Hector (Antoine DE MONTCHRESTIEN DE VASTEVILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1603.

 

Personnages

 

PRIAM

HECTOR

HÉCUBE

ANDROMAQUE

CASSANDRE

ANTÉNOR

CHŒUR

MESSAGER

 

 

À TRÈS HAUT, TRÈS PUISSANT, ET TRÈS EXCELLENT HENRY DE BOURBON,

Prince de Condé, premier Prince du sang, premier Pair de France, Gouverneur et Lieutenant de sa Majesté en Guyenne

 

MONSEIGNEUR,

Je prends la hardiesse de publier mes tragédies sous l’autorité de votre grandeur, et de vous les dédier. Je vous supplie très humblement de l’avoir agréable. Le présent est petit et mal poli ; mais j’espère que la matière et les arguments me rendront excusé à l’endroit de ceux qui jugent des ouvrages sans passion et sans malice. Les Tragédies pour le seul respect de leur sujet, ne méritent moins d’être lues des Princes, nés et nourris aux lettres et à la vertu, que d’autre livres qui portent des titres plus spécieux et plus sérieux en apparence. Elles représentent presque en un instant, ce qui s’est passé en un long temps ; les divers accidents de la vie, les coups étranges de la fortune, les jugements admirables de Dieu, les effets singuliers de sa providence, les châtiments épouvantables des Rois mal conseillés et des peuples mal conduits. En tous les Actes Dieu descend sur le théâtre, et joue son personnage si sérieusement, qu’il ne quitte jamais l’échafaud, que le méchant Ixion ne soit attaché à une roue, et que la voix du pauvre Philoctète ne soit exaucée, marques apparentes de sa justice et de sa bonté. Or à qui peut, Monseigneur, plus justement appartenir à cette connaissance et ces contemplations, qu’aux Princes et entre les Princes, qu’au premier Prince du sang ? Que si mon style et mes vers ne répondent à la grandeur de votre mérite et à la dignité de leur sujet, c’est assez qu’ils soient nés sous un si bon astre et à si bonne heure, que de vous être présentés à leur naissance ; et que vous me fassiez l’honneur de me tenir,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

ANT. DE MONTCRESTIEN.

 

 

À TRÈS HAUT, TRÈS PUISSANT, ET TRÈS EXCELLENT HENRY DE BOURBON,

Prince de Condé, premier Prince du sang, premier Pair de France, Gouverneur et Lieutenant de sa Majesté en Guyenne

 

MONSEIGNEUR,

Ces Tragédies que je vous ai déjà dédiées recherchent encor votre appui pour en tirer une nouvelle recommandation. S’il m’était possible de les dégager totalement du public, ce me serait un grand contentement, et par mon propre consentement elles seraient désormais plutôt supprimées que réimprimées : car la grandeur de votre nom demande quelque chose plus sérieuse et mon humeur de maintenant est plus portée à un autre sujet d’écrire. Mais il ne reste plus en ma main que de tâcher à les rendre dignes d’avoir vos qualités sur le front. J’avoue fort librement que la honte m’est montée à la face autant de fois qu’elles sont revenues à mes yeux, depuis que je les envoyai vous porter un témoignage de mon peu d’industrie, où mon dessein était simplement de vous donner un gage de ma servitude. J’ai avisé cette erreur après l’avoir commise, m’en suis jugé coupable, et pour la réparer ai assujetti mon esprit et ma main à une plus exacte polissure, afin de cacher à mon pouvoir les taches épandues par tout leur corps. On ne me peut donc imputer à blâme si pour excuser ma première hardiesse, par une toute nouvelle de les vous représenter plus avantageusement accommodées et de meilleure étoffe. Je les ai remaniées pièce à pièce et leur ai donné comme une nouvelle forme, à l’imitation du Peintre lequel voulant tirer au vif la figure d’un Prince en ébauche grossièrement les premiers traits qui les font reconnaître, mais après avoir ajouté les couleurs et conduit son ouvrage jusques à sa perfection ; ce semble être une autre chose, et néanmoins c’est la même chose. Le cœur me dit qu’elles vous seront agréables en contemplation d’Hector que je fais marcher à leur tête. Ce Prince belliqueux, puissant de force et non moins d’exemple, fut en ses jours le vif image et vrai patron de la valeur Royale, et aux âges futurs sera le seul et unique but où s’efforceront d’atteindre ceux que la Noblesse du sang et le soin de la nourriture sépareront du vulgaire. Aussi remarquerez-vous en lui cet air relevé de courage et de gloire, non susceptible d’altération, ains ferme et demeurant immuable en un calme et serein perpétuel de constance. Que si vers la fin de sa vie sur les approches de la mort, les nerfs de la force deviennent plus tendus en ces rares hommes que par un effort extraordinaire la Nature fait naître pour l’ornement de leurs siècles, telles extensions violentes en apparence, mais bien réglées en effet, se font néanmoins sans convulsion aucune de frayeur. Ainsi la clarté du Soleil semble comme tâcher quelque fois à se surmonter elle-même. Ainsi les torches jetant leurs dernières flammes, les élancent plus haut et plus vivement. En la vertu cette propriété se trouve comme essentielle, et la preuve n est toute palpable par le moyen des autres qui suivent ce brave chef. Ne vous ennuyez point de leur prêter les yeux et les oreilles, de les ouïr et de les voir gracieusement, tandis qu’ils rendent le dernier acte de leur vie, arbitre et juge des précédents, mémorable par la fermeté d’un courage invincible. C’est d’une émulation des actions généreuses que sont éveillées, nourries et fortifiées en nos âmes ces étincelles de bonté, de prudence et de valeur, qui comme un feu divin sont mêlées en leur essence. De là se tire le fruit des exemples, que ces miracles de l’une et de l’autre fortune fournissent abondamment. Leur vie et leur mort est comme une école ouverte à tous venants, où l’on apprend à mépriser les choses grandes de ce monde, seule et divine grandeur de l’esprit humain, et à tenir droite la raison parmi les flots et tempêtes de la vie, seul et plus digne effet qui dépendent de notre disposition. J’ai cru fermement que vous n’imaginerez rien de bas et contemptible en ces hommes : tous ont eu l’extraction ou la qualité Royale, et se sont présentés en leur temps avec beaucoup d’applaudissement sur le Théâtre de la vie civile, où désormais l’âge vous appelle, où le devoir vous porte, où votre honneur et celui de vos aïeux vous engage à bon escient. Puissiez-vous, Prince bien heureux, marcher toujours ferme en ce pas glissant, et rencontrer au bout des succès aussi avantageux à votre mémoire qu’il en est dû à votre mérite, afin qu’en vous la vertu ne manque jamais à la fortune, ni la fortune à la vertu. Là se terminent tous les vœux que je fais pour votre grandeur, lesquels seront suivis des offres du très humble service que vous dédie avec son ouvrage.

ANT. DE MONTCRETIEN.

 

 

STANCES

 

À LUI-MÊME

 

Henri l’amour du Ciel et l’espoir de la terre
Qui joindras le mérite à l’auguste pouvoir,
Les qualités de paix à celles de la guerre,
L’innocence de mœurs au lustre du savoir :

Prince que les Destins réservaient à notre âge,
Pour l’avancer en gloire au degré des premiers
Par tant de hauts effets d’esprit et de courage,
Que le seul admirer doit rester aux derniers :

Accepte volontiers cette offrande petite,
Que t’offre par ma main mon cœur dévotieux,
Attendant que mes vers, courriers de ton mérite,
Volent d’aile plus haute et le portent aux Cieux.

Car si les fleurs des fruits nourrissent l’espérance,
Que ne peut mon désir se promettre de toi ?
Ton noble naturel nous passe une assurance,
Où toutes les vertus s’obligent sous leur foi.

Le Soleil qui se lève assez vif de lumière
Nous promet un midi plein d’extrême splendeur :
Si tu fais admirer ta jeunesse première,
Quelle en l’âge parfait doit être sa grandeur ?

Ne cherche exemple au loin : nuit et jour considère
Ton Prince le plus grand qu’œillade le Soleil,
Qui comme Agamemnon le Roi des Rois d’Homère,
Est preux à la bataille et prudent au conseil.

Qu’il soit ton Miltiade, et que maint beau trophée
Que sa main glorieuse érige en mille lieux,
Ne donne aucun repos à ton âme échauffée
De l’honneur immortel qui mêle les hommes aux Dieux.

Comme avant d’entrer dans la poudre Olympique,
L’Athlète sous un maître exerçait longuement :
Aspirant pour la gloire au labeur politique
De ses exploits fameux fais ton enseignement.

Imite sa constance et sa douceur insigne,
Sa valeur ès combats, sa prudence en la paix,
Et de tes grands aïeux, deviens tellement digne,
Que ta postérité s’en vante à tout jamais.

Alors toi que le ciel de nos Rois a fait naître,
Orras dire de toi pour comble de bonheur
Quand il ne serait Prince il mérite de l’être,
Si par vertu s’acquiert ce haut titre d’honneur.

En fin quand tu viendras à pratiquer la guerre,
N’oublie en aucun temps, que Dieu qui t’a permis
D’abattre d’une main tes ennemis par terre,
Te commande de l’autre enlever tes amis.

Et comme on dit des gens qu’Alexandre a domptés,
Que leur mal fut leur bien, et leur perte leur gain :
Autant que ta valeur en aura surmontées,
Fais qu’après la victoire elles baisent ta main.

Bien plus dois-tu priser les titres amiables
Affectés en propre aux bons Princes François,
Que ces superbes noms au monde épouvantables,
Dont s’enflèrent jadis les Monarques Grégeois.

Le Soleil libéral rend sa clarté commune
Au pauvre comme au riche, au grand comme au petit :
Ne distingue jamais de fortune à fortune :
Mais chez toi le mérite obtienne le crédit.

Les Muses en nos jours vilement profanées
De tant d’indignes mains qu’elles sont à mépris,
Par toi leur Apollon en la Cour ramenées,
Inspirent désormais les plus rares Esprits.

Et possible qu’adviendra qu’encor un autre Homère
Levant entre eux le front, célèbrera l’honneur
Que tu moissonneras du labeur militaire,
D’Alexandre en ce point surmontant le bonheur.

Crois donques tous les jours, et deviens tout extrême
En toutes les vertus propres au sang des Rois,
Afin d’être estimé durant ton siècle même,
Le plus grand ornement des Armes et des Lois.

Continue, ô Henri, d’un pas constant et ferme,
C’est déjà beaucoup fait d’avoir bien commencé,
Rends ton nom sans envie et ta gloire sans terme,
Approprie à toi seul tout l’honneur du passé.

Fais-toi craindre et louer ès étranges Provinces
Par tes faits immortels, afin que désormais
Étant Prince des Lis, tu sois le Lis des Princes,
Dont le los fleurissant ne flétrisse jamais.

ANT. DE MONTCRESTIEN.

 

 

STANCES SUR LES TRAGÉDIES DE ANT. DE MONTCRESTIEN

 

Si je ne savais bien que l’ouvrier de nature,
Donne une âme de vie à chaque créature,
Et cette âme, pour être en un corps seulement,
Je voudrais embrasser l’erreur de Pythagore :
Et croire qu’après nous nos âmes vont encore
Dedans des corps nouveaux vivre nouvellement.

Montcrestien ne vivrait que de l’âme admirable
Du tragique Garnier, tant leur Esprit semblable
Se fait voir en leurs vers également parfait
Tout ce que je remarque entre eux de différence,
C’est que l’âge passé cède au nôtre en science,
Car pour dire le vrai, h a mieux fait.

Sur un Théâtre neuf haussé de cinq étages
Il élève sa gloire au déshonneur des âges
Qui ne purent jamais un tel homme porter :
Il nous a mis les vers au point de leur bien-être,
Et la Scène si haut que l’on ne peut connaître
S’elle descend du Ciel, ou s’elle y veut monter.

Digne École des Rois s’ils y voulaient apprendre !
Belle leçon des Grands s’ils la savaient comprendre !
Mais cet aveugle honneur leur dérobe les yeux :
Et tandis qu’un bon vent s’empoupe à leur fortune
Ils pensent être Dieux au prix de la commune,
Sans penser s’ils sont Dieux, qu’il est un Dieu des Dieux.

Princes, on parle à vous : aimez votre mémoire
Si vous aimez l’honneur : sachez que votre gloire
Est d’être non à vous, mais au public voués
Et que quand les Destins vous auront ravi l’âme,
Si vous avez mal fait vous en aurez le blâme,
Si vous avez bien fait vous en serez loués.

BRINON.

 

 

À MONSIEUR DE MONTCRESTIEN SUR LE DON DE SON LIVRE

 

Puisque tu ne nous chantes rien
Que les Rois, le conseil, la guerre,
Tu as fort bien fait, Montcrestien,
De dédier cet œuvre tien,
Au plus grand Prince de la terre.

BRINON.

 

 

SUR LES TRAGÉDIES DE MONSIEUR DE MONTCRESTIEN

 

Ce ne sont point ici de ces vaines folies,
Dont on voit aujourd’hui les Études remplies ;
Qu’un malheur de notre âge a tant mis en crédit
Que la plupart du monde autre chose ne lit ;
De ces livres d’Amour, dont tant d’esprits volages
En abusant les fols importunent les sages ;
De ces discours lascifs qui corrompent les mœurs,
Qui coulent leur poison dedans les tendres cœurs,
Et font que la Jeunesse à les lire ordinaire
Apprend le mal devant qu’elle le puisse faire.
Cet Esprit admirable à tous les beaux Esprits,
Un meilleur argument en cet ouvrage a pris.

Il a voulu monter sur la Tragique Scène,
Et chanter l’incertain de la grandeur humaine,
Montrer, qu’il n’y a point en ce monde d’appui,
Enseigner le bonheur par le malheur d’autrui,
Représenter des Grands les peines et les fautes ;
Et le malheur fatal des puissances plus hautes ;
Faire voir aux effets que le pouvoir humain
N’empêchent point les coups de la divine main :
Les jugements de Dieu au peuple faire entendre,
Enseigner les vertus, et les vices reprendre,
Afin de n’être vu seulement bien-disant,
Mais aussi que chacun profite en le lisant.

Voilà qui vaut bien mieux que ces folles complaintes,
Que ces soupirs d’amour, que ces passions feintes.
Aussi les doctes Grecs en sagesse estimés,
Devant tous les esprits qu’on en a renommés,
Ont toujours célébré cet argument d’écrire,
L’ayant si bien traité que chacun les admire.

Et je m’ébahis fort comme entre tant d’Esprits
Qui ne font parmi nous que faire des Écrits,
Comme, dis-je, en ce temps où chacun par coutume,
Sitôt qu’il sait parler met la main à la plume,
Veut des livres écrire, et le papier brouiller,
Il s’en trouve si peu qui se veulent mêler
De traiter ce sujet, quoique notre misère
Ne fournisse à cela que par trop de matière,
Depuis un si long temps la France ayant été
Un Théâtre sanglant de toute cruauté.

De moi je ne sais point si les discours Tragiques,
Pour émouvoir les cœurs, pour être pathétiques,
Seraient plus familiers à ma profession,
Ou bien si ce serait mon inclination,
Mais à la vérité j’aime la Tragédie
Sur tout sujet de vers : et si j’ai de ma vie
Ce bonheur qu’Apollon de ma Muse ait le soin,
Je pourrai, bel Esprit, suivre tes pas de loin
Au chemin du Cothurne, et faire encore dire
À nos vieux Ducs Normands une fois le martyre.

BOSQUET.

 

 

SUR LES ŒUVRES DE MONSIEUR DE MONTCRESTIEN

 

Pour compenser des vers pleins de sens et de grâce,
Et pour être inspiré du chantre Délien,
Je ne veux point dormir dessus le mont Parnasse,
Mais veiller jour et nuit dessus le Montcrestien.

LE PETIT PAULMIER.

 

 

SUR LE PORTRAIT DE L’AUTEUR ET SUR SES ŒUVRES

 

Son corps et son esprit sont peints en cet ouvrage,
L’un dedans ce tableau, l’autre en ce qu’il écrit :
Si l’on trouve bien fait le portrait du visage,
Je trouve encor mieux fait le portrait de l’Esprit.

BOSQUET.

 

 

ACTE I

 

CASSANDRE.

Quel tourbillon fatal t’emporte en haute mer

Où maint Gouffre bouillant s’ouvre pour t’abîmer ?

Ô Nef, demeure à l’ancre, assure le cordage,

Qui maintenant te lie à ce calme rivage.

Tant de fâcheux détroits passés à grand hasard,

Tant de rochers doublés par la force et par l’art

De tes sages Patrons, qui de mains et de tête [

À peine ont combattu la première tempête,

Doivent t’avoir appris que ton cours dangereux,

Est conduit par ces flots d’auspices malheureux.

N’ayant nul Phare en terre, au Pôle nulle étoile.

Oses-tu bien encore te remettre à la voile ?

Prévoiras-tu jamais ce qui doit arriver

De t’embarquer au cœur d’un si cruel Hiver ?

Là se sont écoulés tes jours Alcionides,

Et le sceptre d’Éole a relâché les brides

À ces esprits mutins dont les gros soufflements

Font trembler et gémir les plus bas éléments,

Et mêmes ont les Cieux complices de leur rage :

Où cours-tu désormais si ce n’est au naufrage ?

Je parle bien en vain : Troyens vous êtes sourds

Non, j’ai beau vous prédire un véritable esclandre,

Vous ne croirez jamais la prophète Cassandre.

Ô guerriers insensés, quelle ardente fureur

Aveugle à son mal propre engendre cette erreur ?

À quoi tous vos combats ? ô trop vaine arrogance

Si vous pouvez dompter la suprême puissance !

Si par un bras mortel, par des conseils humains

Vous pensez renverser les Décrets souverains,

Puisque le Dieu des Dieux et des hommes le Père,

À qui le Ciel, la terre et la mer obtempère,

Se range aux dures lois de la Fatalité,

Qu’il grava dans l’aimant de son Éternité.

Je sens de plus en plus que le Démon m’affole,

Retenez cette voix qui de ma bouche vole,

Logez-la dans vos cœurs, il y a moins d’abus,

Qu’ès Oracles sortis du trépied de Phœbus.

Tu cours plein de fureur renouveler la noise :

Mais ton Fort est vaincu par la fraude Grégeoise,

Ton serein est troublé d’un ténébreux brouillard,

Et ton meilleur destin tourne de l’autre part.

Le Lion renversé sur la compagne humide

De larmes et de sang, par la troupe timide

Des Lièvres assemblés sans frayeur assailli

Montre qu’avec ses jours tout espoir est failli.

Fuyons, je vois le feu : les orgueilleux Pergames

Trébuchent engloutis ès rougissantes flammes,

Et la fumée obscure à gros plis se rouant

Sur les Temples dorés triomphe en se jouant.

Mais où s’adressera notre course légère

Pour nous mettre à couvert de la force étrangère,

Si notre pied tremblant deçà delà porté

Trouve partout la mort ou la captivité ?

Si pour les Innocents s’ouvre aussi bien l’abime,

Comme pour les fauteurs de cette infâme crime

Qui consomme Priam et toute sa maison

Dans les feux allumés par son fatal Tison ?

Qu’il fût mort en naissant selon les vœux du Père !

Mais, ô Destin de fer, vous portiez le contraire.

LE CHŒUR.

Bouche trop véritable à prédire malheur

Tu ne t’ouvres jamais que pour notre douleur :

C’est un bien toutefois à la mortelle race

D’être avertie à temps quand le Ciel la menace,

Afin qu’elle pourvoie à ce qu’elle a prévu.

« Le coup trouble beaucoup qui touche à l’impourvu,

« Mais cil que l’on attend porte si peu d’atteinte,

« Que son mal à l’épreuve est moindre que la crainte.

CASSANDRE.

Ce n’est point à crédit que je vous fais la peur.

Si toujours mon Oracle était aussi trompeur,

Qu’il court par les Troyens dénué de créance

Encor en ces malheurs j’aurais quelque espérance :

Mais quoi ? puis-je aveugler mon propre entendement,

Qui voit dans le futur un triste embrasement.

LE CHŒUR.

N’avance tel présage, ô divine Cassandre.

CASSANDRE.

Que sert dissimuler ? Troie un jour sera cendre,

Et tous ses hauts Palais trébuchés à l’envers

Seront monceaux pierreux d’un peu d’herbe couverts.

Vous ne m’en croyez pas ; c’est bien votre coutume,

Et tel est le vouloir de ce Dieu qui m’allume ;

Mais vous gagnez en fin, ce qui me deult beaucoup,

Que de vous on dira, Sages après le coup.

LE CHŒUR.

Tant de bons Citoyens espèrent le contraire.

CASSANDRE.

Le plus clair jugement s’aveugle à sa misère.

LE CHŒUR.

On dit que les Grégeois n’avancent rien ici.

CASSANDRE.

Parlant humainement j’en parlerais ainsi.

LE CHŒUR.

Et sont sur le dessein d’embarquer leur armée.

CASSANDRE.

Ignorez-vous encor leur fourbe accoutumée ?

LE CHŒUR.

Qui si nous soutenons c’est leur dernier effort.

CASSANDRE.

« Souvent le dernier coup est le coup de la mort.

LE CHŒUR.

Et qu’aux vents nous rendrons leur voile et leur fortune.

CASSANDRE.

« On forge ainsi des bruits pour piper la commune.

Cet espoir à nos cœurs dès longtemps est donné,

Et cependant leur siège est toujours obstiné.

LE CHŒUR.

Qu’en faut-il redouter ? la main d’Hector nous garde.

CASSANDRE.

« En fin meurt au combat qui par trop se hasarde.

LE CHŒUR.

Nul des chefs Argiens ne l’égale en valeur.

CASSANDRE.

Je ne crains rien pour lui que son propre malheur.

LE CHŒUR.

Il est chéri des Dieux et respecté des hommes.

CASSANDRE.

Mais sujet à la Parque ainsi comme nous sommes.

LE CHŒUR.

Dieu qui nous l’a donné le nous peut conserver.

CASSANDRE.

Dieu qui nous l’a donné pourra nous en priver.

LE CHŒUR.

« En faveur du public il garde les bons Princes.

CASSANDRE.

« Il les ravit lui-même en haine des Provinces.

LE CHŒUR.

Nos destins dans le ciel justement balancés,

Contre ceux des Grégeois se défendront assez.

CASSANDRE.

« Le Monarque du ciel qui soutient la balance,

« Comme il lui vient à gré haut et bas les élance.

LE CHŒUR.

« Des peuples opprimés il se fait le sauveur,

« Et par de bons succès leur montre sa faveur.

CASSANDRE.

« Les plus favorisés à la fin il déprise,

« Quand ils prêtent la main à l’injuste entreprise.

LE CHŒUR.

« S’armer pour la Patrie et pour les saints autels,

« Est un acte approuvé des Dieux et des mortels.

CASSANDRE.

« Ô trop grossière erreur si l’on ne croit mal faire,

« Par en donner sujet à son propre adversaire.

LE CHŒUR.

Encore il souvient bien aux Troyens outragés,

Que du Tyran Hercule ils furent saccagés.

CASSANDRE.

Ilion fut rasé, grande et honteuse perte :

Mais ce fut un malheur, la guerre était ouverte.

LE CHŒUR.

Et pourquoi cette guerre ! il était grand besoin,

Qu’un voleur vagabond l’apportât de si loin.

CASSANDRE.

La faute est toute à nous, à nous aussi le blâme.

LE CHŒUR.

Ores elle est aux Grecs armés pour une Dame.

CASSANDRE.

Accusez-en plutôt votre concitoyen.

LE CHŒUR.

Que souffre le Grégeois qu’il n’ait fait au Troyen ?

Ce qui nous sera faute est pour lui privilège ?

CASSANDRE.

Il ne commit jamais ni rapt ni sacrilège.

LE CHŒUR.

Que l’une soit pour l’autre, ainsi le veut raison.

CASSANDRE.

L’une fut prise en guerre, et l’autre en trahison.

LE CHŒUR.

L’une vint de son gré, l’autre alla par contrainte.

CASSANDRE.

Par l’une on viola l’hospitalité sainte.

LE CHŒUR.

Et par l’autre on força tout droit d’honnêteté.

CASSANDRE.

La victoire est ainsi pleine de liberté.

LE CHŒUR.

Des butins de la guerre on excepte les femmes.

CASSANDRE.

Les femmes du vulgaire et non pas les grand’s Dames.

LE CHŒUR.

Qui le pratique ainsi fors que les seuls Grégeois ?

CASSANDRE.

Un peuple ne faut point qui vit selon les lois.

LE CHŒUR.

« Nous faillons encor moins : car contre un adversaire,

« Toute défense est juste alors que nécessaire.

CASSANDRE.

« Des contraires partis il est toujours meilleur,

« Qui sur une revanche emploie sa valeur.

LE CHŒUR.

Le prétexte est commun, mais si pour cette Hélène

Nous sommes réservés à souffrir plus de peine,

Grands Dieux, pour amortir l’ardeur de nos combats

Éteignez sa lumière en la nuit du trépas.

Mais voici pas Hector ? c’est sans doute lui-même,

Qu’Andromaque poursuit échevelée et blême.

ANDROMAQUE.

En fin, mon cher époux, ferez-vous rien pour moi ?

Sera donques la mort le paiement de ma foi.

HECTOR.

L’honneur sauf, Andromaque, à toi, je m’abandonne,

Car à l’égal de toi je n’estime personne :

Mais pour un songe vain omettre son devoir,

C’est une loi, mon cœur, trop dure à recevoir.

ANDROMAQUE.

Ha, mon fidèle Hector, mon tout, ma chère vie,

Allez de par moi libre où l’honneur vous convie ;

Mais n’étant point forcé de sortir aujourd’hui,

Dégagez mon esprit de ce mortel ennui.

Ce songe n’est point vain, et vous le devez croire

Si mes autres passés vous touchent la mémoire,

Las ! trop à notre dam reconnus pour certains ;

« Aussi la voix de Dieu n’est point autre aux humains.

HECTOR.

« Si nous prenons sujet de bien ou de mal faire

« De ces impressions qui troublent le vulgaire,

« Tous les plus beaux desseins d’un courage parfait

« Mourront dès leur naissance ou vivront sans effet.

« Non, l’homme aventureux qui choisira pour guide

« Le devoir qui nous sert d’éperon ou de bride,

« Suivra toujours sa pointe et toujours résolu

« Voudra ce qu’une fois il aura bien voulu,

« Sans que des accidents la suite entrelacée

« Puisse faire changer sa diverse pensée.

ANDROMAQUE.

« Puisque notre discours est sujet à l’erreur,

« C’est une impiété conjointe à la fureur

« Qui les Dieux contre nous meut à colère extrême,

« Si nous les méprisons pour trop croire à nous-même,

« Nous aveugles mortels dont l’esprit est si court,

« Que sur les cas humains vainement il discourt.

HECTOR.

« Cela qui nous advient par causes naturelles

« Ne doit nous tenir lieu de règles éternelles ;

« Et c’est vraiment fureur, non simple impiété,

« D’imputer aux bons Dieux notre légèreté,

« Qui tient l’âme de crainte et de douleur saisie,

« Pour un monstre forgé dedans la fantaisie.

ANDROMAQUE.

Un jour quoi qu’il en soit sera bientôt passé.

HECTOR.

« L’occasion fait tout, et son poing délaissé,

« On ne la voit plus rire à sa mode première.

« Il la faut prendre au front, elle est chauve derrière.

ANDROMAQUE.

Presque deux fois cinq ans sur nos chefs ont tourné

Depuis que ce grand Ost d’un effort obstiné

Combat notre fortune, et toute la puissance

De la superbe Asie armée à sa défense

Ne l’a pu seulement éloigner de ces tours.

HECTOR.

Le délai me fait peine en oyant ce discours.

Je veux avant la nuit vainqueur de cette armée

Réduire son espoir et sa flotte en fumée.

ANDROMAQUE.

Ô Ciel ! ô Déités de l’Éternel séjour !

HECTOR.

Ce que n’ont pu dix ans un moment le peut faire.

ANDROMAQUE.

Et quoi s’il court se rendre en la main adversaire ?

« Car le Ciel en dispose : et puis le sort douteux

« Également chéri n’en peut épouser deux :

« Mais jusques à la fin on n’a point connaissance

« Devers qui tournera la faveur de sa chance.

HECTOR.

J’accorde à ce discours sans y former débat.

Aussi me faut-il vaincre ou mourir au combat,

Satisfait à mon gré si ma chère patrie

Reçoit pour son salut l’offrande de ma vie.

ANDROMAQUE.

Mais comme votre vie appuie sa grandeur,

Gardez que votre mort n’éteigne sa splendeur.

HECTOR.

D’elle j’ai plus reçu que je ne lui peux rendre.

ANDROMAQUE.

L’heur de tous ses destins de vous semble dépendre.

HECTOR.

Comme si par moi seul subsistaient les Troyens.

ANDROMAQUE.

Que feraient-ils sans vous ? sans vous par quels moyens

Défendraient-ils ces murs de la Grecque furie ?

Que peut sans le Berger la faible Bergerie ?

Le vaisseau sans Pilote et le char sans Cocher ?

HECTOR.

Maint autre Chef pourra leur ruine empêcher :

Car grâces à nos Dieux cette indomptable ville

Porte de grands Guerriers une moisson fertile.

ANDROMAQUE.

Vous paraissez sur tous comme leur parangon.

HECTOR.

« L’amour te le fait croire : il n’est jamais si bon

« Qui n’ait ou son pareil ou son meilleur encore.

ANDROMAQUE.

J’en crois vos beaux exploits que tout le monde honore,

Vos frères, votre père et ces autres guerriers

Que le mérite élève à nos grades premiers.

HECTOR.

Énée est-il pas là ? Troïle, Polidame ?

Deiphobe et Memnon forts du corps et de l’âme ?

Sans mille et mille encor alliés ou parents ;

Qui pour le prix d’honneur entreraient sur les rangs ?

ANDROMAQUE.

Oubliez-vous aussi que dans l’Ost adversaire

Sont grand nombre de chefs, tant appris à bien faire

Qu’ils passent de l’effet la grandeur de leur nom :

Diomède le Preux, l’Ajax de Thélamon,

Le cauteleux forgeur de fraude et de finesse,

Le vieil Nestor de Pile admirable en sagesse,

Le juste Idoménée et le fort Mérion,

Le courageux auteur des combats d’Ilion,

Le Roi de tant de Rois qui gouverne les armes

Et préside au Conseil des Argives gens d’armes,

Bref celui qu’il fallait produire le premier,

Ce grand fils de Pelée aussi vaillant que fier.

Car depuis que Patrocle est chu sous votre épée,

À nul autre dessein il n’a l’âme occupée,

Qu’à revanger sa mort dont le dur souvenir

Fait son ombre en tous lieux devant lui revenir,

Qui d’accents douloureux ses armes sollicite,

Tant par le cher respect de son propre mérite,

Que par l’amour sacré qui de nœuds aimantins

Semblaient avoir étreint leurs mutuels destins.

HECTOR.

Tu m’y fais repenser çà mes armes, mes armes.

Non, je le vois remettre au milieu des gens d’armes,

Où sans gloire et sans marque il se tiendra caché, [

Vergoigneux que son nom soit à jamais taché,

Pour n’avoir comparu sur la place donnée,

Où mon défi sanglant assignait la journée,

Qui devant les deux camps devait rendre au meilleur

La palme disputable entre notre valeur,

J’entends bien mon cheval hennir après la guerre,

C’est bon signe, ô ma lance, il faut que je l’atterre.

ANDROMAQUE.

Retenez, mon Hector, ces mouvements bouillants.

« Bien souvent les guerriers ne sont que trop vaillants.

« Disiez-vous pas un jour que si l’homme n’est sage,

« Il se perd sans profit par son propre courage ?

« Que chercher l’ennemi pour trouver son malheur

« C’est fort mal à propos user de la valeur ?

« Soyez sage par vous et pour vous tout ensemble :

« Qui l’est pour l’autrui seul au fol presque ressemble.

HECTOR.

Le conseil en est pris ; lacez-moi le harnois.

Ce Grec présomptueux sentira cette fois,

S’il attend ma rencontre et le choc de ma lance,

Que j’ai plus de vertu qu’il n’a d’outrecuidance.

ANDROMAQUE.

Hector, voici ton fils. Hélas, où t’en vas-tu

Devant que de l’avoir mis au sentier de vertu ?

Rejette tous mes vœux, va-t’en à la mal’heure,

Afin que par ta mort orphelin il demeure,

Et qu’en ta sépulture on me vienne enterrer :

Pourrai-je me voir veuve et vive demeurer ?

Non, non, j’ai tant uni mon esprit à ton âme,

Qu’un même coup fatal en tranchera la trame.

HECTOR.

Viens çà, cher enfançon, doux fardeau de mes bras,

Tends à mon col armé tes membres délicats.

Quoi, tu as peur, mon fils ? Tu tournes le visage ?

Il craint ce fier armet qui la tête m’ombrage.

Voyez comme il étreint de sa petite main

Le bras de sa nourrice, en lui pressant le sein :

Page, tiens ma salade, il faut que je le baise ;

Ores qu’il me connait, comme il trémousse d’aise.

Octroyez-moi, grands Dieux, que ce Royal enfant

Devienne juste en paix, en guerre triomphant :

Qu’il aspire toujours à la gloire éternelle,

Qu’il pardonne au sujet et dompte le rebelle.

Du noble sang Troyen faites-le gouverneur.

Et qu’il soit à son peuple un Astre de bonheur.

Donnez à sa vertu fortune si prospère,

Qu’on die en le vantant le fils passe le père.

Lors s’il advient qu’un jour son bras victorieux

La dépouille ennemie appende aux sacrés lieux :

Pour consoler sa mère et la remplir de joie,

Dieux que j’ai révérés, faites qu’elle le voie.

Nourrice prends ta charge ; et toi, mon cher souci,

Viens, ma douce Andromaque, et ne t’afflige ainsi.

Soit que je sois à Troie ou bien à la campagne,

De mon fils et de toi le penser m’accompagne,

S’efforce m’éloigner de l’orage des coups,

Et m’attendrit aux doux noms de père et d’époux.

Mais je crains la vergogne à jamais reprochable,

Je crains les traits piquants d’un peuple variable,

Léger, présomptueux, sans respect et sans loi,

Qui déployant sa langue à blasonner de moi,

Tournerait ma prudence en lâche couardise.

Bien tôt se perd la gloire à grand labeur acquise.

Puis mon cœur qui toujours s’est fait voir indompté

Ne veut déchoir du rang où mon bras l’a porté,

Par sueurs et travaux, lui dressant un trophée,

Dont nul temps ne verra la mémoire étouffée.

Je sais par ma douleur qu’en fin le jour viendra

Que le Grec conjuré notre ville prendra :

Que le bon vieil Priam, mes cousins et mes frères

Sentiront la fureur des Argives colères,

Et me sens tout ému de leur affliction :

Mais, j’en jure le Ciel, j’ai plus de passion

Pour toi que pour tous eux, ô ma chère Andromaque ;

Il me semble jà voir quelque jeune bravache

Pour sa part de butin plein d’orgueil t’emmener

Au logis de son Père, et là te condamner

À tramer de la toile, à filer de la laine,

À puiser l’onde vive au clair de sa fontaine,

À balayer la place, à souffrir des mépris,

Exercices mesquins pour femme de tel prix :

Et possible un passant touché jusques à l’âme,

Dira : du preux Hector, celle-ci fut la femme.

Lors quel dépit naîtra dans ton cœur

Oyant ramentevoir mon nom si glorieux,

Et te voyant de biens et d’honneurs toute nue

En ce triste servage à jamais retenue ?

Si les destins sont tels, certes j’aime bien mieux

Que pour ne te point voir la mort couvre mes yeux

D’un éternel bandeau, que la tombe me prive

D’entendre les soupirs de ton âme captive.

ANDROMAQUE.

Et bien, mon cher Hector, donne-moi donc la main.

À nous deux seulement ton cœur est inhumain ;

Las, ta valeur nous perd ! le fruit de ton courage

C’est une dure mort en la fleur de ton âge.

Dis-moi, que veux-tu faire ? un marbre sans pitié

S’amollirait-il point de ma tendre amitié ?

Pense, au moins, je te prie, à la mort douloureuse,

Dont toi-même occiras ta femme malheureuse !

Si le fer ennemi la fait veuve de toi,

Et ton ardeur possible écoutera ma foi.

Las, c’est contre ton chef que les armes conspirent ;

C’est ton sang généreux que leurs pointes désirent,

Les plus vulgaires dards s’en montrent altérés,

Et tu vas courre aveugle aux dangers conjurés.

Non, avant que le ciel de ton col me sépare,

M’engloutisse la terre, à tout je me prépare :

Aussi bien à regret verrais-je le Soleil,

S’il me voyait sans voir la clarté de ton œil.

Si je demeure seule, ô misérable femme,

Qui pourra consoler l’angoisse de mon âme ?

Irai-je à mes parents ? Hélas, ils sont tous morts :

Le barbare Pélide après plusieurs efforts,

Rasa ma belle Thèbes abondante en familles

Dont le chef s’élevait sur les plus hautes villes

Comme un Pin sur la Ronce ; il se baigna les mains

Au cher sang de mon père et de mes sept germains.

Le cruel non content emprisonna ma mère,

Accrut ses durs ennuis d’un traitement austère

Indigne de son sexe et de sa qualité :

Là le cours de ses maux ne fut point arrêté ;

« Seule ne va jamais la contraire fortune :

Car Diane contre elle excitée à rancune,

Après tant de tourments la retira de nous,

Et tout pour satisfaire à son âpre courroux,

Voilà comme à présent sans parents je demeure,

Sans père, mère, frère, assaillie à toute heure

Du regret de leur mort, ô toi mon cher époux,

Pour le temps à venir tiens-moi le lieu de tous.

Demeure ma douce âme ; arrête, ma lumière,

Et crois plus mon amour que ta fureur guerrière.

Je demande bien peu ; tu n’aurais pas le cœur

De rendre mon désir vaincu par ta rigueur.

HECTOR.

Espère mon triomphe, ô ma compagne aimable,

Et dépouille ce deuil qui t’est peu convenable.

Si je meurs au combat, supporte mon trépas ;

Il nous faut tous finir, tu ne l’ignores pas :

Je ne suis engendré de semence immortelle ;

Et si les fils des Dieux ont chargé la nacelle

Dont le crasseux Nocher trajecte l’Achéron,

Se faut-il ébahir si nous autres mourons ?

« C’est une même loi qui fait mourir et naître,

« Puisqu’en vain l’on fuirait à dextre ou à senestre,

« Il vaut mieux s’avancer en marchant toujours droit,

« Et vouloir ce qu’il faut quand on ne le voudrait ;

« Aussi bien le destin règne invincible et ferme,

« Et comme il n’accourcit n’allonge notre terme.

Embrasse-moi, le ciel aura soin du surplus.

Je te le dis encor, ces pleurs sont superflus.

Pour tromper ton ennui retourne à ton ménage ;

Là bande tes esprits à faire de l’ouvrage ;

Pour nous autres que Troie appelle à d’autre soin,

Nous emploierons l’épée et la vie au besoin.

« Adieu ma douce amour, une chaleur m’allume

« Le courage bouillant plus fort que de coutume,

« Chaleur vive de Mars. Les exploits valeureux

« Se font par des transports hautains et vigoureux,

« Qui s’excitent en l’âme alors qu’elle est émue

« Des chauds désirs d’honneur qui l’élève et remue,

« Comme la flamme éparse aux côtés d’un vaisseau

« Fait rejaillir en haut les gros bouillons de l’eau.

« L’homme qui ne sent point ces boutades hardies

« Aura toujours les mains à frapper engourdies,

« Semblable à cette Nef qui vogue en morte mer

« Où de peu sert la force et moins l’âme de ramer.

« Mais si la valeur brusque agite son courage,

« À travers mille morts il s’ouvre le passage,

« Et signale ses bras de tant et tant d’efforts

Qu’il entre au premier rang des Héros les plus forts.

LE CHŒUR.

« Que l’expert marinier raisonne de l’orage,

« Le laboureur du fonds commode au labourage,

« Le pasteur de troupeaux et le veneur de chiens,

« Le marchand de trafics et l’usurier de biens :

« Mais les braves discours qui traitent la vaillance

« Conviennent aux esprits dont la sage assurance

« Peut accoupler le dire avecques son effet :

« Car c’est par l’action que vertu se parfait.

LE CHŒUR.

« À tous d’un même don,
« Nature n’est pas libérale :
« Elle n’a jugé bon
« De rendre sa faveur égale
« Aux hommes différents
« De mœurs comme de rangs.

« L’un a le cœur tremblant

« Lorsque le danger se présente,
« Aux femmes ressemblant
« Que tout sujet de peur tourmente.
« L’autre pour nul effroi
« Ne sort jamais de soi.

« Que l’ire de la mer
« Émue au fort de la tempête,
« Menace d’abîmer
« Au profond des vagues sa tête,
« Son front n’en prendra pas
« La couleur du trépas.

« Il verra trébucher
« Sur son chef la voûte du monde,
« Premier que de lâcher
« Le pied sur lequel il se fonde
« Ferme comme un rocher
« Qu’on ne peut élocher.

« Les piques et les dards
« N’ébranleront point son audace ;
« Aux orages de Mars
« Il portera haute la face,
« Et son propre vainqueur
« Ne domptera son cœur.

« Son genouil assuré
« Ne tremblera point sur la brèche,
« Dût-il être atterré
« Du foudre allumé d’une mèche,
« Et plutôt que son rang
« Il perdra tout le sang.

« Au bien il logera
« Sa plus chère et plus douce envie,
« D’âme il ne changera
« Quoiqu’il change d’état de vie ;
« En travail, à requoi
« Toujours égal à soi.

« Heureux ou malheureux,
« Son âge ira franc de misère,
« Et son cœur vigoureux
« Ne sera jamais en altère :
« Car le mal et le bien
« Lui seront moins que rien.

« Stable à tout changement
« Qui règne au-dessous de la Lune,
« Son sage entendement
« Moquera l’adverse fortune,
« Et ses traits rebouchés
« Contre lui décochés.

« Qui le voudra mêler
« Parmi les tourbes populaires,
« Ou bien loin l’exiler
« Au fonds des déserts solitaires,
« En tous lieux le Soleil
« Lui semblera pareil.

« Soit qu’il se fasse voir
« Simple soldat ou Capitaine,
« Mesurant son devoir
« À la vertu règle certaine,
« Toutes ses actions
« Seront perfections.

« Celui-là que les cieux
« Ont doué de telle nature
« Est le mignon des Dieux ;
« Il ne peut recevoir injure,
« D’autant qu’il est plus fort
« Que l’homme et que le sort.

 

 

ACTE II

 

ANDROMAQUE, NOURRICE, PRIAM, HECTOR

 

ANDROMAQUE.

Quoi que tente mon âme afin de se distraire

De penser à son mal, elle ne le peut faire :

Ses efforts restent vains, et parmi ce malheur

Tout s’affaiblit en moi fors la seule douleur.

Nul objet ne me plaît quelque part que je tourne :

Mon discours prend l’essor alors que je séjourne,

Et sans fin ravassant ne fait que ramasser

Des présages fâcheux que je ne puis laisser.

Au moins que ne vois-tu combien ton Andromaque

De soucis inhumains dans sa poitrine cache.

Hector, tu fléchirais cet esprit obstiné !

NOURRICE.

Mais laissez-le sortir s’il l’a déterminé.

ANDROMAQUE.

S’il sort c’est fait de lui, il y mourra, Nourrice.

NOURRICE.

Qu’elle vaine frayeur en votre âme se glisse ?

Après mille combats est-il donques nouveau

« De voir Hector aux coups ? Qui s’embarque sur l’eau

« N’est pas toujours noyé ; qui se jette aux alarmes

« Sagement hasardeux, est respecté des armes :

« Ou si quelque poltron en échappe aujourd’hui

« Demain sans y penser l’escart tombe sus lui.

C’est lui faire un grand tort de douter son courage.

ANDROMAQUE.

Ha, seul exécuteur de mon triste présage !

NOURRICE.

Qui vit onques en vous ces craintives humeurs ?

ANDROMAQUE.

Que mon malheur est proche, ha ! Nourrice, je meurs.

NOURRICE.

Madame, qui vous tient ? dites-le-moi de grâce,

D’où naît ce deuil obscur qui ternit votre face ?

ANDROMAQUE.

Las ! c’est un songe étrange et tout rempli d’effroi.

NOURRICE.

Un songe n’est que vent, n’y mettez nulle foi.

ANDROMAQUE.

Maintenant qu’à mes yeux recourt sa triste image,

Je sens un froid glaçon me geler le courage ;

Une lente sueur me sourd par tout le corps,

Et mes nerfs tous lâchés languissent demi-morts.

Aide-moi vitement ; ma Nourrice, je tombe.

NOURRICE.

« Jamais un corps robuste à la peur ne succombe.

L’ennui qui vous emporte ainsi comme un torrent

A la cause cachée et l’effet apparent ;

Mais faites-moi savoir quelle est cette détresse

Qui le cœur désolé dans ses griffes vous presse ;

Dites-le hardiment, Madame, obligez-moi ;

Un songe quel qu’il soit ne porte tant d’émoi.

ANDROMAQUE.

Aussi n’est-il pas seul, d’autres mauvais augures

Annoncent haut et clair nos tristes aventures.

NOURRICE.

« C’est bien un lourd erreur d’ajouter de la foi

« À qui prédit pour nous ce qu’il ne voit pour soi.

ANDROMAQUE.

C’est une grande fureur de fermer les oreilles

Quand le Ciel parle à nous avecques des merveilles.

NOURRICE.

Dites-moi vos ennuis pour vous en consoler,

« La tristesse s’allège en lui donnant de l’air.

ANDROMAQUE.

Le Soleil n’a plutôt allumé la journée,

Que je quitte ma couche et devers lui tournée

Lui raconte mon songe et le prie humblement

D’écarter loin de nous tout triste événement.

NOURRICE.

« C’est fait comme il le faut. Quand le Ciel nous menace

« Recourons de bonne heure à sa divine grâce,

Pour impétrer par vœux un secours assuré

Contre le mal prochain qui nous est préparé.

ANDROMAQUE.

Phœbus s’obscurcit lors pour éclaircir ma peine,

Et luisant incertain à ma douleur certaine

Se montre tantôt rouge et tantôt palissant,

Le même que mon songe à regret annonçant :

Laissons là toutefois l’effroyable présage

Qui forme tant de crainte en mon triste courage,

Et courons à Priam pour essayer encor

Si son autorité peut retenir Hector.

« Les vœux servent beaucoup ; mais la bonté suprême

« Ne subvient qu’à celui qui travaille soi-même.

NOURRICE.

J’approuve votre avis : si Priam une fois

D’autorité commande, eût-il jà le harnois

Il ne faut pas douter que prompt il n’obtempère :

« Jamais homme de bien ne contredit son Père.

ANDROMAQUE.

Allons l’en supplier, mais vite hâtons-nous.

Je crains qu’il soit déjà dans la presse des coups.

NOURRICE.

Cessez d’en avoir peur : car j’ai vu nos Gendarmes

Qui deçà qui delà se vêtent de leurs armes ;

Et la trompette creuse avec sa rauque voix

N’a sommé de sortir pour la troisième fois.

ANDROMAQUE.

« Arrière tout délai. La chose nécessaire

« Trop tard exécutée est la mort d’une affaire.

Et puis s’il est un coup au combat enfourné

Je ne croirai jamais qu’il en soit ramené.

NOURRICE.

Voyez Priam à temps avec deux de vos frères.

ANDROMAQUE.

Je vous invoque tous, ô bons Dieux tutélaires !

PRIAM.

Andromaque ma fille, et qui vous mène ici.

ANDROMAQUE.

Le désir de vous voir et mes frères aussi.

PRIAM.

Je loue en vous cela comme toute autre chose.

Mais puisque votre Hector au combat se dispose,

Pourquoi comme autrefois n’aidez-vous à l’armer ?

ANDROMAQUE.

Si tôt que le Soleil est sorti de la mer

Il a crié trois fois qu’on lui porte ses armes.

PRIAM.

Aussi la diligence est requise aux gens d’armes

ANDROMAQUE.

Jamais il n’eut le cœur si brûlant du combat.

PRIAM.

Le Prince généreux y prend tout son ébat.

ANDROMAQUE.

Mais telle promptitude à bon droit m’est suspecte.

PRIAM.

« Andromaque, le chef qui veut qu’on le respecte,

« Prompt à tous accidents, en action partout,

« Ne dort la nuit entière et doit mourir debout.

ANDROMAQUE.

Propos malencontreux, comme tu me travailles

Consentant à ma perte et à ses funérailles !

PRIAM.

Qui cause, je vous prie, son propos ennuyeux ?

D’où viennent tant de pleurs regorgeants de ses yeux ?

ANDROMAQUE.

Méprise désormais, ô fier Hector, méprise

Un songe que le Ciel tristement autorise.

PRIAM.

Je n’en puis que juger, mais à lui voir le teint

D’une grande tristesse elle a le cœur atteint.

ANDROMAQUE.

Néglige, malheureux, néglige à la malheure

Cet augure de mort dont ton Père t’assure.

PRIAM.

Chaste épouse d’Hector, raconte les douleurs

Qui tirent de tes yeux cette source de pleurs.

ANDROMAQUE.

Ta bonté m’y convie, ô Père vénérable.

Mais pour me soulager du tourment qui m’accable.

Commande en ma faveur que l’on aille quérir

Ton malheureux Hector qui s’obstine à mourir.

PRIAM.

À mourir ! sus, mes fils, amenez votre frère,

Qu’il vienne, je le veux d’autorité de père.

Lève-moi cependant de ce doute profond

Qui ma trouble pensée émeut de comble en fond.

ANDROMAQUE.

Quoique pour mon tourment ta bouche le commande,

Que puis-je refuser à si juste demande ?

Je songeai cette nuit au point que le sommeil

Couve plus doucement les paupières de l’œil,

Que j’embrassais Hector pâle, froid et sans âme.

Je l’embrassais, hélas, ce souvenir me pâme !

Souillé de la poussière et du sang de ses coups :

Je sentais quant et quant trembloter mes genoux,

S’amortir les esprits animant mes artères,

Et mes nerfs relâcher leurs forces ordinaires.

À peine je m’éveille et sens un tel défaut

Qu’encor longtemps après j’en soupire tout haut.

Mon Hector cependant qu’entre mes bras je presse

Demande qui me tient, me baise, me caresse

Au lieu de me tancer, et ma voix longuement

Répond à ses propos par sanglots seulement,

Car le mortel objet dont mon âme était pleine

Au creux de mes poumons retenait mon haleine.

Encor une autre fois ce songe infortuné

À mon esprit dolent est depuis retourné ;

Las ! et me semble encor sa misérable image

Voler devant mes yeux couverte d’un ombrage.

PRIAM.

Si d’un esprit dévot j’allume vos Autels,

Écoutez ma prière, ô grands Dieux immortels,

Écoutez, ô Patrons d’Ilion et de Troie,

L’humble accent de ce vœu que Priam vous envoie.

Si le songe mortel que j’entends réciter

Est procédé du Ciel pour nous admonester

Du trépas de mon fils, faites-nous tant de grâce

De détourner le coup qui sa tête menace :

Ou si le Dieu du somme abuseur des Esprits

Un fantôme volage en sa caverne a pris

Pour troubler Andromaque et me combler de peine,

Effacez sa frayeur et nous la rendez vaine.

ANDROMAQUE.

Que plût au Ciel cruel le vouloir consentir :

Mais ne le croyez pas : car c’est le démentir.

J’ai vu du clair Phœbus s’éclipser la lumière

Lui disant au matin mon songe et ma prière.

Recourant à l’autel j’allume un feu sacré,

Mais les Dieux détournés ne le prennent à gré,

Il s’éteint aussitôt et la victime offerte

Bout dessous les charbons dont elle s’est couverte,

Sans que jamais j’en puisse à force de souffler

Un peu de claire flamme exciter dedans l’air,

De sorte qu’elle reste à l’autel consommée

Et comme tous mes vœux convertie en fumée.

PRIAM.

Quel est notre destin ! Ô Dieux, apaisez-vous,

Et conservez Hector pour lui-même et pour nous :

Car puisque votre grâce encor ne nous dédaigne

Mais par tels messagers nos malheurs nous enseigne,

Permettez d’espérer qu’auprès d’un tel souci

Encor pour les Troyens loge quelque merci.

ANDROMAQUE.

« Connaître bien son mal ignorant le remède,

« Priam, c’est un malheur qui tous autres excède.

PRIAM.

« C’est aux Dieux en ce point qu’il nous faut recourir :

« Seuls ils peuvent blesser, seuls ils peuvent guérir.

ANDROMAQUE.

« À leur juste vouloir s’égale leur puissance :

« Rien ne saurait tromper leur haute connaissance :

« Mais plusieurs accidents révélant aux humains,

« Pour les en garantir n’y mêlent point les mains.

PRIAM.

« C’est le propre des Dieux de bien faire à tous hommes,

« Et leur bras ne nous laisse ès dangers où nous sommes,

« Quand d’un cœur suppliant nous cherchons leur secours,

« Mais quand on les méprise ils font tout le rebours.

ANDROMAQUE.

« C’est bien les mépriser de ne point faire estime

« De l’avertissement fidèle et légitime

« Qui nous vient de leur part, mais par trop de fierté

« Autoriser en loi sa propre volonté.

PRIAM.

« Qui n’écoute les Dieux pour croire trop soi-même,

« Se précipite aveugle à sa ruine extrême.

ANDROMAQUE.

Bientôt le saurons-nous ; nous verrons aujourd’hui

Cet obstiné qui vient l’éprouver dessus lui.

Retenez son ardeur, car s’il sort à la guerre,

Sous la lance Grégeoise il mesure la terre.

PRIAM.

Il ne dépend de lui pour se donner la loi.

C’est moi qui suis son Père et, qui plus est, son Roi ;

Et peux bien s’il me plaît du combat le distraire.

Mais je veux par raison acheminer l’affaire.

Ô mon plus ferme appui, te voilà donc armé.

HECTOR.

Monseigneur, il m’ennuie à languir enfermé.

PRIAM.

Le camp des ennemis s’attend à la bataille.

HECTOR.

À moi ne tiendra pas que le nôtre ne faille.

PRIAM.

Je crains que le bonheur ne seconde vos coups.

HECTOR.

« Combattre et bien mourir dépend au moins de nous.

PRIAM.

« Que peut l’homme avancer si le Ciel est contraire ?

HECTOR.

« Le Ciel est favorable à qui tâche bien faire.

PRIAM.

« Mainte bataille on perd par un secret malheur

« Où le sage conseil est joint à la valeur.

HECTOR.

« Qui pour un bon sujet arme sa main guerrière

« Doit marcher au combat sans regarder derrière.

PRIAM.

« Quand le bon droit n’est pas à propos défendu

« Il tombe en grand hasard s’il n’est du tout perdu.

HECTOR.

« Alors qu’on le défend par une force ouverte

« Le gain n’en peut venir sans souffrir de la perte.

PRIAM.

« La prudence l’assure avec moins de hasard,

« Et bien choisir son temps n’en est la moindre part.

HECTOR.

« Quand un événement fuit notre connaissance

« Alors doit le discours rechercher l’apparence ;

« Et si nous la croyons il faut sans plus tarder,

« Jusqu’aux navires Grecs notre flamme darder.

PRIAM.

« Cette creuse Chimère experte en la feintise

« Comme un autre Protée échappe notre prise,

« Puis la voyant soudain de posture changer,

« Le jugement se trouble au plus fort du danger !

HECTOR.

« L’âme de nos soldats enflammée à la gloire,

« Maintenant ou jamais, nous promet la victoire.

PRIAM.

Avec beaucoup d’ardeurs ils ont jà combattu,

« Mais il faut pour gagner plus d’heur que de vertu.

HECTOR.

« L’heur n’abandonne guère un résolu courage.

PRIAM.

« Lorsque plus il nous flatte il tourne le visage

HECTOR.

« L’ordinaire des Dieux c’est d’aider aux meilleurs.

PRIAM.

« À tous bons et mauvais ils versent des malheurs.

HECTOR.

Faisons ce qu’il faut faire et leur laissons le reste.

PRIAM.

Mais ne tentons aussi leur courroux manifeste.

HECTOR.

« Leur courroux n’est à craindre en faisant son devoir.

PRIAM.

« Il est à craindre aussi ne faisant leur vouloir.

HECTOR.

« C’est d’eux que vient l’ardeur qui bout en nos gens d’armes.

PRIAM.

« D’eux vient aussi la peur qui se mêle aux alarmes.

HECTOR.

« Ce n’est à nous mortels de sonder leur secret.

PRIAM.

Ils le font trop connaître et c’est à mon regret.

HECTOR.

Rien ne nous pronostique une mésaventure.

PRIAM.

Mais tout, si tu vois clair, du malheur nous augure.

HECTOR.

« Défendre sa patrie est un auspice heureux.

PRIAM.

« Et la perdre est un acte infâme et douloureux.

HECTOR.

« Ne la sert-il pas bien qui pour elle s’expose ?

PRIAM.

« Mais il la sert bien mal quand il peut plus grande chose.

HECTOR.

Et que peut davantage un homme de valeur ?

PRIAM.

Vivre pour l’amour d’elle en un temps de malheur.

HECTOR.

Et n’est-ce pas mon bras qui me peut rendre utile ?

PRIAM.

« La prudence du chef conserve mieux sa ville.

HECTOR.

« Le conseil sans la main est une âme sans corps.

PRIAM.

« La main sans le conseil jette aux vents ses efforts.

HECTOR.

Ai-je rien négligé pour l’ordre de l’armée ?

PRIAM.

L’ordre ès jours malheureux se dissipe en fumée.

HECTOR.

Que me faut-il donc faire afin de faire bien ?

PRIAM.

Demeurer en séjour sans entreprendre rien.

HECTOR.

Nos gens tous d’une voix demandent la bataille.

PRIAM.

« Le Chef qui les croit trop ne fait chose qui vaille.

HECTOR.

Et que diraient les Grecs le voyant reculer ?

PRIAM.

Faites bien seulement et les laissez parler.

HECTOR.

Que leur gosier moqueur dégorgera d’outrages ?

PRIAM.

C’est peu d’être blâmés si nous demeurons sages.

HECTOR.

Leur risée à nos cœurs toute ardeur éteindra.

PRIAM.

Leur aigreur inutile irrités vous rendra.

HECTOR.

« La honte abâtardit une âme généreuse.

PRIAM.

« Mais l’excite à vengeance et la rend vigoureuse.

HECTOR.

Vivrons-nous donc terrés au creux de ces Remparts ?

PRIAM.

« C’est beaucoup de se mettre à l’abri des hasards.

HECTOR.

Bon conseil pour un cœur lâche et pusillanime.

PRIAM.

Meilleur pour un esprit qui la prudence estime.

HECTOR.

Après si long repos leur pouvons-nous faillir ?

PRIAM.

« Pour bien défendre il faut rarement assaillir.

HECTOR.

« C’est comme aux assiégeants on hausse le courage.

PRIAM.

« C’est comme l’assiégé résiste davantage.

HECTOR.

Pourrez-vous supporter de voir votre maison

Par telle lâcheté se faire une prison ?

PRIAM.

Quand Troie on ne pourra garder par des batailles,

Elle se défendra par ses fortes murailles.

HECTOR.

« Le brave Cavalier, le résolu soldat

« Ne peut vivre enfermé dedans un boulevard.

PRIAM.

« Le sage Gouverneur, le prudent Capitaine

« N’use point de la main où la force en est vaine

HECTOR.

Bien, quittez la campagne et vous verrez bientôt

Fondre dessus nos murs les Grégeois et leur Ost.

PRIAM.

Voilà bien dit, mon fils, leurs troupes épandues

Contre nos hauts Remparts retourneront fondues

Ne plus ne moins qu’on voit les efforts de la mer

En vain contre les bords par assauts écumer ;

Les flots ont beau doubler leur lutte mugissante ;

Elle devient enfin muette et languissante ;

Car toujours les Rochers restent plantés debout

Pour brider la fureur qui dans les vagues bout.

HECTOR.

Je ne veux démentir cette bonne espérance ;

Mais tant qu’Hector vivra, c’est dessus cette lance,

Non sur des bastions qu’il fonde son appui.

« L’espoir d’un cœur vaillant ne dépend que de lui.

PRIAM.

Mon cher fils, mon Hector, ma plus douce pensée,

Ne prends point le conseil d’une ardeur insensée

Qui te guide à la mort sous l’appas d’un combat :

Tu ne vis parmi nous comme un simple soldat,

Qui disetteux d’honneur doit chercher aux alarmes

Quelque Laurier vulgaire à couronner ses armes ;

Ta gloire est jà montée en si notable lieu,

Que le peuple Troyen t’estime un demi Dieu ;

Respecte nonobstant d’un esprit débonnaire

Ton vieux Père chenu, ta vénérable mère

Qui te prie instamment qu’aujourd’hui le Soleil

Ne te voie au combat. Ô guerrier nonpareil,

« Cède à notre vouloir : au double est estimable

« Qui peut servir aux siens et leur être agréable.

HÉCUBE.

S’il te reste, mon fils, quelque petite part

Du respect naturel dont jamais ne départ

L’homme né pour l’honneur et le bien de sa race,

Je me promets aussi d’obtenir cette grâce ;

Mais les vœux paternels ont sur toi tant de poids

Qu’ils n’ont aucun besoin du renfort de ma voix.

HECTOR.

Les Dieux ne m’ont formé de si triste nature,

Je n’ai reçu de vous si peu de nourriture,

Que je ne sache au moins tout ce qu’il faut savoir

Pour bien en votre endroit acquitter mon devoir :

Mais permettez plutôt que je courre fortune,

Qu’au clair de mon honneur s’imprime tache aucune.

Que va dire le Grec si prompt à se moquer,

Si pour mon seul regard on ne veut l’attaquer ?

PRIAM.

Cette brave jeunesse aux armes si bien née

Rabattra le caquet de sa bouche effrénée :

Car quoi que je propose on ne laissera pas

D’éprouver aujourd’hui la chance des combats.

Vous, Ænée et Paris, Deiphobe et Troïle

Polidame et Memnon, tirez l’Ost de la ville,

Et le menez aux champs : pour moi je prends le soin

D’envoyer le secours s’il vous fait de besoin.

Mais pour toi, mon Hector, mon unique espérance,

La seule ancre sacrée où gît notre assurance,

Dépouille cette armure et demeure à requoi ;

Je le veux comme Père et l’enjoins comme Roi.

HECTOR.

Ô sainte autorité qui m’es toujours sacrée,

Je ne saurais faillir pourvu que je t’agrée,

Je crains trop d’encourir le céleste courroux,

Si pour plaire à moi seul je déplaisais à tous !

Éteins donc, ô mon cœur, toute ardeur de bataille.

Puisqu’il vous plaît, amis, je quitte cette maille,

Cet armet, cet écu, ces grèves, ces brassards,

Et pour sacrifier je prends congé de Mars.

Travaillez tous pour moi. Noblesse généreuse

De l’honneur de la lance ardemment amoureuse,

Empêchez que les Grecs ne puissent estimer,

Qu’Hector saigne du nez quand il se faut armer.

Vous voyez quel sujet pend au râteau mes armes

M’empêche de sortir : courez dans les alarmes,

Et si je puis revoir l’heureux jour de demain

Au plus fort des combats vous connaîtrez ma main.

Allez, mes compagnons, marchez à la bonne heure.

Et ne retournez point que la Grèce ne pleure

La mort de maint grand Duc immolé par le fer

Dessus l’autel de Mars aux déités d’Enfer.

LE CHŒUR.

Veuille le Ciel bénin soutenir la querelle

Qu’après mille combats notre camp renouvelle,

Et si bien renforcer les nerfs de sa vertu,

Que l’exercite Grec s’en retourne battu,

Vaincu, désespéré d’avoir perdu sa peine

À tenter par dix ans une entreprise vaine,

Dont le fruit soit la honte et l’éternel regret

D’avoir trop obstiné un serment indiscret.

HECTOR.

C’est par là qu’il convient commencer la bataille,

« Notre ardeur sans les Dieux n’est rien qu’un feu de paille

« Mais au reste pensez qu’aux périlleux combats

« Où l’ordre n’a point lieu, peu sert l’effort du bras.

« Commande qui le doit, qui le doit obéisse :

« Ce n’est pas peu d’honneur de faire un bon service.

« L’Empire de plusieurs est volontiers confus ;

Mais comme un seul esprit est par le corps diffus,

Qui le meut en tous sens, de même votre armée

D’une volonté seule ait la force animée.

Grands Guerriers, je vous tiens ce discours en passant,

Car si le sort fatal en nos faits tout puissant

Ajoute sa faveur avec votre conduite,

Aujourd’hui le Soleil verra la Grèce en fuite,

Et vous revenus sains, honorés à l’envi

De vos bons vieux parents et du peuple ravi.

De moi qui reste enclos entre ces deux murailles,

Je sens un feu secret qui me cuit les entrailles,

Pour ne participer à ce proche bonheur,

Qui vous promet à tous grande moisson d’honneur.

PRIAM.

Vous devez être, Hector, assouvi des Trophées

Desquels on voit briller vos portes étoffées.

« Quand le désir de gloire est trop immodéré,

« Le plus sain jugement en devient altéré ;

« Et vouloir faire tout, c’est vouloir l’impossible,

« Voire il est dommageable encor plus que pénible.

ANDROMAQUE.

Quelque peu mon esprit commence à respirer,

Puisqu’Hector est gagné, puisqu’il veut demeurer.

Sans tenter aujourd’hui les hasards de la guerre.

Ce saint nœud de respect qui maintenant le serre

Tient mon courage à l’ancre au milieu de ces flots ;

Qui semblent conjurer contre notre repos.

« C’est avoir beaucoup fait sur une âme obstinée

« De la pouvoir contraindre une seule journée.

« Car il peut advenir que le fatal moment

« Qu’occupe le danger coule insensiblement

« Pour ne plus revenir : le malheur ne séjourne,

« Et si comme l’on dit sur ses pas ne retourne.

LE CHŒUR.

« On se lasse de tout excepté de bien faire.
« L’homme amoureux du los
« Trouve son action un plaisir ordinaire,
« Et n’a plus grand travail que son propre repos.

« Tant plus l’âme goûte au doux fruit de la gloire
« Plus en croît le désir ;
« Ce philtre est si plaisant qu’on s’altère à le boire,
« Et que plus on en boit plus en vient de plaisir.

« Si rien peut exciter la vertu généreuse
« C’est la clarté du nom
« Qui pénètre à travers toute nue ombrageuse,
« Et discourt par le Ciel sur l’aile du renom.

« La pompe des grandeurs est au sens agréable,
« L’or nous charme les yeux ;
« La volupté nous rit, nous aimons bonne table ;
« Mais le désir d’honneur nous touche encore mieux.

« Désirable Nectar, délices salutaires
« Qui naissez du vrai bien,
« Ne vous profanez point à ces âmes vulgaires,
« Qui s’estiment beaucoup et ne méritent rien.

« Que la valeur vous gagne au milieu des batailles :
« Là naissent les Lauriers.
« Que sert de raconter les poudreuses médailles ?
« Les triomphes fameux de ces vieux devanciers ?

« Certes pour la vertu faut travailler soi-même,
« Endurer froid et chaud,
« Fouler aux pieds la honte et le péril extrême,
« Et porter un courage aussi constant que haut.

« Quand la gloire s’emplume avec de fortes ailles
« Elle vole en tous lieux ;
« Puis s’élève bien loin de ces choses mortelles,
« Et de rayons divins flambe dedans les Cieux.

« Qui s’endort dans le sein d’une lâche mollesse
« D’oisiveté vaincu,
« Vain fardeau de la terre, indigne de noblesse,
« Pourra t-il témoigner qu’il ait jamais vécu ?

« Caché dedans la vie ainsi qu’en sépulture
« Ne soit jamais connu ;
« Ne reste rien de lui que son Idole obscure
« Refondant dans le Rien dont il était venu.

« Ce n’est point la raison que le vice s’empare
« Du prix des vertueux,
« Qui n’est mis à l’encan ni pour l’argent avare,
« Ni pour le vain orgueil de ces présomptueux.

 

 

ACTE III

 

HECTOR, ANTÉNOR, MESSAGER, CHŒUR, HÉCUBE, PRIAM,  ANDROMAQUE, CASSANDRE

 

HECTOR.

« Tous Arts pour dire vrai sont pratiqués à peine ;

« Mais l’illustre métier du noble Capitaine

« Est tant plus difficile à bien exécuter,

« Qu’on le voit en honneur tous autres surmonter.

« Alors que l’artisan se trompe en son ouvrage,

« Par les règles de l’art conjointes à l’usage

« Il corrige le vice et remet tout à point ;

« Mais les fautes d’honneur ne se réparent point :

« Une erreur fort légère, une parole omise,

« Un effet négligé l’exposent à la prise

« D’un tas de médisants plus lâche qu’envieux

« Auxquels son vif éclat blesse l’âme et les yeux :

« Ces mouches qui jamais au poli ne s’attachent,

« Leurs poignants aiguillons impudemment délâchent

« Contre un cœur innocent, et pour le piquet fort

« Aiment mieux en sa plaie y recevoir la mort.

Je pense ouïr déjà des langues mensongères

Enfoncer mon honneur de cent pointes légères ;

Et pense voir déjà les insolents Grégeois

Accompagner leurs coups de blasphémantes voix

Contre ma gloire acquise aux dépens de leur vie :

Mais si demain revient j’ôterai toute envie

D’outrager mon courage, et blâmer désormais

Ce bras de qui la peur ne triompha jamais.

ANTÉNOR.

Bien que notre Ost vainqueur ailleurs les embesoigne

« Feins-toi qu’il soit ainsi, je ne tourne à vergogne

« À l’homme qui demeure en ses faits innocent,

« Si quelqu’un le découpe alors qu’il est absent.

« Aussi notre devoir, seule règle infaillible

« Où l’honneur se mesure, excepte l’impossible :

« Et de là je comprends, ô Chevalier parfait,

« Que l’offense ne touche à qui point ne la sait,

« Et que celui sans plus doit en boire l’injure

« Qui l’oit, et n’en dit mot, la connaît et l’endure.

HECTOR.

« Il mourra sans renom qui de lui n’a souci.

ANTÉNOR.

« Il vivra sans repos qui s’en afflige aussi.

HECTOR.

« Celui mérite affront que la crainte fait taire.

ANTÉNOR.

« Et blâme qui médit sans voir son adversaire.

HECTOR.

« Il ne faut point souffrir qu’on mal parle de nous.

ANTÉNOR.

« Quoique l’on fît tout bien on ne peut plaire à tous.

HECTOR.

Qu’on ne leur plaise point, mais au moins qu’ils se taisent.

ANTÉNOR.

« Plutôt les vents bruyants que les langues s’apaisent.

HECTOR.

« La valeur d’un grand Prince apporte de la peur.

ANTÉNOR.

« Tel parle hardiment qui tremble dans le cœur.

HECTOR.

« Mais la gloire languit se ressentant blessée.

ANTÉNOR.

« Une plaie ainsi faite est aussitôt passée.

HECTOR.

« Toujours la cicatrice en paraît sur le front.

ANTÉNOR.

« Encor qu’elle paraisse on n’y lit plus d’affront :

« Ainsi le grand Guerrier que l’honneur déifie,

« Des marques de ses coups aux siens se glorifie.

HECTOR.

« Aussi par là se voit qu’il a bien combattu.

ANTÉNOR.

« Et par l’autre on connaît qu’il a de la vertu,

« Qui peut être sans tare et non jamais sans blâme.

HECTOR.

En quoi donc le devoir d’une généreuse âme ?

ANTÉNOR.

« À montrer son courage entier et tout parfait,

« Soit qu’il faille employer la parole ou l’effet :

Bref tel qu’on voit reluire en ta valeur extrême,

Qui doit tout son exemple emprunter de soi-même.

HECTOR.

Ne connaissant en moi cette perfection,

Il me plaît rapporter à ton affection

Cet éloge d’honneur plutôt qu’à mon mérite,

Si parfois je fais bien en cela je t’imite.

Mais rompons là, mon Père, et recherchons plutôt

Quel succès de fortune accompagne notre Ost.

ANTÉNOR.

J’ai connu des blessés qui rentraient dans la ville

Qu’Alexandre, Memnon, Deiphobe et Troïle

Par émulation font tous à qui mieux mieux :

Que d’un autre côté les Grecs audacieux

Assaillent rudement et rudement repoussent.

Telle qu’on voit la mer quand deux vents la courroucent

Par leur souffle contraire en berçant reflotter

Et vague contre vague écumeuse affronter,

Semblables on peut voir les deux fortes armées

De désirs ennemis à la charge animées,

Tantôt aller avant et tantôt reculer ;

Sur elles la victoire est balancée en l’air,

Sans qu’on puisse connaître à son aile douteuse

Quelle part tournera sa faveur paresseuse.

HECTOR.

Regardez Troie, ô Dieux, et son vol arrêté

Ferme se maintiendra dessus notre côté,

Après que le fier Mars l’aura tins en secousse,

« Car votre vouloir juste est le vent qui le pousse.

ANTÉNOR.

Je m’en vais reconnaître avec ces propres yeux

Qui des camps opposés se portera le mieux ;

Puis quand du haut sommet de nos larges murailles

Mon œil aura couru par les rangs des batailles,

Je t’en ferai rapport, afin que par conseil,

Tu venges le défaut de ton bras nonpareil.

HECTOR.

Va, mon cher Anténor, et sur le champ avise

Les moyens d’avancer notre juste entreprise :

Car les sages discours de ton Esprit prudent

Ont fraudé plusieurs fois maint sinistre accident.

« Quel déplaisir ressent un généreux courage

« Qui bout après la gloire, et chérit davantage

« Le pénible labeur que le morne repos,

« Quand sa vertu hautaine amoureuse de los

« Repose au lâche sein d’une molle paresse

« Dont la froide langueur engourdit la prouesse.

« La vertu se nourrit de sa propre action ;

« Et l’âme aventureuse, en qui l’ambition

« De se faire connaître aux peuples de la terre

« Assaut tous les pensers d’une secrète guerre,

« Pense que le cesser d’employer sa valeur

« Lui tient lieu de reproche ou d’extrême malheur.

« Ô trois fois bienheureux sur tous autres j’estime

« Qui dispose à son gré d’un dessein magnanime,

« Sans être inquiété par les exhortements

« D’un père appréhensif, par les embrassements

« Que joint à ses baisers une femme agréable,

« Par les vœux respectés d’une mère honorable,

« Par les graves conseils des vieillards révérés

« Quand, dis-je, à la vertu ses efforts sont tirés.

Où moi que ces liens captivent dans la ville,

Je reste malheureux aussi bien qu’inutile ;

Si je crois de bien faire en demeurant ici,

Je crains que n’en sortant je fasse mal aussi.

« La clarté n’est clarté sinon qu’elle apparaisse :

« C’est beaucoup d’être bon, mais plus qu’on le connaisse :

« Car de là naît au cœur un plaisir si constant,

« Qu’il reste de soi-même en soi-même content.

« Si les bons toutefois tiennent d’expérience,

« Qu’il n’est un tel rempart que de la conscience,

« Mon esprit est sans gêne et mon cœur sans remords ;

Tout prêt et disposé de paraître dehors.

LE CHŒUR.

Qui voudrait te blâmer, chevalier sans reproche,

Dessous un front d’acier aurait un cœur de roche :

Ton renom glorieux de tels rayons nous luit,

Que comme un clair Soleil il perce toute nuit.

Les grands chefs de Mycène ont senti ta vaillance :

Déjà grand nombre d’eux sont bronchés sous ta lance,

Dont le nom sert de preuve à ta rare vertu :

Mais c’est plus grand honneur de t’avoir combattu

Et d’en rester privé de l’âme et de la gloire,

Que d’avoir sur tout autre obtenu la victoire.

« Car c’est un argument de cœur aventureux,

« Que d’oser assaillir un homme valeureux.

« Les Lions courageux de l’Afrique rôtie

« S’éjouissent de voir un Taureau pour partie,

« Et ne poursuivent point les papillons volants.

« Ceux-là dont les esprits sentent de hauts élans,

« Couvent mille dépits au fond de leur poitrine

« Alors qu’un bas sujet au coup les achemine ;

« Mais si quelque grand Chef se présente au combat,

« D’allégresse et d’ardeur le courage leur bat.

Ô foudre des Guerriers aux plus fiers redoutable,

S’il est un seul mortel qui te soit comparable

Ajax le pourra dire, Ajax dont le fort bras

Porte un large bouclier couvert à sept rebras :

Thénère en parlera qui d’une main fort juste

Pousse le dard volant et la flèche robuste :

On le pourra savoir du grand Agamemnon

Qui passe tous les Grecs et de rang et de nom :

Il sera témoigné du courageux Tytide,

Qui combattrait les Dieux de son bras homicide :

Il sera reconnu du vieux Prince Nestor,

Qui parlant au conseil verse un beau fleuve d’or,

Et rapporté du double et cauteleux Ulysse

Dont on craint moins le bras que l’accorte malice.

Et confirmé d’Achille encores que ses yeux

Soient voilés contre toi d’un courroux envieux.

Aussi l’on dit partout où parvient la nouvelle

Des combats entrepris pour Hélène la belle,

Que tu sers aux Troyens comme d’un mur d’airain

Duquel étant couverts on les assaut en vain.

Non les hommes sans plus ; les choses insensibles

Admirent à l’envi tes forces invincibles.

Combien de fois le mont à Cybèle sacré

Regardant à ses pieds un peuple massacré

Qui faisait de toi seul sa mourante complainte,

A-t-il tremblé d’horreur, de merveille et de crainte ?

Combien de fois les champs qu’il découvre plus bas

Furent-ils ébranlés sous les coups de tes bras ?

Combien de fois encor Simoïs et Scamandre

Voyant à gros torrents le sang Grégeois s’épandre

Dans leurs flots étonnés de perdre leur couleur,

Au fond de leurs palais points d’ire et de douleur,

Ont-ils craint que les corps dont tu peuplais les ondes

Gardassent de rouler leurs Nymphes vagabondes ?

D’entre tous ces témoins et muets et parlants

Qui vont à qui mieux mieux ta vertu révélant,

S’élève haute en l’air la prompte Renommée

Qui d’une bouche vraie et non jamais fermée

Publie à tous venants qu’en valeur et conseil

Tu n’as point de second sous le cours du Soleil.

HECTOR.

Si j’ai vu mes exploits marqués en la mémoire,

L’honneur en soit aux Dieux ; car je ne peux point croire

Que notre heur ès combat naisse de notre main ;

« Si le Ciel ne bénit l’homme travaille en vain.

LE CHŒUR.

« La grandeur des humains n’a rien de plus céleste,

« Que quand parmi sa gloire elle est sage et modeste.

HECTOR.

« Celui qui se connaît ne méconnaît point Dieu,

« Qui dispose de tous et préside en tout lieu.

LE CHŒUR.

« Bien que cela soit vrai, l’on peut sans faire outrage

« À l’ouvrier, honorer l’instrument et l’ouvrage.

« Quand quelqu’un a bien fait par le secours des Dieux,

« Il ne le faut priver d’un renom glorieux :

« Car la douce louange entretient et fomente

« Le désir de bien faire en toute âme excellente.

HECTOR.

« Celui-là qui sert bien dessert un beau loyer ;

« Autrement il viendrait plus long à s’employer.

LE CHŒUR.

« Le guerdon seul de gloire est propre et convenable

« À couronner en l’homme une action louable.

HECTOR.

« Tous ces autres trésors qu’on cherche avidement,

« Au prix d’un bruit fameux ne sont rien voirement.

LE CHŒUR.

« C’est par cet aile aussi que les hommes de guerre

« Volent durant leurs jours par le rond de la terre.

HECTOR.

« Dites plus, que le bruit acquis à leur valeur

« Fait naître une autre vie en la mort de la leur.

LE CHŒUR.

« Car si pour peu de jours tristes et périssables

« Leur corps endurait tant, ils seraient misérables.

HECTOR.

« Il vaudrait mieux çà bas n’être jamais venu,

« Que sortir du Théâtre et n’être point connu.

LE CHŒUR.

« Ce désir que Nature ente aux âmes plus belles

« Nous admoneste assez qu’elles sont immortelles.

HECTOR.

« C’est de ce haut espoir que notre intégrité

« Prend sur tous nos desseins suprême autorité.

LE CHŒUR.

« Voyez comme chacun tâche même à revivre

« Ès traits inanimés de la bronze et du cuivre.

HECTOR.

« Respire qui voudra dans le mort des portraits,

« J’aime mieux quant à moi vivre dedans mes faits.

LE CHŒUR.

« Ils conservent aussi les traits de notre gloire

« Beaucoup plus longuement que l’airain et l’ivoire.

HECTOR.

« Si pour montrer le corps on prend tant de labeur,

« Combien en faut-il prendre à faire voir le cœur ?

LE CHŒUR.

« Cela fait que la vie à la mort on échange,

« Lorsque l’on se promet d’en acquérir louange.

HECTOR.

« J’ai toujours résolu sur semblables discours,

« Qu’il fallait beaucoup faire et vivre moins de jours.

LE CHŒUR.

« La longueur de la vie aussi ne se mesure

« Par le nombre d’ans que nous prescrit nature.

HECTOR.

« Il vaut mieux faisant bien vivre un jour seulement,

« Que durer un long siècle et vivre oisivement.

LE CHŒUR.

« La paresse langarde et faible en toute sorte

« Est de l’homme vivant la sépulture morte.

HECTOR.

« Qui par faveur du Ciel est au bien adonné,

« Dans ses tristes liens n’est jamais enchaîné.

LE CHŒUR.

« Aussi quand ce poison dans notre âme se glisse,

« Il la charme et l’endort ès ordures du vice.

HECTOR.

Qu’il n’approche jamais les murs d’une Cité,

Qui conforme ses mœurs aux règles d’équité.

Mais quel bruyant tumulte étourdit mon oreille ?

Est-ce un renfort nouveau que Priam appareille

Pour secourir nos gens ? Quel trouble ois-je là-bas ?

Non, ce n’est point un bruit ému par des soldats,

Ce sont des cris piteux et des voix effroyables,

Des soupirs confondus aux accents lamentables

Dont la rumeur ressemble aux abois mugissants

Que fait le vent mutin sur les flots blanchissants,

Qui contestent ensemble et bruyent le naufrage

Venant à se briser aux durs flancs du rivage.

Marchons pour en savoir.

LE CHŒUR.

N’allez jà plus avant.

Voici l’un de vos gens qui nous vient au devant.

HECTOR.

Quel murmure là-bas hautement se démène ?

Mon ami, dis-le-nous ; tu respires à peine.

MESSAGER.

Ô magnanime Hector, j’accours aussi de loin

Implorer ta valeur à l’extrême besoin.

HECTOR.

Qu’est-il donc survenu ? la fortune animée

Faut-elle de garant à l’heur de notre armée ?

MESSAGER.

Ton camp subsiste à peine, et les squadrons

Grégeois Le rechassent vers Troie et de main et de voix.

HECTOR.

Que font vos compagnons ? que font vos Capitaines ?

MESSAGER.

Ils s’efforcent beaucoup, mais leurs armes sont vaines.

HECTOR.

Et nos Princes Troyens joignent-ils point de près ?

LE CHŒUR.

Chacun veut acquérir la palme ou le Cyprès.

HECTOR.

« Il ne faut qu’un poltron pour causer le désordre.

LE CHŒUR.

Las ! c’est par un malheur, non faute de bien mordre.

Troie armée au combat allégrement courait

Devers l’Ost Argien qui rangé demeurait

Sur les champs étendus, d’où le bruit d’un tonnerre

Semblait comme sortir et rouler par la terre :

L’Olympe en tremblait tout, et les bas fondements

Chancelaient sous les pieds, les clairs hennissements

Des chevaux écumant bruyaient dedans le vide,

Et Xanthe se cachait en son Palais humide.

À grand-peine eut fini cet horrible moment,

Que les camps ennemis d’un raide élancement

Se ruent l’un sur l’autre, et par le fier outrage

De la langue et du bras enveniment leur rage.

L’un défendait tantôt et tantôt assaillait,

L’autre les coups reçus au double rebaillait ;

Le soldat au soldat, le gendarme au gendarme

S’attachait fièrement, en sa mort nulle larme

Il ne versait de l’œil, ains tombait menaçant

Du trépas jà reçu ceux qui l’allaient pressant.

Les Chefs des deux partis recherchaient dans la presse

Un champion illustre et vanté de prouesse,

Ne voulant pas cueillir dessus le champ d’honneur

Une palme de prix moindre que leur valeur ;

Si bien qu’en mille endroits par l’épée et la lance

On vidait des duels aspirant à l’outrance.

Mais quand aucuns des Grecs plus hautains et plus forts

Ont signalé leurs coups de trois ou quatre morts,

Et ne trouvent plus rien qui veuille faire tête ;

Ils roulent par l’armée ainsi qu’une tempête,

Et n’apercevant point en nos squadrons rangés

Flamboyer ton armet, ils font des enragés,

Comme loups attaquants les bœufs gras d’un herbage,

Tandis que le Pasteur cause au prochain village.

Comment ? profèrent-ils d’un accent orgueilleux,

Où est donc cet Hector ? ce Prince merveilleux ?

Ce puissant champion ? ce gendarme bravache ?

Lorsqu’on en vient aux mains il demeure en sa cache ?

Promettait-il naguère un si brave dessein ?

Andromaque, pensez, le mignarde en son sein,

Tandis que ces soldats sans chef et sans courage,

Victimes de nos mains, tombent en ce carnage.

Ces termes par les Grecs prononcés âprement

Dans les cœurs des Troyens forment l’étonnement ;

Et quoique nos Seigneurs que ce discours désole,

Exhortent vivement d’exemple et de parole,

Courent aux premiers rangs, louent les bons soldats

Et blâment hautement ceux qui font des couards,

Par un fatal destin ; car ainsi je l’appelle,

Notre camp malmené ne bat plus que d’une aile ;

Et s’il ne voit bientôt ton bel astre éclairer,

Il médite sa route et se va retirer.

C’est pitié que de voir nos bandes éclaircies

Des Dolopes guerriers dont les mains sont roussies

Au sang des Phrygiens qui regorge à ruisseaux ;

C’est une horreur de voir les soldats à monceaux

L’un sur l’autre entassés, et les meilleurs gens d’armes

Captifs sous leurs chevaux et pressés de leurs armes.

C’est peu pourtant au prix des longs gémissements,

Des soupirs éclatants, des aigus hurlements

Que jettent alentour de maintes funérailles

Ceux que l’âge et le sexe exemptent des batailles.

Là la ville en frémit, et les bourgeois troublés

Attendent leur ruine en cent lieux assemblés.

Où court si tôt Hector transporté de colère ?

LE CHŒUR.

Après avoir connu comme va notre affaire,

Il va donner quelque ordre à dresser du secours.

MESSAGER.

Allez donc l’assister, car au camp je recours

En porter à nos gens l’espoir et la nouvelle.

LE CHŒUR.

Ô fortune inconstante, outrageuse, et rebelle !

Jusqu’à quand ce malheur ? doit-on plus espérer

De voir par les combats notre honneur prospérer ?

Les Cieux sont-ils tournés en faveur de la Grèce ?

À ce coup donc, ô Troie, augmente ta tristesse,

Redouble tes soupirs, le destin rigoureux

Hâte les mouvements de ton sort malheureux ;

Ces voleurs inhumains nous vont faire leur proie,

On dira quelque jour : ici jadis fut Troie,

Là son grand Ilion enclos de plus de tours,

Qu’au cours de l’an entier on ne compte de jours

« Tout périt ici-bas, les hommes, les familles,

« Les maisons, les Palais, les Châteaux et les villes ;

« Et les Empires même ont leur but limité :

« Rien ne saurait durer en toute éternité,

« Que l’éternité seule, et les saisons qui changent

« Font les jours, puis les jours l’un par l’autre se mangent.

Mais voilà pas Hélène ? elle approche vers nous.

Ô l’unique sujet de la perte de tous,

Tu causes de grands maux, et ce n’est point merveille,

On débattrait mille ans une beauté pareille ;

« Entendons ces soupirs : c’est un contentement

« D’ouïr en son malheur lamenter doucement.

HÉLÈNE.

Ô misérable Hélène ! ô Dame infortunée !

Tu pleures à bon droit, puisque tu ne fus née

Que pour causer la mort de tant d’hommes vaillants

Au front des murs Troyens à l’envi bataillant.

Cette fleur de beauté qui tombe en peu d’années,

Ces Lys soudain passés, ces roses tôt fanées,

Cet œil en moins de rien couvert d’obscurité

Devait-il être ô Dieux à tel prix acheté ?

Tant d’illustres Seigneurs, de Princes remarquables

À l’égal ennemis, à l’égal misérables,

Occis pour mon sujet valent-ils moins que moi,

Moi qui vis sans honneur aussi bien que sans foi ?

Je dois d’un trouble étrange avoir l’âme saisie,

Voyant dedans un champ l’Europe avec l’Asie

Combattre pour moi seule, et s’enferrer de coups

Au gré de mes rivaux l’un de l’autre jaloux.

Puis-je vivre assurée au milieu de ces veuves

Qui détestent la Grèce, et maudissent les glaives

Par qui leurs chers maris forcés de tomber bas

Ont épandu la vie au milieu des combats ?

De quelle œillade, ô Dieux ! puis-je être regardée

De l’amante fidèle à l’amant accordée,

Qui par un dur destin à la mort succombant

Soupire encor pour elle et la nomme en tombant.

De quel front puis-je voir ces misérables pères

Que la mort de leurs fils envieillit de misères,

Quand leur œil plein de rage ils élancent sur moi

Qui m’accuse et convainc de causer leur émoi ?

Combien d’aigres tourments et de traverses dures

Endurai-je au dur son des cruelles injures

Que me font les parents, les frères, les amis,

De ceux que l’épée Grecque au monument a mis ?

Ô trois fois malheureuse et quatre fois encore,

Si j’ai perdu l’honneur qui la femme décore,

Dois-je encor désirer l’usufruit de ce jour,

Pour être objet de haine aussi bien que d’amour ?

Las ! cachons-nous plutôt au centre de la terre

Que d’être le flambeau d’une éternelle guerre :

Puisque j’ai par ma vie allumé ces combats,

Ô Guerriers ennemis, apaisez vos querelles,

Puisque j’ai suscité vos haines mutuelles,

Accourez tous ici pour me ravir d’accord,

Et devant vos deux camps me jugez à la mort.

De vos si longs malheurs je suis seule coupable ;

Seule par la raison faites-moi punissable :

Ainsi des deux côtés nous resterons contents,

Moi de souffrir le mal et vous d’en être exempts.

Mieux vaut que vos combats ce conseil salutaire :

Ô Grégeois, ô Troyens, modérez la colère,

Et si ce n’est par haine, au moins par amitié

Accordez-moi la mort prenant de vous pitié.

Yeux trop clairs à mon dam couvrez-vous de ténèbres ;

Ne voyez plus des jours que vous rendez funèbres ;

Las ! ne regardez plus sur ces champs beaux et verts

Qui de meurtre et de sang sont pour vous recouverts.

Bouche qui consentis à l’amoureuse envie

Du plus beau des Pasteurs que je fusse ravie,

Ferme-toi désormais, cesse de respirer ;

Misérable ! es-tu point lasse de soupirer ?

Oreille qui reçus la parole charmeuse

Dont je sentis gagner ma pensée amoureuse

Clos ton entrée aux voix ; que mon âme par toi

N’entende jamais plus blasphémer contre moi.

Perdons avec l’amour toute autre connaissance,

Et montrons que ce fut le sort de ma naissance

Qui porta ces malheurs, non pas ma volonté :

« Un péché fait par force est de blâme exempté.

LE CHŒUR.

Ne te désole plus, Hélène,

Bien que le sujet en soit grand :

« Quand le Ciel nous livre à la peine,

« On a beau chercher un garant.

« Celui-là qui le moins y pense

« Fera parfois le plus grand mal,

« Mais il n’est chargé de l’offense

« Quand c’est par accident fatal.

Ô belle, rien ne te contraigne

À troubler ton cœur de souci ;

Tu vaux certes que l’on te plaigne,

Quoique tu causes tout ceci.

LE CHŒUR.

« L’âme à la vertu vive et prompte
« N’appréhende rien que la honte,
« La honte la peut émouvoir,
« Toute autre passion volage
« Ne pénètre point un courage,
« Qui n’ouvre les yeux qu’au devoir.

« L’homme qui n’est enflé d’audace
« À tendre le cœur et la face :
« Le méchant a le front de fer ;
« Et tant s’en faut qu’il se l’imprime
« De la vergogne de son crime,
« Sa bouche en ose triompher.

« La seule apparence de vice
« Qui dans l’opinion se glisse
« Pour décevoir le jugement,
« Afflige l’âme généreuse
« Que la gloire rend amoureuse,
« Et lui donne un secret tourment.

« Qui n’a soin de sa renommée
« Bien ou mal au monde semée
« N’a l’esprit d’honneur animé :
« Je vous pri’ quel autre salaire
« Peut-on attendre de bien faire,
« Que d’en être bien estimé.

« Pourquoi tant d’honorables peines
« Supportent les grands Capitaines ;
« Pourquoi les hasardeux soldats
« S’élancent-ils en tant d’alarmes,
« Sinon pour la gloire des armes
« Qui les célèbre en toutes parts.

« Est-il un seul qui ne désire
« Aux yeux du monde se produire
« Sur le Théâtre de l’honneur :
« Qui buvant les douces louanges
« Des siens et des peuples étranges,
« N’en gratifie à son bonheur ?

« Non qu’il faille qu’une belle âme
« Se confonde au vent de tout blâme
« Qui par l’envie est suscité.
« L’homme que la constance assure,
« Toujours comme un cube demeure
« Ferme en sa propre gravité.

« Qui craindrait trop cette tempête
« Aurait toujours martel en tête,
« Et son cœur serait ébranlé,
« Comme la barque trop légère,
« Qu’Aquilon roue en sa colère
« Sur les sillons du flot salé.

« Il ne fut jamais belle vie
« Exempte de haine et d’envie,
« Le Soleil sans ombre ne luit.
« La course excite la poussière.
« Mais toujours la vive lumière
« Paraît plus claire après la nuit.

« Quoi que tâche la médisance,
« Elle n’aura point la puissance
« D’obscurcir un los mérité.
« Quoiqu’il sorte de la fumée
« D’une flamme bien allumée
« Elle n’éteint point la clarté.

« La vapeur d’une renommée
« Qui s’est en Astre transformée,
« Éclaire comme un beau Soleil,
« Faite plus vive d’âge en âge,
« Sans que jamais aucun ombrage
« L’empêche de luire à notre œil.

« Encor que le cours de Nature
« Transforme l’homme en pourriture
« Au fond obscur de son tombeau,
« Si survit-il par sa mémoire,
« Et des clairs rayons de la gloire
« Son nom vieillissant devient beau.

 

 

ACTE IV

 

ANDROMAQUE, CASSANDRE, PRIAM, HÉCUBE

 

ANDROMAQUE.

Le méchant inhumain m’a donc abandonnée !

Destin inexorable ! et vous, noire journée,

Auriez-vous su passer sans apporter un mal,

Un mal qui n’eut jamais ni n’aura point d’égal !

« Ainsi donques vos coups demeurent imparables ?

« Tournez-vous en tous sens, ô mortels misérables,

« Et l’atteinte mortelle en venez éviter.

Hélas à quel parti puis-je me rejeter ?

Quel Dieu dois-je prier ? ô femme déplorée

Ton âme est à ce coup toute désespérée,

Toute triste et dolente ainçois toute douleur ;

Je n’attends plus nul bien que le dernier malheur.

Repreniez-vous ô Cieux, vos sereines lumières

Pour tromper nos désirs et moquer nos prières ?

Pour frauder notre espoir ? une telle clarté

Dût-elle servir d’ombre à votre cruauté ?

Mais est-ce de vous seuls que je me dois complaindre ?

Non, c’est de ce cruel qui vous semble contraindre

Par l’audace insensée où le porte son cœur

À verser dessus lui toute votre rigueur.

Ô misérable Hector ! la fureur vengeresse

De quelque grand Démon pour notre dam te presse

Bon gré mal gré, de voir, d’affronter l’ennemi,

De t’en faire litière, et puis tomber parmi.

Est-ce ainsi que tu rends ta promesse observée ?

Quoi, tu nous l’as enfreinte aussitôt qu’achevée ?

À peine le serment de ta bouche est sorti,

Qu’un effet tout contraire a son vœu démenti.

La sainte autorité d’un père vénérable,

La chaude affection d’une mère honorable,

Le désir des parents tout brûlant d’amitié,

Les pleurs et les soupirs d’une chaste moitié,

Bref les vœux d’un pays qui prévoit sa tempête

Ne sont donc que jouets pour le vent de ta tête ?

Rien ne peut arrêter la fureur de tes pas :

Tu cours au précipice où t’attend le trépas.

C’est bien un dur destin qui contre ta nature,

Contre ta douce humeur, contre ta nourriture,

Te fait présomptueux, partial, obstiné,

Pour accomplir en toi le sort prédestiné,

« Quand le dard de la mort la tête nous menace,

« Nous perdons tout à coup notre naïve grâce,

« Nos agréables mœurs, notre instinct gracieux,

« Pour devenir hagards, hautains et furieux.

Ô Cassandre ma sœur, notre perte est prochaine !

Tu le dis haut et clair et d’une voix certaine,

En branlant le Laurier dont ton chef est orné ;

Mais quoi ? l’Oracle en vain pour nous te fut donné.

Tu rechantais tantôt que l’incrédule Troie

Par le trépas d’un seul est exposée en proie ;

L’effet de ta parole aujourd’hui sortira ;

Hector s’en va mourir, quand et lui tout mourra.

CASSANDRE.

« Andromaque, cessez, si les puissants Dieux mêmes

« Ne sauraient empêcher que les destins suprêmes

« Des hommes nés mortels du soir au lendemain

« Ne restent accomplis, on pleure bien en vain.

« Mais pensons pour alors que l’orage qui tonne

« N’est pas prêt à tomber quand plus il nous étonne.

ANDROMAQUE.

Penses-tu mes tourments consoler à crédit ?

Je garde trop au cœur ce que tu m’as prédit,

Pour m’allaiter encor d’une espérance folle ;

Comme le criminel qu’on mène de parole

Fol, s’aveugle soi-même au malheureux succès,

Tandis qu’un Juge entier travaille à son procès.

Ô douleur incroyable ! ô tristesse commune !

Ô courage inflexible ! ô maudite fortune !

Ô support de nos Dieux follement espéré !

Ô mal indubitable aux Troyens préparé !

Pleurez, Dames, pleurez vos maris et vos frères,

Pleurez les fers de Troie, et vos propres misères.

LE CHŒUR.

C’est donner trop de cours à votre passion,

« Chaste épouse d’Hector, par cette affliction

« Et par ce vain transport s’en aigrit la colère

« Des Dieux dont nous cherchons la faveur salutaire.

ANDROMAQUE.

Qu’on ne m’arrête plus aux charmes de l’espoir,

Tout est perdu pour moi : je ne m’attends plus voir

Ce misérable Hector dont j’ai l’âme ravie,

Ou si je le dois voir il doit être sans vie.

Dedans moi comme flots s’abîment les malheurs,

Dedans moi comme traits pénètrent les douleurs,

Comme orages dans moi les tristesses s’émeuvent.

Mon cœur est un Enfer, toutes rages s’y trouvent.

LE CHŒUR.

Tenez ferme la bride à ce ravissement ;

Rentrez dedans vous-même et sortez du tourment

Qui gêne votre esprit, quand la fureur déborde,

C’est comme un fier Torrent qui sans miséricorde

Emporte ce qu’il trouve, et n’arrête ses pas

Qu’il n’ait victorieux mis la raison à bas.

ANDROMAQUE.

Si jusques au tombeau le désespoir m’emporte

Il me sera bien doux en sa rigueur plus forte :

Car je suis résolue à mourir paravant

Qu’Hector mon bien, mon tout, cesse d’être vivant.

LE CHŒUR.

Quoique ce seul désir règne dedans votre âme,

Retardez-en l’effet, ô magnanime Dame,

Pour jouir de la joie où baigneront vos yeux

Tantôt qu’il reviendra sur un char glorieux

Suivi par le pavé d’une pompe Guerrière.

ANDROMAQUE.

Mais plutôt étendu dans une longue bière,

Prêt de mettre au tombeau sa dernière maison.

Si je veux donc mourir ai-je pas bien raison ?

LE CHŒUR.

Votre appréhension qui toujours continue,

Vous ombrage l’esprit d’une grossière nue

À travers de laquelle un péril fort léger

Se transforme à vos yeux en extrême danger.

ANDROMAQUE.

L’âme n’est pas toujours de son sort ignorante.

LE CHŒUR.

Telle pour son malheur est accorte et savante.

ANDROMAQUE.

La mienne est de ce rang : car pour ne celer rien,

Je vois plus clair au mal que je ne fais au bien.

LE CHŒUR.

Mais il faut que l’espoir en modère la crainte.

Par quoi, si la raison n’est dedans vous éteinte,

Ramassez l’espérance et dissipez la peur.

« Il vaut mieux avoir mal qu’avoir faute de cœur.

ANDROMAQUE.

Voici venir Priam. Ha, père misérable,

Quelle vigueur as-tu que le deuil ne t’accable !

PRIAM.

Hécube, notre Hector s’est dérobé de nous.

HÉCUBE.

On me le dit ainsi, j’en tremble de courroux.

PRIAM.

J’appréhende ce jour ; car il nous est contraire.

HÉCUBE.

C’est grand cas voirement qu’on ne l’ait su distraire.

PRIAM.

Et c’est aussi le point qui me trouble plus fort.

HÉCUBE.

Ô bons Dieux ! détournez la menace du sort.

PRIAM.

« Quelle barrière arrête un généreux courage !

HÉCUBE.

Mais quoi ? les autres fois il me semblait si sage.

PRIAM.

Il l’est toujours beaucoup, mais il brûle d’honneur.

HÉCUBE.

« On doit à la raison mesurer son bonheur.

PRIAM.

Il espère toujours avoir Mars favorable.

HÉCUBE.

Plusieurs sous tel espoir ont un sort lamentable.

PRIAM.

Grand auteur des combats, plaise-toi l’assister.

HÉCUBE.

Avec lui je t’en prie, ô Sauveur Jupiter.

PRIAM.

Allons en rechercher plus certaine nouvelle.

HÉCUBE.

Je vois son Andromaque et Cassandre avec elle.

PRIAM.

Les voilà toutes deux, Hécube, approchons-nous.

HÉCUBE.

Mes filles, venez çà ; parlez, que faites-vous ?

ANDROMAQUE.

Nous pleurons par avance, ô Reine vénérable,

De notre grand Hector le malheur lamentable.

HÉCUBE.

Pourquoi le pleurez-vous au comble de son heur ?

PRIAM.

« Aucun n’est malheureux qui vive avec honneur.

ANDROMAQUE.

« Il n’est plus grand malheur que de perdre la vie.

PRIAM.

« Encores d’un plus grand est la honte suivie.

Mais qui vous fait juger qu’il en doit venir là ?

ANDROMAQUE.

Certes, plus que jamais je m’attends à cela.

PRIAM.

C’est en la main d’en haut qu’est sa fatale trame.

ANDROMAQUE.

Vous ne le verrez plus, ou ce sera sans âme.

PRIAM.

Ô Dieux ! qu’est-ce que j’ois ; vient-il donc de mourir !

ANDROMAQUE.

Non, mais il est couru notre camp secourir.

HÉCUBE.

En ce danger extrême, extrême est la folie

De l’avoir laissé seul, plein de mélancolie,

Se ronger tout le cœur de regret et d’ennui.

PRIAM.

N’en blâmez point aucun, la faute en est à lui.

Mais vous, chaste troupeau, changez en vœux vos larmes ;

Ce n’est point d’aujourd’hui qu’il se trouve ès alarmes :

Puis ceux de qui les Dieux ont épousé le soin

N’ont manqué de secours s’il leur en fait besoin.

Mais comme est-il sorti ? sauriez-vous me l’apprendre ?

ANDROMAQUE.

À peine avais-je pu dans le temple descendre

Pour enquérir les Dieux si leur âpre courroux

Se prolongeait encor sur Hector et sur nous,

Qu’un bruit à l’impourvu tonne dans mon oreille :

Je sors, et vois le peuple en trémeur nonpareille

Se battre l’estomac, la barbe s’arracher ;

Femmes, filles, enfants çà et là s’effoucher,

S’imprimer des terreurs, se faire des complaintes,

Courir aux saints autels, toucher leurs cornes saintes,

Baiser les pieds des Dieux et les tremper de pleurs :

Moi qu’un soupçon nouveau de ces nouveaux malheurs

Frappe tout à l’instant, si tôt que j’entends dire

Que le camp des Troyens en fuite se retire,

Et que de mon Hector on cherche du secours,

Doutant bien sa sortie au logis je raccours,

Afin que s’il voulait s’emporter de colère,

Je pusse par mes pleurs du combat le distraire.

J’arrive ; mais trop tard, je ne le trouve plus.

Las ! je ne puis parler, dites-leur le surplus.

LE CHŒUR.

À peine eut votre Hector entendu le message

De la route des siens, qu’il bout de vive rage,

Et sans parler un mot s’encourt vite et dispos

Au prochain râtelier, et prend dessus son dos

Un harnois flamboyant, en sa main une lance.

HÉCUBE.

Vous deviez refréner sa nuisible vaillance.

LE CHŒUR.

Il parut si terrible en cet accoutrement,

Que nul à l’arrêter ne songea seulement.

Il court droit à l’étable où sa main ne dédaigne

D’équiper son cheval, puis sort à la campagne.

PRIAM.

Ici la plainte est vaine, et ce que nous pouvons

C’est d’invoquer pour lui les Dieux que nous servons.

ANDROMAQUE.

« Priam, ce n’est assez quand le malheur nous presse

« D’implorer leur faveur et dormir en paresse,

« La tête dans la plume : Ils sont muets et sourds

« À ceux qui sans s’aider invoquent leur secours.

PRIAM.

Mais en l’état présent que puis-je davantage ?

ANDROMAQUE.

User de votre sceptre et le rendre plus sage.

PRIAM.

Avons-nous pas en vain ce moyen employé.

ANDROMAQUE.

Encor vous avait-il son séjour octroyé.

PRIAM.

Quel bien nous a produit sa légère promesse ?

ANDROMAQUE.

Son transport et non lui maintenant la transgresse.

PRIAM.

Par mon autorité je ne l’ai pu tenir.

ANDROMAQUE.

Par votre autorité faites-le revenir.

PRIAM.

« La voix de la raison se perd au bruit des armes.

ANDROMAQUE.

« L’âme se refroidit en l’effroi des alarmes.

PRIAM.

« Un esprit fort et prompt y devient furieux.

ANDROMAQUE.

« Le péril assagit le plus audacieux.

PRIAM.

C’est toujours le dernier à faire la retraite.

ANDROMAQUE.

Mais gardez que par lui commence la défaite.

PRIAM.

Je n’espère du sort une si grande douleur.

ANDROMAQUE.

Hâtez-vous donc, Priam, prévenez son malheur.

PRIAM.

Je crains de lui causer une honte éternelle.

ANDROMAQUE.

Est-ce ainsi je vous pri’, que son salut s’appelle ?

PRIAM.

Que diront les Grégeois l’ayant vu comparoir ?

ANDROMAQUE.

Qu’encor à leurs dépens ils pourront le revoir.

PRIAM.

Puis disparoir soudain comme un éclair qui passe.

ANDROMAQUE.

Qu’il se réserve encore à leur donner la chasse.

PRIAM.

Peut-être à couardise il serait imputé.

ANDROMAQUE.

N’importe par quel prix, mais qu’il soit racheté.

PRIAM.

Mais quel esprit constant consentira de faire

Un vrai mal pour un bien à peine imaginaire ?

ANDROMAQUE.

Il nous est bien permis d’employer tous moyens :

Il y va de sa vie et du salut ses siens.

PRIAM.

« On doit garder l’honneur comme une chose sainte.

ANDROMAQUE.

« Les coups des ennemis n’y portent point d’atteinte.

PRIAM.

« Mais qui veut mériter d’être bien estimé

« D’ennemis ni d’amis ne doit être blâmé.

ANDROMAQUE.

« L’ardeur de plaire à tous que la gloire lui donne

« Est cause bien souvent qu’il ne plaît à personne.

PRIAM.

« Le méchant a cela qu’à soi-même il déplaît,

« Mais le bon en tous temps demeure tel qu’il est.

ANDROMAQUE.

« Un jugement bien sain ne pense pas mal faire

« S’il se tire à propos d’un périlleux affaire.

PRIAM.

« Quand sur mainte action le jugement se fait,

« Pour n’en savoir la cause on en blâme l’effet.

ANDROMAQUE.

« Un chef n’est obligé de rendre manifestes

« Les intimes ressorts qui gouvernent ses gestes.

PRIAM.

« Si bien, en fait d’honneur : car qui n’en est soigneux

« Fait naître du scrupule ès esprits soupçonneux.

ANDROMAQUE.

On connaît bien qu’Hector a l’âme trop haute

Pour taxer sa retraite et l’imputer à faute.

PRIAM.

« Tant plus l’homme est vanté pour ses perfections,

« Tant plus clair on veut voir dedans ses actions.

ANDROMAQUE.

Et bien, l’on apprendra que sagement il cède

Au destin invincible, est-ce un mal sans remède ?

PRIAM.

On jugera plutôt que son esprit tremblant

Se lâche à la frayeur dessous un faux semblant.

ANDROMAQUE.

Ô Priam incrédule ! est-ce ainsi que tu nommes

Cette image d’un Dieu qui communique aux hommes,

Ce Héraut véritable attesté du Soleil ?

Baste, soit fait d’Hector, que jamais plus mon œil

Ne regarde sa face, à moi seule ne touche

Le salut de sa vie, ains son père farouche,

Sa mère, ses parents, ses amis obstinés

Pour l’avoir méprisé se verront ruinés.

Cependant, ô bons Dieux ! puisque son propre père,

Sa mère, et ses parents non mus de leur misère

Semblent comme à l’envi s’opposer à son bien,

Faites que son trépas soit prévenu du mien.

PRIAM.

À votre affection je remets ces paroles

Qu’on jugera toujours téméraires et folles ;

Chacun connaît assez que j’aime votre époux ;

Qu’Hécube et ses parents le chérissent sur tous ;

Que ma Cour le respecte et l’admire et l’embrasse

Comme l’appui de Troie et l’honneur de sa race :

Mais regardez un peu qui le fait estimer,

Rechercher des Seigneurs, et des peuples aimer,

Ce n’est ni sa beauté, ni sa grandeur Royale,

C’est sa rare vertu qui marche sans égale :

Ainsi cessant le fruit d’où germe son bonheur,

Il ne cueillerait plus cette moisson d’honneur.

Mais soit fait toutefois ainsi qu’elle propose :

Je ne veux pour son bien omettre aucune chose.

Ide, cours sur le champ où nos sanglants débats

Se vident par le sort des hasardeux combats,

Et là me cherche Hector qui veut par sa prouesse

Ranimer les Troyens à repousser la Grèce :

Quand tu l’auras trouvé, somme-le de ma part

De ne tenter plus outre ; ajoute le hasard

Dont ce jour le menace, ajoute que sa mère,

Sa femme, ses amis prévoyant leur misère

Lamentent son départ, et le conjurent tous

Par mille et mille vœux de s’abstenir des coups.

Après conseille-lui de retirer l’armée ;

Qu’aussi bien son effort volerait en fumée,

Et que perdant nos gens nous n’avancerions rien,

Que notre seul malheur. Va donques et reviens.

LE CHŒUR.

C’est un grand coup de hasard s’il quitte la bataille.

« Quand l’aiguillon d’honneur un courage travaille,

« Rien ne peut l’arracher des prises du combat,

« S’il voit quitter la palme à l’ennemi qu’il bat.

ANDROMAQUE.

Vois-je pas Anténor qui devers nous s’approche ?

HÉCUBE.

Le voici, c’est lui-même.

PRIAM.

Ô vieillard sans reproche,

D’où viens-tu, je te pris ? Sais-tu que son époux

S’est dérobé d’ici pour se trouver aux coups ?

ANTÉNOR.

On ne me l’a point dit, et j’en ai connaissance ;

J’ai bien tôt reconnu le branle de sa lance,

Et le panache horrible enté sur son armet,

Qui parmi nos Troyens le courage remet.

PRIAM.

Quoi ? l’as-tu déjà vu mêlé parmi la presse ?

ANTÉNOR.

Mais plutôt foudroyant les bataillons de Grèce.

ANDROMAQUE.

Je crains bien qu’à la fin lui-même foudroyé,

Soit aux ombres d’en bas d’un tonnerre envoyé.

ANTÉNOR.

Sans lui nous perdions tout. Troie s’en allait périe.

PRIAM.

Comme l’as-tu connu, dis-le-nous, je te prie ?

ANTÉNOR.

Je m’étais peu devant séparé d’avec lui,

Ne songeant de rien moins qu’à sortir aujourd’hui,

Pour voir quel sort régnait au milieu de nos armes,

Et quel devoir rendaient les plus braves Gendarmes.

Au sommet d’une tour à peine parvenu,

J’avais parmi notre Ost un grand branle connu :

Tous fléchissaient partout, je demeurais en doute,

Pour voir prendre aux Troyens une honteuse route,

Ressentant à peu près les mêmes mouvements

Où flottaient notre armée en ses étonnements ;

Quand soudain j’aperçois ton Hector magnanime

Monté sur un coursier que l’éperon anime

Poudroyer la campagne, et tirer aux combats ;

L’horreur, l’effroi, la mort accompagnaient ses pas.

Promptement il se fourre à travers notre armée,

Qui d’un nouveau courage à l’instant enflammée

Repousse l’ennemi vivement poursuivant :

Puis en moins d’un clin d’œil je l’aperçois devant

Haut sur tous les Troyens d’épaules et de tête,

Passer comme un éclair suivi de la tempête ;

Mais plutôt comme un foudre effrayant les regards,

Et brisant de ses coups lances, piques et dards.

Contre le fort Ajax et le preux Diomède

Il se bat main à main, mais l’un et l’autre cède.

Nestor et Mérion veulent parer ses coups ;

C’est un faible rempart aux traits de son courroux.

À lui vient s’opposer le plus vieil des Atrides,

Il passe come un vent sur les vagues humides :

Puis s’enfonce parmi les vulgaires soldats

Que sa face dissipe en mille et mille parts :

Comme quand un Lion point de faim et de rage

Tombe sur les troupeaux qui sont en pâturage

En fuite il les écarte aussitôt que ses yeux

Lancent dessus leur front un regard furieux.

Notre camp remis sus sa valeur accompagne,

Et comme un fier torrent ravage la campagne.

L’homme le plus timide est du tout assuré,

Quand cet astre de guerre a son œil éclairé.

Après qu’Hector longtemps a couru par la presse,

Il aperçoit Achille, à lui donc il s’adresse,

Met la lance en arrêt : Achille d’autre part

Auquel moitié du champ s’offre par le hasard,

Honteux de refuser une si belle lice

Tâche à couvrir sa honte avec de l’artifice,

Et se met sur les rangs lors tous deux de droit fil

Viennent à se heurter, mais d’un choc inutil ;

Le bois vole en éclats, et la seule poignée

Leur reste dans la main du grand coup étonnée :

Ils la jettent en l’air, poussent le cheval prompt,

Tournent court l’un vers l’autre, et se trouvent à front

Déjà branlant au poing la redoutable épée,

Qui mille fois s’est vue au sang haineux trempée.

L’un chamaille sur l’autre, et leurs coups éclatants

D’un effroyable bruit vont en l’air retintants :

Quatre Cyclopes nus martelant une barre

À grands retours de bras ne font tel tintamarre.

Comme on voit au printemps deux taureaux fort puissants

Après une génisse à l’envi mugissants

De colère, d’amour, de jalousie ardente ;

Celui qui veut jouir en ronflant se présente,

L’autre veut l’empêcher, mais après plusieurs coups

Le premier reste seul et le maître et l’époux :

Ainsi le grand Hector qui bouillonne de rage

Reste en fin le vainqueur : Achille se dégage,

Et le champ et l’honneur laissant à son Rival,

Se relance en son gros à pointe de cheval ;

Et mon œil est trompé s’il n’emporte une atteinte

Ou dans le petit ventre ou dans la cuisse empreinte.

Hector pousse après lui, crie : Achille, où vas-tu ?

Donc tourner le visage est acte de vertu ?

Venge au moins, si tu peux, ton grand fils de Ménète

Qui se plaindra de toi parmi l’ombre muette.

J’ai bien ouï ces mots. Ores il va partout,

Puis retourne sur soi, passant de bout en bout

Par l’armée ennemie, et sans tarder en place

Donne aux fiers Myrmidons ou la mort ou la chasse.

De là me naît l’espoir qu’avec l’aide des Dieux

Aujourd’hui nous aurons un camp victorieux.

PRIAM.

Le Ciel t’en veuille ouïr, ô vieillard honorable

Rendant à nos efforts sa dextre favorable.

Comme à ton sûr rapport ne m’a jamais trompé,

Ainsi puisse mon fils être au sort échappé.

LE CHŒUR.

« Dieu couvre d’un obscur nuage
« Tout ce qui nous doit arriver.
« Un beau jour naît au cœur d’Hiver,
« Et l’Été se trouble d’orage :
« On ne saurait montrer au doigt
« Ce que le temps porte avec soi.

« L’âme à soudains moments atteinte
« D’allégresse et tremblement,
« Toujours balance instablement
« Entre l’espérance et la crainte ;
« Comme la Nef que dans les flots
« L’ancre ne peut mettre à repos.

« Tantôt sa force est affaiblie,
« Tantôt elle a trop de vigueur,
« Tantôt elle hausse le cœur,
« Tantôt son audace elle oublie,
« Comme un vent prospère et divers
« La relève ou jette à l’envers.

« Ô bienheureuse la pensée
« Qui n’espère rien en souci,
« Et qui ne désespère aussi ;
« Ne pouvant être traversée
« De voir les accidents humains
« Lui voler ses désirs des mains.

« Pour elle n’a lieu le désastre,
« Ni l’effort d’un esprit mutin,
« Ni le sort divers du destin,
« Ni l’influence d’aucun astre :
« Quoi qu’on lui veuille susciter
« Elle peut tout approfiter.

« Ses discours réglés de prudence
« Jettent leur regard haut et bas,
« Combien qu’elle n’ignore pas
« Que fort courte est l’intelligence
« De ceux que l’âge et le savoir
« Font plus sages apercevoir.

« Si l’effet trompe son attente,
« Elle n’endort son sentiment
« Pour couler insensiblement
« Dans le malheur qui se présente :
« Mais toujours préparée à tout,
« Voit sa fortune et s’y résout.

« Une âme débile au contraire
« Au premier vent peut s’émouvoir,
« Et quoiqu’elle ait fait tout pouvoir
« À toute heure elle désespère,
« Comme si l’homme le plus fin
« Pouvait maîtriser son destin.

« Aveugle en sa propre science
« Et trouble en son propre repos,
« Elle discourt mal à propos
« Sur l’incertaine expérience,
« Pensant régler à quelque loi
« Ce qui ne dépend pas de soi.

« Ainsi vainement aheurtée,
« S’il advient que sa passion
« La déçoive en l’élection ;
« Par soi-même au double agitée
« Elle s’ouvre à tous les efforts
« Et du dedans et du dehors.

« Vraiment l’homme est bien misérable,
« L’homme objet de tant de malheurs,
« S’il court au devant des douleurs,
« Qu’il doit attendre de pied stable,
« Pour souffrir sans rien murmurer
« Ce qu’il est forcé d’endurer.

 

 

ACTE V

 

PRIAM, HÉCUBE

 

PRIAM.

Hécube, nos malheurs déclinent à leur fin.

Hector par sa valeur échappe le destin ;

Son bras n’a plus d’obstacle, il perce les batailles

De l’Ost Grégeois comblé d’horribles funérailles :

Quoique de ce combat maint soupçon j’eusse pris

Le doux vent d’un espoir rallègre mes esprits.

HÉCUBE.

« Bien souvent notre cœur prend de fausses alarmes,

« Et nos yeux sans sujet versent beaucoup de larmes :

« Car une fausse peur gagnant l’affection,

« Égale en ses douleurs la vraie affliction.

PRIAM.

Je l’éprouve aujourd’hui, ce mal imaginaire

Dont je sens mon esprit peu à peu se défaire,

Plus que tout autre ennui m’a causé du tourment.

« C’est que l’on craint beaucoup aimant bien chèrement.

HÉCUBE.

Quand il y va de tout c’est bien raison de craindre.

Si le sort rigoureux venait Hector éteindre,

Il nous faudrait mourir ou de glaive ou d’ennui ;

Car comme il vit par nous, nous respirons par lui.

PRIAM.

Heureuse et glorieuse à bon droit l’on t’estime

Pour avoir enfanté cet Héros magnanime,

Dont le nom immortel en mille lieux porté.

Sera par les mortels d’âge en âge chanté.

HÉCUBE.

« Ton heur passe le mien ; car un chacun révère

« Le père par le fils, et le fils par le père.

« On ne pense jamais qu’un homme généreux

« Soit engendré de sang imbécile et poureux.

PRIAM.

Pour le salut commun le destin nous l’envoie,

L’honneur en vient sur nous et rejaillit sur Troie :

Car non les seuls parents ont part à son bonheur,

Mais toute la patrie en acquiert de l’honneur.

HÉCUBE.

Que ferait-elle aussi sans ce grand Capitaine,

Qui pour son seul repos supporte tant de peine ?

Et nous-mêmes, Priam, que ferions-nous encore

Sans le fidèle appui de l’invincible Hector ?

PRIAM.

Je répute ma Troie heureuse entre les villes

Non pour son abondance en illustres familles,

Non pour ses murs bâtis des propres mains des Dieux,

Non pour ses hautes tours qui voisinent les Cieux,

Non pour ses grands trésors, non pour sa large terre ;

Mais pour loger chez soi ce grand homme de guerre,

Qui lui sera toujours comme un heureux flambeau,

Quand toute elle devrait n’être plus qu’un tombeau.

HÉCUBE.

« C’est un plaisir extrême aux bonnes gens de Pères

« Que leurs fils vigoureux au travail des affaires,

« Marchent d’un train constant sur les pas du devoir.

« Quand d’âge et de faiblesse ils n’ont plus ce pouvoir.

Et je crois que la gloire acquise en tant d’alarmes,

Par ton fils non pareil au maniement des armes,

Chatouille autant ton cœur que l’honneur glorieux

Que t’apportait jadis ton bras victorieux.

PRIAM.

Non, jamais tel plaisir n’entra dans mon courage

D’avoir en camp ouvert gagné maint avantage,

Quoique j’aie autrefois sur d’assez bons Guerriers

Conquis à coup d’estoc grand nombre de Lauriers,

Que quand mon cher Hector après quelque victoire

Rentre dedans ces murs plein d’honneur et de gloire,

Quasi comme en triomphe, attrainant après soi

Cent gendarmes captifs encor pâles d’effroi.

HÉCUBE.

Moi qui ne sentis onc quelle douce allégresse

Épanouit les sens d’une âme vainqueresse,

Je n’en saurais coucher pour la comparaison :

Mais quand je l’aperçois regagner sa maison

Trempé d’une sueur mêlée à la poussière,

Je sens plus de plaisir qu’à la pompe nocière,

De ma plus chère fille, à qui le sort heureux

Accouplerait un Prince aimable et valeureux.

PRIAM.

Quelquefois un malheur peut être profitable.

Si la main du destin, destin inévitable,

Tant d’accidents fâcheux sur nos chefs ne roulait,

Nous n’aurions pas connu ce qu’Hector nous valait.

HÉCUBE.

« Le Pilote on néglige en temps bonace et calme,

« Et le Guerrier en paix n’acquiert aucune palme.

« Au contraire on connaît la force et le bonheur,

« En un pénible champ croît la moisson d’honneur.

PRIAM.

« La vie est voirement plus belle et glorieuse

« Que plusieurs accidents rendent laborieuse :

« Car le flambeau de gloire à l’air étant porté

« Ne s’allume jamais s’il n’est fort agité.

HÉCUBE.

« Une vie exercée ès tempêtes humaines

« Sous l’orage fatal de cent diverses peines

« Laisse à parler de soi beaucoup plus largement

« Qu’une autre toute libre et franche de tourment.

« Mais je tiens quant à moi qu’il est plus souhaitable

« D’avoir une carrière en tous endroits équable,

« Que marcher un chemin difficile et tortu,

« Tel que l’on nous a feint le sentier de vertu :

« Car l’homme est possesseur d’une grâce divine,

« Qui prend sans se piquer la rose sur l’épine.

PRIAM.

« La mer serait sujette à la corruption,

« Si elle dormait toujours sans nulle émotion :

« Ainsi l’âme languit de paresse infectée,

« Si par soin et travail elle n’est agitée.

HÉCUBE.

« Comme un peu d’exercice est propre à la santé,

« Et le corps par le trop se sent violenté :

« Un peu de mal profite à notre expérience,

« Mais le trop en souffrir force la patience.

PRIAM.

« Si le cœur des mortels n’était comme endurci

« À la trempe des maux qu’ils endurent ici,

« Il serait pénétrable aux violentes pointes,

« Que notre opinion au malheur a conjointes.

L’exemple n’est point loin, empruntons-le de nous.

Du contraire destin l’implacable courroux

Nous poursuit tellement depuis plusieurs années,

Qu’on n’espère plus voir nos peines terminées.

D’un beau nombre de fils, mes getons glorieux,

Qui semblaient en croissant devoir monter aux cieux

La plus grande part atteints de la Grégeoise foudre

Sont bronchés à mes yeux sur la Troyenne poudre.

Mes gendres qu’aux combats ma querelle guida

Ont soupiré leur âme au pied du mont Ida.

Les Princes alliés qui me vinrent défendre,

Tous presque ont pour tombeau les vagues de Scamandre

Et de ces braves Chefs, de ces vaillants soldats

Qui fourmillaient naguère au sein de nos remparts,

Ceux nous restent sans plus que l’aveugle

Séquestre par faveur de la perte commune,

Et possible que l’urne où roule le destin

Réserve au soir ceux-là qu’elle épargne au matin.

« De toutes vanités la plus vaine c’est l’homme !

« Sa gloire est un fantôme et sa vie un court somme !

HÉCUBE.

Ô bel œil flamboyant du vagabond Soleil,

Vis-tu jamais de sort à celui-ci pareil ?

Mais Priam, ne repeins en ma triste mémoire

De nos longues douleurs la pitoyable histoire ;

Laisse-moi savourer quelque trait de repos,

Puisqu’aux Grecs mon Hector a fait montrer le dos.

Assez avons-nous eu par tant d’autres alarmes

Sujet de soupirer et d’épandre des larmes ;

Et puisque celle-ci nous montre quelques fleurs

D’espoir et de plaisir, ne les noyons de pleurs.

« Plus de maux que de biens le Ciel à l’homme envoie :

« Ne retranchons jamais de notre courte joie,

« Pour aux longues douleurs follement ajouter :

« Car ce serait soi-même à crédit tourmenter.

PRIAM.

Et bien, chassons au loin ces fâcheuses pensées

Qui rengrègent l’ulcère en nos âmes blessées :

« L’homme par tel moyen se défait sagement

« Sinon de son malheur au moins de son tourment.

HÉCUBE.

Je sens toujours frémir mon âme soupçonneuse

Revenant à penser que la guerre est douteuse,

Et qu’encore mon cher fils est parmi le danger.

Ô Dieux, d’un tel souci venez me dégager.

PRIAM.

Tu fais dedans mon cœur un beau désir renaître

De l’aller accueillir, de lui tendre la dextre,

De le ceindre en ces bras, de lui gratifier

D’avoir su vaincre Achille en ce combat dernier.

HÉCUBE.

Oyez le bruit confus qui tonne par la rue :

C’est l’applaudissement qu’on fait à sa venue,

Courons vite au devant, Priam, avancez-vous.

PRIAM.

Arrêtez, Andromaque arrive devers nous.

HÉCUBE.

Ho, comme à pas hâtés la pauvrette chemine.

PRIAM.

Bons Dieux ! elle lamente et se bat la poitrine.

HÉCUBE.

Le bonheur des Troyens serait-il bien changé ?

PRIAM.

Son visage en apporte un certain préjugé.

ANDROMAQUE.

Tumulte avant-coureur de quelque malencontre !

HÉCUBE.

La fortune est tournée, Andromaque le montre.

ANDROMAQUE.

Un malheur incertain par toi nous est connu.

PRIAM.

Las ! quel fatal désastre est encor survenu.

ANDROMAQUE.

Mais je ne puis connaître à qui plus il importe.

HÉCUBE.

Ma fille, quel ennui vous trouble en cette sorte ?

ANDROMAQUE.

Madame, on voit là-bas un peuple confondu

Qui court par ci par là criant : tout est perdu.

PRIAM.

N’avez-vous point enquis ce que cela veut dire.

ANDROMAQUE.

Assez, et tout en vain ; mais chacun se retire.

PRIAM.

Possible n’est-ce rien qu’une vaine terreur.

« Un faux bruit met parfois tout un peuple en fureur.

ANDROMAQUE.

Tant de bruyants soupirs dans le Ciel retentissent,

Qu’il ne faut point penser que sans cause ils gémissent.

HÉCUBE.

Celui-ci nous dira d’où viennent ces rumeurs.

PRIAM.

Écoutez, il discourt.

ANDROMAQUE.

Ha, Madame, je meurs.

MESSAGER.

Quel trait d’âpre douleur traverse mon courage !

Je suis bien malheureux d’apporter le message

De ton dernier désastre, ô non plus Troie, ainçois

La proie et le butin de ces maudits Grégeois.

Ô bon vieux Roi Priam, hélas ! de quelle oreille

Pourrais-tu recevoir ta perte nonpareille ?

Ô vénérable Hécube, où fuiront tes esprits

En venant à savoir que la Parque l’a pris.

Quelle deviendras-tu, misérable Andromaque,

Oyant conter sa mort ? Peuple Troyen, relâche,

Relâche à l’avenir les nerfs de ta vertu :

Celui qui l’animait gît sur terre abattu.

HÉCUBE.

Ha, je n’ai plus de fils, ô mère misérable !

PRIAM.

Quelle frisson me glace ! ô père lamentable !

LE CHŒUR.

Andromaque, Andromaque, elle est en pâmoison ;

Retirons-la, mes sœurs, dedans cette maison.

Cela vient à propos afin qu’elle n’écoute

Ce message de mort que tant elle redoute.

PRIAM.

De quel étonnement suis-je à présent surpris,

Que je sens tout d’un coup s’envoler mes esprits !

MESSAGER.

Comment est-ce Andromaque ? en quel point on l’emporte ?

Ô trois et quatre fois heureuse d’être morte

Cette sage Princesse, avant que d’avoir su

Comme son cher époux a le trépas reçu.

HÉCUBE.

Ô rapport inhumain, dont je me sens frappée !

Les Grecs tiennent-ils point cette place occupée,

Après avoir vaincu son plus ferme rempart

Qui soupire blessé sa vie en quelque part ?

MESSAGER.

Que sert de plus nourrir votre vaine espérance,

Il est mort cet Hector des Troyens l’assurance.

PRIAM.

En quel gouffre d’ennuis est mon cœur abîmé !

J’ai donc perdu mon fils, mon Hector bien-aimé,

Ma gloire, mon support, mon salut et ma joie,

Qui seul était l’épée et le bouclier de Troie.

Certes, l’extrême deuil dont mon cœur est vaincu,

Me doit bien reprocher que par trop j’ai vécu.

HÉCUBE.

Priam, poure Priam, que devons-nous plus faire,

Nous sommes ruinés ; pour moi je désespère.

Avoir mis au tombeau tant de fils valeureux,

Et puis perdre à la fin le plus grand, le plus preux

Qui ceignit onc épée ! ô douleur immortelle.

Hector, mon cher Hector, mais en vain je t’appelle,

Tu ne peux plus m’ouïr, ton oreille et ton œil

Sont bouchés maintenant d’un éternel sommeil.

Je suffoque de peine, et mon âme affaiblie

Des liens de mon corps peu à peu se délie.

PRIAM.

Messager, pour nous voir en ces extrémités

Ne laissez de poursuivre et sa mort nous contez.

MESSAGER.

Hector avait chassé les batailles de Grèce,

Qui déjà vers leurs naus reprenaient leur adresse ;

Et même le plus fort des superbes Grégeois

Honteux se retirait, sans courage et sans voix,

Blessé dedans la cuisse : innombrables Gendarmes

Tremblant de froide peur jetaient à bas les armes,

Par la fuite aimant mieux leur salut rechercher,

Que de demeurer ferme et soudain trébucher ;

Quand ces mots il envoie aux troupes Phrygiennes :

Courage, mes amis, vos haines anciennes

Doivent ici mourir, terminez vos combats

Par la route honteuse ou par le dur trépas

De ces fuyards Grégeois, qui d’une injuste guerre

Jà par deux fois cinq ans ravagent votre terre.

Envoyons ces mutins sur l’ombreux Achéron

Charger le faible esquif du nautonier Charon,

Que du nombre pressé contre eux il se courrouce

Et de sa longue perche à l’écart les repousse :

Donnez, frapper, tuez, courageux Citoyens,

Faites-vous aujourd’hui connaître pour Troyens.

Il mit fin de parler ; puis d’un courage extrême

Sur le camp d’Achaïe il s’élance lui-même

Et de coups redoublés pousse dans le cercueil

Ceux qu’il ne peut chasser de la langue ou de l’œil.

Comme quand un faucon soutenu de ses ailes

Découvre le voler des faibles Colombelles,

Qui retournent des champs et coupent sûrement

La vague remuant du venteux élément,

Il se laisse tomber sur la bande timide ;

La plupart fuit légère où la crainte la guide,

Proie à d’autres oiseaux, mais celles-là qu’il bat

Et de bec et de mains sur terre il les abat :

Hector fondant de même en l’Argolique armée,

On la voit sur le champ deçà delà semée ;

Mais ceux-là qu’il rencontre au milieu de ses pas,

De tranchant ou d’estoc reçoivent le trépas.

Jà le fort Diomède et le vaillant Hippide

Étaient chus sous les coups de son bras homicide ;

Antonœ et Ientée aux tournois signalés

De la clarté céleste il avait exilés ;

Et le brave Stenelle atteint de son épée

Sentait cuire une plaie en sa cuisse coupée ;

Quand le preux Polybète essaie à l’arrêter

Résolu se présente et ses coups veut tenter.

Alors s’attache entre eux une rude bataille,

Et leur bras sans cesser l’un sur l’autre chamaille.

Hector par tel arrêt embrasé de courroux

Se ramasse en soi-même et redouble ses coups :

D’autre part Polybète aspire à la vengeance,

Et comme un fier Lion à tous périls s’élance,

Voltige autour d’Hector, le tâte à plusieurs fois :

Sonde tous les défauts de son luisant harnois,

Tire aux plus nobles lieux, mais ne se donne garde

Qu’en cet âpre conflit par trop il se hasarde,

Et qu’Hector cependant ne fait que remarquer

Où le coup plus mortel il lui pourra bailler :

Le temps aussitôt pris il sent le coup au ventre,

La part où le nombril dedans soi-même rentre.

À l’instant il chancelle, et son corps trébuché

Qui plonge contre bas fait le chêne fourché,

Excitant plus de bruit au heurter de la terre,

Qu’un sapin de montagne abattu du tonnerre.

Hector d’un œil ravi mesure sa grandeur,

Fait branler son panache en la claire splendeur

Du casque flamboyant qui gît dessus la terre,

Et veut s’orner le chef de cet astre de guerre.

Le corps étendu mort il tâte à plusieurs fois

Pour voir s’il demeurait veuf d’esprit et de voix ;

Puis le fait dépouiller par l’un de ses Gendarmes

Du fardeau glorieux des reluisantes armes.

Mais prêt à se courber pour enlever l’armet,

Achille survenu derrière lui se met,

Ses mouvements épie, observe sa démarche ;

Et voyant que son corps se voûtait comme une arche

Penché dessus la terre, aux reins il l’enfonça,

De sorte que le fer jusqu’au cœur traversa.

Hector tourne à l’instant et le frapper essaie ;

Mais il sent échapper son âme par sa plaie.

PRIAM.

Ô désastre ! ô malheur que nous tramaient les Cieux !

Ô trépas machiné des hommes et des Dieux !

Ô Grecque trahison ! ô déloyales armes !

Fallait-il donc qu’Hector tombât dans les alarmes

Non par un combat juste, ains par le lâche effort

D’un meurtrier inhumain plus perfide que fort ?

Junon, soit maintenant ta fureur assouvie !

MESSAGER.

Ce n’est pas tout, Priam, sa rage le convie

À telle cruauté, puis-je le réciter,

Ou toi, père éploré, pourras-tu l’écouter,

Qu’il perpètre un forfait qui semblerait horrible

À tout ce que l’Enfer loge de plus terrible ;

Il insulte au corps mort et d’un bras furieux

Le front lui déshonore et lui poche les yeux ;

Voire et n’eût onc fini ces traits sanglants de rage,

Sans que le preux Memnon s’oppose à cet outrage.

PRIAM.

Qu’est devenu l’honneur ! les Mânes violer !

Sans honte, sans respect un Cadavre fouler !

Le meurtrir, le dérompre et le gâter en sorte

Que plus d’un corps humain la figure il ne porte !

Maintenant peux-tu dire, ô lâche cruauté,

Que tu passes toi-même en inhumanité.

Va, méchant, va, félon, Thétis n’est point ta mère,

Bien que les flots cruels soient toujours ton repaire :

Bien que le vieux Pelé pour son fils t’ait reçu,

Dans le cœur d’un Rocher Caucase t’a conçu ;

Et puis une Tigresse oubliant son engeance,

De sang plus que de lait te nourrit en l’enfance.

MESSAGER.

Comme un torrent bruyant par les champs débordé

Roule moins roidement n’en étant point gardé,

Que si les villageois remparent à l’encontre ;

Lors son flot orgueilleux plus colère se montre,

Heurte, choque, tempête et tâche surmonter

La digue amoncelée où l’on veut l’arrêter :

Achille à nos Troyens paravant redoutable,

Semble beaucoup plus haut et plus épouvantable,

Depuis que ce grand Chef fort de cœur et de main

S’offre dessous les coups de son bras inhumain,

Qui comme un gros marteau sur l’enclume martèle,

Refrappe incessamment : le Prince ne chancelle

Non plus qu’un haut Rocher profondément planté,

Qui se moque du vent et du flot irrité.

Notre Ost qui plus la mort que la honte redoute

Laisse tout cependant, se met en vau-de-route,

Et d’un cœur éperdu jette les armes bas,

Pour fuir à la mort qu’il rencontre en ses pas.

L’un gît outrepercé d’une mortelle plaie,

L’autre abattu se lève et la fuite ressaie,

Mais il n’a point marché quatre ou cinq pas avant,

Qu’il rechet sur le dos ou bien sur le devant,

Selon qu’il fut frappé par la main adversaire.

Troie a cédé partout, et la Grèce au contraire

A regagné le champ et suivi tellement

Qu’il ne reste au combat que Memnon seulement,

Qui contraint par le nombre à tourner le visage

S’en revient plus dépit que failli de courage.

Achille cependant du grand Hector vainqueur,

Mais vaincu de sa rage et de son propre cœur,

Retourne vers le corps étendu sur la place,

Lui fend les deux talons, par ensemble les lace,

Du baudrier qu’il portait les attache à son char,

Puis à course le traîne autour de ce rempart.

PRIAM.

Le tourment infini qui mon âme désole

M’étreint si fort le cœur qu’il m’ôte la parole.

HÉCUBE.

Ô Ciel trop rigoureux ! ô destins ennemis !

J’ai perdu mon cher fils, et vous l’avez permis !

Avez porté ce Grec, ce meurtrier infidèle,

Ce poltron assassin, cette bête cruelle !

Et bien, que désormais mon œil voie abîmer

L’ait flottant en la terre et la terre en la mer ;

Que tout se mêle ensemble et qu’une nuit obscure

Comme au commencement recouvre la nature.

Que me peut-il chaloir de voir le monde entier

Rebrouillé pêle-mêle en son chaos premier,

Puisque mon fils Hector, puisque ma chère Troie

De Pluton et des Grecs sont aujourd’hui la proie.

Ô vieillard assailli de toute adversité,

De quel comble de gloire es-tu précipité !

Et moi pauvre, chétive et douloureuse mère,

À quel point me réduit la fortune adversaire,

Cruelle, variable et ferme seulement

À verser en mon cœur tourment dessus tourment.

Amassez-vous, Troyens, peuple, soldats, Gendarmes ;

Venez mêler vos yeux à mes dernières larmes,

Soupirez avec moi la commune douleur :

Votre cœur est de fer s’il ne sent ce malheur.

Ô malheureuse Hécube ! ô Priam lamentable !

Ô dolente Andromaque ! ô peuple misérable.

Las, que deviendrons-nous ! Hé, quel sort nous attend !

Le preux Hector est mort, rien plus ne nous défend.

Faisons donc d’un accord que la fatale Parque

Nous charge quand et lui dans l’infernale barque,

Sans attendre les fers des Grecs injurieux ;

Car puisqu’il est occis qu’espérons-nous de mieux ?

Andromaque, ma fille, à bon droit ton silence

Exprime de nos maux la dure violence,

Et puisqu’à ma douleur défaillent les propos,

Je ne me plaindrai plus qu’à force de sanglots.

ANDROMAQUE.

Aux regrets à mon tour j’ouvrirai le passage.

C’est trop longtemps couvé le deuil dans mon courage ;

Ô soupirs, permettez que je puisse parler

Et qu’en parlant ma vie échappe dedans l’air ;

En mon cruel malheur certes bien fortunée,

Si je meurs en plaignant ma dure destinée.

C’est vous, ce crois-je, ô Cieux, qu’il me faut accuser,

Avec quelle équité pouviez-vous mépriser

Tant de vœux si brûlants, tant de chaudes prières

Dont j’invoquai sur nous vos faveurs coutumières ?

Non, je n’ignore point qu’Andromaque ne vaut,

Que pour la contenter on s’émeuve là-haut :

Mais Hector, cet Hector, que ses qualités rares

Ont si bien fait connaître aux Nations barbares ;

Cette illustre bonté, ce courage parfait

Devaient vos durs destins ployer à mon souhait.

Inutile vertu, tu n’es rien qu’une Idole,

Qu’un vent d’opinion, et qu’un son de parole !

Ô mortels ignorants ! espérez désormais

Que les Dieux aux meilleurs ne manqueront jamais,

Après la mort d’Hector, qui brûlait au courage

De l’amour de la gloire : un homme plein de rage,

Mais bien plutôt un Tigre, a sans aucun effort

Vaincu son vainqueur propre, et le tourmente mort.

Quelle nouvelle horreur ! je frissonne, je tremble,

De l’œil de mon esprit je te vois, ce me semble,

Je te vois, cher époux, les jambes contre mont,

Et le chef contre bas, saillant de bond en bond,

Selon que les coursiers joints au timon d’Achille,

Font autour de nos murs voler leur course agile.

Ô deuil désespéré, qui me trouble le sens !

Ô désespoir dolent auquel je me consens,

Arrivez à tel point qu’en l’effort du martyre

J’épande dans les vents l’esprit que je respire,

Afin qu’avec Hector j’aille accuser là-bas

L’insolente Grégeoise, et ses cruels ébats.

Hector, unique auteur de ma tristesse extrême,

Fut-ce pas me tuer aussi bien que toi-même

D’aveugler ton esprit au présage évident

Qui peignait en mon cœur ce mortel accident ?

Ha, je m’attendais bien que notre destinée

Irait par cette voie à sa fin ordonnée !

Si toi-même voulais t’avancer le trépas,

Lassé d’âme et de corps pour tant de longs combats

Livrés depuis dix ans au front de nos murailles ;

Si tu voulais mourir au milieu des batailles,

Non dans un riche lit, de courtines tendu,

Et bien, tu le pouvais : mais de m’avoir perdu,

D’avoir perdu ta ville et ton propre lignage,

Qui te regardait seul en ce funeste orage,

Comme dois-je nommer une si grande erreur ?

Hector, est-ce un forfait, ou bien une fureur ?

Si les noms de patrie et de père et de mère,

D’allié, de parent, d’ami, de sœur, de frère,

Comme Idoles sans corps, étaient vains noms pour toi,

Devais-tu point penser de ton fils et de moi ?

Ha, pauvre misérable, où la douleur t’emporte !

Son cœur brûlait pour nous d’affection si forte,

Que mettant en arrière et repas, et repos,

Sans cesse il s’exposait aux prises d’Atropos,

Qui pour le renverser eut recours à ces armes

Dont le Grec infidèle étonne les alarmes.

Ô couard ennemi du plus brave Guerrier,

Qui jamais sur la tête ait porté le Laurier,

Sans cette intelligence il était indomptable :

Son bras l’avait prouvé par sa force incroyable :

Qui comme un foudre ardent a rompu maintes fois

Les puissants bataillons des obstinés Grégeois :

Mais ton injuste fraude en embuche cachée,

Par un coup non prévu sa vie a retranchée ;

Ce bras qui sans combat l’a sur terre abattu,

Ne pouvant autrement surmonter sa vertu.

Dieux ! si vous punissez les méchants de leur vice,

Lâchez en vos fureurs quelques traits de Justice,

« Pour apprendre aux mortels, que toujours le forfait

« Retombe sur le chef de celui qui l’a fait.

Mais hâtez, s’il vous plaît vos vengeances tardives,

Afin que je descende aux infernales rives

En porter la nouvelle à l’Esprit glorieux

Qui se plaint de ce traître et peut-être des Cieux

Cependant que j’attends cette grâce dernière,

Ô mes yeux, répandez une double rivière

Pour pleurer votre Hector, mon malheur et mon bien,

Mon aise et mon tourment, dont ne me reste rien

Que le désir pressant d’aller trouver son ombre,

Qui des Héros défunts croît maintenant le nombre.

LE CHŒUR.

Par la dextre d’Hector Troie a resté debout :

Par sa mort malheureuse elle tombe du tout.

Il faut bien qu’elle soit de nos larmes suivie ;

En elle nous perdons la victoire et la vie. ?

« Que le bonheur public est faible et vacillant,

« S’il dépend de la main d’un seul homme vaillant,

« Qui s’offre à tous hasards sans crainte de la Parque.

« Mortels, voyez ici que pour être Monarque,

« Empereur, Capitaine, on ne vit pas plus sûr

« De tromper les ciseaux de la fatale sœur,

« Qui sans aucun respect en la tombe dévale

« La houlette champêtre et la verge Royale.

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