Que touchant ce sujet je parlerais au Roi

Je l’ai promis au Prince, et je tiendrai ma foi.

AMALAZIE.

Seigneur je vous expose, et vous je vous hasarde

Dans de divers périls mon âme vous regarde,

Je vois dessus tous deux descendre son courroux

Et crains que mes malheurs n’aillent jusques à vous.

JOSAPHAT.

Je m’en vais le premier essuyer sa colère.

AMALAZIE.

N’encourez point pour moi l’inimitié d’un père.

ARACHE.

Ah ! Seigneur, que plutôt elle éclate sur moi.

AMALAZIE.

Et vous n’attirez point la disgrâce du Roi ;

Dure éternellement un si long Esclavage.

JOSAPHAT.

Nous n’en sortirons point à mon désavantage.

AMALAZIE.

Je vais prier les Dieux de vous y seconder.

JOSAPHAT.

Quand il vous faut servir, j’ose tout hasarder.

 

 

Scène IV

 

JOSAPHAT, ARACHE

 

JOSAPHAT.

Prince qu’elle est aimable.

ARACHE.

Oui Seigneur elle est belle.

JOSAPHAT.

Ô l’agréable objet.

ARACHE.

Tout est illustre en elle.

Et jamais la beauté ne fut mieux dans son jour.

JOSAPHAT.

Vous êtes glorieux de vivre en cette cour ;

Le Roi m’a fait nourrir dans un lieu de plaisance

L’on ne m’entretenait que de magnificence :

L’on donnait à mes yeux mille objets ravissants

Et ma Cour s’occupait à divertir mes sens ;

Mais rien de tout cela n’égale Amalazie

Le Roi passe en bonheur tous les Rois de l’Asie :

Mais Prince à ce propos ôtes-moi de souci,

Mon père à quel sujet m’éloigne-t-il d’ici.

ARACHE.

C’est une vieille loi que nous tenons des Perses,

Entre le Peuple et vous il n’est point de commerces :

Les enfants de nos Rois sont nourris hors du bruit,

Et pendant ce séjour un Prince les instruit ;

Il leur doit enseigner la science des Princes,

Et cet art glorieux de régir les Provinces :

Il doit de temps en temps leur élever les yeux

Et porter leurs esprits à connaître leurs Dieux.

JOSAPHAT.

Arache, depuis peu mon âme est inquiète,

Donne-moi de ces Dieux quelque preuve parfaite,

Ces Dieux conversent-ils avecque les mortels

Ont-ils les mêmes Corps qu’ils ont sur nos autels,

Sur lequel de ces Dieux taille-t-on leurs images.

ARACHE.

L’artifice de l’homme inventa ces ouvrages ;

Conformément aux sens il les fit corporels.

JOSAPHAT.

Auraient-ils avec nous les mêmes naturels.

ARACHE.

Ils nous montrent souvent leurs amours et leurs haines.

JOSAPHAT.

Ils ne sont point exempts des faiblesses humaines :

D’ailleurs ce Jupiter qui règle leurs conseils

À des inférieurs et n’a point de pareils,

S’ils sont Dieux comme lui s’y peuvent-ils résoudre.

ARACHE.

Il reçut en partage et le Ciel et la foudre,

Et dans ce grand traité qui mit Saturne aux fers

Neptune eut l’Océan et Pluton les Enfers.

JOSAPHAT.

Qui n’a pas respecté les intérêts d’un père,

Ne relâcherait rien en faveur de son frère ;

Et cette ambition qui fit armer trois Dieux,

Ferait renouveler le partage des Cieux.

ARACHE.

Jupiter est en droit de garder son tonnerre

Et lui prenant le Ciel vous a laissé la terre ;

Mais Seigneur d’où vous naît ce désir curieux,

Et pour quelle raison s’informer de nos Dieux :

Ce sont secrets cachés à notre connaissance.

JOSAPHAT.

Je vous dirai tantôt ce que mon âme en pense ;

Rompons cet entretien je vois venir le Roi.

ARACHE, bas.

Dieux du Dieu des Chrétiens aurait-il su la loi.

 

 

Scène V

 

ABENNER, JOSAPHAT, ARACHE, GARDES

 

ABENNER.

Vous avez vu Narsingue.

JOSAPHAT.

Oui Seigneur je l’ai vue

Et de quelle beauté dont ma Cour soit pourvue,

Le séjour m’en déplaît, Narsingue a trop d’appas

Cette Ville a dans soi ce qu’un désert n’a pas,

Au reste votre cour est illustre et pompeuse

Et l’âge qu’on y passe est une vie heureuse,

Proche d’Amalazie un séjour est bien doux

Et je vois votre Cour avec un œil jaloux,

Si j’osais vous prier ! Ah je manque d’audace.

ABENNER.

Je vous entends assez.

JOSAPHAT.

Faites-moi cette grâce,

Elle a trop de pouvoir pour ne pas commander.

ARACHE.

Seigneur encor un coup j’ose le demander.

Je vous en importune au nom de ma victoire.

ABENNER.

Prince tous vos travaux sont dedans ma mémoire.

ARACHE.

Vous y verrez Seigneur les conquêtes de Cor,

De Sanga, de Circan, d’Érissa, de Canor,

De Malipur, d’Oxir, de Bengala, d’Ormasse

Et la réduction, de l’Indie haute et basse,

L’Océan aujourd’hui sert de borne à l’État.

ABENNER.

Si vous m’avez servi je ne suis point ingrat,

D’un petit Souverain je vous ai fait grand Prince

D’un grand nombre d’États j’accrus votre Province,

Vous me devez la foi, ses seuls droits réservés

Vous approchez de près de qui vous relevez,

L’insolent Sinanor, me refusa l’hommage

À mes Ambassadeurs il voulut faire outrage,

Mes vassaux apprendront ce qu’il a su de moi

Qu’il ne se faut point prendre à plus puissant que soi.

ARACHE.

Mais sa fille Seigneur, n’en est point responsable.

ABENNER.

Aussi dans mon conseil n’est-elle point coupable

Prince en votre faveur je lui rends ses États.

ARACHE.

Monarque le plus grand de tous les Potentats.

JOSAPHAT.

Seigneur cette action mérite des Empires.

ABENNER.

Tu me vois indulgent à ce que tu désires,

Je veux aussi de toi ?

JOSAPHAT.

Que commanderez-vous,

Je suis prêt d’obéir.

ABENNER.

Que tu sois son époux,

Y consens-tu mon fils ?

JOSAPHAT.

Ah ! que je vous embrasse

J’allais vus demander cette seconde grâce,

Vous entrez dans mon cœur vous voyez mes souhaits.

ABENNER.

Que ne puis-je exaucer tous les veux que tu fais

Vous Prince dont le Zèle agissait tant pour elle

Allez lui rapporter cette heureuse nouvelle.

ARACHE, bas.

Se peut-il rencontrer un esprit plus confus.

ABENNER.

C’est la seule raison qui causa mes refus,

Je la lui destinais et dans ma prévoyance

J’assurai nos maisons d’une telle alliance,

Si j’ai tu jusqu’ici cet Hymen à ma Cour

C’est que pour l’achever j’attendais son retour.

JOSAPHAT.

Allez lui présenter une double Couronne

Et par-là demander le cœur que l’on me donne,

Je vous suis, recevez un si célèbre emploi.

ARACHE, bas.

Faut-il que ma prière ait agi contre moi,

Je me charge Seigneur de cette confidence.

ABENNER.

Qu’on déclare partout cette réjouissance,

Que Narsingue à l’envi célèbre cet amour.

ARACHE, bas.

Ah ! plutôt par ma mort solennisons ce jour ;

Allons voir ma Princesse, allons lui tout redire

Haut.

Et la soumettre au choix d’Arache ou d’un Empire.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

JOSAPHAT, seul

 

Je me vois bien déchu d’une haute espérance

Je me vois rebuté contre toute apparence :

Avoir pu dédaigner le fils de son vainqueur

L’amour, ni la grandeur n’ont pu fléchir son cœur,

C’est l’âme d’une Esclave elle aime trop ses chaines

Je ne puis concevoir cette sorte de haine,

C’est se haïr soi-même et non pas me haïr

Ce cœur impérieux veut toujours obéir,

Puisqu’elle aime ses fers que l’ingrate y demeure

L’orgueilleuse y veut vivre il faudra qu’elle y meure,

L’objet de sa prison a de quoi la ravir

Amalazie aux fers, la verrai-je servir,

Ciel, combien de pensers mon esprit se propose

Mon âme a des langueurs dont j’ignore la cause,

Je me sens inquiet, et ne sais point pourquoi

Les passions en foule agissent dessus moi.

 

 

Scène II

 

JOSAPHAT, UN GARDE

 

LE GARDE.

Seigneur, un joailler se présente à la porte

Il n’est rien d’excellent que cet homme n’apporte.

JOSAPHAT.

Que l’on le fasse entrer mon œil il faut choisir

Et sur cent diamants deviner son désir,

Éblouissons par-là les yeux d’Amalazie.

 

 

Scène III

 

JOSAPHAT, BARLAAM, GARDES

 

JOSAPHAT.

Hé bien, qu’as-tu de beau ?

BARLAAM.

J’ai parcouru l’Asie,

Et de tous leurs trésors j’ai dépouillé les mers.

JOSAPHAT.

Montre, que de beautés composent l’Univers,

Que la nature est riche et riche en belles choses

Sa libéralité nous prodigue les roses,

Les perles, les rubis, les diamants et l’or.

BARLAAM.

L’on trouve dans son sein un Éternel trésor,

Rien ne peut épuiser cette source féconde

Et sa force entretien le commerce du monde.

Jusques au fonds des mers elle fait le corral

Le lieu le plus stérile est le plus libéral,

Que si par l’abondance il nous ressemble avare

Par une rareté ce défaut se répare,

Le plus creux d’un rocher engendre un diamant

Et nous fait étonner de son accouchement.

JOSAPHAT.

Comment se produit-il.

BARLAAM.

Il est dans la nature ?

Des semences de sel, de soufre, et de mercure,

La terre s’entretient par ces trois qualités

Et de là nous voyons mille diversités,

De certaines humeurs par degrés s’épaississent

Par un long cours de temps ces vapeurs s’endurcissent,

D’une eau naît une glace il s’en fait des cailloux

Et s’y forme une feuille et dessus et dessous,

Pour le rendre épuré nous enlevons l’écorce

Et par notre industrie on amollit sa force,

Ces pierres à qui l’art donne tant de valeur

Ne sont que des Cristals différents en couleur,

La pierre prend son lustre ou du lieu qui l’enserre

Ou de cet aliment que lui donne la terre,

D’autres sur ce rencontre en rapportent l’effet

Aux diverses cuissons que le Soleil en fait.

JOSAPHAT.

Et comme naît la perle ?

BARLAAM.

Une conque exposée,

Se tourne vers le Ciel en reçoit la rosée ;

Ramasse dans son sein la manne du matin

Et se replonge en mer pleine de ce butin,

Le Soleil y travaille il épaissit ces gouttes

Et jusqu’au fonds des eaux il les échauffe toutes,

Enfin par sa chaleur ou bien par ses rayons

Il crée et fait durer tout ce que nous voyons,

Vos maîtres mieux que moi vous apprennent ces choses,

Ils savent discourir dessus ces belles causes.

JOSAPHAT.

De combien ton trésor te semble-t-il valant.

BARLAAM.

Le moindre diamant est du prix du talent,

Je vous en montrerai d’un prix inestimable,

JOSAPHAT.

Expose ta richesse, et mets-la sur ma table.

BARLAAM.

Je ne l’étale point devant vos courtisans,

Qu’ils s’éloignent de nous que nuls n’y soient présents.

JOSAPHAT.

Tu me peux tout montrer, suivant qu’on se retire.

 

 

Scène IV

 

JOSAPHAT, BARLAAM

 

BARLAAM.

Ôtez ce que mon Dieu m’a forcé de vous dire,

La perle que je porte a bien d’autres clartés

Sa lumière pénètre en des lieux écartés ;

Ce visible Soleil que les gentils honorent,

N’est qu’un rayon du Dieu que les Chrétiens adorent ?

L’Univers ne connaît qu’une Divinité,

Cent beaux raisonnements prouvent cette unité :

Le Monde a presque en soi des choses infinies,

Dans leurs diversités elles semblent unies ;

Et comme à chaque corps ce grand Dieu donne un cours

Il semble que tout aille à ce premier secours.

JOSAPHAT.

Que veut dire ceci découvrons ce mystère,

Je commence à trouver le secret de mon père.

BARLAAM.

L’on pourra moins douter de son Éternité,

Puisqu’il comprend le monde avec immensité ;

Celui qui donne l’âme à toute la nature,

Peut-il pas subsister sans cette créature :

Ce Dieu qui donne tout qui ne prend que de lui,

Ne peut-il pas durer sans le secours d’autrui ;

Il tira du néant une si lourde masse,

Et mit dans un instant chaque corps en sa place ?

Après avoir construit ce pompeux bâtiment,

Ce premier architecte en vit tout l’ornement,

Ayant considéré qu’il n’y fît point de fautes,

Pour sa perfection il lui donna des hôtes :

Il voulut créer l’homme, il lui fit des États,

Autant que de mortels il fit des Potentats,

Cet ingrat hommager devint bientôt rebelle,

Ses malheureux enfants suivirent sa querelle,

Son crime s’étendit jusqu’à ses héritiers,

L’homme se fourvoya de ces premiers sentiers ;

Son Dieu tout courroucé lui déclara la guerre,

Un grand débordement purgea toute la terre :

À peine un innocent se sauva de ses mains,

Qui put perpétuer la race des humains ;

Ses enfants dispersés les restes d’un déluge,

À qui le Ciel et l’eau déniaient un refuge,

Contre qui l’Univers s’était tout conjuré,

Trouvèrent sur la terre un asile assuré :

Ces seconds habitants la peuplèrent de crimes,

Et tous leurs descendants suivirent leurs maximes ?

La foudre qu’il tenait les allaient abîmer,

Sans ces excès d’amour qu’on ne peut exprimer :

Dieu descendit du Ciel pour regagner la terre,

Son fils humanisé nous vint faire la guerre ;

Et ce doux conquérant qui dédaignait nos corps,

Pour réduire nos cœurs tenta tous ces efforts :

Il imposa silence à tous vos vieux Oracles,

Il nous vint exposer sa vie et ses miracles ?

Dans son propre pays il fut mis sur la Croix,

Et comme un imposteur mourut le Roi des Rois :

Sa mort se fit sentir à chaque Créature,

Une commune éclipse aveugla la Nature,

Et quoique le Soleil eût caché sa clarté ;

Un Dieu mourant parut par cette obscurité :

Ce Dieu trois jours après força sa sépulture,

Et l’on vit violer l’ordre de la Nature ;

Ce beau temps arrivé qu’il dût monter aux Cieux,

Comme il avait prescrit il délaissa ses lieux :

Son renom s’épandit de l’un à l’autre pôle,

Les deux bouts de la terre ont reçu sa parole,

Votre Palais se ferme à sa divine voix

Et vous seul écoutez des Dieux d’or et de bois ?

Je viens vous retirer d’une longue ignorance :

Et je vous viens donner une autre connaissance,

C’est là ce beau brillant que je tenais caché.

JOSAPHAT.

Et c’est là le secret que j’ai longtemps cherché.

BARLAAM.

Barlaam est mon nom, j’ai servi votre père,

Loin d’être reconnu l’exil fut mon salaire ?

Seigneur, mon plus grand crime était d’être Chrétien,

J’abandonnai sa Cour, je délaissai mon bien,

Là je vis demeurer mes timides complices.

JOSAPHAT.

Des Chrétiens dans la Cour ?

BARLAAM.

Ils craignent les supplices ?

Et s’ils n’appréhendaient la colère du Roi,

Aux yeux de cette Cour ils publieraient leur foi,

Le temps arrivera qu’ils se feront connaître

Mon Dieu quand il lui plaît, se fait assez paraître.

JOSAPHAT.

Vaines précautions entendement humain,

Tu vois visiblement que ton conseil est vain.

BARLAAM.

Votre père assembla les plus grands Astrologues

Dessus votre naissance on fit cent dialogues,

L’ayant examiné ils furent tous d’accord

Que l’aspect de votre astre influait un beau sort,

Et que votre Planète avait un beau visage

Mais qu’on y remarquait un sinistre présage,

Qu’un mal succéderait après un si grand bien

Et qu’elle leur montrait que vous seriez Chrétien,

Le Roi vous envoya dans une solitude

En ayant arraché ce qu’elle avait de rude,

Il crut rompre par-là ces dangereux avis.

JOSAPHAT.

S’ils ont été donnés, ils ont été suivis ?

BARLAAM.

Cet endroit aux Chrétiens était inaccessible

Moi, voyant que ma perte y serait infaillible,

Je n’osai rien tenter que jusques à ce jour

Que j’ai su que le Roi vous appelait en Cour.

JOSAPHAT.

En sais-tu la raison ?

BARLAAM.

Il en a cru ses Mages,

Qui pensent que le temps ait rompu leurs présages ;

À peine les Chrétiens ont su votre retour,

À peine avais-je su votre nouvelle amour ?

Que nous avons formé ce nouveau stratagème.

JOSAPHAT.

Mais tu t’es exposé dans un péril extrême ?

BARLAAM.

À l’envi les Chrétiens ont brigué cet emploi,

Tous le voulait avoir je l’ai gardé pour moi ;

S’il est quelque danger leur zèle le partage,

Et pour prendre leur part d’un si bel avantage ?

Ils ont contribué de tous leurs diamants.

JOSAPHAT.

Ô parfaite union ! Merveilleux sentiments ?

Grand Dieu de Barlaam illumine mon âme,

Éclaire mes esprits d’une céleste flamme,

Et dispose mon cœur à recevoir ta Loi,

BARLAAM.

Pour s’y bien préparer il suffit de la Foi ?

JOSAPHAT.

Oui, je me sens pris d’une divine audace,

Et mes sens sont remplis des effets de sa grâce ;

Je me sens détacher des choses d’ici-bas,

Et quand je vois le Ciel la terre a peu d’appas :

Je recherchais en moi cette béatitude,

Mon âme s’y portait avec inquiétude ?

Elle a roulé longtemps de désirs en désirs.

BARLAAM.

L’on ne trouve qu’en dieu de solides plaisirs.

JOSAPHAT.

Arache, avec raison j’ai combattu tes fables,

Mon esprit trouve enfin des raisons véritables :

Je vois tes faussetés mon œil n’est plus trompé,

Et d’un voile confus il est développé ?

Je te perds Barlaam.

BARLAAM.

Ma prise est impossible,

À cent pas du Palais je me rends invisible ;

Il est des lieux secrets et grand nombre de cours,

Les déserts de Sennar ont dix mille détours ;

Un pays souterrains nous cache à votre vue,

Et de précautions ma sortie est pourvue.

JOSAPHAT.

Sors sors je t’y joindrai si je trouve ce lieu,

Et là tu m’instruiras des secrets de ton Dieu,

De ta Religion.

BARLAAM, sortant.

Il est de votre gloire ;

Mon Dieu, j’ai commencé poursuivez ma victoire.

 

 

Scène V

 

JOSAPHAT, seul

 

J’entre dans le combat, puissant Dieu défends-moi,

De moi je ne puis rien je puis tout avec toi,

Fausses divinités que mon peuple idolâtre,

Ma main vous encensait, ma main vous veut abattre ;

J’adore le vrai dieu, vos honneurs lui sont dus,

Et je me plains des soins que je vous ai rendus ;

Je parle à des métaux à des dieux insensibles,

Qu’on fait si corporels et qu’on rend invisibles ?

Mon Dieu ! que vois-je ici ce qui m’est le plus cher,

Donne-moi les moyens de le pouvoir toucher.

 

 

Scène VI

 

JOSAPHAT, ABENNER

 

ABENNER.

Hé bien tout se prépare à ce grand hyménée,

Il va solenniser cette belle journée,

Tout le Peuple et la Cour dressent leur appareil,

Narsingue jusqu’ici n’a rien vu de pareil ;

Voici des diamants d’une grosseur extrême

Il faut qu’elle les porte avec son diadème,

Le front d’Amalazie éclairera ces lieux

Et joindra tout son lustre à l’éclat de ses yeux.

JOSAPHAT.

Seigneur, je viens de faire une plus belle emplette

Je tiens en ma puissance une perle parfaite,

Et vous la trouverez merveilleuse en ce point

Que l’on la peut donner et qu’on ne la perd point,

Tous la peuvent avoir quoiqu’elle soit unique

Sans être divisée elle se communique,

Telle que le Soleil qui peut tout éclairer

Et qui commun qu’il est ne se peut attirer.

ABENNER.

Fais-moi participer d’une chose si rare.

JOSAPHAT.

Celui qui la reçoit ne doit point être avare,

Il doit tout prodiguer ?

ABENNER.

J’offre tout mon trésor,

Pourrait-il l’égaler.

JOSAPHAT.

C’est trop peu que de l’or ;

Son prix est excessif, sa valeur est extrême

Il faut que par échange on se donne soi-même.

ABENNER.

Montre-moi cette perle ?

JOSAPHAT.

Elle vous éblouit ?

L’on ne la saurait voir que quand on en jouit,

Et dès qu’on la possède il s’y forme une flamme

Invisible à nos yeux et visible à notre âme,

Elle, dont la lumière y trouve tant d’appas

Découvre apparemment ce que l’œil ne voit pas.

ABENNER.

Fais-moi donc concevoir ?

JOSAPHAT.

Vous pouvez m’entendre ?

Et sans être Chrétien l’on ne me peut comprendre.

ABENNER.

Chrétien !

JOSAPHAT.

Oui je le suis, Seigneur imitez-moi,

Quoi vous vous étonnez ?

ABENNER.

Ah ! mon fils est-ce toi ?

JOSAPHAT.

Oui, Seigneur, je vous parle et puissiez-vous m’entendre,

Je sais que ce rencontre a de quoi vous surprendre ;

C’est de Barlaam de qui mon Dieu se sert

Que sa voix a tiré du milieu d’un désert,

Que le Ciel a choisi pour remplir vos présages

Et qui pour mon salut a franchi cent passages,

Il s’est ici glissé malgré mille témoins

Et son déguisement a vaincu tous vos soins,

Tous vos faux Dieux ?

ABENNER.

Tais-toi.

JOSAPHAT.

Je n’ai plus de paroles

Que pour vous reprocher l’abus de vos idoles ?

ABENNER.

À tes impiétés je tremble et je frémis,

Sors, je ne te vois plus qu’entre mes ennemis ?

Sors sors, blasphémateur évite ma colère.

JOSAPHAT.

Hé bien sortons mon Dieu, je te laisse mon père.

 

 

Scène VII

 

ABENNER, seul

 

C’est donc toi Barlaam, âme lâche et sans foi,

Ayant trahi tes Dieux, viens-tu trahir ton Roi ?

Tristes prédictions funestes conjonctures,

Par qui nous prévoyons toutes nos aventures ?

Esprits trop curieux qui cherchez vos malheurs

Combien votre science a-t-elle de douleurs,

De ses folles erreurs nos âmes sont déçues,

L’homme sans y penser travaille à leurs issues ;

Il entre dans le piège en voulant l’éviter,

Et la peur de tomber le fait précipiter ?

Nous sommes malheureux devant le temps de l’être,

Et nos enfants le sont avant que de bien naître :

Josaphat est Chrétien, l’on me l’a présagé,

Grand avertissement t’avais-je négligé ;

Je vois par cet objet redoubler ma tristesse,

Te puis-je consoler, malheureuse princesse.

 

 

Scène VIII

 

ABENNER, AMALAZIE, ARACHE

 

ARACHE.

Seigneur Amalazie attend de nouveaux fers.

AMALAZIE.

Non ce n’est point assez des maux que j’ai souffert ;

Je me viens condamner à de nouvelles peines,

Au tronc à votre fils je préfère mes chaînes ;

Ne vous prévalez pas des droits de mon vainqueur,

Et ne présumer point de contraindre mon cœur :

Le sort, en m’ôtant tout m’a laissé le courage,

Le sang de Sinanor ne sent point l’esclavage ;

Il n’éprouva jamais que c’est que d’obéir,

Mais dans moi la fortune a voulu le trahir ?

Elle a cru par la fille assujettir le père,

Gardons en dépit d’elle un Royal caractère ;

Oui, fameux Sinanor, je soutiendrai mon rang,

Je saurai maintenir l’honneur d’un si beau sang ?

Seigneur, n’alléguer point le droit de vos conquêtes,

Ses pareils n’ont point vu que des Dieux sur leurs têtes ;

Et le fameux motif de tous vos différents,

N’est qu’un commun prétexte entre des conquérants :

Vous prétendiez de lui de plus grands avantages,

Vous vouliez son Empire et non pas ses hommages ;

Sur un simple refus vous l’avez oppressé,

Il vous dénia l’un, l’autre vous fut laissé ?

Prenez tous ses États je vous les abandonne,

Possédez-les Seigneur, la guerre vous les donne ;

Le conseil de Narsingue autorise ses lois,

Et s’il faut mon aveu je vous cède mes droits :

Épuisez épuisez tout le sang de mon père,

Élevez sur son trône une race étrangère ?

Laissez-moi consommer dedans une prison,

Et jusques à son soutien abattez ma maison :

Mais délivrez mon cœur de cette servitude,

L’esclavage du corps n’est-il pas assez rude !

Rien que ma liberté ne peut plaire à mes yeux.

ABENNER.

Haïssez Josaphat, il est trop odieux ?

Votre possession est un don trop insigne ?

En se rendant chrétien il s’en est fait indigne.

ARACHE.

Il est Chrétien ?

ABENNER.

Il l’est qu’on coure des déserts,

Qu’on cherche Barlaam qu’on l’accable de fers ;

Vous gardes imprudents.

UN GARDE.

Seigneur.

ABENNER.

Suivez ce lâche,

Malgré tous leurs détours c’est en vain qu’il s’y cache.

ARACHE.

Il sera malaisé de l’y pouvoir saisir,

Et dès qu’on peut avoir un moment de moisir,

Au sortir du Palais l’on s’abîme sous terre.

ABENNER.

Il y sera trouvé par l’éclat d’un tonnerre ?

Dieux ! s’il est de besoin que mon fils meure aussi,

Si vous le souhaitez je le désire ainsi,

Oui qu’il meure ?

AMALAZIE.

Ah ! Seigneur.

ARACHE.

Tentez une autre voie,

Servez-vous du moyen que le Ciel vous envoie :

Je sais un beau secret dont vous devez usez,

Le prince Josaphat s’y pourrait abuser ;

Nacor et Barlaam ont tant de ressemblance,

Que la Cour se trompait dedans cette apparence :

L’on prenait l’un pour l’autre à leurs linéaments,

Et l’on n’en fit jamais de vrais discernements ;

Ils ont la même voix, ils ont même visage,

Ils ont les mêmes mœurs, ils semblent du même âge :

L’on croit que la Nature y fît mêmes efforts,

Enfin qu’une seule âme anime ces deux corps.

ABENNER.

Je vois ton artifice ?

ARACHE.

Il nous le faut instruire,

Et devant votre fils, il le faut produire ;

Il feindra quelque temps de prendre son parti,

Et d’abord que son cœur se sera démenti ;

Il se laissera vaincre après sa résistance.

ABENNER.

Il faut que de son Dieu, Nacor ait connaissance.

ARACHE.

Il sait parfaitement les erreurs d’un Chrétien.

ABENNER.

Hé bien ! disposez-vous à ce grand entretien ?

Rendez-vous-y Madame, et par votre présence,

Vous donnerez du poids à cette conférence :

Allons-y donc pourvoir, Dieux voici des arrêts,

L’on y va décider de tous vos intérêts.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ABENNER, NACOR

 

ABENNER.

Nacor, en ce rencontre il se faut bien conduire,

Je te ferai puissant si tu le peux réduire :

Je te veux accabler et de bien et d’honneur.

NACOR.

Et s’il ne me prenait que comme un suborneur ;

S’il vient à découvrir ce mauvais artifice.

ABENNER.

N’importe, en ce dessein je serai ton complice :

D’ailleurs, étant pareils de visage et de voix,

Il est bien malaisé qu’il ne se trompe au choix ;

Qu’il discerne le faux d’avec le véritable.

NACOR.

Il est bien vrai qu’en tout je lui parais semblable.

ABENNER.

Je crains qu’au vêtement il n’est quelque soupçon.

NACOR.

Il en peut bien avoir de diverse façon ?

Barlaam put avoir quelque ami dans la ville,

Qui lui persuada ce changement utile ;

Et de crainte qu’au sien il n’ait été surpris,

Il a pu dépouiller celui qu’il avait pris,

Et d’ailleurs votre fils croit sa prise assurée,

Sans s’en fier à vous ses yeux l’ont avérée ?

Il me croit Barlaam.

ABENNER.

Il se doit rendre ici,

La plupart de ma Cour s’y doit trouver aussi ?

Feins bien adroitement, contrefais le fidèle,

Laisse emporter ton âme au courant de ton zèle ;

Et laissant par degrés ralentir cette ardeur,

Après tant de chaleur montre quelque froideur ?

Quitte insensiblement le soin de te défendre,

Et par un défaut force toi de te rendre :

Bientôt ce criminel me doit être amené.

NACOR.

Je saurai maintenir ?

ABENNER.

Voici cet obstiné :

Nos Dieux dedans tes mains ont remis leur victoire,

Et comme d’un dépôt réponds-leur de leur gloire :

Fais enfin triompher la loi que nous tenons.

 

 

Scène II

 

ABENNER, ARACHE, JOSAPHAT, AMALAZIE, NACOR, COURTISANS

 

ARACHE.

Seigneur, voici le Prince et nous vous l’amenons.

ABENNER.

Viens donc cœur endurci, viens écouter ton maître.

JOSAPHAT.

Ah ! mon cher Barlaam ?

ABENNER.

Viens seconder ce traître ?

JOSAPHAT.

Malgré ta prévoyance es-tu donc arrêté,

Et dedans ce péril comment t’es-tu jeté.

NACOR.

En sortant d’un danger j’ai rentré dans un autre,

Et la garde du Roi moins proche que la vôtre ;

À qui quelque rumeur donna ce grand loisir,

Recouvra par hasard le temps de me saisir.

ABENNER.

Hé bien mon fils, mes Dieux n’ont-ils point de justice,

En fuyant un abîme il trouve un précipice ;

Et ce pressant remords quand il fut agité,

Le ramène au péril qu’il avait évité ?

Tu mourras suborneur.

NACOR.

Que l’on m’ôte la vie.

ABENNER.

Je te contenterai si c’est là ton envie :

J’avais cru te punir par un bannissement,

Mais il faut t’ordonner un plus grand châtiment.

Ton trépas.

NACOR.

Je l’attends.

ABENNER.

Avant que tu l’endures,

Je te veux faire voir toutes tes impostures ;

De mes Dieux et du tien faire comparaison,

Et par ton propre aveu convaincre ta raison ?

Défends en liberté ta trompeuse doctrine,

Parle-moi de ton Dieu dis-nous son origine ;

S’il a des qualités à régner dans les Cieux,

S’il est digne d’entrer au nombre de mes Dieux ;

Et s’il a mérité qu’on lui bâtisse un Temple.

JOSAPHAT.

C’est ici Barlaam que ton Dieu te contemple ?

Tu te vois exposé dans un double danger,

Tu ne t’en puis sauver, il s’y faut engager :

Loin d’éviter la mort qui s’offre à ta carrière,

Regarder ton trépas qui te suit en arrière ?

Avance, ou bien recule, il faut ici périr,

Vois donc en quel péril il te plaît de mourir :

Quel ennemi veux-tu, le fils ou bien le père,

Choisis de ma rigueur ou bien de sa colère :

Même sans implorer un moment de loisir,

Devant toute la Cour explique ton désir ;

Je signe par mon sang la loi qui m’est apprise,

La raison veut aussi que ta mort l’autorise ;

Puis donc que mon salut t’amenait en ce lieu,

Défends avecque moi la gloire de ton Dieu.

NACOR.

Oui, je la maintiendrai puisqu’il me la confie,

Et puisqu’il l’a commise à ma philosophie :

Je m’offre à vous prouver toutes nos vérités,

Et vous réduire au long toutes ces qualités,

Ce grand Dieu que j’adore est tout inconcevable,

Et l’on le définit une essence ineffable :

Il vit tout commencer, il verra tout finir,

Il comprend le passé, le présent, l’avenir ;

Dans lui sont tous les temps il règle nos années,

Et ce Maître absolu régit nos destinées :

Vous donnez à vos Dieux un pouvoir limité,

Vous les avez soumis à la fatalité ?

Le mien ne reçoit point, ni d’égaux, ni de Maîtres,

Cet être indépendant est le premier des êtres ;

Ce Dieu, quoiqu’il soit un, forme une Trinité,

Et dans sa Trinité garde son unité :

Le père en regardant sa très divine essence,

Engendre son cher fils de cette connaissance ;

Ainsi que d’un miroir où frappe le Soleil,

Il s’en peut réfléchir un rayon tout pareil :

Par des relations et de fils et de père,

L’entendement de l’homme a conçu ce mystère,

Non que cette action ait eu quelques instants,

Qu’il soit intervenu priorité de temps :

Le Père est seulement premier par origine,

D’une émanation adorable et divine ;

Du mutuel amour qu’ils se rendaient tous deux,

Ils firent procéder un Dieu tout amoureux :

Un esprit tout de feux, un esprit tout aimable,

Et cet élancement produisit leur semblable,

Ainsi quoiqu’ils soient trois, l’on n’en doit croire qu’un,

Tout ce que l’on possède est aux autres commun ?

Concevez-les ensemble ils ont même avantage,

Séparez leur personne ils ont même partage :

Ils sont associés par un commerce étroit,

Et tous trois d’un accord s’approprient un droit ?

Ce Dieu qui conçoit tout, se pouvait seul comprendre,

Ce qui sortait de lui dans lui se venait rendre :

Par sa propre existence il logeait dedans lui,

Et de son propre poids il était son appui :

Ces mystères divins vous semblent inconcevables,

Et de si hauts discours sont à peine traitables,

ABENNER.

Qu’on arrache la langue à ce blasphémateur,

Comme toi suborneur, il fut un imposteur ;

Ton Dieu, s’est vu mourir avec ignominie.

NACOR.

Il se soumit lui-même à cette tyrannie ?

Il devait accomplir ce qu’il se prescrivait,

Et selon ses souhaits toute chose arrivait.

ABENNER.

Tombe-t-il sous les sens qu’un Dieu se soit fait homme.

NACOR.

L’amour qu’il a pour nous jusque-là le consomme ;

Entre l’homme et le Ciel il fallait un milieu,

Et pour votre pardon le sang d’un homme Dieu ?

Vos Dieux ont bien paru sous diverses figures,

Ils ont bien avili leurs divines natures ;

Doutez-vous que le mien n’ait pu ce qu’ils ont fait,

Et qu’il n’ait pu le même en un contraire effet :

Vos Dieux sous cette forme étaient ce que nous sommes,

Ils étaient scandaleux aux yeux même des hommes ;

Les mortels rougissaient de les voir vicieux,

Et de leur voir souiller, et la Terre et les Cieux :

Et quoiqu’accoutumés à des crimes extrêmes,

Ils méprisaient des Dieux qui s’offensaient eux-mêmes :

Le mien, prit sur la Terre un plus noble projet,

Et le salut du monde était son seul objet,

Il y vint habiter il en chassa le vice,

Qui se vengeant d’un Dieu suscita son supplice ;

Et qui par son abord se voyant abattu,

Par un dernier effet fit punir la vertu ;

Enfin vos Dieux souffraient et commettaient le crime,

Ma loi n’enseigne rien qui ne soit légitime.

ABENNER.

C’est trop ?

NACOR.

Amalazie, Arache, vous mon Roi,

Pliez, pliez le col subissez cette loi ;

Le joug de mon Sauveur, n’est pas insupportable,

Le servir c’est régner son Empire est aimable :

Il nous entraîne à soi par de douces rigueurs,

Et sans être Tyran il enlève nos cœurs ;

Prenez, prenez mon Prince, une sainte furie,

Par arrêt solennel chassez l’idolâtrie ;

Rappelez les Chrétiens que vous avez chassés,

Relevez les Autels que l’on a renversés ?

Faites à notre Dieu de nobles sacrifices,

Et condamnez au feu vos Dieux et leurs complices.

ABENNER.

Barlaam ?

NACOR.

Périssez vous qui les adorez,

Qui rendez des honneurs à des marbres dorés ?

Qui n’ayant point de Dieux vous faites des images,

Et qui vous soumettez à vos propres ouvrages ?

Périssent tous les Dieux que vous idolâtrez,

Tombe, tombe, les lieux dans lesquels vous entrez.

ABENNER.

Traître ?

NACOR.

Je suis Chrétien.

ABENNER.

Cet adieu t’est funeste.

NACOR.

Je le suis et l’étais ma foi se manifeste ?

C’est se trop déguiser, Seigneur je suis Chrétien.

ARACHE.

Il feint avec adresse ?

AMALAZIE.

Il le contrefait bien.

NACOR.

Vous en doutez encore ?

ABENNER.

Lâche, tu continues.

NACOR.

Toutes vos faussetés doivent être connues !

ABENNER.

Ah ! c’est trop Barlaam ?

NACOR.

Non, non, je suis Nacor.

JOSAPHAT.

Dieu tout miraculeux je te bénis encor ;

Tes opérations, sont vraiment merveilleuses.

NACOR.

Et nos façons d’agir sont bien souvent trompeuses :

Notre Dieu comme il veut détermine de tout,

Quand l’homme a proposé ce Tout-Puissant résout ?

Seigneur, l’on vous trompait dessus une apparence,

Et votre œil s’est déçu par cette ressemblance :

Barlaam n’est point pris, je me nomme Nacor.

JOSAPHAT.

Puissant Dieu des Chrétiens je te bénis encor !

Il n’appartient qu’à toi de faire ces miracles,

De l’âme de mon père arrache tous obstacles :

Le mensonge tient-t-il contre tes vérités,

Et son aveuglement contre tant de clartés ?

Amalazie, Arache adorez sa puissance,

Et les rares effets de cette providence.

NACOR.

Revenez, revenez de votre étonnement,

Reconnaissez le Ciel à cet événement ?

Mon Dieu, se joue ainsi de la prudence humaine,

Pouvez-vous résister, à l’esprit qui vous traîne ;

Qui par tant de clartés vous décille les yeux,

Et dont le saint courroux vous arrache à vos Dieux ;

Il vous fait violence ?

ABENNER.

Ah ! tu mourras perfide.

NACOR.

Je suis fortifié je ne suis plus timide ;

Sachez que Barlaam, m’enseigna cette loi,

Mon Dieu dans son absence a soutenu ma foi ;

Mon cœur mieux affermi ne craint plus vos supplices.

ABENNER.

Je les redoublerai ?

NACOR.

J’aurai mille complices ;

Et toute votre Cour est pleine de Chrétiens,

Ils me vont imiter.

ABENNER.

Être trahi des miens.

NACOR.

Loin de prêter la main à votre stratagème.

ABENNER.

Traître ?

NACOR.

J’ai concerté de vous tromper vous-même ;

Et cette occasion s’étant offerte à moi,

J’ai dû m’en prévaloir, j’ai dû Seigneur.

ABENNER.

Tais-toi ?

NACOR.

Puis donc qu’il se faut taire allons à mon martyre,

Et tracer par mon sang ce que je ne puis dire.

ABENNER.

Qu’on le mène à la mort ?

NACOR.

Prince, je vais mourir.

JOSAPHAT.

Notre Dieu t’a montré l’exemple de souffrir ?

Va, va je te vais suivre, et suivre un si grand Maître

Il est mort pour les siens.

ABENNER.

Veux-tu suivre ce traître.

 

 

Scène III

 

ABENNER, AMALAZIE, ARACHE, JOSAPHAT

 

JOSAPHAT.

Seigneur, je suis chrétien, je me fais mon arrêt,

Je suis pressé de mourir pour le même intérêt.

AMALAZIE.

Ah ! Seigneur ?

ARACHE.

Ah ! mon Prince.

JOSAPHAT.

Arache et vous Princesse,

Mon âme désavoue une telle faiblesse :

Apprenez que mon Dieu se sait faire louer,

Qu’à la face de tous il le faut avouer ;

D’une indigne pitié votre haine est suivie,

Après tous vos mépris devrais-je aimer la vie :

Vous feignez de souffrir ne faites point d’effort,

Je n’exige de vous qu’un soupir à ma mort,

Vous Seigneur, ces faux Dieux !

ABENNER.

Ne crains-tu point la foudre.

JOSAPHAT.

Elle mettra plutôt tous vos Autels en poudre.

ABENNER.

Les Autels de ton Dieu ne sont pas établis,

Et quand ils le seraient ils seraient démolis ;

J’en purgerais bientôt la face de la terre,

Ma main épargnera cette peine au tonnerre.    

JOSAPHAT.

Ah ! Seigneur, si mon Dieu n’arrêtait son courroux,

Son indignation éclaterait sur vous ?

Mon Dieu, suspens ta foudre et retiens ta colère,

Épargne en ma faveur la tête de mon père.

 

 

Scène IV

 

ABENNER, AMALAZIE, ARACHE

 

ABENNER.

Il court à son malheur il lui faut résister,

Et malgré sa vitesse il le faut arrêter :

Sauvez-le, Amalazie, et daignez l’entreprendre,

Ce sont vos seuls efforts qui me le pourront rendre,

Nous y perdons tous deux si mon fils est perdu.

AMALAZIE.

Attendez-le des Dieux, il vous sera rendu :

Je ne puis rien sur lui ?

ABENNER.

De vous seule j’espère,

Faites ce que n’ont pu ni les Dieux ni son père,

Madame, sa défaite est en votre pouvoir.

AMALAZIE.

Prenez d’autres moyens je ne le saurais voir.

ABENNER.

Rendez-moi cet office et vous servez vous-même.

AMALAZIE.

Seigneur, je n’y puis rien ?

ABENNER.

Ma Princesse il vous aime,

C’est trop se défier du pouvoir de vos yeux.

AMALAZIE.

Qui peuvent mes raisons, laissez ce soin aux Dieux.

ABENNER.

Enfin, enfin je prie et même je l’ordonne,

J’ai quelque autorité dessus votre personne.

AMALAZIE.

Vous Seigneur ?

ABENNER.

Moi Madame, et vous l’éprouverez,

Si vous n’obéissez vous la ressentirez ;

Vous êtes mon esclave ?

AMALAZIE.

Et je puis ne pas l’être,

Bientôt par mon trépas je n’aurai point de Maître.

ABENNER.

Vous pourrez donc choisir de la mort ou de lui,

Enfin de votre sort décidez aujourd’hui ;

Entrez dedans vos fers ou dans mon alliance,

Et de ces deux partis faites la différence :

De vos ressentiments il me souvient encor,

Vous m’avez reprochez la mort de Sinanor ;

Que je retiens ses biens par la loi de la guerre,

Vous avez su les droits que j’avais sur sa terre :

Et comme ce vassal força son Souverain,

De les lui maintenir les armes à la main ;

Vous ne démentez point l’orgueil de votre père,

Dedans votre famille il est héréditaire ;

Mais, je saurai rabattre un orgueil qui vous perd,

Adieu pensez-y bien.

 

 

Scène V

 

AMALAZIE, ARACHE

 

AMALAZIE.

Il s’est enfin ouvert,

Et ce lion cache manifeste sa rage.

ARACHE.

Humiliez ce cœur abaissez ce courage.

AMALAZIE.

Ce tyran me l’ordonne il parle absolument,

Moi, j’aimerais son fils après ce traitement ?

Tyran, ton alliance a-t-elle tant de charmes,

Je n’y remarque rien que des sujets de larmes :

Irai-je sur ce trône où tu me veux placer,

Mon père en est tombé je l’ai vu renverser ;

Et de quelque côté que je le considère,

Il n’est point de chemin que le corps de mon père ?

C’est là le seul degré qui m’élève à son rang,

Et toute cette place est rouge de son sang ;

Rends-moi dans mes États par de plus belles voies,

Regarde cet endroit par lequel tu m’envoies ;

Tu me donnes en dot le vol que tu me fis,

Le père me le rend par la main de son fils :

Et croyant lui remettre une part de son crime,

Il pense d’un larcin faire un don légitime ?

Garde, garde tyran ce que tu m’as volé,

Vois à ton Empire un état désolé ;

Tyran, enrichis-toi du sac de mes Provinces,

Et rends ton héritier le plus puissant des Princes,

Contrains tes alliés d’être ses hommagers,

Force à l’idolâtrer les peuples étrangers !

Mais ne te flatte point de me le rendre aimable,

Avec toute sa pompe il me semble effroyable ;

Ce déplaisant objet m’est autant odieux,

Qu’il est digne de l’être et qu’il l’est à nos Dieux.

ARACHE.

De quoi l’accusez-vous ?

AMALAZIE.

Des crimes de son père,

Par là je l’envisage et je le considère.

ARACHE.

Voyez-le !

AMALAZIE.

Me forcer de voir, votre rival.

ARACHE.

Madame, allez le voir je sais qu’il m’est fatal :

Mais quelque sentiment que mon amour me donne,

Le malheur de ce Prince afflige ma personne ?

Permettez que j’imite un amour généreux,

Qui préfère aux grandeurs un Prince malheureux ;

Puisque j’admire en vous ces grandeurs de courage,

Souffrez qu’en les louant je les mette en usage,

Et que prenant de vous de si braves mouvements,

Je pratique à mon tour ces nobles sentiments :

Allez, allez Madame, essayez sa défaite,

Vous avez en partage une âme trop parfaite :

Quelque premier soupçon que mon amour ait eu,

Il a tort de douter de la même vertu :

Je n’appréhende point de perdre Amalazie,

Elle a le cœur trop grand, tais-toi ma jalousie ;

Tous tes raisonnements sont ici superflus,

Laisse aller ma Princesse et ne la retient plus.

AMALAZIE, seule.

Ce que n’a pu le trône, Arache l’a pu faire,

Il le peut il le veut, Amour il faut lui plaire.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

JOSAPHAT, seul

 

Mon Dieu, tu vois des cieux les périls que je cours

Parmi tant de dangers j’ai besoin d’un secours :

Sans que mon cœur, contre eux hasarde sa défaite,

Je les surmonterai par ma seule retraite ?

Fermons à ma sortie et l’oreille et les yeux,

N’écoutons que mon Dieu ne voyons que les Cieux ;

Rentrons dans ce Palais j’y laisse Amalazie,

Mon Dieu, divin rival vois-la sans jalousie :

Ne me possède pas avec tant de rigueur,

Et souffre qu’elle prenne une place à mon cœur,

Mon amour pour tous deux sera toujours extrême,

Tous deux vous m’êtes tout je t’adore et je l’aime ;

Mais l’ingrate me hait et trompeur en ce point,

Je te viens présenter ce qu’elle ne veut point :

Mon cœur détache-toi de cette indigne flamme

Amour, profane amour sors enfin de mon âme ;

Je ne te puis souffrir dedans ce lieu sacré,

Il faut que tout en sorte étant pleine d’un Dieu ;

Mon Dieu je vois venir cette belle idolâtre.

 

 

Scène II

 

AMALAZIE, JOSAPHAT

 

JOSAPHAT.

Madame à quel dessein me venez-vous combattre ?

AMALAZIE.

Vous savez le sujet qui me conduit ici.

JOSAPHAT.

Certes vous m’étonnez par un si grand souci,

Je ne puis découvrir d’où procède ce Zèle,

Je ne l’attendais pas d’une âme si cruelle,

À peine en vous voyant puis-je craindre mes yeux.

AMALAZIE.

Me quittez-vous Seigneur délaissez-vous vos Dieux.

JOSAPHAT.

Cet Éloge n’est dû qu’au Dieu de la nature,

Dont la grandeur éclate en chaque créature,

Dont la profusion a paru dessus vous

Et qui de son image est devenu jaloux,

S’il peut être troublé votre malheur le touche

Écoutez son reproche il se plaint par ma bouche,

Et vous dit qu’un objet qu’il a rempli d’appas,

Est ingrat s’il ne l’aime et ne l’adore pas,

C’est votre Souverain faites-lui donc hommage

Et révérez un Dieu dont vous êtes l’image.

AMALAZIE.

Le Dieu que vous servez ?

JOSAPHAT.

Est un amant jaloux,

Il ne veut point entrer en partage avec vous,

Il a mis entre nous un éternel obstacle

Et pour nous réunir il doit faire un miracle,

Mais si je l’ose dire avec quelque raison

Et si j’ose avancer cette comparaison,

Vous pouvez, s’il l’a fait, défaire cet obstacle

Et contre lui tenter un contraire miracle,

En nous désunissant sa force s’est fait voir

En nous réunissant montrez votre pouvoir,

Votre Toute-Puissance égalera la sienne,

Même vous la vaincrez en vous faisant Chrétienne,

Vous me rendrez l’amour que l’on me vient d’ôter.

AMALAZIE.

Seigneur, à quel espoir vous laissez-vous flatter,

Un Prince comme vous né dans l’or et la soie

Qui doit vivre et mourir au milieu de la joie,

Dont l’âge doit passer dans les contentements

Et dont les jours n’auront que d’aimables moments,

Se doit-il figurer un bien imaginaire

Souffrir toute sa vie un tourment volontaire,

Et dédaignant ici de solides appas

Courir après un bien qui ne se trouve pas,

Vous quittez pour cela, sujets, amis et père.

JOSAPHAT.

À père, amis, sujets, mon amour vous préfère,

Si j’ai quelque regret c’est de vous délaisser.

AMALAZIE.

Seigneur plus d’une fois vous y devez penser.

JOSAPHAT.

Il faut que je réponde à la voix qui m’appelle.

AMALAZIE.

Devriez-vous écouter une voix infidèle,

Et suivre un faux brillant qui vous mène au trépas.

JOSAPHAT.

Madame imitez-moi, marchez dessus mes pas,

Toi dont la forte voix a frappé mes oreilles

Opère sur son cœur de semblables merveilles,

Et l’élevant des sens fais-le monter à toi ?

AMALAZIE.

Votre félicité n’est donc que dans la foi,

Faut-il pour être heureux s’imaginer de l’être

Et peut-il accorder tout ce qui peut promettre.

JOSAPHAT.

Il nous donne encor plus il peut tout ce qu’il veut

Et même en votre sort regardez ce qu’il peut,

Vous êtes absolue et du nombre des Reines,

Il a bien pu changer votre sceptre en chaînes,

Il vous veut réserver un Empire Éternel

Il vous ôte de l’âme un amour criminel,

Ce désir des grandeurs l’instrument de vos pertes

Et des calamités que vous avez souffertes.

AMALAZIE.

Est-ce là le secours que vous m’avez promis.

JOSAPHAT.

Vous voyez l’impuissance où le monde m’a mis ;

Déjà ses partisans m’ont déclaré la guerre,

Et je ne puis plus rien du côté de la terre,

J’ai perdu mon crédit dans le conseil du Roi

Mais dans celui du Ciel donnez-moi quelque emploi,

Ordonnez que pour vous j’y fasse une prière

Des bontés de mon Dieu vous l’aurez toute entière,

Même vous aurez plus que vous ne demandez.

AMALAZIE.

Ô puissance secrète ?

JOSAPHAT.

Hé bien vous vous rendez ?

Voyez si ma faveur n’a pas de l’efficace

Puisque sans le prier il nous donne sa grâce,

Nacor a commencé ce que vous avez fait

De ses raisonnements c’est la suite et l’effet,

Vous avez achevé d’affermir ma croyance

Et j’étais disposé à cette connaissance.

AMALAZIE.

Oui, je me rends au Dieu que vous nous enseignez.

JOSAPHAT.

Quelles sont les bontés que vous me témoignez,

Il vous reste mon Dieu de nouvelles matières

Sur Arache et mon père étendez vos lumières,

Que de choses produit cet heureux changement

En vous donnant au Ciel je vous rends votre amant,

Je retourne à mes fers reprenez-moi Madame

Et me restituez une place en votre âme,

J’y puis bien compatir avecque notre Dieu,

Donnez-lui le premier à moi le second lieu.

AMALAZIE.

Je ne puis être à vous un autre me possède.

JOSAPHAT.

Ô rival trop heureux ! faut-il que je te cède,

Je ne demande plus d’où naissaient vos mépris.

AMALAZIE.

Ma conquête Seigneur n’est pas d’un si grand prix,

Que vous puis-je apporter qu’une dot très funeste

Je n’ai plus que des fers c’est tout ce qui me reste,

Seigneur je vous dois tout et ne vous donne rien,

Si ce n’est que les vœux ?

JOSAPHAT.

Ennemi de mon bien ?

Amant trop glorieux, Amant trop téméraire,

Quel était ton secret qu’avais-tu pour lui plaire,

Donne-moi, donne-moi, l’art de me faire aimer

Et vous Madame, au moins daignez me le nommer.

AMALAZIE.

Ignorez-le Seigneur !

JOSAPHAT.

Il faut que je le sache

Il paraîtra bientôt c’est en vain qu’il se cache,

Et de quelque respect qu’il force ses désirs

Je le vais reconnaître au bruit de ses soupirs.

 

 

Scène III

 

AMALAZIE, JOSAPHAT, ARACHE

 

ARACHE.

Ah ! Seigneur, ah ! Madame.

JOSAPHAT.

Et quoi d’où naît ce trouble ?

Arache qu’avez-vous ?

ARACHE.

Ma frayeur se redouble.

JOSAPHAT.

Prince retirez-nous de notre étonnement.

ARACHE.

Je le vais augmenter.

AMALAZIE.

Quel est ce changement ?

ARACHE.

L’on a fait un théâtre au milieu de la place,

Il est environné d’un tas de populace,

Et ce monstre immobile autant que curieux,

Dessus cet échafaud semble attacher ses yeux ?

Là, Nacor aux tourments donne son corps en butte,

Et contre ses douleurs toute son âme lutte ;

Quelque appareil de mort que l’on lui vienne offrir,

Dedans cet intervalle il s’anime à souffrir,

Pendant que ses bourreaux reprennent leurs haleines,

D’une espérance avide il dévore ses peines ?

Il se plaint du délai qui les fait respirer

Il est impatient de vouloir endurer,

Et voyant leurs apprêts ainsi que des amorces,

Il leur désire même une part de ses forces :

En soi-même il se plaint contre cette langueur,

Et pour les exciter il montre sa vigueur ?

Eux comme des lions que fait rugir la rage,

D’un œil étincelant s’entredonnent courage,

Et poussant dessus lui des regards furieux,

Ils s’efforçaient de loin de l’achever des yeux ;

D’un œil qui les bravait il accroît leur audace

Ils joignent aussitôt l’effet à la menace,

Ils s’arment et Nacor les attend au combat,

Mais son corps tout percé visiblement s’abat ;

Ils y font promener et le fer et la flamme,

À force de fouir ils poursuivent son âme ?

Ces cruels curieux lassés de la chercher

Se vengent sur le corps qui la leur veut cacher,

Ils font de tous côtés de profondes blessures

Ils pensent la trouver à force d’ouvertures,

Et croyant obliger cette hôtesse à partir

Lui montrent cent endroits pour la faire sortir,

Cette âme entière en tout et dans chaque partie

Trouve encor que le cœur retarde sa sortie,

Avec quelque espérance elle entre dans ce fort

Mais ce dernier mourant ressent enfin sa mort,

Tout le corps en frémit sa force diminue

Elle lui reprochant qu’il l’a mal soutenue,

Et dédaignant ce lâche après si peu d’efforts

D’un soupir indigné laisse tomber son corps.

AMALAZIE.

Ô bienheureux Nacor ?

ARACHE.

Votre cœur en soupire ;

Le plaignez-vous Madame.

AMALAZIE.

Oui je sens son martyre ?

JOSAPHAT.

Il est heureux Madame, et je ne le suis pas.

ARACHE.

Seigneur innocemment vous causez son trépas,

Avec étonnement j’ai vu tout ce spectacle

Et l’ayant vu je viens vous dire ce miracle.

JOSAPHAT.

Je ressens son supplice et sens un second mal,

Arache, mes malheurs me donnent un rival,

Je souffre d’autant plus dedans ma jalousie,

Que je ne puis trouver l’Amant d’Amalazie,

Il ose bien l’ailer et n’ose l’avouer.

AMALAZIE.

Seigneur, c’est un respect dont on doit le louer.

JOSAPHAT.

Mon rival m’appréhende, ô ! la faiblesse insigne

Ôtez-lui votre amour il s’en est fait indigne,

Arache, m’aimez-vous.

ARACHE.

Jusqu’à mourir pour vous.

JOSAPHAT.

Cherchez donc mon rival contentez un jaloux,

Je vous donne un emploi que je prendrai moi-même,

Travaillons-y tous deux.

AMALAZIE.

Est-ce ainsi que l’on m’aime.

JOSAPHAT.

Quelle preuve plus grande en voudriez-vous avoir.

AMALAZIE.

Prince, si vous m’aimiez vous me le feriez voir ;

Quoi me traiter d’esclave et me vouloir contraindre,

Quoi m’aimant me donner des sujets de me plaindre ?

Et quoi, Prince, est-ce à vous à me donner la loi,

C’est à vous, c’est à vous, à la prendre de moi ;

N’usez point du pouvoir que la guerre vous donne,

Vous m’avez fait régner dessus votre personne :

Je saurai maintenir le droit qu’on m’a donné.

JOSAPHAT.

Prononcez mon arrêt, je m’y suis condamné ?

Je vous redonne encore une entière puissance

Mais avec la justice accordez la clémence ?

Ne désespérez pas un malheureux Amant.

AMALAZIE.

Prince soumettez-vous à mon commandement,

Je vous défends d’aimer ?

JOSAPHAT.

N’achevez point Madame,

Je ne vous donne point ce pouvoir sur mon âme,

Vous usurpez un droit que je n’ai point sur moi.

AMALAZIE.

Et vous me contraignez à révoquer ma foi ;

Je serai toujours libre au milieu de mes chaines,

Et j’y saurai garder la Majesté des Reines.

JOSAPHAT.

Ah ! je ne prétends pas, de vous vouloir forcer,

Mais aussi permettez.

AMALAZIE.

Ah ! c’est trop me presser ?

Prince, je vous défends de m’aimer davantage,

Après cette défense une plainte m’outrage.

JOSAPHAT.

Arrêt impérieux aussi bien que fatal,

Que l’on m’apprenne au moins le nom de mon rival.

ARACHE.

Je le connais Seigneur.

JOSAPHAT.

Tu le connais Arache ?

AMALAZIE.

Prince.

ARACHE.

Non, non, Madame, il faut que l’on le sache,

C’est.

AMALAZIE.

Arache arrêtez, gardez de le nommer.

ARACHE.

Il fut trop criminel en vous osant aimer ;

Il m’a dit son malheur je vous le vais redire

Et vous aurez pitié d’un si cruel martyre,

J’aimais Amalazie et j’en étais aimé

M’a-t-il dit, et l’amour dans ses yeux s’est armé,

Et de ses mêmes traits dont il perça mon âme

Dedans la Cour du Prince il fit naître ma flamme,

Nous fûmes embrasés pour la même beauté.

AMALAZIE.

N’achevez point Arache ?

JOSAPHAT.

Étrange cruauté ?

Ah ! Madame, c’est trop, vous êtes inhumaine.

ARACHE.

Madame encor ce mot il ajouta, ma peine

Est un ressouvenir qui redoubla mon mal

Je travaillai moi-même à me faire un rival.

JOSAPHAT.

Je reconnais le mien, c’est toi, c’est donc Arache.

ARACHE.

Oui, Seigneur, je l’étais en vain l’amour se cache,

Quoi Seigneur j’aimerais en même lieu que vous

Et vous ne vengez pas.

JOSAPHAT.

Te voir avec courroux,

Ô trop discret Amant, ô ! rival trop aimable.

AMALAZIE.

Il n’est point criminel je suis seule coupable :

Seigneurs, regardez-vous d’un esprit plus remis

Faut-il que ma beauté vous ait faits ennemis.

ARACHE.

Oui, Seigneur, j’ai failli mais regarder mon crime

Ai-je dû dédaigner ce que votre œil estime,

Je vous vois dire en vous en voyant tant d’appas

Il eût été coupable en ne l’adorant pas,

Mais j’ai dû bien prévoir qu’elle avait quelques marques

À se faire adorer du plus grand des Monarques,

Je n’ai point dû séduire une telle beauté ?

JOSAPHAT.

Ah ! cruel rends-moi donc ce que tu m’as ôté.

ARACHE.

Seigneur je vous la rends mon âme vous la cède,

Mon cœur est tout rempli du Dieu qui me possède.

AMALAZIE.

Tu me cèdes cruel, dispose de ton bien.

ARACHE.

Vous n’êtes point Chrétienne, et moi je suis Chrétien ;

Je ne puis vous aimer.

JOSAPHAT.

Ô l’étrange surprise ?

ARACHE.

Acceptez cet amant et par mon entremise.

JOSAPHAT.

Toi Chrétien ?

ARACHE.

Je le suis, je sens croître ma foi,

Et le sang de Nacor se fait sentir en moi.

AMALAZIE.

Me voudrais-tu quitter.

ARACHE.

Dieu quelle tyrannie,

Diviser une amour qu’on vit si bien unie.

JOSAPHAT.

Divine providence, ô ! Puissance des Cieux,

Dont le secret ressort agit en tant de lieux,

La Princesse est Chrétienne ?

ARACHE.

Ô Dieu quelle rencontre,

C’est ici puissant Dieu que ta grandeur se montre ?

Je puis donc vous aimer et sans empêchement,

Pardonnez-moi, Madame, un divin châtiment ;

Tout autre que ce Dieu qui fait tant de miracles,

Ne pouvait entre nous apporter des obstacles ?

Non, non, notre bonheur ne paraît qu’à demi,

Nous avons à combattre un second ennemi.

JOSAPHAT.

Arache, point de guerre et point de jalousie,

Dieu seul doit posséder le cœur d’Amalazie,

Allons trouver le Roi mourons tous constamment ?

ARACHE.

Seigneur, en ce rencontre agissons prudemment,

Il nous faut empêcher la mort de la Princesse,

Ce sexe pour souffrir a beaucoup de faiblesse,

Ne disons point au Roi que nous sommes Chrétiens.

JOSAPHAT.

Ce sont vos sentiments, ce ne sont pas les miens.

ARACHE.

Vous verrez le succès qu’aura cette prudence.

 

 

Scène IV

 

AMALAZIE, ARACHE, JOSAPHAT, ABENNER, BARLAAM

 

ABENNER.

C’est par là que tu peux arrêter ma vengeance.

BARLAAM.

Souffrez que je le voie ?

JOSAPHAT.

Ah ! fidèle Nacor,

Est-ce toi que je vois ; quoi donc tu vis encor,

Ô ! prodige inouï ?

AMALAZIE.

Merveilleuse aventure ?

ARACHE.

C’est là l’étonnement de toute la nature.

BARLAAM.

Vous voyez Barlaam ?

JOSAPHAT.

Il ne peut être pris ?

BARLAAM.

C’est avec raison que votre œil est surpris,

La caverne où je vis est si vaste et profonde

Que j’étais invisible aux yeux de tout le monde

Quelques hommes armés m’appelaient dans ces bois

Je crus en les oyant entendre votre voix,

J’allais vous recevoir avec beaucoup de joie

Quand par ma propre erreur je me rendis leur proie.

JOSAPHAT.

Hé bien à quel sujet t’amène-t-on ici.

BARLAAM.

Seigneur, Nacor est mort je veux mourir aussi ;

L’on m’a voulu tenter par l’aspect des délices,

L’on m’a voulu toucher par l’objet des supplices ?

Menaces, ni présents, ne m’ont point ébranlé,

Et parmi ces faux pas je n’ai point chancelé,

J’avais promis au Roi de vous venir séduire,

Mais.

ABENNER.

Suis-je encor trahi ?

BARLAAM.

Je venais vous instruire,

Et par mon exemple à mourir constamment,

Dessus l’esprit du Roi j’ai gagné ce moment ?

Et vous Prince aveuglé vous vous trompez vous-même

Vous vous enveloppez dans votre stratagème,

Et de ces mêmes traits qu’on lance contre nous

Et la honte et le coup retombent dessus vous ;

Et vous qui recherchez les grandeurs de la terre,

N’aspirez qu’à des biens que n’ôtent point la guerre ?

Et vous Prince vassal votre heur est décevant,

Notre Maître est si grand qu’on règne en le servant ;

Vous dont la passion excessive et profonde

Retient encore votre âme aux attaches du monde ;

L’on ne peut contenir dedans un même lieu,

La terre avec le Ciel, ni l’homme avecque Dieu.

AMALAZIE, bas à Arache.

Prince découvrons-nous ce grand zèle m’enflamme.

ARACHE.

Ce zèle est dangereux, conservez-vous Madame ?

BARLAAM.

Qu’on me mène à la mort.

ABENNER.

Hé bien donc tu mourras ?

JOSAPHAT.

Je demande la mienne.

ABENNER.

Hé bien donc tu l’auras ?

Traître fils, qui te rends indigne de ce titre.

ARACHE.

Regardez ce qu’il est.

ABENNER.

Vous serez notre arbitre,

Amalazie, et vous le devez condamner.

AMALAZIE.

Quel est ce triste emploi que l’on nous veut donner,

Ah ! Seigneur ?

ABENNER.

Je le veux.

AMALAZIE.

Commandement farouche.

JOSAPHAT.

L’arrêt m’en sera doux d’une si belle bouche.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ABENNER, BARLAAM

 

ABENNER.

Écoute Barlaam, j’ai différé ta mort,

Je puis tout.

BARLAAM.

Vous pouvez disposer de mon sort,

Je l’avoue et suis prêt d’en ouïr la Sentence.

ABENNER.

L’on juge Josaphat et dessus l’apparence,

L’on peut bien présumer qu’il sera condamné.

BARLAAM.

Il saura bien mourir.

ABENNER.

Ne sois point obstiné ?

BARLAAM.

Non comme j’ai vécu je veux mourir fidèle.

ABENNER.

Après cette chaleur tu blasphèmeras ton zèle ;

Et tu désavoueras cette austère vertu.

BARLAAM.

En vain jusques ici j’aurai donc combattu,

Et j’abandonnerais le fruit de ma victoire.

ABENNER.

Non je ne prétends pas de te ravir ta gloire ;

Ni moins de t’empêcher de révérer ton Dieu,

Même pour l’adorer je vous assigne un lieu,

Et dussent mes sujets condamner cet exemple,

Je permets aux chrétiens de lui bâtir un Temple ;

Pourvu que Josaphat.

BARLAAM.

Ne m’ajoutez donc rien,

Point de milieu, Seigneur, idolâtre ou Chrétien.

ABENNER.

Suppose que ton Dieu soit le seul adorable,

Ton obstination n’est-elle point blâmable ;

Du refus que tu fais donne-moi quelque sens

À des Dieux étrangers j’offrirais de l’encens :

Puisqu’en les encensant ou louant leurs idoles,

Mon cœur démentiraient mes mains et mes paroles ;

Qu’importe que mon fils manifeste sa Loi,

Suffit que dans son âme il conserve sa Foi ?

Tâche à le disposer à cette complaisance.

BARLAAM.

Nous ne pratiquons point cette fausse prudence,

Nous publions son nom avec un front ouvert.

ABENNER.

Cette erreur t’est nuisible et ton zèle te perd ?

BARLAAM.

Prince, il faut recourir à d’autres artifices,

Ordonnez contre moi les plus rudes supplices ;

Et tout ce que la rage à jamais inventé,

Comme pour m’éprouver soit dessus-moi tenté :

Faites sonder mon cœur employez-y la flamme,

Et comme sur le corps qu’on agisse sur l’âme ?

Tâchez de la saisir et par mille tourments,

Essayez si l’esprit a quelques sentiments ;

Il en aura Seigneur, et contre sa nature,

De ne pouvoir souffrir ce que le corps endure :

Vous le sentirez plaindre, et dans sa dureté

Faire ce doux reproche à sa divinité ?

Vous qui m’avez formé d’une essence impassible,

Quand on souffre pour vous pourquoi suis-je insensible ;

Accordez cette grâce à mes justes transports,

Et me donnez ici la nature du corps :

Le corps voudrait former une contraire envie,

Il lui demanderait une plus longue vie ;

Il voudrait pour souffrir être fait immortel,

Mais malgré son ardeur je ne le veux point tel ;

C’est trop me retarder sortons de cette vie ?

ABENNER.

Quoi tu ne veux donc pas.

BARLAAM.

C’est là ma seule envie ;

En vain vous m’appelez pour quelque autre raison.

ABENNER.

Gardes, qu’on le remette au fonds de sa prison.

 

 

Scène II

 

ABENNER, seul

 

Trouve-t-on parmi nous de pareilles constances,

Est-ce à nous cruels Dieux de prendre vos vengeances ?

N’avez-vous pas un foudre ; êtes-vous impuissants,

Par un signe apparent confondez tous leurs sens ;

De l’âme des Chrétiens levez tous leurs scrupules,

Faites-vous voir des Dieux à tous ces incrédules,

Et puisqu’on nous demande où sont logés nos Dieux,

En vous représentants décillez-leur les yeux ;

Que l’un de vous descende, et se rende visible,

Qu’il donne de son être une preuve sensible ;

C’est que vous vous plaisez à nous voir incertains,

Et vous aimez l’erreur dans l’âme des humains :

Mais voici de retour le Prince et la Princesse,

Je tremble, leur abord marque quelque tristesse.

 

 

Scène III

 

ABENNER, AMALAZIE, ARACHE

 

ABENNER.

Qu’est devenu mon fils ?

ARACHE.

Nous l’avons condamné.

ABENNER.

Quoi donc jusqu’à l’arrêt son cœur s’est obstiné ?

Gardes, qu’on l’exécute, arrêtez, qu’on l’amène,

Non, non, ce criminel est digne de ma haine ;

Je ne le veux point voir, qu’on l’aille dépêcher,

Différez ?

AMALAZIE, bas.

J’ai prévu qu’il se pourrait toucher.

ABENNER.

Pourquoi retarde-t-on la mort de ce rebelle,

Votre compassion est ici criminelle ?

Prince, je n’entends point qu’el est votre intérêt,

Par sa punition achevez son Arrêt ;

Quand je commande ici personne ne m’écoute,

Madame.

AMALAZIE.

Nous voyons toute votre âme en doute,

L’on n’ose s’assurer dessus vos volontés.

ABENNER.

Ah ! c’est trop le défendre, ô ! Dieux vous l’emportez,

Ce combat m’est honteux il est jugé qu’il meure.

AMALAZIE.

Enfin vous l’ordonnez ?

ABENNER.

Il dut périr sur l’heure ;

Vous deviez sur le champ l’immoler à nos Dieux.

AMALAZIE.

Aussi l’avons-nous fait, il est mort à nos yeux,

L’on l’a décapité dans la salle prochaine.

ABENNER.

Il est donc mort ?

AMALAZIE, à Arache.

Voyez comme se perd sa haine ;

Comme insensiblement s’affaiblit sa rigueur,

Et comme l’amitié reprend place en son cœur.

ABENNER.

Hé bien ! Dieux inhumains j’ai suivi vos maximes,

Tigres non pas des Dieux vous voulez des victimes ;

Et vous voulez encore qu’on vous croie innocents,

Vous exigez de nous du sang au lieu d’encens ?

Traître Dieux, Dieux cruels, vrais partisans du vice,

S’il fallait pour vous plaire un pareil sacrifice ;

J’abhorre vos Autels, je veux être Chrétien,

Le plus clément des Dieux est aujourd’hui le mien ?

Et vous dont la Sentence et prompte et tyrannique,

À mes commandements immole un fils unique ;

Vous venez vous vanter de m’avoir obéi.

ARACHE.

Seigneur.

ABENNER.

Vous paraissez après m’avoir trahi ?

Vous aviez écouté la voix de ma colère,

Il vous fallait répondre à celle de son père ;

L’une disait, perdez, l’autre sauvez mon fils,

C’est ce qu’il fallait faire.

ARACHE.

Et c’est ce que je fis ;

Nous vous dissuadions de nous faire ses Juges,

En vain, Seigneur en vain, nous étions ses refuges ;

Il fallait vous complaire.

ABENNER.

Il ne le fallait pas.

ARACHE.

Nous devions.

ABENNER.

Vous deviez l’arracher de mes bras ?

Loin de le condamner il le fallait absoudre,

Et me donner loisir de m’y pouvoir résoudre ;

Après ce grand courroux que j’avais témoigné,

En dépit de vos Dieux je l’aurais épargné ;

Mais et vos Dieux et vous étiez d’intelligence,

Sur tous également j’étendrai ma vengeance ?

L’avenir en verra des effets éternels.

ARACHE.

Vous nous devez punir nous sommes criminels.

ABENNER.

Ne me prescrivez point ce que je saurai faire.

ARACHE.

Il est temps de parler.

ABENNER.

Je vous force à vous taire,

Vous n’avez que trop dit et n’avez que trop fait.

ARACHE.

De vos ressentiments nous prévîmes l’effet,

Le Prince n’est point mort.

ABENNER.

Ce n’est qu’un artifice,

De la mort de mon fils l’une et l’autre est complice,

Je veux que l’on vous rende un arrêt solennel,

Que ceux qui l’ont jugé suive le criminel,

Et que par un trépas qui tous trois nous assemble,

Les juges soient punis et la partie ensemble,

Dedans ce jugement nous nous sommes unis,

Et tous trois par raison devons être punis ?

Moi du commandement, vous de l’obéissance.

ARACHE.

Le voici ?

ABENNER.

De mon faible, ils ont eu connaissance ;

De quel étonnement me trouvai-je surpris,

Et combien de pensers agitent mes esprits.

 

 

Scène IV

 

ABENNER, AMALAZIE, ARACHE, JOSAPHAT

 

JOSAPHAT.

Seigneur je viens chercher un juge inexorable,

J’appelle devant vous d’un arrêt favorable ;

Mes juges m’ont fait grâce et je ne la veux pas,

Ils m’ont donné la vie et je veux le trépas ?

Ils m’ont été cruels vous me serez propice.

ABENNER.

Il le veut, il le veut, qu’on le mène au supplice ?

Non mon fils repends-toi, je signe ton pardon.

JOSAPHAT.

Mon Dieu seul est en droit de nous faire ce don ?

ABENNER.

Cruel tu te prévaux des sentiments d’un père,

Tu sais que ta présence apaise ma colère ;

Qu’elle excite en mon âme une vive pitié,

Et tu t’es reposé sur ma grande amitié ?

Tu ne t’es point déçu je me trompai moi-même,

C’est mon fils qui me hait.

JOSAPHAT.

Ah ! Seigneur je vous aime ;

Et tout autre qu’un Dieu n’aurait rien dessus vous,

Le rival est trop grand pour en être jaloux ;

Plus que vous, plus que moi, je l’aime et je l’adore,

Après lui plus que moi mon âme vous honore.

ABENNER.

Ah ! mon fils tu te perds je ne te puis sauver,

En vain votre pitié l’a voulu conserver ;

Nos lois veulent sa mort ?

JOSAPHAT.

Je leur offre ma vie.

ABENNER.

Cruels en le sauvant qu’elle était votre envie ?

Je me saurai venger de votre trahison,

Et bientôt mon conseil m’en va rendre raison ;

Vous avez eu pour lui cette injuste clémence,

L’on aura point pour vous cette même indulgence ?

Mais enfin répondez pourquoi l’a-t-on absous,

Madame, parlez-moi, Prince défendez-vous.

AMALAZIE.

Seigneur, par mon aveu j’attends même supplice,

Le juge en ce beau crime est devenu complice ;

Arache, qu’est ceci, vous ne m’imitez pas,

Et quand je veux mourir vous craignez le trépas ;

Vous dois-je soupçonner d’un sentiment si lâche,

Ne vous déguisez point, je vous connais Arache ?

Et puisque le péril fut toujours votre objet,

Vous ne vous suspendez que pour le seul sujet ?

Si mourir pour son Prince est un dessein auguste,

Endurer pour son Dieu est un dessein plus juste,

Et quand l’occasion vous propose ce choix,

Servez-vous un vassal ou bien le Roi des Rois ;

Tantôt je vous blâmais du progrès de vos armes,

La mort de tous les miens m’arracha quelques larmes,

Et je vous accusais avec quelque raison,

Ou de la mort d’un père ou bien de ma prison ;

Je ne me plaindrai plus je vous suis redevable,

Vous fîtes mon bonheur me rendant misérable ?

M’ôtant avec mon sceptre un amour criminel,

Vous me faites donner un Empire Éternel ;

Participez mon Prince à ce beau diadème,

Et mon donnant ma part gardez-en pour vous-même ?

Vous Prince généreux dont j’appris cette loi,

Vous me rendez bien plus que ne m’ôta le Roi ;

Oui, Seigneur, à ce prix ma perte est ben légère,

Le fils me donne plus que ne m’ôta le père.

ABENNER.

Ô ! Dieu j’entends ta voix, et ressens ta vertu,

De me persécuter lasse-toi me dis-tu ;

Te dois-je demander quelque nouveau miracle,

Oui je t’ose tenter.

ARACHE.

Levons donc cet obstacle ?

C’est trop se déguiser, Seigneur j’étais Chrétien,

Et le Dieu des Chrétiens ?

ABENNER.

Est, et ce sera le mien ;

Dieu de mon fils, d’Arache, et Dieu d’Amalazie,

T’adorent, et l’Europe, et l’Afrique et l’Asie ;

Scandale à tous les Dieux qu’ont formé les mortels,

Je vais les immoler sur leurs propres autels ?

Ces Dieux sont tous de corps que n’ont-ils eu des âmes,

Ils ressentiraient mieux l’activité des flammes ?

N’importe, allons détruire et leurs corps et leurs noms

Et dessous leurs débris enfermons leurs renoms ;

Je ne les connais plus.

JOSAPHAT.

Je reconnais mon père.

ABENNER.

Ah ! c’est visiblement que ton Sauveur opère ;

Autre que notre Dieu n’eût pas eu ce pouvoir.

JOSAPHAT.

Il se fait bien sentir s’il ne se fait pas voir,

Il toucha par ma voix le cœur de la Princesse,

Et ce Dieu qui travaille et partout et sans cesse ;

Pendant notre entretien touchait Arache encor,

Dont l’âme a ressenti la vertu de Nacor.

ABENNER.

Et bien cher Josaphat, tu me vois inutile,

Et tu me vois réduit dans un âge débile ?

Le sceptre que je tiens est un pesant fardeau,

Et sans un poids si lourd j’incline à mon tombeau ?

Viens donc prendre les soins que me donne un Empire,

Souffre que je le quitte et que je me retire.

JOSAPHAT.

Pensez-vous m’éblouir par l’éclat des grandeurs,

Et d’échauffer mon âme avec si peu d’ardeurs ?

Seigneur, jouissez seul d’un si triste avantage,

Mon âme se réserve un plus noble partage ;

La terre est votre but et le Ciel est le mien,

Ici vous vous plaisez, là je trouve mon bien,

Et parmi les transports dont mon âme est saisie,

Mon œil ne descend plus sur ceux d’Amalazie ;

Je n’y rencontre plus ni d’amour, ni d’appas,

Et quoiqu’ils en soient pleins je ne les y vois pas ?

Jugez par ce mépris si je cherche un Empire,

Souffrez que je le laisse et que je me retire.

ABENNER.

Goûte un peu ce que c’est que du commandement.

JOSAPHAT.

La souveraineté n’est point mon élément.

ABENNER.

Enfin je te l’ordonne et te remets ces marques,

Auxquelles nos sujets connaissent leurs monarques ;

De pleine autorité je te cède mes droits,

Et cette indépendance où me mettaient nos lois ?

Ne me conteste point la chose est résolue.

JOSAPHAT.

J’en puis donc disposer de puissance absolue.

ABENNER.

Agis en souverain, tout relève de toi,

Prince, au nom de l’État, connaissez votre Roi.

JOSAPHAT.

En pouvant donc jouir comme de mon bien même,

Et par le plein pouvoir que donne un diadème ;

J’élève sa personne entre les Potentats,

Et lui remets les droits que j’ai sur vos États ;

Entre tous nos vassaux il me plaît vous élire.

ARACHE.

À moi céder vos droits, retenez votre Empire ?

Prince, quelle raison vous le fait refuser,

Vous Seigneur quel motif vous le fait mépriser.

ABENNER.

Vous ferez le repos et de l’un et de l’autre,

Je confirme ce choix.

ARACHE.

Non, non, l’Empire est vôtre ?

ABENNER.

Puisqu’il m’appartenait j’ai pu le lui donner.

JOSAPHAT.

Étant maître à mon tour je puis vous couronner.

ARACHE.

Vous négligez le trône et moi je le dédaigne,

Puisque vous l’évitez il faut que je le craigne ?

Dois-je donc estimer ce que vous méprisez,

Et dois-je recevoir ce que vous refusez ;

L’offre que l’on me fait est un présent qui trompe,

L’on pense m’éblouir par ne fausse pompe ?

Si l’Empire vous plaît vous le devez garder,

Et s’il ne vous plaît pas, pourquoi me le céder.

ABENNER.

Un trône avec le Ciel qu’a-t-il de comparable.

ARACHE.

Seigneurs votre raison n’est point considérable :

Quelques divins qu’ils soient je blâme vos projets,

Venez par votre exemple instruire vos sujets ?

Quoi, traîner une vie oisive triste et rude,

Et vous ensevelir dans une solitude ;

Il faut vivre et mourir pour qui vous êtes nés,

Le Ciel à leur salut vous avait destiné ;

Venez vous acquitter de l’emploi qu’il vous donne.

ABENNER.

Hé bien, travaillons-y puisque le Ciel l’ordonne !

JOSAPHAT.

Seigneur, je veux entrer dans le gouvernement,

Pour le premier essai de mon commandement ;

Et de l’autorité que vous m’avez donnée,

Sans vous en consulter je fais un hyménée.

ABENNER.

Vous avez tout pouvoir ?

JOSAPHAT.

Vous rival généreux,

Et que le seul mérite a fait le plus heureux ;

Digne de posséder notre illustre maîtresse,

Refusant mon Empire acceptez la Princesse,

Et de ces deux présents retenez le plus beau.

ARACHE.

Seigneur, ce sentiment ne vous est point nouveau ;

La générosité vous est trop naturelle ;

Vous la méritiez seule ?

JOSAPHAT.

Vous êtes digne d’elle ?

Par ma confession autant que par son choix.

ARACHE.

Mon heur va surpasser tout le bonheur des Rois ;

Le don de votre Empire est moins qu’Amalazie.

JOSAPHAT.

Et vous le digne objet de notre jalousie ?

Recevez de ma main ce que vous désirez,

Et ce parfait amant que vous me préférez ;

Je vous rends vos États ?

AMALAZIE.

Ô vertu sans seconde !

Et digne de prétendre à l’Empire du monde.

JOSAPHAT.

Par ce célèbre hymen achevons ce beau jour,

Rendons par ce plaisir l’allégresse à la Cour ?

Qu’elle quitte son deuil, qu’elle change de face,

Et que tout y retourne à sa première grâce,

Allons voir Barlaam, et que l’on dresse encor,

Un superbe sépulcre aux mânes de Nacor.

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