Jeanne de Naples (Jean MAGNON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en 1654.

 

Personnages

 

JEANNE, Reine de Naples

LE ROI, son mari

LE ROI D’HONGRIE, son beau-frère

LE COMTE DE DURAS, grand seigneur de Naples

LA CATANOISE, favorite de la Reine

LE SÉNÉCHAL DE NAPLES, fils de la Catanoise

GARDES

SOLDATS

 

La Scène est au Château de L’Œuf.

 

 

À MADEMOISELLE DE MAUVRES, COMTESSE D’ARTIGUES

 

MADEMOISELLE,

 

Comme la vertu préfère toujours un grand cœur à un grand Trône, et comme vous avez une âme qui vous fait voir au-dessous de vous ce que les autres voient au-dessus d’eux ; je puis bien vous assurer que la Vertu se satisfait beaucoup mieux du rang que vous lui donnez en vous, que si quelque autre l’élevait à un degré où bien souvent la Fortune se veut rendre sa compagne. Que cela soit ainsi, cette pudeur qui paraît sur votre visage, cette douceur qui loge en vos yeux, votre voix qui se ressent de la justesse de vos sentiments, et cette retenue qui accompagne vos discours et vos actions, ne me sont-elles pas tout autant de preuves de la satisfaction intérieure que vous donnez à la Vertu, et de la joie que vous prenez à la contenter ? Mais se peut-il, MADEMOISELLE, que parmi ces interprètes de votre Vertu, je voie une grande modestie, qui par une espèce de fierté qui lui sied bien, me veut empêcher de vous en dire davantage ; et qui pour signaler avec plus de justice l’injustice qu’elle veut faire à la gloire de ses égales, veut que je la prive elle-même des Éloges qui lui sont particuliers ? Non, non, j’aurai toujours plus d’égard à la gloire de ses Voisines, qu’à la sienne propre : si l’un m’ordonne de me taire, les autres me commandent de parler ; et c’est en cédant aux plus fortes, que je protesterai à tout le monde que vous avez des qualités auxquelles il est bien difficile de résister, et qui justifieront toujours l’une des plus belles et des plus pures amitiés du monde. Plaignez-vous donc à Vous seule, MADEMOISELLE, de la violence que me fait votre mérite ; faites que votre modestie soit toute seule, je ne la louerai point : mais quand je remarque en vous tant d’autres perfections qui la touchent de si près, tout ce que je puis faire en sa faveur, est de ne me pas guère étendre sur la plupart des avantages que vous possédez, et de courir où le moindre me peut arrêter. Être donc d’une fort belle Naissance, avoir eu des Prédécesseurs, et avoir même des Parents vivants, auxquels cet État est obligé, ne sont-ce pas des biens qui vous sont communs avec ceux de votre Famille ? Et quant aux qualités du Corps et de l’Esprit, les avoir toutes, n’est-ce point m’épargner la confusion que j’aurais d’en représenter quelques parties ? Il me suffira sans doute, MADEMOISELLE, de protester de mon insuffisance, autant que de leur étendue et de leur nombre ; étant vrai de dire, que qui vous connaîtra bien, tombera d’accord de cette vérité, et se persuadera facilement, qu’étant toute bien faite, comme vous l’êtes, vous seriez la plus ingrate du monde, si vous vous plaigniez à la Nature de ce qu’elle vous donna en partage. Loin de l’en blâmer, vous l’en louerez ; car au moment qu’elle vous fit accomplie, elle répandit en vous tant de générosité, qu’il n’y a point d’apparence à concevoir, qu’ayant reçu d’elle un naturel bienfaisant à tout le monde, vous manquiez jamais de reconnaissance envers votre bienfaitrice ; pensiez pour lui déplaire, en faveur de votre modestie, qu’elle ne vous a pas tout accordé. Ce n’est pas que je ne la condamne pour vous, de ne vous avoir point laissé la disposition de beaucoup de Dignités : mais pourquoi l’en accuser ? Ce n’est point là sa faute, c’est celle de la Fortune, qui n’est amie de la Vertu que par caprice, et qui met aussi souvent les avares sur le trône, qu’elle réduit les Généreux dans l’impuissance de pouvoir exercer leurs beaux sentiments. Oui, MADEMOISELLE, je suis certain que si cette Fortune malheureusement pour elle, vous avait donné l’Empire de la Terre, vous vous serviriez de son présent pour la détruire ; et rendant à la Vertu ce que cette extravagante lui a ôté, vous soupireriez aussi souvent que le plus magnanime de tous les Romains, quand vous ne pourriez obliger personne, et que vous croiriez avoir perdu cette journée en laquelle vous n’auriez point fait de bien. En tout cas ce n’est point là votre disgrâce, c’est celle des malheureux, que vous ne pouvez secourir : qu’ils s’en plaignent donc à une Providence, qui ne vous a pas mise en état de changer la face d’un Monde, où il y aura toujours plus d’infortunés que de Généreux. Vous vous glorifierez cependant d’avoir obtenu de la Nature tout ce qu’elle vous pouvait accorder, et tout ce qu’admire en Vous,

 

MADEMOISELLE,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

MAGNON.

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

Mon cher Lecteur, si cette Pièce n’avait été faite et représentée avant que j’eusse consacré ma plume à la gloire de celui qui nous fait agir, je n’aurais point rompu la résolution que j’ai prise de ne plus rien composer qui me fasse rougir devant les Hommes de la licence de mon expression, ou repentir devant Dieu du mauvais usage de mes pensées. Ce n’est pas que je veuille rien avancer à la confusion de la Comédie : bien loin de là, je soutiens que toutes les fois qu’il s’agira de pousser une belle passion, ou d’étaler une grande Politique ; le Conseil, le Barreau, et la Chaire même, n’auront jamais une éloquence ni plus douce ni plus forte que celle du Théâtre Français, quand il aura ses Oracles ordinaires. En effet, ce que je dis ne se doit entendre que des temps où les Oracles parlaient ; c’est-à-dire où l’inimitable Corneille, le pompeux de Scudéry, l’ingénieux Desmarets, le second Rotrou, le grave du Ryer, et le délicat Tristan, jetaient dans l’âme de leurs Auditeurs une partie de cette fureur divine qu’ils avaient reçue d’Apollon, je veux dire du grand Cardinal de Richelieu. Il est vrai qu’à bien prendre la chose comme elle est, nos Auteurs modernes sont moins criminels que notre temps, qui semblable au Carnaval (où l’on quitte le visage pour le masque) a laissé le sérieux pour le ridicule ; et comme lassé de voir les Ovide et les Virgile dans un habit digne de la Cour Romaine, a voulu les voir dans une posture peu sortable à leur mérite. Non que le subtil et l’enjoué Scarron, et l’agréable de Boisrobert, et tous les Écrivains de cette espèce, n’eussent pu satisfaire à des temps où l’on était amoureux des belles choses ; on voit bien que leurs Génies en étaient capables : mais ils avaient bien reconnu que le goût du monde était dépravé, et qu’ils le devaient traiter comme un malade, à qui l’on laisse manger ce qu’il veut. De moi, qui suis de l’avis d’Horace, et qui ne saurais donner le nom de Poète qu’à ceux qui ont une conception comme surnaturelle, une invention encore plus Divine, et une bouche à soutenir les choses extraordinaires ; je déplore l’aveuglement de certains Esprits, qui pour simplement et bassement vérifier, s’imaginent de mériter un titre dont à peine l’incomparable Homère me semble digne. Tu vois bien par-là que je n’y prétends non plus que ceux que je plains, témoin quelques Pièces de Théâtre que j’ai faites, où tu ne trouveras rien sans doute qui te persuade que je sois hors du commun, et où tu verras toutefois par quelque belle idée que je ne dois pas être dans la foule ; te pouvant bien protester au reste, que quand tu les condamnerais, tu ne condamnerais que des Ouvrages dont la composition m’a coûté presque moins de peine que tu n’en prendras à les lire. Qu’avec plus d’application je n’aie pu faire de meilleures choses, je ne te le désavoue point : je te puis dire, sans orgueil, que peu de personnes y ont de plus belles dispositions que moi : et pour te le faire voir, je veux bien t’avertir (dans un temps où l’on croit être épuisé dans la façon d’un Sonnet) que je projette un travail de deux cents mille Vers, et d’autant de Prose à proportion. Cela t’étonne sans doute, et m’étonne bien aussi : Cependant je te proteste que rien que la Mort ne verra la fin de mon entreprise, qui est de te produire en dix volumes, chacun de vingt mille Vers, une Science Universelle ; mais si bien conçue et si bien expliquée, que les Bibliothèques ne te serviront plus que d’un ornement inutile. Que si Lucrèce, pour avoir fait quelques vers sur les premiers principes de la Nature, s’attribue une gloire comme Divine, quel applaudissement universel ne me promettrais-je pas de mon travail, s’il ne me suffisait de la satisfaction que j’y recevrai, et de cette récompense éternelle que j’en espère d’un Dieu à qui seul je serai redevable d’un Ouvrage si nouveau ? Cependant je vais chercher quelque retraite, où vivant dans la compagnie des maîtres de l’École Sacrée et de l’École Profane, je tirerai de leur commune substance, tout ce qui peut rendre un Homme digne du Nom qu’il porte ; et sans en exclure un Sexe, à qui faisant voir une Science Universelle hors des termes qui lui semblent trop barbares, je montrerai qu’il est aussi capable que le nôtre, de la connaissance de la Vérité.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA CATANOISE et LE SÉNÉCHAL

 

LA CATANOISE.

Mon fils, que mon amour me va causer de peine !

Toi, porter tes regards sur les yeux de ta Reine,

Qu’un légitime hymen a soumise à sa loi !

Toi, prétendre d’entrer dans le lit de ton Roi !

Sais-tu que la vapeur qui s’élève en ta tête

Se peut en un instant convertir en tempête ?

Tu vois de ma pensée un exemple à tes yeux.

Que profite la Terre, en s’attaquant aux Cieux,

Si lorsque tout tonnants du crime de la Terre

Ils font jusqu’en ses flancs descendre le Tonnerre,

Et semblent la punir de ce hardi dessein

D’avoir poussé contre eux les vapeurs de son sein ?

LE SÉNÉCHAL.

De ces exhalaisons que leur produit la Terre,

Les Cieux incessamment n’en font pas un Tonnerre.

S’il fallait que la foudre en tombât si souvent,

Nul homme de nos temps de se verrait vivant ;

Et si l’ambition formait tant de tempêtes,

Tous les ambitieux auraient perdu leurs têtes ;

Et des fronts de Sujets qu’ont couvert des bandeaux,

Avaient été frappés à grands coups de carreaux ;

Votre tête elle-même eût attiré la foudre,

Et j’aurais vu mêler votre cendre à ma poudre.

LA CATANOISE.

Aussi pour prévenir ma chute, et ton débris,

Je me veux soutenir dans le vol que j’ai pris ;

Et sans plus m’essorer du côté du Tonnerre,

Voler dans le milieu du Ciel et de la Terre.

LE SÉNÉCHAL.

Est-ce monter bien haut, ou descendre bien bas,

Que de vous égaler au Comte de Duras ?

Qu’à la Maison d’un Prince unir votre Famille ?

LA CATANOISE.

Et quoi, j’empêcherais qu’il recherchât ma Fille ?

Nous n’allons pas à lui, lui-même vient à nous.

LE SÉNÉCHAL.

Connaissez-vous ; un Prince irait jusques à vous !

LA CATANOISE.

Toi-même connais-toi, vois ton peu de lumière.

Depuis quelques moments tu sors de la poussière ;

Et quoi que depuis peu tu sortes du néant,

Un nain dans ta faveur y tranche du Géant.

N’est-ce pas trop pour toi que d’être redoutable ?

Pour toi, que la Nature avait fait misérable,

Et qu’elle avait rendu le plus vil des humains.

LE SÉNÉCHAL.

Mais pour porter un Sceptre elle me fit des mains,

Un front à Diadème, une tête à Couronne,

Des yeux à commander.

LA CATANOISE.

Connais mieux ta personne ;

Tu ne possèdes rien des talents que tu dis.

Superbe, souviens-toi d’avoir été mon Fils.

LE SÉNÉCHAL.

Je ne veux plus revoir cette basse origine,

Suffit que j’aie un cœur où la Grandeur domine.

De peur que ce moment ne me rende confus,

Je vois ce que je suis, non pas ce que je fus ;

Et plus que le présent, ce que je devais être.

LA CATANOISE.

J’ignore de quels dons le Ciel remplit ton être.

Quand par lui du néant tu n’eusses point sorti,

Ou qu’au point de ton être il t’eut anéanti,

Qu’aurait perdu le monde en te voyant détruire ?

LE SÉNÉCHAL.

Le Ciel éteint un homme, ou la force de luire ;

Et dès que dans l’éclat se peut voir un mortel,

Il est comme un flambeau placé sur un Autel :

Il faut que jusqu’au bout il porte sa lumière,

Et qu’un vainqueur qui court achève sa carrière ;

La Victoire m’attend la Couronne à la main.

LA CATANOISE.

De quel sang as-tu pris un courage si vain ?

LE SÉNÉCHAL.

Ce ne fut point de vous dont je pris cette audace,

De vous dont la bassesse avilit votre Race,

Qui n’avez rien de grand, que de m’avoir pour Fils.

LA CATANOISE.

J’ai beaucoup plus que toi, puisque je t’agrandis.

Ingrat à mes faveurs, me fais-tu cette injure ?

Toi mon Fils par fortune, et mon Fils par nature,

Est-ce là t’acquitter des biens que tu me dois,

Et du double tourment de t’avoir fait deux fois ?

LE SÉNÉCHAL.

Je crois que comme moi vous attendez la Reine ;

Pour complaire à tous deux, mon Rival nous l’amène.

Que dis-je ? ce secret n’est pas connu de vous,

Mais peut-il échapper aux regards d’un jaloux ?

Quant à cet intérêt votre soin m’importune,

Je ne veux point de tiers qui fasse ma fortune.

Ménagez vos desseins, et laissez-moi les miens.

LA CATANOISE.

Eh bien, méconnaissant, j’abandonne les tiens.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LE COMTE DE DURAS, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE

 

LA REINE.

Quoi, toujours vous parler avecque violence,

Et jusque dans ma chambre, et jusqu’à ma présence ?

LE SÉNÉCHAL.

C’est que s’entretenant du Comte de Duras...

LE COMTE.

Et quel droit, sénéchal, m’engage en vos débats ?

LE SÉNÉCHAL.

Je n’enchérirai point sur l’orgueil de ma Mère.

LA REINE.

Elle n’a point d’envie à qui je ne défère.

Ne porte plus ta tête à travers tous les Cieux ;

Sur ce qui t’éleva jette parfois les yeux,

Sans un si ferme appui ne vole point aux nues ;

Revois de la faveur les tristes avenues ;

Et comptant les degrés qui vont à ta grandeur,

Par la hauteur des lieux vois-en la profondeur.

LE SÉNÉCHAL.

Je ne recherche point ces routes inconnues ;

C’est elle dont la tête ose enfoncer les nues,

Elle abaisse le Comte à l’hymen de ma Sœur.

LE COMTE, bas.

Feignons.

Haut.

Oui, je voudrais en être possesseur.

LE SÉNÉCHAL.

Non, non, vous êtes Prince, il vous faut une Reine.

LE COMTE.

Au gré d’un Souverain l’on devient Souveraine ;

Lorsque ma volonté l’associe à mon rang,

L’amour que je lui porte a la force du sang ;

Elle lui communique une vieille Noblesse ;

Elle ente dans son cœur le cœur d’une Princesse ;

Et mon sang dans son sein s’écoulant par mes yeux,

La va purifier du sang de ses Aïeux.

Partout où va le mien, il fait valoir sa source ;

Le propre d’un grand Fleuve, est d’anoblir sa course ;

Et recevant en lui tant de petits ruisseaux,

Les confondre en roulant dans l’amas de ses eaux.

LE SÉNÉCHAL.

Mais ces petits Torrents que les Fleuves dévorent,

N’enflent pas l’océan, comme ils le déshonorent.

C’est donc honte aux ruisseaux de se rendre à la Mer,

Si loin de s’y grossir, ils s’y vont abîmer ;

Le bruit qu’ils ont acquis incessamment s’oublie ;

La gloire de leur route est presque ensevelie ;

Et dans le sein des Mers enfermant leur renom,

Ces Torrents dépouillés perdent jusqu’à leur nom.

LE COMTE.

Sans que l’un de nos noms avec l’autre s’assemble,

Dans la Mer des Grandeurs nous entrerons ensemble ;

Et sans que de vos droits vos seuls noms soient perdus,

Nous roulerons unis, et non pas confondus.

LE SÉNÉCHAL.

C’est toujours s’exposer à deux sources mêlées

Qu’un vent impétueux aurait bientôt troublées.

Madame, abandonnez de si hardis projets,

Le flanc qui m’a porté pût faire des Sujets ;

Mais comme la Nature y mit trop de bassesses,

Vous n’avez pas un sein à porter des Princesses.

LA CATANOISE.

Puisqu’il a pu former un homme comme toi,

Il put faire une Reine ayant produit un Roi.

LE SÉNÉCHAL.

Moi ! toute mon audace est de servir la Reine.

LA REINE.

Ce débat éternel attirerait ma haine.

Songe enfin, Sénéchal, que c’est là ton appui.

LA CATANOISE.

Je veux bien consentir qu’il tienne tout de lui.

LA REINE.

Non, je veux vous remettre en bonne intelligence ;

Donnez-moi vos deux mains. Quoi ? faire résistance !

Ses gants tombent, et le comte en ramasse l’un, et lui dit.

Que faites-vous, Madame ? où vous abaissez-vous ?

Vous devant qui les Rois fléchiraient les genoux.

Souffrez que je vous rendre un si léger service.

LE SÉNÉCHAL, relevant l’autre.

Madame, mon bonheur prend part à cet office,

Et je vous rends un gant digne de cette main.

 

 

Scène III

 

LA REINE, LE COMTE, LE ROI, LE SÉNÉCHAL et SA MÈRE

 

LE ROI.

Que devrait occuper tout le Sceptre Romain.

Messieurs, je vous surprends dans vos cérémonies :

Mais comme il en naîtrait des suites infinies,

Souffrez que j’interrompe une civilité...

LA REINE.

Ce rencontre, Seigneur, n’a rien de concerté.

LE ROI.

Je les veux informer d’un secret d’importance.

LA REINE.

Je ne m’oppose point à votre confidence,

Je me veux retirer.

LE ROI.

Vous, Sénéchal, sortez.

LE SÉNÉCHAL.

S’il s’agit de l’État...

LE ROI.

Suivez mes volontés.

Qu’on l’amuse, soldats, dans la Chambre prochaine.

De là, dans quelque temps, que l’on me le ramène.

Que tous sortent d’ici. Pour vous, Comte, arrêtez.

LE COMTE.

Je suivrai, comme lui, toutes vos volontés.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LE COMTE

 

LE ROI.

Enfin nous voici seuls, personne ne m’écoute.

Ah ! Comte de Duras, relevez-moi d’un doute.

LE COMTE.

En quoi, la vérité s’est cachée à vos yeux ?

LE ROI.

Je vois des ennemis me paraître en tous lieux.

André, Prince d’Hongrie, et mari de ma Femme,

Est mort depuis deux ans, et d’une mort infâme,

Par un cordon de soi étranglé sur son lit.

LE COMTE.

Y pensez-vous ? le temps a couvert ce délit ;

Et d’ailleurs ce trépas, dont votre âme s’étonne,

Vous a mis sur la tête une double Couronne,

Et vous introduisit dans la couche d’un Roi.

LE ROI.

Ce lit, où j’ai monté, me donne de l’effroi ;

Et lorsque le sommeil m’oblige de m’y rendre,

Un réveil violent me force d’en descendre.

Je ne sais quel spectacle, errant de toutes parts,

Vient exiger de moi de timides regards ;

J’ai beau tenir ma vue ou fermée, ou baissée,

Sans passer par mes yeux, il entre en ma pensée,

Où gâtant chaque espèce introduite au cerveau,

Il fait de leur amas un mélange nouveau.

Quand de là retournant au-devant de ma vue,

Il m’y paraît d’abord comme une grosse nue,

D’où se formant un corps, par le secours de l’air,

Il tire de ses yeux je ne sais quel éclair,

Dont ma vue aveuglée, au lieu d’être éblouie,

Sent succéder au sien l’effroi de mon ouïe ;

Où ce spectre poussant une effroyable voix,

Met l’âme qui me reste à ses derniers abois.

Enfin, presque expirant, j’ouïs dire à ce fantôme ;

Tyran, redonne-moi mon lit, et mon Royaume ;

Peux-tu, sans injustice, et sans être troublé,

Reposer dans le lit d’un Monarque étranglé ?

LE COMTE.

Faites réflexion que la Reine y repose,

Et que de deux objets que votre œil s’y propose,

Si l’un a de l’horreur, que l’autre a des appâts.

LE ROI.

Vous la voyez d’un œil dont je ne la vois pas.

LE COMTE.

D’une horrible action la croiriez-vous capable ?

LE ROI.

Sa beauté trop fatale en peut être coupable ;

Et quiconque d’un crime a de pareils butins,

Se range sans remords entre les assassins.

LE COMTE.

Le Ciel aura réduit cet assassin en poudre.

LE ROI.

Ni de Dieu, ni des Rois, il ne craint point la foudre.

Ce scélérat caché dans son propre forfait,

Jouit secrètement du meurtre qu’il a fait ;

Il attend en repos et ce jour, et cette heure,

Auquel sa barbarie ordonne que je meure ;

Et qu’à la fin défait de deux puissants Rivaux,

Il jouisse en plein jour du fruit de ses travaux.

Mais ne pouvant trouver cet homicide,

Chaque homme que je vois me semble un parricide ;

Et mes regards remplis d’un nuage éternel,

De tous mes courtisans, ne font qu’un criminel ;

Car dans le mouvement dont mon âme est guidée,

L’idée émeut mon œil, et mon œil mon idée.

Chaque sens à l’envi me tourmente en tous lieux,

Et l’effroi de mon âme effarouche mes yeux ;

Même en vous regardant, mon âme est toute émue ;

Le meurtrier, ce me semble, est sensible à ma vue.

Si j’en crois mes regards, je crois que ce soit vous.

LE COMTE.

En attendais-je moins d’un Mari si jaloux ?

LE ROI.

Pardonne à mon transport, mon âme est aveuglée,

Un désordre secret l’a toute déréglée.

Je n’ai qu’un ennemi dont mon œil soit troublé ;

Cependant son objet s’est partout redoublé,

Et s’est multiplié jusques à tant d’images,

Que je crois voir ses traits dessus tous les visages.

Je pensais, te parlant, parler au Sénéchal ;

C’est là cet assassin, et c’est là mon Rival ;

Son amour, comme au Roi, me peut être funeste.

Oui, Comte, son amour n’est que trop manifeste,

Ce traître aime la Reine. En serait-il aimé ?

LE COMTE.

Ce favorable aveu l’aurait trop animé ;

Et s’il faut que la Reine écoute son envie,

Son amour, comme au Roi, vous coûterait la vie.

Voulez-vous que j’enfonce un poignard dans son sein ?

LE ROI.

Comment exécuter ce dangereux dessein ?

LE COMTE.

À Votre Majesté c’est trop faire d’injure,

Que la faire trembler sous cette créature.

LE ROI.

Hé bien, je vous reçois pour un si juste emploi.

LE COMTE.

De moi, je m’intéresse au parti de mon Roi.

Seigneur, ayant votre ordre, il faut, il faut qu’il meure.

LE ROI.

Allez-en projeter et les moyens, et l’heure.

LE COMTE, bas en se retirant.

Autant en toi, qu’en lui, je trouve un ennemi.

Tremble aussi.

LE ROI, seul.

Mon amour n’est content qu’à demi.

UN GARDE.

Seigneur, le Sénéchal...

LE ROI.

Gardes, qu’on me l’amène,

J’ai déjà satisfait la moitié de ma haine ;

Armons l’un contre l’autre, et forçons ces deux mains,

Du col des Potentats, à tomber dans leurs seins.

Et puisque leur fureur s’en prend aux Diadèmes,

Que ces meurtriers de Rois soient les bourreaux d’eux-mêmes.

 

 

Scène V

 

LE ROI, LE SÉNÉCHAL

 

LE ROI.

Enfin le Roi d’Hongrie occupe mes États ;

Et ravi de l’aveu de tous les Potentats,

Il se vient ressentir de la mort de son Frère.

Mais quoi, de ce rapport à ton visage s’altère ?

LE SÉNÉCHAL.

Je redoute, Seigneur, et redoute pour vous.

LE ROI.

Le Ciel a mis ma tête à couvert de ses coups.

LE SÉNÉCHAL.

Et c’est pourtant sur vous que va choir la tempête ;

Un orage si gros fondra sur votre tête ;

Et ce vent qu’excita la voix des Potentats,

D’une Mer tout de sang couvrira vos États.

Il va vous immoler aux mânes de son Frère.

Il vous croit son meurtrier, la Reine une adultère.

LE ROI.

D’où naîtrait le soupçon que ce Prince en conçut ?

LE SÉNÉCHAL.

Dans la couche du mort sa Veuve vous reçut.

C’en est là trop, Seigneur, pour prouver sa créance.

LE ROI.

J’en saurai bien lever la première apparence ;

J’ai joui par hasard de ces lâches beautés

Où m’engagea l’objet de tant de cruautés.

Cette veuve en son lit m’appela par caprice.

Que si cette coupable a trahi son complice,

Ce fut un coup du Ciel, dont le traître abattu

A vu sur tout son crime élever ma vertu.

LE SÉNÉCHAL.

Mais vous avez toujours le salaire d’un crime,

Bas.

Et que j’ai fait tout seul.

LE ROI.

C’est là ce qui m’opprime.

Quiconque est criminel de cette lâcheté,

Qu’il jouisse du prix qu’il avait mérité.

Traître ! qui que tu sois, parais à ma rencontre.

Que dis-je ? il me paraît, tous les jours il se montre,

Et d’un sanglant regard me disant son forfait,

Me demande le prix du meurtre qu’il a fait.

Viens, que je t’introduise au lit d’une lascive,

Et que je t’abandonne un cœur dont je me prive ;

Je cède cette infâme à tes embrassements,

Et l’expose moi-même aux vœux de ses Amants.

Adultère ! suis-moi, son Mari te la livre.

Tu ne me réponds rien ? Tu ne veux pas me suivre ?

Ton âme doute encor des offres que je te fais ?

Viens donc à la parole ajouter les effets ;

Viens, que j’aille te rendre aux mains de ta Princesse.

LE SÉNÉCHAL.

Ah ! Seigneur, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?

LE ROI.

De grâce, Sénéchal, pardonne à mon erreur ;

Tel est ce grand transport où me met ma fureur.

Je pense, en te parlant, entretenir le Comte ;

À ce nom odieux ma rage me surmonte ;

Et quoique mon courroux semble attaquer autrui,

Mon cœur, malgré ma voix, parle toujours à lui.

C’est ce meurtrier du Roi.

LE SÉNÉCHAL.

Je l’ai jugé moi-même.

Ce lâche aime la Reine, et bien plus elle l’aime.

J’ai pensé, comme vous, que ce secret amour,

À qui vous déplorez, aurait ravi le jour ;

Sa vie est votre mort, sa mort est votre vie ;

Prévenez d’un Rival la prompte et double envie ;

Empêchez, par sa mort, qu’il n’attente à vos jours,

Et jouisse du prix de ses lâches amours.

LE ROI.

Quelle main employer ?

LE SÉNÉCHAL.

Point d’autre que la mienne ;

Car pourvu que la vôtre en ce point me soutienne,

Qu’elle mette ma tête à couvert de la loi,

Je serai le meurtrier d’un assassin de Roi.

LE ROI.

Fais donc faire ce coup par les gens de ta suite.

De tout autre succès laisse-moi la conduite.

LE SÉNÉCHAL.

Mais le Frère du mort étant dans vos États...

LE ROI.

Je te justifierai de tous ces attentats ;

Et sans qu’à lui rien dire il te puisse contraindre,

Je mettrai mon complice au point de ne rien craindre.

LE SÉNÉCHAL, bas en sortant.

Et moi, dans cet amour qui me peut posséder,

Je vous mettrai tous deux au point de me céder.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA REINE, LA CATANOISE

 

LA CATANOISE.

Madame, il serait temps d’assurer ma Famille.

LA REINE.

Tu veux, en l’élevant, précipiter ta Fille ;

Quelques empêchements que tu puisses dompter,

Ton sang peut bien descendre, et ne saurait monter ;

Il ne peut que couler en des routes égales,

Et ne peut parvenir à des sources Royales.

Quoi, la Mer dans son sein tâche à se conserver ?

LA CATANOISE.

Un vent impétueux la peut bien soulever ;

Ne pouvant par ses flots inonder ses rivages,

Elle s’élève au Ciel sur le dos des orages.

Ainsi votre faveur plus vite que le vent...

LA REINE.

Le vent, et la faveur, n’ont rien que de mouvant ;

Leurs infidélités nous sont assez connues ;

L’un et l’autre trompeur, nous portent dans les nues.

Le vent souffle sur Mer une Montagne d’eau,

Par qui, jusques au Ciel, il élève un Vaisseau ;

Mais l’ayant balancé si proche des Étoiles,

Ce fourbe furieux en déchire les voiles,

Pilote ce Vaisseau de l’une à l’autre Mer,

Et las de s’en jouer, le force d’abîmer.

Ainsi cette faveur, dont tu veux l’assistance,

Élève un Courtisan avec véhémence ;

Et l’ayant emporté jusqu’au Ciel des grandeurs,

Lui fait revoir des Cours les vastes profondeurs.

Si sa chute excédant la chute du Tonnerre,

Ce malheureux retombe au centre de la Terre,

Où trouvant à sa course un éternel repos,

Qui le mit sous ses pieds, voit un Mont sur son dos.

LA CATANOISE.

Si ma félicité n’a point de consistance,

Je crains de reculer au moment que j’avance :

Madame, il faut un but où tendent nos projets,

Ou tout Terre, ou tout Ciel, tous Princes, ou Sujets.

Songez qu’un Favori qu’une foule environne,

Parmi cent concurrents, garde mal sa personne :

Il rencontre à sa tête un tas de fortunés,

Qu’un droit de la nature avait fait ses aînés,

Et dont le grand orgueil, fondé sur la naissance,

Rebute ses projets, les traite d’insolence,

Lui reproche du sang l’originel défaut,

Et le pousse plus bas, qu’il ne s’élève en haut.

Il a sur ses côtés une foule importune,

De qui la multitude étouffe sa fortune,

Et par qui ses égaux, marchant autour de lui,

Le feront trébucher sous prétexte d’appui.

À d’autres prétendants il est encore en proie,

De nouveaux Courtisans cheminent sur sa voie ;

Et dans leurs pas hâtés le talonnant de près,

Sur le point de tout vaincre, arrêtent ses progrès.

La Maison de Duras doit être mon asile.

LA REINE.

Point d’établissement éternel et tranquille.

Crois-tu les Rois exempts de soins et de travaux,

Et qu’un Sceptre à la main divertisse nos maux ?

Considère le gouffre où fondrait ta Famille,

La Maison de Duras mépriserait ta Fille,

Et faisant d’avec elle un divorce éternel,

Rendrait, avec le temps, ton débris solennel.

Recherche pour ta Fille un Hymen plus sortable,

Une main qui t’appuie, et non pas qui t’accable.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LE ROI, LA CATANOISE

 

LE ROI, les interrompant.

Catanoise, apprenez que vous choquez mes yeux,

Que vous, et vos pareils, me nuisez en ces lieux ;

Votre bel art consiste à corrompre des Femmes,

À pas de Conquérants vous entrez dans leurs âmes,

Où faisant un dégât sur toutes leurs vertus,

Vous ruinez des Forts que vous avez battus.

Si d’un chaste ennemi, ramollissant les forces,

Vous surmontez l’honneur par ses propres amorces ;

L’oreille étant gagnée, il faut descendre au cœur,

Où l’Amant qu’on y mène entre comme un vainqueur.

Il n’est pas étonnant qu’on l’y reçoive en Maître,

Si celle qui commande a voulu s’y soumettre,

Et puisque la Vertu, qu’on prit à son défaut,

Voulut livrer son Fort dès le premier assaut.

Vous vous introduisez aux Cabinets des Reines,

Où pour premier secret, vous produisez des haines ;

Où pour insinuer l’amour d’un Favori,

Vous en faites glisser l’amitié d’un Mari.

Un Époux, dites-vous, a trop de tyrannie,

Et l’honneur n’est enfin qu’une lâche manie :

Il faut luire partout, à l’exemple du jour ;

Dans toute la Nature épancher son amour ;

Et comme le soleil à chaque œil s’abandonne,

Prostituer sa vue à la moindre personne ;

Et se communiquant à ce que nous voyons,

Départir sa chaleur, comme lui ses rayons.

Ce sont là des conseils qu’on réduit en pratique,

Et le rare secret de faire une impudique :

Mais contre vos conseils la Reine a combattu.

LA REINE.

Un Mais de cet accent choque assez ma vertu,

Et cet air languissant, dont votre cœur s’exprime,

Montre bien qu’un jaloux blâme au point qu’il estime,

Et que sa passion, très sobre à nous louer,

Dit des choses qu’en l’âme il ne peut avouer.

LE ROI.

Non, non, je vous estime autant que je vous aime,

Et croirais, vous blâmant, blâmer la vertu même.

Je crois que si l’honneur devait choisir un corps,

Il ne nous paraîtrait que sous ce beau dehors :

Aussi si son contraire avait dû nous paraître,

Aux traits de cette infâme on le pourrait connaître.

LA CATANOISE.

Seigneur, si je vous suis un spectacle odieux,

Je puis, en peu de temps, me soustraire à vos yeux.

LE ROI.

Je saurai bien dompter cette vertu forcée,

Qui fait valoir le front, et cache la pensée.

J’irai t’illuminer jusques à ces détours

Où ton art dresse un piège à de chastes amours.

LA CATANOISE.

Je ne répondrai plus à qui me déshonore.

LE ROI.

Quoi, la lâche s’en va ? son remords la dévore ?

Et son cœur, par mes yeux à demi découvert,

Ne peut plus supporter un abord qui la perd ?

 

 

Scène III

 

LE ROI, LA REINE

 

LE ROI.

Madame, il faut bannir cette âme déloyale,

Et l’opprobre éternel de la Maison Royale.

LA REINE.

Seigneur, je l’ai créé, et la veux conserver.

Quoi, pour vous satisfaire, il faudrait m’en priver ?

LE ROI.

Un Dieu, quand il lui plaît, perd bien sa créature.

LA REINE.

Le droit que j’ai sur elle est de même nature.

Je puis bien à mon gré révoquer mon bienfait,

Et perdre d’un clin d’œil l’ouvrage que j’ai fait.

Mais qu’un autre que moi me force à la détruire...

LE ROI.

Arrêtez, je me trouve hors d’état de lui nuire.

Je sais que près de vous tout mon pouvoir est vain :

Aussi ne viens-je pas le Tonnerre à la main,

Je n’exige, en priant, qu’une seule parole.

Daignez, en ma faveur, abattre un tel Idole ;

Aussi bien, par ses vœux, aurait-il mérité

D’être si précieux à sa Divinité,

Et le même néant vaut-il que l’on l’adore.

LA REINE.

C’est pour l’amour de moi que je veux qu’on l’honore ;

C’est moi que ce respect regarde en premier lieu ;

Et révérant l’image, on fait honneur au Dieu.

D’ailleurs, de ses Conseils vous tenez la Couronne.

LE ROI.

Moi, par elle régner ! cette faveur m’étonne.

LA REINE.

On peut vous dispenser d’être son obligé.

LE ROI.

Et de l’avoir été puis-je être bien vengé ?

Il est vrai que sa grâce était bien peu de chose,

Et qu’à considérer ses effets et sa cause,

On voit évidemment au don qu’elle m’a fait,

Que ce fut une injure, et non pas un bienfait.

LA REINE.

C’est que vous ignorez le prix d’une Couronne.

LE ROI.

Je vois dans sa valeur la main qui me la donne,

Et puisqu’elle, une Couche, où l’on peut étrangler

Tout autant de Maris qu’il y en peut aller ;

Autour de qui la mort, par de pareils supplices,

Empêche qu’un Époux n’y trouve de délices,

Et fait que celle-là qui tua son Mari

Ne donne des plaisirs qu’à son seul Favori.

Ce n’est qu’un Sénéchal, ou qu’un Comte qu’on aime.

LA REINE.

Lâche ! je te démens.

LE ROI.

Je te démens toi-même.

Hors de toi, qui d’André put être le Bourreau ?

Ne te souvient-il plus d’avoir fait son cordeau ?

Un jour qu’il se trouva sur un pareil ouvrage,

Et que ce malheureux t’en demanda l’usage,

Ne repartis-tu pas ? il n’est fait que pour vous,

Et que pour étrangler un Mari si jaloux.

Deux jours après ce Roi, de qui la fin me touche,

Ne se trouva-t-il pas étranglé sur sa Couche,

Et du même cordeau que toi-même avais fait ?

N’est-ce point de ton crime un indice parfait ?

Tu ne me réponds rien ? Ah ! Princesse impudique,

Il faut que je détruise un abus tyrannique.

Je ne veux plus souffrir, qu’à la honte des Rois,

Une Femme, en ces lieux, nous impose des Lois ;

Je n’ai, sous ton aveu, que le nom de Monarque,

Mais j’en veux posséder la véritable marque,

Et te faire sentir que tout Époux est Roi.

LA REINE.

Moi, qu’une Femme ici donne aux Maris la Loi ;

Je suis et Femme et Reine, et par ce double titre

De tous nos différends je me rendrai l’arbitre.

LE ROI.

Mais le frère du mort est dans mon intérêt,

Il vient à main armée en prononcer l’Arrêt ;

Même dès aujourd’hui nous verrons notre Juge,

Nous verrons devant lui quel sera ton refuge ;

Ton Sénat assemblé par l’ordre de ce Roi,

Te soumettra, peut-être, aux rigueurs de la Loi ;

Et cherchant à vos maux de sortables supplices,

Sa sentence, avec toi, perdra tous tes complices.

Du moins console-toi dans leur double trépas,

De voir que tes Amants ne te survivront pas.

Il s’en va.

LA REINE, seule.

Ah ! cruel traitement d’un Mari que j’honore !

Peut se peut-il, honneur, que mon âme l’abhorre ?

 

 

Scène IV

 

LA REINE, LE COMTE

 

LA REINE.

Ah ! Comte de Duras...

LE COMTE.

Pour qui soupirez-vous ?

LA REINE.

J’ai droit de soupirer pour mon premier Époux ;

Tout barbare qu’il fut, le second le surpasse.

LE COMTE.

Votre bonté, Madame, a causé son audace.

LA REINE.

Nommez-moi malheureuse, et rendez-le innocent.

LE COMTE.

J’entre dans tous les maux que votre cœur ressent :

Mais comme de vos maux je prends quelque partie,

Votre âme aux mêmes lois doit être assujettie ;

Et de mes déplaisirs empruntant la moitié,

Pour ma compassion, me rendre sa pitié.

LA REINE.

Et quels seraient ces maux ?

LE COMTE.

Vous le saurez, Madame ;

L’ardeur que je ressens va sortir de mon âme.

Si d’un feu dévorant qui me brûle en tous lieux,

Vous en voyez déjà la lueur dans mes yeux,

Ôtez à mes regards ce superbe avantage ;

Faites taire mon front, et taire mon visage ;

Réservez cette gloire aux discours des soupirs,

Il n’appartient qu’au cœur d’expliquer ses désirs.

Si d’un cœur palpitant ces brusques Interprètes

Ne sont que discoureurs, que langues indiscrètes,

Qui dans leur faux langage étalent quelques appâts,

Et qui montrent le mal, et ne le disent pas,

Par eux on voit qu’un cœur en est dans les alarmes :

Ce cœur commande aux yeux de parler par leurs larmes,

Ce cœur ordonne au front de montrer sa douleur ;

Mais au lieu d’un discours, ce n’est qu’une couleur,

Des désordres de l’âme une faible peinture,

Car il dit bien qu’il souffre, et non ce qu’il endure.

Au moins si votre esprit m’avait pu concevoir

Au défaut de m’ouïr, ou celui de me voir,

Vous auriez su l’amour que je porte à ma Reine,

Et comme en moi l’amour fît naître de la haine.

LA REINE.

Ah trop funeste aveu ! Quoi, de l’amour pour moi ?

LE COMTE.

Oui l’amour est pour vous, la haine est pour le Roi ;

J’aime depuis deux ans, sans l’avoir osé dire ;

À peine à mes soupirs fiais-je mon martyre ;

Quand d’un cœur échauffé je les faisais sortir,

Avec timidité je les faisais partir.

Aussi c’est en tremblant qu’ils achevaient leur course,

Tant il leur déplaisait d’abandonner leur source,

Et tant ils s’affligeaient au sortir de mon sein,

De voir que vainement ils diraient mon dessein.

Ainsi donc sans passer dans une âme fermée,

De si douces vapeurs se changeaient en fumée :

Que dis-je ? mes soupirs s’étant anéantis,

Périssaient presque aux lieux dont ils étaient partis.

J’attendais bien l’effet de leur triste langage,

Mais ce n’est qu’à demi qu’ils faisaient leur message :

Ils allaient bien à vous, et n’en revenaient pas ;

Mon cœur en renvoyait de nouveaux sur leurs pas ;

Et les faisant aller les uns après les autres,

Les forçait d’avancer pour rencontrer les vôtres,

D’aider leurs compagnons en de tels entretiens,

Et de vous demander des nouvelles des miens.

Aucun n’apprit de vous ce qu’il voulut apprendre ;

Je sus qu’ils mouraient tous, et sans se faire entendre,

Et le dernier soupir que j’avais député

Me redit en mourant qu’il était rebuté,

Et qu’il fallait changer de sens ou de langage.

Alors à mes regards je fiai ce message ;

Mais comme mes soupirs, ils n’étaient point reçus :

Je vis que ces regards n’étaient point aperçus ;

Au défaut de tous deux, ma voix parle elle-même ;

Et fallut-il mourir, je dis que je vous aime.

LA REINE.

Tout est coupable en vous, soupirs, regards, et voix ;

Votre cœur leur donna de dangereux emplois ;

Trop soupirer, trop voir, et trop dire, est nuisible.

Songez que je suis femme.

LE COMTE.

Ajoutez, insensible.

LA REINE.

Ô Dieu ! m’avez-vous fait dans la longueur d’un jour

Un objet dissemblable et de haine, et d’amour ?

Adieu, tout à loisir je saurai vous répondre.

LE COMTE, seul.

Est-ce pour me flatter, ou bien pour me confondre ?

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LE SÉNÉCHAL

 

LE SÉNÉCHAL.

Et bien, Comte, la Reine a souffert votre aveu ;

Elle a vu dans vos yeux briller votre beau feu ;

Et sans point d’autre éclat que celui de la vue,

Elle a connu l’ardeur dont votre âme est émue,

Ou du moins vos soupirs.

LE COMTE.

C’était donc pour ta Sœur.

Quand de tous ses appâts serai-je possesseur !

Et quand viendra l’instant où mon âme ravie...

LE SÉNÉCHAL.

Vous feignez ; ce moment n’est pas dans votre vie.

Ma Sœur et moi voyons d’un œil bien inégal ;

Ses yeux sont de Maîtresse, et les miens de Rival ;

Mais des yeux si perçants, qu’ils entrent dans votre âme.

Il est vrai que vos feux jettent assez de flamme,

Et que le grand éclat qu’ils poussent en tous lieux

Les fait bien remarquer à quiconque a des yeux.

LE COMTE.

Si je n’aime ta Sœur, que le Ciel me confonde,

Et que Dieu, par ma mort, étonne tout un monde.

Pour te donner encor des matières de foi,

Sache l’ordre inhumain que j’ai reçu du Roi ;

Il connaît ton amour, il en veut à ta vie ;

Sans l’amour de ta Sœur, je te l’aurais ravie ;

Ou si mon amitié n’eût retenu mon bras...

LE SÉNÉCHAL.

Cet avertissement ne me surprendrait pas ;

Et sachez que l’auteur de ce grand stratagème,

Au lieu de nous détruire, y périra lui-même.

Il m’avait ordonné de vous faire égorger.

LE COMTE.

Nous nous savons soustraire à ce trouble danger ;

Dans nos deux intérêts, la Reine est engagée,

Et d’un persécuteur se voudrait voir vengée.

Apprends donc, Sénéchal, qu’il ne tiendra qu’à toi,

Que Naples dans demain ne te couronne Roi.

La Reine, par ma voix, te promet sa Couronne :

Oui, ta propre Princesse à tes vœux s’abandonne,

Elle t’offre son Sceptre avecque son amour ;

Tu sais que son Époux est indigne du jour.

Si tu le veux tuer, tu possèdes la Reine.

LE SÉNÉCHAL.

Sous ces conditions sa perte est bien certaine.

Comte, le Roi n’est plus.

LE COMTE.

Vous êtes donc mon Roi.

Mais avant que sa mort m’expose à votre Loi,

Avant que sa Couronne aille sur votre tête,

D’un Prince, votre ami, recevez la Requête.

La Royauté, ce semble, est un fleuve d’oubli,

Où tout homme nageant se trouve enseveli,

Où d’un vieux souvenir, nos âmes délivrées,

D’une boisson de Roi se sentent envirées :

Cette douce liqueur qu’on avale à longs traits,

Envoie à nos esprits de si charmants portraits,

Que le cerveau saisi des vapeurs de la gloire,

De ce qu’on fut jadis, étouffe la mémoire.

Donnez-moi votre Sœur.

LE SÉNÉCHAL.

Ah ! Comte, elle est à vous ;

Un lien éternel doit durer entre nous ;

Et quelque éloignement que fassent nos naissances,

Nous en devons souffrir les trop longues distances ;

Et mettant notre amour entre deux volontés,

Réunir de nos cœurs les deux extrémités.

Mais, Rival trop grossier, je connais ta malice ;

Seul.

Je te vais ruiner, par ton propre artifice ;

Et malgré tes efforts, je veux jeter sur toi

Tout le poids d’une mort que tu pousses sur moi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LA REINE, seule

 

Que mon âme est confuse, et que ma vue est sombre !

Il croit que mon jaloux est devenu mon ombre ;

Comme ce défiant m’accompagne en tous lieux,

Je le crois voir partout où j’arrête mes yeux.

Retire-toi de moi, trop importune image ;

Esprit d’obscurité, cherche ailleurs de l’ombrage,

Cesse de m’épier, de me voir, de m’ouïr ;

D’un objet éloigné veux-tu même jouir ?

Ne peux-tu point souffrir que je songe à moi-même ?

Et ton bizarre amour voudra-t-il que je m’aime ?

Trop sensible contrainte où me met mon malheur !

Je ne puis exprimer ma joie, ou ma douleur.

De tous mes sentiments, ce fâcheux Interprète,

M’ose bien condamner, ou parlante, ou muette :

Quand sans dessein ma vue erre de toutes parts,

Il croit que sur quelqu’un j’attache mes regards ;

Son âme penserait, tant elle est alarmée,

Qu’un soupir de mon feu ferait quelque fumée ;

Et prenant de mon sens un injuste retour,

Qu’un élan de douleur est un élan d’amour ;

Mais, ombre qu’un jaloux entretient à ma suite,

Rends-moi libre un moment, ta présence m’irrite.

Me laissant seule ici, de qui peux-tu douter ?

Si tu ne me vois pas, tu pourras m’écouter,

Et redire au Tyran, qui te tient à ses gages,

Que sans point de vapeurs il se fait de nuages,

Et que les visions que se font des jaloux

Procèdent bien plus d’eux, qu’elles ne font de nous.

Adieu, retire-toi, j’ai peur qu’il ne survienne,

Et qu’il ne pense encor que quelqu’un m’entretienne ;

Car son âme ombrageuse est si faite aux transports,

Que son œil peut bien prendre une ombre pour un corps.

Tyran trop soupçonneux, de qui l’ombre me garde,

Rappelle mon témoin, ma vertu me regarde ;

Et me suivant toujours dans tous mes entretiens,

Je crains plus ses regards, que je ne crains les tiens.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LE ROI, masqué et déguisé

 

LE ROI, le poignard à la main.

Allons, mon désespoir, où la fureur m’entraîne.

LA REINE.

Et quoi, lâche Officier, attenter sur ta Reine !

Gardes...

LE ROI.

Si vous parlez, je vais vous poignarder.

LA REINE.

Par quel ordre ?

LE ROI.

Le Roi me l’a pu commander.

Qui mérite la mort, la doit prendre avec joie,

Et doit remercier qui l’offre, et qui l’envoie.

LA REINE.

Enfin tes sentiments m’ont été découverts ;

Je connais, à t’ouïr, le Maître que tu sers ;

Son cœur paraît entier dans la bouche d’un traître.

LE ROI.

Ah ! gardez d’offenser votre Époux et mon Maître ;

Je représente ici la Personne du Roi ;

Et vous parlez à lui, quand vous parlez à moi.

LA REINE.

Je vois qu’avec grand art tu fais son personnage,

Puisque même ta voix contrefait son langage :

Mais pour former de vous deux semblables portraits,

La Nature en naissant t’en dût donner les traits.

Mais quoi ? diffères-tu de m’ôter une vie...

LE ROI.

Hé bien, par son aveu, je suivrai votre envie.

Voilà votre trépas que je porte à ma main,

Par un coup de poignard j’ouvrirai votre sein ;

Et sans cesse suivant les détours de votre âme,

J’irai dans vos esprits rechercher votre flamme,

Et sondant par le fer jusques dans votre flanc,

Éteindre votre feu par votre propre sang.

Oui, bientôt par ta mort je vaincrai ton audace ;

J’irai bientôt ôter ton cœur hors de sa place,

Y voir avecque soin ses secrets mouvements,

Y rayer tous les noms de tes lâches Amants ;

Et pendant que mes mains le tiendront sous la presse,

Comment sous cette géhenne il dira sa tristesse ;

Et s’il conserve encore un reste de désirs,

Auquel il fera part de ses derniers soupirs.

LA REINE.

Il n’est pas malaisé de le faire connaître.

Ce cœur qu’on veut percer n’est enfin qu’à ton Maître ;

Dis-lui que pour lui seul j’ai d’innocents désirs,

Et qu’il est seul l’objet de mes derniers soupirs.

LE ROI.

C’est dans ce sentiment qu’il faut cesser de vivre,

Un autre mouvement pourrait bientôt le suivre.

Ainsi je veux t’ôter ce funeste loisir,

Auquel en leur faveur paraîtrait ton désir.

Meurs donc pour ton Époux !

LE SÉNÉCHAL, entrant.

Ah ! malheureux, arrête,

Il y va de ta vie.

LE ROI, sortant.

Il y va de ta tête.

Sais-tu que j’exécute un ordre de mon Roi ?

Et qu’on s’attaque à lui, quand on s’attaque à moi ?

 

 

Scène III

 

LA REINE, LE SÉNÉCHAL

 

LE SÉNÉCHAL.

Par un rare honneur je vous sauve la vie.

LA REINE.

De quoi vous vantez-vous ? vous m’avez mal servie ;

Vous-même avec accru la rigueur de mon sort.

S’il est vrai que ma vie est pire que ma mort,

Tous les jours dans mes vœux je réclame cette heure ;

Et quand ma destinée ordonne que je meure,

Son soin injurieux me suscite un secours,

Dans le regret qu’elle a de voir finir mes jours.

Faut-il en cet instant qu’il faut cesser de vivre,

Que d’une prompte mort mon malheur me délivre ?

Et par là me montrant du caprice et de l’art,

Que je vive toujours par ordre, ou par hasard ?

LE SÉNÉCHAL.

Ne vous souvient-il plus d’être encor Souveraine ?

LA REINE.

Je n’aurai que sur moi l’autorité de Reine ;

En vain ma dignité me crie à haute voix,

Que j’ai mis mon Mari dans le nombre des Rois,

Qu’on le voit sous mes pieds de même que la Terre,

Que je puis l’accabler par un coup de Tonnerre,

Et portant mon empire à d’horribles effets,

Renverser, et l’Idole, et l’Autel que j’ai faits.

La Vertu de sa part me présente une chaîne,

Et si je ne la suis, elle-même m’entraîne.

Commande, me dit-elle, au Trône où tu t’assieds,

Vois-y, comme absolue, un Monarque à tes pieds ;

Mais voyant ton Époux, dépose ton audace,

Abandonne le Trône, et cède-lui ta place ;

Et d’un profond respect, adorant ton vainqueur,

Du rang où tu l’as mis, place-le dans ton cœur.

LE SÉNÉCHAL.

Mais si c’était le Roi, qui sous l’habit d’un traître...

LA REINE.

J’honore mon Époux, honorez votre Maître ;

Je l’ai bien reconnu, mais l’ayant fait mon Roi...

LE SÉNÉCHAL.

Quoi, toujours vos vertus vous donneront la Loi ?

Je viens donc vous servir en dépit de vous-même,

Et garder, malgré vous, l’honneur du Diadème.

Oui, j’y suis obligé, j’agis comme sujet.

LA REINE.

Et comme tel quittez cet insolent projet ;

Comme tel tenez-vous où vous met la naissance ;

Et comme tel enfin redoutez ma puissance.

LE SÉNÉCHAL.

Ah ! Madame, il est temps de dire mon secret ;

Quelque effort que je fasse, il m’échappe à regret.

J’aime ; et ce grand amour tout pareil à la flamme...

LA REINE.

Taisez-vous, insolent.

LE SÉNÉCHAL.

J’en ai trop dit, Madame ;

Il serait malaisé de me mieux exprimer.

Comment dire autrement que j’ai pu vous aimer ?

Quoique j’eusse entrepris de vous cacher mon âme,

Et d’ôter tout passage aux lueurs de ma flamme,

Je n’ai pu m’empêcher de pousser un soupir ;

Ma passion a pris ce moment de loisir,

Et sous ce triste son cachant son stratagème,

Au lieu de respirer, j’ai dit que je vous aime.

Si je pouvais reprendre un si subtil trompeur,

Mon sein contraindrait mieux cette ardente vapeur ;

Et cet air amoureux, par lequel je respire,

Ne ferait plus la voix dont s’entend mon martyre ;

Le rendant à ce sein qui l’a fait soulever,

Mon cœur lui prescrirait de s’y mieux conserver ;

Et lui faisant sentir le péril de sa course,

Enfin l’obligerait de périr dans sa source.

Si tel que meurt sous terre un grand vent enfermé,

Ou si tel que s’éteint un brasier allumé,

Ce soupir condamnant sa propre véhémence,

S’étoufferait soi-même au lieu de sa naissance :

Mais, malgré moi, mon feu s’est à la fin montré,

Mon amour est sorti, vous l’avez rencontré.

Il est vrai que de honte il ne veut plus paraître ;

Aussi bien feignez-vous de ne le pas connaître :

Toutefois cet amour s’est si bien révélé,

Qu’il se pourra vanter de vous avoir parlé.

LA REINE.

Insolent ! ce discours te coûtera la vie.

LE SÉNÉCHAL.

Et quoi, Madame, au point que je sers votre envie,

Que je vais par votre ordre assassiner le Roi...

LA REINE.

Et qui, sous mon aveu, t’a donné cet emploi ?

LE SÉNÉCHAL.

Je l’ai reçu du Comte, et sous cette promesse

Que vous m’épouseriez.

LA REINE.

Malheureuse Princesse !

 

 

Scène IV

 

LA REINE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE

 

LA CATANOISE.

Le Roi n’est plus, Madame, il est assassiné ;

L’assassin, je l’ignore.

LA REINE.

Et je l’ai deviné.

Te crois-tu délivré d’un mortel adversaire ?

Et d’un meurtre si grand attends-tu ton salaire ?

D’un tel assassinat demandais-tu le prix ?

Tu te fais, assassin, ton remords t’a surpris ;

Et cet étonnement, sous qui ton cœur s’opprime,

T’expose chaque instant la grandeur de ton crime.

LE SÉNÉCHAL.

Moi, l’auteur de sa mort !

LA REINE.

Je ne connais que toi.

Tu portes tous les traits d’un assassin de Roi ;

S’il en faut présumer sur l’air de ton visage,

J’y vois quelques crayons de ton premier ouvrage.

Si tu veux te ravir à mon double courroux,

Assassin de deux Rois, rends-moi des deux Époux ?

 

 

Scène V

 

LE ROI, LA REINE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE

 

LE ROI, rentrant découvert.

Ô Dieu ! je suis blessé, mais ma plaie est légère.

LA REINE.

Quelle est la main, Seigneur ?

LE ROI.

Évite ma colère,

Et garde qu’en ton sein je ne porte la mort.

LA CATANOISE.

Dérobez-vous, Madame, au cours de son transport.

L’excès de sa douleur trouble sa fantaisie.

LE ROI.

Ne t’imagine pas que j’entre en frénésie ;

Si ce n’est qu’avec l’affront qu’on fait à ma maison,

M’ayant ravi l’honneur, m’ôte encor la raison.

Meurtrier, qui que tu sois, achève ici ta route,

Viens voir comme mon sang ne sort que goutte à goutte,

Viens jusque dans sa source éteindre la chaleur,

Par l’ombre de la mort en ternir la couleur ;

Et s’il est vrai qu’au fiel notre colère habite,

Perdre toute l’humeur dans mon âme s’irrite ;

Aussi bien ma fureur qui cherche à se nourrir,

Ne se pourra saouler, qu’en te voyant périr.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, LA REINE, LE SÉNÉCHAL, LE COMTE, LA CATANOISE

 

LE COMTE, entrant l’épée à la main.

Où se cache un meurtrier soustrait à mon épée ?

LE ROI.

Ah ! mon lâche ennemi, ton attente est trompée ;

Je vis, et tu mourras par la main de ton Roi.

LE COMTE.

Ah ! Sire, dans mes yeux vous voyez mon effroi ;

Le coup que j’ai tenté m’a paru légitime,

Et tout autre à ma place aurait commis ce crime.

Le poignard à la main, la fureur dans les yeux,

Sous un déguisement vous sortiez de ces lieux ;

J’ai pensé qu’un meurtrier échappait au supplice,

Et vous tuant, ôter ce soin à la Justice.

LA REINE.

Et quoi, Seigneur, vous-même aviez fait ce dessein ?

LE ROI.

Oui, j’avais projeté de te percer le sein :

Mais malgré ce délai, cette mort différée,

Pour être suspendue, en est plus assurée ;

Chaque instant que ta vie a pris pour s’allonger,

M’a fourni, pour ta mort, plus de temps à songer.

LE COMTE.

Celle que vous bravez est ici Souveraine.

LE SÉNÉCHAL.

En effet, redoutez le pouvoir de la Reine ;

Si ses commandements...

LA REINE.

Ah ! Tout beau mes sujets,

À vous l’obéissance, à moi sont les projets.

Quand je voudrai régner, j’en saurai la pratique,

Et bientôt ruiner un pouvoir tyrannique.

Toi qui de ma vertu fais une lâcheté,

Garde de plus choquer ma souveraineté ;

Et qu’à la fin mon bras, lassé de te défendre,

D’où je t’ai fait monter, ne te fasse descendre.

LE ROI.

Ah ! surcroit pitoyable où vous portez mes maux !

Dieu ! m’avez-vous soumis au joug de mes Rivaux ?

Et faut-il qu’une Femme, avec sa tyrannie,

Ait le droit de régner, pour vivre en impunie ?

LA REINE.

Respecte mon titre, et redoute ma Loi.

LE ROI.

Je renonce aux deux noms, et d’Époux, et de Roi ;

Je n’ai pour le premier qu’une honteuse marque,

Et n’ai pour le second qu’un titre de Monarque.

Je cède l’un et l’autre à tes deux Favoris :

Femme, et Reine, voilà tes Rois et tes Maris.

Et vous, mes fiers Rivaux, partagez votre proie ;

C’est un triste butin que je quitte avec joie,

Si pour vos passions mon amour complaisant

Vous acquitte envers moi d’un semblable présent.

LA REINE.

Enfin me portant de l’amour à la haine...

LE ROI.

Superbe ! ordonne donc qu’on me mette à la chaîne ;

Mais sache que ma main tient encor un poignard,

Que je puis triompher sous ce triste étendard,

Et que par toi souffrant le trépas d’un Esclave,

Je puis percer le cœur de celle qui me brave.

LE COMTE.

Toute cette fureur que vous lui témoignez

Montre votre impuissance.

LE SÉNÉCHAL.

Et qu’en vain vous régnez,

Seigneur, sans ce respect.

LE ROI.

Que feriez-vous, mes Maîtres,

Qui de mes Confidents, vous êtes faits des traîtres ?

Et qui vous noircissant, par un double délit,

Avez mis en partage, et mon Trône, et mon Lit ?

Je ne rencontre ici qu’une troupe ennemie,

Où d’un gros caractère on lit mon infamie.

Toi-même, intelligente, artisane d’amour,

C’est par toi qu’un Démon peut désoler la Cour.

LA CATANOISE.

En vain votre courroux étale sa furie.

LE SÉNÉCHAL.

Nous nous saurons soustraire à votre barbarie.

LE COMTE.

Et contre des Tyrans nous maintiendrons nos droits.

Seigneur, nos lâchetés déshonorent les Rois ;

Pourquoi m’ordonniez-vous la mort du Connétable ?

LE SÉNÉCHAL.

À moi celle du Comte ?

LE ROI.

Ah couple détestable !

Je te veux dévouer à mon ressentiment,

Et perdre la Maîtresse aussi bien que l’Amant :

Mais pour donner quelque ordre au cours de ma colère,

Je veux perdre le fils, ayant perdu la Mère,

Sacrifier le Comte après le sénéchal,

Et m’immoler ainsi l’un et l’autre Rival.

En vain vous liguez-vous pour me vouloir détruire ;

Qui veut tromper autrui, pourra bien se séduire.

Et toi qui sans frayeur vois périr tes Maris,

Sache qu’on te peut perdre après tes Favoris.

LA REINE, s’en allant.

Ah qui peut résister à tant de barbarie !

Hé bien je me soumets aux Lois du Roi d’Hongrie.

Oui, lâche, ta fureur m’abandonne à ses Lois,

Sur cet espoir que j’ai qu’il vous perdra tous trois.

LE ROI, sortant.

Je consens que ce Roi se fasse notre Arbitre.

Du moins qu’on plaigne un Roi qui n’en a que le titre,

Et de qui l’impuissance, avec tous ses projets,

L’a vu comme arrêté par ses propres sujets.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LA REINE, LA CATANOISE

 

LA REINE.

Enfin le Roi d’Hongrie est entré dans la Ville ;

Puis-je dans mon Palais rencontrer quelque asile ?

Quoi, le Comte, et ton Fils, se sont ici mes Rois,

Et pour un étranger ils m’y donnent des Lois ?

Sans mon consentement introduire ce Prince.

LA CATANOISE.

Il en faut donc blâmer toute votre Province.

Ce Prince, accompagné de dix mille Chevaux,

Parmi tout le Royaume a passé sans travaux :

J’ai vu même ce Prince au milieu de la place,

Applaudi comme un Dieu par votre populace,

Avec ce nom fameux de son Libérateur.

LA REINE.

Vient-il dans mes États comme un usurpateur ?

N’importe, je suis Reine, et malgré l’impuissance

Où de deux faux amis me met l’intelligence,

Malgré cette révolte où montent mes sujets,

D’un monarque étranger je brave les projets.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LA CATANOISE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL

 

LA REINE.

Hé bien, mes Souverains, cessé-je d’être Reine ?

Venez-vous commander à votre Souveraine ?

Et tous deux m’imposant une honteuse Loi,

Venez-vous me soumettre au joug d’un nouveau Roi ?

LE COMTE.

Le peuple l’a reçu comme un Dieu tutélaire ;

Vous savez l’insolence où se porte un vulgaire,

Qu’à l’égal des Torrents un peuple entraîne tout,

Qu’un Souverain à peine y peut rester debout ;

Que le Sceptre à la main, la Couronne à la tête,

Y sont comme roseaux qu’agite une tempête,

Et qu’un Trône y ressemble un grand corps de rocher

Que de sa masse un vent a voulu détacher.

Ce Conquérant nous suit avecque cette audace

Que lui peut inspirer un gros de populace ;

Cet amas de mutins inonde en ce Palais.

LA REINE.

Sachez que mon esprit ne s’étonna jamais.

LE COMTE.

Il entre ; ses regards ne montrent que vengeance.

LA REINE.

N’importe, nous verrons qui craindra sa présence.

 

 

Scène III

 

LA REINE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE, LE ROI D’HONGRIE avec toute sa suite

 

LA REINE, abordant le Roi d’Hongrie.

Seigneur, après le cours de nos inimitiés,

Daignez considérer une Veuve à vos pieds ;

Et d’un bruit imposteur détruisant tous les charmes,

Croyez-en mes soupirs, aussi bien que mes larmes.

LE ROI D’HONGRIE.

Lascive, lève-toi, je ris de tes douleurs,

Et brave également tes soupirs et tes pleurs ;

Ton sexe est trop fertile en de si vains langages,

Et des discours si mols redoublent mes ombrages.

N’attends pas que j’arrive avec cette douceur

Que demandent des noms de Beau-frère et de Sœur ;

Que pour premier accueil je te traite de Reine ;

Je n’ouvre dessus toi que les yeux de ma haine,

Si regardant l’objet qui m’a déshonoré

J’ose bien blasphémer où j’aurais adoré.

LA REINE.

Roi, de quelque côté que votre œil me contemple,

Je n’ai rien dont l’abord dût profaner un Temple ;

Et sans prétendre ici de vous humilier,

Vous méprisez l’Autel où vous devriez prier.

LE ROI D’HONGRIE.

Lâche Divinité qui veut qu’on t’idolâtre,

Qui prétends qu’à tes pieds un Roi se doive abattre,

Pourquoi te figurer qu’un culte te soit dû ?

Tu n’as sur tes Autels que du sang répandu ;

À de pareils encens ton âme accoutumée

En reçoit dans ta Cour l’odeur et la fumée.

Il est vrai que ses vœux me sont assez connus :

On t’idolâtre ici comme une autre Vénus.

LA REINE.

N’ayant pu vous porter à quelque révérence,

De la Divinité j’ai la toute-puissance :

Je puis vous témoigner que je règne en ce lieu,

Et de mes actions ne rends compte qu’à Dieu.

Je n’ai pour Souverain que ce Maître du monde,

C’est là la seule base où mon Trône se fonde.

Les plus grands Potentats, tous ces fameux Rivaux,

Quelques puissants qu’ils soient, ne sont que mes égaux ;

Encore en ces États, dont ils sont les Monarques,

Ils ont en dépendance, et leur titre, et leurs marques.

Les Électeurs, les Grands, les Milords, les Bassas,

Satrapes, Palatins, tous ces Chefs des États,

Nous montrent que leurs Rois sont de vaines Idoles,

À qui des Conseillers limitent leurs paroles ;

Et qu’à l’égal des Dieux, qu’on met sur des Autels,

Ils donnent un spectacle aux regards des Mortels.

Naples, dans sa grandeur, se règle sur la France ;

L’un et l’autre Royaume est dans l’indépendance.

Pour le vôtre son droit est assez bien borné,

Et c’est un peuple enfin qui vous a couronné.

Vous lui prêtez la foi, le mien me rend hommage,

Je suis Reine par moi, vous un Roi par suffrage.

Si la Nature et l’Art faisant chacun leur trait,

Vous êtes le crayon dont je suis le portrait.

Ainsi craignez en moi ce qu’a fait la Nature,

Et de l’art qui vous fit j’aimerais la figure.

LE ROI D’HONGRIE.

Superbe, ton pouvoir a pu se signaler ;

Tout ce que peut le Trône a voulu s’étaler.

Tu feignis qu’on doutait de ta toute-puissance,

Tu voulus démentir cette fausse créance,

Et témoigner enfin que qui sait bien régner,

À la maxime et l’art de ne rien épargner.

La mort de ton mari fut un coup d’absolue.

LA REINE.

J’en ferais un aveu, si je l’avais voulue ;

Je ne redouterais que mon seul repentir,

Et que le bras d’un Dieu ne me le fît sentir.

Au-delà de la main qui lance le Tonnerre,

J’honore et ne crains point les Maîtres de la Terre ;

Tu viens accompagné de dix mille chevaux,

Et de plus assisté par mes propres vassaux.

Mais malgré l’union d’une double assistance,

Puisque je puis mourir, je crains peu ta puissance.

Oui, contre mes desseins unissez vos projets.

Je veux vous faire voir qu’on règne sans sujets ;

Et quand un peuple ému nous ôte un Diadème,

Qu’on reste pour le moins Maîtresse de soi-même.

LE ROI D’HONGRIE.

Tous tes peuples lassés de ton gouvernement,

D’un cœur impatient veulent ce changement ;

Tes sujets opprimés me demandent ta tête.

LE COMTE.

Et qui d’eux tous, Seigneur, t’a fait cette Requête ?

Tout ce peuple assemblé, désire avecque toi,

Qu’on recherche avec soin tous les meurtriers du Roi.

Mais que nos habitants en veuillent à leur Reine,

As-tu bien présumé qu’elle ait causé leur haine ?

Qu’un peuple répandant le beau sang de ses Rois,

Soumette sa Princesse à la rigueur des Lois ?

Qu’en ce cas, secondant une rage étrangère,

Ils veuillent l’immoler aux mânes de ton Frère ?

LE SÉNÉCHAL.

S’il lui faut une mort pour le pacifier,

Cherche-lui d’autre sang pour lui sacrifier.

LA REINE.

Faut-il qu’un scélérat vante mon innocence,

Et que qui me trahit, épouse ma défense ?

Ah ! tu portes ma vie à la hauteur d’un prix,

Où, s’il faut atteindre, on la tient à mépris.

S’il faut vivre par toi, je veux cesser de vivre ;

Je ne veux rien devoir au traître qui me livre.

Toi, m’arracher au piège où tu m’as pu jeter !

Ah ! ne me vendais-tu, que pour me racheter ?

LE COMTE.

Seigneur...

LA REINE.

Je vous défends de prendre ma querelle,

Votre fausse amitié n’est que trop infidèle ;

Vous vous trompez tous deux, en me voulant tromper.

LE ROI D’HONGRIE.

En quelle obscurité vient-on m’envelopper ?

LE COMTE.

Seigneur, de ce forfait, la Reine est innocente.

LE ROI D’HONGRIE.

L’assassin ?

 

 

Scène IV

 

LA REINE, LE ROI D’HONGRIE, LE ROI DE NAPLES, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE

 

LE SÉNÉCHAL.

Le voici qu’on vous le représente ;

Par son propre malheur il est ici conduit.

LE ROI D’HONGRIE.

Hé bien, meurtrier de Roi, ton supplice te suit,

Puisque le Ciel t’amène au pouvoir de ton Juge.

LE ROI DE NAPLES.

Seigneur, entre vos mains je cherche mon refuge.

LE ROI D’HONGRIE.

Toi, l’opprobre du monde entre tous les humains,

Qui sur un Sanctuaire osas poser tes mains !

Et cependant ton bras qu’armait quelque furie,

Se promet un asile après sa barbarie !

Ah ! pour te mieux punir, pour garder même Loi,

Que ne suis-je sujet ? et toi que n’es-tu Roi ?

LE ROI DE NAPLES.

Je le suis, ou du moins rappelant ma mémoire,

J’ai quelque souvenir de cette vieille gloire

Rendu le triste objet d’un étrange attentat,

Vous voyez un sujet jadis un Potentat.

Je suis comme arrêté par l’ordre de la Reine.

LE ROI D’HONGRIE.

Ah ! grand Dieu, quelle Cour ! et quelle Souveraine !

Quels sujets ! quels États ! quelles enfin leurs Lois,

D’y prendre, et d’y tuer des Maris et des Rois !

LE SÉNÉCHAL.

Voilà votre ennemi ; que fait votre colère

À l’objet d’un Époux qui tua votre Frère ?

LE ROI D’HONGRIE, au Roi de Naples.

Ah victime d’horreur qu’embrasse mon courroux !

L’apparence en dit trop qui te dit son Époux,

Cette accusation n’est que trop légitime,

Puisqu’elle te donna l’intérêt de ton crime ;

Et que te rendant trop, pour si lâche emploi,

D’un meurtrier de Monarque elle te fit un Roi.

LE ROI DE NAPLES.

Est-ce à moi que l’on parle ?

LE ROI D’HONGRIE.

À toi-même, à toi-même,

Qui pour le prix de sa mort reçus le Diadème ;

Et qui trop bien payé d’un énorme délit,

Envahis de mon Frère, et le Trône, et le Lit.

Tu n’avais point de don digne d’une Couronne ;

Et d’ailleurs la Vertu n’élève ici personne,

Ici les plus méchants sont les plus fortunés,

Et des meurtriers de Rois s’y trouvent couronnés.

LA REINE.

On a beau discourir contre mon innocence,

Ma gloire qu’on accuse affecte le silence ;

Cette même vertu de qui tu veux douter,

Ne veut plus te parler, ni même t’écouter.

Pour celle d’un Mari qu’un insolent outrage,

Je me veux opposer au cours de son langage ;

Et repoussant les traits sur un tel délateur,

Au lieu de l’accusé, perdre l’accusateur.

LE ROI DE NAPLES.

Ah ! lâche Partisane, abandonne la mienne ;

Et s’il te faut parler, n’embrasse que la tienne.

L’emploi que tu perdras est assez délicat ;

D’ailleurs le mendiant des mains d’une ennemie,

Je recevrais ma gloire avec quelque infamie ;

Et je tiendrais à honte, aussi bien qu’à bonheur,

Qu’une âme sans vertus me remît en honneur.

Toi-même es criminelle, et voilà tes complices.

LE ROI D’HONGRIE.

Ô Dieu ! pour une mort faut-il tant de supplices ?

Assassins...

LE COMTE.

Jusqu’à nous votre erreur s’étendrait.

Et quoi, sur sa parole, un jaloux nous perdrait ?

Par quel raisonnement nous rendrait-il coupables ?

Qu’avons-nous de pareil, pour être ses semblables ?

LE ROI DE NAPLES.

Serais-je criminel, pour porter un bandeau ?

LE SÉNÉCHAL.

Attendez-vous qu’un mort s’élève hors d’un tombeau ;

Que sortant d’un séjour et sanglant et visible,

Où l’entrée est facile, et l’issue impossible,

Il vous vienne annoncer quelle main l’étouffa ?

LE ROI D’HONGRIE.

Sans voir les combattants, je vois qui triompha ;

C’est toi qui remportas le fruit de la victoire,

Qui reçus du combat la dépouille et la gloire,

Et qui par ce grand meurtre achevant tes travaux,

Eus cette jouissance où tendaient trois Rivaux.

LE ROI DE NAPLES.

Daigne donc regarder ce qu’un Sceptre me coûte,

Si le gain que j’en fais t’a fait naître ce doute.

En effet, malheureuse, où va ton amitié ?

LE ROI D’HONGRIE.

Je suis moi-même au point de me faire pitié.

Frère, dont la vengeance est tout ce qui m’amène,

Faudrait-il qu’à ma honte elle soit incertaine ?

Et que m’étant chargé d’un reproche éternel,

Je perde un innocent au lieu d’un criminel ?

Du moins fais-moi sentir quel est ton homicide,

Et ces Esprits de vie où la fureur préside,

Et par lequel le sang s’étant pu recueillir,

À l’abord d’un meurtrier s’efforce à rejaillir.

Ô Reine ! est-ce à tes yeux que doit frémir mon âme ?

Ô Monarque ! est-ce aux tiens qu’il faut que je m’enflamme,

Et que contrefaisant celui qui me conduit,

Je reconnaisse en vous le meurtrier qui nous fuit ?

Sénéchal, est-ce aux tiens ? Comte, est-ce à votre vue

Que mon âme doit être en ce moment émue ?

Et qu’il faut que celui dont j’ai pris le courroux,

Discerne un assassin, ou dans vous, ou dans vous ?

Ah ! ma juste fureur, qui fais la déréglée,

Malheureuse, est-il dit que tu sois aveuglée,

Et que réduite au point de ne pouvoir choisir,

Un sort capricieux te fasse réussir ?

Mais, ô mon désespoir ! qui te plais à combattre,

De crainte de manquer, entraîne-les tous les quatre ;

Et pratiquant des Lois auxquelles je consens,

Pour perdre un criminel, perdons quatre innocents.

LA REINE, en se retirant.

Le Ciel fasse agir avec plus de lumière.

LE ROI D’HONGRIE.

Gardes, que l’on la suive, elle est ma prisonnière.

LE ROI DE NAPLES, en se retirant.

Et mon malheur encor m’a réduit sous ta Loi.

N’est-il pas honteux d’y regarder un Roi ?

LE ROI D’HONGRIE.

Non, il n’est point de Roi qui me paraisse auguste,

Quand avec son titre il n’a rien que d’injuste.

Vous Comte et Sénéchal, arrêtez.

LE SÉNÉCHAL.

Quoi, Seigneur,

Attirer sur nous deux un mortel déshonneur !

Nous laisser notre Reine en cette servitude !

 

 

Scène V

 

LE ROI D’HONGRIE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL

 

LE ROI D’HONGRIE.

Cette captivité n’a rien en soi de rude.

Quand cette passion me coûterait le jour,

Il faut qu’à mes Rivaux je montre mon amour.

L’aimez-vous ?

LE SÉNÉCHAL.

Moi, Seigneur, ma naissance est connue ;

Je n’ai point projeté d’embrasser une nue ;

Un orgueil d’Ixion me deviendrait fatal.

Peut-être dans le Comte auriez-vous un Rival.

LE COMTE.

En moi, un Concurrent, oses-tu bien le dire ?

Sais-tu pas que ta Sœur me vaut plus qu’un Empire,

Et que même la Reine auprès de tant d’appâts

N’aurait que le regret de ne me plaire pas ?

LE ROI D’HONGRIE.

Protégez donc, Amis, une flamme naissance.

LE SÉNÉCHAL.

Pour ne faire que naître, elle est bien véhémente.

LE ROI D’HONGRIE.

Une simple étincelle, en moins que d’un moment,

Peut produire en un cœur un grand embrasement.

Elle est de ces ardeurs qui consument une âme.

LE COMTE.

Quoi, vous l’avez traitée à l’égal d’une infâme !

Et vous l’aimez !

LE ROI D’HONGRIE.

L’amour a bien d’autres secrets ;

Il est ingénieux dans tous ses intérêts ;

Il a l’art de sauver les plus grands misérables,

Et de justifier les plus fameux coupables ;

Il défend à nos yeux de pénétrer trop loin,

Il veut qu’un suborneur nous serve de témoin,

Et que sans prendre au cœur un parfait témoignage,

Ils fassent déposer les traits d’un beau visage ;

Car l’esprit est absous par la grâce du corps,

Et le dedans sauvé par l’éclat du dehors,

Ainsi ma passion qui ne veut rien apprendre,

Est bien aise en ceci de se laisser surprendre ;

Et trouvant un flatteur qui la vient recevoir,

De ne pas regarder plus qu’elle ne veut voir.

LE SÉNÉCHAL.

Mais vous l’avez haïe.

LE ROI D’HONGRIE.

Et maintenant je l’aime.

LE COMTE.

Mais c’est trahir un Frère.

LE ROI D’HONGRIE.

Et se servir soi-même.

Chère ombre de mon Frère accorde son pardon ?

Mais pourquoi, mon amour, lui demander ce don ?

Qui n’est pas criminel, n’a pas besoin de grâce.

LE COMTE.

Et comment d’un Mari saisiriez-vous la place ?

LE ROI D’HONGRIE.

J’en saurai les moyens de ce même assassin ;

À son lit, comme au Trône, il m’enseigne un chemin

Que si le peuple en parle, un vulgaire s’arrête ;

De peur qu’il ne s’élève, on abat quelque tête ;

Le sang qu’on fait pleuvoir apaise en même temps

Ces vents que dans l’État forment des mécontents.

LE COMTE.

Prévoyez-vous la fin d’une mort si tragique ?

LE ROI D’HONGRIE.

Jamais un Amoureux ne fut bon Politique ;

Car dès qu’à ses ardeurs il peut s’abandonner,

Il n’est plus en état de pouvoir raisonner.

Adieu, songez à vous, j’épargne vos deux têtes.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LE SÉNÉCHAL

 

LE COMTE.

Et quoi, tu l’obtiendrais comme un droit de conquête ?

Un tiers serait heureux entre deux combattants ?

LE SÉNÉCHAL.

Dites un tiers heureux entre deux mécontents ;

Car enfin, cher Rival, notre perte est commune.

LE COMTE.

Ah ! lâche usurpateur qu’amène la Fortune !

T’a-t-elle suscité d’impuissants ennemis,

Et crois-tu posséder ce qu’elle t’a promis ?

Ce sort qui te conduit t’a-t-il dit ma défaite,

Et s’il faut que ce lit ou se donne, ou s’achète ?

Sais-tu son prix ? ton Frère en a su la valeur.

Ne crois-tu point tomber dans un pareil malheur ?

Viens tirer le rideau d’une si triste Couche,

Et tâche à t’effrayer d’une mort si farouche ;

Peut-être que la main qui l’aura fait périr

Est encor toute prête à te faire mourir.

LE SÉNÉCHAL.

Quoi, ce meurtre est à vous ?

LE COMTE.

Je n’en suis point coupable ;

Toutefois d’un grand coup je me sens bien capable.

Que si d’horreur ma main refuse à l’étouffer,

Par un autre moyen je saurai triompher.

Lui posséder la Reine ! et lui m’ôter la vie !

Je saurai bien borner et l’une et l’autre envie,

Lui ravir son espoir, aussi bien que le jour,

Et perdre ce qu’il sent et de haine et d’amour.

LE SÉNÉCHAL.

D’où vient la passion dont votre âme s’anime ?

N’est-ce point à vil prix vouloir commettre un crime ?

Et sans nul intérêt, ravir et Sceptre et jour

À qui n’a point pensé de choquer votre amour ?

N’aimez-vous pas ma Sœur ?

LE COMTE.

Demander si je l’aime !

Dans ce premier transport je parlais pour toi-même,

Et ne pouvais souffrir que de pareils Rivaux

T’ôtassent à mes yeux le fruit de tes travaux.

Tu vois par-là l’ardeur dont je sers un Beau-Frère.

LE SÉNÉCHAL.

Ce n’est point là la source où naît votre colère ;

L’amour est le principe où se font ces fureurs.

LE COMTE.

Non, non, une amitié tombe dans ces erreurs ;

Pour peu d’émotions l’Ami sort de soi-même,

Et devient, en aimant, la personne qu’il aime.

LE SÉNÉCHAL.

Certes votre amitié m’étonne en sa grandeur.

LE COMTE, se retirant.

Je vais par un grand coup te prouver cette ardeur ;

Ton Rival va mourir, cette main te l’assure.

 

 

Scène VII

 

LE SÉNÉCHAL, seul

 

En effet, il mourra, mon amour te le jure.

Au reste n’attends point que je puisse trembler,

La grandeur d’un péril ne me saurait troubler,

Ni le plus grand forfait me donner de la honte ;

Qui put tuer un Roi, peut bien tuer un Comte.

Je t’avoue, ô Rival, que ce coup vient de moi.

Comte, crains donc un bras qui fit mourir un Roi.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE ROI D’HONGRIE, LE ROI DE NAPLES

 

LE ROI D’HONGRIE.

Vous devez quelque chose aux raisons de ma haine ;

Elle vous attaqua, pour n’être point certaine ;

Ne sachant où s’en prendre, elle s’en prit à vous ;

Maintenant mon transport détermine ses coups.

Après avoir couru de visage en visage,

Dans celui de la Reine il trouve un témoignage,

Où ses yeux où paraît une fière beauté

Ne me montrent que trop quelle est sa cruauté :

D’ailleurs tous ces esprits dont un frère m’anime,

Me font bien présumer qu’elle a commis ce crime ;

Ou si leur témoignage est encore imparfait,

Qu’au moins elle a causé ce qu’elle n’a pas fait.

Ainsi je veux sa mort, mon frère me l’ordonne ;

Du reste, cet Arrêt n’a rien qui vous étonne.

J’apprends que vos Rivaux vous font jaloux de moi,

Mais ils manquent d’adresse aussi bien que de foi :

Je feignis de l’aimer, et par cet artifice

Je crus de leur parole emprunter quelque indice ;

Mais comme ils m’ont trompé, les voulant éprouver,

Par un autre moyen je veux les en priver.

 

 

Scène II

 

LE SÉNÉCHAL, LE ROI D’HONGRIE, LE ROI DE NAPLES

 

LE SÉNÉCHAL.

Seigneurs, songez à vous, on en veut à vos têtes.

LE ROI D’HONGRIE, au Roi de Naples.

Voyez, infortuné, le péril où vous êtes,

Et comment cette Cour, second en attentats,

Cherche à se délivrer de tous ses Potentats.

LE SÉNÉCHAL.

Traversant par hasard la haute Galerie,

J’ai vu marcher le Comte avec quelque furie,

Et disant à la Reine, il faut finir vos maux,

Et planter un poignard au sein de mes Rivaux.

Sans doute il vient ici, puisqu’il conduit la Reine :

Si vous vouliez entrer dans la chambre prochaine,

Vous pourriez écouter un complot si maudit.

LE ROI DE NAPLES.

À ce fatal rapport je demeure interdit.

LE ROI D’HONGRIE.

Rien parmi des meurtriers ne me saurait surprendre ;

Je consens toutefois à les aller entendre ;

Devenus Espions par nos seuls intérêts,

Allons de ces Amants découvrir les secrets.

 

 

Scène III

 

LA REINE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Madame, vos vertus se servent d’un langage

Qu’il est bien malaisé de réduire en usage :

La patience est propre à l’âme d’un Sujet,

Et comme l’esclavage est son unique objet,

Elle ne peut soumettre à tant de servitude

Que des cœurs avilis par leur propre habitude.

Je vous l’ai déjà dit, il faut finir vos maux,

Et planter un poignard au sein de mes Rivaux.

Un barbare venu du fonds de la Hongrie

Verrait dans votre Cour triompher sa furie !

Et votre Époux gagné par ses propres erreurs

De ce nouveau Tyran briguerait les fureurs !

Et votre peuple encor qui se laissa séduire

S’obstinerait peut-être à vous laisser détruire !

Et je verrais ma Reine en ce tragique état !

Et ne pourrais oser le plus grand attentat !

Ah ! fière passion dont une âme est guidée,

Mon coup te paraît-il une trop grande idée ?

Et croyez-vous vous-même, en l’état où je suis,

Que je puisse tenter moins que je ne poursuis ?

Non, non, où je me vois, au péril où vous êtes,

Mon amour furieux n’épargne point de têtes :

Madame, une parole, ou du moins un clin d’œil,

De vos Tyrans ligués je vaincrai bien l’orgueil ;

Quand vous vous haïriez jusqu’à me le défendre,

Malgré vous, malgré vous, j’ose tout entreprendre,

Et veux vous témoigner que c’est bien obéir

Que de vous empêcher de vous pouvoir trahir.

LA REINE.

Je ne fais en ceci que ce que je dois faire,

Et jamais mes regards n’ont fait un téméraire :

Est-ce là de mes yeux l’inévitable sort,

Qu’au point que je les ouvre ils causent une mort ?

Ces yeux vous ont-ils dit de tuer un Monarque ?

LE COMTE.

Je veux vous avouer qu’ils n’ont point cette marque,

Et que tant de vertus n’y parlent que trop bien

Pour prendre avec le crime un pareil entretien :

Toutefois vos regards n’ont que trop de puissances,

Même sans y penser ils donnent des licences ;

Si de cette façon que les voit un Rival,

Il croit que vos beaux yeux lui commandent le mal,

Il ne se peut promettre, avec toutes ses forces,

Qu’on ne se prenne point à de belles amorces,

Ni qu’un Amant vaincu par de premiers appâts

Ne puisse imaginer ce qu’elle ne dit pas.

LA REINE.

Enfin vos passions ont trop de véhémence,

Vous les devez réduire à plus d’obéissance ;

Et pour vous y porter avec plus de plaisirs

Sachez que votre amour m’a causé des désirs.

N’attendez point au reste un plus grand témoignage :

Enfin, contentez-vous, voilà votre partage ;

Suffit que ma vertu ne vous a point blâmé,

Et qu’elle fait un aveu que je vous eusse aimé,

Au cas que le malheur qui suivit ma personne

Ne m’eut fait agréer ce Mari qu’il me donne.

LE COMTE.

Ôtons à mes Rivaux, périssant avec eux,

Le plaisir qu’ils auraient à me voir malheureux.

Apprenons que l’amour...

 

 

Scène IV

 

LE SÉNÉCHAL, LA REINE, LE COMTE, GARDES

 

LE SÉNÉCHAL.

Comte, rendez l’épée.

LE COMTE.

Ah ! je te la rendrai de tout ton sang trempée.

LE SÉNÉCHAL.

Songez enfin à vous, j’en ai l’ordre du Roi.

LA REINE.

Quoi, rebelle Sujet, l’arrêter devant moi !

LE SÉNÉCHAL.

C’est en vain résister. Soldats, qu’on obéisse.

LE COMTE.

Périssons, périssons, s’il faut que je périsse ;

Du moins, il m’est bien doux de périr à vos yeux.

LA REINE.

Conservez le respect que l’on doit à ces lieux,

Rendez-lui votre épée.

LE COMTE.

Et quoi ! sans m’en défendre ?

LA REINE.

Rendez-la, je l’ordonne.

LE COMTE.

Et bien, il la faut rendre ;

Disposez-en, Madame, elle était toute à vous,

Mon cœur, par votre main, en aimerait les coups,

Et vos yeux pourraient voir à travers de ma plaie

Comment ma passion était et forte, et vraie,

Et comment, bien contraire au sens de mes Rivaux,

Elle ne voulait rien qu’après de grands travaux.

LA REINE.

Lâche, prends cette épée, et la porte à ton Maître.

LE COMTE.

Quoi donc ! votre vertu favorise ce traître ?

LA REINE, au Sénéchal.

Lâche, ceux que tu sors, ou plutôt tes Tyrans,

Te récompensent-ils de l’emploi que tu prends ?

 

 

Scène V

 

LE ROI D’HONGRIE, LE ROI DE NAPLES, LA REINE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL

 

LE ROI D’HONGRIE, à la Reine.

Au point où je t’ai mise apprends à te connaître,

Et sache enfin de moi que ce Prince est ton Maître.

LA REINE.

Il le fut par mon choix, non par aucune Loi :

Lui-même ignore-t-il que je l’ai fait mon Roi ?

LE ROI D’HONGRIE.

Puisque tu l’as créé, tu ne peux le détruire.

Et toi que ses appâts peuvent si bien séduire,

Redis-lui devant nous, il faut finir vos maux,

Et planter un poignard au sein de mes Rivaux ;

Un barbare venu du fonds de la Hongrie,

Verrait dans votre Cour triompher sa furie !

Et votre Époux gagné par ses propres erreurs,

De ce nouveau tyran briguerait les fureurs !

LE COMTE.

C’est assez, mon Tyran, vous étiez aux écoutes ;

S’il faut mourir, au reste, éclaircissons vos doutes ;

Princesse, je vous aime, et leur en fais l’aveu,

Mon amour en ce point tient de l’ardeur du feu ;

Je l’ai voulu cacher jusqu’au fond de mon âme,

Mais il s’est élancé de même que la flamme,

Et ne pouvant souffrir de se voir enfermé,

S’est porté jusqu’aux yeux dont il fut allumé :

Enfin n’en doutez plus, vous le voyez paraître,

Et vous voyez ces yeux dont il reçut son être.

Mais toi que ses beautés pouvaient trop alarmer,

Sa vertu trop sévère eut de quoi te calmer :

De m’empêcher d’aimer, tu ne pouvais le faire.

Veux-tu que la Beauté ne puisse pas me plaire ?

Non, non, j’ai de la joie en voyant tant d’appâts,

Mais aussi du regret de ne leur plaire pas.

LE ROI D’HONGRIE.

Enfin d’un tel Amant je me dois la justice ;

Que sans plus consulter on le mène au supplice.

LE COMTE, à la Reine.

Je vais donc expirer, puisque c’est là mon sort ;

Heureux, si vous devez quelque chose à ma mort,

Et si bientôt mon sang, au sortir de mes veines,

D’un incrédule Époux peut étouffer les haines ;

Et détruisant en lui ce qu’il a de jaloux,

L’enflammer du beau feu dont je brûlais pour vous.

LE ROI DE NAPLES.

Aussi bien que la Reine il faut perdre la vie.

D’un aveugle vengeur ne sais-tu point l’envie ?

Qu’il est bien éloigné de prendre son parti,

Et du nouvel amour dont tu m’as averti ?

Il feignait de l’aimer, et par cet artifice

Il crut de ta réponse emprunter quelque indice.

Le trépas de la Reine est par lui résolu.

LE ROI D’HONGRIE.

N’en doutez point, Amant, son trépas est conclu.

Oui, j’ai trouvé cet art de vous rendre sensibles ;

Nous verrons si la mort vous peut voir invincibles,

Et comment trois Rivaux qui se sont déclarés,

En la voyant périr, pourront être assurés.

Madame, il faut mourir.

LA REINE.

Allons donc au supplice.

LE COMTE.

Je suis le criminel, s’il faut qu’elle périsse.

LE ROI D’HONGRIE.

C’est en vain résister, qu’on la mène à la mort,

Et que de son Époux cette infâme ait le sort.

Soldats, qu’on l’on l’étouffe.

LA REINE, en sortant.

Et bien suis ton envie ;

Aussi bien que le Sceptre arrache-moi la vie :

Mais quoique mon Tyran profite de mon trépas,

Je jouirai d’un bien qu’on ne m’ôtera pas.

Oui, tant que tu jouis d’une lâche vengeance,

Je jouis à mon tour d’une vraie innocence,

Et regarde la mort que j’attends sans effroi,

Autant belle pour moi, que honteuse pour toi.

LE COMTE.

Révoque ton Arrêt ; Arrête, impitoyable,

La Reine est innocente.

LE ROI D’HONGRIE.

Où serait le coupable ?

LE COMTE.

Ah ! Roi, que sa vertu se pourrait bien prouver,

Si ton ambition la voulait conserver !

LE ROI D’HONGRIE.

Qu’il t’est bien glorieux de suivre ta Maîtresse !

LE COMTE.

Oui, je fais vanité de suivre ma Princesse ;

Je m’en vais à la mort avec plus de plaisir

Que ne t’en peut donner un injuste désir.

Cependant, sénéchal, jouis de ta malice,

La vie où je te vois vaut moins que mon supplice.

Et toi, lâche mari, dont je vois la douleur,

Déplore ta disgrâce, et non pas mon malheur.

 

 

Scène VI

 

LE CAPITAINE DES GARDES, LE ROI DE NAPLES, LE ROI D’HONGRIE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL

 

LE CAPITAINE DES GARDES.

Seigneur la Reine est morte, et morte en généreuse.

LE ROI D’HONGRIE.

Elle fut criminelle, et non point malheureuse.

LE COMTE.

Toi, tu n’es que Tyran.

LE ROI DE NAPLES.

Elle ne vit donc plus ?

LE ROI D’HONGRIE.

C’est avoir de sa mort un regret superflu.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Ce n’est pas tout, Seigneur, je m’en vais vous apprendre

Une fin que votre âme aura peine à comprendre.

Comme la Catanoise entrait dans le Palais,

Le Peuple, plus aigri qu’il ne le fut jamais,

A déchiré son corps avecque tant de rage,

Que je ne puis d’horreur vous en faire l’image,

Et c’est en l’accusant de la mort du feu Roi,

Du reste, la meurtrière est morte sans effroi.

Il est vrai qu’en état d’achever son martyre,

Et par l’ordre du Ciel contrainte de tout dire,

Elle a dit, je t’adore, ô divin Jugement !

Ô Ciel ! je méritais un plus grand châtiment :

Sans doute c’est mon Fils qui fit mourir son Maître,

Mais aussi bien que moi fais déchirer ce traître,

Et que de tout un Peuple éprouvant les fureurs,

Il apprenne l’effet qu’ont produit ses erreurs.

Tout le Peuple, à ces mots, redouble sa colère,

Il vient tuer le Fils ayant tué la Mère ;

Il me suit, et l’ardeur dont il est emporté

Montre que c’est un coup de la Divinité.

LE ROI D’HONGRIE, au Sénéchal.

Aussi ne pense point échapper à ta peine ;

Que l’on le livre au Peuple ?

LE SÉNÉCHAL sortant.

Et bien que l’on m’y mène.

LE ROI D’HONGRIE, au Roi de Naples.

Ah ! daignez pardonner à mon aveuglement.

LE ROI DE NAPLES.

Qui pourrait approuver votre ressentiment ?

LE COMTE.

Ah ! contre une innocente était-il légitime ?

LE ROI D’HONGRIE.

Ah ! tout autre à ma place eut poursuivi ce crime.

Dieu ! quel funeste objet vient paraître en ces lieux ?

 

 

Scène VII

 

LE SÉNÉCHAL, blessé à mort, LE CAPITAINE DES GARDES, LE COMTE, LE ROI DE NAPLES, LE ROI D’HONGRIE

 

LE SÉNÉCHAL.

Enfin le criminel se présente à vos yeux.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Seigneur, comme il sortait, s’étant fait une plaie...

LE SÉNÉCHAL.

Qu’on me laisse parler, elle n’est que trop vraie.

Que si je rentre ici dans un si triste état,

C’est pour vous expliquer quel fut mon attentat ;

Je le voulais cacher même dans mon martyre,

Mais je veux ressentir le plaisir de le dire,

Et joignant à ma main le secours de ma voix,

Assassiner ton Frère une seconde fois :

Roi, je l’ai fait mourir, et ma dernière envie

Voulait qu’à toi, Tyran, j’arrachasse la vie,

Et que par un amour à moi-même fatal,

J’eusse, j’eusse à tuer quiconque est mon Rival.

Crois donc que le cordeau dont j’étranglai ton Frère,

Servit ma passion autant que ma colère,

Et que le surprenant en secret ennemi,

J’osai l’en étranger le trouvant endormi.

La Reine l’avait fait, on crut sur l’apparence

Que l’action se fit par son intelligence :

Aussi me prévalant de ce qu’elle avait fait,

Je pris sur moi la cause, et lui laissai l’effet.

Grâce au Ciel elle est morte, et morte pour mon crime ;

Si bien que qui la perd, croit sa mort légitime ;

Et se voyant au point de voir finir ses maux,

A la joie, en mourant d’affliger ses Rivaux.

On l’emmène.

LE COMTE.

Ah ! ma Reine est donc morte.

LE ROI DE NAPLES.

Et moi je l’ai perdue.

LE ROI D’HONGRIE.

D’un si triste succès mon âme est confondue.

De grâce pardonnez à mon ressentiment.

LE COMTE.

Qui vous peut excuser de votre aveuglement ?

Périssons cependant, il faut perdre la vie.

La puis-je regarder avec un œil d’envie ?

LE ROI DE NAPLES.

Et de moi me livrant à mes propres remords,

Je vais, pour mon supplice, essuyer mille morts.

LE ROI D’HONGRIE.

Nous, sortons d’un Royaume, où contre mon attente,

Ma rage a fait mourir une Reine innocente.

PDF