Heureuse comme une princesse (Jacques-François ANCELOT - Anatole LABORIE)

Comédie en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 17 juillet 1834.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE NANGIS, colonel

MONSIEUR DE MAULEVRIER, écuyer de la Duchesse de Bourgogne

LE CHEVALIER DE BAGNEUX

FAGON, premier médecin de Louis XIV

UN HUISSIER

ADÉLAÏDE DE SAVOIE, duchesse de Bourgogne

MADAME DE BAGNEUX, dame d’honneur de la duchesse

MADAME DE LA VRILLIÈRE, dame d’honneur de la duchesse

NANETTE, filleule de Fagon

COURTISANS

PIQUEURS

 

Le premier acte se passe à Fontainebleau ; le second, à la Maison-Blanche, dans la forêt de Fontainebleau.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon du château de Fontainebleau ; portes à droite, portes à gauche ; une galerie dans le fond. Au lever du rideau, Fagon est auprès de la porte, au premier plan, à gauche de l’acteur, et il parle à Nanette qu’il semble vouloir renvoyer.

 

 

Scène première

 

NANETTE, FAGON

 

FAGON.

Je te dis que c’est impossible.

NANETTE.

Mon parrain, mon cher parrain, mon petit parrain !

FAGON.

Tu ne m’attendriras pas !... je suis inflexible comme l’étiquette qui te défend d’entrer ici : le roi et toute la cour doivent traverser cette galerie...

NANETTE.

Oh, mon Dieu ! laissez-moi voir un peu... Est-ce que le roi peut se fâcher contre son médecin ?... il n’oserait pas... Si je pouvais seulement apercevoir madame la duchesse de Bourgogne ?

FAGON, la poussant vers la porte.

Allons, allons ! je crois que j’entends du monde... non, mais c’est égal... va-t’en ! je parlerai pour toi à la princesse ; elle m’a déjà dit que peut-être elle te prendrait à son service.

NANETTE.

Est-ce possible ?... Oh, mon parrain, que je vous aime !... que je vais être heureuse !

FAGON.

Tu crois cela ?

NANETTE.

Certainement ! il faut qu’il y ait joliment du bonheur à la cour pour tout le monde, puisque tant de gens y viennent en chercher !... pourquoi n’essaierais-je pas d’en avoir ma petite part ?

FAGON.

C’est bien ! c’est bien ! chut, et sauve-toi ! il est temps...

Il la pousse dehors.

NANETTE, à part et sortant.

Je tâcherai de me souvenir de cette route !

FAGON, seul un instant.

Elle est drôle, la petite filleule !... Pourvu que sa naïveté ne me compromette pas ici !...

 

 

Scène II

 

FAGON, MAULEVRIER, MADAME DE LA VRILLIÈRE, MADAME DE BAGNEUX, LE CHEVALIER DE BAGNEUX

 

FAGON, à part.

Encore ce nouveau venu ? d’où arrive-t-il donc ?

Bas à madame de Bagneux.

Oserai-je demander à madame de Bagneux quel est ce jeune cadet si provincial et qui semble si peu dégourdi ?

MADAME DE BAGNEUX.

Monsieur Fagon, ce jeune cadet si provincial et si peu dégourdi est le chevalier de Bagneux, l’espoir de sa famille, et je suis charmée que mon neveu n’ait pas la fatuité de nos jeunes gens à la mode.

FAGON, à part.

Son neveu !... je m’adressais bien !...

Haut.

C’est un charmant cavalier !...

MADAME DE BAGNEUX.

Approchez, mon neveu.

À madame de la Vrillière.

Je vous présente monsieur le chevalier de Bagneux ; je le recommande à vos bontés.

Le chevalier salue.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Monsieur le chevalier vient d’arriver ?...

LE CHEVALIER, d’un air très naïf.

De Bagnères de Bigorre, où est situé le château de ma famille.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Ah !...

Elle sourit malignement.

FAGON, à Maulevrier.

L’écuyer de madame la duchesse de Bourgogne doit savoir des nouvelles ?... Qu’y a-t-il aujourd’hui ?

MADAME DE BAGNEUX.

Eh ! mon Dieu, monsieur Fagon, pourquoi vous adresser à M. de Maulevrier ? Vous savez bien qu’un poitrinaire doit parler bas et le moins possible.

FAGON.

Oh ! les poitrinaires comme monsieur...

MADAME DE LA VRILLIÈRE, malignement.

Il faut que M. de Maulevrier soit bien malade, pour avoir obtenu le privilège de parler de manière à n’être entendu que de la princesse toutes les fois qu’il lui adresse la parole.

MAULEVRIER, toussant.

Ah !

FAGON, d’un air incrédule.

Voilà une terrible toux !

MADAME DE BAGNEUX.

Le premier médecin du roi devrait respecter les malades ; il leur doit assez pour cela.

FAGON.

Il est peut-être un genre de malades que nous ne devons pas respecter.

MADAME DE BAGNEUX.

Nous respectons bien tous les genres de médecins.

FAGON, à part.

Bon !... le protège-t-elle ? et vais-je me faire une ennemie de plus ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Mais nous parlions de nouvelles, je crois ?

MADAME DE BAGNEUX.

Mauvaises, toujours mauvaises ! et le grand roi d’une humeur détestable !... il n’y a plus que madame la duchesse de Bourgogne qui le fasse encore sourire quelquefois.

FAGON.

Oui !... et son humeur fantasque l’éloigne de lui, quand il a le plus besoin de sa présence. Ce matin, le roi est inquiet et souffrant ; eh bien, la princesse...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Va se rendre ici.

FAGON.

Je l’attends. Sa santé n’est pas bonne ; le roi craint que la fatigue des vieilles ne lui soit très nuisible, et m’ordonne de m’assurer si le repos et le régime ne lui seraient pas nécessaires.

MADAME DE BAGNEUX.

Oh, pour la faire tenir en place, il ne faudrait rien moins qu’une ordonnance du médecin jointe à une ordonnance du roi.

MAULEVRIER, d’une voix faible.

Vous êtes sévère, madame, pour la plus aimable princesse.

MADAME DE BAGNEUX.

Mon âge et ma situation près d’elle autorisent mon franc-parler. La princesse manque à tous les usages reçus ; et l’étiquette, cette sauvegarde des principes, ne lui impose pas du tout. Hier, hier encore, n’a-t-elle pas imaginé d’inviter à souper la princesse de Conti, ainsi que plusieurs autres dames, et, par parenthèse, je n’en étais pas.

MAULEVRIER.

Où est le mal ?

MADAME DE BAGNEUX.

Je vais vous le dire. Elle a fait placer près d’elle une petite table ; sur cette table, une clochette pour appeler quand cela lui convient, et, pour la servir, pas un seul écuyer, pas même de laquais... elle appelle cela dîner à la clochette.

TOUS.

Ce doit être drôle !

MADAME DE BAGNEUX.

Drôle ?... par exemple !... que les princesses apprennent à se passer des services de tout le monde, et vous verrez où cela nous mènera. C’est affreux !

 

 

Scène III

 

FAGON, MAULEVRIER, MADAME DE LA VRILLIÈRE, LA DUCHESSE, MADAME DE BAGNEUX, LE CHEVALIER

 

LA DUCHESSE, entrant.

C’est affreux !... Je gage que madame de Bagneux parle de moi, et que c’est à l’occasion d’un de mes crimes contre l’étiquette qu’elle s’exprime ainsi.

MADAME DE BAGNEUX.

Daignez me pardonner, madame... mais j’avouerai de ces soupers sans valets...

LA DUCHESSE.

Je vous y invite pour ce soir : il faut bien connaître les cas de conscience pour lancer l’anathème contre les coupables. Madame de la Vrillière, je compte sur vous ; M. de Maulevrier sera aussi des nôtres !...

À part.

Et un autre encore, j’espère !

Haut.

Cela ne ressemble à rien, va dire notre chère marquise ! Que voulez-vous ? je suis si ennuyée de ce qui ressemble à tout... Ah ! bonjour, monsieur Fagon !... Eh ! mais, quel est donc ce jeune homme ?

MADAME DE BAGNEUX.

J’ai sollicité de votre altesse royale la permission de lui présenter mon neveu le chevalier de Bagneux.

LA DUCHESSE.

Ah ! oui !... Il est très bien.

MAULEVRIER, à part.

Elle le remarque !

MADAME DE BAGNEUX.

Oserai-je le recommander aux bontés de votre altesse ?

LE CHEVALIER, bas à sa tante.

Mais, ma tante, c’est toujours le même refrain !

MADAME DE BAGNEUX, bas.

Chut donc !

LA DUCHESSE.

Que dit monsieur ?

MADAME DE BAGNEUX.

Oh, rien !...

LA DUCHESSE.

Pardonnez-moi !... Que disiez-vous ? parlez, monsieur.

LE CHEVALIER, d’un ton très naïf.

Que votre altesse m’excuse... Je disais que, depuis hier, c’est la vingtième fois au moins que madame la marquise me recommande aux bontés de quelqu’un.

LA DUCHESSE, riant.

Ah, ah ! Il est excellent, monsieur votre neveu !

MADAME DE BAGNEUX, à part.

L’imbécile !

LA DUCHESSE, riant.

Je lui promets mon appui, et je réclame mon vingtième de protection.

MAULEVRIER, bas à la princesse.

Songez-y, madame !... un homme de cet âge ! l’attacher à la maison de votre altesse !... c’est impossible !...

LA DUCHESSE.

Vous croyez !...

Au chevalier.

Monsieur le chevalier je ne savais pas que M. de Maulevrier fût votre ami.

LE CHEVALIER.

Ni moi non plus, madame.

LA DUCHESSE, souriant.

Il vous recommande à moi avec un zèle, une vivacité !...

LE CHEVALIER, s’inclinant.

Ah, monsieur, que vous êtes bon !...

MAULEVRIER, bas à la princesse.

J’ose espérer que votre altesse daignera ne pas le placer près d’elle !... LA DUCHESSE, souriant.

Oui, monsieur de Maulevrier, soyez tranquille, je le protégerai à votre recommandation.

LE CHEVALIER, à Maulevrier.

Que le ciel me prête son aide, et je m’acquitterai envers vous, monsieur, bien certainement.

LA DUCHESSE, à part.

Que j’aime à m’amuser de leurs craintes jalouses !...

Haut.

Eh, bien, madame, que ferons-nous de votre neveu ? quelle est sa vocation ? que sait-il ?

MADAME DE BAGNEUX.

Il saura tout ce qu’il plaira à votre altesse.

LA DUCHESSE.

Voilà qui est commode.

MAULEVRIER, à part.

Voudrait-elle réellement du bien à ce jeune homme ?... Oh, les femmes ! les femmes !...

LA DUCHESSE, à part.

Nangis peut arriver à présent : Maulevrier sera occupé.

FAGON, s’approchant de la duchesse.

Votre altesse royale daigne-t-elle permettre que je m’acquitte de ma mission ?

LA DUCHESSE.

Ah !... une consultation peut-être ?

FAGON.

Le roi...

LA DUCHESSE, l’interrompant.

Dites au roi que je me porte à merveille, et ne parlons plus de ma santé.

FAGON.

Mais, madame...

LA DUCHESSE.

Mais, monsieur, je veux parler de choses plus amusantes. Qu’y a-t-il de nouveau, mesdames ?

MADAME DE BAGNEUX.

Est-il vrai que M. de Nangis vienne d’arriver de l’armée avec de mauvaises nouvelles ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE, vivement.

M. de Nangis... N’est-il point blessé ?

LA DUCHESSE, à part.

Quel intérêt !...

Haut.

Rassurez-vous, madame ; il n’est pas blessé : je le sais, quoique je ne l’aie pas encore vu.

LE CHEVALIER, à part.

M. de Nangis... bien ! je suis arrivé à temps.

MADAME DE BAGNEUX.

Et les nouvelles qu’il apporte ?...

LA DUCHESSE, vivement.

N’en parlons pas, madame !... je suis Française maintenant, c’est ma gloire !... je voudrais pou voir dire aussi mon bonheur... mais l’armée du roi se bat contre mon père, et il est des idées que l’esprit ne peut considérer sans effroi !... Ne parlons donc pas de l’armée, je vous en prie.

UN HUISSIER.

M. de Nangis fait demander à son altesse royale la permission de se présenter devant elle.

LA DUCHESSE, à part et avec joie.

C’est lui...

MAULEVRIER, à part.

Déjà !...

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Cachons mon trouble !

LE CHEVALIER, à part.

Voilà un retour qui produit de l’effet sur bien du monde.

LA DUCHESSE, haut, et d’un ton indifférent.

M. de Nangis peut entrer.

L’huissier sort.

FAGON, reprenant sa place au coin à droite.

Je ne trouverai pas un instant pour tâter le pouls de la princesse.

 

 

Scène IV

 

FAGON, MAULEVRIER, LA DUCHESSE, NANGIS, MADAME DE BAGNEUX, MADAME DE LA VRILLIÈRE, LE CHEVALIER

 

LA DUCHESSE.

Approchez, monsieur de Nangis.

NANGIS, s’inclinant.

Quel heureux jour !... Votre altesse royale daigne permettre que je dépose à ses pieds mes humbles hommages.

LA DUCHESSE.

Et vos lauriers, monsieur de Nangis... car le roi a dit ce matin que vous aviez fait merveilles.

NANGIS.

Ah ! madame, cet éloge...

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas la première foi qu’il est mérité.

NANGIS.

Que ne ferait-on pas pour obtenir un pareil suffrage ?

MAULEVRIER, d’une voix faible.

On t’avait dit blessé ?

NANGIS.

Pas cette fois... mais j’ai des chances pour l’être, car c’est dans les revers qu’il ne faut pas perdre de temps, et sous peu de jours...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Ah, mon Dieu !

NANGIS.

Que vous êtes bonne, madame, de vous intéresser à nos malheurs !

MADAME DE BAGNEUX.

Le mal est donc bien grand ?

LE CHEVALIER.

Ma tante, pas de questions !... vous savez que son altesse...

LA DUCHESSE.

Oui, oublions tout pour nous réjouir... je me trompe ; je veux dire pour nous affliger ensemble !... Mesdames, voici un convive de plus pour notre souper.

NANGIS.

Combien je suis heureux d’un tel honneur !

MAULEVRIER, bas à la duchesse et d’un ton de mauvaise humeur.

Veuillez prendre garde, madame... la joie que son retour cause à votre altesse n’échappe point aux regards jaloux de madame de La Vrillière.

LA DUCHESSE, avec impatience.

De quoi vous mêlez-vous ?

NANGIS, à madame de Bagneux, avec étonnement.

Maulevrier parle bas à son altesse.

MADAME DE BAGNEUX.

Sa poitrine délicate l’y autorise ; il ne peut élever la voix.

NANGIS, passant entre Maulevrier et Fagon.

Comment, mon ami ? serait-il possible ?

MAULEVRIER, d’une voix faible.

Hélas, oui !... Je souffre beaucoup de la poitrine.

NANGIS.

Ah ! voilà up mal venu bien subitement !... Il offre tant de dangers et tant d’avantages que je veux en douter encore !... Monsieur Fagon, dites-nous donc un peu ce que vous en pensez !

MADAME DE BAGNEUX.

Pardon, monsieur ! c’est de la santé de son altesse royale que M. Fagon doit s’occuper, comme le roi le lui a ordonné !... Depuis quelques instants la princesse a rougi et pâli plusieurs fois : j’ai tremblé de la voir se trouver mal.

LA DUCHESSE, à part.

On ne peut donc rien leur cacher !

FAGON, passant entre Maulevrier et la duchesse.

Madame daignera-t-elle me donner sa main ?

LA DUCHESSE.

Allons, dépêchez-vous, et surtout n’oubliez pas que je me porte bien.

NANGIS.

Mon amitié réclame ensuite toute votre attention pour Maulevrier, monsieur le docteur.

LE CHEVALIER, à part.

Je suis bien trompé si ces deux amis là ne se détestent pas cordialement !

MAULEVRIER, d’une voix très faible.

Oh, moi, je suis bien malade !

FAGON, à part, placé entre la duchesse et Maulevrier.

Ils mentent tous deux !... que dire ?

LA DUCHESSE.

Est-ce fini ?

MADAME DE BAGNEUX.

L’état de son altesse ne demande-t-il pas une vie plus calme ? l’absence de toute fatigue ? des bals, des veilles ?

FAGON.

Si je ne me trompe, un peu de fièvre...

LA DUCHESSE, retirant sa main.

Allons donc !... vous ne savez ce que vous dites.

Maulevrier tousse.

NANGIS.

Cette toux annonce une force !... Maulevrier a une poitrine excellente !... n’est-il pas vrai, docteur ?

FAGON, à part.

Si je dis la vérité, j’ai deux ennemis de plus !

LE CHEVALIER, qui a tout observé, part d’un éclat de rire.

Ah, ah, ah !...

LA DUCHESSE.

Monsieur voudra-t-il bien nous apprendre ce qui le fait rire ?

LE CHEVALIER.

Oh ! madame, je n’oserais pas !

LA DUCHESSE.

Je vous l’ordonne !... je vous en prie !... Peut être cela me fera-t-il rire aussi ?... Et, pour une fois qu’on rit á la cour, je veux en être.

LE CHEVALIER.

C’est peu de chose, madame !... Je me moquais un peu de...

MAULEVRIER, élevant la voix.

De moi peut-être ?...

LE CHEVALIER.

Oh, non, monsieur, il ne s’agissait pas de vous : je riais de deux chasseurs qui couraient après une jolie colombe, et qui l’ont...

LA DUCHESSE.

Laissée envoler ?...

LE CHEVALIER.

Non, madame, mais saisir par un autre !... c’est une histoire de mon pays, de Bagnères de Bigorre...

LA DUCHESSE.

Bagnères de Bigorre !... nous y sommes allés prendre les eaux il y a quatre mois.

LE CHEVALIER.

Oui, madame !... on sait beaucoup d’histoires dans ce pays-là... parce qu’il y vient un grand nombre de malades... des poitrinaires surtout... et je me connais aux maux des poitrinaires.

MAULEVRIER.

Ah !...

LE CHEVALIER.

Oui, et j’ai bien vu tout de suite que mon sieur est très-souffrant. Regardez donc, monsieur le docteur !...

FAGON.

Vous croyez ?

MADAME DE BAGNEUX, au chevalier.

Silence donc, mon neveu devant son altesse royale !...

LA DUCHESSE.

Non, non !... Il m’amuse beaucoup : continuez, monsieur, continuez !

LE CHEVALIER.

Plus j’examine, et plus je crois que monsieur Fagon peut en toute sûreté dire comme moi : de grands soins à monsieur de Maulevrier !... Beaucoup de distractions à son altesse.

LA DUCHESSE, souriant.

Ah !... vous êtes connaisseur en médecine, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Un peu, madame.

FAGON, à part.

Le petit provincial n’est peut-être pas si niais qu’il en a l’air.

Haut.

Allons, le roi saura que son altesse royale n’a besoin que de se divertir ?

Il soupire.

LA DUCHESSE.

À la bonne heure donc, mon cher docteur !

FAGON.

Et la cour apprendra qu’il faut que monsieur de Maulevrier parle toujours à voix basse.

Il soupire.

MAULEVRIER.

Ah ! vous êtes un habile médecin, monsieur Fagon !

LA DUCHESSE.

Je veux vous récompenser de vos soins : vous m’avez parlé de votre filleule, je la prends à mon service aujourd’hui même.

MAULEVRIER.

Vous m’avez recommandé un jeune homme, votre parent : je le prends pour secrétaire.

FAGON.

Que de reconnaissance !

À part.

Voilà deux men songes qui me rapportent plus que dix vérités.

MADAME DE BAGNEUX, à part.

On ne m’ôtera pas de l’esprit que la princesse est souffrante.

NANGIS, à part.

Je suis parfaitement sûr que Maulevrier se porte bien.

LE CHEVALIER, à part.

Il paraît que tout le monde est d’accord.

LA DUCHESSE, à part.

Un cadet de Gigogne peut quelque fois être utile !

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Nangis n’a des yeux que pour elle !

L’HUISSIER.

Le roi... Mouvement général.

MADAME DE BAGNEUX, au chevalier.

Sa Majesté sort de la messe, et traverse cette galerie pour aller chez madame de Maintenon... où tout le monde doit l’accompagner.

Une foule de courtisans traverse le fond du théâtre ; on s’apprête à le suivre. Nanette, sur le devant, entr’ouvre la porte de côté.

LA DUCHESSE, à part.

Quel ennui !... il faut se rendre chez l’a vieille !... Si je pouvais m’échapper ?...

MADAME DE BAGNEUX.

Nous attendons votre altesse royale.

LA DUCHESSE.

Allons, me voici !

Tout monde s’éloigne ; Nanette ouvre la porte du premier plan à gauche, et arrive furtivement en scène.

 

 

Scène V

 

NANETTE, seule et regardant sortir tout le monde

 

Quoiqu’en ai dit mon parrain, je suis parvenue à me glisser ici, et je pourrai voir... Eh mais, je ne me trompe pas !... c’est M. le chevalier de Bagneux !... à la cour, lui qui a l’air si nigaud !... Que mon parrain dise encore que je suis trop niaise ! Mais comment est-il ici, lui qui, depuis plus de six semaines, habite près de la ferme où je demeure, et qui vient me voir tous les matins ?... Il me disait qu’il ne voulait pas paraître à Fontainebleau : je le crois bien : le pauvre garçon ! il sera attrapé par tout le monde ici !... Oh ! oh ! une belle dame !... si elle allait être fâchée de me trouver là !... Allons !... pas moyen de regagner la petite porte... Tâchons qu’elle ne me voie pas.

La Duchesse est entrée, et se trouve placée entre la porte dérobée et Nanette ; celle-ci se tient à l’écart.

 

 

Scène VI

 

NANETTE, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE, sans voir Nanette.

Ah !... respirons un moment !... La tristesse profonde qui règne là-dedans me fatigue et m’accable ! Je me suis échappée pendant que tous les yeux sont fixés sur une carte, où le pauvre grand roi suit ses armées vaincues !... Quel spectacle !... Une vieille femme qui s’est vouée à l’ennui par vanité ; un vieux roi qui s’est toujours plus occupé de la gloire que du bonheur de son peuple, et qui souffre aujourd’hui de ses misères, cela serre le cœur !... et ils m’accusent de légèreté, d’inconséquences !... N’ai-je pas raison de repousser toutes les idées sérieuses ?, elles sont trop tristes ici !... Nangis est revenu ! Ce brillant courage, cette insouciance de la vie, ce cœur si noble, que les dangers des camps ont garanti de la corruption des cours, me plaisent et reposent ma pensée. Ah ! si l’on pouvait laisser naître une amitié, un sentiment de confiance, où l’âme s’exprimerait, on serait moins à plaindre !... mais il faut tout renfermer, et souffrir sans que jamais personne sache qu’on est malheureuse !

NANETTE, qui se tenait éloignée et qui se rapproche à ce mot qu’elle entend.

Malheureuse !... avec une si belle robe !...

LA DUCHESSE.

Qu’entends-je ?... on m’écoutait !... Vous m’espionniez ?

NANETTE.

Oh, mon Dieu, non ! bien au contraire.

LA DUCHESSE.

Que faites-vous ici ?... qui êtes-vous ?

NANETTE.

Je suis Nanette, la filleule de M. Fagon, premier médecin du roi.

LA DUCHESSE.

Ah !...

NANETTE.

Je voulais essayer de voir la cour et la duchesse de Bourgogne, qu’on dit si bonne. J’ai eu peur quand j’ai aperçu madame ; mais j’ai entendu que vous disiez : je suis malheureuse ; et je me suis approchée, parce que j’ai bien pensé, d’après cela, que madame n’était pas de la cour.

LA DUCHESSE.

Vous avez pensé cela ?

NANETTE.

Peut-être que madame sollicite quelque chose ? Mon parrain espère me faire entrer au service de madame la duchesse de Bourgogne : alors...

LA DUCHESSE.

Oh ! alors...

NANETTE.

Vous pensez bien qu’une fois là... comme une princesse peut tout ce qu’elle veut...

LA DUCHESSE.

Et si vous vous trompiez ?

NANETTE.

Je ne me trompe point... Vous ne savez donc pas, madame : ce que c’est que la cour ?

LA DUCHESSE.

Et vous le savez, vous ?

NANETTE.

Je m’en doute. Aussi, depuis que mon parrain a promis de m’y faire venir, je ne dors plus, et tout m’ennuie, tant j’ai hâte d’y être.

LA DUCHESSE.

Mais, avant que cette idée vous fut venue à l’esprit, que faisiez-vous ? à quoi vous occupiez-vous ?

NANETTE.

Je suis orpheline ; mon parrain m’a fait élever ; puis il m’a confiée à d’anciens amis qu’il a fait nommer conservateurs de la forêt royale de Fontainebleau, et j’habite avec eux la jolie ferme qu’on nomme la Maison-Blanche.

LA DUCHESSE.

Ah !... je sais !... Vous demeurez là ?

NANETTE.

Oui, madame.

LA DUCHESSE.

Dans cet endroit si frais, si écarté, si paisible... et vous voulez venir à la cour ?

NANETTE.

Là-bas, on est tout seul ; il n’y vient jamais per sonne ; si ce n’est quelquefois les chasses du roi.

LA DUCHESSE.

Vous êtes libre de courir dans la forêt ; d’y rêver à votre aise, sans suite, sans témoin... et vous voulez venir à la cour ?

NANETTE.

Sans doute ! car, excepté Thibaut...

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce que Thibaut ?

NANETTE.

Un jeune homme bien doux, qui m’aime, qui veut m’épouser, et que je rencontrais toujours sur ma route quand je me promenais.

LA DUCHESSE.

Nanette il est un homme de ton âge, qui. t’aime pour toi, sans que ni rang, ni fortune ait ébloui ses yeux ou décidé son choix ; tu peux vivre doucement avec lui, sous le ciel qui vous protège, près des arbres qui charment vos regards, près des oiseaux qui chantent leurs amours ; tu peux chanter comme eux, rire quand tu es joyeuse, pleurer, parler, te taire suivant qu’il te plaît, sans espions qui te surveillent sans importuns qui t’assiègent, seule avec un ami à qui tu peux tout dire... et tu veux venir à la cour ?... mais tu es folle, Nanette ?... tu es folle ?...

NANETTE.

Mon Dieu, madame, qu’avez-vous donc ? voilà de beaux plaisirs vraiment que vous vantez là !... c’est pour rire sans doute ?...

LA DUCHESSE.

Écoute, Nanette, je veux t’instruire... Ah ! déjà quelqu’un !

À Nanette qui va sortir.

Demeure, Nanette !

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, NANGIS, LA DUCHESSE, MAULEVRIER, MADAME DE BAGNEUX, NANETTE

 

Nangis s’approche précipitamment en voyant la princesse, mais il s’arrête dès qu’il aperçoit Nanette.

LA DUCHESSE, allant au-devant de lui.

M. de Nangis...

MAULEVRIER, entrant vivement.

Votre altesse royale se serait elle donc trouvée indisposée ?...

NANETTE, à part.

Altesse royale !

MADAME DE BAGNEUX, entrant avec le chevalier.

Ah ! grâce à Dieu, vous voici, madame !... Le roi inquiet...

LE CHEVALIER.

Il y avait longtemps déjà que j’avais vu dis paraître la princesse.

MADAME DE BAGNEUX.

Et vous ne m’en aviez rien dit !

NANETTE, stupéfaite.

La princesse... Est-ce possible ?

LA DUCHESSE, souriant.

Oui, Nanette, la duchesse de Bourgogne qui a promis solennellement ce matin à ton parrain de te prendre à son service.

NANETTE.

Oh !

LA DUCHESSE.

Et qui tiendra sa promesse, si tu conserves le même désir ?

NANETTE.

Si j’ai le même désir... Oh ! oui, certes ! je suis heureuse comme une princesse !

LA DUCHESSE.

Et ce que je te disais tout à l’heure !

NANETTE.

Madame a voulu s’amuser de mon ignorance, bien sûr !...

LA DUCHESSE, avec ironie.

Tu as raison ! je m’amusais, et tout ce que tu as entendu n’était qu’une plaisanterie... Allons, messieurs, retournons près du roi... Et toi, Nanette, reste au château, fais-toi conduire près de mes femmes, et sois heureuse... comme une princesse !...

Elle fait un mouvement vers Nangis, mais Maulevrier s’approche et lui offre la main.

MAULEVRIER.

Madame, veuillez permettre à votre écuyer...

LA DUCHESSE, d’un ton boudeur.

Ah !... c’est juste !

À part.

Ne pas pouvoir même prendre la main qui me convient...

Haut.

Allons, monsieur !

Le Duchesse, Maulevrier, Nangis sortent d’un Nanette sort par la porte du troisième plan à droite ; madame de Bagneux arrête côté ; son neveu.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, MADAME DE BAGNEUX

 

MADAME DE BAGNEUX.

Demeurez un instant, mon neveu.

LE CHEVALIER.

Je suis à vos ordres.

MADAME DE BAGNEUX.

Il me tardait de me trouver seule avec vous ; car, depuis ce matin, vous dites bêtise sur bêtise.

LE CHEVALIER.

Cela vaut mieux que d’en faire.

MADAME DE BAGNEUX.

Mon Dieu, l’un n’empêche pas l’autre ! Ah ça ! que vous a-t-on donc appris dans votre province ?

LE CHEVALIER.

Mes professeurs m’ont enseigné le latin, la grec et la morale.

MADAME DE BAGNEUX.

Il faut oublier tout cela ici.

LE CHEVALIER.

La morale aussi, ma tante ?

MADAME DE BAGNEUX.

Vous faites les questions les plus ridicules.

LE CHEVALIER.

Je cherche à m’instruire.

MADAME DE BAGNEUX.

Vous en avez besoin. Mais j’y songe !... qu’êtes-vous donc devenu, mon neveu ? Je sais que vous avez quitté votre province depuis plus de deux mois, et vous ne paraissez à Fontainebleau qu’aujourd’hui !

LE CHEVALIER.

Je n’étais pas pressé.

MADAME DE BAGNEUX.

Cela est incroyable !

LE CHEVALIER.

Puisque me voici, veuillez me dire à quoi vous me destinez ?

MADAME DE BAGNEUX.

Reposez-vous de ce soin sur la Providence ! Toute la science du monde se renferme ici dans un seul mot : Plaire.

LE CHEVALIER.

J’entends.

MADAME DE BAGNEUX.

Voyez Chamillard, notre parent !... il a plu à madame de Maintenon par son talent au jeu de billard ; le voilà ministre !... Voyez Villeroi, le plus mauvais de nos généraux, il est maréchal de France, et cent fois mieux en cour que ne l’ont jamais été Luxembourg et Catinat ! Et pourquoi ? il a su plaire ! plaire tient lieu de tout ; d’esprit, de science, de talent... Tâchez de plaire, mon neveu !

LE CHEVALIER.

Je ne demande pas mieux : mais comment m’y prendre ?

MADAME DE BAGNEUX.

Qu’importe le moyen ?... si vous aviez de l’esprit, je vous dirais : cachez-le, cela fait des ennemis.

LE CHEVALIER.

Je n’ai rien à cacher.

MADAME DE BAGNEUX.

Vraiment, je le vois bien !

LE CHEVALIER.

Vous croyez donc que je puis prétendre ?

MADAME DE BAGNEUX.

Eh sans doute ! avec de la modestie, une jolie figure, de la sagesse, une taille charmante, des principes et vingt-quatre ans, il faudrait être un imbécile pour ne prétendre à rien.

LE CHEVALIER.

Je ne voudrais pas être un imbécile.

MADAME DE BAGNEUX.

À la bonne heure !... Songez à Lauzun ! s’il n’avait pas abusé de sa fortune !... de petit gentilhomme, il est devenu duc et pair et général d’armée !... Pour arriver là, qu’a-t-il fait ?

LE CHEVALIER.

C’est pourtant vrai !...

MADAME DE BAGNEUX.

Pour vous, mon neveu, si vous allez vous mettre dans la tête d’imiter les pauvres officiers qui gagnent tous leurs grades sur le champ de bataille, à cinquante ans vous serez encore capitaine, et, à coup sûr, vous ne deviendrez pas pair de France comme M. de Lauzun !...

LE CHEVALIER.

Vous voudriez donc, ma tante, que, moi, j’eusse l’idée de lever les yeux sur une princesse ?

MADAME DE BAGNEUX, jouant la colère.

Comment, je veux ?... mais je ne veux rien du tout... Pouvez-vous bien me prêter de semblables pensées, à moi, qui suis connue pour la sévérité de mes principes ?... Je fais des observations sur ce qui se passe à la cour, et, parce que vous êtes joli garçon, bien tourné, que vous n’avez pas été trop mal accueilli...

LE CHEVALIER.

Ma chère tante !...

MADAME DE BAGNEUX.

Oui, monsieur, tout cela est très vrai ; et voilà votre ambition qui s’allume !... vous vous croyez déjà peut être un petit Lauzun... Ah ! j’en rougis pour vous et pour la morale !

LE CHEVALIER.

Ma tante, veuillez me pardonner... je vous jure que...

MADAME DE BAGNEUX.

Non, monsieur, c’est très mal !...

Adoucissant le ton.

Il ne faut pourtant pas que mon courroux, bien naturel, vous empêche de vous montrer à votre avantage et de vous faire valoir... Vous ferez venir, ce soir, votre tailleur ; vous choisirez deux habits de cour à la dernière mode : ayez soin d’en commander un écarlate ; cette couleur vous siéra bien. Vous trouverez dans mon écurie deux chevaux pour suivre la chasse à courre, si on vous l’ordonnait : il y en a un (le bai cerise) qui est dressé pour une femme, car il faut tout prévoir ! Tenez-vous toujours à la suite de la princesse ; ni trop loin, ni trop près, c’est l’usage ! Parlez peu, ne vous absentez jamais, conservez précieusement cet air modeste qui fait rire les hommes, mais qui ne déplaît point aux femmes... et soyez toujours fidèle aux bons principes comme à la morale.

LE CHEVALIER.

Merci, ma tante.

MADAME DE BAGNEUX.

On vient... silence !... C’est M. de Maulevrier.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, MADAME DE BAGNEUX, MAULEVRIER

 

MAULEVRIER, à part, en entrant.

Il faut que Nangis reparte promptement.

MADAME DE BAGNEUX.

Eh bien, M. de Maulevrier, savez-vous quelque chose de nouveau ?

MAULEVRIER, d’une voix faible.

Que trop, madame !... Notre fidele ennemi, le dac de Savoie, a remporté un grand avantage.

MADAME DE BAGNEUX.

Vraiment ?

MAULEVRIER.

Les circonstances sont si graves, qu’il est à désirer que les braves et habiles officiers dont le courage peut sauver l’honneur de la France, ne perdent pas à la cour un temps précieux.

LE CHEVALIER.

Ah, ah !... monsieur a quelque ami qu’il veut renvoyer à l’armée !

MAULEVRIER.

Que voulez-vous ? il faut quelquefois faire à la patrie en danger le sacrifice de ses plus chères affections.

LE CHEVALIER.

C’est bien beau, monsieur, ce que vous dites-là !

MAULEVRIER.

Madame de Bagneux est proche parente du ministre de la guerre ; on sait qu’elle obtient tout ce qu’elle veut...

MADAME DE BAGNEUX.

Nous avons sur lui quelque crédit, j’en conviens, et je serais heureuse de le prouver à M. de Maulevrier.

MAULEVRIER.

Oh ! je ne demande jamais rien pour moi, afin d’avoir le droit d’être utile aux gens que j’aime.

MADAME DE BAGNEUX.

Veuillez parler ?... que puis-je faire ?

MAULEVRIER.

Il serait juste que M. de Nangis, mon meilleur ami, fat nommé officier-général.

LE CHEVALIER.

Et qu’il reçut l’ordre de rejoindre l’armée sur-le-champ, n’est-il pas vrai ?

MAULEVRIER.

Sans doute !... sa brillante valeur, son habileté, tout le désigne ! je sais qu’on est disposé à lui accorder cette justice, et qu’il ne faudrait qu’un mot dit à propos au ministre...

LE CHEVALIER.

Monsieur, je suis en reste avec vous ; car vos sollicitations pour moi près de son altesse valent quelque chose... écoutez-moi donc !... M. de Chamillard est le frère de ma mère ; hier j’ai eu l’honneur de le voir : à peine eut-il lu la lettre de sa sœur, que je lui avais remise, qu’il m’assura de son empressement à faire tout ce que je désirais.

MAULEVRIER.

Vraiment ?... Et vous consentirez ?...

LE CHEVALIER.

Votre prompte amitié pour moi m’a tellement touché !...

MAULEVRIER, à part.

Parle-t-il sérieusement ?

LE CHEVALIER.

Avec moi, monsieur, rien n’est perdu, je vous le jure, et j’espère vous le prouver bientôt : j’obtiendrai du ministre ce que vous souhaitez.

MAULEVRIER.

Que j’ai de grâces à vous rendre !...

À part.

On ne sait jamais si ce nigaud-là ne se moque pas de vous.

MADAME DE BAGNEUX.

Puisque mon neveu se charge de votre affaire, je n’ai plus à m’en mêler, et je vous garde ma bonne volonté pour une autrefois.

Bas au chevalier.

Quelle sottise d’user ainsi votre crédit pour le premier venu !...

MAULEVRIER.

Madame...

MADAME DE BAGNEUX.

Je recommandais à mon neveu de se hâter de vous satisfaire...

MAULEVRIER.

Obliger vite, c’est obliger deux fois.

LE CHEVALIER.

Comptez sur mon empressement.

MAULEVRIER.

Madame la marquise veut-elle accepter ma main ?

MADAME DE BAGNEUX.

Volontiers.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, puis NANGIS

 

LE CHEVALIER, seul un instant.

Depuis vingt-quatre heures seulement je suis à la cour, et déjà... mais encore quelqu’un... cette fois c’est M. de Nangis... comme il a l’air pensif !... ne le troublons pas !...

NANGIS, entrant et sans voir le chevalier.

Ne pourrais-je donc lui parler ?... comment fuir les regards qui m’assiègent ? Par quel moyen chasser du poste qu’il occupe cet importun Maulevrier...

Il aperçoit le chevalier.

Ah !... vous arrivez, monsieur ?... vous avez peut-être entendu ?...

LE CHEVALIER.

 Le nom de M. de Maulevrier.

NANGIS.

Il est vrai, je pensais à lui.

LE CHEVALIER.

Sa maladie, j’en suis sûr, vous donne des inquiétudes ?

NANGIS.

J’avoue qu’elle me tourmente au dernier point.

LE CHEVALIER.

Oh ! j’ai remarqué que cela vous préoccupait infiniment.

NANGIS.

Vous ne vous êtes pas trompé.

LE CHEVALIER.

Je gagerais presque que j’ai lu au fond de votre pensée !

NANGIS.

Quoi donc, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Ne pensez-vous pas que l’air du midi ferait beaucoup de bien à M. de Maulevrier ?

NANGIS.

Ah oui, sans doute ! ce pauvre ami... Mais comment le décider à partir ? son titre d’écuyer de madame la duchesse de Bourgogne...

LE CHEVALIER.

Vous avez raison !... d’autant plus qu’il tient beaucoup aux prérogatives de sa charge, et qu’il la remplit avec un zèle...

NANGIS.

Qui doit le fatiguer extrêmement et ne vaut rien dans son état.

LE CHEVALIER.

Vous avez vu cela tout de suite, et vous cherchez, j’en suis sûr, un moyen de l’arracher à cette fatigue ?

NANGIS.

Il n’y en a pas.

LE CHEVALIER.

Que sait-on ?

NANGIS.

L’année dernière il avait sollicité une mission Rome...

LE CHEVALIER.

C’est cela !... Rome, l’Italie !... voilà ce qui lui convient.

NANGIS.

Mais ce poste est occupé.

LE CHEVALIER.

C’est dommage !... Et vous n’avez pas découvert autre chose ?

NANGIS.

J’avais bien songé...

LE CHEVALIER.

À quoi ?

NANGIS.

Dans la circonstance présente, il serait urgent d’en voyer un homme habile et de confiance près du duc de Modène.

LE CHEVALIER.

Le duc de Modène !... Eh oui, vraiment !

NANGIS.

J’ai déjà parlé de ce projet, et je sais qu’on ne demande pas mieux que de confier cette importante mission à Maulevrier : il ne faudrait plus qu’un léger effort auprès du ministre...

LE CHEVALIER.

À merveille ! vous êtes sauvé !... Je veux dire M. de Maulevrier est sauvé.

NANGIS, étonné.

Comment cela ?

LE CHEVALIER.

Rien de plus simple ! M. de Chamillard a des bontés pour moi, je suis son proche parent, et j’ose croire que si je le suppliais...

NANGIS.

Oh ! monsieur, comment reconnaître ?... À peine arrivé, rencontrer à la cour une personne si obligeante !...

LE CHEVALIER.

Mais moi, monsieur, je suis un nouveau venu.

NANGIS, à part.

Cela se voit.

LE CHEVALIER.

Je veux me faire des amis.

NANGIS.

Vous y parviendrez.

LE CHEVALIER.

Et, je l’avoue, je suis touché de l’amitié que je vois entre vous et M. de Maulevrier... car il m’a aussi parlé de vous...

NANGIS.

Ah !

LE CHEVALIER.

Sans doute !... Ah, monsieur, la belle chose que l’amitié !

NANGIS, souriant.

Oui, nous nous aimons beaucoup.

LE CHEVALIER.

Autant l’un que l’autre.

NANGIS.

C’est juste !

LE CHEVALIER.

Vraiment c’est exemplaire !... mais pardon, monsieur, il faut que je vous quitte.

NANGIS.

Vous serez donc assez bon pour parler à M. de Chamillard...

LE CHEVALIER.

Croyez à mon zèle, à mon dévouement !... voir une amitié si tendre... à la cour !... Ah ! cela donne envie d’avoir des amis.

NANGIS.

Vous êtes sûr d’en avoir, monsieur.

LE CHEVALIER.

Et j’y mettrai tout le prix qu’ils méritent.

 

 

Scène XI

 

NANGIS, seul

 

Il est un peu niais le provincial ; mais il peut être utile, et ne paraît pas avoir la moindre ambition !... comme il m’a tout de suite offert son crédit près du ministre, profitons-en ! Mais comment voir la princesse ? comment lui parler sans témoins ? Croirai-je à l’expression de ses regards ?... cette bienveillance, cet intérêt qu’il me semble y lire... Ah, s’il était vrai, et si j’osais ? quel avenir et quel espérance ! mais ce Maulevrier qui ne la quitte pas, et qui, j’en suis sûr, est un rival ?... cette dame de La Vrillière ? elle m’aime... et moi aussi ne dois-je pas l’aimer ? Que la duchesse est belle ! quel gloire et quel triomphe pour l’homme qu’elle distinguera !... Oh, je veux savoir !... Eh bien, madame de la Vrillière est dame d’honneur de la princesse ; elle obtiendra pour moi une audience... Oui, c’est cela ; écrivons-lui !... une femme qui nous aime encore est si facile à tromper... J’entends du bruit, on vient ; c’est le roi qui rentre dans ses appartements... Vite, ma lettre à madame de la Vrillière !...

Il sort par la porte de gauche au deuxième plan ; le roi suivi de toute la cour traverse la galerie ; la duchesse s’arrête d’un air ennuyé.

 

 

Scène XII

 

FAGON, LA DUCHESSE, MADAME DE BAGNEUX, QUELQUES COURTISANS

 

LA DUCHESSE.

Ah, enfin !...

FAGON, s’approchant.

Est-ce que son altesse se trouve mal ?

LA DUCHESSE.

Allons, encore vous !... Je ne pourrai donc pas respirer sans ordonnance du médecin ?

FAGON.

Pardon, madame, je me retire.

LA DUCHESSE.

Vous faites bien !...

MADAME DE BAGNEUX.

Je dois vous dire, madame, de la part du roi, que le bal commande pour demain n’aura pas lieu ; on attend des nouvelles de l’armée, on espère que les ennemis auront été complètement battus ; alors seulement il y aura fête à la cour.

LA DUCHESSE.

C’est juste ! pour célébrer la défaite de mon père.

MADAME DE BAGNEUX.

Les ordres de Sa Majesté interdissent aussi le souper et la musique de ce soir.

LA DUCHESSE.

À merveille, madame !...je m’ennuierai par ordonnance du roi. Mais je ne vois pas madame de la Vrillière, M. de Maulevrier, ni votre neveu.

MADAME DE BAGNEUX.

Madame de Maintenon les a retenus quelques moments ; elle daigne interroger le chevalier ; mais votre altesse sait que l’heure approche où chaque jour nous devons lui faire compagnie.

LA DUCHESSE.

Je m’en souviens madame, et nous irons bientôt la retrouver ; qu’on veuille bien me laisser respirer en attendant.

MADAME DE BAGNEUX.

Nous nous éloignons, madame.

Tout le monde se groupe et cause dans le fond.

LA DUCHESSE, sur le devant.

Il me sera donc impossible de dire un mot à ce pauvre Nangis ! j’espérais au milieu du monde ; mais non... Que faire ?

Un huissier entre, une lettre à la main. Il vient par la porte du deuxième plan à gauche.

Qu’y a-t-il encore ? on défend la danse, la musique, la société, le souper... Supprime-t-on le dîner, cette fois ?

L’HUISSIER.

Que son altesse daigne m’excuser ! J’allais remettre à madame de La Vrillière ! cette lettre que M. de Nan gis...

LA DUCHESSE, prenant la lettre.

C’est bon, je la lui donne rai... Sortez.

Il sort. À elle-même sur le devant.

Une lettre de Nangis... à madame de La Vrillière il l’a aimée... L’aimerai il encore ?... Ces vœux, ces sentiments que je croyais avoir devinés, si ce n’était que de la vanité ?... ou s’il les reportait vers celle à qui il a pu dire librement : Je vous aime ! Ah ! je brûle de savoir... Eh bien, je peux, je dois lire cette lettre !... il ne sera pas dit que sous mes yeux, mes dames d’honneur recevront d’amoureux messages ; je ne duis pas le permettre !...

Elle lit bas. Avec joie.

De l’amour ? il n’en est pas question... C’est une audience de moi qu’il sollicite... Le malheureux ! il ignore donc que le roi a réglé que je recevrais seulement les dames en audience particulière ?... il désire me voir... et moi aussi je veux le voir, lui parler ; mais pas un moyen... pas un !

Elle rêve ; madame de Bagneux et les autres courtisans se rapprochent.

MADAME DE BAGNEUX.

Daignez me pardonner madame, si j’interromps vos rêveries ; mais j’avais oublié de dire à votre altesse qu’il y aura demain chasse à courre dans la forêt de Fontainebleau.

LA DUCHESSE.

Eh bien, je n’irai pas.

MADAME DE BAGNEUX.

Si pourtant le roi le désire.

 

 

Scène XIII

 

MAULEVRIER, MADAME DE LA VRILLIÈRE, LA DUCHESSE, MADAME DE BAGNEUX, NANGIS, LE CHEVALIER

 

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Madame de Maintenon attend son altesse royale.

LA DUCHESSE, à part.

Ah, Nangis ! si je pouvais... Essayons...

Haut.

Allons, il faut se résigner ! De quoi parlera-t-on sera-ce comme hier des petits pois verts ? le plaisir d’en manger, celui d’en avoir mangé, et l’impatience d’en manger encore !... cette conversation a duré une heure un quart. Pauvre grand roi !

MADAME DE BAGNEUX, scandalisée.

Que dites-vous madame ?

LA DUCHESSE.

Ne vous effrayez pas, nous sommes ici presque en famille, et mes observations ne perceront pas les murs du château... Si le peuple savait ce que sont ses maîtres ?... Ah, puisse-t-il l’ignorer toujours !

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Je crains, en effet, que la soirée ne soit bien triste ! Il paraît que l’Espagne, malgré le traité...

LA DUCHESSE.

Les traités de paix ne sont que des mensonges au nom de la très Sainte-Trinité !...

Feignant d’apercevoir seulement alors M. Nangis.

Ah, c’est vous M. Nangis ; je m’étonne, je l’avoue, de vous voir ici.

NANGIS.

Votre altesse n’avait-elle pas daigné promettre.

LA DUCHESSE.

Oui ; mais vous ne pouvez ignorer que j’ai quelques raisons de vous en vouloir.

NANGIS.

À moi, madame !...

LA DUCHESSE, à part.

Il est déjà tout troublé !

NANGIS.

Veuillez croire qu’il est impossible...

LA DUCHESSE.

Ne vous a-t-on pas dit qu’une lettre de vous, destinée à une de mes dames d’honneur, est tombée entre mes mains.

NANGIS.

Non, madame.

MAULEVRIER, à part.

Il est perdu !

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

C’était pour moi sans doute, et je l’accusais !...

LA DUCHESSE, à part.

Ce moyen réussira-t-il ?

Haut.

Eh bien, monsieur, cette lettre a été reçue et lue par moi.

NANGIS.

Mais madame, dans cette lettre il n’y avait rien...

LA DUCHESSE.

Oui, vous allez nier parce que vous pensez bien que je l’ai brûlée.

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Je respire.

LA DUCHESSE, à part.

Me comprendra-t-il ?

Haut.

Je l’ai brûlée pour ne pas compromettre celle qui devait la recevoir.

NANGIS, à part.

Que signifie cette plaisanterie ?

MADAME DE BAGNEUX.

Je désire qu’on sache bien que la lettre n’était pas pour moi.

LA DUCHESSE.

Soyez tranquille, madame !... Qui oserait vous soupçonner ?

NANGIS, à part.

Ceci veut dire quelque chose.

LE CHEVALIER, à part.

Hum, hum, il y a du mystère !

LA DUCHESSE.

Dans cette lettre, monsieur, vous demandiez un moment d’entretien à une femme qui ne peut vous voir seul chez elle...

NANGIS.

Quoi !... votre altesse a lu cela ?...

LA DUCHESSE.

Et vous lui indiquiez la Maison-Blanche sur la lisière de la forêt de Fontainebleau.

NANGIS, à part.

Est-il possible ?...

Haut.

Puisque mon secret est découvert...

LE CHEVALIER, à part.

Je devine.

LA DUCHESSE.

C’était pour demain dans la matinée.

NANGIS, à part.

Ô bonheur !... j’ai tout compris !

LA DUCHESSE.

Vous êtes bien heureux que cette lettre ne soit pas tombée dans les mains d’une autre qui eût instruit madame de Maintenon dont l’excessive sévérité...

NANGIS.

Oh oui, madame, je suis bien heureux !

LA DUCHESSE.

Maintenant que j’ai tout découvert, et que je veux bien pardonner, j’espère que personne ne se permettra d’aller à la Maison-Blanche.

MADAME DE BAGNEUX.

Ah, madame, je proteste qu’aucune de vos dames d’honneur n’eût été capable de manquer ainsi à ce qu’elle se doit à elle-même, à ce qu’elle doit au roi, à la morale !...

MAULEVRIER, à part.

Nangis n’est plus à craindre.

LA DUCHESSE.

J’espère que M. de Nangis a bien compris le service que je lui rends dans cette occasion.

NANGIS.

C’est à vos pieds qu’il me faut implorer mon pardon et exprimer ma reconnaissance. Je sens tout ce que je dois à votre altesse.

LA DUCHESSE.

C’est bien, monsieur, c’est bien !...

À part.

Pauvres princesses ! à quoi sommes-nous réduites.

LE CHEVALIER, à demi-voix à madame de Bagneux.

Ma tante j’accepte vos deux chevaux pour la chasse de demain.

MADAME DE BAGNEUX, bas.

Mais son altesse n’y vient pas.

LE CHEVALIER, bas.

Oh, que si fait, ma tante ! elle ira !

LA DUCHESSE.

Allons tous retrouver madame de Maintenon ; je me sens en gaieté... Ah, j’oubliais qu’il faut être triste.

À part en sortant.

J’ai donc trouvé un moyen d’être seule !

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part, en sortant.

À la Maison-Blanche !...

NANGIS, idem.

À la Maison-Blanche !...

LE CHEVALIER, idem.

À la Maison-Blanche !... Tout le monde suit la princesse.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une grande salle de la ferme appelée la Maison-Blanche. Une porte au fond, ouvrant sur une autre pièce où est placée la porte extérieure ; chambre à droite de l’acteur, avec fenêtre ouvrant sur la salle, et une porte vitrée : la fenêtre et la porte sont couvertes en dedans d’un rideau blanc ; cette porte s’ouvre sur la scène. À gauche de l’acteur, une porte peu visible.

 

 

Scène première

 

NANETTE, seule

 

Me voilà revenue dans cette pauvre maison, et revenue pour y attendre... oh, chut !... quand la princesse m’a dit hier : Nanette, retourne à la Maison-Blanche, éloignes-en tout le monde ; puis, dès que tu seras seule, tu n’ouvriras la porte qu’à une femme !... j’ai bien deviné que c’est elle ? Comprend-on cela ? quitter un palais tout doré pour venir dans une mauvaise petite ferme !... et tout ce qu’elle me disait de mon indépendance, de mon bonheur... un joli bonheur que celui qui ne fait envie à personne !... être ma maîtresse, pour faire un métier de servante, tandis qu’à la cour je serai servante, pour ne rien faire !... On m’a tout conté !... les grands seigneurs font presque tout l’ouvrage : c’est madame la duchesse qui donne la chemise, monsieur le marquis présente le bougeoir, celui-ci sert le prince à table, celui-là tient l’étrier...pendant ce temps là les vrais domestiques se gobergent, ils sont payés, logés, nourris et voiturés, de palais en palais aux frais du gouvernement. On a beau dire, il faut que l’état de valet soit le meilleur de tous pour qu’il y ait tant de concurrence.

On entend un bruit de cor éloigné.

Ah ! qu’est-ce que j’entends ?... la chasse ?... elle passe à quelque distance d’ici !... mais je ne peux pas ouvrir les fenêtres pour regarder comme j’en ai l’habitude !... c’est dommage, ça m’amuse tant ! Et ce M. de Bagneux qui a fait semblant de ne pas me connaître, lui qui me faisait la cour pas plus tard qu’avant hier encore mais il est si niais, si niais !... Ah ça, voyons, tout est bien barricadé ? oui, la princesse est sûre de ne trouver ici personne que moi.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, NANETTE

 

LE CHEVALIER, entrant par la porte à droite de l’acteur.

Et moi !...

NANETTE.

Oh ciel !...

LE CHEVALIER.

Bonjour, Nanette.

NANETTE.

Comment ! vous, ici, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Je viens te faire une visite, m’excuser de ne pas t’avoir parlé là-bas.

NANETTE.

Par ou êtes-vous entré ?

LE CHEVALIER.

Par le chemin qu’il a fallu prendre le jour où Thibaut est arrivé à l’improviste.

NANETTE.

Est-il possible ? entrer dans ma chambre par la cheminée !...

LE CHEVALIER.

Quand il n’y a pas d’autre route.

NANETTE.

Vous allez en prendre une autre pour vous en aller, et bien vite !... car j’ai besoin d’être seule.

LE CHEVALIER.

Tu attends quelqu’un ?

NANETTE.

Moi !

LE CHEVALIER.

Un amoureux ?...

NANETTE.

Je n’en ai plus.

LE CHEVALIER.

Depuis quand ?

NANETTE.

Depuis que je suis de la cour...

LE CHEVALIER.

Voilà une bonne raison !

NANETTE.

En vérité, monsieur, vous n’avez pas le moindre usage du monde.

LE CHEVALIER.

C’est possible, Nanette.

NANETTE.

Sans quoi vous sauriez qu’être importun est le plus sûr moyen de se faire détester d’une femme.

LE CHEVALIER.

Tu crois cela ?

NANETTE.

J’ai entendu mon parrain dire l’autre jour qu’un homme d’esprit doit toujours se retirer la minute qui précède celle où il sera de trop.

LE CHEVALIER.

Oui, un homme d’esprit !... mais tu sais que cela ne me regarde pas.

NANETTE.

Ah !... c’est bien vrai !...

LE CHEVALIER, écoutant.

Il me semble que quelqu’un s’arrête à la porte extérieure.

NANETTE.

Ah, mon Dieu, sortez... mais par où à présent ? je suis perdue !...

On frappe à la porte.

LE CHEVALIER, à part.

C’est elle !...

NANETTE.

Que faire, hélas ?

LE CHEVALIER.

Allons, calme-toi !... Tu oublies donc qu’il y a une porte ici ?

Il indique la gauche de l’acteur.

que cette pièce a une fenêtre basse qui donne sur la campagne, et qui malheureusement était fermée, car elle m’aurait évité de monter sur le toit.

NANETTE.

Vous avez raison.

LE CHEVALIER.

Remets-moi la clé de cette porte.

NANETTE.

Ah, oui, oui, la voilà !...

LE CHEVALIER.

Maintenant va ouvrir !... on ne me verra pas.

NANETTE, allant au fond.

Plaise à dieu !

LE CHEVALIER, ouvrant la porte dérobée et retirant la clé.

Pas tout de suite du moins !...

Il entre et referme la porte ; Nanette ouvre au fond.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, NANETTE

 

LA DUCHESSE, entrant.

Mon cœur bat !... Je puis à peine respirer !

Elle s’assied.

NANETTE.

Pardon, madame !... ce siège, cette chaumière...

LA DUCHESSE.

J’y suis seule, Nanette ! que m’importe le reste ! je n’y suis pas obligée de sourire quand mon cœur est plein d’ennuis... Je pourrai donc une fois laisser mes paroles s’échapper de mes lèvres, sans qu’il soit là des témoins qui vous épient. Oh ! que c’est doux une heure de liberté !

NANETTE.

En vérité, je ne peux comprendre !... Votre altesse royale n’est-elle pas la première dame de France, et par conséquent.

LA DUCHESSE, se levant.

Et par conséquent la plus malheureuse ! mais oublions cela... Ici, je ne suis plus qu’une femme qui peut être heureuse comme celles qui sont aimées !... Hélas ! je tremble encore !... C’est un reste de la cour, un souvenir de mon rang ! Ce moment de calme, que je viens chercher ici, on me l’envierait, Nanette ! je ne peux pas, sans qu’on me soupçonne, sans qu’on m’accuse, me soustraire une minute à l’ennui qui m’obsède !... Garde bien mon secret !...

NANETTE.

Soyez sûre de mon dévouement !... D’ailleurs, c’est si naturel, si innocent une promenade solitaire !

LA DUCHESSE, à part.

Solitaire... Et si Nangis... car il a compris, j’en suis sûre !

NANETTE.

Je vais voir en dehors si tout est bien fermé.

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, seule

 

Bien fermé !... mais je n’ai pas réfléchi qu’il faut avouer à cette enfant que j’attends quelqu’un !... Que va-t-elle penser ?... Et Nangis ? Quelle idée lui sera venue ? S’il croyait que la réserve imposée à une femme aurait dû m’empêcher... Oh ! mon Dieu ! une femme ! Sans douter une autre, toutes les autres ! Elles doivent attendre les soins de celui qu’elles aiment ! Mais moi ! je crois à l’amour de Nangis, mon rang seul ne permet pas à son cour d’exprimer ce qu’il sent !... Et pourtant, si c’était encore l’ambition ?... Que sais-je ? je suis si près du trône !... Ah ! ce rendez-vous me trouble !... Depuis mon enfance, toutes mes actions ont dû être soumises à la volonté des autres, dictées par une étiquette qui n’a point dompté mais qui a tourmenté mon cœur !... Faudra-t-il donc mourir sans avoir une fois laissé lire dans mon âme, sans qu’il y ait quelqu’un qui sache que cet automate qui parle, marche, agit par convention, souffre aussi, pense et aime en secret ?... On vient ! Ah ! c’est Nanette !... Tout m’effraie ! suis-je donc imprudente ou coupable !

 

 

Scène V

 

NANETTE, LA DUCHESSE

 

NANETTE.

Maintenant, je réponds que personne n’entrera.

LA DUCHESSE.

Personne !

NANETTE.

De gros verrous que j’ai tirés en dedans.

LA DUCHESSE, embarrassée.

Mais il ne faudrait peut-être pas de verrous.

NANETTE.

Pardonnez-moi ! sans cela la porte est facile à ouvrir.

LA DUCHESSE.

Mais ordinairement...

NANETTE.

Ordinairement tout le monde entre ici : quand je dis tout le monde, c’est une façon de parler, car c’est un hasard lorsqu’il vient quelqu’un.

LA DUCHESSE, vivement.

Tu vois bien, Nanette, qu’il est inutile de tant fermer la porte !... Va, va ôter tes verrous : cela fait peur... on se croit en prison.

NANETTE.

Eh bien ! alors, je vais aller me placer en embuscade, et si par hasard, il vient quelqu’un, je le chasse.

LA DUCHESSE, avec embarras.

Mais pourtant il se pourrait que... et si cela était...

NANETTE, à part.

Ah ! ah, est-ce qu’elle attendrait ?...

Haut.

Madame ne veut donc pas que je me mette en embuscade ?

LA DUCHESSE.

Je cherche ici la solitude : cependant si quelqu’un venait, il pourrait paraître singulier...

NANETTE, à part.

Je comprends !...

Haut.

Ah ! oui, sans doute, cela serait singulier... et puis, une personne, ça n’empêche pas la solitude... Ainsi, madame, si le jeune homme venait ?

LA DUCHESSE.

Un jeune homme !... Mais qui vous fait croire que j’attends un jeune homme !

NANETTE.

Je ne dis pas que madame attend, mais je pense que peut-être il en viendra un.

LA DUCHESSE.

Et pourquoi pensez-vous cela ?

NANETTE.

Parce que j’ai presque toujours vu des jeunes gens venir là où il y a une jolie femme ; et d’être princesse ça n’empêche pas qu’on soit jolie et que les autres s’en aperçoivent.

LA DUCHESSE.

Mais cela empêche qu’on le leur dise.

NANETTE.

Ah ! c’est bien triste alors.

LA DUCHESSE.

N’est-ce pas ?

NANETTE.

Oh ! oui !...

On entend frapper à la porte extérieure.

On frappe !... et mes verrous !... Je vais ouvrir.

Elle sort.

LA DUCHESSE, seule un instant.

C’est lui !... C’est Nangis !... comme je tremble !... Et pourtant quel bonheur de le voir seul enfin.

NANETTE, ouvrant la porte de la première salle.

Entrez, entrez !

À part.

C’est drôle que ce soit mon parrain qu’on attende ?...

LA DUCHESSE, sur le devant et ne tournant pas la tête.

Vous ici !

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, FAGON, NANETTE

 

FAGON, s’avançant.

Une imprudence ! mais madame, ce n’est pas moi... 

LA DUCHESSE, se retournant.

M. Fagon !...

Elle se laisse tomber sur un siège.

FAGON, s’empressant près d’elle.

On ne m’avait pas trompé ! mes soins vous sont nécessaires !... Que ressentez-vous, madame ? daignez répondre !

LA DUCHESSE.

Moi, monsieur ?... je n’ai rien !... laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je !...

FAGON, à part.

Allons, ça recommence !

Haut.

Votre altesse ne refusera pas mes services, après les avoir fait demander.

LA DUCHESSE.

J’ai fait demander vos services ?

FAGON.

Voyez plutôt ce billet au crayon que je viens de recevoir à l’instant même ! On m’annonce que ma présence vous est indispensable, et que vous m’attendez à la Maison-Blanche.

LA DUCHESSE, à part.

Qui a pu me trahir ainsi ?

Haut.

Eh ! bien, oui, monsieur, je vous ai mandé : non pas pour une consultation, mais pour vous prier de ne pas m’importuner à l’avenir comme vous le faites sans cesse !... Cette surveillance, cet espionnage qu’on exerce autour de moi, me fatiguent et nuisent à ma santé : le repos me vaudrait mieux que toutes vos ordonnances ; je me plaindrai au roi.

NANETTE, à part.

Comme elle a l’air fâché !... Il paraît que ce n’est pas lui qu’on attendait !

FAGON.

Peut-être sa majesté s’étonnera-t-elle du lieu choisi pour cette remontrance ; et viendra-t-elle à penser qu’il est étrange que madame la duchesse de Bourgogne se soit trouvée ici seule et sans suite... uniquement pour gronder son médecin.

LA DUCHESSE, à part.

J’étouffe de colère !...

Haut.

Ce que le roi, trouverait encore plus étonnant, ce sont vos impertinentes interprétations ! Si je lui disais : Figurez-vous, sire, que Madame de la Vrillière et moi, nous sommes tout à coup séparées de la chasse.

On entend un léger bruit du côté gauche, là où le chevalier est entré.

Qu’est-ce que j’entends ?

NANETTE.

Oh ! rien, madame ; le vent peut-être ?...

À part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que le chevalier ne serait pas sorti ?

LA DUCHESSE, continuant.

Madame de la Vrillière, moins maîtresse, que moi de son cheval, se laisse entraîner au loin... Moi, troublée, effrayée, j’aperçois cette maison, je me souviens de Nanette, et je m’arrête pour lui demander un instant de repos !... qui vois-je arriver tout essoufflé ? M. Fagon, une ordonnance à la main !... Il faut qu’il soit bien embarrassé de les placer pour en poursuivre ainsi les gens !... Et pour s’excuser, il ose penser...

FAGON.

Rien du tout, madame ! rien du tout !... Pardonnez moi !...

À part.

Qui diable m’a joué le tour de m’envoyer ici ?

LA DUCHESSE, à part.

Si Nangis arrive maintenant, je suis perdue !

On frappe à la porte extérieure.

NANETTE.

Madame, on frappe encore.

LA DUCHESSE, fort troublée.

Tu crois, Nanette ?

FAGON, à part.

Bon ! voilà ce qu’on attendait !... on ne me pardonnera jamais d’avoir dérangé un rendez-vous.

LA DUCHESSE, à part.

Comment sortir ?

FAGON, à part.

Comment m’en aller ?

NANETTE, à part.

Pauvre princesse !... venons à son secours !

Haut.

j’ai préparé de la crème et des œufs frais dans ma chambre.

LA DUCHESSE, vivement.

Merci, Nanette, merci !... c’est ce que je désirais.

NANETTE, ouvrant la porte vitrée de sa chambre.

Veuillez entrer là ; tout est disposé.

LA DUCHESSE, bas en entrant.

Tu vois bien, Nanette, que tu te trompais !

Elle referme la porte vitrée. Nanette sort par le fond et emporte la clé.

 

 

Scène VII

 

FAGON, puis NANETTE et MADAME DE LA VRILLIÈRE

 

FAGON, seul un instant.

Allons me voilà bien... il est évident que quelqu’un devait venir ! Quand une femme attend un amoureux, malheur à celui qui vient à sa place !... madame la duchesse ne m’aimait déjà pas trop !... soyez donc médecin de la cour !...

NANETTE, ouvrant la porte du fond.

Par ici, madame, par ici ! c’est donc vous qui lui aviez fait dire de venir ?... il attend depuis un quart-d’heure.

Après avoir fait entrer madame de La Vrillière, elle se retire par le fond.

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part en entrant.

Moi qui doutais du cœur de Nangis !... Dieu ! que vois-je ? ce n’est pas lui !

FAGON, à part.

Madame de La Vrillière ! Est-ce que la princesse aurait dit vrai ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

C’est vous, M. Fagon !...

FAGON.

Oui, madame, votre médecin ! pour vous servir s’il en était capable.

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Que va-t-il penser ?

Haut.

Que faites-vous ici ?

FAGON.

Bien heureux de m’y trouver, puisque je peux vous y offrir mes soins.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Je n’ai pas besoin de vos soins, M. Fagon.

FAGON.

Tout le monde a la fureur de se bien porter... cependant, madame, après votre accident...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Quel accident ?

FAGON.

N’est-ce donc pas cela qui vous donne l’air si troublé ? c’est fort dangereux un cheval qui s’emporte !

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Oui, certes, mais...

FAGON.

Il vous a donc conduite jusqu’ici ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Profitons de son erreur.

Haut.

Sûrement, monsieur ! sans cela qui aurait pu m’amener dans cette maison ?

FAGON.

C’est ce que je me demandais... Il est bizarre pourtant que ce soit ici que les chevaux amènent toutes les dames.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Que voulez-vous dire ?

FAGON.

Rien ! rien ! on se repent toujours d’avoir trop parlé.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Soupçonneriez-vous quelque chose ?

FAGON.

Moi ?... Oh, par exemple !... ah, je ne suis pas de ces gens qui croient tout ce qu’ils voient !...

Ici, Nangis entr’ouvre doucement la porte du fond ; il ne voit madame de La Vrillière que par derrière.

NANGIS, à part.

La princesse ici avant moi ! et Fagon avec elle !...

Il referme la porte et disparaît, mais Fagon l’a aperçu.

FAGON, apercevant Nangis au moment où il referme la porte, à part.

Ah ! ah !...

Haut.

Et, tenez, madame, quand je verrais un jeune et beau cavalier se glisser doucement dans cette mai son, je m’imaginerais n’avoir rien aperçu, et je m’éloignerais bien persuadé que la hasard conduit toujours les chevaux qui s’emportent, mais que le danger n’est pas aussi grand qu’on pourrait le craindre. J’ai bien l’honneur de saluer madame de La Vrillière.

À part en sortant.

Pour laquelle des deux ?

MADAME DE LA VRILLÈRE, seule.

Le méchant homme ! Il a des soupçons !

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE LA VRILLIÈRE, NANGIS

 

NANGIS, entrant précipitamment.

Ah !... cet instant si désiré, ce bonheur auquel je n’osais croire...

MADAME DE LA VRILLIÈRE, se retournant.

C’est lui !...

NANGIS, la reconnaissant, à part.

Ciel.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Qui vous a fait douter de mes sentiments, mon ami ?

NANGIS.

Vous ici, madame !...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Ne vous attendiez-vous pas à m’y trouver ? n’est-ce pas pour moi que vous venez ?

NANGIS.

Sans doute...

À part.

Si la princesse arrivait ?

LA DUCHESSE, écartant le rideau de la chambre ou elle est cachée.

Je crois entendre encore... Essayons de voir !...

Elle s’approche de la porte vitrée et écarte un peu le rideau, le public la voit.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Oh, combien mon cœur avait besoin que cette lettre dont la princesse s’est emparée, vint m’assurer de votre amour !...

NANGIS.

Mais cette lettre ayant été surprise, quelle imprudence de venir ici !...

La duchesse écarte le rideau de la porte vitrée ; madame de La Vrillière tourne le dos à la porte ; mais Nangis aperçoit le mouvement fait dans la chambre.

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à Nangis.

Ai-je pu résister au désir de vous voir seul un instant ?

NANGIS, à part.

Ciel ! quelqu’un dans cette chambre !... si c’était elle ?...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Vous ne répondez pas ?... Pourquoi ce silence, cette froideur ?...

NANGIS.

Madame !...

À part.

On n’a jamais été aimé plus mal à propos !

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

D’ou vient cet air embarrassé ? nous sommes seuls ici, Nangis ; cette crainte à laquelle le monde nous condamne, peut cesser. Savez-vous que ma jalousie s’était éveillée ? les regards bienveillants de la princesse...

NANGIS.

Qu’osez-vous dire ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Pardonnez-moi ! quand on aime on s’inquiète si aisément !... mais je me rassure, car votre âme m’est connue : oui, c’est à son rang, c’est à sa puissance que s’adressaient vos hommages, et votre cœur est à moi seule !...Redites-moi donc ces mots si doux, répétez-moi ces promesses d’un amour éternel qu’hier encore j’entendais avec tant de bonheur !

NANGIS, dans le plus grand trouble, à part.

Est-ce la princesse qui écoute ?

Haut.

Ah ! sans doute, madame ; mon sincère dévouement !...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Mais que vous arrive-t-il ? quelle inquiétude ?... Vous m’effrayez, Nangis !

NANGIS.

Ne songez-vous pas qu’on peut vous surprendre, vous perdre ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

En vérité, je ne vous comprends pas !...

NANGIS.

N’entendez-vous pas du bruit ? quelqu’un vient.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE LA VRILLIÈRE, NANGIS, MAULEVRIER

 

MAULEVRIER, entrent précipitamment.

Ah, m’y voici !...

NANGIS, à part.

Maulevrier ! Je respire !...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

M. de Maulevrier !

MAULEVRIER, étonné et joyeux.

Ah ! c’est vous, madame ?...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Oui, monsieur, et je m’étonne de votre empressement à courir sur mes traces.

MAULEVRIER.

Oh, pardon ! croyez que je respecte tant de constance, et que le bonheur de mon ami peut inspirer de la jalousie ; mais non le désir de le troubler.

NANGIS.

Le hasard seul nous a conduits ici ; mais vous paraissez si disposé aux interprétations qu’au lieu d’offrir mon bras à madame, je vais te prier d’être son chevalier.

MAULEVRIER.

Trop heureux !

À part.

Voudrait-il s’en débarrasser ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Quel empressement à m’éloigner !...

NANGIS, à part.

Me laisseront-ils, enfin ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

La chaleur est si grande que je suis d’avis de rester en ce lieu : la princesse, en me disant qu’elle n’aurait pas besoin de mes services, m’avait ordonné de demeurer à Fontainebleau ; mais vous ne me trahirez pas.

Elle s’assied à gauche.

MAULEVRIER.

Madame de La Vrillière a raison ; il fait frais dans cette chaumière, et puisqu’elle veut bien permettre...

Il s’assied à droite.

NANGIS, à part.

Que faire ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

M. de Nangis est en proie aujourd’hui à une inquiétude, à une préoccupation qui l’empêchent tout-à-fait d’être aimable...

MAULEVRIER.

Il a peut-être éprouvé quelque contrariété ?

NANGIS.

Tu crois ?

MAULEVRIER.

Qui de nous n’a pas été trompé dans ses pro jets ou dans ses espérances ?

La duchesse fait un mouvement d’impatience dans la chambre et remue un meuble ; ce bruit est entendu des personnages en scène.

MADAME DE LA VRILLIÈRE, se levant.

Qu’est-ce que cela ?

NANGIS, à part.

Grand Dieu ! si c’est la princesse !...

MAULEVRIER.

C’est de côté que le bruit est parti.

NANGIS.

Je n’ai rien entendu.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Quelqu’un nous épie ; mais il n’y a pas clé à cette porte.

MAULEVRIER.

Il faut appeler... Nanette, Nanette !...

MADAME DE LAVRILLIÈRE.

Oui, oui, nous devons éclaircir cela.

MAULEVRIER.

Nanette, Nanette !

 

 

Scène X

 

MADAME DE LA VRILLIÈRE, NANGIS, MAULEVRIER, NANETTE, entrant par le fond

 

NANETTE.

Me voici, messieurs ; me voici.

MAULEVRIER.

Il y a quelqu’un dans cette chambre ?

NANETTE.

Par exemple !... Non, certainement... cette chambre est la mienne.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Donnez-en la clé.

MAULEVRIER, à Nanette.

Allons, vite, la clé à l’instant !...

NANETTE.

Faites donc attention, monsieur ; vous criez bien fort pour un poitrinaire !

NANGIS.

Cette jeune fille a raison !... et d’ailleurs, quel droit avons-nous de la contraindre ?

MAULEVRIER.

Des droits, des droits ?... ceux que je n’ai pas, je les prends... La clé !...

NANETTE, à part.

Qui donc viendra à notre aide ?

LE CHEVALIER, en dehors, criant.

Eh, quelqu’un ! vite, qu’on m’ouvre sur-le-champ !...

Il frappe très fort à la porte extérieure.

NANETTE, courant ouvrir.

J’y cours, monsieur, j’y cours !...

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Que vient faire ici le chevalier de Bagneux ?

MAULEVRIER, ironiquement.

C’est sans doute le hasard qui l’amène, comme nous tous !

 

 

Scène XI

 

NANETTE, MADAME DE LA VRILLIÈRE, LE CHEVALIER, MAULEVRIER, NANGIS

 

LE CHEVALIER.

Pardon, madame ; excusez-moi, messieurs ! je suis tout essoufflé !... depuis plus d’une heure je cours après vous ; mon cheval est sur les dents et moi aussi.

NANGIS.

Vous courez après nous ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Que signifie cela ?

LE CHEVALIER.

Sans doute, madame, et c’est par les ordres de son altesse royale madame la duchesse de Bourgogne.

NANGIS, MAULEVRIER, MADAME DE LA VRILLIÈRE, ensemble.

La duchesse !...

NANETTE, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

NANGIS, à part.

Je m’étais trompé !... ce n’était pas elle.

LE CHEVALIER.

Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? son altesse a fait préparer un déjeuner champêtre au Rond-Point de la forêt ; elle attendait avec quelques personnes de sa suite que vous vinssiez au rendez-vous qu’elle vous a donné, et je dois vous dire qu’elle s’étonnait de votre absence.

MAULEVRIER.

Nous l’ignorions.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Je n’ai pas été avertie.

LE CHEVALIER.

Des lettres d’invitation ont été remises chez vous ; mais il paraît que vous aviez tous aujourd’hui quelque chose à faire de grand matin, et les lettres ne seront arrivées qu’après votre départ.

NANGIS, à part.

Avait-elle changé d’avis.

MAULEVRIER.

Vite, vite, à cheval !...

NANGIS.

Ah ! vous avez raison... il faut partir !

LE CHEVALIER, à madame de La Vrillière.

Ces messieurs sont si pressés qu’ils vous abandonnent, madame ! permettez que je vous offre ma main.

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Avec plaisir.

À part.

Pourvu que la princesse ne soupçonne rien !

Elle sort avec le chevalier.

NANETTE, seule.

Par exemple, voilà qui est singulier !...

 

 

Scène XII

 

LA DUCHESSE, sortant mystérieusement de la chambre, un petit papier à la main, NANETTE, puis LE CHEVALIER

 

LA DUCHESSE, à demi-voix.

Nanette, Nanette !...

NANETTE.

Madame !

LA DUCHESSE.

Vite, ce billet à l’homme qui porte des rubans verts... dépêche-toi avant qu’il s’éloigne ; et de la prudence !... c’est pour lui seul.

NANETTE.

J’y vais, madame !

LA DUCHESSE.

J’entends du bruit... je rentre !... Silence !

Elle rentre dans la chambre.

LE CHEVALIER, en entrant, il voit le billet que Nanette veut cacher, à part.

C’est juste ! je comprends.

NANETTE, tâchant de sortir.

Pardon, monsieur.

LE CHEVALIER, l’arrêtant.

Où vas-tu donc, Nanette ? Reste un moment !

NANETTE.

Je ne peux pas, laissez-moi sortir.

LE CHEVALIER.

Non, pardieu, tu ne sortiras point !

NANETTE.

Ah ! ce serait joli...

LE CHEVALIER.

Tantôt je n’ai pas eu le temps de te faire ma cour ; tout le monde semble s’être donne rendez-vous ici, et notre tête-à-tête ressemble à une assemblée générale de la noblesse de France.

NANETTE.

Monsieur, encore une fois, je vous en prie...

LE CHEVALIER.

Je veux au moins un baiser.

NANETTE.

Ah ça, vous êtes fou aujourd’hui !

LE CHEVALIER.

Et toi, tu es sage !... cela n’est pas bien.

NANETTE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! j’entends le bruit des chevaux... laissez-moi donc...

LE CHEVALIER.

À la bonne heure...

Il la laisse aller. Seul un instant.

Va, cours !... il n’y a plus de danger !... tu seras bien habile si tu lui remets ce billet. Maintenant le champ de bataille m’appartient !... Ouf ! mon cœur bat !... mais il ne s’agit pas de l’écouter... Il faut être maître de soi, quand on veut tenter de l’être d’une autre.

NANETTE, rentrant.

Là, monsieur !... Vous êtes cause d’un malheur !... Vous m’avez retenue, et tout le monde est parti an galop !...

LE CHEVALIER.

Très bien !...

NANETTE.

Comment, très bien !...

La porte du fond s’entr’ouve.

LE CHEVALIER, emmenant Nanette dans le fond.

Silence !

LA DUCHESSE, sortant de la chambre.

J’ai entendu les chevaux s’éloigner ; je peux sortir de prison !

LE CHEVALIER, bas à Nanette.

Va-t’en !

NANETTE, bas.

Je ne demande pas mieux ! tirez-vous-en comme vous pourrez.

 

 

Scène XIII

 

LA DUCHESSE, sur le devant, LE CHEVALIER, dans le fond

 

LA DUCHESSE.

Ah ! ce n’est pas sans peine : que de craintes ! que d’émotions ! mais enfin Nanette aura remis mon billet !... Attendons ! Quelle confiance elle témoignait cette femme !... hier encore il lui exprimait son amour... hier !... Ah ! qu’il vienne et qu’il s’explique ! il le faut... Les autres sont donc partis... Quel bon génie les a contraints de s’éloigner... il m’a semblé reconnaître la voix du chevalier ; mais quelle apparence ?... Je n’y comprends rien !

LE CHEVALIER, s’avançant.

Madame !

LA DUCHESSE.

Que vois-je ? que venez-vous faire ici ? Sortez, monsieur !

LE CHEVALIER.

Votre altesse ne daignera-t-elle pas me permettre ?...

LA DUCHESSE.

Quoi donc ?

LE CHEVALIER.

De lui expliquer comment il se fait que ma présence qui, au premier abord, semble la contrarier, est cependant...

LA DUCHESSE.

Insupportable monsieur. Quoi ! vous ne craignez pas de venir me chercher, me poursuivre jusqu’en ce lieu ! vous que je ne connais à peine, vous osez...

LE CHEVALIER.

Je n’ose rien, madame ; et je ne suis resté qu’en voyant s’éloigner tout le monde.

LA DUCHESSE.

Tout le monde ? En effet, monsieur ; c’est vous qui êtes venu annoncer aux personnes qui étaient ici que je les attends au Rond-Point de la forêt ; et vous êtes resté !... que signifie ?

LE CHEVALIER.

Je suis resté parce que je savais que votre altesse était là, dans cette chambre.

LA DUCHESSE.

Est-ce possible ?

LE CHEVALIER.

Personne ne peut venir maintenant : Madame de La Vrillière, M. de Maulevrier, M. Fagon, M. de Nangis...

LA DUCHESSE.

M. de Nangis ?

LE CHEVALIER.

Il est en route, madame.

LA DUCHESSE, à part.

Il n’a donc rien compris le maladroit !...

LE CHEVALIER.

Et il a un si bon cheval qu’il doit être déjà à une grande distance Ils ne reviendront pas... de longtemps du moins ! j’y ai mis bon ordre.

LA DUCHESSE.

En voilà-t-il assez ? Savez-vous, monsieur, que cette niaiserie, qui prêtait à rire à toute la cour, est bien au-delà de ce qu’on peut imaginer ; si toutefois vous n’êtes pas le plus malfaisant des hommes au lieu d’en être le plus ridicule.

LE CHEVALIER.

Ni l’un ni l’autre, madame.

LA DUCHESSE.

Qu’entendez-vous donc, monsieur, de votre inconcevable plaisanterie ? Seul ici vous êtes resté !... Et pour le compte de qui m’espionnez-vous ? Ou bien, auriez-vous espéré que compromettre la duchesse de Bourgogne cela puisse rapporter autre chose que sa colère et la perte de celui qui s’est rendu coupable d’une pareille action ?

LE CHEVALIER, souriant.

Moi, compromettre !... Oh, non... Si quelqu’un arrivait dans ce moment, votre altesse n’aurait rien à craindre !... Un accident, ou simple désir de solitude motiverait votre présence ici ; et la calomnie, qui souvent s’est attaqué aux plus rares vertus comme aux plus hautes destinées, échouerait devant l’obscure nullité de celui qu’on trouverait près de vous.

LA DUCHESSE, avec dédain.

Ah ! en effet !

LE CHEVALIER.

Si le hasard eût amené ici un de ces hommes brillants qui, dès leurs premiers pas dans le monde, se sont efforcés d’attirer tous les yeux ; qui, plus charmés du bruit de leur fortune, de l’éclat de leurs succès, qu’animés du désir de les mériter, ne cherchant qu’à satisfaire à tout prix leur insatiable vanité, alors peut-être...

LA DUCHESSE.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Je veux dire, madame, qu’il est à la cour de ces hommes élevés dans l’intrigue et la galanterie, incapables d’affection et de dévouement ; mais habiles à en montrer l’apparence ! que ces hommes, après avoir prodigué à toutes des protestations d’amour qui ont séduit les plus crédules, osent maintenant essayer d’immoler à leur ambition où à leur vanité la réputation et le bonheur de celle qui doit être pour l’univers un objet de respect et d’adoration.

LA DUCHESSE.

Vous calomniez ceux qui m’entourent.

LE CHEVALIER.

Ce que je dis, chacun le voit et le répète tout bas.

LA DUCHESSE.

Mais ce serait horrible.

LE CHEVALIER.

Cela se murmure aux oreilles du roi, se dit devant madame de Maintenon ; ah ! si vous saviez, madame, combien il m’en coûte de vous enlever une erreur qui sans doute avait charmé votre belle âme !... mais j’en aurai le courage, car je remplis un devoir.

LA DUCHESSE.

Eh, qui vous impose ce devoir ? quel intérêt vous dirige ?

LE CHEVALIER.

Daignez me pardonner, madame !... Votre altesse avouera que bien des angoisses et des tourments ont accompagné pour elle, depuis hier, un projet imprudemment conçu et que de grands malheurs pouvaient le suivre.

LA DUCHESSE.

Expliquez-vous.

LE CHEVALIER.

Vous l’exigez ?

LA DUCHESSE.

Je l’ordonne.

LE CHEVALIER.

Eh bien, madame, si aujourd’hui, en ce lieu, votre altesse eût été surprise par une femme jalouse, par un rival irrité, un éclat, un duel peut-être qui eussent instruit l’Europe...

LA DUCHESSE.

Grand Dieu ! cela serait-il vrai ?

LE CHEVALIER.

Une femme qui aime, et qui a dû se croire aimée, ne peut-elle pas tout deviner enfin ? et sa jalouse fureur gardera-t-elle le silence ?

LA DUCHESSE, à part.

Aimée !... oui, elle est aimée !...

Haut.

Mais je n’ai donc autour de moi que des ennemis ? mais ce rang qu’on m’envie est donc la plus affreuse des destinées ? mais l’ambition des autres disposera donc toujours de ma triste existence ?

LE CHEVALIER.

Hélas !...

LA DUCHESSE.

Oh, cette gaieté, cette étourderie dont on m’accuse, c’est un masque sous lequel je cache les larmes amères qui retombent sur mon cœur !... Ne m’a-t-on pas arrachée à ma famille ?... n’ont-ils pas ensuite porté la guerre dans le pays qui m’a vu naître ? et si mon père est vaincu, si ma patrie est ravagée, ne dois-je pas m’en réjouir avec eux ? Enfin, paroles, larmes et sourires, tout ne doit-il pas être factice

Baissant la voix.

Et, quand mon cœur croit voir un de ces sentiments qui font le bonheur et la joie des autres femmes, c’est encore l’ambition ou la vanité qui me poursuit ! Moi seule ici bas, ne puis-je aimer et être aimée ?...

Haut.

Ah, mieux vaudrait la misère que ce sceptre qui m’attend ! S’il doit être payé par tant d’inquiétudes et de contrainte, me donnera-t-il jamais ce qu’il m’aura coûté ? et la dernière femme du royaume de France ne sera-t-elle pas plus heureuse que moi ?

Elle pleure et s’assied.

LE CHEVALIER.

Ah, madame, ces larmes...

LA DUCHESSE.

Vous qui me forcez à les répandre, vous qui détruisez toutes mes illusions, quel prix attendez-vous ? que peut-il être réservé à celui qui m’a fait rougir et pleurer ?

LE CHEVALIER.

Un exil éternel.

LA DUCHESSE.

Ce serait trop peu !

LE CHEVALIER.

Quand ma vie devrait payer cet instant cher et cruel, je ne me repentirais pas !

LA DUCHESSE.

En vérité, tout ceci me semble un rêve !... qui êtes-vous ? que voulez-vous ? Comment vous, hier inconnu, étranger à la cour, savez-vous tous ces bruits, connaissez-vous toutes ces intrigues ? Comment, vous ? hier timide, tremblant au premier mot, ignorant les plus simples usages, vous vois je aujourd’hui devinant tes plus rusés, déconcertant les plus habiles, luttant contre ma propre volonté, me troublant m’intimidant moi-même ?

LE CHEVALIER, d’un ton doux et caressant.

Vous intimider ?... oh ! qui donc vous inspirera de la confiance ?

LA DUCHESSE.

Par quel moyen êtes-vous devenu le maître de tant de secrets ?

LE CHEVALIER.

Comment n’aurais-je pas deviné les projets de ceux qui vous entourent, la vanité et l’ambition ne trompent personne : il n’y a de dupes à la cour que ceux qui ont intérêt à le paraître.

LA DUCHESSE.

Mais moi... ma pensée, mes sentiments ?...

LE CHEVALIER, souriant.

Je voudrais persuader à votre altesse qu’il y a un peu de merveilleux dans tout cela.

LA DUCHESSE, se levant.

J’ai vraiment envie de le croire : car il s’est fait en vous aussi une étrange métamorphose !... Et puis, toute cette cour qui vient, s’en va, se promène au gré de M. le chevalier de Bagneux !... oh, il faut que quelque fée inconnue...

LE CHEVALIER.

Oui !... La plus puissante de toutes !... elle m’apparut, il y a trois ans, sous la forme la plus ravissante ! c’était une innocente et gracieuse jeune fille, dont le cœur ingénu s’exprimait tout entier dans de longs regards pleins de feu ! J’avais quitté le château, où une mère, malheureuse et bonne, avait renfermé ma jeunesse ; j’avais couru, avec toute la France, au-devant de celle qui était son espoir et sa joie : les belles couleurs de la jeunesse animaient son visage ; c’était plus que la première princesse du monde ; c’était la femme gracieuse, timide, vive et sensible, telle que le jeune homme la désire, la voit dans ses rêves, la crée pour la bénir et l’adorer !

LA DUCHESSE.

Ah !...

LE CHEVALIER.

Je revins près de ma mère... Il s’écoula trois ans !... me croyais encore au lendemain de ce beau jour, car rien dans ma pensée ne s’était placé entre ce moment et ce lui où elle m’apparut de nouveau : On annonça, il y a quatre mois, que des soins nécessaires à la santé la plus chère à notre patrie amenaient la cour aux eaux qui coulaient près de la solitude que je ne voulais plus quitter !... je refusai obstinément à ma famille de me faire présenter, mais je voulus revoir inconnu la jeune fille qui m’avait apparu une fois...

LA DUCHESSE.

Oh ! que vous dûtes la trouver changée !

LE CHEVALIER.

Je la vis !... C’était la femme dans toute sa perfection... elle avait souffert, elle avait pleuré !... Mes larmes coulèrent en la revoyant !

LA DUCHESSE, à part.

Quoi ! quelqu’un a pleuré avec moi !

LE CHEVALIER.

Je devinai tous les tourments d’une âme délicate, d’une nature vire et sensible, constamment comprimée ! J’entrevis aussi quel parti l’intrigue ambitieuse pouvait en tirer pour sa perte ! Mon cœur connaissait le cœur d’une femme... je n’avais jamais quitté ma mère... Je tremblai... Un mois après cette époque, Fontainebleau avait revu ses maîtres, et moi j’habitais la chaumière la plus voisine de ce magnifique séjour.

LA DUCHESSE.

Qu’entends-je ?... Et qu’espériez-vous ?

LE CHEVALIER.

N’est-il pas naturel de tout risquer pour qu’il y ait dans de beaux yeux quelques larmes de moins ?

LA DUCHESSE.

Je ne comprends pas !

LE CHEVALIER.

Vous allez me comprendre !... Ici, étranger, inconnu, j’appris bientôt tout ce qu’il m’importait de savoir : de simples officiers, des gens du peuple, cette jeune Nanette, des écris répandus avec mystère, tout m’instruisit ! Ah ! la grandeur se paie cher... le secret qu’elle croit cacher, le projet qu’elle ose à peine concevoir, semblent passer du fond du cour qui les renferme aux oreilles indiscrètes qui les commentent et les colportent. De sourdes rumeurs m’avaient annoncé l’orage, il fallait être là pour le prévenir... Le ridicule tant redouté de ceux qui vivent à la cour, je le cherchai, moi ! que me faisaient une réputation de gaucherie, de bêtise ; leurs plaisanteries et leur dédain !... L’univers était pour moi dans un dévouement que leur cœur ne pouvait ni deviner, ni comprendre.

LA DUCHESSE.

Ah ! je commence à le croire ! aucun d’eux ne l’aurait compris.

LE CHEVALIER.

Maintenant, votre Altesse sait tout !

LA DUCHESSE.

Mais ces ruses qui les ont trompés ce matin... mais ces espions déroutés ?

LE CHEVALIER.

Il n’était pas minuit quand nous quittâmes hier votre altesse ; la chasse devait avoir lieu au point du jour... J’ai eu sept heures devant moi !

LA DUCHESSE.

Que de soins !... Et c’était pour me garantir d’un danger !

LE CHEVALIER.

Que n’aurais-je pas fait !

LA DUCHESSE, à part, rêveuse.

Un pareil dévouement !...

LE CHEVALIER.

Maintenant, madame, au rendez-vous où, par mes soins, ils sont allés chercher votre altesse, ils auront trouvé des preuves de son passage, des gens qui assureront l’a voir vue les y attendre et s’impatienter de leur négligence ! mais sans doute en parcourant la forêt, pour réparer leur faute, ils reviendront ici !... J’ai tout prévu !

LA DUCHESSE, toujours rêveuse.

Et sans ambition, lui !...

LE CHEVALIER.

Une âme généreuse est si facile à tromper !

LA DUCHESSE.

Ah !... l’on ne me trompera plus ! je me défierai de tout le monde.

LE CHEVALIER.

C’est le plus sûr !... car le dévouement, l’affection, l’amour, fuient l’éclat des cours et le bruit du monde ; c’est dans le secret de la solitude qu’une passion véritable peut naître, grandir et se fortifier ! alors, elle devient toute la vie ! c’est un culte auquel on immole ses plus chers intérêts ; auquel on sacrifie son existence sans espoir de bonheur pour soi-même, autre que le bonheur de celle qu’on adore !

LA DUCHESSE.

Mais c’est impossible, cela ! personne n’aime ainsi !

LE CHEVALIER.

Alors, le désir de lui être utile, ne fût-ce qu’un instant, d’adoucir ses maux, quand ce serait sans son ordre, quand on devrait même encourir sa disgrâce... eh bien, cela passerait avant tout et il suffirait à celui qui aime qu’un jour il pût se dire : Sans moi, elle eût souffert ; sans moi, elle eut pleuré !...

LA DUCHESSE, avec émotion.

M. de Bagneux...

LE CHEVALIER.

Alors, le cœur moins oppressé, on retournerait dans cet exil, qu’elle-même commande pour prix de services téméraires ; mais on se dirait : La princesse aura eu un jour malheureux de moins, et la jeune femme saura qu’elle a un ami de plus !

LA DUCHESSE.

L’amitié, je ne l’ai jamais-trouvée ici.

LE CHEVALIER.

Madame... écoutez !... c’est le galop des chevaux ? Je disais bien qu’ils reviendraient.

LA DUCHESSE, avec effroi.

Quoi ! déjà !...

LE CHEVALIER.

Ne craignez rien !...

Il ouvre la porte de gauche.

Cette pièce a une fenêtre basse qui donne sur une partie de la forêt que la chasse ne visite point ; votre altesse y trouvera un cheval et un écuyer sûr et dévoué ; elle sera en quelques minutes là où il lui plaira de se rendre.

LA DUCHESSE.

Vous pensez donc à tout ?

LE CHEVALIER.

C’est que je n’ai qu’une seule pensée.

LA DUCHESSE.

On approche, on va s’arrêter ici !...

LE CHEVALIER.

Je reste, madame soyez sans crainte.

LA DUCHESSE.

Je n’en ai plus pour moi, grâce à vous ! M. de Bagneux... je vous reverrai bientôt !...

Elle entre dans la pièce dont le chevalier referme la porte.

LE CHEVALIER, seul un instant.

J’espère que j’ai fait un bon usage des chevaux de ma tante.

 

 

Scène XIV

 

LE CHEVALIER, NANETTE, puis MADAME DE BAGNEUX

 

NANETTE, accourant.

Monsieur, monsieur, c’est madame de Bagneux.

LE CHEVALIER.

Ah !...

NANETTE.

Et toute la chasse qui arrive de ce côté !... Mais la princesse ?...

LE CHEVALIER.

Écoute-moi, Nanette : La princesse n’est pas venue ici aujourd’hui ; tu ne l’as pas vue... elle n’a jamais dû y venir.

NANETTE, étonnée.

Oh !

LE CHEVALIER.

Et, dans un mois, si tu as été muette, tu as une dot de six mille livres.

NANETTE.

Ah !

LE CHEVALIER.

Oh !... Ah !... c’est comme je te le dis.

NANETTE.

Oui dà ?... Eh bien dans un mois j’épouse Thibaut, je renonce aux grandeurs qui ne permettent pas de faire ce qu’on veut, et qui envoient au rendez-vous qu’on donne, tout le monde excepté celui qu’on attendait : car, entre nous, ce n’était pas vous qu’on cherchait, et l’on doit joliment vous détester.

LE CHEVALIER, souriant.

Tu crois ?...

Il la lutine.

NANETTE.

Laissez-moi donc !

Madame de Bagneux entre.

MADAME DE BAGNEUX.

À merveille, mon neveu !... En vérité, si vous faites fortune à la cour avec la conduite que vous y menez depuis vingt-quatre heures !...

LE CHEVALIER.

Pourquoi pas, ma tante ?

MADAME DE BAGNEUX.

Je vous cherche partout et ne vous trouve nulle part : il m’est impossible aussi de rejoindre la princesse !... Je ne sais comment cela s’est fait, quand j’ai voulu partir pour la chasse, tous mes gens étaient ivres !... Son altesse doit être furieuse, et moi je ne comprends rien à tout cela !

LE CHEVALIER.

C’est singulier, en effet !

Il sourit en cachette.

MADAME DE BAGNEUX.

J’ai eu beau vous faire demander ; personne ne vous a vu. On a remis chez moi ce paquet du ministre à votre adresse, je l’ai pris à tout hasard.

LE CHEVALIER.

Ah !... mille grâces, ma tante !... je sais ce que c’est !...

À part.

M. de Chamillard m’a tenu parole.

NANETTE, qui est allée au fond.

Voici tout le monde qui revient.

 

 

Scène XV

 

LE CHEVALIER, NANETTE, MADAME DE BAGNEUX, NANGIS, MAULEVRIER, MADAME DE LA VRILLIÈRE

 

NANGIS.

Eh bien, M. de Bagneux, quand nous sommes arrivés au Rond-Point, son altesse n’y était plus.

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas ma faute !

MADAME DE LA VRILLIÈRE.

Toute la cour semble jouer aux barres.

MAULEVRIER.

Il y a là-dessous quelque noirceur.

LE CHEVALIER.

Ou quelque malentendu. Mais qui vous ra mène dans cette maison ?

MAULEVRIER.

Nangis a repris ce chemin, nous l’ayons suivi.

LE CHEVALIER.

C’est juste.

NANGIS, à part.

Était-ce donc une erreur ?... Je ne sais que penser.

NANETTE, qui était au fond.

Mesdames, messieurs, la princesse !...

TOUT LE MONDE, allant vers le fond, excepté le chevalier, qui ouvre la dépêche du ministre.

La princesse !...

 

 

Scène XVI

 

LE CHEVALIER, NANETTE, MADAME DE BAGNEUX, NANGIS, MAULEVRIER, MADAME DE LA VRILLIÈRE, LA PRINCESSE, GARDES

 

LA DUCHESSE.

Oui, messieurs, c’est moi qui désespérais de vous voir aujourd’hui ; il paraît qu’il fallait que je vinsse vous chercher et précisément dans le lieu où j’avais défendu qu’on se rendît.

NANGIS, à part.

Comment savoir si je m’étais abusé 

MAULEVRIER.

Daignez pardonner, madame !...

LA DUCHESSE.

C’est bon, je suis dans un jour d’indulgence !...

À madame de Bagneux.

Je suis bien aise de vous retrouver, ma chère marquise.

Elle cause bas avec elle et madame de la Vrillière.

LE CHEVALIER, qui a ouvert le paquet remis à sa tante, à demi voix à Maulevrier.

Je vous l’avais promis, monsieur ; votre amitié pour M. de Nangis sera satisfaite.

Il lui remet une dépêche.

MAULEVRIER, à part, regardant la dépêche.

Oh ! quel bonheur !...

LE CHEVALIER, passant près de Nangis et lui remettant une dépêche, à demi-voix.

Voyez, monsieur, j’ai été exact !... Votre affection pour M. de Maulevrier n’est point stérile !...

NANGIS, à part, regardant la dépêche.

Ah ! quelle joie !...

LA DUCHESSE.

Quels sont donc ces papiers que je vois aux mains de ces messieurs ?

MAULEVRIER.

Une dépêche du ministre qui me rend bien heureux.

LA DUCHESSE.

Comment cela ?

MAULEVRIER.

Mon tendre attachement pour Nangis, appuyé de la recommandation de M. le chevalier de Bagneux, vient d’obtenir pour mon ami, ce qu’il a si bien mérité... Un brevet d’officier-général avec l’ordre de rejoindre l’armée.

NANGIS, à part.

Quelle perfidie !...

LA DUCHESSE.

Ah ! c’est M. le Chevalier ?

LE CHEVALIER.

Oui, madame !... M. de Chamillard est mon parent, de graves intérêts appellent M. de Nangis loin de la cour...

LA DUCHESSE.

Je comprends !

NANGIS, à part.

Nous aurait-il joués tous ?

MADAME DE LA VRILLIÈRE, à part.

Il va partir encore !

MAULEVRIER.

Mon cher Nangis, reçois de la main d’un ami ce brevet...

NANGIS.

Un moment !... mon amitié est heureuse de pouvoir s’acquitter envers la tienne !... Voici ta nomination comme chargé d’affaires de la cour de France près du duc de Modène.

MAULEVRIER.

Moi !...

LA DUCHESSE, à part.

Ah !...

NANGIS.

L’avis de M. Fagon et de tous les médecins était qu’une maladie aussi opiniâtre que la tienne demandait un air plus doux, un climat plus chaud ; mon inquiétude pour tes jours était vive, et M. le chevalier de Bagneux s’est empressé d’obtenir pour toi, à ma sollicitation, ce poste important.

MAULEVRIER, à part.

Que le diable l’emporte !

LA DUCHESSE.

C’est donc vous encore, M. le chevalier ?

LE CHEVALIER.

Oui, madame !... le séjour de M. de Maulevrier ici pouvait compromettre...

LA DUCHESSE, vivement.

Sa santé ?... c’est juste !...

MADAME DE BAGNEUX, bas au chevalier.

Solliciter pour les autres quand vous n’êtes rien !

LE CHEVALIER, bas.

J’aime à obliger !

MAULEVRIER.

Mais ma charge près de son altesse royale ne me permet pas d’accepter cette faveur.

LE CHEVALIER, à part.

Que va-t-elle dire ?

LA DUCHESSE.

Pardonnez-moi, monsieur !... avant tout, l’intérêt de mes amis !... votre santé exige un prompt départ, et la France réclame vos talents !... Quant à votre charge de premier écuyer de ma maison, le roi me l’accordera, j’espère, pour M. le chevalier de Bagneux.

MADAME DE BAGNEUX.

Est-ce possible ?

MAULEVRIER, à part.

Tout est fini... le provincial s’est moqué de nous !

NANGIS, à part.

Qui se serait défié de ce nigaud-là ?

LA DUCHESSE, à madame de Bagneux.

Je désire, ma chère marquise, que cette distinction vous prouve toute ma reconnaissance pour les services rendus par votre famille.

LE CHEVALIER, s’inclinant.

Ah, madame !... comment exprimer...

LA DUCHESSE.

Je compte sur votre dévouement, monsieur !... Quant à vous, messieurs de Nangis et de Maulevrier, croyez que mes veux vous accompagneront !

LE CHEVALIER, bas à madame de Bagneux.

Eh bien, ma tante ?

MADAME DE BAGNEUX.

Je n’en reviens pas !

LA DUCHESSE.

Partons, messieurs !... voici l’heure de rentrer au château ! Ah !... et cette pauvre Nanette que j’oubliais !... Eh bien, mon enfant, veux-tu toujours venir à la cour ?

LE CHEVALIER, bas à Nanette.

Tu auras ta dot !

NANETTE.

Pardon, madame !... je crois que j’aime mieux épouser Thibaut.

LA DUCHESSE.

Tu ne te soucies donc plus d’être heureuse... comme une princesse ?... tu as raison. Votre main, M. de Bagneux !

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