Iphigénie (Jean RACINE)

Tragédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Versailles, le 18 août 1674.

 

Personnages

 

AGAMEMNON

ACHILLE

ULYSSE

CLYTEMNESTRE, femme d’Agamemnon

IPHIGÉNIE, fille d’Agamemnon

ÉRIPHILE, fille d’Hélène et de Thésée

ARCAS, domestique d’Agamemnon

EURYBATE, domestique d’Agamemnon

ÆGINE, femme de la suite de Clytemnestre

DORIS, confidente d’Ériphile

TROUPE DE GARDES

 

La scène est eu Aulide[1], dans la tente d’Agamemnon.

 

 

PRÉFACE

 

Il n’y a rien de plus célèbre dans les poètes que le sacrifice d’Iphigénie. Mais ils ne s’accordent pas tous ensemble sur les plus importantes particularités de ce sacrifice. Les uns, comme Eschyle dans Agamemnon[2], Sophocle dans Electra[3], et après eux Lucrèce[4], Horace[5], et beaucoup d’autres, veulent qu’on ait en effet répandu le sang d’Iphigénie, fille d’Agamemnon, et qu’elle soit morte en Aulide. Il ne faut que lire Lucrèce, au commencement de son premier livre :

 

Aulide quo pacto Triviaï virginis aram

Iphianassaï turparunt sanguine fœde

Ductores Danaum[6], etc.

 

Et Clytemnestre dit, dans Eschyle, qu’Agamemnon, son mari, qui vient d’expirer, rencontrera dans les enfers Iphigénie, sa fille, qu’il a autrefois immolée[7].

D’autres ont feint que Diane, ayant eu pitié de cette jeune princesse, l’avait enlevée et portée dans la Tauride, au moment qu’on l’allait sacrifier, et que la déesse avait fait trouver en sa place ou une biche, ou une autre victime de cette nature[8]. Euripide a suivi cette fable, et Ovide l’a mise au nombre des Métamorphoses[9].

Il y a une troisième opinion, qui n’est pas moins ancienne que les deux autres, sur Iphigénie. Plusieurs auteurs, et entre autres Stésichorus, l’un des plus fameux et des plus anciens poètes lyriques, ont écrit qu’il était bien vrai qu’une princesse de ce nom avait été sacrifiée, mais que cette Iphigénie était une fille qu’Hélène avait eue de Thésée[10]. Hélène, disent ces auteurs, ne l’avait osé avouer pour sa fille, parce qu’elle n’osait déclarer à Ménélas qu’elle eût été mariée en secret avec Thésée. Pausanias[11] rapporte et le témoignage et les noms des poètes qui ont été de ce sentiment. Et il ajoute que c’était la créance commune de tout le pays d’Argos.

Homère enfin, le père des poètes, a si peu prétendu qu’Iphigénie, fille d’Agamemnon, eût été ou sacrifiée en Aulide, ou transportée dans la Scythie, que, dans le neuvième livre de l’Iliade[12], c’est-à-dire près de dix ans depuis l’arrivée des Grecs devant Troie, Agamemnon fait offrir en mariage à Achille sa fille Iphigénie, qu’il a, dit-il, laissée à Mycène, dans sa maison.

J’ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage de Pausanias, parce que c’est à cet auteur que je dois l’heureux personnage d’Ériphile[13], sans lequel je n’aurais jamais osé entreprendre cette tragédie. Quelle apparence que j’eusse souillé la scène par le meurtre horrible d’une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d’une déesse et d’une machine, et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ?

Je puis dire donc que j’ai été très heureux de trouver dans les anciens cette autre Iphigénie, que j’ai pu représenter telle qu’il m’a plu, et qui tombant dans le malheur où cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d’être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce. Et il ne faut que l’avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j’ai fait au spectateur, et en sauvant à la fin une princesse vertueuse pour qui il s’est si fort intéressé dans le cours[14] de la tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle, qu’il n’aurait pu souffrir, parce qu’il ne le saurait jamais croire[15].

Le voyage d’Achille à Lesbos, dont ce héros se rend maître, et d’où il enlève Ériphile avant que de venir en Aulide, n’est pas non plus sans fondement. Euphorion de Chalcide[16], poète très connu parmi les anciens, et dont Virgile[17] et Quintilien[18] font une mention honorable, parlait de ce voyage de Lesbos[19]. Il disait dans un de ses poèmes, au rapport de Parthénius[20], qu’Achille avait fait la conquête de cette île avant que de joindre l’armée des Grecs, et qu’il y avait même trouvé une princesse qui s’était éprise d’amour pour lui.

Voilà les principales choses en quoi je me suis un peu éloigné de l’économie et de la fable d’Euripide. Pour ce qui regarde les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement. J’avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été les plus approuvés dans ma tragédie. Et je l’avoue d’autant plus volontiers, que ces approbations m’ont confirmé dans l’estime et dans la vénération que j’ai toujours eu[21] pour les ouvrages qui nous restent de l’antiquité. J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu’entre les poètes, Euripide était extrêmement tragique[22], τραγιxτατος, c’est-à-dire qu’il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie.

Je m’étonne, après cela, que des modernes aient témoigné depuis peu tant de dégoût pour ce grand poète, dans le jugement qu’ils ont fait de son Alceste[23]. Il ne s’agit point ici de l’Alceste. Mais en vérité j’ai trop d’obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l’occasion de le réconcilier avec ces Messieurs. Je m’assure qu’il n’est si mal dans leur esprit que parce qu’ils n’ont pas bien lu l’ouvrage sur lequel ils l’ont condamné. J’ai choisi la plus importante de leurs objections, pour leur montrer que j’ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de leurs objections. Car ils la répètent à chaque page, et ils ne soupçonnent pas seulement que l’on y puisse répliquer.

Il y a dans l’Alceste d’Euripide une scène merveilleuse, où Alceste, qui se meurt et qui ne peut plus se soutenir, dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste, qui a l’image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi :

 

Je vois déjà la rame et la barque fatale.

J’entends le vieux nocher sur la rive infernale.

Impatient, il crie : « On t’attend ici-bas ;

Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas. »

 

J’aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu’ils ont dans l’original. Mais au moins en voilà le sens. Voici comme ces Messieurs les ont entendus. Il leur est tombé entre les mains une malheureuse édition d’Euripide, où l’imprimeur a oublié de mettre dans le latin à côté de ces vers un Al., qui signifie que c’est Alceste qui parle ; et à côté des vers suivants un Ad., qui signifie que c’est Admète qui répond. Là-dessus, il leur est venu dans l’esprit la plus étrange pensée du monde. Ils ont mis dans la bouche d’Admète les paroles qu’Alceste dit à Admète, et celles qu’elle se fait dire par Charon. Ainsi ils supposent qu’Admète, quoiqu’il soit en parfaite santé, pense voir déjà Charon qui le vient prendre. Et au lieu que dans ce passage d’Euripide, Charon impatient presse Alceste de le venir trouver, selon ces messieurs c’est Admète effrayé qui est l’impatient, et qui presse Alceste d’expirer, de peur que Charon ne le prenne. Il l’exhorte, ce sont leurs termes, à avoir courage, à ne pas faire une lâcheté, et à mourir de bonne grâce ; il interrompt les adieux d’Alceste pour lui dire de se dépêcher de mourir[24]. Peu s’en faut, à les entendre, qu’il ne la fasse mourir lui-même. Ce sentiment leur a paru fort vilain[25]. Et ils ont raison. Il n’y a personne qui n’en fût très scandalisé. Mais comment l’ont-ils pu attribuer à Euripide ? En vérité, quand toutes les autres éditions où cet Al. n’a point été oublié ne donneraient pas un démenti au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu’Admète tient dans la même scène, étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si déraisonnable. Car Admète, bien éloigné de presser Alceste de mourir, s’écrie : « Que toutes les morts ensemble lui seraient moins cruelles que de la voir en l’état où il la voit. Il la conjure de l’entraîner avec elle. Il ne peut, plus vivre si elle meurt. Il vit en elle. Il ne respire que pour elle. »

Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objections. Ils disent, par exemple, qu’Euripide a fait deux époux surannés d’Admète et d’Alceste ; que l’un est un vieux mari, et l’autre une princesse déjà sur l’âge[26]. Euripide a pris soin de leur répondre en un seul vers, où il fait dire par le chœur « qu’Alceste, toute jeune, et dans la première fleur de son âge, expire pour son jeune époux. »

Ils reprochent encore à Alceste qu’elle a deux grands enfants à marier. Comment n’ont-ils point lu le contraire en cent endroits, et surtout dans ce beau récit où l’on dépeint « Alceste mourante au milieu de ses deux petits enfants, qui la tirent, en pleurant, par la robe, et qu’elle prend sur ses bras l’un après l’autre pour les baiser ? »

Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la force de celles-ci. Mais je crois qu’en voilà assez pour la défense de mon auteur. Je conseille à ces messieurs de ne plus décider si légèrement sur les ouvrages des anciens. Un homme tel qu’Euripide méritait au moins qu’ils l’examinassent, puisqu’ils avaient envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien : « Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, de peur qu’il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce que nous n’entendons pas. Et s’il faut tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans leurs écrits, qu’en y blâmant[27] beaucoup de choses. » Modeste tanien et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne (quod plerisque accidit) damnent quæ non intelligunt. Ac si necesse est in alterant errare partem, omnia eorum legentibus placere quam multa displicere maluerim[28].

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AGAMEMNON, ARCAS

 

AGAMEMNON.

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille[29].

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille[30].

ARCAS.

C’est vous-même, Seigneur ! Quel important besoin

Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?

À peine un faible jour vous éclaire et me guide.

Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.

Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?

Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?

Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune[31].

AGAMEMNON.

Heureux qui satisfait de son humble fortune,

Libre du joug superbe où je suis attaché,

Vit dans l’état obscur où les Dieux l’ont caché[32] !

ARCAS.

Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage ?

Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage

Les Dieux, à vos désirs toujours si complaisants,

Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ?

Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,

Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.

Du sang de Jupiter issu de tous côtés,

L’hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez.

Le jeune Achille enfin, vanté par tant d’oracles,

Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,

Recherche votre fille, et d’un hymen si beau

Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.

Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent

Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,

Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois,

N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?

Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ;

Ces vents, depuis trois mois enchaînés sur nos têtes,

D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.

Mais parmi tant d’honneurs, vous êtes homme enfin :

Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,

Ne vous a point promis un bonheur sans mélange[33].

Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés

Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez[34] ?

Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?

Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ?

Qu’est-ce qu’on vous écrit ? Daignez, m’en avertir.

AGAMEMNON.

Non, tu ne mourras point, je n’y puis consentir.

ARCAS.

Seigneur...

AGAMEMNON.

Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause,

Et juge s’il est temps, ami, que je repose.

Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés

Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés.

Nous partions ; et déjà, par mille cris de joie,

Nous menacions de loin les rivages de Troie.

Un prodige étonnant fit taire ce transport :

Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.

Il fallut s’arrêter, et la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile.

Ce miracle inouï me fit tourner les yeux

Vers la divinité qu’on adore en ces lieux.

Suivi de Ménélas, de Nestor, et d’Ulysse[35],

J’offris sur ses[36] autels un secret sacrifice.

Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas,

Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas !

« Vous armez contre Troie une puissance vaine,

Si dans un sacrifice auguste et solennel

Une fille du sang d’Hélène[37]

De Diane en ces lieux n’ensanglante l’autel.

Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,

Sacrifiez Iphigénie. »

ARCAS.

Votre fille !

AGAMEMNON.

Surpris, comme tu peux penser,

Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.

Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage

Que par mille sanglots qui se firent passage.

Je condamnai les Dieux, et sans plus rien ouïr.

Fis vœu sur leurs autels de leur désobéir.

Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée ?

Je voulais sur-le-champ congédier l’armée[38].

Ulysse en apparence approuvant mes discours,

De ce premier torrent laissa passer le cours.

Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie,

Il me représenta l’honneur et la patrie,

Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,

Et l’empire d’Asie à la Grèce promis :

De quel front immolant tout l’État à ma fille,

Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille !

Moi-même (je l’avoue avec quelque pudeur),

Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,

Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce,

Chatouillaient de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.

Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits,

Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis,

Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,

Me venaient reprocher ma pitié sacrilège,

Et présentant la foudre à mon esprit confus,

Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.

Je me rendis, Arcas ; et vaincu par Ulysse,

De ma fille, en pleurant, j’ordonnai le supplice.

Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher.

Quel funeste artifice il me fallut chercher !

D’Achille, qui l’aimait, j’empruntai le langage.

J’écrivis en Argos[39], pour hâter ce voyage,

Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,

Voulait revoir ma fille, et partir son époux[40].

Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ?

Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,

Ce héros, qu’armera l’amour et la raison,

Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom[41] ?

Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ?

AGAMEMNON.

Achille était absent ; et son père Pelée,

D’un voisin ennemi redoutant les efforts[42],

L’avait, tu t’en souviens, rappelé de ces bords ;

Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,

Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.

Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?

Achille va combattre, et triomphe en courant ;

Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée,

Hier avec la nuit arriva dans l’armée.

Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras.

Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas ;

Qui loin de soupçonner un arrêt si sévère,

Peut-être s’applaudit des bontés de son père.

Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si saints,

Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains.

Je plains mille vertus, une amour mutuelle,

Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,

Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer,

Et que j’avais promis de mieux récompenser.

Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice

Approuve la fureur de ce noir sacrifice.

Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver ;

Et tu me punirais si j’osais l’achever.

Arcas, je t’ai choisi pour cette confidence :

Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.

La Reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,

T’a placé dans le rang que tu tiens près de moi[43].

Prends cette lettre, cours au-devant de la Reine,

Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycène.

Dès que tu la verras, défends-lui d’avancer,

Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.

Mais ne t’écarte point : prends un fidèle guide[44].

Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide,

Elle est morte. Calchas, qui l’attend en ces lieux,

Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux ;

Et la religion, contre nous irritée,

Par les timides Grecs sera seule écoutée.

Ceux même dont ma gloire aigrit l’ambition

Réveilleront leur brigue et leur prétention

M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse...

Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.

Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,

Découvrir à ses yeux mon funeste secret.

Que, s’il se peut, ma fille, à jamais abusée,

Ignore à quel péril je l’avais exposée.

D’une mère en fureur épargne-moi les cris ;

Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris[45].

Pour renvoyer la fille, et la mère offensée,

Je leur écris qu’Achille a changé de pensée,

Et qu’il veut désormais jusques à son retour

Différer cet hymen que pressait son amour.

Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille

On accuse en secret cette jeune Ériphile

Que lui-même captive amena de Lesbos,

Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos.

C’est leur en dire assez : le reste, il le faut taire.

Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire[46] ;

Déjà même l’on entre, et j’entends quelque bruit.

C’est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit.

 

 

Scène II

 

AGAMEMNON, ACHILLE, ULYSSE

 

AGAMEMNON.

Quoi ? Seigneur, se peut-il que d’un cours si rapide

La victoire vous ait ramené dans l’Aulide ?

D’un courage naissant sont-ce là les essais ?

Quels triomphes suivront de si nobles succès !

La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,

Lesbos même conquise[47] en attendant l’armée,

De toute autre valeur éternels monuments,

Ne sont d’Achille oisif que les amusements[48].

ACHILLE.

Seigneur, honorez moins une faible conquête ;

Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête

Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité

Par le prix glorieux dont vous l’avez flatte !

Mais cependant, Seigneur, que faut-il que je croie

D’un bruit qui me surprend et me comble de joie ?

Daignez-vous avancer le succès de mes vœux ?

Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?

On dit qu’Iphigénie, en ces lieux amenée,

Doit bientôt à son sort unir ma destinée.

AGAMEMNON.

Ma fille ? Qui vous dit qu’on la doit amener ?

ACHILLE.

Seigneur, qu’a donc ce bruit qui vous doive[49] étonner ?

AGAMEMNON, à Ulysse.

Juste ciel ! saurait-il mon funeste artifice ?

ULYSSE.

Seigneur, Agamemnon s’étonne avec justice.

Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?

Ô ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous ?

Tandis qu’à nos vaisseaux la mer toujours fermée

Trouble toute la Grèce et consume l’armée ;

Tandis que pour fléchir l’inclémence des Dieux[50].

Il faut du sang peut-être, et du plus précieux,

Achille seul, Achille à son amour s’applique ?

Voudrait-il insulter à la crainte publique,

Et que le chef des Grecs, irritant les destins,

Préparât d’un hymen la pompe et les festins ?

Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie

Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie ?

ACHILLE.

Dans les champs phrygiens les effets feront foi

Qui la chérit le plus, ou d’Ulysse ou de moi.

Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle :

Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.

Remplissez les autels d’offrandes et de sang ;

Des victimes vous-même interrogez le flanc ;

Du silence des vents demandez-leur la cause ;

Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,

Souffrez, Seigneur, souffrez que je coure hâter

Un hymen dont les Dieux ne sauraient s’irriter.

Transporté dune ardeur qui ne peut être oisive,

Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive.

J’aurais trop de regret si quelque autre guerrier

Au rivage troyen descendait le premier.

AGAMEMNON.

Ô ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie

Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ?

N’aurai-je vu briller cette noble chaleur

Que pour m’en retourner avec plus de douleur ?

ULYSSE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends[51] ?

ACHILLE.

Seigneur, qu’osez-vous dire ?

AGAMEMNON.

Qu’il faut, princes, qu’il faut que chacun se retire ;

Que d’un crédule espoir trop longtemps abusés,

Nous attendons les vents qui nous sont refusés.

Le ciel protège Troie ; et par trop de présages

Son courroux nous défend d’en chercher les passages[52].

ACHILLE.

Quels présages affreux nous marquent son courroux ?

AGAMEMNON.

Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous.

Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête

Les Dieux ont d’Ilion attaché la conquête ;

Mais on sait que pour prix d’un triomphe si beau,

Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau ;

Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée,

Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.

ACHILLE.

Ainsi, pour vous venger tant de rois assemblés

D’un opprobre éternel retourneront comblés ;

Et Paris, couronnant son insolente flamme,

Retiendra sans péril la sœur de votre femme !

AGAMEMNON.

Hé quoi ? votre valeur, qui nous a devancés,

N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?

Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,

Épouvantent encor toute la mer Égée.

Troie en a vu la flamme ; et jusque dans ses ports,

Les flots en ont poussé le débris et les morts.

Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène

Que vous avez captive envoyée à Mycène[53].

Car, je n’en doute point, cette jeune beauté

Garde en vain un secret que trahit sa fierté ;

Et son silence même, accusant sa noblesse,

Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse.

ACHILLE.

Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux.

Vous lisez de trop loin dans les secrets des Dieux.

Moi, je m’arrêterais à de vaines menaces ?

Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces ?

Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit[54],

Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit :

Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,

Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.

Mais puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,

Voudrais-je, de la terre inutile fardeau[55],

Trop avare d’un sang reçu d’une déesse,

Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;

Et toujours de la gloire évitant le sentier,

Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier[56] ?

Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;

L’honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles[57].

Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;

Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?

Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux- mêmes ;

Et laissant faire au sort, courons où la valeur

Nous promet un destin aussi grand que le leur.

C’est à Troie, et j’y cours ; et quoi qu’on me prédise,

Je ne demande aux Dieux qu’un vent qui m’y conduise ;

Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,

Patrocle et moi, Seigneur, nous irons vous venger[58].

Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre ;

Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre.

Je ne vous presse plus d’approuver les transports

D’un amour qui m’allait éloigner de ces bords :

Ce même amour, soigneux de votre renommée,

Veut qu’ici mon exemple encourage l’armée,

Et me défend surtout de vous abandonner

Aux timides conseils qu’on ose vous donner.

 

 

Scène III

 

AGAMEMNON, ULYSSE

 

ULYSSE.

Seigneur, vous entendez : quelque prix qu’il en coûte,

Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.

Nous craignions son amour ; et lui-même aujourd’hui

Par une heureuse erreur nous arme contre lui.

AGAMEMNON.

Hélas !

ULYSSE.

De ce soupir que faut-il que j’augure ?

Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?

Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ?

Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler ?

Songez-y. Vous devez votre fille à la Grèce.

Vous nous l’avez promise ; et sur cette promesse,

Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,

Leur a prédit des vents l’infaillible retour.

À ses prédictions si l’effet est contraire,

Pensez-vous que Calchas continue à se taire ;

Que ses plaintes, qu’en vain vous voudrez apaiser,

Laissent mentir les Dieux sans vous en accuser ?

Et qui sait ce qu’aux Grecs, frustrés de leur victime,

Peut permettre un courroux qu’ils croiront légitime ?

Gardez-vous de réduire un peuple furieux,

Seigneur, à prononcer entre vous et les Dieux.

N’est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante

Nous a tous appelés aux campagnes du Xante ;

Et qui de ville en ville attestiez les serments

Que d’Hélène autrefois firent tous les amants,

Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère,

La demandaient en foule à Tyndare son père ?

De quelque heureux époux que l’on dût faire choix,

Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits ;

Et si quelque insolent lui volait sa conquête,

Nos mains du ravisseur lui promirent la tête[59].

Mais sans vous, ce serment que l’amour a dicté,

Libres de cet amour, l’aurions-nous respecté ?

Vous seul, nous arrachant à de nouvelles flammes,

Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.

Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux,

L’honneur de vous venger brille seul à nos yeux ;

Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage,

Vous reconnaît l’auteur de ce fameux ouvrage ;

Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,

Sont prêts, pour vous servir, de verser tout leur sang,

Le seul Agamemnon, refusant la victoire,

N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ?

Et dès le premier pas se laissant effrayer,

Ne commande les Grecs que pour les renvoyer ?

AGAMEMNON.

Ah ! Seigneur, qu’éloigné du malheur qui m’opprime,

Votre cœur aisément se montre magnanime !

Mais que si vous voyez[60] ceint du bandeau mortel

Votre fils Télémaque approcher de l’autel,

Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,

Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,

Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,

Et courir vous jeter entre Calchas et lui[61] !

Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole ;

Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole.

Mais malgré tous mes soins, si son heureux destin

La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin,

Souffrez que sans presser ce barbare spectacle,

En faveur de mon sang j’explique cet obstacle,

Que j’ose pour ma fille accepter le secours

De quelque Dieu plus doux qui veille sur ses jours.

Vos conseils sur mon cœur n’ont eu que trop d’empire :

Et je rougis...

 

 

Scène IV

 

AGAMEMNON, ULYSSE, EURYBATE

 

EURYBATE.

Seigneur...

AGAMEMNON.

Ah ! que vient-on me dire ?

EURYBATE.

La Reine, dont ma course a devancé les pas,

Va remettre bientôt sa fille entre vos bras.

Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée

Dans ces bois qui du camp semblent cacher l’entrée.

À peine nous avons, dans leur obscurité,

Retrouvé le chemin que nous avions quitté[62].

AGAMEMNON.

Ciel !

EURYBATE.

Elle amène aussi cette jeune Ériphile,

Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille,

Et qui de son destin, qu’elle ne connaît pas,

Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.

Déjà de leur abord la nouvelle est semée ;

Et déjà de soldats une foule charmée,

Surtout d’Iphigénie admirant la beauté,

Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité.

Les uns avec respect environnaient la Reine ;

D’autres me demandaient le sujet qui l’amène.

Mais tous ils confessaient que si jamais les Dieux

Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux,

Également comblé de leurs faveurs secrètes,

Jamais père ne fut plus heureux que vous l’êtes[63].

AGAMEMNON.

Eurybate, il suffit. Vous pouvez nous laisser.

Le reste me regarde, et je vais y penser[64].

 

 

Scène V

 

AGAMEMNON, ULYSSE

 

AGAMEMNON.

Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance,

Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !

Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,

Par des larmes au moins soulager ma douleur !

Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes

Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,

Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins ;

Et les plus malheureux osent pleurer le moins[65] !

ULYSSE.

Je suis père, Seigneur. Et faible comme un autre[66],

Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ;

Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,

Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer.

Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime :

Les Dieux ont à Calchas amené leur victime.

Il le sait, il l’attend ; et s’il la voit tarder,

Lui-même à haute voix viendra la demander.

Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre

Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre,

Pleurez ce sang, pleurez ; ou plutôt, sans pâlir,

Considérez l’honneur qui doit en rejallir[67].

Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames.

Et la perfide Troie abandonnée aux flammes.

Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,

Hélène par vos mains rendue à son époux.

Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées

Dans cette même Aulide avec vous retournées,

Et ce triomphe heureux qui s’en va devenir

L’éternel entretien des siècles à venir.

AGAMEMNON.

Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance[68].

Je cède, et laisse aux Dieux opprimer l’innocence.

La victime bientôt marchera sur vos pas.

Allez. Mais cependant faites taire Calchas ;

Et m’aidant à cacher ce funeste mystère,

Laissez-moi de l’autel écarter une mère.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉRIPHILE, DORIS

 

ÉRIPHILE.

Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous ;

Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux ;

Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie,

Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.

DORIS.

Quoi, Madame ? toujours irritant vos douleurs,

Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?

Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive,

Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive.

Mais dans le temps fatal que repassant les flots

Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos ;

Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide,

Vous voyez[69] devant vous ce vainqueur homicide,

Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,

À pleurer vos malheurs étaient moins occupés.

Maintenant tout vous rit : l’aimable Iphigénie

D’une amitié sincère avec vous est unie ;

Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ;

Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.

Vous vouliez voir l’Aulide où son père l’appelle,

Et l’Aulide vous voit arriver avec elle.

Cependant, par un sort que je ne conçois pas,

Votre douleur redouble et croît à chaque pas.

ÉRIPHILE.

Hé quoi ? te semble-t-il que la triste Ériphile

Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?

Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir

À l’aspect d’un bonheur dont je ne puis jouir ?

Je vois Iphigénie entre les bras d’un père ;

Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère ;

Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,

Remise dès l’enfance en des bras étrangers,

Je reçus et je vois le jour que je respire,

Sans que mère ni père ait daigné me sourire[70].

J’ignore qui je suis ; et pour comble d’horreur,

Un oracle effrayant m’attache à mon erreur,

Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître,

Me dit que sans périr je ne nie puis connaître[71].

 

DORIS.

Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.

Un oracle toujours se plaît à se cacher :

Toujours avec un sens il en présente un autre.

En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.

C’est là tout le danger que vous pouvez courir,

Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr.

Songez que votre nom fut changé dès l’enfance.

ÉRIPHILE.

Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance ;

Et ton père, du reste infortuné témoin,

Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.

Hélas ! dans cette Troie où j’étais attendue,

Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue ;

J’allais, en reprenant et mon nom et mon rang,

Des plus grands rois en moi reconnaître le sang.

Déjà je découvrais cette fameuse ville.

Le ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille :

Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ;

Ton père, enseveli dans la foule des morts

Me laisse dans les fers à moi-même inconnue ;

Et de tant de grandeurs dont j’étais prévenue,

Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver

Que la fierté d’un sang que je ne puis prouver.

DORIS.

Ah ! que perdant, Madame, un témoin si fidèle,

La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle !

Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,

Qui des secrets des Dieux fut toujours informé.

Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître,

Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être[72].

Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?

Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.

Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,

Vous va sous son appui présenter un asile.

Elle vous l’a promis et juré devant moi[73],

Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.

ÉRIPHILE.

Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste,

Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?

DORIS.

Quoi, Madame ?

ÉRIPHILE.

Tu vois avec étonnement

Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.

Écoute, et tu te vas étonner que je vive.

C’est peu d’être étrangère, inconnue et captive :

Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,

Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,

Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,

Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,

De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux,

Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

DORIS.

Ah ! que me dites-vous ?

ÉRIPHILE.

Je me flattais sans cesse

Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse.

Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours,

Et te parle une fois, pour se taire toujours.

Ne me demande point sur quel espoir fondée

De ce fatal amour je me vis possédée.

Je n’en accuse point quelques feintes douleurs

Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs.

Le ciel s’est fait, sans doute, une joie inhumaine

À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.

Rappellerai-je encor le souvenir affreux

Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?

Dans les cruelles mains par qui je fus ravie

Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.

Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté[74] ;

Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,

Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage

Craignais de rencontrer l’effroyable visage.

J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,

Et toujours détournant ma vue avec horreur.

Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ;

Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;

Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;

J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.

Je me laissai conduire à cet aimable guide.

Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.

Iphigénie en vain s’offre à me protéger,

Et me tend une main prompte à me soulager :

Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !

Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée

Que pour m’armer contre elle, et sans me découvrir,

Traverser son bonheur que je ne puis souffrir.

DORIS.

Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?

Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,

Éviter les tourments que vous venez chercher,

Et combattre des feux contraints de se cacher ?

ÉRIPHILE.

Je le voulais, Doris. Mais quelque triste image

Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,

Au sort qui me traînait il fallut consentir :

Une secrète voix m’ordonna de partir,

Me dit qu’offrant ici ma présence importune,

Peut-être j’y pourrais porter mon infortune ;

Que peut-être approchant ces amants trop heureux,

Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.

Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience

D’apprendre à qui je dois une triste naissance.

Ou plutôt leur hymen nie servira de loi.

S’il s’achève, il suffit : tout est fini pour moi.

Je périrai, Doris ; et par une mort prompte,

Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,

Sans chercher des parents si longtemps ignorés,

Et que ma folle amour a trop déshonorés.

DORIS.

Que je vous plains, Madame ! et que la tyrannie[75]... !

ÉRIPHILE.

Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.

 

 

Scène II

 

AGAMEMNON, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS

 

IPHIGÉNIE.

Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements

Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?

À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?

Mon respect a fait place aux transports de la Reine.

Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?

Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?

Ne puis-je...

AGAMEMNON.

Hé bien ! ma fille, embrassez votre père,

Il vous aime toujours.

IPHIGÉNIE.

Que cette amour m’est chère !

Quel plaisir de vous voir et de vous contempler

Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !

Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée

Par d’étonnants récits m’en avait informée ;

Mais que voyant de près ce spectacle charmant,

Je sens croître ma joie et mon étonnement !

Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !

Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !

AGAMEMNON.

Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

IPHIGÉNIE.

Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?

À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?

J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.

AGAMEMNON[76].

Grands Dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?

IPHIGÉNIE.

Vous vous cachez, Seigneur, et semblez soupirer ;

Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine[77].

Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?

AGAMEMNON.

Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux.

Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.

D’un soin cruel ma joie est ici combattue[78].

IPHIGÉNIE.

Hé ! mon père, oubliez votre rang à ma vue[79].

Je prévois la rigueur d’un long éloignement.

N’osez-vous sans rougir être père un moment ?

Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse

À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse.

Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,

J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.

Que va-t-elle penser de votre indifférence ?

Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?

N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis[80] ?

AGAMEMNON.

Ah ! ma fille !

IPHIGÉNIE.

Seigneur, poursuivez.

AGAMEMNON.

Je ne puis.

IPHIGÉNIE.

Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

AGAMEMNON.

Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes[81].

IPHIGÉNIE.

Les Dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !

AGAMEMNON.

Les Dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

IPHIGÉNIE.

Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.

AGAMEMNON.

Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

IPHIGÉNIE.

L’offrira-t-on bientôt ?

AGAMEMNON.

Plus tôt que je ne veux.

IPHIGÉNIE.

Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?

Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?

AGAMEMNON.

Hélas !

IPHIGÉME.

Vous vous taisez ?

AGAMEMNON.

Vous y serez, ma fille[82].

Adieu.

 

 

Scène III

 

IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS

 

IPHIGÉNIE.

De cet accueil que dois-je soupçonner ?

Dune secrète horreur je me sens frissonner.

Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore.

Justes Dieux, vous savez pour qui je vous implore.

ÉRIPHILE.

Quoi ? parmi tous les soins qui doivent l’accabler,

Quelque froideur suffit pour vous faire trembler ?

Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée,

Moi, qui de mes parents toujours abandonnée,

Étrangère partout, n’ai pas même en naissant

Peut-être reçu d’eux un regard caressant !

Du moins, si vos respects sont rejetés d’un père,

Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère ;

Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,

Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés ?

IPHIGÉNIE.

Je ne m’en défends point : mes pleurs, belle Ériphile,

Ne tiendraient[83] pas longtemps contre les soins d’Achille ;

Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,

Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.

Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?

Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience,

Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,

Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher,

S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue

Qu’avec tant de transports je croyais attendue ?

Pour moi, depuis deux jours qu’approchant de ces lieux,

Leur aspect souhaité se découvre à nos veux,

Je l’attendais partout ; et d’un regard timide

Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,

Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi,

Et je demande Achille à tout ce que je voi.

Te viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue.

Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue ;

Lui seul ne paraît point. Le triste Agamemnon

Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.

Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ?

Trouverai-je l’amant glacé comme le père ?

Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour

Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l’amour ?

Mais non : c’est l’offenser par d’injustes alarmes.

C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes.

Il n’était point à Sparte entre tous ces amants

Dont le père d’Hélène a reçu les serments :

Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,

S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole ;

Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,

Il veut même y porter le nom de mon époux.

 

 

Scène IV

 

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS

 

CLYTEMNESTRE.

Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,

Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.

Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait

Votre père ait paru nous revoir à regret.

Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,

Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.

Arcas s’est vu trompé par notre égarement,

Et vient de me la rendre en ce même moment.

Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée.

Pour votre hymen Achille a changé de pensée,

Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,

Jusques à son retour il veut le retarder.

ÉRIPHILE.

Qu’entends-je ?

CLYTEMNESTRE.

Je vous vois rougir de cet outrage.

Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.

Moi-même, de l’ingrat approuvant le dessein,

Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main ;

Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,

Vous donnait avec joie au fils d’une déesse.

Mais puisque désormais son lâche repentir

Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir,

Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,

Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.

Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,

Que vos vœux de son cœur attendent le retour ?

Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.

J’ai fait de mon dessein avertir votre père ;

Je ne l’attends ici que pour m’en séparer ;

Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.

À Ériphile.

Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre ;

En de plus chères mains ma retraite vous livre.

De vos desseins secrets on est trop éclairci ;

Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.

 

 

Scène V

 

IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS

 

IPHIGÉNIE.

En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !

Pour mon hymen Achille a changé de pensée ?

Il me faut sans honneur retourner sur mes pas,

Et vous cherchez, ici quelque autre que Calchas ?

ÉRIPHILE.

Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.

IPHIGÉNIE.

Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.

Le sort injurieux me ravit un époux ;

Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?

Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ;

Me verra-t-on sans vous partir avec la Reine ?

ÉRIPHILE.

Je voulais voir Calchas avant que de partir.

IPHIGÉNIE.

Que tardez-vous, Madame, à le faire avertir ?

ÉRIPHILE.

D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

IPHIGÉNIE.

Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.

Mais, Madame, je vois que c’est trop vous presser ;

Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser :

Achille... Vous brûlez que je ne sois partie.

ÉRIPHILE.

Moi ? vous me soupçonnez de cette perfidie ?

Moi, j’aimerais, Madame, un vainqueur furieux,

Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux.

Qui la flamme à la main, et de meurtres avide,

Mit en cendres Lesbos...

IPHIGÉNIE.

Oui, vous l’aimez, perfide.

Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,

Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,

Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,

Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme ;

Et loin d’en détester le cruel souvenir,

Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.

Déjà plus d’une fois, dans vos plaintes forcées,

J’ai du voir et j’ai vu le fond de vos pensées.

Mais toujours sur mes veux ma facile bonté

A remis le bandeau que j’avais écarté.

Vous l’aimez. Que faisais-je ? et quelle erreur fatale

M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale ?

Crédule, je l’aimais. Mon cœur même aujourd’hui

De son parjure amant lui promettent l’appui.

Voilà donc le triomphe où j’étais amenée.

Moi-même à votre char je me suis enchaînée.

Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés,

Et la perte d’un cœur que vous me ravissez.

Mais que sans m’avertir du piège qu’on me dresse,

Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce

L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner,

Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?

ÉRIPHILE.

Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,

Madame : on ne m’a pas instruite à les entendre ;

Et les Dieux, contre moi dès longtemps indignés,

À mon oreille encor les avaient épargnés.

Mais il faut des amants excuser l’injustice.

Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?

Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon

Achille préférât une fille sans nom,

Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,

C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?

IPHIGÉNIE.

Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.

Je n’avais pas encor senti tout mon malheur ;

Et vous ne comparez votre exil et ma gloire

Que pour mieux relever votre injuste victoire.

Toutefois vos transports sont trop précipités.

Ce même Agamemnon à qui vous insultez,

Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime,

Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.

Mes larmes par avance avaient su le toucher ;

J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.

Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,

J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !

 

 

Scène VI

 

ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS

 

ACHILLE.

Il est donc vrai, Madame, et c’est vous que je vois.

Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.

Vous en Aulide ? vous ? Hé ! qu’y venez-vous faire ?

D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire ?

IPHIGÉNIE.

Seigneur, rassurez-vous. Vos vœux seront contents.

Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.

 

 

Scène VII

 

ACHILLE, ÉRIPHILE, DORIS

 

ACHILLE.

Elle me fuit ! Veillé-je ? ou n’est-ce point un songe ?

Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !

Madame, je ne sais si, sans vous irriter,

Achille devant vous pourra se présenter ;

Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,

Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,

Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ;

Vous savez...

ÉRIPHILE.

Quoi ? Seigneur, ne le savez-vous pas,

Vous qui depuis un mois, brûlant sur ce rivage,

Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?

ACHILLE.

De ce même rivage absent depuis un mois,

Je le revis hier pour la première fois[84].

ÉRIPHILE.

Quoi ? lorsqu’Agamemnon écrivait à Mycène,

Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?

Quoi ? vous qui de sa fille adoriez les attraits...

ACHILLE.

Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,

Madame ; et si l’effet eût suivi ma pensée,

Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.

Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?

Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.

Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,

De leur vaine éloquence employant l’artifice,

Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer

Que si j’en crois ma gloire, il y faut renoncer.

Quelle entreprise ici pourrait être formée ?

Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ?

Entrons. C’est un secret qu’il leur faut arracher[85].

 

 

Scène VIII

 

ÉRIPHILE, DORIS

 

ÉRIPHILE.

Dieux, qui voyez ma bonté, où me dois-je cacher ?

Orgueilleuse rivale, on t’aime, et tu murmures ?

Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?

Ah ! plutôt... Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,

Ou sur eux quelque orage est tout prêt d’éclater.

J’ai des veux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille.

On trompe Iphigénie ; on se cache d’Achille ;

Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;

Et si le sort contre elle à ma haine se joint,

Je saurai profiter de cette intelligence

Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE

 

CLYTEMNESTRE.

Oui, Seigneur, nous partions ; et mon juste courroux

Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous.

Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.

Mais lui-même, étonné d’une fuite si prompte,

Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,

Vient-il de me convaincre et de nous arrêter !

Il presse cet hymen qu’on prétend qu’il diffère,

Et vous cherche, brûlant d’amour et de colère :

Prêt d’imposer silence à ce bruit imposteur,

Achille en veut connaître et confondre l’auteur.

Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.

AGAMEMNON.

Madame, c’est assez. Je consens qu’on le croie.

Je reconnais l’erreur qui nous avait séduits,

Et ressens votre joie autant que je le puis.

Vous voulez que Calchas l’unisse à ma famille :

Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille ;

Je l’attends. Mais avant que de passer plus loin,

J’ai voulu vous parler un moment sans témoin.

Vous voyez en quels lieux vous l’avez amenée :

Tout y ressent la guerre, et non point l’hyménée.

Le tumulte d’un camp, soldats et matelots,

Un autel hérissé de dards, de javelots,

Tout ce spectacle enfin, pompe digne d’Achille,

Pour attirer vos yeux n’est point assez tranquille ;

Et les Grecs y verraient l’épouse de leur roi

Dans un état indigne et de vous et de moi.

M’en croirez-vous ? Laissez, de vos femmes suivie,

À cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie.

CLYTEMNESTRE.

Qui ? moi ? que remettant ma fille en d’autres bras,

Ce que j’ai commencé, je ne l’achève pas ?

Qu’après l’avoir d’Argos amenée en Aulide,

Je refuse à l’autel de lui servir de guide ?

Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ?

Et qui présentera ma fille à son époux ?

Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?

AGAMEMNON.

Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée.

Vous êtes dans un camp...

CLYTEMNESTRE.

Où tout vous est soumis ;

Où le sort de l’Asie en vos mains est remis ;

Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière ;

Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère.

Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur

Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ?

AGAMEMNON.

Madame, au nom des dieux auteurs de notre race,

Daignez à mon amour accorder cette grâce.

J’ai mes raisons.

CLYTEMNESTRE.

Seigneur, au nom des mêmes dieux,

D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux.

Daignez ne point ici rougir de ma présence.

AGAMEMNON.

J’avais plus espéré de votre complaisance.

Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir,

Puisqu’enfin ma prière a si peu de pouvoir,

Vous avez entendu ce que je vous demande,

Madame : je le veux, et je vous le commande.

Obéissez[86].

 

 

Scène II

 

GLYTEMNESTRE, seule

 

D’où vient que d’un soin si cruel

L’injuste Agamemnon m’écarte de l’autel ?

Fier de son nouveau rang m’ose-t-il méconnaître ?

Me croit-il à sa suite indigne de paraître ?

Ou de l’empire encor timide possesseur,

N’oserait-il d’Hélène ici montrer la sœur ?

Et pourquoi me cacher ? et par quelle injustice

Faut-il que sur mon front sa honte rejallisse[87] ?

Mais n’importe : il le veut, et mon cœur s’y résout.

Ma fille, ton bonheur me console de tout.

Le ciel te donne Achille ; et ma joie est extrême

De t’entendre nommer Mais le voici lui-même.

 

 

Scène III

 

ACHILLE, CLYTEMNESTRE

 

ACHILLE.

Tout succède, Madame, à mon empressement.

Le Roi n’a point voulu d’autre éclaircissement ;

Il en croit mes transports ; et sans presque m’entendre,

Il vient, en m’embrassant, de m’accepter pour gendre.

Il ne m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté

Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?

Les Dieux vont s’apaiser. Du moins Calchas publie

Qu’avec eux, dans une heure, il nous réconcilie ;

Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer,

N’attendent que le sang que sa main va verser.

Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie,

Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.

Pour moi, quoique le ciel, au gré de mon amour,

Dût encore des vents retarder le retour,

Que je quitte à regret la rive fortunée

Où je vais allumer les flambeaux d’hyménée[88],

Puis-je ne point chérir l’heureuse occasion

D’aller du sang troyen sceller notre union,

Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie,

Le déshonneur d’un nom à qui le mien s’allie ?

 

 

Scène IV

 

ACHILLE, GLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS, ÆGINE.

 

ACHILLE.

Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous.

Votre père à l’autel vous destine un époux :

Venez y recevoir un cœur qui vous adore.

IPHIGÉNIE.

Seigneur, il n’est pas temps que nous partions encore.

La Reine permettra que j’ose demander

Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder.

Je viens vous présenter une jeune princesse.

Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.

De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ;

Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.

Moi-même (où m’emportait une aveugle colère ?)

J’ai tantôt, sans respect, affligé sa misère.

Que ne puis-je aussi bien, par d’utiles secours,

Réparer promptement mes injustes discours ?

Je lui prête ma voix, je ne puis davantage.

Vous seul pouvez, Seigneur, détruire votre ouvrage.

Elle est votre captive ; et ses fers que je plains,

Quand vous l’ordonnerez, tomberont de ses mains.

Commencez donc par là cette heureuse journée.

Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée.

Montrez que je vais suivre au pied de nos autels

Un roi qui non content d’effrayer les mortels,

À des embrasements ne borne point sa gloire,

Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,

Et par les malheureux quelquefois désarmé,

Sait imiter en tout les dieux qui l’ont formé.

ÉRIPHILE.

Oui, Seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.

La guerre dans Lesbos me fit votre captive.

Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux,

Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.

ACHILLE.

Vous, Madame ?

ÉRIPHILE.

Oui, Seigneur ; et sans compter le reste,

Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste

Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs

De la félicité de mes persécuteurs ?

J’entends de toutes parts menacer ma patrie ;

Je vois marcher contre elle une armée en furie ;

Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer,

Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer.

Souffrez que loin du camp et loin de votre vue,

Toujours infortunée et toujours inconnue,

J’aille cacher un sort si digne de pitié,

Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.

ACHILLE.

C’est trop, belle princesse. Il ne faut que nous suivre.

Venez, qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre ;

Et que le doux moment de ma félicité

Soit le moment heureux de votre liberté.

 

 

Scène V

 

CLYTEMNESTRE, ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, ARGAS, ÆGINE, DORIS

 

ARCAS.

Madame, tout est prêt pour la cérémonie.

Le Roi près de l’autel attend Iphigénie ;

Je viens la demander. Ou plutôt contre lui,

Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.

ACHILLE.

Arcas, que dites-vous ?

CLYTEMNESTRE.

Dieux ! que vient-il m’apprendre ?

ARCAS, à Achille.

Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.

ACHILLE.

Contre qui ?

ARCAS.

Je le nomme et l’accuse à regret.

Autant que je l’ai pu, j’ai gardé son secret.

Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête[89].

Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,

Il faut parler.

CLYTEMNESTRE.

Je tremble. Expliquez-vous, Arcas.

ACHILLE.

Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas[90].

ARCAS.

Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère :

Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père.

CLYTEMNESTRE.

Pourquoi le craindrons-nous ?

ACHILLE.

Pourquoi m’en défier ?

ARCAS.

Il l’attend à l’autel pour la sacrifier[91].

ACHILLE.

Lui !

CLYTEMNESTRE.

Sa fille !

IPHIGÉNIE.

Mon père !

ÉRIPHILE.

Ô ciel ! quelle nouvelle !

ACHILLE.

Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ?

Ce discours sans horreur se peut-il écouter ?

ARCAS.

Ah ! Seigneur, plût au ciel que je pusse en douter !

Par la voix de Calchas l’oracle la demande ;

De toute autre victime il refuse l’offrande ;

Et les Dieux, jusque-là protecteurs de Paris,

Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix.

CLYTEMNESTRE.

Les Dieux ordonneraient un meurtre abominable ?

IPHIGÉNIE.

Ciel ! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable ?

CLYTEMNESTRE.

Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel

Qui m’avait interdit l’approche de l’autel.

IPHIGÉNIE, à Achille.

Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée !

ARCAS.

Le Roi, pour vous tromper, feignait cet hyménée[92].

Tout le camp même encore est trompé comme vous.

CLYTEMNESTRE.

Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux.

ACHILLE, la relevant.

Ah ! Madame.

CLYTEMNESTRE.

Oubliez une gloire importune ;

Ce triste abaissement convient à ma fortune.

Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir,

Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.

C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée ;

Dans cet heureux espoir je l’avais élevée.

C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;

Et votre nom, Seigneur, l’a conduite à la mort[93].

Ira-t-elle, des Dieux implorant la justice,

Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?

Elle n’a que vous seul. Vous êtes en ces lieux

Son père[94], son époux, son asile, ses Dieux[95].

Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.

Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse.

Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter.

À mon perfide époux je cours me présenter.

Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime.

Il faudra que Calchas cherche une autre victime.

Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups,

Ma fille, ils pourront bien m immoler avant vous.

 

 

Scène VI

 

ACHILLE, IPHIGÉNIE

 

ACHILLE.

Madame, je me tais, et demeure immobile.

Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ?

Une mère pour vous croit devoir me prier ?

Une reine à mes pieds se vient humilier ?

Et me déshonorant par d’injustes alarmes,

Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes ?

Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ?

Ah ! sans doute on s’en peut reposer sur ma foi.

L’outrage me regarde ; et quoi qu’on entreprenne,

Je réponds d’une vie où j’attache la mienne.

Mais ma juste douleur va plus loin m’engager.

C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger,

Et punir à la fois le cruel stratagème

Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même[96].

IPHIGÉNIE.

Ah ! demeurez, Seigneur, et daignez m’écouter.

ACHILLE.

Quoi ? Madame, un barbare osera m’insulter ?

Il voit que de sa sœur je cours venger l’outrage ;

Il sait que le premier lui donnant mon suffrage,

Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ;

Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,

Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire,

Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire,

Content et glorieux du nom de votre époux,

Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous.

Cependant aujourd’hui, sanguinaire, parjure[97],

C’est peu de violer l’amitié, la nature,

C’est peu que de vouloir, sous un couteau mortel,

Me montrer votre cœur fumant sur un autel :

D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice,

Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ?

Que ma crédule main conduise le couteau ?

Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau ?

Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,

Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ?

Quoi donc ? à leur fureur livrée en ce moment

Vous iriez à l’autel me chercher vainement ;

Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée,

En accusant mon nom qui vous aurait trompée ?

Il faut de ce péril, de cette trahison,

Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.

À l’honneur d’un époux vous-même intéressée,

Madame, vous devez approuver ma pensée.

Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser

Apprenne de quel nom il osait abuser.

IPHIGÉNIE.

Hélas ! si vous m’aimez, si pour grâce dernière

Vous daignez d’une amante écouter la prière,

C’est maintenant, Seigneur, qu’il faut me le prouver.

Car enfin ce cruel, que vous allez braver,

Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,

Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.

ACHILLE.

Lui, votre père ? Après son horrible dessein,

Je ne le connais plus que pour votre assassin.

IPHIGÉNIE.

C’est mon père, Seigneur, je vous le dis encore,

Mais un père que j’aime, un père que j’adore,

Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour

Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour.

Mon cœur, dans ce respect élevé dès l’enfance,

Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense.

Et loin d’oser ici, par un prompt changement,

Approuver la fureur de votre emportement,

Loin que par mes discours je l’attise moi-même,

Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime,

Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux

Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux.

Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain et barbare

Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ?

Quel père de son sang se plaît à se priver ?

Pourquoi me perdrait-il s’il pouvait me sauver ?

J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre.

Faut-il le condamner avant que de l’entendre ?

Hélas ! de tant d’horreurs son cœur déjà troublé

Doit-il de votre haine être encore accablé ?

ACHILLE.

Quoi ? Madame, parmi tant de sujets de crainte.

Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte ?

Un cruel (comment puis-je autrement l’appeler ?

Par la main de Calchas s’en va vous immoler ;

Et lorsqu’à sa fureur j’oppose ma tendresse,

Le soin de son repos est le seul qui vous presse ?

On me ferme la bouche ? on l’excuse ? on le plaint ?

C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint ?

Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, Madame,

Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ?

IPHIGÉNIE.

Ah, cruel ! cet amour, dont vous voulez douter,

Ai-je attendu si tard pour le faire éclater ?

Vous voyez de quel œil, et comme indifférente,

J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante.

Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir

À quel excès tantôt allait mon désespoir,

Quand presque en arrivant un récit peu fidèle

M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle !

Quel trouble! Quel torrent de mots injurieux[98]

Accusait à la fois les hommes et les Dieux !

Ah ! que vous auriez vu, sans que je vous le die,

De combien votre amour m’est plus cher que ma vie !

Qui sait même, qui sait si le ciel irrité

A pu souffrir l’excès de ma félicité ?

Hélas ! il me semblait qu’une flamme si belle

M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle.

ACHILLE.

Ah ! si je vous suis cher, ma princesse, vivez.

 

 

Scène VII

 

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ACHILLE, ÆGINE

 

CLYTEMNESTRE.

Tout est perdu, Seigneur, si vous ne nous sauvez.

Agamemnon m’évite, et craignant mon visage,

Il me fait de l’autel refuser le passage.

Des gardes, que lui-même a pris soin de placer,

Nous ont de toutes parts défendu de passer.

Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.

ACHILLE.

Hé bien ! c’est donc à moi de prendre votre place.

Il me verra, Madame ; et je vais lui parler.

IPHIGÉNIE.

Ah ! Madame... Ah ! Seigneur, où voulez-vous aller ?

ACHILLE.

Et que prétend de moi votre injuste prière ?

Vous faudra-t-il toujours combattre la première ?

CLYTEMNESTRE.

Quel est votre dessein, ma fille ?

IPHIGÉNIE.

Au nom des Dieux,

Madame, retenez un amant furieux.

De ce triste entretien détournons les approches.

Seigneur, trop d’amertume aigrirait vos reproches.

Je sais jusqu’où s’emporte un amant irrité ;

Et mon père est jaloux de son autorité.

On ne connaît que trop la fierté des Atrides.

Laissez parler, Seigneur, des bouches plus timides.

Surpris, n’en doutez point, de mon retardement,

Lui-même il me viendra chercher dans un moment :

Il entendra gémir une mère oppressée ;

Et que ne pourra point m’inspirer la pensée

De prévenir les pleurs que vous verseriez tous,

D’arrêter vos transports, et de vivre pour vous ?

ACHILLE.

Enfin vous le voulez. Il faut donc vous complaire.

Donnez-lui l’une et l’autre un conseil salutaire.

Rappelez sa raison, persuadez-le bien,

Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien[99].

Je perds trop de moments en des discours frivoles :

Il faut des actions, et non pas des paroles.

À Clytemnestre.

Madame, à vous servir je vais tout disposer.

Dans votre appartement allez vous reposer.

Votre fille vivra, je puis vous le prédire.

Croyez du moins, croyez que tant que je respire,

Les Dieux auront en vain ordonné son trépas.

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉRIPHILE, DORIS

 

DORIS.

Ah ! que me dites-vous ? Quelle étrange manie

Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ?

Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous,

Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.

Qui le croira, Madame ? Et quel cœur si farouche...

ÉRIPHILE.

Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche.

Jamais de tant de soins mon esprit agité

Ne porta plus d’envie à sa félicité.

Favorables périls ! Espérance inutile !

N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?

J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.

Ce héros, si terrible au reste des humains,

Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,

Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,

Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,

Suça même le sang des lions et des ours[100],

Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage :

Elle l’a vu pleurer, et changer de visage.

Et tu la plains, Doris ? Par combien de malheurs

Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs ?

Quand je devrais comme elle expirer dans une heure...

Mais que dis-je, expirer ? Ne crois pas qu’elle meure.

Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli

Achille aura pour elle impunément pâli ?

Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.

Tu verras que les Dieux n’ont dicté cet oracle

Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,

Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.

Hé quoi ? ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?

On supprime des Dieux la sentence mortelle ;

Et quoique le bûcher soit déjà préparé,

Le nom de la victime est encore ignoré :

Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence,

Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?

Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci

Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici :

Une mère en fureur, les larmes d’une fille,

Les cris, le désespoir de toute une famille,

Le sang à ces objets facile à s’ébranler,

Achille menaçant, tout prêt à l’accabler ?

Non, te dis-je, les Dieux l’ont en vain condamnée :

Je suis et je serai la seule infortunée.

Ah ! si je m’en croyais...

DORIS.

Quoi ? Que méditez-vous ?

ÉRIPHILE.

Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,

Que par un prompt avis de tout ce qui se passe,

Je ne coure des Dieux divulguer la menace,

Et publier partout les complots criminels

Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.

DORIS.

Ah ! quel dessein, Madame !

ÉRIPHILE.

Ah ! Doris, quelle joie !

Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie,

Si troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison,

Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ;

Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,

Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,

Et si de tout le camp mes avis dangereux

Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux !

DORIS.

J’entends du bruit. On vient : Clytemnestre s’avance.

Remettez-vous, Madame, ou fuyez sa présence.

ÉRIPHILE.

Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,

Consultons des fureurs qu’autorisent les Dieux[101].

 

 

Scène II

 

CLYTEMNESTRE, ÆGINE

 

CLYTEMNESTRE.

Ægine, tu le vois, il faut que je la fuie[102].

Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie,

Elle excuse son père, et veut que ma douleur

Respecte encor la main qui lui perce le cœur.

Ô constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse,

Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse.

Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,

Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.

Il vient. Sans éclater contre son injustice,

Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.

 

 

Scène III

 

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, ÆGINE

 

AGAMEMNON.

Que faites-vous, Madame ? et d’où vient que ces lieux

N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?

Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée.

Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?

À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?

Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?

Parlez.

CLYTEMNESTRE.

S’il faut partir, ma fille est toute prête.

Mais vous, n’avez-vous rien, Seigneur, qui vous arrête ?

AGAMEMNON.

Moi, Madame ?

CLYTEMNESTRE.

Vos soins ont-ils tout préparé ?

AGAMEMNON.

Calchas est prêt, Madame, et l’autel est paré[103].

J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.

CLYTEMNESTRE.

Vous ne me parlez point, Seigneur, de la victime.

AGAMEMNON.

Que me voulez-vous dire ? et de quel soin jaloux...

 

 

Scène IV

 

IPHIGÉNIE, AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, ÆGINE

 

CLYTEMNESTRE.

Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous ;

Venez remercier un père qui vous aime,

Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même.

AGAMEMNON.

Que vois-je ? Quel discours ? Ma fille, vous pleurez,

Et baissez devant moi vos yeux mal assurés.

Quel trouble ?... Mais tout pleure, et la fille et la mère.

Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi[104].

IPHIGÉNIE.

Mon père,

Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi.

Quand vous commanderez, vous serez obéi.

Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre :

Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.

D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis

Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,

Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,

Tendre au fer de Calchas une tête innocente,

Et respectant le coup par vous-même ordonné,

Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.

Si pourtant ce respect, si cette obéissance

Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense,

Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis

J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis

Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie

Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,

Ni qu’en me l’arrachant un sévère destin

Si près de ma naissance en eût marqué la fin.

Fille d’Agamemnon, c’est moi qui la première,

Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père[105] ;

C’est moi qui si longtemps le plaisir de vos yeux,

Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux,

Et pour qui tant de lois prodiguant vos caresses,

Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.

Hélas ! avec plaisir je me faisais conter

Tous les noms des pays que vous allez dompter ;

Et déjà, d’Ilion présageant la conquête,

D’un triomphe si beau je préparais la fête.

Je ne m’attendais pas que pour le commencer,

Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.

Non que la peur du coup dont je suis menacée

Me fasse rappeler votre bonté passée.

Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux,

Ne fera point rougir un père tel que vous ;

Et si je n’avais eu que ma vie à défendre,

J’aurais su renfermer un souvenir si tendre.

Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,

Une mère, un amant attachaient leur bonheur.

Un roi digne de vous a cru voir la journée

Qui devait éclairer notre illustre hyménée.

Déjà sûr de mon cœur à sa flamme promis,

Il s’estimait heureux : vous me l’aviez permis.

Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes.

Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.

Pardonnez aux efforts que je viens de tenter

Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.

AGAMEMNON.

Ma fille, il est trop vrai. J’ignore pour quel crime

La colère des Dieux demande une victime ;

Mais ils vous ont nommée. Un oracle cruel

Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.

Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,

Mon amour n’avait pas attendu vos prières.

Je ne vous dirai point combien j’ai résisté :

Croyez-en cet amour par vous-même attesté.

Cette nuit même encore, on a pu vous le dire,

J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire.

Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté.

Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.

Arcas allait du camp vous défendre l’entrée :

Les Dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée.

Ils ont trompé les soins d’un père infortuné,

Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.

Ne vous assurez point sur ma faible puissance.

Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,

Quand les Dieux, nous livrant à son zèle indiscret,

L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ?

Ma fille, il faut céder. Votre heure est arrivée.

Songez bien dans quel rang vous êtes élevée.

Je vous donne un conseil qu’à peine je reçoi.

Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi[106].

Montrez, en expirant, de qui vous êtes née :

Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.

Allez ; et que les Grecs, oui vont vous immoler,

Reconnaissent mon sang en le voyant couler[107].

CLYTEMNESTRE.

Vous ne démentez point une race funeste.

Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste.

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin

Que d’en faire à sa mère un horrible festin[108].

Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice

Que vos soins préparaient avec tant d’artifice.

Quoi ? l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain

N’a pas, en le traçant, arrêté votre main ?

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?

Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?

Où sont-ils, ces combats que vous avez rendus ?

Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?

Quel débris parle ici de votre résistance ?

Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?

Voilà par quels témoins il fallait me prouver,

Cruel, que votre amour a voulu la sauver.

Un oracle fatal ordonne qu’elle expire.

Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?

Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,

Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?

Si du crime d’Hélène on punit sa famille.

Faites chercher à Sparte Hermione sa fille :

Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix

Sa coupable moitié, dont il est trop épris.

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?

Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?

Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc,

Payer sa folle amour du plus pur de mon sang[109] ?

Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie,

Cette Hélène, qui trouble et l’Europe et l’Asie,

Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?

Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois !

Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,

Thésée avait osé l’enlever à son père.

Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,

Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit,

Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse[110],

Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

Mais non : l’amour d’un frère et son honneur blessé

Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé.

Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,

L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,

Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,

Cruel, c’est à ces dieux que vous sacrifiez[111] ;

Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,

Vous voulez vous en faire un mérite barbare.

Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,

De votre propre sang vous courez le payer,

Et voulez par ce prix épouvanter l’audace

De quiconque vous peut disputer votre place.

Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison

Cède à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre, environné d’une foule cruelle,

Portera sur ma fille une main criminelle[112],

Déchirera son sein et d’un œil curieux

Dans son cœur palpitant consultera les Dieux[113] !

Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,

Je m’en retournerai seule et désespérée !

Je verrai les chemins encor tout parfumés

Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !

Non, je ne l’aurai point amenée au supplice,

Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.

Ni crainte ni respect ne m’en peut détacher.

De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.

Aussi barbare époux qu’impitoyable père,

Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.

Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois

Obéissez encor pour la dernière fois[114].

 

 

Scène V

 

AGAMEMNON, seul

 

À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre.

Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre :

Heureux si dans le trouble où flottent mes esprits,

Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !

Hélas ! en m’imposant une loi si sévère,

Grands Dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père ?

 

 

Scène VI

 

ACHILLE, AGAMEMNON

 

ACHILLE.

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,

Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi.

On dit, et sans horreur je ne puis le redire,

Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire,

Que vous-même, étouffant tout sentiment humain,

Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.

On dit que sous mon nom à l’autel appelée,

Je ne l’y conduisais que pour être immolée ;

Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,

Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux.

Qu’en dites-vous, Seigneur ? Que faut-il que j’en pense[115] ?

Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?

AGAMEMNON.

Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins.

Ma fille ignore encor mes ordres souverains ;

Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,

Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’armée.

ACHILLE.

Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.

AGAMEMNON.

Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

ACHILLE.

Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! Le puis-je croire,

Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire ?

Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux[116].

Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?

Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?

AGAMEMNON.

Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante.

Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?

ACHILLE.

Oubliez-vous qui j’aime, et qui vous outragez ?

AGAMEMNON.

Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?

Ne pourrai-je sans vous disposer de ma fille ?

Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?

Et ne peut-elle...

ACHILLE.

Non, elle n’est plus à vous.

On ne m’abuse point par des promesses vaines.

Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,

Vous deviez à mon sort unir tous ses moments,

Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.

Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?

AGAMEMNON.

Plaignez-vous donc, aux Dieux qui me l’ont demandée :

Accusez et Calchas et le camp tout entier,

Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.

ACHILLE.

Moi !

AGAMEMNON.

Vous, qui de l’Asie embrassant la conquête,

Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;

Vous, qui vous offensant de mes justes terreurs,

Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.

Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;

Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.

Je vous fermais le champ où vous voulez courir.

Vous le voulez, partez : sa mort va vous l’ouvrir.

ACHILLE.

Juste ciel ! Puis-je entendre et souffrir ce langage ?

Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?

Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours ?

Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?

Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?

Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,

Et d’un père éperdu négligeant les avis,

Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?

Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre

Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?

Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur

Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?

Qu’ai-je âme plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?

Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes[117],

Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,

Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien,

Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,

Avant que vous eussiez assemblé votre armée.

Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?

Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?

Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même

Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?

Seul d’un honteux affront votre frère blessé

A-t-il droit de venger son amour offensé[118] ?

Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;

Elle est de mes serments seule dépositaire.

Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,

Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.

Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;

Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée.

Je ne connais Priam, Hélène, ni Paris[119] ;

Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.

AGAMEMNON.

Fuyez donc. Retournez dans votre Thessalie.

Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.

Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,

Se couvrir des lauriers qui vous furent promis,

Et par d’heureux exploits forçant la destinée,

Trouveront d’Ilion la fatale journée[120].

J’entrevois vos mépris, et juge à vos discours

Combien j’achèterais vos superbes secours.

De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre :

Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.

Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,

Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.

Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense[121].

Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.

Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux,

Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous.

ACHILLE.

Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère.

D’Iphigénie encor je respecte le père.

Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois

M’aurait osé braver pour la dernière fois.

Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre :

J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre.

Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,

Voilà par quel chemin vos coups doivent passer.

 

 

Scène VII

 

AGAMEMNON, seul

 

Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.

Ma fille toute seule était plus redoutable.

Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,

Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.

Ne délibérons plus. Bravons sa violence.

Ma gloire intéressée emporte la balance.

Achille menaçant détermine mon cœur :

Ma pitié semblerait un effet de ma peur.

Holà ! Gardes, à moi !

 

 

Scène VIII

 

AGAMEMNON, EURYBATE, GARDES

 

EURYBATE.

Seigneur.

AGAMEMNON.

Que vais-je faire ?

Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?

Cruel ! à quel combat faut-il te préparer ?

Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?

Une mère m’attend, une mère intrépide,

Qui défendra son sang contre un père homicide.

Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,

Respecter dans ses bras la fille de leur roi.

Achille nous menace, Achille nous méprise ;

Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ?

Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,

Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?

Que dis-je ? que prétend mon sacrilège zèle ?

Quels vœux, en l’immolant, formerai-je sur elle[122]?

Quelques prix glorieux qui me soient proposés,

Quels lauriers me plairont de son sang arrosés ?

Je veux fléchir des Dieux la puissance suprême ?

Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même[123] ?

Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,

Et ne rougissons plus d’une juste pitié.

Qu’elle vive. Mais quoi ? peu jaloux de ma gloire,

Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?

Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,

Croira que je lui cède, et qu’il m’a fait trembler[124]...

De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse !

Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?

Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui.

Il l’aime : elle vivra pour un autre que lui.

Eurybate, appelez la princesse, la Reine[125].

Qu’elles ne craignent point.

 

 

Scène IX

 

AGAMEMNON, GARDES

 

AGAMEMNON.

Grands Dieux, si votre haine

Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,

Que peuvent devant vous tous les faibles humains ?

Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,

Je le sais ; mais, grands Dieux, une telle victime

Vaut bien que confirmant vos rigoureuses lois,

Vous me la demandiez une seconde fois.

 

 

Scène X

 

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, EURYBATE, DORIS, GARDES

 

AGAMEMNON.

Allez, Madame, allez ; prenez soin de sa vie.

Je vous rends votre fille, et je vous la confie.

Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ;

Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas :

Je veux bien excuser son heureuse imprudence.

Tout dépend du secret et de la diligence.

Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé ;

Gardez que ce départ ne leur soit révélé[126].

Cachez bien votre fille ; et que tout le camp croie

Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.

Fuyez. Puissent les Dieux, de mes larmes contents,

À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !

Gardes, suivez la Reine.

CLYTEMNESTRE.

Ah ! Seigneur.

IPHIGÉNIE.

Ah ! mon père.

AGAMEMNON.

Prévenez de Calchas l’empressement sévère.

Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,

Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser ;

Je vais faire suspendre une pompe funeste,

Et de ce jour au moins lui demander le reste.

 

 

Scène XI[127]

 

ÉRIPHILE, DORIS

 

ÉRIPHILE.

Suis-moi. Ce n’est pas là, Doris, notre chemin.

DORIS.

Vous ne les suivez pas ?

ÉRIPHILE.

Ah ! je succombe enfin.

Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.

Je n’emporterai point une rage inutile.

Plus de raisons. Il faut ou la perdre ou périr.

Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

IPHIGÉNIE, ÆGINE

 

IPHIGÉNIE.

Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,

Ægine : il faut des Dieux apaiser la colère.

Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober

Regarde quel orage est tout prêt à tomber.

Considère l’état où la Reine est réduite ;

Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite ;

Avec quelle insolence ils ont de toutes parts

Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards.

Nos gardes repoussés, la Reine évanouie...

Ah ! c’est trop l’exposer : souffre que je la fuie ;

Et sans attendre ici ses secours impuissants,

Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.

Mon père même, hélas ! puisqu’il faut te le dire,

Mon père, en me sauvant, ordonne que j’expire.

ÆGINE.

Lui, Madame ? Quoi donc ? qu’est-ce qui s’est passé ?

IPHIGÉNIE.

Achille trop ardent l’a peut-être offensé ;

Mais le Roi, qui le hait, veut que je le haïsse :

Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice.

Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits :

Ægine, il me défend de lui parler jamais.

ÆGINE.

Ah ! Madame.

IPHIGÉNIE.

Ah, sentence ! ah, rigueur inouïe !

Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie.

Mourons, obéissons. Mais qu’est-ce que je voi ?

Dieux ! Achille ?

 

 

Scène II

 

ACHILLE, IPHIGÉNIE

 

ACHILLE.

Venez, Madame, suivez-moi.

Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante

D’un peuple qui se presse autour de cette tente.

Paraissez ; et bientôt sans attendre mes coups,

Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.

Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,

De mes Thessaliens vous amènent l’élite.

Tout le reste, assemblé près de mon étendard,

Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.

À vos persécuteurs opposons cet asile.

Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.

Quoi ? Madame, est-ce ainsi que vous me secondez ?

Ce n’est que par des pleurs que vous nie répondez.

Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?

Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.

IPHIGÉNIE.

Je le sais bien, Seigneur : aussi tout mon espoir

N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.

ACHILLE.

Vous, mourir ? Ah ! cessez de tenir ce langage.

Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?

Songez-vous, pour trancher d’inutiles discours,

Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?

IPHIGÉNIE.

Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée

Attaché le bonheur de votre destinée.

Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort

Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.

Songez, Seigneur, songez à ces moissons de gloire

Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire.

Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,

Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.

Telle est la loi des Dieux à mon père dictée.

En vain, sourd à Calchas, il l’avait rejetée :

Par la bouche des Grecs contre moi conjurés

Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.

Partez : à vos honneurs j’apporte trop d’obstacles.

Vous-même dégagez la foi de vos oracles ;

Signalez ce héros à la Grèce promis ;

Tournez votre douleur contre ses ennemis.

Déjà Priam pâlit ; déjà Troie en alarmes

Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.

Allez ; et dans ses murs vides de citoyens,

Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.

Je meurs dans cet espoir, satisfaite et tranquille.

Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,

J’espère que du moins un heureux avenir

À vos faits immortels joindra mon souvenir ;

Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire,

Ouvrira le récit d’une si belle histoire[128].

Adieu, Prince ; vivez, digne race des Dieux.

ACHILLE.

Non, je ne reçois point vos funestes adieux.

En vain par ce discours votre cruelle adresse

Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.

En vain vous prétendez, obstinée à mourir,

Intéresser ma gloire à vous laisser périr :

Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,

Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes,

Et qui de ma faveur se voudrait honorer[129]

Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?

Ma gloire, mon amour vous ordonnent de vivre.

Venez, Madame ; il faut les en croire, et me suivre.

IPHIGÉNIE.

Qui ? moi ? que contre un père osant me révolter,

Je mérite la mort que j’irais éviter ?

Où serait le respect ? Et ce devoir suprême...

ACHILLE.

Vous suivrez un époux avoué par lui-même.

C’est un titre qu’en vain il prétend me voler.

Ne fait-il des serments que pour les violer ?

Vous-même, que retient un devoir si sévère,

Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?

Suivez-vous seulement ses ordres absolus

Quand il cesse de l’être et ne vous connaît plus ?

Enfin, c’est trop tarder, ma princesse ; et ma crainte...

IPHIGÉNIE.

Quoi ? Seigneur, vous iriez jusques à la contrainte ?

D’un coupable transport écoutant la chaleur,

Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?

Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?

Ah ! Seigneur, épargnez la triste Iphigénie.

Asservie à des lois que j’ai dû respecter,

C’est déjà trop pour moi que de vous écouter.

Ne portez pas plus loin votre injuste victoire ;

Ou par mes propres mains immolée à ma gloire,

Je saurai m’affranchir, dans ces extrémités,

Du secours dangereux que vous me présentez.

ACHILLE.

Hé bien ! n’en parlons plus. Obéissez, cruelle,

Et cherchez une mort qui vous semble si belle.

Portez à votre père un cœur où j’entrevoi

Moins de respect pour lui que de haine pour moi.

Une juste fureur s’empare de mon âme.

Vous allez à l’autel, et moi, j’y cours, Madame.

Si de sang et de morts le ciel est affamé,

Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.

À mon aveugle amour tout sera légitime.

Le prêtre deviendra la première victime[130] ;

Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,

Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;

Et si dans les horreurs de ce désordre extrême

Votre père frappé tombe et périt lui-même,

Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,

Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

IPHIGÉNIE.

Ah ! Seigneur. Ah ! cruel... Mais il fuit, il m’échappe.

Ô toi, qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ;

Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi,

Et lance ici des traits qui n’accablent que moi.

 

 

Scène III

 

GLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÆGINE, EURYBATE, GARDES

 

CLYTEMNESTRE.

Oui, je la défendrai contre toute l’armée.

Lâches, vous trahissez votre reine opprimée ?

EURYBATE.

Non, Madame, il suffit que vous me commandiez[131] :

Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds,

Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ?

Contre tant d’ennemis qui vous pourra défendre[132] ?

Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé ;

C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.

Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande :

La piété sévère exige son offrande.

Le Roi de son pouvoir se voit déposséder,

Et lui-même au torrent nous contraint de céder.

Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage

Voudrait lui-même en vain opposer son courage.

Que fera-t-il, Madame ? et qui peut dissiper

Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?

CLYTEMNESTRE.

Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,

Et m’arrachent ce peu qui me reste de vie.

La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds

Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux.

Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,

Que je souffre jamais[133]... Ah ! ma fille.

IPHIGÉNIE.

Ah ! Madame.

Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour

Le malheureux objet d’une si tendre amour ?

Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?

Vous avez à combattre et les Dieux et les hommes.

Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?

N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,

Seule à me retenir vainement obstinée,

Par des soldats peut-être indignement traînée,

Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,

Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.

Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage,

Et quittez pour jamais un malheureux rivage.

Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux,

La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.

Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,

Ne reprochez jamais mon trépas à mon père[134].

CLYTEMNESTRE.

Lui ! par qui votre cœur à Calchas présenté...

IPHIGÉNIE.

Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?

CLYTEMNESTRE.

Par quelle trahison le cruel m’a déçue !

IPHIGÉNIE.

Il me cédait aux Dieux, dont il m’avait reçue.

Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux :

De l’amour qui vous joint vous avez d’autres nœuds ;

Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère[135].

Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère[136] !

D’un peuple impatient vous entendez la voix.

Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,

Madame ; et rappelant votre vertu sublime...

Eurybate, à l’autel conduisez la victime.

 

 

Scène IV

 

CLYTEMNESTRE, ÆGINE, GARDES

 

CLYTEMNESTRE.

Ah ! vous n’irez pas seule ; et je ne prétends pas...

Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.

Perfides, contentez votre soif sanguinaire.

ÆGINE.

Où courez-vous, Madame ? et que voulez-vous faire ?

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! je me consume en impuissants efforts,

Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.

Mourrai-je tant de fois, sans sortir de la vie[137] ?

ÆGINE.

Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie,

Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain

Iphigénie avait retiré dans son sein ?

Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,

À seule à tous les Grecs révélé votre fuite.

CLYTEMNESTRE.

Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !

Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté !

Quoi ? tu ne mourras point ? Quoi ? pour punir son crime

Mais où va ma douleur chercher une victime ?

Quoi ? pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,

Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?

Quoi ? lorsque les chassant du port qui les recèle,

L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,

Les vents, les mêmes vents, si longtemps accusés,

Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés[138] ?

Et toi, soleil, et toi, qui dans cette contrée

Reconnais l’héritier et le vrai fils d’Atrée,

Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,

Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin[139].

Mais, cependant, ô ciel ! ô mère infortunée !

De festons odieux ma fille couronnée

Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés.

Calchas va dans son sang... Barbares, arrêtez.

C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre...

J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.

Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.

 

 

Scène V

 

CLYTEMNESTRE, ÆGINE, ARGAS, GARDES

 

ARCAS.

N’en doutez point, Madame, un Dieu combat pour vous.

Achille en ce moment exauce vos prières ;

Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières.

Achille est à l’autel. Calchas est éperdu.

Le fatal sacrifice est encor suspendu.

On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.

Achille fait ranger autour de votre fille

Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.

Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,

Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,

Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage[140].

Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours

De votre défenseur appuyer le secours.

Lui-même de sa main, de sang toute fumante,

Il veut entre vos bras remettre son amante ;

Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas.

Ne craignez rien.

CLYTEMNESTRE.

Moi, craindre ? Ah ! courons, cher Arcas.

Le plus affreux péril n’a rien dont je palisse.

J’irai partout. Mais, Dieux ! ne vois-je pas Ulysse ?

C’est lui. Ma fille est morte, Arcas, il n’est plus temps.

 

 

Scène VI

 

ULYSSE, CLYTEMNESTRE, ARCAS, ÆGINE, GARDES

 

ULYSSE.

Non, votre fille vit, et les Dieux sont contents[141].

Rassurez-vous. Le ciel a voulu vous la rendre.

CLYTEMNESTRE.

Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre !

ULYSSE.

Oui, c’est moi, qui longtemps contre elle et contre vous

Ai cru devoir, Madame, affermir votre époux ;

Moi, qui jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,

Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes,

Et qui viens, puisqu’enfin le ciel est apaisé,

Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.

CLYTEMNESTRE.

Ma fille ! Ah ! Prince. Ô ciel ! Je demeure éperdue.

Quel miracle, Seigneur, quel Dieu me l’a rendue ?

ULYSSE.

Vous m’en voyez moi-même en cet heureux moment

Saisi d’horreur[142], de joie et de ravissement.

Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.

Déjà de tout le camp la discorde maîtresse

Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,

Et donné du combat le funeste signal.

De ce spectacle affreux votre fille alarmée

Voyait pour elle Achille, et contre elle l’armée ;

Mais quoique seul pour elle, Achille furieux

Épouvantait l’armée, et partageait les Dieux.

Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage ;

Déjà coulait le sang, prémices du carnage.

Entre les deux partis Calchas s’est avancé,

L’œil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé,

Terrible, et plein du Dieu qui l’agitait sans doute :

« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute.

Le Dieu qui maintenant vous parle par ma voix

M’explique son oracle, et m’instruit de son choix.

Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie

Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.

Thésée avec Hélène uni secrètement

Fit succéder l’hymen à son enlèvement.

Une fille en sortit, que sa mère a celée ;

Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.

Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours.

D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.

Sous un nom emprunté sa noire destinée

Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.

Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux ;

Et c’est elle, en un mot, que demandent les Dieux. »

Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile

L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.

Elle était à l’autel, et peut-être en son cœur

Du fatal sacrifice accusait la lenteur.

Elle-même tantôt d’une course subite

Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.

On admire en secret sa naissance et son sort.

Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,

L’armée à haute voix se déclare contre elle,

Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.

Déjà pour la saisir Calchas lève le bras :

« Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas[143].

Le sang de ces héros dont tu me fais descendre

Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »

Furieuse, elle vole, et sur l’autel prochain

Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.

À peine son sang coule et fait rougir la terre[144],

Les Dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;

Les vents agitent l’air d’heureux frémissements

Et la mer leur répond par ses mugissements[145] ;

La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ;

La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ;

Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous

Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.

Le soldat étonné dit que dans une nue

Jusque sur le bûcher Diane est descendue[146],

Et croit que s’élevant au travers de ses feux,

Elle portait au ciel notre encens et nos vœux.

Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie

Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.

Des mains d’Agamemnon venez la recevoir.

Venez. Achille et lui, brûlants de vous revoir,

Madame, et désormais tous deux d’intelligence,

Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.

CLYTEMNESTRE.

Par quel prix, quel encens, ô ciel ! puis-je jamais

Récompenser Achille, et payer tes bienfaits ?


[1] Aulis, où Euripide a placé-la scène de sa tragédie, et que Racine, et avant lui Rotrou, ont traduit par Aulide, le nom de ville Χαλxίς rendu par Chalcide, est un petit port de Béotie en face de l’île d’Eubée. Nous parlerons ci-après d’un vieil usage de notre langue qui permettait d’employer en devant certains noms propres de villes ; mais Racine fait bien de l’Aulide une contrée : dans plusieurs passages il a mis l’article devant ce mot. Aux vers 6 et 134, par exemple, nous lisons : « dans l’Aulide ; » aux vers 413 et 414 : « l’Aulide, » etc.

[2] Vers 179-241. Ces vers célèbres, qui renferment une peinture si admirable du sacrifice d’Iphigénie, sont dans le premier chœur de la pièce. On pense qu’Eschyle avait traité le sujet d’Iphigénie à Aulis dans une des trois tragédies d’une de ses trilogies, dont il ne reste plus que les titres et quelques vers.

[3] Vers 530-532, et vers 566-574. – Il y a Electra, et non Électre, dans toutes les éditions publiées du vivant de Racine.

[4] Livre I, vers 85-87. Racine, quelques lignes plus bas, cite le passage de Lucrèce.

[5] Satire III du livre II, vers 199 et 200.

[6] « Comment à Aulis les chefs des Grecs souillèrent affreusement du sang d’Iphianasse l’autel virginal de Diane. » – Nous verrons plus bas que l’Iphigénie d’Euripide, d’Eschyle, de Racine, etc., a dans Homère, comme ici dans Lucrèce, le nom d’Iphianasse.

[7] Agamemnon, vers 1527-1531.

[8] Les autres victimes dont parlent quelques traditions sont une ourse, un taureau ou une vieille femme. Voyez les Scholies de Tzétzès sur Lycophron, vers 183 (édition Millier, tome I, p. 463 et 464. – La fable de l’enlèvement d’Iphigénie par Diane, au moment du sacrifice, remonte jusqu’à l’antique auteur des Chants cypriens : voyez la Chrestomathie de Proclus, dans l’édition qui en a été donnée à la suite du Manuel d’Héphestion (p. 475), Oxford, MDCCCX.

[9] Métamorphoses, livre XII, vers 29-34.

[10] C’est Pausanias qui nous apprend que cette tradition était attestée par Stésichore. Voyez la note suivante.

[11] Corinth., p. 125. (Note de Racine.) – Racine renvoie à l’édition in-folio de 1613, imprimée à Hanau, avec la traduction latine de Romolo Amaseo, en regard du texte. Voici le passage du chapitre XXII des Corinthiaques de Pausanias, tel qu’il a été traduit par Clavier : « Les Dioscures prirent Aphidne, et ramenèrent Hélène à Lacédémone. Elle était enceinte, à ce que disent les Argiens ; et ayant fait ses couches à Argos, ...elle confia la fille qu’elle avait mise au jour à Clytemnestre, qui était déjà mariée à Agamemnon, et elle épousa dans la suite Ménélas. Les poètes Euphorion de Chalcis et Alexandre de Pleuron, d’accord en ce point avec les Argiens, disent, comme Stésichore d’Himère l’avait écrit avant eux, qu’Iphigénie était fille de Thésée. »

[12] Vers 141-147. Dans cet endroit de l’Iliade, Agamemnon dit qu’il a dans sa maison trois filles, Chrysothémis, Laodice, et Iphianasse, et qu’Achille pourra emmener dans la demeure de Pelée celle des trois qu’il choisira.

[13] Ce que Racine doit à Pausanias, c’est le personnage d’une fille de Thésée et d’Hélène. Quant au nom d’Ériphile (mieux Ériphyle) choisi par Racine, il ne l’a pas forgé ; c’est un nom ancien qui se trouve dans Homère et dans Pindare, et que ces poètes donnent à la femme d’Amphiaraüs.

[14] Var. (édit. de 1675) : dans tout le cours.

[15] Racine fait allusion au vers 188 de l’Art poétique d’Horace :

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.

[16] De Chalcide, ou, comme nous disons plutôt aujourd’hui, de Chalcis, ville d’Eubée.

[17] Eglog., X. (Note de Racine.) – Virgile dit aux vers 50 et 5 ! :

...Chalcidico quæ sunt mihi condita versu

Carmina.

[18] Instit., lib. X. (Note de Racine.) – Il y est dit au chapitre I, § 56 : « Euphorionem transibimus ? quem nisi probasset Virgilius, idem nunquam certe conditorum chalcidico versu carminum fecisset in Bucolicis mentionem. »

[19] On s’est étonné que Racine n’ait pas cité sur la conquête de Lesbos un témoignage plus important que celui du poète Euphorion, celui d’Homère lui-même au IXe livre de l’Iliade, vers 271, ou Ulysse, parlant de sept femmes lesbiennes qu’Agamemnon propose de donner à Achille, rappelle à celui-ci la conquête qu’il fît autrefois de cette île.

Mais la citation d’Euphorion, d’après Parthénius, lui donnait en même temps « la princesse éprise d’amour pour Achille. » Voyez la note suivante.

[20] Voyez le XXIe chapitre du livre de Parthénius de Nicée, intitulé : Περί έρωτιxϖυ παθηιάτωυ. C’est le seul ouvrage que nous ayons de cet écrivain, qui vivait au temps de la guerre de Mithridate. Voici le petit récit que fait Parthénius, et qu’il appuie de l’autorité des vers d’Euphorion : « Achille, dans son expédition contre Lesbos, assiégeait la ville de Méthymne, qui lui opposait une grande résistance. Pisidice, fille du Roi, s’éprit d’amour pour le héros, qu’elle avait vu du haut des murailles. Elle envoya quelqu’un vers lui, pour lui promettre de lui livrer la ville, s’il s’engageait à la prendre pour épouse. Achille accepta la proposition ; mais, une fois maître de la ville, il ordonna à ses soldats de lapider celle qui avait trahi son pays. » Cette histoire diffère plus de celle d’Ériphile que ne pourrait le donner à croire l’allusion qu’y fait ici Racine.

[21] Dans toutes les éditions imprimées du vivant de Racine, on lit eu, sans accord. Bouhours, dans ses Remarques nouvelles sur la langue française (édition de 1676, p. 521), cite ce passage de la préface d’Iphigénie parmi les exemples dont il appuie, en l’étendant à un participe accompagné d’avoir, la règle suivante, alors observée, selon lui, par nos bons auteurs : « Le participe du verbe être (c’est-à-dire, le participe d’un verbe réfléchi, construit avec l’auxiliaire être) redevient indéclinable au milieu d’un sens, pour empêcher la prononciation de languir et de traîner trop. »

[22] Ou plutôt le plus tragique ; car il paraît bien que c’est là le sens du passage d’Aristote (Poétique, chapitre XIII) que Racine avait en vue.

[23] Ce jugement que des modernes ont fait de l’Alceste d’Euripide est celui de Pierre Perrault (voyez la Notice) dans le petit dialogue où il compare cette tragédie grecque à l’opéra d’Alceste que venait de donner Quinault. Le titre du dialogue est : Critique de l’opéra, ou Examen de la tragédie intitulée Alceste ou le Triomphe d’Alcide. Il fut inséré dans le Recueil de divers ouvrages en prose et en vers, dédié (par le Laboureur) à Son Altesse Monseigneur le Prince de Conti, 1 vol. in-4°, M.DC.LXXV (p. 269-310). Quand Racine écrivit sa préface, ce livre venait d’être publié ; car l’Achevé d’imprimer est du 2 janvier 1675. – Voltaire (Dictionnaire philosophique, anciens et modernes, tome XXVI des Œuvres, p. 351) a fait sur ce passage de la préface de Racine une petite dissertation qu’il intitule : « De l’injustice et de la mauvaise foi de Racine dans la dispute contre Perrault au sujet d’Euripide. » L’injustice est uniquement du côté de Voltaire. Croyait-il que, pour démontrer la mauvaise foi de Racine, il suffisait de citer quelques passages de la tragédie d’Alceste, et d’oser dire « qu’ils ne seraient pas soufferts chez nous à la foire ? » La supériorité de Racine sur Euripide lui semblait si évidente, qu’il ne s’expliquait les louanges données au poète grec par le poète français que par le désir « d’humilier Perrault. » La moindre de ses erreurs, dans cette étrange querelle qu’il cherchait à Racine, par trop de zèle pour sa gloire, est d’avoir confondu Pierre Perrault avec l’auteur des Parallèles

[24] Nous ne trouvons pas textuellement ces paroles dans la Critique de Perrault, mais quelques phrases dont le sens est le même. On y lit (p. 274) : « Admète, voyant qu’elle s’attendrit, l’exhorte a avoir courage et a ne pas faire une lâcheté ; il lui représente qu’il s’en va mourir et que Caron le va prendre, si elle ne se hâte ; » et un peu plus loin (p. 288) : « Est-ce une chose d’un bel exemple de voir Admète qui interrompt Alceste, lorsqu’elle lui dit les derniers adieux, pour lui dire qu’elle se hâte de mourir ; parce qu’il voit, dit-il, la Parque qui le va prendre, si elle ne se hâte de faire son devoir ? »

[25] « Comme il fallait de nécessité que notre auteur (Quinault), s’il eût fait cette scène, eût aussi fait consentir Admète à la mort de sa femme, qui est une très vilaine action, je trouve qu’il n’est point blâmable d’avoir supprimé cette scène. » (Critique de l’opéra, p. 288.)

[26] « Je crois bien qu’en Grèce on pouvait prendre plaisir à voir une princesse déjà sur l’âge et ayant des enfants à marier, qui pleure sur son lit le souvenir de sa virginité... Car les mœurs de ce temps-là le pouvaient permettre ; mais je suis assuré que cela n’est point du tout au goût de notre siècle, qui étant accoutumé à ne voir sur le théâtre que des amants jeunes, galants et qui ne sont point mariés, aurait eu bien du mépris pour les tendresses de cette épouse surannée. » (Critique de l’opéra, p. 286.)

[27] Var. (édit. de 1675) : condamnant.

[28] Institut, orat., livre X, chapitre I, § 26. – Dans sa Critique des deux Iphigénies, dont il a été parlé dans la Notice, Pierre Perrault suppose que Philarque oppose « au torrent des remarques » de Cléobule ce passage de Quintilien ; et la traduction dont il se sert est celle que donne ici Racine. C’est donc bien à Racine que Cléobule, c’est-à-dire P. Perrault lui-même, répond très peu solidement sans doute, mais assez plaisamment : « Puisque Quintilien recommande la circonspection et la retenue dans le jugement qu’on veut faire des ouvrages de ces grands hommes (il les appelle ainsi), de peur d’y condamner ce qu’on n’entend pas, je remarque deux choses : l’une, qu’il y avait de son temps des gens qui les condamnaient, et ainsi je ne suis ni le premier ni le seul qui y trouvera à redire ; l’autre, qu’il y avait donc des choses qu’on n’entendait pas, et c’était la faute de ces auteurs qui écrivaient si obscurément. »

[29] Lemazurier (Galerie historique des acteurs, tome I, p. 96) dit que Baron prononçait ce vers d’un ton fort bas. On lui cria du parterre : « Plus haut ! – Si je le disais plus haut, répondit-il, je le dirais mal. »

[30] « J’ai entendu dire à l’abbé de Villiers, qui avait été ami de l’auteur, qu’il avait mis d’abord :

Viens, Arcas ; prête-moi ton cœur et ton oreille ;

mais qu’il aima mieux que ce second vers fût plus simple, » (Remarques de Louis Racine, tome II, p. 32.) – C’est avec beaucoup de raison, ce nous semble, que Geoffroy refuse d’admettre une telle variante, comme venant de Racine.

[31] Voltaire, dans le Dictionnaire philosophique, Art dramatique, défend ce vers, avec esprit plutôt peut-être que par de bonnes raisons, contre une critique de Henri Home : « Un juge d’Écosse, dit-il, qui a bien voulu donner des règles de poésie et de goût à son pays, déclare dans son chapitre vingt et un, Des narrations et des descriptions, qu’il n’aime point ce vers... S’il avait su que ce vers était imité d’Euripide, il lui aurait peut-être fait grâce ; mais il aime mieux la réponse du soldat dans la première scène de Hamlet : « Je n’ai pas entendu une souris trotter. » Voilà qui est naturel, dit-il ; c’est ainsi qu’un soldat doit répondre. – Oui, Monsieur le juge, dans un corps de garde, mais non pas dans une tragédie. » Le vers de Racine est très beau ; mais on a pu y trouver un défaut de simplicité qui n’est point dans le passage correspondant d’Euripide. En général le début de la tragédie grecque est d’un ton fort différent de celui de la première scène de Racine. Voici ce début :

 « Agam. Vieillard, sors de cette tente, viens. – Le vieill. Je viens. Mais quel nouveau soin t’occupe, roi Agamemnon ? – Agam. Tu vas le savoir. – Le vieill. Je me hâte... – Agam. Nul chant des oiseaux, nul bruit de la mer ; le silence des vents règne sur cet Euripe. – Le vieill. Mais pourquoi sors-tu de la tente, roi Agamemnon ? Ici, à Aulis, tout est encore dans le repos, et la garde des murs n’a pas été relevée. » (Vers 1-15.)

– Dans la tragédie de Rotrou (acte I, scène V) :

Amynt. Ce doit être, grand prince, une affaire importante

Qui vous ait ce matin tiré de votre tente.

Tout votre camp repose, et de tant d’yeux divers

Le sommeil n’a laissé que les vôtres ouverts.

[32] « Agam. Je te porte envie, vieillard ; je porte envie à tout homme dont la vie inconnue, obscure, s’écoule loin des dangers : je trouve moins heureux ceux qui sont dans les honneurs. » (Vers 17-20.)

– Rotrou traduit ainsi Euripide (acte I, scène V) ;

Heureuse ta fortune, heureuse ta vieillesse,

Qu’aucun danger ne suit et qu’aucun soin ne presse !

Heureuse la bassesse où l’homme vit content,

Et malheureux l’honneur qui le travaille tant !

[33] « Le vieil. Je n’approuve pas ce langage chez un homme puissant. Agamemnon, ce n’est point pour être destiné a un bonheur sans mélange que tu as reçu d’Atrée la naissance. Tu dois avoir ta part de joie, ta part de chagrin ; car tu es né mortel ; et telle est la volonté des Dieux, qui s’accomplira, quand tu ne voudrais pas. » (Vers 28-33.)

– Rotrou (acte I, scène V) :

Amynt. Le ciel a fait pour vous les maux comme les biens.

Les princes sont des Dieux sujets aux lois des hommes :

Ils souffrent comme nous, ils sont ce que nous sommes ;

Et celle qui dispense et le mal et le bien

Est au-dessus de tout et ne respecte rien.

[34] Euripide a fait une peinture plus détaillée et plus énergique du trouble d’Agamemnon :  « Le vieill. Tu écris sur ces tablettes que tu tiens encore à la main ; puis tu y effaces ce que tu viens d’écrire ; tu les fermes de ton sceau, que bientôt tu romps ; tu les jettes à terre, en versant d’abondantes larmes... Parle, ne me refuse pas ta confidence. » (Vers 35-44.)

– Rotrou (acte I, scène V) :

Amynt. ...Quelle est cette lettre,

Qui par tant de sanglots vous étouffe la voix,

Et que vous relisez, et fermez tant de fois ?

Luneau de Boisjermain, dans une note de son édition de 1768, s’étonne que Racine n’ait pas mis a profit tout ce qu’en cet endroit il pouvait emprunter a Euripide. « Les comédiens, dit-il, d’après l’idée que leur en a fournie Rotrou, y ont suppléé par un jeu muet. » La Harpe, a propos de cette note, nous apprend où ce jeu muet trouvait place. « Je pense, dit-il, que les comédiens ont très bien fait de le placer avant les deux premiers vers de la pièce. »

[35] Euripide ne nomme pas Nestor, mais seulement Ménélas et Ulysse.

[36] Ses est la leçon des premières éditions. Il y a ces dans l’édition de 1697, ce qui est sans doute une faute.

[37] Dans les Remarques sur l’Iphigénie de M. Racine, ce vers de l’oracle est critiqué : «  Il s’agit de savoir si dans la pureté de notre langue on peut également entendre par les termes : une fille du sang d’Hélène, Ériphile, fille d’Hélène et Iphigénie, sa nièce... Cette manière de parler : une fille du sang d’Hélène, ne marque point la fille d’Hélène, de même que ces paroles, fille d’Hélène, ne désigneraient point Iphigénie, sa nièce, laquelle cependant est une fille de son sang. » S’il y a lieu à une critique, nous croirions au contraire que c’est plutôt Iphigénie qu’Ériphile qui serait improprement désignée par le nom de fille du sang d’Hélène, dont elle ne descend pas. Mais, obscurs à dessein, les oracles devaient se contenter quelquefois d’à peu près dans leur ambiguïté. Fille du sang d’ailleurs ne peut-il s’entendre dans le sens des mots grecs, qui avaient assez d’étendue ?

[38] « Lorsque j’eus entendu cet oracle, j’ordonnai à Talthybius de proclamer à haute voix que l’armée entière était congédiée, parce que je ne pourrais jamais avoir le courage de faire mourir ma fille. Mais alors mon frère, employant toute son éloquence, me persuada d’avoir ce cruel courage. » (Vers 94-98)

– Rotrou (acte I, scène V) :

Lors je n’affecte honneur, pouvoir ni renommée,

Et veux faire au héraut congédier l’armée.

[39] La même locution se trouve dans les vers de Rotrou que nous citons à la note suivante : « Je dépêche en Argos. » Ménage, dans ses Observations sur la langue française (édit. de 1672, p. 212), nous dit qu’on employait autrefois en, non pas seulement devant les noms de royaumes, de contrées, mais aussi devant les noms de villes commençant par une voyelle et devant quelques autres : en Arles, en Avignon, en Jérusalem, etc. Peu à peu on s’est habitué a remplacer en par à devant les noms de villes ; mais il en est quelques-uns devant lesquels l’usage de en a persisté assez longtemps.

[40] « Agam. Ayant écrit sur des tablettes, je mandai à Clytemnestre d’envoyer sa fille comme pour épouser Achille ; et je lui dis qu’il refusait de s’embarquer avec nous, si notre maison ne s’unissait par un mariage à celle de Phthie ; ce taux prétexte d’un mariage fut le moyen que j’employai pour persuader mon épouse et faire venir la jeune vierge. » (Vers 98-105.)

– Rotrou (acte I, scène V) :

Je me laisse gaigner, je dépêche en Argos,

Et pour tromper ma femme, écris qu’Iphigénie

Doit au fils de Thétis par l’hymen être unie,

Et qu’il a refusé de partir avec nous

Qu’emportant de ce lieu le nom de son époux.

[41] « Le vieill. Et comment Achille, trompé dans l’espoir de cette union, ne sera-t-il pas enflammé de courroux contre toi et contre ton épouse ?... Ta hardiesse est grande, roi Agamemnon, lorsqu’après avoir promis au fils d’une déesse de lui donner ta fille en mariage, tu la fais venir ici pour la livrer en victime aux Grecs. » (Vers 124-135.)

[42] Dans l’édition de M. Aignan on lit :

D’un ennemi voisin redoutant les efforts.

– Ce passage paraît être un souvenir du discours de Priam a Achille (Iliade, livre XXIV, vers 488 et 489) : « Peut-être des voisins l’entourent et l’accablent. »

[43] Euripide fait dire au Vieillard (vers 46-48) que Tyndare, père de Clytemnestre, l’avait envoyé à sa fille comme présent de noces, et pour être un des serviteurs qui devaient accompagner la nouvelle épouse.

[44] « Agam. Ne va donc pas t’asseoir, à l’ombre des bois, près des fontaines ; ne te laisse pas gagner par le sommeil... Quand tu rencontreras des chemins qui se croisent, sois attentif, regarde de tous côtés, de peur que, mettant ta vigilance en défaut, il ne passe quelque char rapide amenant ici ma fille jusqu’aux vaisseaux des Grecs. » (Vers 140-147.)

[45] Dans Euripide, c’est le Vieillard qui dit : « Parle, instruis-moi, afin que ma voix s’accorde avec ton écrit. » (Vers 115 et 116.)

[46] « Agam. Va ; déjà les feux de l’aurore et le char brillant du soleil font blanchir ce flambeau. » (Vers 155-157.)

– Rotrou (acte I, scène V) :

Va, tu vois que l’aurore au coteau d’alentour

Du soleil qui la suit annonce le retour.

[47] Cette conquête de Lesbos par Achille est mentionnée, nous l’avons dit plus haut, au livre IX de l’Iliade, vers 271 ; et il y est fait allusion au vers 660 du même livre.

[48] Ces vers paraissent un emprunt fait à un passage des Troyennes de Sénèque (vers 230-233) :

Hæc tanta clades gentium ac tantus pavor,

Sparsæ tot urbes, turbinis vasti modo,

Alterius esset gloria ac summum decus ;

Iter est Achillis...

[49] L’édition de 1676 a seule doit, au lieu de doive. C’est probablement une faute d’impression.

[50] Racine a fait passer dans notre langue le Divum inclementia de Virgile (Enéide, livre II, vers 602). Le P. Bouhours dans ses Remarques nouvelles, publiées en 1675, c’est-à-dire la même année que l’Iphigénie, dit (p. 376) que ce mot n’était pas très bien établi alors. Il ajoute : « M. de Balzac l’a employé dans le propre : l’inclémence de l’air, l’inclémence du temps. On commence à s’en servir dans le figuré, et M. Racine fait dire a Ulysse :

Tandis que pour fléchir l’inclémence des Dieux, etc.

Il aurait pu mettre : « a colère des Dieux ; » mais il a cru sans doute que « l’inclémence des Dieux » était plus beau et plus poétique. Je crois que M. Racine a raison ; et je crois même qu’avec le temps inclémence pourra passer de la poésie à la prose. »

[51] Il y a un mouvement semblable dans l’Iliade (livre IV, vers 350) ; Ulysse dit à Agamemnon qui vient de reprocher aux Grecs leur inaction.

[52] On peut rapprocher ces paroles d’Agamemnon de celles qu’il adresse aux chefs des Grecs dans l’Iliade, livre II, vers 140 et 141.

[53] Voyez ci-après, vers 345 et suivants.

[54] Achille, dans le livre IX de l’Iliade, vers 410-416, parle à peu près de même de cette prédiction.

[55] C’est une expression imitée d’Homère. Achille dit, au vers 104 du livre XVIII de l’Iliade.

[56] Voltaire dans son commentaire de Corneille a rapproché ce vers d’Iphigénie du vers 267 (acte I, scène III) de Cinna :

Sont-ils morts tous entiers avec leurs grands desseins ?

Il rappelle en même temps que cette expression mourir tout entier est prise du latin d’Horace : Non omnis moriar (ode XXX du livre III, vers 6).

[57] Achille dit, dans l’Iphigénie de Rotrou (acte IV, scène V) :

Sur tout autre respect l’honneur m’est précieux ;

C’est mon chef, c’est mon roi, mon oracle et mes Dieux.

[58] Il y a dans l’Iliade (livre XVI, vers 97-100) un passage où Achille exprime le désir de voir non-seulement détruite toute l’armée troyenne, mais aussi l’armée grecque, pour qu’à eux seuls. Patrocle et lui, renversent les murs sacrés de Troie.

[59] Chez Euripide, c’est Agamemnon qui rappelle ces souvenirs au Vieillard dans la première scène (vers 51-65).

[60] Ici encore toutes les anciennes éditions ont voyez, et non voyiez, orthographe des éditions plus récentes.

[61] Ce passage est imité de Rotrou (acte II, scène III) :

J’avais sans ce discours assez de connaissance

De l’adresse d’Ulysse et de son éloquence ;

Mais il éprouverait en un pareil ennui

Que le sang est encor plus éloquent que lui.

[62] Var. Retrouvé le chemin que nous avons quitté. (1687 et 97)

Nous avons, par exception, préféré ici la leçon des plus anciennes éditions à celle de 1687 et de 1697, qui nous a paru une faute de l’imprimeur. – La situation est la même dans la scène d’Euripide où le Messager vient annoncer à Agamemnon l’arrivée de sa fille avec Clytemnestre et le jeune Oreste (vers 404 et suivants).

[63] Racine a trouvé dans Euripide l’idée de ce contraste si pathétique, dont il a fait, avec plus d’art encore, ressortir tout l’effet :

« Le messager. Toute l’armée a su la nouvelle ; et le bruit de l’arrivée de ta fille s’est répandu promptement. De toutes parts la foule accourt pour jouir du spectacle, pour voir ta fille. Les grands sont l’objet de l’attention générale ; tous les regards sont fixés sur eux... Ce jour s’est levé comme un jour de bonheur pour la jeune vierge. » (Vers 415-429.)

[64] « Agam. C’est bien ; rentre dans cette tente ; le reste ira bien, si la fortune nous protège. » (Vers 430 et 431.)

[65] « Agam. Hélas ! que puis-je dire, infortuné ?... Un Dieu m’a pris au piège, et, plus habile que moi, a rompu tous mes artifices. Ah ! combien il est vrai qu’une condition obscure a ses avantages ! On y est libre de pleurer, de se plaindre de son malheur. Mais l’homme dont la naissance est illustre n’en a pas le droit. Le peuple gouverne notre vie, et nous sommes les esclaves de la foule. Ainsi j’ai honte de répandre des larmes ; j’ai honte aussi, malheureux ! de ne pas pleurer, lorsque je suis tombé dans un abîme d’infortune. » (Vers 432-443.)

– Rotrou (acte II, scène III) dit un peu sèchement :

C’est un doux privilège à la basse fortune

Que de pouvoir pleurer, quand le sort importune ;

Et c’est un triste effet de ma condition

Qu’interdire la plainte à mon affliction.

Il exprime aussi, dans un passage de la scène v de l’acte I, une des idées que Racine, d’après Euripide, a placées en cet endroit. C’est le vieillard Amyntas qui parle :

Tel est l’ordre fatal des affaires humaines

Que les plus grands honneurs soient les plus grandes peines.

Qui plus a de sujets, a le plus de souci ;

S’il est servi de tous, il les sert tous aussi.

Ce qui nous soumet tout, nous-mêmes nous engage :

Une grande puissance est un noble servage.

Parmi les fragments de l’imitation qu’Ennius avait faite de l’Iphigénie d’Euripide, on trouve ces deux vers :

Plebes in hoc regi antistat loco : licet

Lacrumare plebei, regi honeste non licet.

[66] Notre ponctuation est celle de toutes les anciennes éditions. Luneau de Boisjermain et, à son exemple, la Harpe, M. Aimé-Martin et M. Aignan ponctuent ainsi :

Je suis père, Seigneur, et faible comme un autre ;

[67] Rejallir est l’orthographe de toutes les éditions publiées du vivant de Racine.

[68] « Agam. Je ne puis plus échapper à une nécessité fatale : le sacrifice sanglant de ma fille doit s’accomplir. » (Vers 501 et 502.)

[69] Pour voyez, même remarque ici qu’au vers 323.

[70] Racine s’est souvenu du vers de Virgile (Eglog. IV, vers 62) :

...Cui non risere parentes.

Il est revenu sur cette idée un peu plus loin, vers 586-588.

[71] Connaître, par un a, dans toutes les anciennes éditions.

[72] Ces vers sont imités de ceux d’Homère dans le livre I de l’Iliade (vers 69 et 70).

[73] Nous avons suivi la ponctuation de toutes les anciennes éditions. Luneau de Boisjermain, la Harpe, Geoffroy, M. Aimé-Martin, etc., mettent un point et virgule à la fin du vers précédent, un point à la fin de celui-ci.

[74] Var. Enfin mes faibles yeux cherchèrent la clarté. (1675 et 76)

Dans l’édition de 1687 on lit : Enfin mes propres yeux, etc., faute évidente de l’imprimeur.

[75] Var. Que je vous plains, Madame, et que pour votre vie... ! (1675-87)

[76] Luneau de Boisjermain et les éditeurs venus après lui donnent ici l’indication : « Agamemnon, à part. »

[77] « Iphig. Tu es heureux de me voir, et cependant qu’il y a peu de joie dans ton regard ! » (Vers 634.)

[78] « Agam. Un roi, un chef d’armée est chargé de beaucoup de soins. » (Vers 635.)

[79] « Iphig. Sois maintenant tout entier à moi ; ne songe pas à tes soucis. » (Vers 636.)

[80] « Iphig. Déride ton front, et regarde-moi avec plaisir. » (Vers 638.)

[81] « Iphig. Périssent les combats, et tous les maux que Ménélas nous attire !

Agam. Bien d’autres avant périront, victimes de ces maux qui m’ont perdu. » (Vers 648 et 649.)

[82] « Agam. Il est un sacrifice que je dois d’abord offrir ici.

Iphig. C’est avec les ministres du temple qu’il te faut régler ces pieux devoirs ?

Agam. Tu en seras témoin ; car tu te tiendras près de l’autel*. » (Vers 663-665.)

 « On prétend, dit Voltaire (Dictionnaire philosophique, Art dramatique), que ce mot déchirant (Vous y serez, ma fille) est dans Euripide ; on le répète sans cesse : non, il n’y est pas. » Il y est bien jusqu’à un certain point, on le voit ; mais Racine lui a donné plus de relief et d’effet. Voici des vers de Rotrou (acte III, scène II) qui se rapprochent plus par le mouvement de la fin de cette scène de Racine que les vers d’Euripide :

Iphig. Quand délibérez-vous de partir de ces lieux ?

Agam. Il faut auparavant sacrifier aux Dieux.

Iphig. Pourrai-je être présente à la cérémonie ?

Agam. Oui ; n’appréhende point que l’on te le dénie.

Si ces deux derniers vers paraissent très faibles à côté de ceux de Racine, bien qu’on y reconnaisse la même intention, Rotrou se relève dans les suivants :

Iphig. Plaise au pouvoir des Dieux que tout succède bien !

Agam. Les Dieux sont irrités, ne leur demande rien.

* Ou plus exactement, comme traduit Sibilet :

...Il vous faudra

Des saints lavoirs être la plus prochaine.

[83] Tiendraient est la leçon de toutes les impressions qui sont du temps de Racine. Celle de 1702 a remplacé le conditionnel par le futur tiendront, et cette faute a passé dans la plupart des éditions suivantes.

[84] Voici sur ce passage une remarque inédite de Racine. Dans le manuscrit déjà cité de la Critique des deux Iphigénies, par P. Perrault, il y a un dernier feuillet blanc, sur lequel a été collé un plus petit feuillet, dont le recto est rempli par une écriture qui est certainement celle de Racine. Fragment de lettre, ou simple note, quelque ami de Racine avait-il remis cette page à Perrault, ou a-t-elle été jointe à la Critique des deux Iphigénies par le possesseur du manuscrit, comme se rapportant à la pièce critiquée par Perrault ? Quoi qu’il en soit, il était intéressant de la recueillir. La voici : « Il y avait plus de six mois qu’Achille avait ravagé Lesbos, et il avait fait cette conqueste avant que les Grecs se fussent assemblez en Aulide. Ériphile, trompée par les lettres d’Agamemnon, qui avait mandé à Clytemnestre d’amener sa fille en Aulide pour y estre mariée, croyait en effet qu’Achille estoit celui qui pressait ce mariage depuis un mois. Et Achille lui respond que bien esloigné d’avoir pressé ce mariage durant ce temps-là, il y a un mois entier qu’il est absent de l’armée. Il est dit dans le premier acte* qu’Achille avait esté rappelle en Thessalie par son père Pelée pour le délivrer de quelques fâcheux voisins qui l’incommodaient. Ainsi Ériphile a raison de dire à Achille qu’il y a un mois entier qu’il presse Iphigénie de venir en Aulide. Et Achille a raison de respondre qu’il y a un mois entier qu’il n’est point en Aulide. »

* Scène I, vers 102-104.

[85] Baron, suivant Lemazurier (Galerie historique des acteurs, tome I, p. 94), « ne récitait ces trois derniers vers qu’avec le ton d’un homme extrêmement supérieur à toutes les entreprises formées contre lui, et qui les voit avec le plus grand dédain Le rire perçait au travers de sa surprise et de son indignation. Tous les autres acteurs avant lui v mettaient du feu et de la colère. »

[86] « Agam. Au milieu des Grecs nous donnerons ta fille à son époux.

Clyt. Et nous, où devons-nous être à ce moment-là ?

Agam. Retourne à Argos, et va prendre soin des jeunes filles.

Clyt. Que je laisse mon enfant ? Et qui allumera le flambeau ?

Agam. C’est moi qui présenterai la torche nuptiale.

Clyt. Ce n’est pas l’usage ; et pourquoi juges-tu ma présence déplacée ?

Agam. Il ne convient pas que tu te trouves au milieu de cette multitude armée.

Clyt. Je suis la mère ; il convient que ma fille soit donnée par moi a son époux....

Agam. Obéis... » (Vers 719-729.)

Voici quelques vers de l’imitation de Rotrou (acte III, scène III) :

Agam. Mais, Madame, songez qu’ici votre présence

N’est ni de mon honneur ni de la bienséance.

Et qu’en cet éminent et sérieux emploi

Les yeux de tout un camp sont ouverts dessus moi,

Qu’on n’y respire rien que courage et que flammes,

Que la guerre répugne au commerce des femmes,

Que leur seule maison est leur propre élément,

Et que hors de son centre on perd son ornement

Clyt. Ne me défendez point ce que le sang m’ordonne...

Agam. Obéissez...

[87] Il y a rejallisse dans toutes les anciennes éditions. Voyez ci-dessus, vers 38o.

[88] Il y a un point d’exclamation après ce vers, dans l’édition de 1697, comme dans celle de 1702. Mais le sens ne permet pas d’adopter cette ponctuation ; la nôtre est celle des trois premières éditions (1673-87).

[89] Dans Euripide, le vieil esclave qu’on a vu dans la première scène vient également livrer à Clytemnestre, en présence d’Achille, le secret d’Agamemnon :

« Le vieill. Le père veut de sa propre main immoler sa fille.

Clyt. Que dis-tu ? Vieillard, je repousse cette parole ; tu es en délire.

Le vieill. Il va faire tomber le glaive sur le cou délicat de l’infortunée.

Clyt. Ah ! malheureuse ! Mon époux a-t-il donc perdu la raison ?... Quelle Furie le pousse ?

Le vieill. La voix de l’oracle, a ce que prétend Calchas, pour que l’armée puisse partir. » (Vers 863-869.)

[90] C’est ainsi qu’Achille, dans l’Iliade, livre I, vers 85-91, exhorte Calchas a parler hardiment, sans craindre Agamemnon lui-même.

[91] « Le vieill. Tu sais tout : sur l’autel de Diane ta fille va être sacrifiée par son père. » (Vers 873.)

[92] « Clyt. Et ce mariage, qui m’a fait venir d’Argos, que couvrait-il donc de son prétexte ?

Le vieill. On voulait qu’un hymen avec Achille te fît amener ta fille avec joie. » (Vers 74 et 75.)

[93] Var. Et votre nom, Seigneur, la conduit à la mort. (1675)

[94] Ce titre de père donné à l’époux rappelle la touchante apostrophe d’Andromaque à Hector (Iliade, livre VI, vers 429 et 430) : « Mais toi, tu es mon père, et ma mère vénérée, et mon frère ; tu es mon brillant époux. »

[95] « Clyt. Je ne rougirai pas d’embrasser tes genoux, moi simple mortelle, ô fils d’une déesse. Car de quoi servirait mon orgueil ? Quel intérêt plus cher pourrais-je avoir que celui de mon enfant ? Prête secours, fils de Thétis, à mes malheurs, à celle qu’on a nommée ta fiancée ! titre trompeur, sans doute, qu’elle a cependant porté. Je l’avais couronnée pour toi, je te l’ai amenée comme pour un hymen ; et maintenant c’est à la mort que je la conduis. Ta gloire sera flétrie, si tu ne prends sa défense ; car si vous n’avez pas été unis par le mariage, on t’a appelé du moins l’époux de cette infortunée... C’est ton nom qui nous a conduites à notre perte ; ne le laisse pas déshonorer. Je n’ai d’autre autel, d’autre asile que tes genoux. » (Vers 890-901.)

[96] « Ach. Jamais ta fille ne sera immolée par son père, après avoir été nommée ma fiancée; car je ne permettrai pas à ton époux de se servir de moi pour tramer ses perfidies : ce serait mon nom, plus que le fer qu’il lèverait sur elle, qui tuerait ta fille. L’auteur du crime serait ton époux ; mais moi, comment serais-je encore innocent, si elle mourait à cause de moi, à cause de mon hyménée ? » (Vers 925-931.)

[97] Dans les deux premières éditions (1675 et 1676) il n’y a point de virgule après sanguinaire, comme si parjure était employé substantivement. Nous avons suivi la ponctuation, bien préférable, de 1687 et 1697.

[98] Ce vers et les trois suivants manquent dans l’édition de 1697, et dans celles de 1702, de 1713, de 1723 et de M. Aimé-Martin. Les éditions de 1698 (Amsterdam), de 1736, de Luneau de Boisjermain, de la Harpe, de Geoffroy, de M. Aignan les ont rétablis, sans qu’aucune d’elles avertisse qu’ils manquent dans la dernière édition de Racine. Nous les avons aussi maintenus dans notre texte, parce qu’il nous a semblé que l’omission, nuisant beaucoup à la liaison des idées, pourrait bien être une faute d’impression. Nous n’oserions pourtant pas affirmer absolument que cette déclaration n’ait point paru à notre poète un peu trop vive dans la bouche de son Iphigénie, bien que les premiers vers du couplet soient déjà fort expressifs.

[99] Dans Euripide, c’est Achille qui de lui-même, sans que cette prudente conduite lui soit suggérée par Iphigénie, donne le conseil de ne point recourir à son intervention, avant d’avoir essayé de persuader Agamemnon. Il dit a Clytemnestre : « Tâchons encore de ramener le père à de plus sages résolutions... Supplie le d’abord de ne pas être le meurtrier de son enfant. S’il résiste, c’est alors qu’il faut venir à moi. Mais s’il cède à vos conseils salutaires, je dois m’abstenir ; votre salut est alors assuré sans mon secours. » (Vers 1001-1008.)

[100] Achille dit de lui-même, dans l’Achilléide de Stace, livre II, vers 382-386 :

Dicor, et in teneris et adhuc crescentibus anais...

Non ullas ex more dapes habuisse, nec almis

Uberibus satiasse famem, sed spissa leonum

Viscera, semianimesque libens traxisse medullas.

[101] On a remarqué ici que la scène reste vide, ce qui dans une tragédie de Racine a lieu de surprendre.

[102] Var. Ægine, tu le vois, il faut que je le fuie. (1697)

Ici encore, à l’exemple des éditeurs modernes, nous nous sommes écarté du texte de 1697, qui, en cet endroit aussi, a plutôt sans doute une faute qu’une variante. On a trouvé ce vers un peu obscur. Le sens nous parait être : « Tu le vois, si j’écoute ma fille, il faut que je la fuie. » Si le n’était pas une faute d’impression, il se rapporterait à Agamemnon ; mais cela souffre plus de difficultés. Les éditions de 1702, 1713, 1723 ont, comme celle de 1697 : je le fuie.

[103] « Agam. Fais sortir ma fille, envoie-la à son père ; tout est prêt, l’eau lustrale, les offrandes qu’on jette dans la flamme expiatoire, et les génisses dont le sang noir doit avant le mariage être offert à la déesse. » (Vers 1098-1102.)

[104] « Agam. Mon enfant, pourquoi pleures-tu ? Tu ne me regardes plus avec plaisir. Pourquoi ces yeux baissés à terre, et ces voiles derrière lesquels tu te caches ?... Qu’y a-t-il ? Comme je vous vois tous dans le même trouble, tous la même consternation peinte sur le visage... C’est fait de moi : on a trahi mes secrets. » (Vers 1110-1129.)

– Rotrou dit aussi (acte IV, scène III) :

Agam. Mais quel trouble commun remarqué-je en ces lieux ?

Et d’où vient que chacun portant sur moi les veux,

Semble, la face émue et l’action contrainte,

M’adresser, sans parler, quelque secrète plainte ?

[105] « Iphig. C’est moi qui d’abord t’ai donné le nom de père, que tu as la première appelée ton enfant. La première, venant m’asseoir sur tes genoux, je t’ai fait de tendres caresses, et j’ai reçu les tiennes. » (Vers 1209-1211.)

– Rotrou a ainsi traduit ce passage (acte IV, scène III) :

S’il vous souvient pourtant que je suis ta première

Qui vous ait appelé de ce doux nom de père,

Qui vous ait fait caresse, et qui sur vos genoux

Vous ait servi longtemps d’un passe-temps si doux.

[106] Dans Rotrou aussi (acte V, scène II) Agamemnon dit à Iphigénie :

Va, j’attends plus que toi le coup de ton trépas,

Et ce coup sera pire à qui n’en mourra pas ;

et encore (acte IV scène III) :

Hé ! ma fille, croyez que ce sanglant dessein

Me mettra plus qu’à vous le couteau dans le sein.

[107] C’est un emprunt fait à Rotrou (acte IV, scène III). Mais Racine a mis dans la bouche d’Agamemnon ce que Rotrou met dans celle d’Iphigénie :

Le sang qui sortira de ce sein innocent

Prouvera, malgré vous, sa source en se versant.

[108] Cette allusion au festin d’Atrée, qui ne se trouve pas dans Euripide, a probablement été suggérée à Racine par ces vers de Rotrou (acte IV, scène IV) :

Va, père indigne d’elle, et digne fds d’Atrée,

Par qui la loi du sang fut si peu révérée,

Et qui crut comme toi faire un exploit laineux

Au repas qu’il dressa du corps de ses neveux.

[109] « Clyt. C’est Ménélas, puisqu’il s’agit de son seul intérêt, qui doit immoler Hermione pour sa mère. Et ce serait moi, toujours fidèle à ta couche, qui me verrais privée de mon enfant, tandis que, dans Sparte, la coupable épouse, tenant sa fille dans ses bras et l’entourant de ses caresses, jouirait de son bonheur ? » (Vers 1190-1194.)

[110] Voyez la Préface de Racine, ci-dessus.

[111] Ménélas adresse le même reproche à Agamemnon, dans l’Iphigénie de Rotrou (acte II, scène Il) :

Mais la perte en effet que vous plaigniez dans l’âme

Était de votre rang, et non pas de ma femme :

C’est de votre intérêt que vous êtes jaloux,

Et d’inclination vous ne servez que vous.

[112] « On prétend, dit Luneau de Boisjermain dans son commentaire, que Lulli, auquel on reprochait de ne devoir ses succès qu’aux vers de Quinault, mit ceux-ci en musique, et qu’il les exécuta sur son clavecin. On ajoute que les spectateurs furent saisis d’horreur, la musique de Lulli étant encore plus déchirante que les vers de Racine. » Il est permis de douter que la musique de Lulli ait surpassé ces beaux vers.

[113] On a rapproché ces vers de cet endroit de Virgile (Énéide, livre IV, vers 63 et 64) :

Vecudumque reclusis

Pectoribus inhians spirantia consulit exta.

[114] Geoffroy se plaint de ce que les comédiens de son temps se permettaient de retrancher ces deux derniers vers.

[115] Dans les éditions de Geoffroy et de M. Aignan ce vers se lit ainsi :

Qu’en dites-vous, Seigneur ? Que faut-il que je pense ?

[116] Var. Vous croyez, qu’approuvant vos desseins odieux. (1673-87)

[117] On sait que ce n’est pas Euripide, mais Homère que Racine a imité dans cette scène. Il s’est inspiré surtout de la querelle d’Achille et d’Agamemnon dans le Ier livre de l’Iliade. L’Achille d’Homère parle à peu près comme celui de Racine.

[118] Achille répond à Ulysse, qu’a député vers lui Agamemnon pour essayer de l’apaiser (Iliade, livre IX, vers 337-343.)

Virgile aussi a imité quelques-uns de ces vers d’Homère ; il fait dire à Turnus (Énéide, livre IX, vers  38 et 139) :

...Nec solos tangit Atridas

Iste dolor, solisque licet capere arma Mycenis.

[119] Dans Euripide, c’est Iphigénie qui dit à son père (vers 1225 et 1226) : « Qu’ai-je de commun avec le mariage de Paris et d’Hélène ? »

[120] Cette réponse d’Agamemnon est également imitée de l’Iliade (livre I, vers 173 et suivants). – Les mots « la fatale journée » traduisent la locution homérique : voyez l’Iliade, livre VIII, vers 72 ; livre XV, vers 613 ; livre XIX, vers 294.

[121] Dans les Œuvres de Corneille, tome VII, p. 492, note 1, M. Marty-Laveaux a comparé à ce vers les vers 73 et 74 de Cinna, 705 et 706 de Suréna.

[122] Agamemnon se dit ici à lui-même ce que dans Euripide lui dit Clytemnestre : « Tu immoleras ta fille ; mais à ce moment quelles prières prononceras-tu ? Quels vœux de bonheur feras-tu pour toi-même, en égorgeant ton enfant ? » (Vers 1174 et 1775.)

– Rotrou a ainsi imité ces vers d’Euripide :

Quand vous rendrez au ciel ce triste sacrifice,

De quoi le prierez-vous de vous être propice ?

Quels raisonnables vœux pourrez-vous concevoir

En un si sacrilège et barbare devoir ?

(Acte IV, scène III.)

[123] Le sens de ce vers est parfaitement clair ; et l’on s’étonne que P. Perrault s’y soit trompé. Dans la traduction en prose qu’il a faite de l’Iphigénie de Racine, pour la comparaison de cette pièce avec celle d’Euripide, il met : « Hélas ! où trouverai-je des Dieux qui me soient moins cruels que je le suis à moi-même ? » Et il écrit cette note à la marge : « Il y a :

Ah ! quels Dieux me seraient plus cruels que moi-même ?

Je crois qu’il faut dire moins cruels. »

[124] Dans l’édition de M. Aignan :

Croira que je lui cède, et qu’il me fait trembler.

[125] Dans l’impression de 1680 on lit :

Eurybate, appelez la princesse et la Reine.

[126] Quelques commentateurs ont pensé que Racine avait pu se souvenir d’un passage des Phéniciennes d’Euripide (vers 972-978), où Créon exhorte son fils Ménécée à se hâter de fuir, avant que l’oracle révélé par Tirésias soit connu de tous.

[127] « Les comédiens, dit Geoffroy, ont eu quelquefois la témérité de supprimer cette dernière scène, absolument nécessaire pour lier le quatrième acte au cinquième, mais dont malheureusement ils ne sentaient point assez la nécessité. »

[128] Voici comment Iphigénie, dans Euripide, exprime la même généreuse résolution en présence de sa mère et d’Achille : « J’ai résolu de mourir ; et je veux que ce soit avec gloire, en éloignant de mon cœur toute lâche pensée... De moi seul dépend le départ de la flotte, la destruction des Phrygiens... Une gloire divine s’attachera a mon nom, parce que j’aurai délivré la Grèce... Eh quoi ? des milliers d’hommes couverts de leurs armes, des milliers de rameurs, pour venger leur patrie outragée, brûleront de signaler leur audace confie les ennemis, et de mourir pour la Grèce, et ma vie, la vie d’une seule femme, les arrêtera !... Je donne mon sang à la Grèce. Versez-le ; allez ravager Troie ! Ses ruines seront les monuments durables de mon souvenir, mes enfants, mon hymen, ma gloire. » (Vers 1357-1381.)

– Rotrou a ainsi imité ce passage (acte IV, scène VI) :

Laissez donc accomplir les vœux de la déesse.

Je lui donne mon sang, je le donne à la Grèce.

Tirez-le-moi du sein, arrousez-en l’autel :

Ce n’est pas trop payer un renom immortel.

Fille, à mille vaisseaux j’aurai tracé la voie,

J’aurai puni Paris, j’aurai saccagé Troie,

Vengé l’honneur des Grecs, satisfait Ménélas,

Et pour tous ces exploits il ne faut qu’un trépas.

[129] C’est un souvenir des vers de Virgile :

...Et quisquam numen Junonis adoret

Præterea... ?

(Énéide, livre I, vers 48 et 49.)

[130] C’est Rotrou qu’ici Racine a imité :

Je suivrais sans respect la fureur qui m’anime ;

J’immolerais le prêtre aux yeux de la victime,

Et j’achèterais l’heur de servir ces beaux yeux

Au mépris des enfers, des hommes et tics Dieux.

(Acte IV, scène VI.)

[131] Var. Non, Madame, il suffit que vous nous commandiez. (1673-87)

[132] Var. Contre tant d’ennemis qui pourra vous défendre ? (1675-87)

[133] Racine paraît s’être inspiré ici d’une scène de l’Hécube d’Euripide. La situation est semblable ; Polyxène doit être sacrifiée ; on veut l’arracher à sa mère, qui s’écrie : « Vous, tuez-moi avec ma fille... Comme le lierre s’attache au chêne, je vais m’attacher à elle... La force seule pourra m’arracher cet enfant. » (Vers 389-398.)

Dans la même scène, Polyxène, comme l’Iphigénie de Racine, exhorte sa mère à laisser aux Grecs achever leur ouvrage ; et le langage des deux jeunes victimes offre des rapporta frappants : « Ma mère, crois-moi... Malheureuse, ne lutte pas contre ceux qui sont les maîtres. Veux-tu donc te jeter à terre, traîner ton corps affaibli par l’âge, et l’exposer à la violence des guerriers qui te repousseront outrageusement et dont le bras t’arrachera à ta fille ? Oui, voilà comme tu seras traitée. Ne le permets pas. Ce serait indigne de toi. Ô ma mère bien-aimée, donne-moi ta main ; que ta joue touche ma joue... Reçois mes derniers adieux. » (Vers 400-411.)

[134] Dans Euripide, Iphigénie dit aussi : « Ne hais pas celui qui est mon père et ton époux. » (Vers 1436.)

[135] L’Iphigénie d’Euripide recommande Oreste à la tendresse de sa mère : « Que tes soins maternels fassent de cet Oreste un homme. » (Vers 1432.) Oreste, chez le poète grec, est présent à cette scène.

[136] Le poète donne ici à Iphigénie un pressentiment de l’avenir. On peut rapprocher de ce vers prophétique le vers 1676 de Britannicus, le vers 1692 de Mithridate, la variante surtout qui d’abord le suivait, et les vers 1784-1790 d’Athalie.

[137] On peut comparer ce passage à ce que Jocaste dit dans la Thébaïde (acte III, scène II, vers 593 et 594) :

Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,

Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?

[138] Var. Ne te couvriront pas de ces vaisseaux brisés ? (1675-87)

[139] Voyez dans la Thébaïde (acte I, scène I, vers 23-26) une apostrophe au soleil dont le sens est à peu près semblable. Celle que Racine met ici dans la bouche de Clytemnestre rappelle surtout la stance de Malherbe (tome I, p. 78, vers 61-70) :

Ô soleil, ô grand luminaire,

Si jadis l’horreur d’un festin

Fit que de ta route ordinaire

Tu reculas vers le matin...

D’où vient que ta sévérité,

Moindre qu’en la faute d’Atrée,

Ne punit point cette contrée

D’une éternelle obscurité ?

[140] « Lorsqu’Agamemnon vit la jeune fille se diriger vers le bois sacré pour s’offrir au sacrifice, il gémit, et détournant la tête, versa des larmes, après s’être voilé le visage. » (Vers 1526-1529.) – Le peintre Timanthe a immortalisé ce trait d’Euripide, dont il s’était inspiré dans son tableau du Sacrifice d’Iphigénie, que Cicéron, Pline l’ancien, Quintilien, Valère-Maxime se sont plu à louer et à décrire.

[141] Var. Non, Madame, elle vit, et les Dieux, sont contents. (1675-87)

[142] Horreur signifie ici terreur religieuse, comme souvent horror en latin. Voyez plus bas, vers 1784.

[143] C’est une imitation de ces fières paroles de Polyxène dans Hécube (vers 543-548) : « Ô Grecs, qui avez détruit ma patrie, je meurs volontairement. Que personne ne me touche ! je vous présenterai ma gorge avec un ferme courage. Je suis libre ; en me donnant la mort, laissez-moi donc, par les Dieux, mourir libre. Fille des rois, je rougirais d’être appelée esclave chez les morts. »

[144] Ergo ubi, qua decuit, lenita est cæde Diana,

Et pariter Phœbes, pariter maris ira recessit ;

Accipiunt ventos a tergo mille carinæ.

(Ovide, Métamorphoses, livre XII, vers 35-37)

[145] On lit dans les éditions de 1702, 1713, 1723 :

Et la mer leur répond par ses gémissements ;

dans celles de Geoffroy et de M. Aimé-Martin :

Et la mer leur répond par des mugissements.

[146] Louis Racine fait remarquer ici que, n’étant pas si crédule, « Ulysse met cette apparition dans les yeux du soldat. » Notre poète a pensé que sur la scène française il était nécessaire d’atténuer ainsi le merveilleux, d’en faire entrevoir une explication naturelle. « C’est Dolce, dit Luneau de Boisjermain, qui lui a fourni cette idée. Il fait dire que quelques-uns ont cru voir une biche, au lieu d’Iphigénie. » Pour mieux écarter l’idée du prodige, Dolce met ce vers dans la bouche de celui qui rapporte à Clytemnestre le bruit qui s’en est répandu :

Ma creder non voglio quel che non vidi.

Euripide lui-même avait trouvé une manière très ingénieuse de faire douter d’une merveille que son incrédulité n’admettait déjà plus. Dans son Iphigénie en Aulide, le Messager raconte, comme un fait que tout le monde a vu, la biche substituée à la victime humaine ; mais Clytemnestre soupçonne que ce récit a pu être imaginé pour tromper sa douleur : « Ô ma fille !... Que dirai-je ? Sans doute ce sont des fables par lesquelles on essaye de consoler la cruelle douleur de ta mère. » (Vers 1594-1597.)

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