Le Cocher supposé (HAUTEROCHE)
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
- Scène XIII
- Scène XIV
- Scène XV
- Scène XVI
- Scène XVII
- Scène XVIII
- Scène XIX
- Scène XX
- Scène XXI
- Scène XXII
- Scène XXIII
- Scène XXIV
- Scène XXV
- Scène XXVI
- Scène XXVII
- Scène XXVIII
- Scène XXIX
- Scène XXX
- Scène XXXI
- Scène XXXII
- Scène XXXIII
- Scène XXXIV
- Scène XXXV
Comédie.
Représentée, pour la première fois, le 8 avril 1680.
Personnages
M. HILAIRE, oncle de Dorothée
M. EUTROPE, amant de Dorothée
LISIDOR, autre amant de Dorothée
DOROTHÉE, amante de Lisidor, et promise à Monsieur Eutrope
JULIE, amante de Lisidor
ROSETTE, suivante de Julie
ROLINE, suivante de Dorothée
MORILLE, valet de Lisidor, et cocher de M. Hilaire
ADRIAN, frère de Rosette
La scène est à Paris, dans la maison de M. Hilaire.
Scène première
LISIDOR, MORILLE
MORILLE.
Ah ! Monsieur, je viens de vous chercher.
LISIDOR.
Et moi, Morille, je rodais autour d’ici, pour voir si je pourrais te rencontrer. Pourquoi me cherchais-tu ?
MORILLE.
Pour deux choses : l’une, pour vous faire savoir qu’hier je rencontrai, par hasard, un de mes amis arrivé du Mans, qui me fit des baisemains de la chère Rosette, et qui m’assura que Madame Julie est fort en peine de votre retardement à Paris : elle sait qu’il y a déjà longtemps que vos affaires sont terminées, et que vous devriez être de retour.
LISIDOR.
Je sais tout cela. Mais n’as-tu rien d’ailleurs à m’apprendre ?
MORILLE.
Oui ; mais, Monsieur, Madame Julie est une personne qui...
LISIDOR.
Hé ! laisse-là Julie, et me parle de Dorothée.
MORILLE.
Lisez ce billet, et souffrez que je vous quitte. Quelques gens pourraient sortir du logis... Serviteur.
LISIDOR.
Tu as raison. Vas.
Scène II
LISIDOR, seul, lit
« J’irai tantôt me promener aux Invalides ; ne manquez pas de vous y trouver : je m’y rendrai de bonne heure, pour avoir la joie d’être plus longtemps avec vous. Adieu ; aimez-moi toujours autant que je vous aime. Dorothée. »
J’aperçois son oncle qui sort de sa maison : éloignons-nous.
Scène III
HILAIRE, EUTROPE
EUTROPE.
Soyez persuadé, Monsieur Hilaire, que la chose est véritable.
HILAIRE.
Je vous avoue, Seigneur Eutrope, que j’ai peine à croire ce que vous venez de me dire.
EUTROPE.
Rien n’est pourtant plus assuré.
HILAIRE.
Mais, Seigneur Eutrope, n’est-ce point aussi quelque sentiment de jalousie qui s’est emparé de votre imagination ? Souvent les Amants trop délicats prennent l’ombre pour le corps, et le faux pour le vrai.
EUTROPE.
Encore une fois, Monsieur Hilaire, c’est la vérité.
HILAIRE.
Mais de qui tenez-vous la chose ?
EUTROPE.
Je la tiens d’un billet cacheté qu’on a envoyé chez moi, en mon absence, sans savoir de quelle part il vient ; je n’en connais pas même l’écriture.
HILAIRE.
C’est peut-être une chose supposée, ou une histoire faite à plaisir.
EUTROPE.
Non ; rien n’est plus certain, et j’en suis fortement persuadé.
HILAIRE.
Pourrait-on voir ce billet ?
EUTROPE.
Facilement ; le voilà.
HILAIRE lit.
À Monsieur Eutrope.
« Un intérêt particulier qui me regarde, m’oblige à vous avertir que Madame Dorothée, nièce de Monsieur Hilaire, de laquelle vous êtes si passionnément amoureux, aime un Cavalier qui vous est inconnu, et qu’ils se voient tous les jours à la promenade. Si vous doutez de ce que je vous écris, vous pouvez vous-même, avec un peu de soin, vous éclaircir aisément de cette vérité. »
EUTROPE.
C’est ce que je n’ai pas manqué de faire ; et je la vis hier, dans le bois de Vincennes, en grande conversation avec un Monsieur que je ne connais point.
HILAIRE.
Hors du carrosse ?
EUTROPE.
Hors du carrosse, et se promener avec lui assez familièrement.
HILAIRE.
Vous me surprenez. Je veux, tout à l’heure, éclaircir cette affaire devant vous, et lui en faire reproche.
EUTROPE.
Non, ce n’est pas ce que je demande ; je craindrais qu’elle ne s’irritât contre moi, et qu’elle ne trouvât mauvais que je censurasse ses actions, avant que d’être son époux ; je ne veux pas même qu’elle sache que ce rapport vienne de ma part : je connais son esprit, et...
HILAIRE.
Je vous entends, Seigneur Eutrope, il suffit. Vous aimez ma nièce ?
EUTROPE.
On ne saurait en douter, sans me faire injure.
HILAIRE.
Seigneur Eutrope, je vous ai promis ma nièce, et je vous la promets : dans trois jours, au plus tard, elle sera votre femme.
EUTROPE.
Je n’ai rien à souhaiter davantage ; et vous me mettrez, par là, au comble de la joie. Mais, surtout, je vous prie de manier les choses avec douceur : je serais au désespoir, si elle en recevait quelque mauvais traitement.
HILAIRE.
Allez, soyez en repos ; vous aurez de mes nouvelles dans peu : je dois promptement m’instruire de tout ceci.
Scène IV
HILAIRE, seul, appelle
Holà, Cocher ! Morille !
Scène V
HILAIRE, MORILLE
MORILLE, de son écurie.
Monsieur ?
Entrant.
Que vous plaît-il, Monsieur ? Faut-il mettre les chevaux au carrosse ? Ils sont en bon état. Aussi je puis dire, sans vanité, que, dans tout Paris, il n’y a point de Cocher qui prenne tant de soin de ses chevaux que moi. Je viens de les ramener de chez le Maréchal.
HILAIRE.
Pourquoi les as-tu menés chez le Maréchal ?
MORILLE.
C’est qu’il y en avait un, Monsieur, à qui un fer s’était cassé, en revenant de l’abreuvoir ; et qu’à l’autre, il y manquait cinq ou six clous...
HILAIRE.
Tu as bien la mine de t’entendre avec le Maréchal, pour manger, avec lui, le fer et les clous.
MORILLE.
Je ne suis point de ces fripons-là, et vous ne me connaissez pas. Je sais que la plupart des Cochers s’entendent avec le Sellier, le Maréchal et le Charron pour attraper de quoi boire ; mais je n’ai rien à craindre là-dessus.
HILAIRE.
Je crois que tu vaux bien mieux que les autres ! Dis-moi un peu : quel est ce Muguet qui se rencontre à toutes les promenades que fait ma nièce, et qui, hier encore, dans le bois de Vincennes, se promenait , tête-à-tête avec elle, dans des lieux écartés des routes ordinaires ?
MORILLE.
Je ne sais ce que c’est, Monsieur.
HILAIRE.
Comment ! tu ne sais ce que c’est ?
MORILLE.
Non, Monsieur.
HILAIRE.
Veux-tu soutenir que cela n’est pas véritable ?
MORILLE.
Moi, Monsieur ? Vous voyez que je ne soutiens rien.
HILAIRE.
On t’a fait le bec, et on t’a donné la pièce blanche, pour te taire ; mais il faut que tu me dises tout maintenant la vérité.
MORILLE.
Je vous la dis.
HILAIRE.
Qu’est-ce que tu me dis ?
MORILLE.
Je vous dis que je ne sais ce que c’est.
HILAIRE.
Oses-tu mentir avec tant d’impudence ?
MORILLE.
Je ne mens point.
HILAIRE.
Tu ne mens point, pendard ? C’est une chose que j’ai vue de mes propres yeux.
MORILLE, embarrassé.
Vous l’avez donc vue tout seul ; car... pour moi... je n’ai rien vu.
À part.
Que faire ici ?
HILAIRE.
As-tu l’effronterie de m’assurer que tu n’as rien vu ? Hem ? Réponds, parle.
MORILLE.
Monsieur, j’aime mieux me taire, que de mal parler.
HILAIRE.
Ne crois pas te sauver par le silence ; je veux que tu parles.
MORILLE.
Mais, en parlant, que faut-il que je dise ?
HILAIRE.
Il faut dire ce que tu sais.
MORILLE.
Je ne sais rien.
HILAIRE.
Quoi ! tu persisteras à nier toujours ? Par la mort !...
MORILLE, à part.
Il faut ici payer d’esprit.
Haut.
Est-ce que je prends garde aux choses que fait un Maître ou une Maîtresse ? Je ne pense qu’à mener mon carrosse, et à faire ce qu’on me commande.
HILAIRE.
Je veux savoir absolument quel est ce drôle avec qui elle a des intelligences.
MORILLE.
Monsieur, il ne faut jamais qu’un Serviteur mette le nez dans les affaires de ceux dont il mange le pain, à moins qu’ils ne l’ordonnent.
HILAIRE.
Eh bien ! je t’ordonne de me dire, sur l’heure, quel est ce Monsieur avec qui ma nièce a commerce.
MORILLE.
Ce n’est point aux Valets à s’ingérer de pénétrer les actions des personnes qu’ils servent.
HILAIRE.
Veux-tu répondre à ce que je te demande ?
MORILLE.
Ce n’est point là mon humeur.
HILAIRE.
Je perds patience.
MORILLE.
Depuis deux mois que je vous sers, je ne crois pas que vous puissiez vous plaindre de ma langue.
HILAIRE.
Le diable t’emporte !
MORILLE.
Nous savons la gouverner.
HILAIRE.
Que la peste t’étouffe !
MORILLE.
Vous voulez sans doute m’éprouver ; mais vous ne m’y tenez pas.
HILAIRE.
Que le Ciel te confonde !
MORILLE.
Je ne suis pas de ces gens qui s’abandonnent à parler de leurs Maîtres à tort et à travers.
HILAIRE.
Que la foudre t’écrase !
MORILLE.
Nous savons vivre, Dieu merci.
HILAIRE.
Oh ! je n’en puis plus.
MORILLE.
Il faut, dans le monde, tout voir, tout entendre, et se taire.
HILAIRE.
Maraud ! je te...
MORILLE.
C’est la maxime des grands hommes.
HILAIRE.
Ah ! je déteste !
MORILLE.
Quoique je ne sois qu’un Cocher, j’ai de la morale ; et je puis dire, sans vanité, que j’ai vu, lu et retenu, et que...
HILAIRE.
Ah, bourreau ! il faut que je t’étrangle.
MORILLE.
Tout doux, tout doux, Monsieur ; vous vous mettez en colère.
HILAIRE.
Hé ! n’en ai-je pas raison, chien que tu es !
MORILLE.
Monsieur, sans vous emporter si fort, faites-moi, s’il vous plaît, la grâce de m’écouter.
HILAIRE.
Çà, que veux-tu me dire ?
MORILLE.
Faisons-nous justice. Seriez-vous bien aise, Monsieur, que j’allasse découvrir à Madame votre nièce l’intrigue secrète que vous avez avec certaine Bourgeoise, que je fais entrer, sans bruit, deux fois la semaine, par la porte de derrière, et que je conduis, par votre ordre, jusqu’au petit degré qui rend à votre garde-robe ? Plaît-il ?
HILAIRE.
Il n’est pas, à présent, question de cela.
MORILLE.
Il est vrai ; mais c’est pour vous faire connaître qu’un Domestique doit être discret, et qu’il ne faut jamais qu’il s’émancipe de raisonner sur les choses qui regardent ses Supérieurs.
HILAIRE.
Est-ce là tout ce que tu as à me dire ? et n’aurai-je point d’autres raisons de toi ?
MORILLE.
Il ferait beau voir vraiment ! qu’après m’avoir honoré de votre confiance, j’allasse imprudemment faire éclater cet agréable joli petit commerce, et que...
HILAIRE, lui donnant un soufflet.
Oh, morbleu ! c’en est trop.
MORILLE.
Vous avez grand tort, Monsieur ; vous voyez que je parle raison.
HILAIRE.
Et moi, je réponds ainsi.
MORILLE.
La réponse est violente, et je ne m’en accommode nullement.
À part.
Peste soit des amours de mon Maître !
HILAIRE.
Holà, quelqu’un ! Il faut tenter une autre voie.
Scène VI
HILAIRE, MORILLE, ROLINE
ROLINE.
Que voulez-vous, Monsieur ?
HILAIRE.
Qu’on fasse venir ma nièce.
ROLINE.
Elle est empêchée, Monsieur.
HILAIRE.
À quoi faire ?
ROLINE.
À battre le petit Laquais.
HILAIRE.
Elle le battra une autre fois ; qu’elle vienne tout maintenant.
ROLINE.
Faut-il que je vienne aussi, Monsieur ?
HILAIRE.
Non ; je n’ai que faire de toi.
Roline sort.
Scène VII
HILAIRE, MORILLE
MORILLE, bas, à part.
Je crains bien que la nièce...
HILAIRE.
Que dis-tu entre tes dents ?
MORILLE.
Je dis, Monsieur, que je n’aime point une telle réponse, et que nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble.
HILAIRE.
Coquin ! si je prends un bâton...
MORILLE, voulant s’en aller.
Oh ! prenez tout ce qu’il vous plaira.
HILAIRE, s’opposant à sa sortie.
Où vas-tu ?
MORILLE.
Je vais voir à mes chevaux, qui m’appellent.
HILAIRE.
Tes chevaux n’ont que faire de toi ; demeure là.
MORILLE.
J’obéis ; mais, si vous me frappez davantage, je quitte tout à l’heure.
Scène VIII
HILAIRE, DOROTHÉE, MORILLE
DOROTHÉE, à Hilaire.
On dit que vous me demandez, mon oncle ?
HILAIRE, à Dorothée.
Oui ; venez çà. Quel est ce Monsieur qui, depuis quelque temps, s’empresse à se trouver à toutes les promenades que vous faites, et avec qui vous étiez hier en grande conversation dans le bois de Vincennes ?
DOROTHÉE.
Moi, mon oncle ?
HILAIRE.
Oui, vous.
DOROTHÉE.
Je ne sais si Morille aurait fait quelque imposture.
MORILLE.
Moi ? je n’en fis jamais. Il y a une heure qu’on me querelle et qu’on me bat, pour me forcer à dire ce que je ne sais point ; mais je suis incorruptible.
HILAIRE, à Morille.
Tais-toi.
À Dorothée.
Et vous, répondez.
DOROTHÉE, se rassurant.
Je ne sais, mon oncle, de qui vous me parlez ; et l’on me prend, sans doute, pour une autre.
HILAIRE.
Il est inutile de vouloir nier la vérité ; c’est une chose que j’ai vue.
DOROTHÉE.
Ah ! mon oncle, je n’ai rien à répondre là-dessus.
HILAIRE.
Vous avouez donc que la chose est véritable ?
DOROTHÉE.
Non pas, mon oncle, s’il vous plaît : je vous dirai seulement que ce n’est point à moi à combattre vos sentiments ; et que, quand il y aurait du mensonge, je dois être toujours dans le respect.
HILAIRE.
Fort bien ! On appelle cela, se sauver par les marais. Écoutez, ma nièce. Vous savez que vous êtes promise à Monsieur Eutrope ; que c’est un homme qui vous aime ; et que, d’ailleurs, il est en droit, quand il voudra, de nous faire un procès qui nous coûterait plus de dix mille écus, si nous venions à le perdre : ainsi, préparez-vous à l’épouser au plus tôt.
DOROTHÉE.
Tout ce qu’il vous plaira, mon oncle.
HILAIRE.
C’est bien dit. Cependant, jusqu’au jour de votre mariage, je vous défends de sortir du logis, sans mon consentement.
À Morille.
Et à toi, de mettre les chevaux au carrosse, sans ma permission.
Scène IX
DOROTHÉE, MORILLE
DOROTHÉE.
Hé bien ! Morille, que dis-tu de tout ceci ?
MORILLE.
Hé ! qu’en pourrais-je dire, Madame, sinon que je vois les amours de vous et de mon Maître en fort mauvaise posture.
DOROTHÉE.
Quel remède, Morille ?
MORILLE.
Ma foi, Madame, je n’en sais point ; car quel personnage voulez-vous que je fasse à présent ? Vous avez voulu, de concert avec mon Maître, que je vinsse ici me mettre Cocher, moi qui n’avais, en ma vie mené de carrosse. Je vous tiens fort heureuse que mon ignorance ne vous ait point fait casser le cou, ou quelque membre. Mais, aujourd’hui, puis-je jouer un autre rôle, sans que votre oncle s’en aperçoive ?
DOROTHÉE.
Mais, Morille, tout est-il désespéré ?
MORILLE.
Parbleu ! j’y vois beaucoup d’apparence ; et c’est à vous a vous consulter là-dessus. Quant à moi, je suis d’avis de demander mon congé ; car le métier de Cocher, que je fais malgré moi, pour servir vos amours, m’attirera sans doute quelque maligne influence. Tout franc, je crains la destinée de Monsieur Phaéton, c’est-à-dire, que la foudre ne tombe sur mes épaules : il me souvient que votre oncle a déjà commencé, par un soufflet, à faire le Jupiter sur mon visage.
DOROTHÉE.
J’en suis fâché : mais, pour adoucir, en quelque façon, ton déplaisir, prends cette bague ; et, surtout, ne m’abandonne point, en l’état où je suis.
MORILLE.
Je crois qu’il est à propos d’aller trouver mon Maître, pour l’avertir de tout ce qui se passe.
DOROTHÉE.
Fais en sorte que je puisse lui parler.
MORILLE.
Mais en quel lieu, Madame ?
DOROTHÉE.
Je ne sais.
MORILLE.
Ni moi, à moins que vous ne me permettiez de l’introduire dans la maison.
DOROTHÉE, s’en allant.
Fais comme tu l’entendras.
MORILLE.
C’est assez, c’est assez.
Scène X
MORILLE, seul
Cette bague peut, en quelque manière, amoindrir les chagrins qu’un soufflet inspire ; et... Mais ne perdons point de temps ; allons au plus tôt chercher mon Maître.
Il sort.
Scène XI
JULIE, ROSETTE, ADRIAN
ROSETTE, à Julie.
Ah ! Madame, regardez ; il me semble que voilà Morille. Oui, c’est lui : il faudrait l’appeler.
JULIE, à Rosette.
Tais-toi ; je ne veux pas que Lisidor sache que je sois en cette ville.
ROSETTE.
Peut-être que, si je parlais à Morille...
JULIE.
Fais ce que je t’ordonne, et non davantage.
ADRIAN, à Julie.
Madame, voilà le logis de Monsieur Hilaire, de la nièce duquel, comme je vous ai dit, Monsieur Lisidor est passionnément amoureux.
JULIE.
Le traître ! le perfide !
ADRIAN.
Vous m’avez envoyé, depuis un mois, ici, pour observer les actions de votre Amant ; soyez persuadée que je n’y ai point perdu de temps, et que, par mes lettres, je vous en ai rendu un fidèle compte.
JULIE, à Adrian.
Crois que je suis fort contente de tes soins, et que tu le seras de moi.
ADRIAN.
Madame, je suis votre serviteur. Mais que dites vous du billet que j’ai écrit à Monsieur Eutrope, pour lui donner martel en tête, et traverser votre Amant dans ses nouvelles amours ?
JULIE.
Rien n’est mieux imaginé ; et le tour est adroit.
ROSETTE.
Je vous avais bien dit, Madame, que mon frère en savait bien long, et qu’il n’était pas un sot : c’est un compère !... Il est vrai qu’il n’est pas riche, non plus que moi ; mais il possède, en fonds d’esprit, plus de cinq cents écus de revenu : le jeu lui en fournit une bonne partie ; et certains autres petits négoces, que les occasions présentent, lui répondent du reste. J’avoue que souvent il n’y a pas beaucoup de droiture dans tout ce trafic ; mais on doit l’excuser ; il a cela de commun avec de bien plus grands Seigneurs que lui.
ADRIAN.
Ma sœur aime à plaisanter.
ROSETTE, à Adrian.
J’aime à parler franchement et sans fard. Mais rends-moi raison sur Morille, Cocher dans ce logis, lui qui n’a jamais mené de carrosse.
ADRIAN.
N’ai-je pas dit à Madame que c’était sûrement une adresse, pour faciliter leur entrevue ; et que, dans toutes les promenades, j’ai remarqué que Monsieur Lisidor s’y rencontrait toujours ?
ROSETTE.
Il est vrai : excuse ; c’est que j’ai la mémoire courte.
JULIE.
Laisse-nous, Adrian, et vas faire apporter mes hardes à l’hôtellerie : surtout, cache bien qui je suis.
ADRIAN.
Madame, soyez en repos.
Scène XII
JULIE, ROSETTE
ROSETTE.
Que voulez-vous faire dans les rues, en l’équipage où vous êtes, Madame ?
JULIE.
Hélas ! ma chère Rosette, l’état de mon âme est bien plus en désordre que celui de mon corps. Faut-il que j’aime un homme si perfide ?
ROSETTE.
Il est vrai que Monsieur Lisidor ne fait pas trop bien son devoir ; et qu’après les obligations qu’il vous a, il n’en use guère en galant homme : mais c’est le procédé ordinaire de tous les infidèles.
JULIE.
Que ne puis-je changer, comme lui ?
ROSETTE.
Ma foi, Madame, vous devriez oublier cet inconstant.
JULIE.
Il est inconstant ; mais, Rosette, je l’aime.
ROSETTE.
Il ne mérite pas que vous pensiez à lui. Considérez qu’au préjudice de la promesse de mariage qu’il vous a donnée, il cherche à vous manquer de foi. Chassez de votre mémoire ce volage, pour y laisser régner sa trahison. Il faut que ce soit un grand scélérat ; car, quand je me souviens des termes passionnés dont il vous a tant de fois exprimé sa tendresse, je ne sais où j’en suis. Pour moi, je vous confesse qu’à tout ce qu’il disait, je donnais autant de croyance que vous, et même j’en sentais dans le cœur... des mouvements... qui s’épandaient partout, et qui inspiraient des désirs... En vérité, Madame, c’est un méchant homme.
Julie rit.
Vous riez ; c’est quelque chose : mais, mort de ma vie ! je m’en vengerais.
JULIE.
Et que ferais-tu ?
ROSETTE.
J’en épouserais un autre, à sa barbe.
JULIE.
Ah ! Rosette, quand on aime fortement, il n’est guère en notre pouvoir de faire ce que tu dis.
ROSETTE.
Merci de ma vie ! je n’en ferais point à deux fois. Tu en aimes un autre ? adieu ; au diable.
JULIE.
Tu es bien heureuse, Rosette, de savoir si facilement te défaire de ta passion.
ROSETTE.
Il ne faut que le vouloir, et l’on en vient à bout.
JULIE.
Pourtant, tu n’as pas entièrement oublié Morille ?
ROSETTE.
Mafique ! je ne pense plus à lui.
JULIE.
Cependant, quand tu las aperçu, tu n’as pu t’empêcher de faire paraître beaucoup d’émotion, et cela s’est vu sur ton visage.
ROSETTE.
Je ne m’en défends pas. Vous savez que, quand on a eu de l’amitié, et qu’on revoit la personne qu’on a aimée, il est difficile qu’on ne ressente, à sa vue, certains petits remuements... dans le cœur... qui... Ne seriez-vous pas bien aise de rencontrer Monsieur Lisidor ?
JULIE.
Je serais ravie de le voir ; mais je serais fâchée qu’il m’eût vue.
ROSETTE.
Mais, Madame, quel est votre dessein ?
JULIE.
Je ne le sais pas bien encore, Rosette ; mais le temps m’inspirera les moyens nécessaires pour triompher de mon inconstant, et...
Scène XIII
ADRIAN, JULIE, ROSETTE
ADRIAN.
Ah ! Madame, je viens de rencontrer, chemin faisant, Morille et Monsieur Lisidor, qui sans doute dressent leurs pas de ce côté ; j’ai accouru pour vous en avertir.
JULIE, à Rosette et à Adrian.
Retirons-nous à l’écart, et tâchons de les observer.
Scène XIV
MORILLE, LISIDOR
MORILLE.
Monsieur, demeurez autour d’ici, sans vous impatienter ; je vais prendre mon temps, pour tâcher à vous faire entrer dans l’endroit où je couche, comme nous l’avons concerté.
LISIDOR.
Va donc, Morille, et reviens promptement : je brûle d’impatience de parler à ma chère Dorothée.
Scène XV
LISIDOR, seul
J’espère que, lorsque nous serons ensemble, nous trouverons les moyens de prévenir les malheurs qui nous menacent ; et je hasarderai toutes choses, pour avoir le bonheur d’être son époux. Mais il me semble que j’aperçois quelqu’un venir ici ; éloignons-nous un peu.
Scène XVI
EUTROPE, seul
Ô Amour ! ô Amour ! ô Amour ! que tu fais régner puissamment dans mon cœur l’aimable Dorothée ! Quand je ne la vois pas, je suis dans des inquiétudes cruelles ; et quand je la vois, je sens des élancements de joie, qui me causent des émotions incompréhensibles. J’ai une impatience extrême de la voir, et d’apprendre de Monsieur Hilaire le succès de leur entretien, touchant les plaintes que je lui ai faites. Entrons.
Il frappe à la porte de M. Hilaire.
Scène XVII
EUTROPE, ROLINE
ROLINE, ouvrant.
Que vous plaît-il, Monsieur ?
EUTROPE.
Monsieur Hilaire est-il au logis ?
ROLINE, ouvrant.
Non, Monsieur.
EUTROPE.
Et mademoiselle Dorothée ?
ROLINE.
Elle est à sa chambre : venez, je vais vous conduire.
EUTROPE.
Volontiers.
Scène XVIII
LISIDOR, seul
Que je suis malheureux ! Fallait-il que ce maudit rival vînt en ce moment, pour traverser notre dessein ? Mais n’importe ; il faut absolument, quoi qu’il arrive, que je parle à ma chère Dorothée.
Scène XIX
LISIDOR, MORILLE
MORILLE.
Monsieur, tout est favorable pour vous couler dans mon taudis. Venez vite ; et après, quand je trouverai l’occasion, je ferai le reste.
LISIDOR.
Mais...
MORILLE.
Point de mais ; suivez-moi.
Scène XX
JULIE, ROSETTE et ADRIAN, sortant de l’endroit où ils étaient cachés
ADRIAN, à Julie.
Hé bien ! Madame, vous ne pouvez plus l’ignorer.
JULIE.
Ah, Ciel ! que viens-je de voir et d’entendre ? Le traître !
ROSETTE.
Madame, il faut entrer là dedans, et frotter le Maître et le Valet comme tous les diables.
JULIE.
Le lâche ! le scélérat ! Adrian, vas-t’en au logis, et fais ce que je t’ai dit.
ADRIAN.
Suffit, Madame.
Il sort.
Scène XXI
JULIE, ROSETTE
JULIE.
Le fourbe ! me trahir ainsi !
ROSETTE.
Tout franc, si j’aimais comme vous aimez, j’aurais déjà mis le feu à la maison.
JULIE.
La violence est, ici, bien moins nécessaire que l’adresse.
ROSETTE.
Morguenne ! il s’en souviendrait. Mais que prétendez-vous faire ? Quant à moi, j’enrage de battre. Ah ! que je prendrais un grand plaisir à bourrer un infidèle, et à lui faire rentrer dans le ventre sa perfidie et son inconstance !
JULIE, après avoir un peu rêvé.
Cesse tes emportements, baisse ta coiffe, heurte, et demande le Maître de la maison.
Elle baisse sa coiffe.
ROSETTE.
Pourquoi cela, Madame ?
JULIE.
Garde le silence, et me laisse agir.
ROSETTE.
Mais, si Morille vient à paraître, je commencerai d’abord à lui donner sur les oreilles.
JULIE.
Non, je te le défends ; tu ruinerais, par là, le dessein que j’ai pris. Ne bouge ; j’y vais moi-même : mais, surtout, ne parle point.
ROSETTE, baissant sa coiffe.
Il faudra se contraindre.
Scène XXII
HILAIRE, JULIE et ROSETTE, ayant leurs coiffes baissées
Comme Julie va pour heurter, elle rencontre Hilaire qui aveint son passe-partout.
HILAIRE, à Julie.
Que cherchez-vous, Madame ?
JULIE, sa coiffe baissée.
Je cherche Monsieur Hilaire, le Maître de ce logis.
HILAIRE.
Vous parlez à lui, Madame.
JULIE, se mettant à genoux.
Ah ! s’il est ainsi, Monsieur, souffrez que j’implore votre justice.
HILAIRE, la relevant.
Contre qui, Madame ?
JULIE.
Contre un perfide, un traître, un scélérat que vous avez chez vous.
HILAIRE.
Et quel est-il, Madame ?
JULIE.
C’est Morille, Monsieur, votre Cocher.
HILAIRE.
Et que vous a-t-il fait ?
JULIE.
Hélas ! plutôt, que ne m’a-t-il point fait ? Il m’a abandonnée misérablement avec deux pauvres petits enfants.
HILAIRE.
Comment ! êtes-vous sa femme ?
JULIE.
Oui, Monsieur, pour mon malheur.
HILAIRE.
Il ne m’avait point dit qu’il fût marié : mais la plupart des Serviteurs en usent de la sorte, pour se conserver une condition. Çà, que souhaitez-vous de moi ?
JULIE.
Je voudrais seulement le voir, et que vous voulussiez prendre la peine de nous remettre bien ensemble.
HILAIRE.
De tout mon cœur : mais voyons un peu votre visage.
JULIE, levant sa coiffe.
Volontiers.
HILAIRE.
Ah, Ciel ! l’aimable personne ! Quoi ! vous êtes la femme de ce maraud-là ?
JULIE.
Oui, Monsieur, puisque le Ciel l’a voulu ainsi.
HILAIRE.
C’est un meurtre, que vous soyez la femme d’un fat comme lui.
JULIE.
Il est mon mari.
HILAIRE.
Il n’est pas digne de ce nom-là, et vous méritez une autre fortune.
JULIE.
Vous me flattez, Monsieur.
HILAIRE.
Je veux prendre votre parti contre lui, et, par là, vous donner des marques sensibles de l’estime que j’ai pour vous.
JULIE.
Que je vous serai redevable !
HILAIRE.
Votre abord m’a touché d’une telle manière, que je l’étranglerais, s’il refusait de faire son devoir auprès de vous.
JULIE.
Que je vous suis obligée !
HILAIRE.
Point ; au contraire, c’est moi qui, en vous servant, trouve que je vous suis encore redevable. Une femme aussi belle et aussi bien faite, mérite assurément qu’on ait de la tendresse pour elle. C’est un pendard ! Quelle est cette autre Dame ?
JULIE.
C’est une de mes parentes.
À Rosette.
Ma cousine, saluez Monsieur.
ROSETTE, levant sa coiffe.
Je suis sa très humble servante.
HILAIRE.
Elle est assez jolie ; mais, tout franc, vous l’êtes encore plus qu’elle. Je vais faire ouvrir mon appartement, pour vous y faire entrer ; et, là, nous nous expliquerons avec lui de bonne manière.
Scène XXIII
JULIE, ROSETTE
ROSETTE.
Ma foi, Madame, je crois que ce Monsieur Hilaire se sent remuer... dans lui... quelque chose pour vous.
JULIE.
Qu’importe ?
ROSETTE.
Il embrasse votre intérêt avec beaucoup de chaleur ; et cela signifie que vos yeux lui inspirent de certains sentiments, qui... Enfin, vous m’entendez.
JULIE.
Cela m’est fort indifférent ; mais je suis bien aise de l’engager dans mes intérêts.
ROSETTE.
Vous ne vous y prenez pas mal. Mais, s’il vous plaît, Madame, à quoi bon dire que vous êtes la femme de Morille ? Je n’y comprends rien.
JULIE.
N’en sois point jalouse ; c’est pour mieux ménager les choses, et ne pas commettre d’abord mon infidèle.
ROSETTE.
Voilà bien des réserves pour un Amant qui vous trahit.
JULIE.
Il est vrai ; mais l’amour...
ROSETTE.
Mais l’amour... mais l’amour... L’amour est un sot, quand il excuse un infidèle : pour moi, je ne mourrai point satisfaite, que je n’aie assommé un inconstant.
JULIE.
Ta violente humeur va toujours à l’extrémité : mais laisse-moi faire ; et, surtout, ne parle point, que je ne te l’ordonne.
ROSETTE.
C’est assez ; vous serez obéie.
JULIE.
On ouvre ; baissons nos coiffes.
Scène XXIV
HILAIRE, ROLINE, JULIE, ROSETTE
On tire une ferme qui représente une grande porte d’appartement et celles de deux cabinets.[1]
ROSINE, à Hilaire.
Monsieur Eutrope est là haut, avec votre nièce, Monsieur.
HILAIRE.
J’en suis ravi. Sors, Roline, et fais venir ici Morille.
ROSINE, faisant la révérence.
N’avez-vous besoin de rien, Monsieur ?
HILAIRE.
Non ; laisse-moi en repos, et va faire ce que je t’ordonne.
ROSINE, s’en allant.
J’y cours.
Scène XXV
HILAIRE, JULIE, ROSETTE
HILAIRE, à Julie.
Madame, voici l’appartement de votre serviteur, dont vous êtes la maîtresse.
JULIE.
Ah ! Monsieur
HILAIRE.
Morille va venir ; entrez dans ce cabinet, pour nous écouter ; et vous verrez comme je vais prendre la chose.
JULIE, entrant dans le cabinet.
D’accord.
Rosette entre aussi dans le cabinet.
Scène XXVI
HILAIRE, MORILLE
MORILLE.
Que vous plaît-il, Monsieur ?
HILAIRE.
Venez çà, maraud ; venez çà, pendard. N’avez-vous point de honte de faire ce que vous faites ?
MORILLE.
Moi, Monsieur ?
HILAIRE.
Oui, toi ; oui, toi.
MORILLE.
Et que fais-je, Monsieur ?
HILAIRE.
Comment, traître ! Ce que tu fais ?
MORILLE, bas, à part.
Je tremble.
Haut.
J’ignore, Monsieur, ce que vous voulez me dire.
HILAIRE.
Je veux dire que tu es un coquin fieffé, et que tu mériterais une punition rigoureuse, pour t’apprendre à faire ce que tu dois.
MORILLE, bas, à part.
Tout est perdu.
HILAIRE.
Allons, qu’on se repente de son crime, et qu’on m’avoue la vérité.
MORILLE.
Je ferai tout ce qu’il vous plaira.
Bas, à part.
Que mon Maître n’est-il hors d’ici !
HILAIRE.
Trahir une personne pour qui tu devrais avoir le dernier respect ! Qui te porte à faire une telle perfidie ?
MORILLE, bas, à part.
Tout est découvert.
Haut.
Monsieur !...
HILAIRE.
Quoi, Monsieur...? Parle.
MORILLE.
Monsieur !... Monsieur !
HILAIRE.
Hé bien ? quoi ?
MORILLE, à genoux.
Je vous demande pardon.
Scène XXVII
JULIE, HILAIRE, MORILLE
HILAIRE, amenant Julie, qu’il a été prendre dans le cabinet.
Ce n’est pas à moi que tu dois demander pardon ; c’est à cette aimable personne, que ta mauvaise humeur maltraite.
MORILLE.
Ah, Ciel ! que vois-je ? Je ne sais où j’en suis.
HILAIRE.
Te voilà tout interdit, coquin ! Allons, qu’on l’embrasse tout à l’heure, devant moi ; qu’on lui témoigne son repentir, et qu’on la prie de vouloir te pardonner.
À Julie.
Le voulez-vous pas bien ?
JULIE, à Hilaire.
Tout ce qu’il vous plaira, Monsieur.
HILAIRE, à Morille.
Ah, pendard ! tu ne mérites pas une femme si aimable. Allons donc, qu’on l’embrasse.
MORILLE, résistant, à Hilaire.
Hé ! Monsieur...
HILAIRE.
Quoi ! tu y montres de la répugnance !
JULIE.
Vous le voyez, Monsieur.
HILAIRE, prenant Morille par le bras.
Vite, qu’on fasse ce que je dis.
MORILLE, se retirant.
Vous vous moquez de moi, Monsieur.
HILAIRE.
Est-ce me moquer de toi, quand je veux te remettre bien avec ta femme ?
MORILLE.
Ma femme ?
HILAIRE.
Oui, ta femme, et dont tu as deux petits enfants.
MORILLE.
Moi ?
HILAIRE.
Oui, toi : oses-tu soutenir que tu n’es pas marié avec elle ?
MORILLE.
Oui, Monsieur, je l’ose, puisque cela n’est pas.
JULIE, à Morille.
Cela n’est pas, infâme ? Peux-tu, sans rougir, proférer ces paroles ?
MORILLE.
Quoi ! vous êtes ma femme ?
JULIE.
Oui, oui, je la suis ; et tes débauches t’ont à porté me quitter pour une autre, qui, sans doute, vaut moins que moi : le Mans, où je suis née, est témoin de ce que je dis.
HILAIRE.
Voilà de nos débauchés, qui souvent abandonnent des femmes aimables, pour courir après des gueuses et des chèvres coiffées.
JULIE, à Hilaire.
Quel avantage aurais-je, s’il n’était pas mon mari, de venir ici me dire sa femme ?
HILAIRE.
En effet. Qu’as-tu à répliquer là-dessus ? car, auprès d’elle, tu n’es qu’un magot.
MORILLE, à part.
Je n’y connais plus rien.
HILAIRE.
Hé bien ! que réponds-tu à cela ?
MORILLE.
Monsieur... elle veut être ma femme ; j’en demeure d’accord.
HILAIRE.
Vraiment, te voilà bien malade ! Voyez qu’il est à plaindre ! Allons donc, qu’on l’embrasse au plus vite.
MORILLE, allant pour embrasser Julie.
Puisque vous l’ordonnez, Monsieur, c’est de tout mon cœur.
JULIE.
Non, Monsieur ; souffrez que je n’en fasse rien : il m’a refusée, en votre présence, et il est juste que je le refuse à mon tour, afin qu’il cherche à mériter cette faveur.
HILAIRE.
Elle a, parbleu ! raison ; et je n’en ferais pas moins en sa place.
À Julie.
Mais, pour l’amour de moi, touchez-vous dans la main.
JULIE, présentant sa main à Morille.
J’obéis à vos ordres avec bien du plaisir.
MORILLE, prenant la main de Julie, pour la baiser.
Et moi pareillement.
Julie relire sa main.
HILAIRE, serrant la main de Julie.
J’ai de la joie de vous voir en bonne intelligence, et que ce soit par mon moyen.
JULIE.
Je vous remercie de toute mon âme.
MORILLE.
Monsieur, je suis... votre serviteur.
À part.
Parbleu ! je n’y vois goutte.
HILAIRE.
Voilà qui ne va pas mal.
À Julie.
Il faut, pour bien fomenter ce raccommodement, que vous demeuriez dans mon logis avec votre mari. Ma nièce se marie, au plus tard, dans trois jours ; et j’ai besoin, en son absence, d’une personne qui prenne soin de ma maison ; je serai ravi d’en mettre la conduite entre vos mains. Qu’en dites-vous ?
JULIE.
Je ferai tout ce que vous voudrez.
HILAIRE, à Morille.
Et toi, qu’en dis-tu ?
MORILLE.
Je ne m’oppose à rien, Monsieur.
À part.
Je ne comprends point tout ceci.
HILAIRE.
Votre réunion ne sera pas bien faite, que vous n’ayez couché ensemble.
MORILLE, à part.
Je voudrais voir cela.
JULIE.
Rien ne presse, Monsieur.
HILAIRE.
J’en demeure d’accord ; mais, dans ces sortes de réconciliations, le particulier de l’homme et de la femme est un grand secours pour terminer bien des contestations. Vous pouvez, en attendant mieux, disposer de ce cabinet, vous y déshabiller et vous mettre au lit.
JULIE.
Oh ! Monsieur...
MORILLE, se déboutonnant.
Quant à moi, Monsieur, je suis tout prêt à obéir.
HILAIRE, à Morille.
C’est bien fait.
À Julie.
Vous devez, à son exemple, montrer un peu d’empressement pour les choses.
JULIE.
Monsieur, permettez-moi...
HILAIRE.
Sans façon, je veux vous voir ensemble dans le lit ; et, pour cela, il faut vous laisser seule avec votre époux : l’occasion achèvera de cimenter ce que j’ai mis en beau chemin.
JULIE.
Je suis confuse de vos bontés.
HILAIRE, à Morille.
Qu’elle est charmante !
MORILLE.
Cela est vrai.
HILAIRE.
Qu’on fasse désormais son devoir, et que je n’entende aucune plainte.
MORILLE.
Je n’y manquerai pas.
À part.
Ma foi, tout coup vaille, voyons où la chose ira.
HILAIRE, à Julie.
Je cherche entièrement votre satisfaction.
JULIE.
Je vous en ai les dernières obligations.
À Morille.
Remercie donc Monsieur, de tant de grâces qu’il nous fait.
HILAIRE.
Je l’en dispense : il faut un peu l’excuser ; il est tout étourdi du bateau.
MORILLE.
Un autre le serait à moins.
À part.
Que mon Maître peste contre moi !
Haut.
Monsieur, l’excès de mon silence vous explique... souverainement... ma reconnaissance.
HILAIRE, à Morille.
C’est fort bien dit.
À Julie.
Je vais emmener votre parente avec moi, et la conduire dans un autre appartement. Un tiers est toujours incommode en de pareilles rencontres.
JULIE, à Hilaire.
Souffrez qu’elle reste encore un moment ici ; après, elle sortira.
HILAIRE.
Vous avez vos raisons pour cela, que je ne veux point pénétrer. Quand vous jugerez à propos qu’elle sorte, Morille prendra le soin de la mettre entre les mains de Roline. Soyez persuadée de mon estime.
JULIE.
J’aurais tort d’en douter.
Scène XXVIII
JULIE, MORILLE
JULIE, après avoir fermé la porte.
Nous voici, maintenant, comme je l’ai souhaité. Or çà, Monsieur le faquin, que me direz-vous ?
Scène XXIX
ROSETTE, JULIE, MORILLE
ROSETTE, sortant du cabinet, à Morille.
C’est à ce coup que nous te tenons, pendard !
MORILLE.
Quoi ! Rosette aussi !
ROSETTE.
Oui, c’est Rosette, fourbe ! Mais réponds à Madame.
MORILLE, à Rosette.
Que veux-tu que je lui réponde ? Elle se dit ma femme ; elle a des enfants de moi ; tout le Mans le sait : je ne comprends point ce qu’elle veut par-là.
JULIE.
Je veux, par-là, prévenir tes fourberies, et m’expliquer, avec toi, sur les perfidies de ton Maître.
MORILLE, à Julie.
Je ne suis point un fourbe. Mais Monsieur Hilaire vous a-t-il causé quelque déplaisir ?
JULIE.
Ce n’est pas de Monsieur Hilaire que je parle ; c’est du traître Lisidor, chien !
MORILLE.
Madame, il y a trois mois que je ne suis plus avec lui, et que je ne l’ai vu.
JULIE.
L’effronté menteur ! Il n’est donc pas amoureux de la nièce de Monsieur Hilaire, et tu ne t’es pas mis Cocher céans, pour servir ses nouvelles amours ? hem ?
MORILLE.
Cela n’est point vrai.
ROSETTE, donnant un soufflet à Morille.
Impudent ! un démenti mérite un soufflet. Nous savons tes ruses.
MORILLE, à Rosette.
Morbleu ! je n’entends point raillerie.
ROSETTE.
Oh ! tu n’y es pas encore ; je t’en dois bien d’autres. Mais réponds, réponds, et dis la vérité ; car, autant de fois que tu mentiras, autant de soufflets.
JULIE.
Où est-il, Lisidor ?
MORILLE.
Qu’il soit où il voudra ; ce n’est pas mon affaire.
Il va pour sortir.
JULIE, l’arrêtant.
Non, non ; tu ne sortiras point.
MORILLE, résistant.
Madame, laissez-moi.
JULIE, le battant.
Ah, maraud ! il faut que je t’étrangle.
ROSETTE, le battant aussi.
Assommons ce trompeur. Ah, traître ! ah, scélérat ! tu passeras par nos mains.
MORILLE, criant.
À l’aide ! au meurtre ! ah ! ah ! on m’assomme !
Scène XXX
HILAIRE, JULIE, ROSETTE, MORILLE
HILAIRE, en dehors, à la porte.
Quel bruit est-ce là ?
JULIE, après avoir ouvert, à Hilaire.
Hélas ! Monsieur, c’est ce méchant qui m’assassine ; et, sans ma parente, je crois qu’il m’aurait estropiée.
HILAIRE, poussant rudement Morille.
Comment, infâme ! vous osez maltraiter votre femme chez moi ! Oh ! Je vous apprendrai à vivre.
ROSETTE, à Hilaire.
Monsieur, d’un coup qu’il m’a donné, je pense avoir le cou rompu. Ah ! ah ! je n’en puis plus.
MORILLE, à Hilaire.
Monsieur, elles ne disent pas vrai ; et je vais vous faire connaître...
HILAIRE, le repoussant.
Taisez-vous, impudent, taisez-vous ; autrement je vous traiterai comme vous le méritez.
À Julie.
Votre intérêt m’est cher.
À Morille.
Allons, qu’on aille à son écurie, et qu’on nous laisse ici.
JULIE, se mettant au devant de Morille, à Hilaire.
Non, Monsieur, je ne souffrirai point qu’il sorte ; il y va trop du vôtre.
HILAIRE, à Julie.
Comment ?
JULIE.
Il faut que vous sachiez sa trahison ; je ne puis plus la celer. Il a fait cacher, depuis une demi-heure, un homme céans, qui, sans doute, y est encore ; il est important que vous sachiez à quel sujet.
HILAIRE.
Que me dites-vous là ?
JULIE.
Je vous dis la vérité ; nous l’avons vu.
ROSETTE.
Rien n’est plus assuré, Monsieur ; et c’est ce que nous lui reprochions, quand il nous a battues.
HILAIRE.
Il y a de la vraisemblance à ce que vous dites : c’est peut-être un certain drôle qui, dit-on, en veut à ma nièce, et qui, possible, a de l’intelligence avec lui.
À Morille.
Quel est cet homme ?
MORILLE, embarrassé.
Monsieur... Je ne sais pas...
HILAIRE.
Par la mort ! par la ventre ! je le veux savoir, ou je t’estropie.
MORILLE.
Monsieur, je vous demande pardon : c’est un de mes amis, fort galant homme, qui, pour une action d’honneur, appréhende la Justice, et qui, pour sa sûreté, m’a prié instamment de le cacher, deux ou trois jours, dans le lieu où je couche.
HILAIRE.
Quoi ! sans ma permission !
MORILLE.
Excusez-moi, Monsieur ; je n’ai pas encore trouvé le temps de vous en parler.
JULIE.
Croyez, Monsieur, qu’il vous abuse : les bontés que vous m’avez témoignées, me forcent à prendre ici votre intérêt contre le sien.
HILAIRE, à Julie, la caressant.
Que ne vous dois-je point ?
JULIE.
Si vous voulez que je vous en dise davantage, faites venir cet homme en ce lieu, et que, devant eux, vous soyez instruit de toutes choses.
HILAIRE.
Il faut vous satisfaire.
À Morille.
Je commence à me persuader que tu es un fourbe. Donne-moi la clef.
MORILLE.
J’y vais avec vous, Monsieur.
HILAIRE.
Je ne le veux pas ; demeure là.
JULIE.
Empêchez, surtout, que cet homme ne sorte de chez vous, et pour cause.
Morille donne sa clef à Hilaire.
HILAIRE, sortant, à Julie.
Laissez-moi faire ; vous serez contente.
Scène XXXI
JULIE, ROSETTE, MORILLE
ROSETTE, à Morille.
Hé bien ! Monsieur le fripon, voilà tantôt toutes vos tromperies à bout.
MORILLE, à Rosette.
Que veux-tu que j’y fasse ? Est-ce ma faute ?
ROSETTE.
À qui donc, chien de pendard ?
MORILLE.
À la violente humeur de mon Maître, qui m’a contraint à faire tout ce que j’ai fait. Mais, Rosette, ma chère Rosette, suis-je indigne du pardon que je demande ?
À Julie.
Madame, je suis perdu, si vous n’avez pitié de moi.
ROSETTE.
Tu fais le chien couchant, à présent.
MORILLE.
Rosette, ma chère Rosette, par l’amour que j’ai pour toi, porte Madame à me pardonner, quoique, Dieu me damne, je ne sois point coupable.
ROSETTE, à Julie.
Madame, il s’explique à cœur ouvert.
JULIE, à Rosette.
Crois-tu qu’il soit véritable ?
MORILLE.
Oui, la peste m’étouffe, ou le diable m’emporte.
ROSETTE, à Morille.
Penses-tu qu’on te croie, pour jurer ?
MORILLE.
Quoi ! Rosette, seras-tu une roche pour Morille ? N’auras-tu point compassion de ses larmes, et ne saurait-on te toucher par quelque endroit ? Rosette ! Rosette !
ROSETTE, à Julie.
Madame, ses pleurs me percent l’âme, et je vous demande sa grâce.
JULIE.
Hé bien ! je lui pardonne à ta considération.
MORILLE.
Ah ! Me voilà trop content ! Arrive tout ce qu’il pourra, maintenant ; j’ai votre appui, c’est assez.
ROSETTE, à Morille.
Mort de ma vie ! n’y retourne pas ; autrement...
MORILLE, l’embrassant.
Rosette, crois que je suis au désespoir de t’avoir déplu ; et que, quand il irait de la potence...
Scène XXXII
DOROTHÉE, JULIE, MORILLE, ROSETTE
DOROTHÉE, derrière le théâtre.
Morille !
MORILLE, répondant à Dorothée.
On y va.
À Julie.
C’est Dorothée.
JULIE, à Rosette.
Taisons-nous.
DOROTHÉE, entrant.
Quel bruit ai-je entendu ?
MORILLE, à Dorothée.
Je ne sais.
DOROTHÉE, à Morille.
Quelles sont ces demoiselles ?
MORILLE.
Je ne sais.
DOROTHÉE.
Pourquoi sont-elles ici ?
MORILLE.
Je ne sais.
DOROTHÉE.
Que demandent-elles ?
MORILLE.
Votre oncle.
DOROTHÉE.
Mon oncle ? et où est-il ?
MORILLE.
Il va venir tout à l’heure, avec Monsieur Lisidor.
DOROTHÉE.
Que dis-tu ?
MORILLE.
Je dis que tout est découvert.
DOROTHÉE.
Comment ?
Scène XXXIII
HILAIRE, LISIDOR, JULIE, ROSETTE, MORILLE, DOROTHÉE
MORILLE, apercevant Hilaire et Lisidor.
Les voici.
DOROTHÉE, à part.
Ô ciel ! que je suis malheureuse !
HILAIRE, à Lisidor.
Monsieur, c’est en ce lieu qu’il faut s’expliquer nettement, et sans détours.
LISIDOR, à part.
Que vois-je ? Julie en ces lieux !
HILAIRE.
Çà, pour quel dessein êtes-vous dans mon logis ? Répondez.
LISIDOR, embarrassé, à Hilaire.
Monsieur, ce n’est point en ce lieu que je dois expliquer les choses ; lorsque nous serons seuls, vous et moi, je vous en instruirai.
HILAIRE.
Il n’est pas nécessaire d’être seuls pour cela ; il faut parler franc.
LISIDOR.
Vous le voulez ainsi ; et moi, je n’en ferai rien : serviteur.
Il va pour sortir.
JULIE, à Lisidor, l’arrêtant.
Non, tu ne sortiras point, que je n’aie éclairci toutes les choses.
LISIDOR, à Julie.
Madame...
JULIE.
Hé bien ? Madame... Que veux-tu dire ?
HILAIRE, à Julie.
Qu’est-ce ceci ?
JULIE, à Hilaire.
Apprenez, Monsieur, que, pour mon malheur, j’aime ce perfide ; que j’ai de lui une promesse de mariage ; et qu’il cherche à me manquer de parole, pour tâcher à surprendre votre nièce.
HILAIRE.
Vous avez une promesse de mariage de Monsieur ?
JULIE.
Oui, Monsieur, et la voilà.
HILAIRE.
Vous n’êtes donc pas la femme de Morille ?
JULIE.
Non, Monsieur ; et ce Morille est le Valet de mon infidèle.
ROSETTE, à Hilaire.
C’est la pure vérité, Monsieur ; et moi je suis la Servante de Madame.
À Morille.
Parle ; n’est-il pas véritable ?
HILAIRE, à Morille.
Que réponds-tu à cela, maraud ?
MORILLE, à Hilaire.
Hé ! Rien... Monsieur.
HILAIRE.
J’entends ; c’est assez.
À Lisidor.
Et vous, Monsieur, qu’avez-vous à répondre là-dessus ?
LISIDOR.
Que cela peut être vrai, et peut être faux.
HILAIRE.
La réponse est un peu Normande.
À Dorothée.
Et vous, notre nièce, qu’en dites-vous ?
DOROTHÉE, s’en allant.
Que c’est un fourbe, un scélérat, que je déteste.
Elle sort.
HILAIRE.
Fort bien.
Scène XXXIV
HILAIRE, LISIDOR, JULIE, ROSETTE, MORILLE
HILAIRE, à Lisidor et à Morille.
Savez-vous, morbleu ! que, si vous ne sortez au plus tôt de ma maison, je vais vous mettre entre les mains de la justice, comme des fourbes et des ravisseurs ?
JULIE.
Monsieur, vous excuserez, s’il vous plaît, la liberté que j’ai prise ; et vous pardonnerez à la tendresse d’une Amante jalouse...
HILAIRE.
Allez au diable, et sortez promptement de mon logis. Pour ma nièce, elle épousera, dès demain, Monsieur Eutrope ou un Couvent.
À Morille, lui donnant un soufflet, en sortant.
Et, pour toi, voilà, ton salaire.
Scène XXXV
LISIDOR, JULIE, ROSETTE, MORILLE
MORILLE.
Me voilà payé de mes gages.
ROSETTE.
Tu en es quitte à bon marché.
LISIDOR, à Julie.
Je ne sais que trop bien, Madame, que je suis coupable envers vous ; mais je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous m’accordiez le pardon que je vous demande.
Il se met à genoux.
JULIE, le relevant.
On pardonne aisément aux personnes qu’on aime.
MORILLE.
Et toi, Rosette, n’en fais-tu pas de même ?
ROSETTE.
De tout mon cœur.
LISIDOR.
Mais par quelle aventure êtes-vous ici ?
JULIE.
Vous l’apprendrez une autre fois. Sortons, et ne donnons point sujet à Monsieur Hilaire de se plaindre davantage.
MORILLE.
Je vous suis ; car il ne fait pas bon ici pour moi.
[1] Ce changement de décoration, pendant qu’il y a des Acteurs sur la scène, est une faute inexcusable.