L’heureux naufrage (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1633.

 

Personnages

 

CLÉANDRE, prince d’Épire

FLORONDE, princesse d’Épire, sous le nom de LYSANOR

SALMACIS, reine de Dalmatie

CÉPHALIE, sœur de la reine de Dalmatie

DORISMOND, amant de Céphalie

LE MÉDECIN

CLÉANTHE, prince d’Épire et frère de Floronde

ALCANDRE, chef de guerre

ACHANTHE, chef de guerre

LA NOURRICE.

ARGANT, assassin

DAMIS, assassin

AGYS, assassin

LE BOURREAU

 

La scène se passe tantôt dans les murs de Jara, en Dalmatie, tantôt dans le camp devant Jara.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLÉANDRE, sur un lit vert, en une chambre bien parée

 

Ombres, noirs habitants du ténébreux empire,

Que j’apprenne de vous en quel lieu je respire.

Quoi ! le soleil me suit jusque dans les enfers,

Et j’y suis sans bourreaux, sans flammes et sans fers !

Ô dieux ! en cet état moi-même je m’ignore ;

Il semble qu’en mon corps mon âme agisse encore ;

Mon esprit n’est troublé d’aucun sujet d’effroi ;

Spectre, ombre, ni démon, ne se présente à moi ;

Et si l’enfer est tel, l’empire de la vie

Sur celui de la mort a des sujets d’envie,

Dieux ! que mon œil ouvert dessus tant de beautés

S’égare doucement dans leurs diversités !

Que l’art en cette chambre a produit de merveilles !

Voit-on à ces tableaux des peintures pareilles !

Quel monarque, charmé de cet ameublement,

Se souhaiterait mieux et plus superbement ?

Ô doutes superflus ! l’empire des ténèbres

Offre à ses habitants des objets plus funèbres ;

Tout me rit, et jamais le céleste flambeau

Ne parut à mes yeux plus brillant ni plus beau.

Mais, ô superbes lieux, vous n’avez point Floronde ;

Cette riche dépouille est le butin de l’onde ;

Je ne vois point ici paraître ses appas ;

Et je suis aux enfers quand je ne la vois pas.

Oui, j’habite, démons, vos infernales rives :

Où se cachent de moi vos ombres fugitives ?

Ténébreux habitants du royaume des morts,

Venez, redoutez-vous ce faible et pâle corps ?

Pluton, rends l’assurance à ton peuple timide ;

Je marche sans dessein dessus les pas d’Alcide ;

Conduis-moi seulement aux rives de cette eau,

Où l’âme de Floronde a passé le bateau :

Le bien de la revoir bornera mes conquêtes,

L’Épire en ma faveur t’établira des fêtes,

Tes frères envieront les honneurs de ton nom,

Et Proserpine un jour égalera Junon.

Mais, ô faux entretien dont mon esprit s’abuse,

Triste discours d’une âme interdite et confuse,

L’enfer n’est point sujet aux traverses d’amour ;

J’ignore en quel endroit je respire le jour ;

À peine de mon nom le souvenir me reste ;

J’ignore où m’a jeté ce naufrage funeste.

Quoi ! l’empire des flots, ce perfide élément,

A retenu l’amante et rejeté l’amant !

Ô dieux ! quelle aventure, à mon repos fatale,

De ce moite tombeau m’a mis en ce dédale ?

Quelle Ariane, offerte en cette occasion,

Dissipera ma crainte et ma confusion ?

Apercevant Salmacis.

Mais un objet charmant, ou Vénus elle-même,

Vient éclaircir mon doute en cette peine extrême.

Telle, faisant briller ses appas infinis,

Cette mère d’Amour va baiser Adonis ;

Et telle d’Orient tous les matins dévale

L’épouse de Titon dans les bras de Céphale.

 

 

Scène II

 

SALMACIS, reine de Dalmatie, CÉPHALIE, sa sœur, LE MÉDECIN, CLÉANDRE

 

SALMACIS.

Ô céleste merveille, ô divin changement,

Qui ne peut procéder que du ciel seulement !

Ma sœur, il voit le jour.

CÉPHALIE.

Mon âme en est ravie,

Nous avons vu sa mort, et nous voyons sa vie.

LE MÉDECIN.

Puisque dans ce péril les dieux l’ont conservé,

À quelques grands exploits son bras est réservé ;

Son front promet beaucoup ; et croyez qu’un courage

Est capable de tout s’il sait vaincre un orage.

CLÉANDRE.

Incertain en quels lieux mon œil voit la clarté,

Dissipez mes soucis, adorable beauté :

Habité-je des eaux les cavernes profondes ?

Vos yeux comme soleils brillent-ils dans les ondes ?

Est-ce une illusion qui se présente à moi ?

Est-ce quelque naïade, ou Thétis que je voi ?

M’oserai-je enquérir quelle est votre naissance,

Pour régler mon respect par cette connaissance ?

SALMACIS.

Ma sœur vous l’apprendra ; mais il est à propos

Pour votre allégement et pour votre repos,

Que ce lit serve encore à ces membres débiles

Sur qui les flots ont fait des efforts inutiles.

Au Médecin.

Et vous, puisque le ciel a conservé ses jours,

À les faire durer prêtez votre secours ;

Employez-y vos soins, et que la médecine

Vous fournisse un secret d’une vertu divine

Qui rende à ce beau corps sa première santé,

Et fasse de sa vie un éternel été.

LE MÉDECIN.

J’emploierai pour ses jours le soin que j’ai des vôtres,

Et les secrets du ciel seconderont les nôtres.

Il sort.

CLÉANDRE.

Il faut rester ingrat après tant de bienfaits,

Et mon ressentiment ne peut avoir d’effets !

Qu’heureux sera le jour où cette triste vie

Que vous me conservez pour vous sera ravie !

Vous me verrez un cœur et sans feinte et sans fard,

Et cette occasion ne peut venir que tard.

SALMACIS, assise près de lui avec Céphalie.

Je ne veux pour tout prix qu’apprendre qui j’oblige,

Et le visible deuil dont votre esprit s’afflige ;

Instruite là-dessus, vous saurez qui je suis,

Et je partagerai vos soins et vos ennuis.

CLÉANDRE.

Mon pays est Épire, où depuis tant de lustres

La race des Thaumans, en tant d’exploits illustres,

À ce peuple guerrier fait révérer ses lois,

Et se rend redoutable à tous les autres rois.

Le vaillant Thaumasis, successeur de ces princes,

Depuis longtemps déjà gouverne ces provinces.

Mais que sa fille, hélas ! par ses attraits vainqueurs,

Bien plus absolument y gouvernait les cœurs !

Floronde fut le nom de cet ange visible

Qui charmait le plus dur et le plus insensible,

L’amour et le plaisir des âmes et des yeux,

Et l’abrégé mortel des merveilles des cieux.

Sa beauté captivait tous les princes d’Épire,

Et j’osai comme tel entrer sous son empire :

Je la servis longtemps ; et mon amour enfin,

Plus par un malheureux que par un bon destin.

En son cœur innocent se donna de l’entrée,

Et me fit envier de toute la contrée.

Certain instinct secret unit les volontés,

Et dispose des vœux, des cœurs, des libertés ;

Il surprend la raison, et sa seule puissance

Des inclinations forme la différence :

Ce fort instinct, sans qui tous nos efforts sont vains,

Fit à cette princesse agréer mes desseins ;

Et j’eus de son amour de si certaines marques,

Que j’étouffai tout seul l’espoir de cent monarques.

Mais que j’ai de malheur, et que l’ambition

Fut un contraire obstacle à notre affection !

Le père au plus puissant voua cette princesse,

Et pour le roi de Thrace engagea sa promesse.

Dieux ! que ne peut l’amour en de jeunes esprits !

Floronde eut sa grandeur et son sceptre à mépris ;

Après ma passion toute autre l’importune,

Elle remet sur moi le soin de sa fortune,

Et d’un commun accord notre fidélité

Sur un traître élément cherche la sûreté ;

Neptune, qui voyait ses grâces infinies,

Sous ce faix glorieux a ses ondes unies ;

Le ciel nous obligea d’un favorable aspect,

Éole à tous les vents imposa le respect,

De petits alcyons chantants venaient en troupe

Se percher sur le mât et voler sur la poupe,

Et six fois le soleil nous ramena le jour

Sans que nous connussions autre ennemi qu’Amour ?

Mais Neptune bientôt montra son inconstance :

Des traits qu’elle dardait ce lâche dieu s’offense ;

Parce qu’elle le brûle il la veut submerger,

Et des feux par les eaux résout de se venger ;

Tous les vents mutinés sortent à sa prière,

Une épaisse vapeur nous cache la lumière,

L’orage d’un beau jour fait une obscure nuit,

L’air retentit partout d’un effroyable bruit ;

Il en sort un faux jour, mais qui nous est contraire,

Et qui nous éblouit plus qu’il ne nous éclaire ;

D’un choc impétueux les vents et les rochers

Font naître la frayeur dans le sein des nochers :

L’air redouble ses bruits, et le vent son haleine ;

Ce fier tyran des airs fait cent monts d’une plaine ;

Il rompt, déchire, fend cordes, voiles et mâts.

Et ce triste vaisseau ne se reconnaît pas :

Le pilote est confus ; la science et l’usage

Contre les grands dangers sont un faible avantage ;

Le timon dans ses mains n’est plus qu’un vain fardeau ;

Il laisse au gré des vents régir notre vaisseau ;

Et ce triste jouet d’un si puissant orage

Contre le port enfin va faire son naufrage.

L’Amour, ce faible dieu, ne nous put secourir,

Et j’ignore quel sort m’empêcha d’y périr ;

Mais quelque heureux destin qui m’ait tiré de l’onde,

Son secours m’outrageait s’il y laissa Floronde ;

Et si de la splendeur ce jeune astre est privé,

Mes mains me raviront ce qu’il m’a conservé.

SALMACIS, se levant.

Ô fatal accident ! je plains votre infortune ;

Mais ressentez-la moins, puisqu’elle m’est commune.

Vous me verrez, monsieur, partager avec vous

Ce qui vous est amer et ce qui vous est doux.

Adieu, prenez chez nous une entière puissance,

Et sachez de ma sœur mon nom et ma naissance.

Elle sort.

CÉPHALIE.

Dalmatie est la terre où vous poussa le sort ;

Et quelques habitants vous trouvèrent au port,

Pâle, sans mouvement et froid sur le rivage

Où vous fûtes jeté par l’effort de l’orage :

À vous voir on jugea de votre qualité ;

Et la reine passant où vous fûtes porté,

Votre sort la toucha ; ses esprits s’altérèrent,

Et de ses tristes yeux quelques larmes tombèrent ;

Elle embrassa le soin de votre guérison,

Et vous fit transporter par ceux de sa maison.

CLÉANDRE.

Et cette...

CÉPHALIE.

Encor un mot vous tirera de peine :

Ma sœur est de ces lieux l’unique souveraine,

Et vous trouvez chez elle un asile assuré

Contre quelque danger qui vous soit préparé.

CLÉANDRE.

Si par l’intention son soin est estimable,

Quel dieu m’oblige plus et m’est plus adorable ?

Mais, hélas ! qu’en effet elle a désobligé

Un qui ne voit le jour que pour être affligé !

Floronde ne vit plus ; la colère de l’onde

N’aura pas épargné ce miracle du monde.

Floronde, triste objet des injures du sort,

Que l’amour en ton cœur fit un fatal effort !

Que j’eus une faveur à ton repos funeste !

Que mon amour te fut une mortelle peste !

Et que, pour ton bonheur, tu devais détester

Le cœur que je t’offris au lieu de l’accepter !

Pour moi tu dédaignas l’éclat d’un diadème,

Je te fis mépriser tes parents et toi-même,

Et j’exposai tes jours sur un traître élément

Qui n’a pu respecter un objet si charmant.

Un malheureux destin m’a sauvé de l’orage,

Et tes membres sacrés ont assouvi sa rage !

Je vis, et tu n’es plus ! Ô trop lâches douleurs,

De n’avoir pour ta mort que de honteuses pleurs !

Que fait mon sang ingrat en ces débiles veines,

Qu’entretenir ma honte et que nourrir mes peines ?

Un vain respect du ciel détourne mon trépas,

Et Cléandre peut être où Floronde n’est pas !

CÉPHALIE.

Mille autres à la mort font des plaintes pareilles ;

Mais, comme elle est sans yeux, elle n’a point d’oreilles ;

Elle établit pour tous d’inviolables lois,

Et traite également les bergers et les rois.

J’approuve que vos pleurs mouillent votre visage :

La raison quelquefois n’en défend point l’usage ;

Mais il faut l’écouter dans le pire malheur,

Et le courage enfin doit vaincre la douleur.

CLÉANDRE.

Las ! que peut le courage en pareille infortune ?

Le regret est commun d’une perte commune :

Mais qui perd un objet pourvu de tant d’attraits,

Que doit-il désirer que de se perdre après ?

Onde, mouvant cercueil, élément infidèle,

Rejette au moins son corps, rends quelque chose d’elle,

J’achèverai le cours de mon sort malheureux

Sur ce triste débris de l’empire amoureux.

Ô sensible malheur ! sévère destinée !

Ciel qui me l’as ravie, et me l’avais donnée,

Romps de mes tristes ans le déplorable cours,

Achève mes ennuis en achevant mes jours.

CÉPHALIE.

C’est trop vous affliger d’un malheur sans remède.

Que le repos, monsieur, à ces plaintes succède ;

Ce corps débile et las a besoin de sommeil,

Et nous verrons la reine après votre réveil.

CLÉANDRE.

Je donnerai ce temps à mon inquiétude

Beaucoup plus qu’au sommeil et qu’à ma lassitude ;

Mais que jugerez-vous ? excusez un esprit

Saisi, confus, troublé, furieux, interdit,

Incapable de tout en l’état misérable

Où l’a mis la rigueur de son sort déplorable.

CÉPHALIE.

Nous vous plaindrons plutôt ; reposez seulement,

Et croyez qu’on a soin de votre allégement.

 

 

Scène III

 

CÉPHALIE, DORISMOND, CLÉANDRE

 

DORISMOND, entrant doucement et parlant bas.

Puis-je voir cet objet dont parle tout le monde,

Ce prince respecté de la rage de l’onde,

Qui cause tant de bruit et tant d’étonnement ?

CÉPHALIE, le repoussant.

Vous le verrez tantôt ; il repose un moment.

DORISMOND.

Je puis sans l’éveiller...

CÉPHALIE.

Non, le sommeil à peine

S’est glissé sous ses yeux.

DORISMOND.

Il plaît fort à la reine.

CÉPHALIE.

C’est le lustre, la gloire et l’honneur de la cour ;

C’est le plus rare objet qui vît jamais le jour.

DORISMOND.

Vous en dites beaucoup.

CÉPHALIE.

Et tout est légitime ;

Je le peins moindre encor qu’il n’est en mon estime.

DORISMOND.

N’est-ce point quelque dieu ?

CÉPHALIE.

Quand je le peindrais tel,

Ayant vaincu la Mort, il doit être immortel ;

Seul, il s’est conservé dans un péril extrême,

Et s’est trouvé vivant au sein de la mort même.

DORISMOND.

Si bientôt la raison ne vous vient secourir,

Craignez cet immortel ; il vous fera mourir,

Mais d’une douce mort qu’on préfère à la vie.

CÉPHALIE.

Jugez combien sa vue excitera d’envie,

Et dans quelle manie il vous réduira tous,

Puisque sans l’avoir vu vous en êtes jaloux.

Mais souffrez qu’il repose, et tantôt...

DORISMOND.

Je vous laisse ;

N’ôtez point à ce dieu l’objet de sa déesse.

Révère-t-il si peu vos attraits glorieux,

Et près de son soleil peut-il fermer les yeux ?

Il sort en colère.

CÉPHALIE.

On souffre d’un jaloux, il a droit de se plaindre,

Ainsi que nous l’avons de ne nous point contraindre.

Elle va pour regarder entre les rideaux.

Mais voyons si toujours il est en même point,

Ou s’il prend du repos, lui qui n’en laisse point.

CLÉANDRE, se jetant à bas du lit.

C’est trop laisser, Cléandre, assoupir ton courage

En un si beau sujet de fureur et de rage ;

Il est saison, hélas ! de pleurer, de gémir,

De plaindre, de crier, et non pas de dormir.

Le repos t’est honteux hors du sein de Floronde,

De celui de la terre, ou de celui de l’onde ;

Il faut, il faut mourir ; et le secours du temps

Ne peut remédier aux ennuis que tu sens.

Quel fer en ce besoin seconde mon envie ?

Quel poison, ou quel feu s’offre à m’ôter la vie ?

Floronde ne vit plus ! ô ciel ! ô dieux cruels !

Insensibles auteurs de nos vœux mutuels,

Si pour larmes ni cris vous ne la pouvez rendre,

Achevez de la perdre, elle vit en Cléandre :

Perdez ce malheureux, frappez, tuez, tonnez,

Avancez le trépas que vous me destinez.

Que déjà sous mes pas la terre n’est ouverte ?

Tout est sourd pour la rendre, et tout l’est pour ma perte.

CÉPHALIE.

C’est passer la douleur et ses justes regrets :

Que vos ennuis soient grands, mais qu’ils soient plus secrets.

Si vous devez souffrir, souffrez avec courage,

Et que votre raison conserve son usage.

Sortons, voyons la reine une heure seulement,

Et donnez quelque trêve à ce cruel tourment.

 

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CÉPHALIE, LA NOURRICE

 

LA NOURRICE.

Ô dieux ! que dites-vous ?

CÉPHALIE.

Que ce prince d’Épire

D’un insensible effort me met sous son empire :

La Parque sans effet à ses jours assaillis ;

Elle voit ses efforts et ses desseins faillis ;

La mer l’a respecté ; cet élément barbare

Ne fut pas sans pitié pour un objet si rare ;

Il a malgré le ciel, les vents, l’onde et le sort,

Pour me faire mourir triomphé de la mort.

LA NOURRICE.

Madame, au nom d’Amour, consultez davantage

Sur ce triste dessein où votre esprit s’engage.

Je ne puis condamner vos inclinations,

Et je pourrais flatter vos jeunes passions :

Mais votre déplaisir me serait trop sensible,

Et je vous promettrais un secours impossible.

Détournez cent malheurs ; étouffez ce serpent

Que déjà vous sentez en votre sein rampant ;

Que ce dessein fatal en sa naissance avorte,

Et rompez votre chaîne avant qu’elle soit forte.

La reine a pour ce prince...

CÉPHALIE.

Ah ! que m’apprenez-vous ?

LA NOURRICE.

Un cœur trop amoureux et des yeux trop jaloux ;

Cette visible ardeur à chaque heure s’augmente,

Et jamais passion ne fut si véhémente.

CÉPHALIE.

La reine aime Cléandre ? ô dieux !

LA NOURRICE.

Plus que le jour,

Et me vient d’engager à servir son amour.

CÉPHALIE.

Ô fatal accident ! aventure cruelle !

Vous m’annoncez la mort avec cette nouvelle.

Que de sa passion le succès sera prompt !

Que ne peut point l’Amour le diadème au front !

LA NOURRICE.

Vous savez ses regrets pour certaine Floronde

Qu’il croit être immolée à la fureur de l’onde.

CÉPHALIE.

Eh ! qui ne le sait pas ?

LA NOURRICE.

Écoutez en deux mots

Ce que la reine a fait pour leur commun repos :

Dans toutes les maisons voisines du rivage

On a cherché quelqu’un échappé du naufrage,

Qui, corrompu par l’or, ce métal si charmant,

De la mort de Floronde assurât cet amant ;

Elle croit que ce prince, après cette assurance,

En perdra la mémoire en perdant l’espérance.

J’ai dans cette recherche employé mon effort ;

Tant qu’un de ses valets, qui croyait qu’il fût mort,

Échappé comme lui du courroux de Neptune,

Et ravi de l’espoir d’une grande fortune,

S’offre de témoigner que Floronde à ses yeux

Est tombée où l’orage était plus furieux,

Et que, si pas un d’eux dut perdre la lumière,

Cette jeune beauté la perdit la première.

Ce triste messager de naufrage et de mort

Attend l’occasion de faire son rapport,

Et la reine l’effet de ce discours funeste.

Mais de sa propre voix vous apprendrez le reste,

Puisqu’elle vient à nous.

 

 

Scène II

 

SALMACIS, CÉPHALIE, LA NOURRICE

 

SALMACIS.

Heureuse et chère sœur,

Qu’au prix de mon destin ton sort a de douceur !

Que le ciel à jamais t’exempte de la peine

Que fait aux jeunes cœurs une amour incertaine !

Le mien languit esclave en des liens si forts,

Que les briser jamais excède mes efforts.

Il n’est plus à propos de celer mon servage,

Et mon inquiétude est peinte en mon visage.

Ce prince, révéré de l’empire des flots,

Qui conserva ses jours sans l’art des matelots,

Tout pâle et tout changé par l’effort de l’orage,

Même en ce triste état ébranla mon courage ;

À son corps tout souillé certain charme était joint.

Et la mort sur son front ne m’épouvanta point.

S’il avait des attraits en ce point déplorable,

Que voit-on maintenant qui lui soit comparable ?

Et qui peut sans envie, ou sans aveuglement,

Nier à ce vainqueur le titre de charmant ?

CÉPHALIE.

J’ignore de l’Amour et les traits et les flammes,

J’ignore le pouvoir de ce tyran des âmes ;

Mais, soit affection, amour, flamme ou désir,

Je ne le vois jamais sans beaucoup de plaisir.

SALMACIS.

La tristesse en ses yeux semble être naturelle,

Tant elle y prend d’éclat et tant il la fait belle.

CÉPHALIE.

Ses pleurs ont des beautés que certains ris n’ont pas,

Et sa mélancolie a de charmants appas.

SALMACIS.

Ton sentiment m’oblige, et je crois mon estime

Par ton opinion encor plus légitime.

Emploie à m’acquérir ses charmes sans pareils

Tes soins industrieux et tes sages conseils ;

Il s’en offre un moyen : déjà toute l’Épire,

Qui sait que dans ma cour ce jeune Mars respire,

Ne médite qu’horreur, que carnage et qu’effroi,

Si je ne le remets dans les mains de son roi.

Par son ambassadeur, arrivé dans mes terres,

J’ai su qu’on veut sa perte ou d’éternelles guerres.

J’ai fait pourvoir Jara des vivres qu’il y faut ;

Et cette triste ville attend un rude assaut.

Or, voici le moyen de m’acquérir Cléandre ;

Il voit combien de soins j’emploie à le défendre ;

Il me voit irriter de puissants potentats,

Et pour son intérêt hasarder mes états ;

Il voit entre ses mains nos fortunes remises ;

Il préside aux conseils, aux soins, aux entreprises.

Ainsi j’ai sans effort, et d’un subtil lien,

Trouvé l’art d’attacher son intérêt au mien.

Il reste d’effacer un importune idée

Que son fidèle esprit a si longtemps gardée ;

Il regrette Floronde, et, plaignant son destin,

Doute encor que les flots en aient fait leur butin ;

Et moi, pour assurer sa croyance incertaine,

Qui nous cause à tous deux une si longue peine,

Comme de tous effets les présents sont auteurs,

J’ai gagné par argent un de ses serviteurs

Dont les flots irrités n’ont épargné la vie

Qu’afin qu’il pût servir mon amoureuse envie :

Il lui doit témoigner que Floronde n’est plus,

Me promet sur son cœur des titres absolus,

Et flatte mon amour d’une attente si chère,

Que je crois posséder parce que je l’espère.

Ô ciel ! sois favorable à mes justes désirs,

Fais naître un chaste hymen et d’innocents plaisirs.

Ainsi tous les mortels révèrent ta puissance,

Et bénissent toujours ton immortelle essence.

Apercevant Cléandre.

Voilà ce beau vainqueur. Nourrice, de ce pas

Que Lysanor lui vienne annoncer ce trépas.

La nourrice sort.

 

 

Scène III

 

SALMACIS, CLÉANDRE, CÉPHALIE

 

CÉPHALIE, à part.

Que ses charmes sont doux !

CLÉANDRE.

Il faut donc, grande reine

Que mon malheur vous coûte une éternelle peine !

Quel sort injurieux m’a fait mal à propos

Venir jusque chez vous troubler votre repos ?

Si j’avais pour vous plaire employé cette épée,

Si pour vous cette main s’était vue occupée,

Et si j’avais, madame, aux dépens de mon sang,

Entre vos serviteurs mérité quelque rang,

Cette peine au besoin pourrait m’être accordée,

Et votre courtoisie du moins serait fondée :

Mais qu’un rebut des flots, qui n’a rien mérité,

Trouve un accueil si doux chez votre majesté,

Abaisse vos pensers jusques à sa misère,

C’est perdre vos faveurs plutôt que de les faire.

N’était-ce pas assez que vos pieux efforts

Eussent rendu le jour à ce malheureux corps,

Sans me servir encor contre vos amis mêmes,

Et hasarder pour moi jusqu’à des diadèmes ?

Évitez de l’Épire et la rage et l’horreur,

Livrez ce malheureux à sa juste fureur,

Apaisez de son roi le courroux équitable,

Sauvez les innocents et perdez le coupable ;

Ne me soyez pas bonne à vos propres dépens,

Et ne détournez point le trépas que j’attends.

SALMACIS.

Est-ce que votre cœur sent de la violence

En un si beau sujet d’exercer sa vaillance ?

Toute la Dalmatie attend de votre bras

L’honneur de voir l’Épire et sa couronne à bas ;

Et, comme si déjà vos mains étaient lassées,

Votre esprit s’entretient de funestes pensées.

Voyons à quoi le ciel a destiné vos ans,

Et mourons glorieux, ou vivons triomphants.

CLÉANDRE.

À la seule douleur ma vie est destinée,

Toujours en butte au sort, toujours infortunée ;

Et l’horreur de la mort est plus chère à mes yeux

Que ne leur fut jamais la lumière des cieux.

SALMACIS.

À qui n’espère rien la mort est souhaitable.

Mais de quelles grandeurs n’êtes-vous point capable !

CLÉANDRE.

Floronde ne vit plus, et sa possession

Était le seul objet de mon ambition.

SALMACIS.

Que vous pouvait Floronde offrir qu’une couronne ?

Et qu’importe qu’une autre ou qu’elle vous la donne ?

CLÉANDRE.

Elle s’offrait soi-même, et c’était me donner

Tout ce qu’un heureux sort me pouvait destiner.

SALMACIS.

Donc aucune à vos yeux ne peut être si belle,

Et vous n’y trouvez rien de ce qui fut en elle ?

CLÉANDRE.

Toutes ont pour mes yeux de trop clignes attraits,

Mais toutes pour mon cœur ont d’inutiles traits.

SALMACIS.

Pour l’oublier sitôt sa perte est trop récente.

Mais la force du temps passera votre attente.

CLÉANDRE.

Avant que de former des desseins inconstants,

Je m’exempterai bien de la force du temps.

SALMACIS.

La mort seule vous peut soustraire à son empire ?

CLÉANDRE.

Et la mort est aussi le seul bien où j’aspire.

SALMACIS, tout bas à Céphalie.

Ma sœur, lui dois-je ouvrir les secrets de mon sein ?

Ah ! non, résiste, lâche, à ce honteux dessein.

CÉPHALIE, à Salmacis.

Vous n’avez que trop dit ; sa froideur est extrême,

Et me touche, madame, à l’égal de vous-même.

SALMACIS, à Cléandre.

L’absence change enfin les plus fermes amants,

Et le temps résoudra vos divers sentiments :

Cependant estimez que je tire avantage

Et de votre présence et de votre courage,

Et qu’avecque vos soins et vos sages conseils

Je méprise l’Épire et tous ses appareils.

CLÉANDRE.

Pour n’être pas ingrat, plus que pour ma défense,

J’emploierai tous mes soins et toute ma puissance ;

Ce cœur ne sera lent, ni ces bras engourdis ;

Et je mettrai la peur au sein des plus hardis.

 

 

Scène IV

 

SALMACIS, CLÉANDRE, CÉPHALIE, LA NOURRICE

 

LA NOURRICE, à Cléandre.

Monsieur, un de vos gens, trouvé sur le rivage,

Où le ciel comme vous le tira du naufrage,

Demande à vous parler.

CLÉANDRE.

Ô dieux ! dois-je espérer

Qu’il me reste quelqu’un avec qui soupirer ?

À Salmacis.

Que votre majesté souffre que je le voie.

Je reviens.

SALMACIS.

Non, qu’il entre.

CLÉANDRE.

Une secrète joie

Réveille en mon esprit certain reste d’espoir.

 

 

Scène V

 

SALMACIS, CLÉANDRE, CÉPHALIE, LA NOURRICE, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

LA NOURRICE.

Entrez.

CLÉANDRE, ravi en reconnaissant Floronde.

C’est toi, mon cœur ! ô dieux ! te puis-je voir ?

Quoi, je revois...

LYSANOR, lui faisant signe des jeux, et lui serrant les mains.

Monsieur, que la rage de l’onde,

Au lieu de me sauver, n’a respecté Floronde !

J’ai vu tomber, hélas ! dans ce traître élément,

Au faux jour d’un éclair, cet objet si charmant ;

Et l’onde pour moi seul ne fut pas infidèle,

Afin que vous sussiez cette triste nouvelle.

CLÉANDRE, feignant la douleur.

Floronde ne vit plus ?

LYSANOR.

Je vis ce corps si beau

Disparaître cent fois et paraître sur l’eau.

Possédant ce butin, les ondes glorieuses

Poussèrent jusqu’au ciel leurs vagues furieuses,

S’étendirent en l’air, et passèrent leurs bords,

De peur qu’elles avaient de perdre ce beau corps ;

Qu’en ce mouvant cercueil n’eus-je ma sépulture,

Quand le ciel me fit voir cette triste aventure !

CLÉANDRE.

C’est, prince infortuné, c’est après ce discours

Qu’il t’est lâche et honteux de conserver tes jours.

Souffrez mon désespoir, et que mon corps, madame,

Tombe dessous l’effort de cette heureuse lame.

La reine le retient.

Ô vains empêchements, ô desseins superflus,

De vouloir que je vive, et Floronde n’est plus !

Ô cruel accident ! ô fatale aventure !

SALMACIS.

Je la plains comme vous, et je sais qu’elle est dure.

Mais vous faites paraître un cœur trop abattu :

Montrez en un grand mal une grande vertu,

Puisque tous ces assauts, que la rage vous livre,

Ne vous la peuvent rendre et la faire revivre.

On ne repasse point le noir fleuve des morts ;

C’est là que le ciel même a borné ses efforts.

CLÉANDRE.

J’ai trop, j’ai trop vécu ; souffrez que l’Albanie

M’accorde ce qu’ici votre pitié me nie ;

Mon supplice rendra ces peuples satisfaits,

Et ma mort entre vous rétablira la paix.

Floronde, unique objet de mes tristes pensées,

Sur les ondes du Styx, si tu les a passées,

Attends ce malheureux ; j’y porterai mes pas,

Et quelques jours au plus diffèrent mon trépas.

Entends mes tristes cris et la ferme assurance

Que tu dois conserver de ma persévérance ;

Jamais objet que toi ne me pourra toucher ;

Ton nom me fut toujours et sera toujours cher ;

J’ai tenté contre moi ce que n’a pu l’orage,

Alors que je t’ai cru immolée à sa rage ;

J’ai rejeté prière, et conseil et raison,

Et j’ai cherché le fer, la flamme et le poison.

Mais croyant m’obliger, on m’a caché ces armes,

Accusé mes soupirs, et condamné mes larmes :

J’ai trouvé tous les dieux et tous les hommes sourds ;

Et ma seule impuissance a conservé mes jours.

LYSANOR.

Floronde vous entend, et son amour s’offense

Que vous la soupçonniez de souffrir votre absence.

Elle est à vos côtés, et Parques ni trépas

Ne peuvent l’empêcher de marcher sur vos pas ;

Croyez qu’elle est sensible à vos plaintes amères,

Qu’elle a plaint comme vous vos communes misères,

Et qu’en l’état qu’elle est ces funestes propos

Ne peuvent plus servir qu’à troubler son repos.

CLÉANDRE, à la reine.

Que je puisse, madame, après un coup si rude,

Accorder quelque temps à mon inquiétude,

Donner à ma douleur le reste de ce jour ;

Que seul je m’entretienne avecque mon amour.

Je ne tenterai rien contre ma triste vie ;

Vos travaux et vos soins vous l’ont trop asservie :

Je la veux respecter parce qu’elle est à vous,

Et votre seul sujet me sauve de mes coups.

Mais souffrez qu’un moment, en ce regret extrême,

J’aille avec Lysanor...

SALMACIS.

Demeurez ici même ;

Contre cet accident armez votre raison,

Et soyez absolu dans toute ma maison.

Elle sort.

CÉPHALIE, à part en la suivant.

Que mon espoir est faible en ce mal que j’endure !

Rien de ce que je vois ne m’est d’heureux augure.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

FLORONDE, sous le nom de LYSANOR, CLÉANDRE

 

CLÉANDRE, l’embrassant.

Reine de mes désirs, doux charme de mes sens,

La mort a respecté vos attraits innocents ;

Vous vivez, ma déesse !

LYSANOR.

En cet excès de joie,

Je doute que je vive, et que je vous revoie.

Onde, sois révérée ; astres, soyez bénis ;

Et qu’enfin nos destins soient pour jamais unis.

CLÉANDRE.

Que le sort désormais arme toute l’Épire,

Qu’il expose à mon bras quelque chose de pire,

Que n’exécuterai-je avec ce beau second,

Et de quel ennemi ne pâlira le front ?

Mais, ô divin sujet de mes secrètes plaintes,

Quelle vaine raison vous oblige à ces feintes ?

Quel important dessein, quels sujets si secrets

Nous font tromper la reine et feindre ces regrets ?

LYSANOR.

En deux mots seulement apprenez ce mystère :

La reine, qui vous aime, a tramé cette affaire ;

On a cherché quelqu’un échappé du danger,

Qui de ce faux rapport la voulût obliger ;

On ne trouva que moi, j’engageai mon service ;

Montrant des diamants et de l’or.

Et pour tous ces présents, je lui rends cet office.

CLÉANDRE.

Mais nous lui conservons d’inutiles ennuis ?

LYSANOR.

Il m’était important de celer qui je suis :

Contre elle et contre nous la guerre est déclarée ;

Et voyant son amour par moi désespérée,

Afin de détourner ces mortels différents,

Elle nous eût livrés aux mains de mes parents.

Qu’importe que la haine ou l’amour la possède,

Puisque nos maux enfin ont trouvé du remède ?

CLÉANDRE.

Quelle joie est pareille à mon contentement ?

LYSANOR.

Soupirez toutefois, feignez adroitement.

Mais voyons le palais, et dans ces galeries

Allons entretenir nos douces rêveries ;

Et si quelque rencontre interrompt nos propos,

Soupirons, plaignons-nous, et pleurons à propos.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SALMACIS, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

SALMACIS.

Comtesse, Lysanor, que ce cœur insensible

Aux attraits de l’amour est bien inaccessible,

Que caresses ni vœux ne le peuvent toucher,

Et que je perds du temps à combattre un rocher.

LYSANOR.

J’ai sondé son esprit, et je vous ai dépeinte

Le cœur navré du trait dont vous êtes atteinte ;

J’ai décrit vos soupirs et figuré vos pleurs :

Mais il n’est indulgent qu’à ses propres douleurs ;

Floronde est l’entretien de toutes ses pensées ;

Sur cet unique objet elles sont exercées ;

Par sa modeste humeur il se défend d’amour ;

Il dit que pour vous plaire il quitterait le jour,

Qu’il vous souhaite un sort égal à son envie,

Et qu’il est à vos soins obligé de sa vie ;

Mais qu’attendre des vœux de votre majesté,

Il devait être exempt de cette vanité.

SALMACIS.

Cette jeune beauté dont il aima les charmes

Eut-elle des appas dignes de tant de larmes ?

LYSANOR.

Je doutais qu’elle pût lui plaire seulement.

Et je voudrais servir un objet plus charmant.

Je croyais, entendant ses vœux et ses promesses,

Que sa dignité seule attirait ses caresses,

Qu’il aimait sa grandeur, et que sa passion

Tenait moins de l’amour que de l’ambition.

SALMACIS.

L’amour qu’elle eut pour lui fut-elle violente ?

LYSANOR.

Extrême, incomparable, et pourtant innocente :

Jamais par les appas d’un discours suborneur

Ce discret amoureux n’assaillit son honneur.

SALMACIS.

Travaille constamment à mettre dans son âme

Des dispositions à recevoir ma flamme ;

Continue ardemment tes soins officieux ;

Figure mes ennuis, peins-moi les pleurs aux yeux ;

Et crois que tu t’acquiers une amitié si forte,

Que je te servirais en tout ce qui t’importe.

Voilà ce doux tyran des yeux et des esprits.

Dieux ! que ce froid maintien me prédit de mépris !

 

 

Scène II

 

CLÉANDRE, SALMACIS, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR.

 

SALMACIS.

Trêve, trêve, Cléandre, à ces douleurs amères ;

Pensons à détourner nos communes misères ;

Élevons nos pensers au-dessus de la mort ;

Faisons troubler l’enfer, et la Parque et le sort ;

Par les seuls appareils d’une force infinie

Envoyons la frayeur au camp de l’Albanie ;

Et signalons nos bras par de si grands exploits,

Que tout le monde un jour nous demande des lois.

CLÉANDRE.

Quel astre conduira le sort d’un misérable,

Et ne rougira pas de m’être favorable ?

Le ciel se plaît à voir tous mes desseins faillis ;

De ses plus rudes traits mes jours sont assaillis ;

Il m’a parents, et biens, et maîtresse ravie.

Et, pour comble de maux, il me laisse la vie ;

Quel astre, en cet état, contre l’arrêt des cieux

Peut seconder mon bras et m’être officieux ?

SALMACIS.

Suivons, suivons le cours d’une immortelle gloire,

Et bannissons des morts l’importune mémoire ;

Étouffez au besoin ces soupirs superflus ;

Qu’importent ces regrets à celle qui n’est plus ?

CLÉANDRE.

Comme ma perte, hélas ! ma peine est sans seconde.

Mes regrets cesseraient, et j’oublierais Floronde !

Ô barbare dessein ! Tu sais, cher confident,

Dernier bien qui me reste en ce triste accident,

Tu sais quelle union assembla nos deux âmes,

Tes yeux furent témoins de nos fidèles flammes ;

Toujours ta confidence entra dans nos secrets,

Et tu pris toujours part en tous nos intérêts :

Conte de quels attraits Floronde fut pourvue,

Et combien sa mémoire est chère à qui l’a vue.

LYSANOR.

Si vous me permettez de parler librement,

Chaque maîtresse est belle aux yeux de son amant :

Mais pour moi, qui la vis d’un œil d’indifférence,

La moindre en mon estime eût eu la préférence ;

Un autre eût été libre où vous avez aimé ;

Et Floronde, en un mot, ne m’aurait pas charmé.

CLÉANDRE, feignant de tirer son épée.

Souffrez qu’en la fureur dont mon âme est atteinte

Je force du respect l’importune contrainte :

Madame, permettez...

SALMACIS.

Non, calmez ce courroux.

CLÉANDRE.

Le traître est sans respect pour des charmes si doux !

Tu vis sans l’adorer ce soleil d’Albanie !

Et ta confession à ses attraits se nie !

LYSANOR.

Il ne fut jamais charme égal à sa beauté ;

Elle fut un soleil, une divinité,

De la terre et du ciel l’espérance et l’envie ;

Et pour la posséder les dieux vous l’ont ravie.

Est-ce là comme il faut obliger vos amours ?

Et cet éloge enfin rassure-t-il mes jours ?

CLÉANDRE.

Si tu sais de quel trait son âme fut blessée,

Quel droit et quel empire eus-je sur sa pensée ?

LYSANOR.

Sans dessein de complaire à votre passion,

Je répondrai, monsieur, de son affection :

J’ai su combien pour vous son ardeur fut extrême,

J’ai connu ses secrets à l’égal d’elle-même,

Et je ne puis douter du sensible tourment

Qu’elle souffre aux enfers pour votre éloignement.

CLÉANDRE.

Par quel barbare sort m’est la clarté rendue ?

Quel dieu m’a conservé lorsque je l’ai perdue ?

Ah ! que ta main, Cléandre, est lente en son devoir !

Madame, permettez la plainte au désespoir.

SALMACIS.

Enfin c’est trop cacher l’ennui qui me possède :

Cruel, comme ton mal le mien est sans remède.

Suis, cher Cléandre, suis tes funestes desseins ;

Abandonne ta vie à tes barbares mains ;

Mais ne t’offense pas qu’une reine importune

Suive jusqu’aux enfers tes pas et ta fortune.

Le ciel s’oppose en vain au dessein que j’ai pris ;

Et la vie ou la mort unira nos esprits.

CLÉANDRE.

À tous les malheureux cette peine est commune,

Qu’à l’envi tout le monde accroît leur infortune ;

Et mon malheur est tel, qu’en mon cruel tourment

Vous trouvez des sujets de divertissement.

SALMACIS.

Non, non, c’est trop douter d’un amour trop visible,

Que Cléandre avouerait s’il n’était insensible :

Il sait, il sait l’ardeur qui m’embrase le sein,

Et son aveuglement provient de son dessein.

CLÉANDRE.

Triste rebut des flots, trahi de la fortune,

Qui partout suis à charge et partout importune,

Je ne me flatte point de sentiments si faux ;

J’ignore toute chose, excepté mes défauts.

SALMACIS.

Sans obliger ma voix à parler de ma flamme,

Lis, cruel, sur mon front les secrets de mon âme.

Qu’a besoin mon amour du secours de ma voix ?

Mes yeux et mes soupirs te l’ont dit tant de fois !

Quoi, tu n’observes pas les traits de mon visage ?

Cléandre, ayant aimé, n’entend pas ce langage !

S’il ne te suffit pas de ma confession,

De Lysanor, cruel, apprends ma passion ;

Apprends-la des effets : mon sceptre, ma couronne,

Mes biens, mes dignités, l’éclat qui m’environne,

Et moi-même captive en tes aimables nœuds,

Ne suffirons-nous point à t’acquérir mes vœux ?

Ô que d’un trait fatal mon âme fut touchée,

Quand sur ton corps mourant j’eus la vue attachée !

Tout souillé du limon dont tu fus emporté,

Tu me ravis les sens, le cœur, la liberté ;

Ton visage tout pâle eut d’invincibles charmes ;

Je crus qu’un dieu mourait, et je versai des larmes.

CLÉANDRE.

Que ne puis-je forcer cette fatalité

Qui fait de ma constance une nécessité ?

Du ténébreux manoir où Floronde respire

Son œil sur ma raison conserve son empire :

Ce jeune astre d’amour, toujours à mes côtés,

Fait briller en ces lieux ses divines clartés ;

Partout cette merveille à mes yeux se présente,

De moment en moment plus rare et plus charmante ;

Elle ne fut jamais plus visible à mes yeux

Quand elle respirait la lumière des cieux.

Floronde, beau soleil des rives élysées,

Où seront de mes pleurs tes cendres arrosées ?

Quels Glauques, quels Tritons, quelles nymphes, quels dieux

Conservent de ton corps le butin précieux ?

Pardonnez, grande reine, au deuil qui me transporte,

Et ne combattez point une amitié si forte.

Vous profanez à tort d’adorables appas

Pour qui méprise tout et ne les goûte pas.

SALMACIS.

Cléandre, j’attendrai la fin de mon supplice

De la force du temps et de votre justice.

Cependant vous devez au bien de mes états

Accorder vos conseils et prêter votre bras ;

Votre propre intérêt vous joint à ma fortune,

Et nous aurons la honte ou la gloire commune.

Sous le prince d’Épire un camp de jeunes Mars

Tient la ville assiégée et couvre nos remparts ;

Consultons du moyen de dissiper l’orage,

Ou, s’il y faut périr, faisons un beau naufrage ;

Que la victoire au moins coûte cher aux vainqueurs,

Et contre un grand péril faisons voir de grands cœurs.

CLÉANDRE.

Je vis pour vous servir, et mon obéissance

Ne conserve mes jours que pour votre défense.

Proposons seulement un généreux dessein

Qui mette aux ennemis la frayeur dans le sein.

Salmacis sort avec Cléandre.

LYSANOR, seul.

Que mon sort est mutin ! quelle est ma destinée !

Par quel ordre fatal ma vie est gouvernée !

De ma perte à mes yeux on dresse l’appareil,

Et contre moi la reine implore mon conseil ;

Elle enchérit sur moi du prix d’un diadème,

Du prix de sa fortune, et du prix de soi-même,

Et je ne puis qu’offrir à son ambition :

Mon amour seulement est ma possession.

 

 

 

 

Scène III

 

CÉPHALIE,
FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

 

 

CÉPHALIE.

Enfin, cher Lysanor, ni respect, ni contrainte,

Ne peuvent plus cacher cette sensible atteinte ;

Il te faut avouer ce dessein amoureux,

Puisque par ton secours tu le peux rendre heureux.

LYSANOR.

Quel est ce doux objet des soins que je dois prendre !

CÉPHALIE.

C’est (hélas ! sans rougir puis-je nommer Cléandre ?)

C’est pour lui seul qu’amour me pouvait arracher

Ces pleurs et ces soupirs que je ne puis cacher.

LYSANOR.

On ne peut trop priser son mérite et ses grâces :

Des esprits les plus froids il peut fondre les glaces ;

Et l’Épire voyait ses plus rares beautés

Sous ses aimables lois ranger leurs libertés.

 

CÉPHALIE.

Floronde toutefois eut toutes ses caresses,

Et seule elle étouffa l’espoir de cent princesses.

Eut-elle tant d’attraits à charmer sa raison ?

Et quelle, Lysanor, suis-je en comparaison ?

LYSANOR.

Telle qu’est le soleil sur la moindre lumière

Qui suive de la nuit l’inégale courrière.

Pour vous la peindre mieux, vous savez qu’à la cour

On représente en vers des histoires d’amour :

La jeunesse nous porte à ces jeux de théâtre,

Et sur tous autrefois j’en étais idolâtre :

Mon visage en ce temps, et plus jeune et plus frais,

Sous les habits de fille avait quelques attraits,

Je faisais Amarante, ou Cloris, ou Sylvie,

Et de mes actions la cour était ravie.

Alors il me souvient que mille fois le roi

A fait comparaison de Floronde et de moi.

Dieux ! disait-il à tous, la ressemblance extrême !

Voilà son même geste, et son visage même.

Jugez par ce discours quels furent ses appas ;

Et puisqu’elle lui plut, que ne ferez-vous pas ?

CÉPHALIE.

Mon œil découvre en toi d’assez douces merveilles,

Et, je meure, ta grâce a fort peu de pareilles.

Plus on voit ton visage, et plus il paraît beau ;

Chaque instant y fait voir quelque charme nouveau ;

Ton geste est agréable, et ta façon gentille ;

De toi nature eût fait une fort belle fille,

Et j’estime le choix de ce fidèle amant

Si l’objet de ses vœux était aussi charmant.

Mais, mon cher Lysanor, il n’est pas impossible

Que ma fidélité le trouve un jour sensible.

Le temps sur la mémoire a des droits absolus ;

Il change les objets qui la touchent le plus ;

Et le ciel, favorable au beau nœud qui me lie,

Peut où régna Floronde établir Céphalie.

Ne me refuse point tes soins officieux,

Et tu me seras cher à l’égal de mes yeux.

LYSANOR.

Notre propre intérêt à ce devoir m’excite.

Mais, quoique cet honneur excède son mérite,

Je doute toutefois de cet heureux dessein,

Et que des traits nouveaux puissent toucher son sein.

Pour lui la reine souffre un semblable martyre,

Elle offre à cet ingrat son trône et son empire ;

Mais elle a son esprit assailli vainement,

Et sa Floronde seule y règne absolument.

CÉPHALIE.

J’ai bien su son amour, et le nœud qui l’engage

Jusqu’ici m’a contrainte à celer mon servage ;

Mais enfin ce tyran des jeunes volontés,

Cet enfant qui préside à tant de libertés,

Me contraint de forcer un ennuyeux silence.

Le respect que j’avais cède à sa violence ;

Dis-lui secrètement les vœux que je lui fais :

L’amour de traits divers fait de divers effets ;

Le rang, les dignités, sont ses moindres amorces,

Et de soi seulement il emprunte ses forces.

Une secrète loi forme nos passions,

Fait naître nos amours et nos aversions ;

Et le mépris qu’il fait des offres de la reine,

Ne désespère pas mon attente incertaine.

LYSANOR.

Déchargez sur mes soins cet amoureux souci,

J’emploierai mes efforts. Mais quelqu’un vient ici.

 

 

Scène IV

 

CÉPHALIE, DORISMOND, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

 

 

CÉPHALIE.

Dieux ! que cet importun a peu de complaisance !

La mort me serait chère au prix de sa présence.

DORISMOND.

Avez-vous relâché ces mépris rigoureux

Dont vous désespérez tant d’esprits amoureux ?

CÉPHALIE.

Avez-vous corrigé cette importune envie

Dont vous persécutez le repos de ma vie ?

DORISMOND.

Quoi ! servir constamment votre rare beauté

Vous nuit, et passe en vous pour importunité ?

CÉPHALIE.

Sans me faire expliquer, vous me devriez entendre :

Votre plus doux service est de ne m’en point rendre.

DORISMOND.

C’est rendre en peu de mots mon soupçon éclairci.

CÉPHALIE.

À qui veut qu’on s’explique il faut parler ainsi.

DORISMOND.

Dieux ! ce jeune étranger possède un charme étrange !

CÉPHALIE.

Il peut beaucoup s’il fait que votre humeur se change.

DORISMOND.

Il a bien sur la vôtre obtenu cet effet.

CÉPHALIE.

Il vous a fait jaloux, c’est tout ce qu’il a fait.

DORISMOND.

Ne peut-il ébranler ce cœur inaccessible ?

CÉPHALIE.

À qui possède un charme il n’est rien d’impossible.

DORISMOND.

Que fait ce doux aimant des beautés de ce lieu ?

CÉPHALIE.

Peut-être qu’il m’attend, et je le cherche. Adieu.

Elle sort avec Lysanor.

DORISMOND, seul.

Ô sévère mépris ! ô ciel ! ô honte ! ô rage

Capable d’animer le plus lâche courage !

Quoi, ce jeune insolent, ce vil rebut des flots,

Vient jusques à nos yeux troubler notre repos !

L’onde le respectait à dessein de nous nuire,

Il ne s’est conservé qu’afin de nous détruire ;

D’un malheur évident le traître a profité ;

Il a ce qu’il n’eut pas en sa prospérité ;

Il est de tous les cœurs l’amour et les délices,

Et de honteux dédains fait payer nos services !

Épouse pour ton bien l’intérêt de ces lieux,

Et délivre la cour de ce monstre odieux ;

Fais, triste Dorismond, un effort nécessaire

Contre l’enchantement de ce bel adversaire ;

D’un coup frappe cent cœurs enfermés dans son sein

Et ne consulte point en ce juste dessein.

 

 

Scène V

 

CLÉANDRE, DORISMOND

 

DORISMOND.

Monsieur, certain sujet, où l’honneur m’intéresse,

M’oblige à désirer d’éprouver votre adresse.

J’attends pour cet effet la faveur de vous voir

Aux vieux murs du palais, sans suite et sur le soir.

CLÉANDRE.

Sans plus examiner ici ma conscience,

J’attends cette faveur avec impatience.

Dorismond sort.

Quel outrage reçu, quel mécontentement

Porte ce cavalier à ce ressentiment ?

Peut-il de quelque tort charger mon innocence ?

Quelque jaloux soupçon ou ma faveur l’offense ;

J’empêche ses desseins; mais que mal à propos

Ma grandeur l’incommode et trouble son repos ;

Et qu’il sait mal où tend le cours de ma fortune

Alors qu’il est jaloux de ce qui m’importune !

Donnons-lui toutefois ce divertissement ;

Que l’aveugle périsse en son aveuglement.

 

 

Scène VI

 

FLORONDE, sous le nom de LYSANOR, CLÉANDRE

 

LYSANOR, lui frappant sur l’épaule.

N’y songe plus, rêveur.

CLÉANDRE.

À ce coup je dois prendre

Le baiser que j’attends, tu ne t’en peux défendre ;

Et nous trouvant si seuls, je crois qu’en sûreté

Je me puis dispenser à cette privauté.

LYSANOR, l’embrassant.

Importun, fais donc tôt, et crois qu’on ne respire

Que d’acquérir ton cœur et m’en ôter l’empire,

Tu charmes tout le monde, et de toute la cour

Tes yeux font sans dessein des victimes d’amour :

Les miens sont éblouis d’une foule de dames

Qui veulent m’obliger à seconder leurs flammes ;

Et la sœur de la reine a depuis un moment

Imploré mon secours pour son allégement.

CLÉANDRE, riant.

Quel doit être mon choix en leur troupe importune ?

LYSANOR.

Prends tout, si tu me crois ; n’en refuse pas une.

CLÉANDRE.

Je possède tes yeux, et ces astres charmants

Valent toute la cour et tous ses ornements.

J’aime ces doux vainqueurs, et le reste du monde

Tenterait sans effet le dessein de Floronde.

Toi seule as un lien qui pouvait m’attacher,

Et toi seule as les traits qui me pouvaient toucher.

LYSANOR.

Pour charmer toutefois notre mélancolie,

Si tu veux m’obliger feins d’aimer Céphalie ;

Et quand nous serons seuls, rions à ses dépens,

Mais sans passer la feinte, ou je te le défends.

CLÉANDRE.

Je ne puis refuser, quoi que tu me proposes,

Et pour te divertir j’oserai toutes choses.

Vois-moi changer d’humeur et feindre adroitement.

Mais donnons au conseil une heure seulement.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLÉANTHE, roi d’Épire, vêtu de deuil, ALCANDRE, ACHANTHE, chefs de guerre

 

ALCANDRE.

Puisque sceptres, grandeur, rang, ni titres, ni marques,

Ne peuvent affranchir de la rigueur des parques,

Et que ces noires sœurs sous leurs tragiques lois

Rangent également les bergers et les rois,

Ne vous consumez point d’une douleur amère ;

Conservez-nous le fils si nous perdons le père.

Un implacable dieu, qui n’eut jamais d’autels,

Eut ce droit en partage entre les immortels,

De pouvoir s’assouvir de sang et de carnage,

Et de ne distinguer les qualités ni l’âge.

Ce sceptre, que le ciel vient de mettre en vos mains,

Vous élève beaucoup sur les autres humains ;

Mais en ce noir séjour où toute âme dévale,

D’un trône et de plus bas la descente est égale ;

Et votre majesté ne s’exemptera pas

Ou de nous devancer, ou de suivre nos pas ;

Donc forcez vos douleurs, et que votre âme, sire,

Sur nous et sur vous-même ait un égal empire.

Acquérez cette gloire entre les autres rois,

D’être l’observateur de vos premières lois.

CLÉANTHE.

Quoi, je verrais sans pleurs la mort qui nous sépare !

En ces occasions la constance est barbare.

L’onde a fait de ma sœur son butin précieux,

Mon père l’a suivie en ces funestes lieux,

Et parmi ces malheurs je sécherais mes larmes !

Et ma constance, hélas ! ne rendrait pas les armes !

Ô barbare conseil ! ô ciel injurieux !

Parque trop inhumaine, et trop sévères dieux !

ACHANTHE.

Un roi qui vit sans soins en sa natale rive,

Dont la paix rend la vie et la valeur oisive,

Dont un honteux repos tient les sens enchantés,

Et que la mort surprend entre ces voluptés,

Comme il meurt sans lauriers, sans gloire et sans estime,

Rend à ses successeurs la pitié légitime ;

On le plaint justement, sa honte fait nos pleurs,

Et sa mémoire cesse avecque nos douleurs ;

Mais un dont la valeur n’a point eu d’heures calmes,

Et qui meurt dans un camp environné de palmes,

Dire : « Il fut un grand prince, il a bien combattu »,

C’est le plus beau tribut qu’on doive à sa vertu.

Telles de Thaumasis furent les destinées :

Il meurt chargé d’honneurs, de palmes et d’années.

C’est envier son bien que de plaindre son sort,

Et l’on doit d’un œil sec voir une illustre mort.

Achevons seulement le dessein de ses armes ;

Que le sang des vaincus lui tienne lieu de larmes,

Et que Jara détruite, et ses murs renversés,

Fassent chercher un jour où furent ses fossés.

CLÉANTHE.

Tel était le dessein de cet heureux monarque,

Qui du royaume noir passe la triste barque ;

Telle est de son armée encor l’intention,

Et telle est de son fils la juste passion.

Rendons notre valeur et ce siège célèbre,

Ne faisons de Jara qu’un théâtre funèbre ;

Des bras de Salmacis tirons ce ravisseur,

Que je dois immoler aux mânes de ma sœur ;

Qu’à ses plus fiers soldats mon bras soit redoutable,

Et que l’innocent meure avecque le coupable.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

CLÉANDRE, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

LYSANOR.

Qu’as-tu donc, mon souci ?

CLÉANDRE.

Je te dois annoncer,

Non sans beaucoup de peine, il le faut confesser,

Une perte à tous deux également commune,

Qu’on peut nommer ta bonne et mauvaise fortune.

Mais si tu veux savoir ce sensible malheur,

Dispose ton amour à vaincre ta douleur.

LYSANOR.

Cette étroite union de nos jeunes courages

Qui m’ôte à mes parents, qui m’expose aux naufrages,

Qui m’a fait suivre ici ta fortune et tes pas,

Quelle autre passion ne vaincrait-elle pas ?

CLÉANDRE.

Ce prince dont tu tiens le bien de la naissance,

Qui t’a fait pour ma gloire exercer ta constance

Que sert de prolonger des discours superflus ?

LYSANOR.

Achève donc, mon cœur.

CLÉANDRE.

Eh bien, il ne vit plus.

Au point que l’Orient dissipait les ténèbres

On a vu de sa mort les appareils funèbres :

Un de nos espions revenu de ce pas,

Quand tu m’as rencontré, m’apprenait son trépas.

Arrivé plein de gloire à l’hiver de son âge,

Il ne pouvait du ciel souhaiter davantage :

Il meurt craint et chéri des plus ingrats esprits,

Et la mort l’a plutôt attendu que surpris.

LYSANOR.

Atteinte jusqu’au cœur, froide, l’âme troublée,

Je sens de tant d’ennuis ma fortune comblée,

Que ce triste rapport m’interdit à la fois

Et l’usage des sens et celui de la voix.

Il est vrai que ses ans touchaient sa sépulture,

Qu’il devait comme tous ce tribut à nature,

Et qu’il tombe d’un coup plus doux qu’impétueux :

Aussi je vois sa mort d’un œil respectueux,

Et je n’accuse point ces puissances suprêmes

Qui n’épargnent grandeurs, sceptres, ni diadèmes ;

Je n’accuse que moi : le plus fort déplaisir

Dont en cet accident je me sente saisir,

C’est qu’il ait emporté sur la rive élysée

Une douleur qu’enfin le temps eût apaisée :

Cette juste douleur que sa fille ait été

Coupable du mépris de son autorité.

Un jour à sa fureur j’eusse arraché les armes.

Mais sa mort a ravi cet office à mes larmes,

Et ne me laisse point la satisfaction

De l’avoir vu sensible à notre affection.

CLÉANDRE.

La mort, qui fait en nous tant de métamorphoses,

Lui fait voir aux enfers la nature des choses ;

Et là, d’un œil subtil qui perce jusqu’à nous,

Il découvre un sujet de calmer son courroux :

Il voit la pureté qui préside à nos flammes ;

Il connaît de quels traits l’Amour touche nos âmes ;

Et, comme il est exempt de toute passion,

Ne vous immole plus à son ambition.

Avec ce sentiment révérons sa mémoire,

Estimons ses vertus et publions sa gloire ;

Ne vous affligez point d’un inutile ennui,

Mais qu’on remarque en vous quelque chose de lui ;

Imitez cette force et ce courage extrême

Qui le rendirent seul comparable à soi-même.

LYSANOR.

Le bien de voir ton sort à mon destin uni

Me rend seul supportable un tourment infini.

Tu fais toute ma force et toute ma constance,

Et ma raison sans toi serait sans résistance ;

Toi seul...

CLÉANDRE.

N’achève point, et plutôt, mon souci,

Méditons un moyen de nous tirer d’ici.

Tu sais les passions qu’en cette cour excite

Le malheur qui me suit, plutôt que mon mérite ;

Et, toujours refusant comme toujours pressé,

Je crains un triste effet d’un amour offensé.

La reine peut enfin relever son courage,

Et d’une extrême amour faire une extrême rage ;

Ce jeune et doux tyran de notre liberté

D’enfant est un lion quand il est irrité.

Puisqu’enfin le démon que l’Épire révère,

A fait tomber son sceptre en la main de ton frère,

Et que vos cœurs sont joints d’une étroite amitié,

Forçons notre malheur, implorons sa pitié.

En voici le moyen : il faut prier la reine

De souffrir qu’un duel tire elle et nous de peine,

Qu’elle envoie un héraut, et qu’il me soit permis

D’appeler le plus fier du camp des ennemis ;

Qu’à l’autre le plus fort fasse mordre la terre,

Et que ce seul combat achève cette guerre.

Ma prière obtiendra tout l’aveu qu’il nous faut,

Et de ce feint appel tu seras le héraut ;

Tes yeux en ce besoin te fourniront des larmes,

Qui de la main du roi feront tomber les armes ;

Tu feras à ce prince avouer notre amour,

Et nous nous tirerons de ce fatal séjour.

LYSANOR.

Il suffit ; quelque effort dont son bras te menace,

Je ferai ma douleur si digne de sa grâce,

Qu’un agréable effet suivra notre dessein,

Et que j’amollirais un rocher en son sein.

Sus donc, exécutons cet avis salutaire :

Va disposer la reine à cette heureuse affaire ;

Et souffre que je rêve une heure seulement,

En attendant son ordre et son commandement.

Cléandre sort.

LYSANOR, seul.

Donc ce vieillard affamé

Qui vit de ce qu’il engendre,

D’un prince si renommé

N’a fait qu’un monceau de cendre.

 

Donc on ne peut éviter

Les avares mains des Parques,

Et ni sujets ni monarques

Ne leur peuvent résister.

 

Digne objet de mes douleurs,

Triste auteur de ma naissance,

Si deux fontaines de pleurs

Peuvent laver une offense.

 

Mes yeux m’en vont fournir. Dieux ! ne puis-je un moment

En ce comble d’ennuis soupirer librement ?

 

 

Scène III

 

CÉPHALIE, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

CÉPHALIE.

As-tu, cher Lysanor, ma passion dépeinte,

Établi mon espoir, ou confirmé ma crainte ?

Trouverai-je son cœur accessible à mes vœux,

Et le rangerons-nous au dessein que je veux ?

LYSANOR.

Dieux ! comme avec le temps toute chose s’efface !

Tel se sent consumer qui n’était que de glace ;

Tel se désespérait qui vit enfin content ;

Et pour ces changements il ne faut qu’un instant.

CÉPHALIE.

Que t’a fait espérer cet objet adorable ?

LYSANOR.

Qu’il serait tout à vous.

CÉPHALIE.

Ô discours favorable !

Quoi, ton maître est touché de ma fidélité !

Ne me flattes-tu point de trop de vanité ?

LYSANOR.

Un moment l’a tiré de sa mélancolie ;

Son humeur s’est changée au nom de Céphalie.

Quoi ! m’a-t-il répondu, ce doux objet d’amour

Consent que sous ses lois je respire le jour ?

Cède, a-t-il dit après, importune mémoire

D’une qui ne vit plus, à ma nouvelle gloire ;

Cédez, tristes regrets, à mes nouveaux désirs ;

Inutiles douleurs, cédez à mes plaisirs.

CÉPHALIE.

Doux et cher confident, je dois à ton adresse

L’heur de le voir sensible à l’ardeur qui me presse.

LYSANOR.

J’aiderais mollement le pouvoir de vos traits :

Vous devez tout, madame, à vos propres attraits.

CÉPHALIE.

Adieu ; si par tes soins mon amour est contente,

Je ferai que tes biens passeront ton attente.

Elle sort.

LYSANOR, seul.

Quels biens me seraient chers, si, riche à mes dépens,

Elle tenait de moi le seul bien que j’attends ?

Ô d’une triste cause événement visible !

Elle me veut du bien, quand je lui suis nuisible,

Et son amour lui fait aveuglément presser

Celle qui la recule au lieu de l’avancer.

Mais quelqu’un vient ici.

 

 

Scène IV

 

SALMACIS, CLÉANDRE, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

SALMACIS.

Que ce dessein m’afflige !

À quel consentement ta prière m’oblige !

Sois à ma juste crainte un peu plus indulgent ;

Par la longueur du siège ennuyons l’assiégeant.

J’ai fait munir Jara des vivres nécessaires

À rebuter l’espoir des plus fiers adversaires.

Prenons avis du temps ; ne précipite pas

Ce combat hasardeux qui ne nous presse pas.

CLÉANDRE.

Vous doutez justement d’un bras et d’une épée

Que vos commandements n’ont jamais occupée :

Mais je veux qu’un prospère et prompt événement

Résolve en ma faveur ce douteux sentiment.

Laissez-moi remporter cette illustre victoire,

Et ne dérobez point cette marque à ma gloire.

Mon courage me donne assez de vanité

Pour attendre un laurier de votre majesté.

SALMACIS.

Vois jusqu’oïl je voudrais contenter ton envie,

Si je t’oblige même au hasard de ta vie.

Mais ne la compte plus au nombre de tes biens,

Et songe que je t’aime et que tes jours sont miens ;

Que cette occasion t’oblige à les défendre ;

Et dans tous tes desseins réponds-moi de Cléandre.

CLÉANDRE.

Préparons au plus tôt cette illustre action ;

Accepte, Lysanor, cette commission ;

Ici j’éprouverai ta prudence et ton zèle :

Fais-toi conduire au camp, où ta charge t’appelle,

Et du camp des soldats aux pavillons du roi,

Qui de cette action te prescrira la loi.

Lysanor sort.

SALMACIS.

Cléandre, plût au ciel, et tu me dois bien croire,

Puissé-je de mon sceptre acheter ta victoire !

Si le sort est pour toi, n’attends point qu’un laurier

Au retour du combat ceigne ce front guerrier ;

Espère une plus digne et plus riche couronne,

Que Mars t’aura gagnée et que l’Amour te donne :

La mienne, mon pouvoir, mon sceptre, mon état,

Et moi-même serais le prix de ce combat.

Que mes vœux une fois te trouvent accessible ;

Force pour tant d’amour ce courage insensible ;

Et que |e doive enfin quelque trait d’amitié

Sinon à ta justice, au moins à ta pitié.

Qu’à quelque complaisance une reine t’excite,

Par sa douleur au moins, si ce n’est par mérite.

Pourquoi me caches-tu ces attraits précieux ?

Et pourquoi de mes pleurs détournes-tu les yeux ?

Vois de ta cruauté ces glorieuses marques ;

Vois consumer pour toi l’espoir de cent monarques.

Mais ton moindre dessein est de me secourir ;

Et tu ne m’oses voir de peur de me guérir.

CLÉANDRE.

Qu’attend d’un malheureux votre douleur amère,

Si même il ne peut rien pour sa propre misère ?

SALMACIS.

Détache ton penser du vain objet des morts.

CLÉANDRE.

Ce pouvoir, grande reine, excède mes efforts.

SALMACIS.

Eh bien ! n’éteins jamais cette ardeur insensée,

Et que toujours Floronde occupe ta pensée :

Je ne désire point d’amollir ta rigueur :

Conserve-lui tes vœux, ton esprit et ton cœur ;

Aime-la : mais, cruel, que pour le moins j’obtienne

Cette moitié de toi qui ne peut être sienne ;

Qu’une autre ayant l’esprit je possède le corps ;

Je ne t’oblige à vœux, caresses, ni transports :

Qu’aux froideurs, si tu veux, nulle ardeur ne succède ;

Ne me possède point, mais que je te possède ;

Souffre les qualités et d’époux et de roi,

Et ne me donne rien en recevant ma foi.

CLÉANDRE.

C’est trop vous affliger ; le ciel sauva de l’onde...

À part.

Mais, lâche, en quel danger exposes-tu Floronde ?

Ah ! change ce discours.

SALMACIS.

Achève ; que dis-tu ?

CLÉANDRE.

Que je dois rendre aux flots ce butin qu’ils ont eu,

Et que je dois punir de son ingratitude

Cet indigne sujet de votre inquiétude.

SALMACIS.

Cruel, fais-la cesser et ne la punis pas.

CLÉANDRE.

La seule mort le peut ; vos plus charmants appas,

Votre sceptre, vos biens, vos caresses, vos larmes,

Pour assaillir ma foi sont d’inutiles armes ;

Et mes propres efforts le tenteraient en vain,

Puisque telle est la loi de mon sort inhumain.

SALMACIS.

Va, barbare tyran des mouvements de l’âme,

Indigne et lâche auteur de ma cruelle flamme,

Monstre, rocher mouvant, supplice de mes yeux,

Homicide enchanteur des esprits de ces lieux,

Triomphe insolemment de mon cruel martyre,

Et méprise une reine esclave en ton empire.

Sous quelque étroite loi qu’Amour l’ait su ranger

La mort, ce dernier mal, l’en saura dégager.

Elle sort furieuse, et repousse Céphalie qui la veut aborder.

 

 

Scène V

 

CÉPHALIE, CLÉANDRE

 

CÉPHALIE.

Votre froideur, monsieur, excite sa colère.

CLÉANDRE.

Moins que votre beauté, que seule je révère.

CÉPHALIE.

Plût au ciel que le cœur avouât ce propos !

CLÉANDRE.

Et plût à vos beautés d’agréer mon repos !

CÉPHALIE.

Quoi, je vous ôterais un sceptre, un diadème !

CLÉANDRE.

On me peut acheter au seul prix de soi-même.

CÉPHALIE.

La reine à vos désirs s’offre soi-même aussi.

CLÉANDRE.

Un objet plus charmant fait naître mon souci.

CÉPHALIE.

Quel est ce doux objet ? Floronde ?

La reine revient les écouter.

CLÉANDRE.

Céphalie :

L’amour succède enfin à la mélancolie.

Floronde est satisfaite après un long tourment,

Et ne s’oppose point à ce doux changement.

CÉPHALIE.

Quoi, je verrais Cléandre à mes vœux accessible !

CLÉANDRE.

Quels serments voulez-vous d’une ardeur si visible ?

CÉPHALIE.

Au lieu de ces serments fais parler les effets,

Et réponds ardemment aux vœux que je te fais.

CLÉANDRE.

Adieu ; si votre cœur parle par votre bouche,

Et si sans me flatter ma passion vous touche,

Vous verrez des effets d’une fidélité

Digne de ma constance et de votre beauté.

Je reviens de ce pas : certain désir me presse,

Qui vous confirmera cette heureuse promesse.

Il sort d’un côté, et de l’autre la reine vient à Céphalie.

 

 

Scène VI

 

SALMACIS, CÉPHALIE

 

SALMACIS.

Ô vue inespérée ! ô sensible tourment !

Que produira ma rage et mon ressentiment ?

CÉPHALIE, surprise.

Madame, cette offense où l’amour m’a portée...

SALMACIS.

Sors, évite ma haine, impudente, effrontée !

Céphalie sort.

Ô mépris trop aveugle ! ô honte ! ô désespoir !

Ici la patience excède mon pouvoir.

Laisse ici, ma raison, suspendre ton usage,

À tous ses mouvements abandonne ma rage ;

Fausse fidélité, froideurs, mépris, dédains,

Venez contre ce traître armer mes propres mains ;

Qu’à l’objet de ses vœux ma haine le ravisse,

Que de son lâche sang ma fureur s’assouvisse,

Et que je fasse voir à la postérité

Ce que peut un amour justement irrité !

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ARGANT, AGYS, DAMIS, apostés par Dorismond

 

ARGANT.

Voici l’heure et l’endroit prescrits à notre crime,

Où la mort de nos mains attend une victime.

Que la beauté de l’or, ce métal précieux,

Éblouit doucement les esprits et les yeux !

Qu’elle excite de force, et qu’une arme dorée

Du plus lâche poltron rend la main assurée !

Amis, qu’il soit d’abord rudement assailli ;

Un cruel châtiment suivrait ce coup failli.

DAMIS.

St, j’aperçois quelqu’un ; approchons.

ARGANT.

C’est lui-même.

Donnons.

 

 

Scène VIII

 

ARGANT, AGYS, DAMIS, CLÉANDRE

 

Les trois assassins attaquent Cléandre, qui reçoit un coup de pistolet dans le bras gauche.

CLÉANDRE, mettant l’épée a la main.

Ô perfidie ! ô trahison extrême !

Si le ciel, assassins, conduit un juste bras,

Tout l’enfer assemblé ne vous sauverait pas.

Il les poursuit et les tue l’un après l’autre.

AGYS.

Ô ciel ! ô dieux !

DAMIS.

Je meurs, et l’infâme avarice

Qui me porte à ce crime a son juste supplice.

ARGANT.

Hélas ! ce coup mortel est la punition

D’une si détestable et si noire action.

CLÉANDRE.

À la fin, juste ciel, ta suprême puissance

À de leur trahison sauvé mon innocence.

Ô crime le plus noir que vît jamais le jour !

Quoi, tant de lâcheté règne dans cette cour !

Dorismond traite ainsi ! Mais j’aperçois ce traître,

Que la crainte et l’effroi font assez reconnaître.

 

 

Scène IX

 

DORISMOND, CLÉANDRE

 

DORISMOND, à part.

Quel conseil dois-je suivre ? ô dieux ! il n’est pas mort.

CLÉANDRE.

À moi, perfide, à moi !

Ils se battent.

DORISMOND, blessé a mort.

Dure loi de mon sort,

Le ciel rend justement mon entreprise vaine,

Et mon crime reçoit une trop douce peine.

Recueille, heureux guerrier, les fruits de ton amour,

Possède ces beaux yeux qui me coûtent le jour ;

Le sort à ta valeur destinait Céphalie,

Et rien n’empêche plus le beau nœud qui vous lie.

Je meurs, je ne vis plus.

CLÉANDRE.

Ô dieux ! qu’entends-je ici ?

Mon soupçon incertain est enfin éclairci ;

Et ce jaloux, charmé des yeux de cette belle,

A cru sans fondement que je brûlais pour elle.

Allons purger ce bras devant sa majesté,

Et que toute la cour sache sa lâcheté.

Il sort.

 

 

Scène X

 

SALMACIS, LA NOURRICE

 

SALMACIS, un poignard à la main.

Voici, mon cœur, voici de quoi te satisfaire :

Quel lieu cache ce traître à ma juste colère ?

Oublions tout respect des hommes et des dieux :

La fureur qui me guide et l’Amour n’ont point d’yeux.

C’est peu pour le toucher que ma propre couronne ;

Le superbe méprise à cause qu’on lui donne ;

Il me fuit, et mes yeux, charmes de tant de rois,

Lui semblent des captifs indignes de ses lois :

Je lui suis odieuse, épouvantable, horrible !

Ô trop cruel affront ! ô mépris trop sensible !

Mais si mes yeux n’ont pu, ma main le peut toucher,

Et ce qu’il me refuse il le faut arracher.

LA NOURRICE.

Quoi, voulez-vous souiller d’un action si lâche

L’éclat d’une vertu qui n’eut jamais de tache ?

Livrez plutôt ce traître aux mains de l’assiégeant ;

Que votre majesté le venge en se vengeant ;

Et coupez la racine à ces fatales guerres

Qui troublent vos plaisirs et menacent vos terres.

SALMACIS.

Ô timide conseil ! Non, non, un ennemi

Que d’autres ont vengé n’est vengé qu’à demi ;

Ma main doit à mon cœur ce meurtre qu’il respire.

J’abandonne ma vie et mon sceptre à l’Épire ;

Le rang, les dignités, les titres absolus,

Ne me seront plus rien quand il ne sera plus.

Qu’alors une effrontée, une sœur indiscrète,

Entretienne de pleurs sa passion secrète,

Qu’elle aille sur sa tombe exalter son pouvoir.

Mais le peux-tu, cruelle, offenser et le voir ?

Ô barbare dessein d’une amour enragée ;

Qu’il me serait amer d’en être ainsi vengée !

 

 

Scène XI

 

CLÉANDRE, SALMACIS, LA NOURRICE

 

CLÉANDRE, tenant l’épée de Dorismond.

Madame, avec mon bras, le céleste secours

D’un nombre d’assassins a délivré mes jours ;

Sur un appel secret dont j’ignorais la cause

Je cherchais Dorismond, lorsque la nuit s’est close :

Quand trois hommes, armés pour leur commun malheur,

Au dessein de ma mort ont rencontré la leur.

Celle de Dorismond a suivi leur défaite ;

Et la confession qu’en mourant il m’a faite,

M’apprend que le sujet de son ressentiment

Fut un jaloux soupçon qu’il eut sans fondement.

LA REINE.

Ô signe trop certain de leur intelligence !

Heureuse occasion qui s’offre à ma vengeance !

Quoi, pour prouver sa flamme et croître nos travaux,

Il signe son amour du sang de ses rivaux ;

Et, pour paraître adroit et couvrir son offense,

Il feint des attentats contre son innocence !

C’est trop délibérer ; le public intérêt

Oblige la justice à presser son arrêt.

Sus : qu’en une prison, les bras chargés de chaînes,

Il s’aille préparer à ses futures peines ;

Et sitôt que le ciel ramènera le jour,

Qu’on satisfasse aux lois de justice et d’amour.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLÉANTHE, roi d’Épire, ALCANDRE, ACHANTHE, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR

 

CLÉANTHE.

Malgré les mouvements d’une juste colère,

Qui destinait Cléandre aux mânes de mon père,

Puisqu’un heureux destin te conserve le jour,

Que l’onde a révéré ta vie et ton amour,

Je respecte comme elle un amitié si rare,

Que n’osa désunir cet élément barbare ;

Je ne m’oppose plus au cours de tes plaisirs,

Et me laisse toucher à tes moindres soupirs.

Ta présence, ma sœur, a vaincu mes armées,

Elle a lié mes mains justement animées,

Aux charmes de la reine acquis un serviteur,

Et de son ennemi fait son adorateur.

Mais sans trop exalter les traits de son visage,

Sans faire d’une femme une immortelle image,

Sans peindre le soleil ébloui de ses yeux,

Sans lui dresser un temple et l’égaler aux dieux,

Fais-moi de sa beauté la naïve peinture,

Et ne fais point à l’art surpasser la nature.

LYSANOR.

J’ai trop peu dit encore, et vos yeux seulement

Vous peuvent figurer un objet si charmant ;

Il suffira, monsieur, sans user d’autre adresse,

Qu’à ma confusion moi-même je confesse

Que mes yeux ayant vu sa divine beauté,

N’ont jamais sans horreur mon miroir consulté.

CLÉANTHE.

Il suffit, et, qu’elle ait ou n’ait point de pareille,

J’adore aveuglément cette rare merveille ;

Et si son cœur consent au dessein que je fais,

Un hymen entre nous rétablira la paix.

Qu’elle apprenne de toi combien je la révère,

Sois de ma passion fidèle messagère,

Et pour comble des biens que je puis recevoir,

S’il se peut, obtiens-moi le bonheur de la voir ;

Qu’aux portes seulement sa majesté conduite

M’accorde cet honneur avec égale suite ;

Qu’Alcandre t’accompagne en l’exécution

De ces soins que tu prends pour mon affection.

LYSANOR.

Si mon espoir n’est vain, cette heureuse journée

Bornera nos ennuis par un double hyménée ;

Vos armes céderont à ses moindres regards,

Et de ce beau séjour l’Amour chassera Mars.

Ils sortent tous.

 

 

Scène II

 

LE CAPITAINE DES GARDES, LES ARCHERS, LE BOURREAU, CLÉANDRE, lié sur l’échafaud, CÉPHALIE, à côté de lui

 

CÉPHALIE.

Ministres criminels d’une homicide rage,

Cruels, mêlez mon sang à ce triste carnage ;

Ce spectacle odieux, ce tragique malheur,

Est donc l’infâme prix qu’on rend à la valeur ?

Quoi ! cette fin honteuse à sa victoire est due !

Il perd sa vie, hélas ! pour l’avoir défendue !

La vertu parmi vous a des punitions,

Et la mort est le prix des belles actions !

LE CAPITAINE DES GARDES.

La volonté des rois par l’effet seul s’explique ;

On suit leur passion ou juste ou tyrannique ;

Et toujours un sujet se porte justement

À l’exécution de leur commandement.

CÉPHALIE.

La reine suit l’avis d’une fureur extrême ;

Elle se fait servir contre son repos même ;

La croire est l’offenser, lui plaire est la trahir,

Et son bonheur dépend de lui désobéir.

CLÉANDRE.

Puisque pour me sauver toute raison est vaine,

Ne vous consumez point d’une inutile peine.

Deux ennemis sans yeux, la Fureur et l’Amour,

Ont prononcé l’arrêt qui me prive du jour.

CÉPHALIE.

Cruels, laissez calmer son aveugle colère,

Accordez seulement une heure à ma prière ;

Une heure l’ôtera de son aveuglement,

Et lui fera bénir votre retardement.

Sauvant cet innocent, vos désobéissances

De sa majesté même auront des récompenses,

Et rien à sa fureur ne vous pourra cacher

Si vous lui ravissez ce qu’elle a de plus cher.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Ma charge est d’obéir, et je ne puis sans crime

Différer cette mort injuste ou légitime.

Nommer cette action supplice ou cruauté

Passe ma connaissance et mon autorité.

CÉPHALIE.

Lâche et honteux effort que souffre l’innocence !

Tyrannique devoir, barbare obéissance !

Quel démon furieux préside en cette cour,

Où de honteuses morts sont des effets d’amour ?

Et qu’est-ce que la reine en sa haine effectue,

Puisqu’aimant elle outrage, et que son amour tue ?

L’onde l’a révéré ; ce barbare élément

Refusa par respect d’être son monument,

Il est de tous les cœurs l’espoir et les délices,

Et dedans l’amour même il trouve des supplices !

Pour son bonheur, hélas ! et pour notre repos,

Que ne fut-il en proie à la fureur des flots ?

Quelle fut la pitié qui lui rendit la vie,

Puisqu’on ordonne après qu’elle lui soit ravie ?

LE CAPITAINE DES GARDES, voulant la tirer de l’échafaud.

Madame, permettez...

CÉPHALIE.

Donc mes pleurs, inhumains,

Ne peuvent l’arracher à vos barbares mains.

À genoux auprès de Cléandre.

Bourreaux, ajoutez donc ma mort à son supplice ;

Sauvez un innocent, ou qu’une autre périsse.

Ne me refusez point la faveur que je veux ;

Frappez, et qu’un seul coup en fasse tomber deux.

Frappez, puisqu’à la mort mon amour seul l’expose ;

Et pour punir l’effet, commencez par la cause.

Se débattant contre ceux qui la veulent séparer de Cléandre.

Que délibérez-vous ? Non, non, tous vos efforts

Prétendent vainement de séparer nos corps,

Montrant le bourreau.

Si cette infâme main n’en sépare nos têtes.

Cruel, porte les coups ; les voilà toutes prêtes.

CLÉANDRE, à Céphalie.

Que ne puis-je espérer une seconde mort

Dont on récompensât ce pitoyable effort ?

Par ces pieux transports vous obligez un traître,

Et le plus criminel que le ciel ait fait naître.

N’exigez point, madame, une confession

Qui m’ôterait l’honneur de votre affection ;

Et souffrez qu’en mourant je conserve la gloire

D’être en une si digne et si belle mémoire.

 

 

Scène III

 

LE CAPITAINE DES GARDES, LES ARCHERS, LE BOURREAU, CLÉANDRE, CÉPHALIE, UN PAGE, apportant un billet de la part de la reine

 

LE PAGE.

Sa majesté m’envoie avec commandement

De montrer ce billet au prince seulement ;

Et quand il l’aura lu, s’il demande la vie,

J’ai charge d’empêcher qu’elle lui soit ravie.

Cléandre lit la lettre.

CÉPHALIE.

Cléandre, à mes dépens contente son espoir,

Et me conserve au moins le bonheur de te voir ;

Si tu n’es point sensible à son amour extrême,

Et si mes pleurs sont vains, sois sensible à toi-même ;

Laisse toucher ton cœur d’un désir mutuel,

Et qu’il lui soit plus doux pour t’être moins cruel.

CLÉANDRE, au bourreau, après avoir déchiré le billet.

Accomplis le dessein que ta charge t’ordonne :

Amour, plaintes, soupirs, rang, dignités, couronne,

Et tout le monde ensemble asservi sous ma loi,

D’un inutile effort attaquerait ma foi.

Le page sort.

Madame, épargnez donc cette vaine défense ;

Laissez de cet assaut triompher ma constance,

Puisqu’il faut assouvir son aveugle courroux,

Et que, vivant ni mort, je ne puis être à vous.

UN ARCHER.

Ô sensible pitié !

CÉPHALIE.

Barbare, quelles larmes

Quelles affections, quelles plaintes, quels charmes,

Obtiendraient quelqu’effet et te pourraient toucher,

Si ton propre salut même ne t’est pas cher ?

Eh bien, fais contenter ton homicide envie ;

Presse une infâme main contre ta propre vie ;

Tu recevras de ceux qui t’auraient regretté

Des murmures publics contre ta cruauté.

Quelques rudes assauts que le malheur nous livre,

Qui désire sa mort est indigne de vivre.

CLÉANDRE, se tournant.

Sus, que tarde l’effet de cet injuste arrêt ?

LE CAPITAINE DES GARDES.

Voici la reine. Ô dieux ! en quel état elle est !

 

 

Scène IV

 

LE CAPITAINE DES GARDES, LES ARCHERS, LE BOURREAU, CLÉANDRE, CÉPHALIE, SALMACIS, LA NOURRICE

 

SALMACIS, courant furieuse.

Arrêtez, inhumains ! donc il n’est pas possible

De sauver un barbare à soi-même insensible,

Un ingrat qui n’est pas à ses jours indulgent,

Et qu’un juste supplice oblige en me vengeant !

Donc il ne suffit pas de tant de tyrannie,

De mon repos troublé, de ma raison bannie,

Et tu m’aurais vivant causé peu de souci

Si ta mort, inhumain, ne m’en causait aussi !

Tu souffres sans regret quand tu me désobliges,

Il t’est doux de mourir parce que tu m’affliges,

Ton supplice te plaît d’autant que je le crains,

Et tu meurs satisfait parce que je te plains !

Quel tigre si cruel, quel monstre si barbare

Paierait de ce prix une amitié si rare,

Et quel malheur me peint si difforme à tes yeux

Qu’en cette élection la mort te plaise mieux ?

CLÉANDRE.

Je sais trop de quel prix sont vos aimables charmes,

Et combien il est doux de leur rendre les armes ;

Je sais combien de rois envieraient mon bonheur :

Mais la loi de mon sort m’ordonne cet honneur.

SALMACIS.

Est-ce que dans l’éclat ton courage s’étonne ?

Crains-tu de succomber au faix d’une couronne ?

Pour tes timides pas un trône est-il trop haut,

Et t’y plairais-tu moins que sur un échafaud ?

La qualité de roi peut-être t’importune,

Et tu crains les grands soins d’une grande fortune.

Eh bien ! pour être tienne, et pour suivre tes pas,

Faut-il fouler aux pieds ce qui ne te plaît pas ?

Faut-il sacrifier à cet amour extrême

Titres, possessions, et sceptre, et diadème ?

Bannirai-je pour toi respect, honte et devoir,

Et faut-il seulement perdre tout pour t’avoir ?

Je suis prête à te suivre en quelque solitude

Où ton superbe cœur souffre ma servitude,

Où j’ose dire enfin : On a reçu ma foi,

J’appartiens à Cléandre, et Cléandre est à moi.

CLÉANDRE.

Pour prix de vos travaux, ordonnez, grande reine,

Qu’on rende mille fois ma mort plus inhumaine ;

Faites qu’on joigne au fer la flamme et le poison,

Et que je souffre tout pour votre guérison ;

Car, pour me faire aimer autre objet que Floronde,

Vous emploieriez en vain l’effort de tout le monde.

Les yeux de Céphalie ont des charmes si doux

Qu’on est trop glorieux de mourir de leurs coups ;

J’ai trahi toutefois cette jeune merveille

Lui vouant une ardeur à la sienne pareille ;

Je faisais de sa peine un divertissement,

Et votre jalousie était sans fondement.

Donc que différez-vous de punir ce coupable ?

Que je souffre une mort horrible, épouvantable ;

Et quand avec mes jours mes maux seront passés,

Qu’on dise : Il aima trop, et n’aima pas assez...

SALMACIS.

J’ai vu, cruel, j’ai vu quel souci te tourmente.

Pourquoi déguises-tu cette ardeur violente ?

Pour couvrir tes amours, pourquoi mal à propos

Des morts mêmes vas-tu traverser le repos ?

Floronde fut l’objet de ta mélancolie,

Mais tes soucis enfin naissent de Céphalie ;

À l’impudique ardeur qui cause ton tourment,

Un lit est en objet bien plus qu’un monument.

Si le ciel à Floronde eût conservé la vie,

J’aurais imprudemment traversé ton envie ;

Tes soupirs étaient dus à sa fidélité,

Avant que d’être grand mon feu fût avorté :

Mais Floronde n’est plus ; et, pour une effrontée

Qui ne peut rien pour toi, ma flamme est rejetée.

Songe, hélas ! quelle erreur aveugle tes esprits ;

Songe quel est l’objet de tes lâches mépris ;

Et si je dois encor espérer quelque place

En ce cœur qui pour moi n’est que marbre et que glace

S’il peut être sensible aux maux que j’ai soufferts,

Viens essuyer mes pleurs et qu’on brise tes fers :

Pour empêcher ta mort fais cesser mon supplice ;

Par la justice même évite la justice ;

Pour ne te perdre pas, Cléandre, sauve-moi ;

Fais vivre et tu vivras, fais grâce et la reçois.

CLÉANDRE.

Enfin c’est trop cacher à l’ardeur qui vous presse

Un secret important qu’il faut que je confesse :

Que votre majesté m’accorde seulement

Qu’en ce lieu Lysanor reviendra sûrement.

Mais, dieux ! à quel effort ma crainte se dispense !

SALMACIS.

Je te donne sa vie, apprends-moi son offense ;

Que je souffre sa peine, et périsse au moment

Que j’aurai de sa faute aucun ressentiment.

CLÉANDRE.

C’est trop délibérer : Lysanor est Floronde.

Le ciel en me sauvant la retira de l’onde.

Il sait bien que, perdant cette chaste beauté,

En me rendant le jour ce bras me l’eût ôté ;

L’onde, malgré vos vœux, eut du respect pour elle,

Et de sa mort sa voix m’annonça la nouvelle.

Pour d’expresses raisons cet objet plein d’appas

À votre majesté ne se déclara pas :

Elle apprit votre amour et redouta son père,

Qui pouvait me priver de ce bien que j’espère ;

Elle est allée enfin trouver son successeur,

Non pas en qualité de héraut, mais de sœur ;

Et lorsque j’espérais son retour et ma grâce,

Et que le roi rendît la paix à cette place,

J’eus avec Dorismond ce fatal accident,

Pour un jaloux soupçon qu’il m’apprit en mourant.

Floronde m’étant chère à l’égal de moi-même,

Je ne l’ai point nommée en ce danger extrême ;

Voyant tant de fureur avecque tant d’amour,

J’ai craint que mon malheur ne lui coûtât le jour.

 

 

Scène V

 

LE CAPITAINE DES GARDES, LES ARCHERS, LE BOURREAU, CLÉANDRE, CÉPHALIE, SALMACIS, LA NOURRICE, FLORONDE, sous le nom de LYSANOR, ALCANDRE

 

LYSANOR.

Quel tragique spectacle à mes yeux se présente ?

Ô sinistre frayeur ! ô sensible épouvante !

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? quels forfaits inhumains

Livrent cet innocent à vos barbares mains ?

Cléandre, quelle offense ou quelle aveugle rage

Quand tout rit à nos vœux t’expose à cet outrage ?

Madame, pardonnez à mes justes transports,

Et faites qu’un seul coup fasse tomber deux corps.

SALMACIS.

Je le dois pour victime aux mânes de Floronde.

Par lui cette princesse est le butin de l’onde,

Et cette belle fille eut de si doux appas,

Qu’on pèche autant que lui de ne la venger pas.

LYSANOR.

Floronde voit le jour, et je suis, grande reine,

Ce malheureux objet qui fit naître sa peine.

Je ne demande point un si sanglant arrêt ;

Je veux cette victime au même état qu’elle est.

Je suis, je suis Floronde.

SALMACIS.

Amoureuse manie,

Fureurs, aveuglement, contrainte, tyrannie,

Cédez aux mouvements d’une juste pitié,

Et ne traversez plus leur fidèle amitié.

C’est trop, parfaits amants, faire durer vos peines,

Ôtant à Cléandre ses liens.

C’est trop vous affliger ; rompons, brisons ces chaînes.

Triomphe du danger où tu t’es exposé

Par un aveuglement que tu nous a causé.

Goûtez, belle Floronde, un siècle de délices ;

Que vos bras soient ses fers, vos baisers ses supplices,

Et qu’en tous les endroits qu’illumine le jour

On fasse le récit d’une si belle amour.

CLÉANDRE, à la reine.

Que votre majesté d’un esclave dispose,

Et pardonne aux effets d’une si belle cause.

À Céphalie.

Et vous, dont j’ai trahi le repos et les vœux...

CÉPHALIE.

C’est trop ; puisque tu vis, j’obtiens ce que je veux.

Que le ciel pour jamais joigne vos destinées,

Et fasse un siècle entier de vos jeunes années.

LYSANOR, à la reine.

Pour prix de tant de biens j’apporte ici la paix,

Que les armes du roi ne troubleront jamais.

Par cet ambassadeur apprenez, grande reine,

Quel miracle d’amour est auteur de sa peine ;

Et s’il peut espérer cet objet amoureux,

Par sa possession faites un prince heureux.

ALCANDRE.

D’un invincible trait l’amour touche son âme ;

Des charmes inconnus sont auteurs de sa flamme.

Le bruit de vos vertus et de votre beauté

Le rend adorateur de votre majesté.

Ce discours est ma charge, et son désir extrême

Est d’obtenir le bien de vous parler lui-même :

Il m’a chargé surtout d’implorer ce bonheur,

Et proche de la ville il en attend l’honneur.

SALMACIS.

C’est trop nous honorer ; l’amour de ce monarque

Est au peu que je vaux une trop digne marque.

Je consens toutefois au bonheur de le voir,

Et de ce même pas je le vais recevoir.

Tout le monde sort excepté Céphalie.

CÉPHALIE, seule.

Enfin, un heureux changement

Fait d’un long et commun tourment

Une longue et commune joie :

Le ciel à ces amants a conservé le jour ;

Et, quelqu’assaut qu’il leur envoie,

Rien ne mourra que mon amour.

 

Les armes dont je l’ai dompté

Sont celles qui me l’ont ôté.

Quel est le fruit de ses promesses,

Que qui veut m’obliger profite en me servant ;

Le confident a les caresses,

Et l’amante n’a que du vent.

 

Par les prières et par l’or

Dont je m’engageais Lysanor,

Je ne pouvais trahir Floronde :

Elle voyait le jour, et le même accident

Qui l’aurait fait périr dans l’onde,

Eût fait périr mon confident.

 

 

Scène VI

 

CLÉANTHE, ACHANTHE, ALCANDRE, SALMACIS, CLÉANDRE, FLORONDE, LA NOURRICE, LE CAPITAINE DES GARDES, ARCHERS, TROMPETTES

 

Les trompettes sonnent de côté et d’autre.

CLÉANTHE, abordant la reine.

Confus, charmé, ravi, souffrez que mon silence

De mon affection prouve la violence,

Et que ces yeux vainqueurs, espoir de mille rois,

M’ôtant la liberté m’ôtent aussi la voix :

La paix chasse mes gens, et vos terres sont calmes ;

Mais de vos seuls attraits elles tiennent leurs palmes ;

Eux seuls nous ont vaincus : tout leur cède, et ces lieux

N’ont point de force égale à celle de vos yeux.

SALMACIS.

Vous réduisez au point de n’oser se défendre,

Et, d’une sorte ou d’autre, enfin il se faut rendre ;

À ma défaite aussi mon intérêt est joint,

Et ma gloire dépend de ne repartir point.

Mais quel est mon bonheur, et quelle est cette peine

Que vous prenez, monsieur, pour une indigne reine ?

Puis-je trop estimer ce bien inespéré,

Et trop bénir le ciel qui me l’a procuré ?

CLÉANTHE.

Je vous suis obligé du favorable asile

Que Cléandre et ma sœur ont eu dans cette ville ;

Un prospère succès couronne leurs amours,

Et je consens au nœud qui doit joindre leurs jours.

Mais mon propre intérêt, plus que le leur, m’amène

Implorer le succès d’une attente incertaine.

Dieux, que jugerez-vous de ma témérité ?

J’ose dessous vos lois ranger ma liberté,

Et souhaiter l’honneur d’un heureux mariage

Qui sous un même sort nos deux sceptres engage.

SALMACIS.

Sachant votre mérite, un jugement bien sain

Ne doit point consulter sur un si beau dessein.

CLÉANTHE.

Ô favorable jour sur tous ceux de ma vie !

Que mon sort est heureux !

FLORONDE.

Que mon âme est ravie !

CLÉANTHE.

Combien je dois de vœux à l’amour de ma sœur !

Et que je dois enfin chérir son ravisseur !

CLÉANDRE.

Quoi ! votre majesté me pardonne l’injure...

CLÉANTHE.

C’est trop, et ce bonheur la paye avec usure :

Je pardonne à l’Amour, ce pécheur innocent,

Qui se punit assez lui-même en offensant.

LE CAPITAINE DES GARDES.

Ô divin changement !

LA NOURRICE.

Ô fortune prospère !

SALMACIS.

Puisqu’un bonheur commun finit notre misère,

Venez prendre chez moi les titres absolus,

Que le ciel vous y donne et ne m’y laisse plus ;

Qu’une éternelle paix fasse tomber nos armes ;

Qu’on ne soupire plus, qu’on bannisse les larmes ;

Que de tous nos ennuis l’Amour soit triomphant,

Et que Mars soit vaincu par les mains d’un enfant. 

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