Gustave Wasa (Alexis PIRON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 7 janvier 1733.

 

Personnages

 

GUSTAVE, prince du sang des rois de Suède

ADÉLAÏDE, princesse de Suède

CHRISTIERNE, roi de Danemark et de Norvège

FRÉDÉRIC, prince de Danemark

LÉONOR, mère de Gustave

CASIMIR, seigneur suédois

RODOLPHE, confident de Christierne

SOPHIE, confidente, d’Adélaïde et de Léonor

GARDES

 

La scène est à Stockholm, dans l’ancien palais des rois de Suède.

 

 

À MONSIEUR LE COMTE DE LIVRY

En lui envoyant ma Tragédie de GUSTAVE écrite de ma main.

 

Comte de plus en plus je ressemble à l’Amour ;

Mais c’est par un endroit qui fera peu d’envie :

La lumière à mes yeux sera bientôt ravie.

Ô Comte aimable à voir ! je vais perdre le jour

Longtemps peut-être avant la vie.

 

Le Philosophe en moi parle du mieux qu’il peut :

La cécité, dit-il, a de grands avantages,

Même elle a fait parfois l’ambition des Sages.

Ici bas, il est vrai, l’on voit plus qu’on ne veut,

Quand on lit bien sur les visages.

 

Faible soulagement que se forge l’esprit !

Le seul qu’offre mon cœur à ma douleur mortelle,

Ce sera de songer dans la nuit éternelle,

Que mes derniers regards dans ce dernier écrit

Vous auront témoigné de mon zèle.

 

Il a pris dira-t-on, bien de la peine en vain,

Et de prétendu zèle est d’une étrange espèce ;

L’esprit avec la vue apparemment lui baisse.

À quoi bon présenter un brouillon de sa main,

Quand le mis au net est sous presse ?

 

Mais c’est ne raisonner, ne sentir qu’à moitié.

De l’amour délicat j’ai suivi le système :

On veut de sa main propre écrire ce qu’on aime.

Eh ! pourquoi le respect, l’estime et l’amitié

Ne penseraient-ils pas de même ?

 

Pour vous au fond du cœur j’ai ces trois sentiments :

Qu’au lecteur à jamais ce manuscrit l’atteste !

J’épargne un long éloge à votre front modeste ;

J’ai dit ce que je dois vous dire en ces moments.

Le public va lire le reste.

 

 

À MONSIEUR LE COMTE DE LIVRY

Chevalier des Ordres du Roi, Lieutenant-Général des Armées de Sa Majesté, son premier Maître d’Hôtel, etc.

 

MONSIEUR,

 

Ce que le cours de cette pièce imprimée, s’il était heureux, aurait de plus agréable pour moins ce serait qu’en vous la dédiant, j’en répondrais plus au loin le sentiment de reconnaissance qui me fait de cet hommage un devoir indispensable. Il est vrai que je commets une espèce d’indiscrétion, et que ceci s’ajuste mal à votre noble façon de penser. Je n’en saurais douter, à l’extrême attention qu’en me prodiguant vos bienfaits, vous avez eu de m’en cacher la source. Ne m’avoir pas voulu mettre moi-même dans votre secret, c’est avoir encore moins voulu sans doute y mettre le public. Mais, monsieur, je ne dois pas, ce me semble, déférer aveuglément aux délicatesses d’une pareille répugnance. Celle que je sens à me taire, est, je crois, de nature à devoir être écoutée préférablement à la vôtre. Pardonnez-moi donc, monsieur, si je me satisfais, au risque de vous déplaire innocemment. Laissez-moi commencer à m’acquitter selon mon pouvoir. Laissez-moi publier, à la gloire de l’humanité, qu’en m’obligeant depuis longtemps par les endroits les plus sensibles et les plus essentiels, vous avez craint les remerciements, comme un autre eût craint l’ingratitude ; en sorte qu’il m a fallu recourir aux plus subtiles recherches, pour découvrir quelle était l’invisible main d’où me venaient continuellement de si bons offices. Générosité bien pure, bien rare, et bien digne d’avoir eu pour objets des talents plus capables de la célébrer que ne le sont les miens. Mais, après tout, de quoi sert le talent, où le sentiment supplée ? Qu’importe tout l’art du monde, où l’expression la plus simple peut tenir lieu de la plus vive éloquence ? En aurai-je moins publié, en saura-t-on moins qu’il n’a pas dépendu de vous, monsieur, que vous n’ayez été jusqu’à la fin un bienfaiteur anonyme ? Et une qualité si extraordinaire ne fera-t-elle pas toujours, entre mille autres, un des beaux endroits de votre éloge ? Une partie de cet éloge est déjà gravée dans le cœur des grands et des petits qui vous aiment ; l’autre se manifeste assez dans les honneurs que vous a décernés l’équité du prince. Pour moi, le seul auquel j’aspire, c’est de me faire connaître partout où je pourrai, pour l’homme du monde qui est et qui doit être toute sa vie, avec la plus vive reconnaissance et le plus profond respect,

 

MONSIEUR,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

PIRON.

 

 

À SA MÉMOIRE

En 1753.

 

COMTE, qui dans mon cœur revis à tous moments,

Et dont la bonté peu commune

Me fit sentir les premiers agréments

Que répand sur la vie un rayon de fortune !

Belle et grande âme à sentiments,

Si digne d’un beau sort, si visiblement née

Pour habiter les lieux charmants,

Où l’on nous peint la vertu couronnée !

Près de toi j’y vole en esprit ;

Que ma reconnaissance et t’y parle et t’y suive !

Le plus doux des devoirs veut qu’elle te survive,

Puisque le bienfait te survit.[1]

Reconnais, aime encor cette Muse naïve,

À qui chez toi tant de fois ont souri

L’Amphitryon et le Convive ;

Dont le ton naturel fut le ton favori ;

Et qui fit si souvent de ses chansons à table,

Retentir l’écho délectable

Du vestibule de Livri.

 

La verve me transporte au-delà du Cocite,

Je les vois ces beaux lieux que ta chère ombre habite,

Rendez-vous des plaisirs de la terre et des cieux,

Séjour pur et délicieux ;

Retraite et céleste et champêtre,

Ouverte aux seuls amis des hommes et des dieux,

Où tu ne pouvais manquer d’être,

Lieux où l’on nous dit qu’un Héros

S’amuse, s’exerce et s’applique

À ce qui fit sa peine ainsi que son repos ;

Achille, à manier la pique ;

Orphée, un instrument lyrique ;

Et Diomède, des chevaux ;

Où, dans sa cervelle héroïque,

Corneille en conséquence arrange un plan tragique ;

Le grand CONDÉ, des bataillons ;

Quinault, des mots pour la musique ;

Et Descartes, des tourbillons.

 

[2]Là, sous un des beaux Pavillons

Qu’ait jamais dressé la Nature,

Plafonné de jasmins, de pampre, et de lauriers,

Parqueté de gazon, lambrissé de rosiers,

J’aperçois ta noble figure,

Brillante des rayons de l’immortalité,

Qui, faisant les honneurs d’une fête éternelle,

Représente avec grâce, aisance et dignité ;

Invite, engage, arrête, et retient auprès d’elle

L’amateur délicat de tout ce qui s’appelle

Ordre, choix, élégance, abondance et gaîté.

À ta voix attrayante accourent à la ronde,

Pour se venir ranger à tes côtés,

Nombre de Gens d’élite, et même des beautés,

Celle-ci brune, l’autre blonde,

Dont les aimables qualités,

Les dons et les talents firent en notre monde

Sentir de celui-ci les pures voluptés.

Que leurs noms soient un mystère.

Sur des lèvres de corral,

Leur doigt me fait un signal

Qui m’ordonne de me taire.

Bien à regret je m’y rends.

Que j’ose au moins nommer tes Hôtes,

Et les nommer sans observer les rangs.

Est-il ici petits et grands,

Conditions basses ni hautes ?

Non : c’est comme chez toi, quand le Poète admis

Dans le cercle brillant de tes nobles amis,

De Bourgogne avec eux y célébrait les côtes ;

Et par eux investi des droits du siècle d’or,

À tout son enjouement donnait un plein essor,

Sans que sa liberté fût mise au rang des fautes.

 

Fait au bruit des festins, souple, ardent, vif et gai,

Zélé Panégyriste, et rival de Nolai,

À tout ce que tu veux, le premier se dévoue,

Le complaisant, le doux, le Nectareux Launai.

Des trésors de la table il fait l’offre et l’essai ;

Avec son appétit sa langue se dénoue ;

Et s’embarrassant peu (comme souvent je fais)

S’il réussit ou s’il échoue,

Plein de son La Fontaine, ou de son Mézerai,

Il conte en prose, en vers, rit, boit, mange, te loue,

Et te louant dit toujours vrai.

Vient ensuite à pas lents, le Généralissime

Saint-Martin, Philanthrope à la fois et Timon,

Grave ensemble et joyeux, goguenard et sublime,

Citent à tout propos, Torsac et Cicéron,

Merlin-cocaie, Horace ; Euripide et Scarron ;

Digne par cela seul du suffrage unanime,

Qui chez toi dans sa main mit le sceptre d’Aimon.

Fête unique et solennelle,

Dont l’appareil glorieux

Eût mérité d’un Apelle

Le pinceau laborieux,

Et dans un tableau fidèle,

De passer à nos neveux,

Par toute autre main que celle

De l’auteur du Paresseux.

Temps écoulé ; temps heureux,

En comparaison du nôtre !

Hélas, tous plaisirs ont pris fin !

Jeunes gens, quel siècle est le vôtre ?

Dans un cercle, ou dans un festin,

Tout était Sage ou Calotin ;

Nul à présent n’est l’un ni l’autre ;

Et grâce au Persifflage intrus,

L’ennui qui n’ose ici paroître,

De chez vous ne disparaît plus.

Applaudis-toi de n’y plus être,

COMTE, et de te voir au milieu

De cette même compagnie

Que là haut t’amenait le Dieu

De la Rime, de l’Harmonie,

Des Sciences, des Arts, du Goût et du Génie.

Je te revois avec elle en effet.

Je vois l’irréparable et gracieux Mouret,

Boze, La Faye, Aimon, Chirac, La Peyronie,

Fuzelier, Grécourt, et Danchet.

Celui-ci, d’un signe de tête,

De loin me disant grandmerci

Des vers qu’a fait ma Muse honnête

Sur son entrée en ces lieux-ci.[3]

Et je le remercie aussi,

L’ayant dans ce petit ouvrage,

Chargé, comme chacun le sait,

De te présenter mon hommage,

Ce que sans doute il aura fait.

D’Esculape, d’Amour, des sœurs de Calliope,

Je vois l’aimable Sectateur,

Le nouveau débarque, Procope,

Galant couru, Poète et Docteur.

Plus récemment encor sorti de la Nacelle,

Où jamais l’on n’entra vif,

Arrive à grands pas Nivelle,

Dont la Muse au ton plaintif

A si fort mis en cervelle

Momus au bec affilé,

Qu’il crie encore après elle,

C’est Melpomène en dentelle !

C’est Thalie en effilé !

Ah ! trêve ; et plus de querelle,

Notre ami désabusé

Du socque informe et bronzé

Dont j’ai donné le modèle,

À ce coup l’a déchaussé ;

Et le pied débarrassé,

Vole où le bon goût l’appelle.

Son génie ayant passé

Par la céleste coupelle,

Naturellement sensé,

S’est aisément redressé ;

Et déjà l’ami Nivelle,

Dans tes repas, de grand cœur,

Préfère au bon le meilleur,

À l’humeur sombre la belle,

Le chaud à la tiédeur,

Le piquant à la fadeur,

L’Ambroisie à l’Asphodèle[4].

Soit antipathie ou raison,

J’évitais, je frondais son phlegme de Caton ;

Mais sous des cieux nouveaux toute chose nouvelle.

COMTE, loin de le fuir, le comble de mes vœux,

Laissant dès ce moment ma dépouille mortelle,

Serait d’avoir entre vous deux,

Telle que je la vois, une place éternelle.

 

En attendant mon passeport,

De lui pour t’amuser daigne apprendre mon sort.

Qu’il te dise comment, malgré les vents contraires,

Ma Barque enfin surgit au Port ;

Tu fus sensible à mes misères,

Tu le seras à mon bonheur.

Apprends donc par sa bouche et la grâce et l’honneur

Que m’ont fait à la fois ses illustres confrères,

Et leur auguste PROTECTEUR.

Mais du Banquet divin reprenons les délices.

Serrez-vous ! place, place à tous ces Ex-Seigneurs,

Qui de notre Théâtre ont passé les coulisses ;

Tous Guerriers distingués, ou fins Ambassadeurs,

Tous des Ajax ou des Ulysses.

Ceux-ci n’enviant plus du pas les vains honneurs,

Mais ayant oublié, sous des astres meilleurs,

Et l’Espagne, et le Nord, et Vienne et l’Angleterre,

Sans autre affaire que les leurs,

Que le repos et ses douceurs,

L’esprit libre, le front couronné de lierre,

Tels enfin qu’autrefois, quand la saison des fleurs

Et l’Oranger hors de sa serre.

Avaient à peine reverdi

Tes bois, ton parc et ton parterre,

On les voyait, rasant les plaines de Bondi,

Chez toi voler vers le Midi,

Des extrémités de la Terre.

Ta main, ta noble main, d’un jet preste et hardi,

À la ronde a versé le nectar à plein verre.

Quelqu’un s’écrie : au sage SENETERRE !

Les conviés ont applaudi,

Et des cristaux en l’air le bloc est arrondi.

Survient du monde : on se resserre,

Au bon père pacha MEHEMET EFFENDI !

Au DUC ! À MILORD ! À CZAR-PIERRE !

À CHARLES D’ARMAGNAC, Homme et Prince excellent,

Jadis fier et brave à la guerre,

Autant qu’en paix doux et galant !

À son nom, de nectar une cruche est sablée :

Et l’on en va sabler une autre que voilà.

La délicieuse Assemblée,

(Que n’en suis-je encore !) où déjà

Par aucun contretemps la fête n’est troublée !

Tous sereins, lumineux, satisfaits et riants !

D’inquiétudes pas la moindre !

Seulement quelquefois ils sont impatients

De revoir leurs amis qui sont si peu friands

Du bonheur d’aller les rejoindre,

Qu’à tous nos médecins sans cesse ils se font voir.

Tant mieux, tant mieux, leur dit Procope,

Que de là naisse votre espoir.

Qui mieux que moi doit le savoir ?

Dès que chez ces Messieurs la Faculté galope,

Vous allez bientôt les ravoir ?

Devant le grand Chirac on rit d’un trait si libre.

Ne tient-il qu’à cela ? Vous n’avez qu’à vouloir ;

J’en ai mille en mon sac au moins de ce calibre,

Qui même pourraient mieux valoir.

Bonnes gens ! laissez-moi de grâce être des vôtres !

Et tant défunts soyez-vous,

Je vous ferai voir à tous,

Qu’un vivant en vaut bien d’autres.

Est-ce ici la langue du lieu ?

Non, je détonne. Où suis-je ? Ah l’illusion cesse !

Je revois nos cieux ; le jour baisse :

Tout disparaît. Cher COMTE, adieu.

Oh ! comme tout s’en va, tout s’éclipse et tout passe !

Quelle différence, grand Dieu !

Je me sentais tout de feu,

Et je me sens tout de glace.

Mais je m’en étonne peu.

Hélas ! je te parlais, te voyais face à face !

Tout le cœur en était ; l’esprit avait beau jeu ;

Et je veux faire une Préface.

 

 

PRÉFACE

À l’amour près, qu’il a fallu faire entrer dans mon sujet, pour me conformer à l’usage bine ou mal établi sur nos théâtres, tout est ici très exactement tiré de l’histoire des révolutions de Suède, publiée par l’Abbé de Vertot, l’un des écrivains de nos jours, qui, pour l’étendue des lumières, la solidité du jugement, les grâces de l’esprit et la noble simplicité du style, a le mieux mérité de tenir parmi nous la plume historique.

Ainsi le caractère barbare Christierne, celui du vertueux Frédéric, et celui du grand Gustave ; l’emprisonnement de ce dernier contre le droit des gens ; son évasion longtemps après les malheurs de sa patrie mise à feu et à sang à la faveur de sa détention : sa fuite et es pénibles épreuves au fond des déserts glacés de la Dalécarlie ; sa marche contre l’usurpateur avec une poignée de sauvages, que, dans sa misère, il avait su gagner, aguerrir et discipliner ; sa tête mise à prix ; la menace de faire expirer devant lui sa mère dans les plus cruels tourments, s’il ne mettait bas les armes ; son combat sur la glace ; sa pleine victoire suivie de son couronnement à Stockholm et celui du prince Frédéric en Danemark ; enfin la catastrophe de Christierne détrôné, abhorré, et chassé de toutes parts ; tous ces événements répandus, les uns dans les expositions, les autres dans l’action de cette pièce, sont puisés immédiatement à la source que j’indique.

Que ce détail serve de réponse en général à tous ceux qui m’ont reproché la romanesque ; et que l’article de la mère menacée d’une mort cruelle aux yeux de son fils, s’il ne mettait bas les armées, serve en particulier à redresser l’auteur des feuilles qui nous venaient de Londres en 1733, sous ce titre : LE POUR ET LE CONTRE. Ouvrage périodique d’un goût tout nouveau, par l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité.

Cet auteur, ce romancier devenu subitement critique et journaliste, me traite sans ménagement, vol. I, n°6, page 134. Non content d’attribuer tout l’honneur du succès de ma pièce aux talents éminents de nos acteurs tragiques ; et de pousser la froide et mordante hyperbole jusqu’à dire : qu’on soupçonnait les comédiens de l’avoir eux-mêmes faits imprimer, pour donner une juste opinion de leur habilité à ceux qui viendraient à la lire après avoir appris les applaudissements qu’elle a reçue ; il veut encore me dépouiller impitoyablement du peu qui pourrait après cela me revenir de ma misérable part d’auteur ; il se plaint que je l’ai dépouillé lui-même. À propos de quelques personnages qui lui ont paru de trop dans la pièce, il me dénonce comme son plagiaire en s’écriant : Quel besoin de la Mère de Gustave si ce n’est pour avoir occasion de prendre le sujet d’une scène intéressante, dans le quatrième tome des Mémoire d’un homme de qualité ! Sur quoi en vrai paon jaloux d’une de ses plus belles plumes, et qui veut l’arracher à la prétendue Corneille, il renvoie à cette note, au bas de la page : Dona Pastrino tient le poignard suspendu sur le sein de Dona Diana de Velez.

Je voudrais bien pour l’amour du lecteur, du journaliste et de moi-même, avoir pu me dispenser de cette petite discussion polémique qui peut être ne sera guère amusante pour tous les trois. Mais on doit je pense réponse publique, malgré qu’on en ait, à toute imputation publique ; et surtout lorsqu’elle existe, comme celle-ci, dans des écrits aussi dignes de passer à la postérité, que le sont ceux de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité, et de Manon Lescot.

Ce que je vois d’un peu plus fâcheux encore pour ce célèbre auteur, aussi bien que pour moi qui suis son partisan, et qui voudrais n’avoir qu’à le faire admirer en tout, c’est qu’en me forçant de me justifier, il me réduit à la nécessité de l’accuser et de la convaincre lui-même du propre plagiat qu’il me supposer.

En effet, le sujet de cette scène intéressante qu’il revendique si hautement, ou l’ai-je trouvé ? Où l’ai-je pris ? Où naturellement je le devais trouver ; où j’avais tout droit de la prendre ; c’est l’Histoire des révolutions de Suède ; c’est-à-dire, dans l’histoire même de mon héros qui y est comprise. Remarquons ensuite que cet ouvrage si connu et si digne de l’être, et fort antérieur aux Mémoires d’une Homme de qualité ; et de là nous conclurons que c’est sur l’auteur de ces mémoires, non sur moi, que retombe à plomb et que demeure imprimée la tâche du plagiat.

L’Histoire est ici ma source unique, authentique et légitime. Plus j’y prends, plus je suis en règle. Jetons les yeux sur les préfaces de Corneille et Racine, nous y verrons que moins ces grands maîtres ont substitué du leur dans un sujet pris de l’historien, plus ils s’en sont félicités. L’émotion effectivement naît plutôt du vrai que du faux. Plus donc le plan d’une tragédie est travaillé sur l’historique, mieux il est conçu ; et tout épisode imaginé alors pour être lié au fait principal, n’est jamais qu’une machine auxiliaire qu’on tolère en faveur de la sécheresse du fond, ou du goût particulier de notre théâtre... Mon sujet, dans sa source, se trouvant fort heureusement enrichi d’un incident aussi pathétique que celui d’une mère menacée de la mort aux yeux de son fils victorieux, s’il ne met bas les armes n’eussé-je pas été bien malhabile, bien mal instruit de mes droits et de mes avantages, si j’eusse fait scrupule d’en user, parce que j’aurais su qu’un autre se les seraient appropriés ? Était-ce à lui de les réclamer et de m’en faire un sujet de reproche, comme s’il ne savait pas, ainsi que je viens de le dire, qu’autant le poète dramatique a bonne grâce de suivre l’histoire pas à pas, autant il sied mal au romancier de ne pas s’en écarte le plus qu’il peut, afin de ne devoir qu’à soi seul le mérite d’un ouvrage qui n’en a guère d’autre que celui de l’invention ?

Je serai avec lui de meilleure composition sur la propriété des honneurs du premiers succès. Il la décerne aux comédiens : je la leur abandonne. Le plus ou le moins d’habileté chez les acteurs, influe en effet presque toujours sur le sort des nouveautés. C’est une vérité dont j’ai trop profité et trop souffert pour ne pas l’arrêter, et pour n’en pas convenir avec qui le voudra. Oui, sans doute, l’acteur est alors un de nos principaux mobiles ; quand surtout nous n’avons pas le don ni les facultés nécessaires pour présider également aux répétitions et aux première représentations ; pour donner le ton d’abord aux acteurs, ensuite aux spectateurs, et puis à tous les journalistes ; pour savoir enfin, à toute sorte de prix, tant par nous-même que par nos dévoués, prévenir, captiver, violenter, harceler, acheter même s’il le faut, les suffrages quels qu’ils soient, de poids ou non, pourvu qu’ils soient bruyants et nombreux ; dût le pièce, de dessus le théâtre où elle viendrait de triompher aller échouer sous la presse, et grêler le libraire, après avoir un peu refait le comédien. Oui, encore, une fois, tout auteur qui se sera produit sur la scène sans de si belles précautions, tout auteur, dis-je, honnêtement jaloux de ne réussir que par les bonnes voies, ne pourra guère y parvenir d’emblée, qu’à la faveur des talents du comédien ; et s’il en sort à son honneur, sa cause alors, fût-elle aussi bonne par elle-même, que la mienne au fond peut-être était douteuse, il doit leur attribuer la gain de la meilleure partie ; ou c’est un présomptueux, et qui pis, est même, un ingrat.

Où le succès commence à nous devenir un peu plus propre, c’est aux diverses reprises, et quand, après la retraite des premiers acteurs, la pièce remise au théâtre produit toujours le même effet entre les différentes mains de ceux qui les remplacent. Alors la critique, qui fut si vive et si prématurée, soutiendra-t-elle encore que l’auteur n’y est pas pour quelque chose ? Ce serait en vouloir trop aussi à l’amour-propre de son prochain, en bien craindre les égarements, et pousser étrangement loin le charitable soin de les réprimer. Que ce beau zèle se tranquillise sur mon compte, en s’assurant que je ne suis pas plus enflé du succès théâtral qui a continué, que je le fus de celui qui l’amorça : or, celui-ci ne me tourna pas la tête le moins du monde. Je ne fut donc pas assez enorgueilli du premier accueil fait à Gustave, pour avoir eu besoin que l’auteur du Pour et contre se mit si fort en peine de me rappeler à mon néant ; puisque même encore aujourd’hui, quand je serais assez peu sensé pour me laisser éblouir du bonheur constant des reprises, et pour m’oser prévaloir d’un titre si faible, je serais toujours forcé de redescendre bientôt à ma place aux cris humiliants de la plupart de mes lecteurs, juges sévères, mais éclairés, à qui rien n’impose, et qui, non sans grande apparence de raison, n’attribuent la bonne fortune de cette tragédie qu’à l’un de défauts qu’ils lui reprochent, je veux dire la multiplicité des événements.

J’avoue que je venais de me trouver si mal de la simplicité du sujet de Callisthène, que je laissai l’esprit s’emparer de tous les remplissages que lui présenta l’imagination, tant que le jugement crut n’y rien voir qui donnât la moindre atteinte aux trois unités principales.

Je ne dissimule pas, comme on voit, et je prétends encore moins excuser absolument ce défaut si sensible dans ma pièce. Je pense, là-dessus comme tout autre, et comme le plus simple raisonnement invite à penser, sans le secours des poétiques. Rien n’est mieux sans doute que de savoir, avec un sujet simple, entretenir pendant le cours de cinq actes, l’attention du spectateur dans toute sa vivacité, sans autre magique celle du flux et du reflux des passions embellies de cette élégance et sage et continue dont fut doué l’unique et l’inimitable Racine. Quiconque y parviendra, méritera toujours infiniment plus que celui, qui, bondissant, pour ainsi dire, d’incidents en incidents, se tire enfin d’affaire, moins par la fertilité de son propre fonds, que par celle d’un sujet aussi fourni que celui-ci.

La multiplicité des événements, sans contredit, est inexcusable quand elle affaiblit, qu’elle exténue, et qu’elle absorbe l’intérêt principal ; quand elle est mal amenée, mal tissée et mal débrouillée. Les objets se dispersent alors et se croisent ; l’attention du spectateur se divise avec ces objets ; et l’esprit les suivant quelque temps avec contention, se relâche enfin, s’embarrasse et se perd dans le labyrinthe. Dès lors l’ouvrage n’amuse plus ; il égare, il fatigue, et par là même il cesse d’être un ouvrage d’agrément ; ce n’est plus pour les spectateurs qu’une étude vaine et fatigante.

Mais si, au contraire, tous ces événements procèdent sans peine les uns des autres, et se succèdent par une progression immédiate ; s’ils s’entrelacent et se démêlent avec ordre et sans embarras ; si toujours subordonnés à l’action principale ; ils ne font, en conduisant à la catastrophe, que la suspendre agréablement ; si ce ne sont enfin que des points de lumière très vifs et très distincts qui, sur le chemin arrêtent le regard sans le trop fixer, et sans faire perdre de vue le centre essentiel et lumineux où ils doivent tous aboutir et s’éteindre ; reprocher l’abondance alors, je le crois pouvoir dire, c’est mauvaise humeur ; peut-être mauvaise foi ; je dirai même ingratitude.

Or, pour faire voir comme les événements se produisent ici, s’enchaînent et se développent naturellement et sans confusion, je vais, en joignant l’historique par où j’ai débuté, ce qu’exigeait de moi l’usage du Théâtre français, je vais dis-je dans le moins d’espace que je pourrai, dévider ici tout le fil de ma fable, et conduire ce fil d’une bout à l’autre, précisément et localement comme il se trouve étendu dans le cours du poème.

À la vérité, j’ôte par-là un peu du plaisir de la surprise à ceux qui, lisant cette préface, n’auraient encore ni lu ni vu la pièce. Mais peut-être aussi n’auraient-ils voulu ni la voir ni la lire, par une prévention fondée sur le rapport des feuilles périodiques du temps ; et cette analyse alors pourra les en guérir, ou les encourager du moins à juger des choses par eux-mêmes. Combien de meilleurs ouvrages en tous genres, ont souffert et souffrent encore du dégoût qu’en ont inspiré d’avance des curieux nonchalants, ces sortes d’arrêts épistolaires que dictaient à la hâte, l’ignorance, l’erreur, et la partialité ! Ne doutons pas même qu’ils n’aient fait tomber la plume des mains à plus d’un bon écrivain, dont la juste délicatesse se sera révoltée vis-à-vis d’un pareil désagrément. Car enfin c’était avoir à passer par une espèce d’insulte, avant que d’en être en vrai péril ; et se voir déjà, pour ainsi dire, à moitié proscrit, en arrivant au pied du seul tribunal où l’on doit commencer à tout craindre. Ayant donc essuyé cet échec, je ne m’en puis relever que par un extrait, qui, sans cette raison, serait aussi déplacé qu’inusité dans une préface.

Déployons d’abord l’avant-scène, c’est-à-dire la matière des expositions.

 

FABLE DE L’AVANT-SCÈNE

 

Adélaïde, fille de Sténon, prince et administrateur de Suède, avait été dans l’enfance, engagée par son père Gustave, à qui elle demeurait attachée par l’inclination la plus tendre. À la mort de Sténon, quand cet amant était devenu la ressource unique de sa princesse, et le dernier défenseur de la liberté des Suédois, il se trouvait malheureusement détenu prisonnier à Copenhague, contre le droit des gens, par les ordres de Christierne, roi du Danemark et de Norvège, surnommé par ses cruautés, le Néron du Nord. Celui-ci, à la faveur d’un avantage si mal acquis, s’étant avancé sans obstacle jusqu’au pied des murs de Stockholm, avait pris la ville d’assaut, et y avait commis toutes les cruautés d’un vainqueur de son caractère. Entre autres violences, en haine et de Gustave te de la mémoire de Sténon, il avait fait prisonnier Adélaïde, sans daigner seulement la voir ni l’entendre. Il avait aussi fait enfermer avec elle, sans qu’il s’en doutât, et à titre de simple suivante, Léonor, mère de Gustave, laquelle passait pour avoir péri dans le massacre général. Quelques temps après, des raisons d’État avaient engagé Christierne, qui était marié et sans enfant, à conclure, contre son gré, la mariage de sa prisonnière, avec Frédéric, héritier présomptif de ses deux couronnes. Ce prince vivement épris des charmes d’Adélaïde, mais aussi vertueux que Christierne l’était peu, non seulement avait eu la grandeur d’âme de sacrifier son bonheur au repos de cette amante infortunée, mais poussait encore la magnanimité jusqu’à justifier, jusqu’à solliciter même auprès du tyran, les délais qu’elle demandait ; jusqu’à flatter enfin l’espérance assez mal fondée qu’elle conservait toujours de revoir bientôt son libérateur. Aussi Christierne, également impatienté et des égards de l’un et des retardements de l’autre, avait cru mieux se faire obéir, en portant lui-même ses ordres à la princesse. Il l’avait donc vue, et de ce moment en était devenu éperdument amoureux. Dès-lors, occupé du soin de satisfaire sa passion effrénée, en prenant la place de Fréderic, et ne se faisant pas une affaire, quand il en serait temps, d’en agir avec lui sans aucune mesure, il avait songé d’abord à se débarrasser de la reine par un divorce : et dans le même temps, pour ôter à la princesse un reste d’espérance nuisible à ses desseins secrets, il avait mis à prix la tête du rival aimé, la tète de Gustave, dont les armes victorieuses ne l’alarmaient déjà que trop. Car ce prince qui, de son côté, ne s’était pas endormi, ayant enfin trompé la vigilance de ses gardes, et ramassé quelques troupes, venait à grandes journées venger et délivrer sa princesse et sa patrie. Son armée n’était pas loin de Stockholm ; et d’intelligence avec un parti considérable qu’il s’y était fait, il tenait embusquée aux portes de la ville, l’élite de ses troupes, prête à fondre au premier signal. Mais, au moment d’un triomphe qu’il regardait comme assuré, craignant, non sans raison, que son ennemi réduit au désespoir, ne le privât du fruit de sa victoire, en attentant, dans fa rage, à la personne d’Adélaïde, il avait, devant tout, formé le hardi projet de l’enlever, et ne s’était reposé de l’exécution que sur lui-même. C’est où les choses en sont quand la toile se lève, et que Christierne en raconte une partie, flatté des deux plus agréables nouvelles qu’il pourvoit recevoir ; l’une vraie, c’était la mort de la reine ; l’autre fausse, c’était la mort de Gustave.

 

FABLE DE LA PIÈCE

 

GUSTAVE donc, qui s’est fait devancer du bruit de sa mort, et de qui la personne est inconnue[5] à Christierne, s’annonce et se présente à lui comme un guerrier qui, dans un combat singulier, vient de se défaire de l’ennemi dont il avait mis la tête à prix. Il répond d’une manière précise à toutes les questions qu’on lui fait, et rejette fièrement ce prix, en noble et zélé citoyen qui n’avait eu en vue que sa propre gloire, le repos de son maître et celui de sa patrie. L’honneur seul ayant donc été son motif, il ne veut, pour toute récompense, que le dégagement d’une parole qu’il a cru pouvoir donner à son adversaire expirant : c’est de remettre à la princesse, en main propre, un billet où cet amant malheureux, en lui faisant ses derniers adieux, lui conseille de céder au temps. Christierne reconnaît l’écriture, et ne voyant rien dans le billet qui ne lui fasse désirer que la princesse le voie, il accorde à l’inconnu l’entrevue qu’il demande. Gustave a donc un tête-à-tête avec Adélaïde. Il l’instruit du bon état des affaires, et du projet de son enlèvement. Elle lui apprend qu’il en est un plus essentiel et plus difficile encore à tenter ; c’est celui de sa mère qu’il croyait avoir perdue, et qui non seulement est vivante, mais qui de plus, sur le bruit de la mort de son fils (la douleur l’ayant trahie et fait reconnaître), venait d’être mise dans les fers, où, d’un instant à l’autre, elle est en danger du dernier supplice. Il s’agit donc de s’assurer avant tout d’un si précieux otage. Adélaïde s’y emploie vivement la première, en faisant agir Fréderic qui demande en effet à Christierne la liberté de Léonor ; mais avec tant de hauteur et si peu de succès, que désagréable et suspect au tyran, il perd la sienne lui-même et se voit arrêté. Gustave, de sa part, comme on peut croire, n’agit pas moins avec toute l’ardeur que son devoir exige. Mais ses mesures, qui jusques-là n’avaient été prises que pour le salut de la princesse, étant ici doublement précipitées, ne sauraient être bien justes. Aussi se réduisent-elles à tenter un peu brusquement, au poids de l’or, la fidélité des gardes ; et par un hasard que le plus sage eût pu ne pas prévoir, non seulement les gardes se trouvent incorruptibles, mais, qui pis est, ils feignent de ne le pas être. Ce dernier contretemps fait tomber Gustave dans le plus funeste piège qu’on puisse appréhender pour lui. Trop plein de confiance, il est trahi, saisi, chargé de fers, et conduit à Christierne. Il est reconnu pour Gustave, au transport douloureux de sa mère, devant qui, sur de forts soupçons, le tyran le fait paraître exprès en cet état. Il est envoyé tout de suite à l’échafaud. N’y ayant donc plus rien à ménager, sa faction lève l’étendard. On l’arrache des mains de ceux qui le mènent à la mort. Le signal se donne, ses troupes se montrent ; et suivi d’elles, il revient et rentre au palais. Christierne n’y était plus. Comme le plus faible, à la première nouvelle de ce tumulte, il avait fui ; et emmenant avec lui la princesse, il tâchait de regagner sa flotte, où ses fideles serviteurs avaient eu la précaution de transporter par avance et Fréderic et Léonor. Gustave le poursuit et l’atteint qu’il n’était encore que sur la partie des eaux glacées qui séparent la côte et la rade. Après un combat rare, opiniâtre et sanglant, il arrache Adélaïde au ravisseur, et le laisse échapper, ignorant malheureusement que Léonor demeurait en son pouvoir. Il ne l’apprend qu’au moment que, de retour au palais, on lui propose de la part du tyran l’horrible alternative, ou de la voir poignarder sur le tillac, ou de livrer la princesse. L’heure qu’on lui laisse pour se résoudre suffit aux Danois pour faire éclater sur la flotte une conspiration formée de longue-main en faveur de Fréderic ; il en est fait assez de mention dans le cours de la pièce, pour que ce dernier incident qui dénoue, ne soit pas une pure machine. Ainsi Fréderic, de la captivité, remonte sur un trône que son peu de goût pour la souveraineté lui avait fait céder à Christierne. En roi digne de l’être, en rival généreux, il signale son avènement par renvoyer la mère au fils, et avec elle leur ennemi commun chargé des fers dont ils sortaient tous les trois. Gustave se venge, mais en héros. Il laisse la vie avec la liberté à Christierne, et le fait embarquer à l’instant pour aller traîner l’une et l’autre où l’on voudra bien qu’il en jouisse. La tendresse et la valeur couronnées, couronnent à leur tour l’heureux dénouement.

Que voit-on là d’obscur, de vague, de forcé, et qui ne tienne intimement à l’intérêt principal ? Tout n’y est-il pas clair, naturel, préparé, conduit, et dans le degré de vraisemblance qu’on peut raisonnablement exiger des pièces de théâtre ? La simplicité resserre, il est vrai, le plan de Callisthène en une seule page ; et la multiplicité en fait occuper ici quatre ou cinq à celui de Gustave. Si leur différence est grande à cet égard, celle de leur sort ne le fut pas moins. Callisthène est tombé : Gustave a réussi. Peut-être aussi ni l’un ni l’autre n’eut-il ce qu’il mérita ; je suis fondé du moins à le croire, sur ce que le premier, dans sa disgrâce, a trouvé des apologies jusques sous la plume de feu M. l’abbé Desfontaines, et sur les lèvres de M. de Voltaire, deux priseurs compétents, et qui ne penchaient pour moi rien moins que vers la flatterie : au lieu que ces mêmes apologistes se sont tu sur Gustave, et que mes autres confrères les auteurs ne m’ont jamais félicité de sa chance, que de ce ton dont à la cour on se félicite les uns les autres des grâces du maître. Je m’en tiens donc au bon ton, à celui dont mes deux illustres défenseurs se servirent en faveur de l’infortuné Callisthène ; je m’endors sur leur généreuse protection, et les en remercie. Quant au trop heureux Gustave, de quelque façon qu’ils en aient pensé eux et les mécontents, tous conviendront au moins que, si le public l’a injustement favorisé, c’est de ces injustices qu’un auteur lui pardonne aisément ; et moi, de mon côté, je conviens que ce ne sont pas là de ces lauriers si bien plantés ni si verdoyants, que le poète ait lieu de se reposer fort tranquillement à leur ombre.

De tant d’événements en effet rassemblés les  uns proche des autres, il ne pouvait manquer de jaillir une gerbe de ces traits lumineux, appelés par les néologues, coups de théâtre, légers phénomènes, jolis éclairs toujours les très bien venus et revenus sur le moderne horizon de nos parterres : coups d’autant plus sûrs ici de leur effet dans la nouveauté, qu’ils étaient animés du feu séduisant, et soutenus de la figure intéressante d’un des plus brillants acteurs[6] qui, depuis Baron, aient joint sur le théâtre les finesses de l’art aux dons de la nature. Rapporter le succès en partie à la facilité de satisfaire au goût dominant, en partie au talent de l’acteur, c’est, je crois, apprécier la pièce à peu près ce que ceux qui la rabaissent le plus veulent bien qu’elle vaille. Ils doivent être contents. Tâchons maintenant de répondre à d’autres objections.

Pour commencer par l’excès de confiance qu’on reproche à Christierne, quand même, à toute rigueur, on aurait quelque raison, ne pourrais-je pas dire qu’en pareil cas, n’avoir raison qu’à toute rigueur, c’est avoir extrêmement tort ? Ne nous doit-on pas, dans nos poèmes, quelques libertés, quelques licences même, en considération du plaisir qui en résulte, aussi bien qu’en dédommagement du mauvais rôle que, vis-à-vis des écrits utiles, jouent ces pénibles bagatelles ? Malheureux ouvrages (dit sensément l’auteur d’Alzire dans l’épître dédicatoire), qui n’ont qu’un temps, qui doivent leur mérite à la faveur du public, et à l’illusion du théâtre, pour tomber ensuite dans la foule et dans l’obscurité. Tant de veilles pour si peu de fruit, méritent bien, dis-je, quelques commodités et quelque tolérance. Nous qui n’ambitionnons qu’à divertir et qu’à plaire, demandons-nous trop, pour notre peine un peu gratuite, quand nous demandons quelque relâchement sur la rigidité du vrai et du vraisemblable ? Aussi, depuis le Cid jusqu’à Zaïre qui précéda immédiatement Gustave, le théâtre a-t-il joui du privilège qu’on veut m’ôter, et que je réclame. Aurait-il été révoqué précisément pour moi ? Et l’indulgence diminuerait-elle à mesure que les talents diminuent ? Mais faisons voir que l’indulgence de mes juges part encore d’un plus grand principe d’équité.

Tout le monde sait que la peinture a deux sortes de vrai : le vrai simple et le vrai idéal. La poésie a les deux mêmes sortes de vraisemblable. Le vraisemblable simple est celui qui, dans un événement, se présente naturellement à l’esprit : le vraisemblable idéal consiste en un choix de diverses conjonctures qu’on rassemble, et qui rarement se trouvent réunies dans le cours d’un événement ordinaire. Le poète alors, pour former un objet bien théâtral, dispose à son gré des coups de la fortune, à peu près comme le peintre, pour embellir son tableau, commande en quelque sorte à la nature. C’est ce vraisemblable idéal que mes censeurs appellent impossibilité ; mais, selon l’usage du théâtre, on verra qu’il n’y a plus rien de régulier dans la crédulité de Christierne, et que je n’ai pas pris mes aises si fort à la volée qu’on veut le faire penser. D’abord, tout est préparé. Le bruit de la mort de Gustave a devancé son arrivée : Christierne en a déjà parlé comme d’une chose qu’il ne révoque plus en doute. Il était pourtant nécessaire, pour le vraisemblable simple, qu’il demandât à voir la tête qu’on lui apporte. Il n’y manque pas non plus. Pourquoi, dit-il à l’inconnu,

Pourquoi se présenter, sans ce gage à la main ?

L’inconnu étant Gustave lui-même, si le tyran insiste par-delà un certain point, la pyramide aussitôt s’éboule. Il insiste donc, mais ne passe pas mes vues ; et c’est ici où, à la faveur du vraisemblable idéal, je prends décemment mes commodités dramatiques. Christierne interroge cet inconnu sur son nom, sur les lieux, sur les temps, et sur les circonstances. Est-ce en croire les gens si fort les yeux fermés ? Les réponses sont positives, mais enveloppées à la vérité sous quelques mots à double entente, si agréables au théâtre en ces sortes de cas ; mots pesés si curieusement par l’auditeur mis au fait ; mots officieux qui sauvent également le héros, et de la honte du mensonge devant lui-même, et du danger de la vérité devant le tyran. De plus, la contenance ferme et tranquille du brave inconnu, le noble refus qu’il fait du salaire honorablement acquis, ses sentiments imposants et relevés qui frappent le tyran lui-même d’admiration, la teneur artificieuse du billet qu’il donne à lire, enfin cette facilité qu’il y eut toujours à persuader les hommes de ce qu’ils désirent le plus ardemment ; tout cela, n’en déplaise à la chicane des malintentionnés, tout cela, dis-je, devant des auditeurs entraînés de bonne foi par l’amour du plaisir, suffit, et de reste, pour établir la confiance dans le cœur d’un tyran de théâtre, et pour asseoir en conséquence la pierre fondamentale de mon édifice.

Je n’aurai pas recours au vraisemblable idéal pour justifier l’aveuglement prétendu-volontaire, dont on taxe Adélaïde. Elle a longtemps, dit-on, son amant devant elle, sans le reconnaître. Elle ne l’a point d’abord devant elle ; quand il s’y trouve ensuite, elle ne le voit point. Rien n’est plus naturel, ni plus dans la vraisemblance. On en va juger. Que le lecteur veuille bien seulement se faire un peu spectateur. Le jeu que je le prie de se représenter, doit aider à mon raisonnement.

Comment Adélaïde pourrait-elle reconnaître sitôt Gustave ? Dans quelle circonstance, en quel instant paraît-il ? Au moment qu’elle ne peut plus douter de sa mort qui vient de lui être confirmée ; au moment que sa chère Léonor, arrachée d’entre ses bras, est peut-être livrée aux bourreaux ; au moment enfin qu’on lui déclare qu’elle ait à venir aux autels pour y donner sa main. Trois coups de foudre, qui l’accablent à la fois, font qu’elle ne voit, n’entend, ni ne se sent plus. Qu’on se la figure donc, au-devant du théâtre, abîmée en elle-même et comme pétrifiée, tandis que du fond Gustave s’avance à pas lents ; Gustave annoncé comme un simple particulier porteur des dernières volontés de celui qu’elle ne croit plus en vie ; Gustave changé par onze ou douze ans d’absence et de travaux, et surtout aux yeux d’une personne qui n’en avait que dix ou onze lors de leur séparation ; enfin Gustave jaloux, et justement alarmé des préparatifs du mariage de la princesse, vivement intéressé par conséquent à ne se pas laisser démêler sitôt, pour la mieux pénétrer, et voir quel effet la lecture du billet qu’il apporte va produire en elle. Il avance, dis-je, à pas lents et le front baissé, vers Adélaïde qui, sans l’envisager, sans presque tourner la tête, prend le billet après quelques mots mal articulés qu’à peine elle écoute, et qu’il ne prononce que d’une voix basse et altérée. Voilà dans quelle position de part et d’autre se donne et se reçoit ce billet qui arrache à la princesse les larmes, les plaintes et les regrets les plus tendres. Gustave alors tout transporté, tombe à ses pieds, et se fait reconnaître. Est-ce là cette absurdité, cette situation si dénuée de toute vraisemblance ? Les clairvoyants qui demandent où sont les yeux de la princesse, voudraient-ils bien nous dire maintenant où étaient les leurs ? Et ne sont-ils pas eux-mêmes accusables de l’aveuglement volontaire qu’ils lui imputent ?

Venons à Léonor. Absolument parlant, on eût pu se passer ici de ce rôle de mère ; mais n’eût-il pas fallu toujours celui d’une confidente à sa place, puisque cette mère en fait l’office ; et que, de tous les temps, la bienséance et le dialogue en exigèrent une à côté de nos princesses. Or on ne sait que trop ce que cette sorte de rôle postiche (même dans M. Racine qui ne s’en passa jamais) entraîne souvent après soi de faible et d’ennuyeux. Qui n’eût cru bien faire de fondre ce personnage oisif et nécessaire, dans celui d’une mère, qui donne lieu à de grands incidents ? Dès lors, de froid et de subalterne, le rôle devient noble, intéressant, et par conséquent celui d’une principale actrice. Où la scène eût donc été vide et rampante, elle est ornée et soutenue ; le pathétique et le grand prennent la place du ridicule et du languissant ; enfin, la chaleur également répandue dans tout le corps de l’ouvrage, en vivifie un membre frappé d’une paralysie invétérée, et fait ainsi mouvoir ce corps en entier. S’il y a dans tout cela quelque surabondance, en est-ce une au fond si vicieuse ?

Ce que je n’accorderai jamais, c’est que la pièce ait pu se passer de Fréderic ; et ce que je nie encore davantage, c’est que son caractère ne soit ni héroïque, ni naturel. Mollir sur ce second article, ce serait prévariquer. Il ne s’agit plus ici de ma cause, il ne s’agit pas moins que de celle des mœurs.

Ce prince est, dit-on, faible et méprisable au point d’en être une espèce de monstre en morale : 1°. Parce qu’il s’est démis volontairement des droits qu’il avait sur deux couronnes. En second lieu, parce qu’aimant une belle princesse que le devoir et l’amour attachent à un héros qui l’adore, il ne se prête pas à la politique d’un tyran qui la lui veut faire épouser. Ce sont là, suivant mes critiques, les rêves d’une imagination déréglée, et deux excès de générosité qui ne sont ni l’un ni l’autre dans la nature.

Voilà donc deux si beaux triomphes sur soi-même, relégués parmi les faits monstrueux. Pour moi, ce que je trouve ici de vraiment monstrueux, c’est que cela puisse le paraître ; et ce qui l’est peut-être encore plus, c’est qu’il y ait des gens qui ne se fassent pas une affaire du déshonneur où l’on s’expose en l’osant dire ouvertement. J’aurais cru, vu la corruption raffinée de nos mœurs, l’hypocrisie et plus d’usage et plus déliée. Qu’on manque de goût pour les vertus peu communes, cela n’est que trop possible et que trop ordinaire ; mais qu’un peu de pudeur au moins ne plâtre pas ce manque de goût : encore une fois, une si rare indifférence sur ce qu’on laisse à penser de soi, en pensant si mal tout haut, me paraît sans comparaison moins naturelle que celle qu’on reproche à mon Fréderic sur les intérêts de son amour et de sa grandeur. Mais quoi ? C’étaient encore ici de ces sortes d’honnêtes gens crayonnés dans la préface de l’École des pères, qui trouvaient à redire que je nommasse fils ingrats, des enfants enrichis par un père qu’ils abandonnent dans son indigence. Ce ne sont, disaient-ils froidement, que des hommes faits comme les autres, que des hommes uniquement occupés de leurs intérêts particuliers. Ces honnêtes gens effectivement se connaîtraient-ils mieux que moi aux hommes de leur temps ? et serait-ce là véritablement comme ils sont faits ? En ce cas, je m’écrie avec Curiace :

Je rends grâces aux dieux de n’être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

Et j’ajoute sur le ton de Xipharès, en revenant à Fréderic :

Si l’avoir peint tel, est un crime,
Mon esprit n’en est pas seul coupable aujourd’hui ;
Mon cœur est mille fois plus criminel que lui.

Car, en composant ce rôle, je m’en souviens très bien, je sentais plus que je n’imaginais ; et j’y prenais trop de plaisir après tout, pour que la fiction ne fût pas plus que moins dans l’ordre des choses naturelles. En effet, et je l’ai toujours pensé, la générosité (ce mot pris dans toutes ses acceptions, et surtout dans celle dont il s’agit ici) est de toutes les vertus la seule peut-être qui, sans risque de dégénérer en vice, peut ne se point prescrire de bornes ; c’est de plus, selon moi, celle de toutes les vertus, dont la pratique doit être la plus délicieuse à qui l’exerce. Mais aussi ce genre de félicité, dans toute son étendue, n’étant réservé qu’à la grandeur et qu’à l’opulence, et me trouvant né si loin de l’une et de l’autre, je me dédommageais en poète ; c’est-à-dire, que mon esprit se transplantait dans le cœur d’un prince de ma fabrique, et que là, comme dans la sphère natale d’un sentiment si glorieux à l’humanité, il se délectait à lui donner tout l’essor imaginable. Ne suffit-il pas que cette félicité soit déjà pour moi purement chimérique, sans que, me soutenant que le principe l’est aussi, l’on me la veuille encore totalement anéantir ? On n’en viendra point à bout. Le principe est bon. Les deux sacrifices que je fais faire à Fréderic sont dans la nature. Eh quoi, parce que la haute vertu serait malheureusement devenue plus rare que la scélératesse, celle-ci conserverait sur nos théâtres un air de vraisemblance qu’on ne trouverait plus à l’autre ! Grâces au ciel, le scandale ne va pas encore si loin. La clémence d’Auguste dans Cinna nous paraît aussi vraisemblable pour le moins, que la rage effrénée de Cléopâtre dans Rodogune, que les forfaits de Narcisse, de Mathan et de Rhadamiste. Disons plus : n’y a-t-il pas de la méchanceté d’esprit, ou tout au moins de la noire misanthropie, à croire qu’il n’est plus d’âmes de la belle trempe ? Quand même il ne s’en trouverait plus (ce qu’à Dieu ne plaise que je suppose pour plus d’un moment), ne suffirait-il pas ici, pour ma justification, qu’autrefois il y en ait eu, et qu’il fût fort à souhaiter qu’il y en eût encore aujourd’hui ? Or, il est sûr qu’autrefois il y en eut. Le refus du trône a dans l’histoire plus que ses équivalents. Des âmes qu’assurément on ne taxera pas de faiblesse, Dioclétien, Charles V, tant d’autres, et sans sortir du lieu de ma scène, Christine de Suède, tous ont abdiqué l’autorité souveraine. Effort qui passe peut-être celui de la refuser. Tel en effet pourrait ne la jamais ambitionner, qui, l’ayant en main, ne s’en dessaisirait jamais. Quant à sacrifier les intérêts d’une passion aussi frivole que l’amour, au bonheur de la personne aimée, ou seulement à celui d’un rival estimable, nous en avons pour exemples signalés la continence de Scipion, et le don qu’Alexandre fit de sa maîtresse au peintre qui en devint amoureux. Allons plus loin : la vengeance est une passion bien autrement puissante encore sur le malheureux cœur humain, que l’amour et que l’ambition : témoin ces vers d’Atrée :

Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux !
Du plus puissant de tous, j’ai reçu la naissance ;
Je le sens au plaisir que me fait la vengeance.

Cependant combien de pardons généreusement accordés ! Qui ne sait le bel acte et l’excellent mot de M. de Guise ? tous les deux si pieusement et si fidèlement employés dans le dénouement d’Alzire, où, en expirant, Guzman dit à Zamore qui vient de le poignarder :

Ton dieu t’a commandé le meurtre et la vengeance ;
Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonne de te plaindre, et de te pardonner.

Cela n’a paru ni romanesque ni fabuleux, quoique transféré dans le cœur et la bouche d’un Espagnol, et d’un Espagnol des plus féroces.

Si je n’ai donc peint l’homme tel qu’il est, je l’ai peint assurément tel qu’il fut. Au pis-aller, n’eussé-je fait que le peindre tel qu’il doit être, j’aurai du moins rempli le devoir le plus essentiel de mon état : j’aurai joint l’utile à l’agréable. Du reste, Fréderic, dans tout ce qu’il dit, exprime du mieux que j’ai pu, les sentiments de courage et d’honneur convenables, pour imprimer à son désintéressement tout le caractère de noblesse que ce désintéressément doit avoir.

Plus d’un lecteur vertueux et sensé désapprouvera peut-être une apologie si sérieuse, ne pouvant se persuader que la censure ait pu l’être. Rien n’est pourtant plus vrai, et j’ai cru devoir y répondre sérieusement, parce qu’il arrive souvent qu’en gardant le silence, la bonne cause de meure en butte à la froide et mauvaise plaisanterie, laquelle prend toujours faveur, et quelquefois racine.

Quant à la versification de ma pièce, je me tais. Non que je l’avoue aussi négligée qu’on le veut dire ; tant s’en faut. Eh, qui mieux que moi peut savoir le contraire ? Il n’y a point ici de négligence. Les efforts n’ont discontinué précisément qu’où le talent manquait. Mais je vois ce que c’est : n’ayant eu en vue que la précision, la clarté, l’ordre, l’énergie et le naturel, dans un poème aussi plein d’événements et d’action que celui-ci, je n’aurai fait de mes personnages, rien moins que des poètes. Attentif uniquement à remuer le cœur, ou à saisir l’imagination, j’aurai trop négligé de flatter l’esprit et l’oreille. Figures brillantes, métaphores écartées, grands mots, longues épithètes, maximes téméraires, portraits malins, madrigaux, etc. j’aurai trop mis tout cela malheureusement au rang de ce qu’Horace appelle mugæ canoræ ; en un mot, j’aurai trop supposé à mon siècle un goût pareil à celui de nos anciens, qui aimaient mieux, dit le sage moderne auquel nous devons l’histoire critique de la philosophie, être émus par les beautés fortes qui résultent du tout ensemble, que par les beautés de détail.

Jusques-là, je n’aurai peut-être pas eu grand tort ; mais il me restera toujours celui d’avoir laissé à désirer dans mes vers plus de pompe et d’harmonie qu’il n’y en a. Des illustres du métier ont avancé que cette pompe et cette harmonie, essentielles à la vérité dans l’épopée et dans l’ode, non seulement ne l’étaient point dans le dramatique, mais que même elles y étaient quelquefois nuisibles et déplacées. Ils s’abusaient M. Racine témoigne contre eux. Ses endroits les plus simples s’en sont trouvé et susceptibles et toujours embellis. Mais ce grand homme emporte avec lui le secret d’un si précieux mélange. Ses successeurs ont moins recueilli l’héritage, qu’ils ne l’ont démembré. Chez les uns, on désire cette chaleur et ce beau simple si essentiels ; et chez les autres, cette harmonie si désirable. Voulait-on que je réunisse en moi, misérable glaneur, des trésors que je n’ai pas seulement eu l’avantage de partager ? Cette versification-ci sera donc assurément destituée de pompe et d’harmonie : et principalement de cette harmonie exquise, si chère à nos déclamateurs de ruelles, qui plus environnés de leur talent imaginaire, que touchés des vraies beautés de ce qu’ils savent par cœur, vont récitant à qui veut et ne veut pas les entendre, tantôt avec emphase :

  Rhodes, des Ottomans le redoutable écueil, etc.[7]

Ou, d’un air voluptueux et passionné :

Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes.[8]

Ou bien, d’un ton fier et farouche :

Mon palais, tout ici n’a qu’un faste sauvage, etc.[9]

Encore une fois, je n’ai rien fait pour ces mauvais comédiens là, et dès lors je sens dans quel néant, devant eux, je dois tomber à la lecture. Mais je ne m’intéressais qu’à mes spectateurs, pour qui j’espère avoir assez fait, en cas que l’on admette ce principe avancé par un écrivain versé dans ces matières[10] : Ce n’est autre chose, dit-il, que la prononciation qui constitue la douceur ou la rudesse des mots ; et l’oreille juge de l’harmonie d’après la prononciation seule. Or les vers de Gustave, tels qu’ils sont, furent très bien prononcés, et fort bien reçus. L’auteur du Pour et contre, comme on a vu, n’en rend que trop bon témoignage. Je pourrais donc n’être pas tout à fait sans réplique sur ma versification, mais la prétérition n’est déjà que trop longue. Et qui ne sait d’ailleurs le danger qu’il y a de se trop bien défendre, ne courût-on que le risque d’avoir raison devant des adversaires qui ne le prétendent ni ne le pardonnent jamais ? Ne nous brouillons avec personne. Un auteur doit le plus qu’il peut s’assurer de l’indulgence de tout le monde ; un auteur tel que moi, plus qu’aucun autre ; et de celle de ces messieurs, plus que de celle des gens raisonnables qui n’en manquent jamais.

 

 

STANCES

à la tête d’un exemplaire présenté à la reine de Suède en 1733[11]

 

Digne sang du grand roi que j’ai peint dans mes vers,

Du prix de ses hauts faits pacifique héritière,

D’un coup d’œil obligeant qu’enviera l’univers,

Favorisez l’essor d’une muse étrangère.

 

Il nous suffit souvent, pour nous faire un grand nom,

Du seul nom des héros que nous faisons paraître ;

Si de les bien chanter je n’ai pas l’heureux don,

J’ai du moins, comme on voit, celui de m’y connaître.

 

Virgile, Ovide, Horace, à nos derniers neveux

Iront à plus d’un titre, et d’un titre bien juste :

Le talent, toutefois, qui fit beaucoup pour eux,

Peut-être aura-t-il fait moins que le nom d’Auguste.

 

Gustave est un héros, est un[12] nom dont l’appui

Peut aussi me transmettre à la race future.

Grand guerrier, tendre amant, fils vertueux, en lui

Triomphent la valeur, l’amour et la nature.

 

Plus d’un prodige encore illustra sa maison.

Charles, Christine, Adolphe, à l’envi l’ont ornée.

Les retrouvant en vous, l’Europe avec raison,

Admire vos vertus, sans en être étonnée.

 

Tous quatre à la Suède ont coûté bien des pleurs.

Mais vos prospérités finiront leur histoire :

Et sans avoir eu part jamais à leurs malheurs,

Vous n’aurez partagé que leur trône et leur gloire.

 

Tout vous en est garant : les droits de vos aïeux,

L’amour de vos sujets, les vœux du nord, les nôtres ;

L’heureuse étoile enfin du prince aimé des cieux,

Dont les nobles destins se sont unis aux vôtres.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CHRISTIERNE, RODOLPHE

 

CHRISTIERNE.

Rodolphe, quel rapport viens-tu faire à ton roi ?

De Christierne absent révère-t-on la loi ?

Et, tandis que Stockholm exige ma présence,

Le Danemark en paix souffre-t-il la régence ?

La reine...

RODOLPHE.

Elle n’est plus, seigneur ; et cette mort

Peut-être enlève un sceptre au monarque du nord.

Du sénat mécontent l’autorité jalouse

Ne ployait qu’à regret sous votre auguste épouse ;

À peine a-t-il en main le timon de l’état,

Que le peuple, sous lui, respire l’attentat,

Traite d’invasion, de puissance usurpée,

Ce qu’ici vous tenez de Rome et de l’épée ;

Et, s’érigeant en juge entre Stockholm et vous,

Prétend borner vos droits, ou vous les ravir tous.

CHRISTIERNE.

Gustave est mort. Sa chute et décide et prononce.

C’est une autre nouvelle, ami, que je t’annonce :

Nouvelle dont le bruit, effrayant les mutins,

Dissipera bientôt l’orage que tu crains.

Jusqu’ici, dans le cours d’une guerre inconstante,

Du malheureux Sténon la dépouille flottante

Divisa la Suède, et retint suspendu,

Entre Gustave et moi, l’hommage qui m’est dû.

Fatigué des complots de ce rival habile,

Je mis sa tête à prix : il n’a plus eu d’asile ;

Chacun se disputait l’honneur de l’immoler ;

Et son heureux vainqueur demande à me parler.

Je crains peu les effets, ayant détruit la cause ;

Et le chef abattu, le reste est peu de chose.

Laissons donc, pour un temps, ces soins ambitieux,

Et que je m’ouvre ici tout entier à tes yeux.

Tu m’annonces le sort d’une épouse importune,

Dont l’époux dès longtemps médisait l’infortune ;

Oui, la mort, la frappant de ses traits imprévus,

Rompt des nœuds que bientôt le divorce eût rompus.

RODOLPHE.

Quelles raisons, seigneur, l’avaient donc condamnée ?

CHRISTIERNE.

Le projet résolu d’un nouvel hyménée,

Les transports d’un amour vainement combattu,

Et d’autant plus ardent que toujours il s’est tu.

RODOLPHE.

Tout le monde, en effet, seigneur, en est encore

À connaître l’objet que votre flamme honore.

CHRISTIERNE.

Que ta surprise augmente en apprenant son nom.

Adélaïde.

RODOLPHE.

Elle !

CHRISTIERNE.

Oui ; la fille de Sténon,

Héritière du trône, attachée à Gustave,

Promise à Frédéric, détenue en esclave,

Reste unique et plaintif d’un sang que j’ai versé ;

Voilà d’où part, ami, le trait qui m’a percé.

RODOLPHE.

Si sa possession, seigneur, vous est si chère,

Pourquoi permettre donc que Frédéric espère ?

CHRISTIERNE.

Hélas ! souvent ainsi, nous-même, contre nous,

Du sort qui nous poursuit nous préparons les coups.

Juste punition de la façon barbare,

Dont ma rage accueillit une beauté si rare !

Écoute, et plains un cœur qui n’a pu s’attendrir,

Qu’après avoir tout fait pour n’oser plus s’offrir.

Par un dernier assaut, cette ville emportée,

Couvrait de ses débris la mer ensanglantée ;

La vengeance y faisait éclater sa fureur ;

Et le droit de la guerre y répandait l’horreur.

Ce palais renfermant de nombreuses cohortes,

Nous y courons. La hache en fait tomber les portes :

J’entre, on fuit devant nous. Le sang coule, et nos cris

Font voler la terreur sous ces vastes lambris.

Mourante, entre les bras d’une femme éperdue,

Adélaïde alors fut offerte à ma vue.

Sa pâleur, à mon œil de colère enflammé,

Déroba mille appas qui m’auraient désarmé.

D’un mortel ennemi je ne vis que la fille,

Que le reste d’un sang funeste à ma famille.

Les armes de son père ont fait périr mon fils ;

Et cette image alors fut tout ce que je vis.

De peur de trahir même un courroux légitime,

Je détournai les yeux de dessus la victime ;

Et ce courroux ainsi, libre dans son essor,

L’envoya dans la tour, où je la tiens encor.

À n’en sortir jamais elle était condamnée ;

Mais on adore ici le sang dont elle est née.

Il était important de tout pacifier ;

Et ce fut à ma haine à se sacrifier ;

À souffrir que l’hymen unît à sa personne,

L’héritier présomptif de ma triple couronne.

Frédéric, avoué de l’état et de moi,

Eut donc ordre d’aller lui présenter sa foi.

Il y fut. Le penchant suivit l’obéissance ;

Mais, quoiqu’il eût pour lui rang, mérite et naissance,

Qu’au plus dur esclavage, en s’offrant, il mît fin,

Deux ans de soins n’ont pu faire accepter sa main.

Cent fois, las du mépris dont on payait ses peines,

D’un mot j’aurais tranché ces difficultés vaines,

Si le prince alarmé, rejetant ce secours,

N’eût heureusement su m’en empêcher toujours.

Enfin je m’accusai de trop de complaisance ;

Et croyant qu’à mon ordre il manquait ma présence,

Je vis Adélaïde. Ah, Rodolphe ! peins-toi

Tout ce qu’a la beauté de séduisant en soi !

Tout ce qu’ont d’engageant la jeunesse et des grâces

Où la tendre langueur fait remarquer ses traces !

Jamais de deux beaux yeux le charme en un moment ;

N’a, sans vouloir agir, agi si puissamment ;

Ni jamais, dans un cœur, l’amour ne prit naissance,

Avec tant d’ascendant et si peu d’espérance.

De quoi pouvais-je alors en effet me flatter ?

Les suites d’un divorce étaient à redouter.

Qu’eus-je opéré d’ailleurs sur cette âme inflexible,

Que de loin dominait un rival invincible ?

Je n’osai donc parler : mon feu se renferma ;

Mais, sous ce feu couvert, le dépit s’alluma.

Du fugitif aimé craignant l’audace active,

Je resserrais toujours les fers de ma captive ;

Enfin, pour n’avoir plus à la persécuter,

Je publiai l’arrêt qu’on vient d’exécuter.

Frédéric ici donc est le seul qui me gêne.

Qu’il aille à Copenhague y remplacer la reine ;

Qu’il parte, et que l’honneur d’un si brillant emploi

Serve d’heureux prétexte à l’éloigner de moi.

RODOLPHE.

Frédéric est encor vertueux et fidèle ;

Mais il est adoré dans le parti rebelle :

Et des écrits publics font revivre des droits

Que l’on prétend qu’il a de nous donner des lois.

Erreur pernicieuse, ou damnable artifice

Qui travestit le crime en acte de justice,

Du maître et des sujets rompt le sacré lien,

Et fait d’un parricide un zélé citoyen.

N’exposez pas le prince au danger trop visible

D’oublier ses devoirs en trouvant tout possible ;

Et surtout au moment qu’environné d’amis,

Son amour offensé se croirait tout permis.

Laissez-le, s’occupant de sa folle tendresse,

Vainement soupirer aux pieds de la princesse ;

Cependant, sous le joug ramenant le Danois,

Et bientôt pour un sceptre en pouvant offrir trois,

Satisfaites ce feu dont vous daignez vous plaindre :

Déclarez-vous en roi qui n’a plus rien à craindre :

Et vous verrez alors qu’un amant couronné

Devient, dès qu’il lui plaît, un époux fortuné.

CHRISTIERNE.

Des soucis dévorants où mon cœur se consume,

Je sens que ta présence adoucit l’amertume.

Sur tes conseils, ami, je réglerai mes pas.

Veille, écoute et vois tout ; ne te ralentis pas.

Perce de cette cour l’obscurité perfide.

Sous ta garde, aujourd’hui, je mets Adélaïde ;

Fais-la de sa prison passer en ce palais ;

Mais auprès d’elle encor n’accorde aucun accès.

Du sort de son amant gardons-nous de l’instruire ;

Chargeons-en le rival à qui nous voulons nuire.

Va ; tâche seulement, lui peignant ma grandeur,

Tâche à la disposer à l’offre de mon cœur.

 

 

Scène II

 

CHRISTIERNE

 

Des faveurs que le ciel m’annonce ou me prépare,

Un si fidèle ami, sans doute, est la plus rare.

De mes exploits en vain je veux goûter le fruit.

La fortune me cherche, et le bonheur me fuit.

Sous le superbe dais des trônes que l’on vante,

Siègent les noirs soupçons et l’aveugle épouvante ;

Un sommeil inquiet en suspend les travaux ;

Et le trouble m’y suit jusqu’au sein du repos.

Quoi ! Pour objets de crainte ou de guerre éternelles,

Des voisins ennemis, ou des sujets rebelles !

J’ai dompté les premiers ; et les autres, cent fois,

D’un sentiment sévère ont ressenti le poids.

Déjà, si je n’accours, l’hydre est prête à renaître.

Esclaves révoltés, tremblez sous votre maître !

Redoutez un courroux trop souvent rallumé !

Traîtres, je serai craint si je ne suis aimé.

 

 

Scène III

 

CHRISTIERNE, FRÉDÉRIC, CASIMIR

 

CHRISTIERNE.

Frédéric, savez-vous le destin de la reine ?

FRÉDÉRIC.

Seigneur, on me l’apprend, et le devoir m’amène...

CHRISTIERNE.

Vous a-t-on dit aussi, qu’infidèle à son roi,

Mon peuple ose, pour vous, s’élever contre moi ?

FRÉDÉRIC.

Ah ! je le désavoue, et je n’ambitionne...

CHRISTIERNE.

Prince, on ne s’ouvre guère à ceux que l’on soupçonne.

Qui m’eût été suspect sur un tel intérêt,

Pour toute confidence eût reçu son arrêt.

Je vous connais si bien que mon ordre suprême,

Du soin de nous venger vous eût chargé vous-même,

Si je n’avais pas craint pour vous l’état fâcheux

D’un amant qu’on arrache à l’objet de ses vœux.

FRÉDÉRIC.

À de pareils égards je dois être sensible ;

Mais cet objet aimé, Seigneur, est inflexible ;

Il le sera toujours ; et quelque éloignement

Serait, pour moi, plutôt un secours qu’un tourment.

CHRISTIERNE.

Le désespoir vous trompe, et n’est qu’une faiblesse

Que de justes raisons défendent qu’on vous laisse ;

Et je veux...

FRÉDÉRIC.

Vous voulez croître ce désespoir,

Seigneur, en vous armant de tout votre pouvoir.

Ah ! laissez-moi me vaincre, et soyez moins rigide.

Ne persécutons plus la triste Adélaïde.

Croyant par mon amour adoucir ses malheurs,

Mes assiduités secondaient vos rigueurs ;

Mais puisque sa constance, et vous et moi nous brave,

Puisque le nœud fatal qui l’attache à Gustave,

Est serré par le temps, loin d’en être affaibli,

Je ne veux je n’ai plus que la mort ou l’oubli.

CHRISTIERNE.

Espérez mieux d’un bruit que la cruelle ignore.

FRÉDÉRIC.

Et quel bruit ?

CHRISTIERNE.

Ce n’est plus qu’une ombre qu’elle adore.

FRÉDÉRIC.

Qu’une ombre ! Quoi, Gustave...

CHRISTIERNE.

Est tombé sous les coups

D’une secrète main, vendue à mon courroux.

Voilà pour son amante une triste nouvelle ;

Mais c’est une raison pour tout obtenir d’elle.

L’intérêt de vos feux demandait ce trépas.

Informez-l’en vous-même, et ne m’accusez pas.

D’un glorieux hymen lui relevant les charmes,

Achevez d’épuiser et d’essuyer ses larmes.

Du reste, vantez-lui vos soins officieux ;

Je leur accorde enfin son retour en ces lieux :

Elle y peut revenir ; mais plus de résistance.

Sachez faire cesser sa désobéissance,

Lui faire respecter mes ordres absolus :

Ou le maître offensé ne vous consulte plus.

 

 

Scène IV

 

FRÉDÉRIC, CASIMIR

 

CASIMIR.

Mon âme dès longtemps, seigneur, vous est connue :

Souffrez qu’en liberté je pleure, à votre vue,

Les malheurs de Gustave et ceux de mon pays.

FRÉDÉRIC.

Les intérêts du mien ne sont pas moins trahis.

Répandons, Casimir, l’un et l’autre des larmes ;

Toi sur ton prince, et moi sur la honte des armes

Dont nous venons d’abattre un ennemi si grand.

Christierne triomphe en nous déshonorant.

L’inhumain ! et je suis son sujet ! lui, mon maître !

Ah ! laissant là les droits du sang qui m’a fait naître,

C’est un cri qui du ciel doit être autorisé :

Tout sceptre que l’on souille est un sceptre brisé.

CASIMIR.

L’infortune publique et ce noble langage

Montrent bien que le trône était votre partage.

Hélas, que plus d’ardeur en vous pour ce haut rang

Nous eût bien épargné des regrets et du sang !

Faut-il que la vertu modeste et magnanime

Néglige ainsi ses droits pour en armer le crime !

FRÉDÉRIC.

Donne à mon indolence, ami, des noms moins beaux.

Je n’eus d’autres vertus que l’amour du repos.

Je ne méprisai point les droits de ma naissance :

J’évitai le fardeau de la toute-puissance,

Je cédai, sans effort, des honneurs dangereux,

Et le pénible soin de rendre un peuple heureux.

D’un noble dévouement je ne fus pas capable.

Des forfaits du tyran ma mollesse est coupable ;

Et pour mieux me charger de tous ceux qu’il commet,

Le cruel m’associe au comble qu’il y met.

Par un assassinat qui tient lieu de victoire,

C’est peu que de son peuple il ait terni la gloire ;

C’est peu de publier qu’à cette cruauté,

De mes feux malheureux l’intérêt l’a porté :

Pour achever ma honte, et consommer son crime,

Il veut que ce soit moi qui frappe la victime !

Que de moi la princesse apprenne son malheur !

Qu’en lui tendant la main je lui perce le cœur !

Évitons-là. Fuyons. Prévenons ma faiblesse.

Son amour inquiet m’interroge sans cesse,

Et sans cesse, à regret, le mien se voit réduit

À ne lui pas ôter l’espoir qui la séduit :

Lui laisserai-je encor cet espoir inutile ?

Et quand je le voudrais, serais-je assez tranquille ?

Un seul mot, un regard, un soupir... Je la vois.

Retiens, cher Casimir, tes pleurs, ou laisse-moi.

 

 

Scène V

 

FRÉDÉRIC, ADÉLAÏDE, LÉONOR

 

ADÉLAÏDE.

Séjour où commandait l’auteur de ma naissance,

Lieux témoins du bonheur de ma paisible enfance,

Palais de mes aïeux, où leur sang est proscrit,

Hélas, que votre aspect me frappe et m’attendrit !

FRÉDÉRIC, à part.

Pourquoi ne pas avoir évité sa présence ?

Mon trouble à chaque instant peut trahir mon silence.

ADÉLAÏDE.

Un bonheur apparent cause un nouvel effroi,

Seigneur, à qui subit les cruautés du roi.

À la clarté du jour il veut bien que je vive.

Avec quelle douceur il parle à sa captive.

Ce changement qui tient en suspens mes esprits,

De ma soumission devrait être le prix ;

Vous l’êtes-vous promise ? Auriez-vous laissé croire

Que je songe à trahir et Gustave et ma gloire ?

FRÉDÉRIC.

Non, madame. Vous-même, avez-vous un moment

Accusé mon amour d’un tel égarement ?

Non : sincère et soumis, j’ai sur votre constance,

Ainsi que mes discours, réglé mon espérance.

Frédéric qui vous aime, et que vous avez craint,

N’aspire qu’à l’exil, et ne veut qu’être plaint.

ADÉLAÏDE.

Être plaint ! Ah, seigneur, le destin qui m’outrage,

Ne permet qu’à moi seule un si triste langage.

Vous aimez, dites-vous ; voilà tous vos malheurs.

Mais n’est-ce que l’amour qui fait couler vos pleurs ?

FRÉDÉRIC.

Madame, l’on ressent, quand l’amour est extrême,

Avec ses propres maux ceux de l’objet qu’on aime ;

Souffrant donc à la fois ma peine et vos ennuis,

Nul ici n’est à plaindre autant que je le suis.

ADÉLAÏDE.

Vous avez, je le sais, partagé mes alarmes.

La prison d’où je sors, vous a coûté des larmes ;

Et votre appui, sans doute, en éclaircit l’horreur.

J’ai pu craindre un moment qu’à mon persécuteur,

De la même pitié l’adresse téméraire

Ne m’eût peinte incertaine et prête à lui complaire.

Grâce au ciel, elle a su plus noblement agir,

Et je puis en goûter les effets sans rougir.

Soyez sûr à jamais de ma reconnaissance.

Que le don de mon cœur n’est-il en ma puissance !

Mais vous savez, seigneur, si j’en puis disposer.

Ce n’est plus un tribut qu’on me doive imposer.

Lassez-vous d’un récit qui toujours vous afflige,

Et que de moi pourtant sans cesse l’on exige.

Je dois être à Gustave : il en a pour garant,

La volonté d’un père, et d’un père expirant.

Ma fille, me dit-il, comptons sur sa vaillance.

Il sera mon vengeur ; soyez ma récompense.

Cet ordre, mes serments, mon amour, sa valeur,

Voilà ses droits : j’en compte encore un, son malheur,

La fuite où le condamne un pouvoir tyrannique ;

Exil où mon image est sa ressource unique !

Cela seul en mon cœur a droit de le graver :

Et le vôtre est trop grand pour ne pas m’approuver.

Si la fortune aussi, pour nous moins inhumaine,

Si la victoire, un jour, en ces lieux le ramène,

De ce héros, instruit de vos bontés pour moi,

L’estime et l’amitié paieront ce que je dois.

J’espère tout encor, seigneur, puisqu’il respire :

Et c’est vous, tous les jours, qui me le daignez dire.

Il m’aime : il saura vaincre ; il brisera mes fers.

Les tyrans sont-ils seuls à l’abri des revers ?

Les nôtres finiront.

FRÉDÉRIC, à part.

Malheureuse princesse !

ADÉLAÏDE.

Vous vous troublez ! Quelle est la douleur qui vous presse ?

FRÉDÉRIC.

Vous connaissez le roi, madame, et vous savez...

ADÉLAÏDE.

Je sais que le barbare ose tout. Achevez.

FRÉDÉRIC.

Hélas !

LÉONOR.

Va-t-il sur nous fondre un nouvel orage ?

FRÉDÉRIC.

Léonor, soutenez aujourd’hui son courage.

Adieu.

Il sort.

LÉONOR, le suivant.

Qu’annonce enfin ce douloureux transport ?

ADÉLAÏDE.

Ah, mon cœur a frémi, seigneur ! Gustave est mort !

 

 

Scène VI

 

ADÉLAÏDE, LÉONOR

 

ADÉLAÏDE.

À ce comble de maux vous m’aviez réservée,

Madame, et par vos soins je m’y vois arrivée !

Non, ce cœur déchiré ne vous pardonne pas !

Pourquoi, mille fois prête à mourir dans vos bras,

Le jour où dans les fers par vous je fus suivie,

Pourquoi m’avoir rendue aux horreurs de la vie ?

Mes yeux, mes tristes yeux, qu’à regret je rouvris,

N’auraient pas maintenant à pleurer votre fils.

LÉONOR.

Montrons, montrons, madame, une âme plus virile :

Est-ce à vous à pleurer quand sa mère est tranquille ?

ADÉLAÏDE.

Calme dénaturé, qui ne sert en ce jour

Qu’à prouver que le sang est moins fort que l’amour.

LÉONOR.

Il prouve qu’à mon âge un peu d’expérience

Condamne entre ennemis, l’excès de confiance.

Un fils m’est aussi cher que vous l’est un amant ;

Et je ne voudrais pas lui survivre un moment.

Mais n’est-ce pas, madame, être aussi trop crédule ?

De nous tromper ici se fait-on un scrupule ?

On veut vous dégager de vos premiers serments.

ADÉLAÏDE.

Ah, le prince eut toujours de nobles sentiments !

Frédéric est sincère.

LÉONOR

Oui ; mais, madame, il aime.

Christierne, d’ailleurs, peut l’abuser lui-même :

Celui-ci, sur un bruit qui flatte sa fureur,

Tout le premier, peut-être, est aussi dans l’erreur.

Se plaisant au récit d’événements semblables,

Le peuple a, de tout temps, donné cours à des fables.

Gustave (sans chercher d’exemples au-dehors)

Sur ce mauvais garant, me compte au rang des morts.

Dans le sanglant désastre où je perdis son père,

L’opinion publique enveloppant sa mère,

Sans doute, quand le bruit en parvint jusqu’à lui,

Je lui coûtai les pleurs qu’il vous coûte aujourd’hui.

Comme moi, sous un nom qui le fait méconnaître,

Peut-être il vi ; que dis-je ! il triomphe peut-être.

Pour un heureux augure acceptons mon espoir.

C’est un cœur maternel qui tarde à s’émouvoir.

Enfin, madame, enfin, si le vouloir céleste,

Par un songe aux mortels souvent se manifeste,

Le bras, le bras vengeur est levé sur ces lieux.

Deux fois le ciel, deux fois cette nuit à mes yeux,

Ce ciel, au châtiment trop lent à se résoudre,

A présenté Gustave ayant en main la foudre.

De la pourpre royale il était revêtu :

Tandis que, sous ses pieds, Christierne abattu,

Cachant dans la poussière un front sans diadème,

Restait dans cet opprobre en horreur aux siens même.

Est-ce nous annoncer mon fils privé du jour ?

ADÉLAÏDE.

Eh bien donc ! de Sophie attendons le retour.

Sophie, à ses parents pour un moment rendue,

Saura d’eux la nouvelle, et qui l’a répandue.

Vous aurez, jusque-là, suspendu mes tourments.

Puisse l’effet répondre à vos pressentiments !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CASIMIR

 

Héros de la patrie, ombre auguste et plaintive,

Prince à qui les destins veulent que je survive ;

Si je leur obéis, si ma douleur se tait,

C’est dans l’espoir vengeur dont mon cœur se repaît.

Ici bientôt, ici, ton bourreau mercenaire

Doit venir de ton sang demander le salaire ;

Ce fer le lui réserve ; il mourra ! fût-ce aux yeux

Du monarque abreuvé d’un sang si précieux,

Lui-même eût satisfait le premier à tes mânes.

Mais le juge des rois, le ciel, aux mains profanes,

Dans leur sang, tel qu’il soit, défend de se tremper ;

Et le tonnerre seul a droit de les frapper.

Souffre donc...

 

 

Scène II

 

FRÉDÉRIC, CASIMIR

 

CASIMIR.

Ah, Seigneur ! où courez-vous ? D’où naissent

Les transports et le trouble où tous vos sens paraissent ?

Fuyez-vous un séjour où l’aveugle fureur...

FRÉDÉRIC.

Ah, je me fuis moi-même, et je me fais horreur !

Casimir, c’en est fait ! j’ai part au parricide.

J’ai du sort de Gustave instruit Adélaïde.

Je n’ai pu surmonter la pitié qu’inspirait

Une espérance vaine où son cœur s’égarait.

Mes pleurs l’ont détrompée, et j’en porte la peine.

Son malheur contre moi va redoubler sa haine.

Annoncer ce malheur, l’avoir moi-même osé,

C’est m’être mis au rang de ceux qui l’ont causé.

Ma douleur à ses yeux peut-elle être sincère ?

Elle craint mon amour ; elle croit que j’espère ;

Qu’un triomphe secret renferme dans mon sein

Les lâches sentiments d’un rival inhumain ;

Je ne la blâme pas : d’ennemis entourée,

Sur quelle foi veut-on qu’elle soit rassurée ?

Il n’est pour elle ici qu’injure ou faux respect ;

Rien qui ne lui doive être odieux ou suspect.

Je ne m’en prends qu’aux soins du tyran qui l’accable.

Plus il veut mon bonheur, plus il me rend coupable.

À sa honte, à la mienne il veut être obéi ;

Et s’il me servait moins, je serais moins haï.

CASIMIR.

Courez donc l’arracher d’auprès de la princesse,

Que sans doute pour vous en ce moment il presse.

FRÉDÉRIC.

Eh ! c’est là le sujet de mon emportement.

Je courais la rejoindre à son appartement,

Épancher à ses pieds et mon cœur et mes larmes,

Jurer de ne jamais attenter à ses charmes,

Et là-dessus, du moins, la laisser sans effroi.

Christierne venait de s’y rendre avant moi ;

Et quand je veux l’y suivre on m’en défend l’entrée.

De douleur, de dépit je me sens l’âme outrée.

C’est trop mettre à l’épreuve un prince au désespoir,

Qui hors de l’équité méconnaît tout pouvoir ;

Qui peut briser un joug qu’il s’imposa lui-même.

Je ne réponds de rien, blessé dans ce que j’aime.

Tant de méchancetés, d’injustices, de sang,

Ne rappellent que trop Frédéric à son rang.

CASIMIR.

Remontez-y, seigneur, abattez qui vous brave.

Attaquez-le en un temps où le sang de Gustave,

Où le sang indigné de tant d’autres proscrits,

Aux lieux d’où part la foudre a fait monter ses cris.

Vos armes, dans le cours d’une si juste guerre,

Auront l’appui du ciel et les vœux de la terre.

Que dis-je ! le tyran n’est-il pas déposé ?

Le peuple et le sénat, pour vous, ont tout osé.

La clameur vous couronne ; et la flotte informée,

Déjà du même zèle est sans doute animée.

Éclatez : la victoire est sûre, et n’est pas loin.

Mais n’en attendez plus Casimir pour témoin.

Je le fus trop longtemps des maux de ma patrie.

Je vais de Christierne affronter la furie.

Meure le scélérat dont le bras l’a servi !

Et que le jour après, s’il veut, me soit ravi !

Trop content si je suis la dernière victime

D’un pouvoir si funeste et si peu légitime !

FRÉDÉRIC.

Adieu ; le meurtrier s’avance vers ces lieux,

Et j’évite un aspect qui me blesse les yeux.

 

 

Scène III

 

GUSTAVE, CASIMIR

 

CASIMIR, à part, voyant Gustave qui détourne la vue à sa rencontre, et semble vouloir l’éviter.

Devrais-je d’un défi favoriser le traître ?

Haut et tirant l’épée.

Monstre souillé du sang de mon auguste maître,

Évite, si tu peux, le péril que tu cours !

Je ne t’imite point, lâche ! défends tes jours.

GUSTAVE, se découvrant et allant à lui.

Arrête. Ouvre les yeux, Casimir : envisage

L’ennemi qui t’aborde, et que ton zèle outrage.

Cet accueil pour Gustave est un accueil bien doux.

CASIMIR, se jetant à ses pieds.

Que vois-je ? Quel prodige ! Ah, seigneur, est-ce vous ?

Vous, de qui la Suède a pleuré la disgrâce !

GUSTAVE.

Parlons bas. Lève-toi, Casimir, et m’embrasse.

Je saurai dignement récompenser ta foi.

CASIMIR.

Moi-même, dans vos bras, à peine je m’en crois.

Ma surprise est égale à ma frayeur extrême.

Vous vivant ! vous, ici ! vous dans le palais même

D’un barbare qui va partout, l’or à la main,

Mendier contre vous le fer d’un assassin !

GUSTAVE.

Je connais Christierne ; et sais où je m’expose :

Sois tranquille. J’espère encor plus que je n’ose.

En vain la barbarie habite ce séjour,

Cher ami, si pour moi j’y retrouve l’amour.

Plus avant que jamais rentre en ma confidence.

Mais se peut-on parler ici sans imprudence ?

CASIMIR.

Cet endroit du palais est le plus assuré.

De tous ses courtisans Christierne entouré,

Ne revient pas si tôt d’avec Adélaïde.

GUSTAVE.

Avant tout autre soin, rassure un feu timide

Qui de dix ans d’absence a lieu d’être alarmé.

Le fidèle Gustave est-il encore aimé ?

CASIMIR.

Ose-t-il soupçonner la foi de la princesse ?

GUSTAVE.

Sur le bruit de ma mort, libre de sa promesse,

N’eût-elle pas laissé disposer de sa main ?

CASIMIR.

Tel qui s’en flatte ici, s’en flatte bien en vain.

GUSTAVE.

Tu crois que sa constance eût honoré ma cendre ?

CASIMIR.

Dans la tombe avec vous elle est prête à descendre.

GUSTAVE.

Je ne connais donc plus ni crainte, ni danger,

Ami ; Stockholm est libre, et je vais vous venger.

CASIMIR.

Eh ! Quelle trame heureuse a donc été tissue ?

J’ignore l’entreprise au moment de l’issue :

De vos secrets, seigneur, j’étais moi seul exclus,

Et de votre amitié vous ne m’honoriez plus ?

GUSTAVE.

En entrant (tu l’as vu) sur un bruit qui t’offense,

J’évitais, je l’avoue, et craignais ta présence.

Christierne, dit-on, est devenu ton roi,

T’appelle à ses conseils et ne s’ouvre qu’à toi.

CASIMIR.

À tous beaux sentiments une âme inaccessible,

D’aucune confiance est-elle susceptible ?

Non, seigneur, non ; le traître, au crime abandonné,

Se croit de ses pareils toujours environné ;

Et s’il me distingua, ce ne fut qu’un caprice

Qui fut une faveur pour moi, moins qu’un supplice.

J’en soutenais l’affront : mais le motif est beau.

Vos amis sans cela seraient tous au tombeau.

Je flattais, sans rougir, une injuste puissance,

Qui souvent à ma voix épargna l’innocence ;

Et vous devez, seigneur, à ce zèle, à ma foi,

Ceux que vous avez crus plus fidèles que moi.

GUSTAVE.

Pardonne, et désormais n’ayons l’âme occupée,

Que du plaisir de voir mon erreur dissipée.

Je te retrouve stable et ferme en ton devoir ;

Tu me revois vivant, et plein d’un bel espoir.

Dans le piège mortel, je tiens enfin ma proie.

Conçois-tu, Casimir, mon audace et ma joie ?

Pour te les peindre, songe aux horreurs du passé,

À tant d’excès commis, à tant de sang versé !

Rappelons-nous ici ma première infortune ;

Image à des vengeurs plus douce qu’importune !

À la cour du tyran, Gustave ambassadeur,

Et d’un sang dont l’on dût révérer la splendeur,

Éprouve des cachots la rigueur et l’injure.

Je languis dans les fers, tandis que le parjure

En vient charger ici des peuples éperdus

Qu’il craignait que mon bras n’eût trop bien défendus.

Échappé, mais trop tard, et fuyant nos frontières,

Depuis cinq ans en proie aux armes étrangères,

Je passai sous un ciel encor plus ennemi,

Où le soleil n’échauffe et ne luit qu’à demi :

Tombeau de la nature, effroyables rivages

Que l’ours dispute encore à des hommes sauvages ;

Asile inhabitable, et tel qu’en ces déserts,

Tout autre fugitif eût regretté ses fers.

Sans amis, sans patrie, ignoré sur la terre,

C’est là durant trois ans, que je fuis et que j’erre ;

Qu’impuissant ennemi, qu’amant infortuné,

Je maudis mille fois le jour où je suis né.

Une misère enfin si profonde et si rare

Trouva quelque pitié dans ce climat barbare.

Des cavernes du nord, du fond de ses frimas,

Je sus faire sortir des hommes, des soldats,

Et même des amis généreux et fidèles

À ne le pas céder aux âmes les plus belles.

Suivi d’eux, je reviens ; et les âpres hivers

Nous font d’un pied léger franchir de vastes mers.

À peine ai-je abordé cette triste contrée,

Et de quelque succès signalé mon entrée ;

Que l’espoir, à ce bruit, renaissant dans les cœurs,

Range nos vieux guerriers sous mes drapeaux vengeurs.

C’est alors que pour vaincre il fallut disparaître ;

Et qu’un prix publié (dignes armes d’un traître)

Abandonnant ma vie aux plus indignes mains,

Environna mon camp, le remplit d’assassins.

Je dépouille d’un chef l’apparence nuisible :

Travesti, mais des miens partout l’âme invisible,

Je marche à la faveur de ce déguisement ;

Et Gustave à couvert triomphe impunément.

Dans Stockholm, à l’abri de l’heureux stratagème,

Je viens seul me servir d’émissaire à moi-même.

Là je vois mon devoir écrit de tout côté.

D’un temple, d’un palais le marbre ensanglanté,

Une veuve, une fille, une mère plaintive ;

Tout m’émeut ; tout retrace à mon âme attentive,

L’instant où, de leur fils réclamant le secours,

Périrent sous le fer les auteurs de mes jours.

Et juge de ma tendre et vive impatience,

Quand, le cœur embrasé d’amour et de vengeance,

Je lance mes regards vers l’horrible prison,

Où vous laissez gémir le beau sang de Sténon.

J’assemble mes amis ; mon aspect les anime ;

J’ai peine à réprimer une ardeur magnanime ;

Ils doivent cette nuit attaquer le palais ;

Tandis qu’à fondre ici des bataillons tout prêts,

Du creux de nos rochers sortant sous ma conduite,

Amèneront l’alarme et le meurtre à ma suite.

Du carnage mon nom sera l’affreux signal.

Mais je veux m’assurer, avant l’instant fatal,

D’un salut dont le soin m’agiterait sans cesse ;

Je veux de ce palais enlever ma princesse.

Dans ce dessein (qu’en vain tu n’approuverais pas)

Après avoir semé le bruit de mon trépas,

J’ose me présenter au tyran que je brave,

À titre de vainqueur du malheureux Gustave.

J’hésitais, je l’avoue, à m’y déterminer ;

L’ombre de l’imposture a de quoi m’étonner ;

Mais songeons qu’il y va des jours d’Adélaïde,

Et croyons tout permis pour punir un perfide.

CASIMIR.

Et ne craignez-vous pas, seigneur, en vous montrant,

Du tyran soupçonneux le regard pénétrant ?

GUSTAVE.

Non. Lorsque le barbare usa de violence,

Son ordre m’épargna l’horreur de sa présence ;

Et rendu par le temps méconnaissable aux miens,

Je puis me présenter sans risque aux yeux des siens.

Mais quand pour m’introduire auprès de la princesse,

Il ne me faut pas moins de courage et d’adresse,

Que personne (du moins tel est le bruit public)

Ne la voit, ne lui parle, excepté Frédéric ;

Ami, j’y réfléchis. Dis-moi. Comment t’en croire ?

Sur quoi l’assures-tu fidèle à ma mémoire ?

CASIMIR.

Sur ce que Frédéric lui-même a laissé voir ;

Sur sa pitié pour elle, et sur son désespoir.

N’en cherchez pas, Seigneur, de preuve plus solide ;

Son désespoir nous peint celui d’Adélaïde.

Quoiqu’amant maltraité, son cœur compatissant

N’a de maux et d’ennuis que ceux qu’elle ressent.

Et ne m’alléguez pas que peut-être il m’abuse.

Il s’emporte, il menace, il vous plaint, il s’accuse ;

Du tyran qui le sert il déteste l’appui ;

Ses prétentions même ont cessé d’aujourd’hui.

D’aujourd’hui comme un crime il regarde sa flamme.

GUSTAVE.

Voilà pour un rival bien de la grandeur d’âme.

CASIMIR.

Et c’est ce que je vois de plus flatteur pour vous.

Plus le rival est grand, plus le triomphe est doux.

J’aimerais mieux une âme et moins noble et moins tendre.

Moins Frédéric prétend, plus il eût pu prétendre.

Que n’eût pu sa vertu sur un cœur vertueux ?

Je serais bien injuste et bien présomptueux,

Si le ciel aujourd’hui voulait que je périsse,

D’exiger ou d’attendre un si grand sacrifice.

La mort rompt tous les nœuds qui peuvent nous lier.

On l’estime ; on l’eût plaint : il m’eût fait oublier.

Déjà, peut-être... Mais mes yeux vont m’en instruire.

Un plus long entretien, ami, nous pourrait nuire.

Sors ; je cours te rejoindre au sortir de ces lieux ;

Apprendre à nos amis à te connaître mieux ;

Te redonner entre eux le rang que tu mérites,

Concerter notre marche, en mesurer les suites ;

Et t’indiquer, en cas de revers imprévus,

Les moyens d’y pourvoir et de n’en craindre plus.

 

 

Scène IV

 

GUSTAVE

 

Mes yeux vont lire au fond du cœur d’Adélaïde !

Je tremble ! Voilà donc ce Gustave intrépide

Qui vient changer la face et les destins du nord ?

Ce guerrier redouté, qui, méprisant la mort,

Jusque dans son palais, vient braver Christierne ?

Un mouvement jaloux l’abat et le consterne !

De quoi jaloux, encor ? J’en rougis ; mais, hélas !

Tendre, et toujours absent, quels soupçons n’a-t-on pas ?

Quelqu’un paraît. Gardons que ce trouble n’éclate !

 

 

Scène V

 

GUSTAVE, CHRISTIERNE, RODOLPHE

 

CHRISTIERNE.

Quel air tranquille et fier ! je vois ce qui la flatte ;

Elle croit qu’on la trompe ; et loin de renoncer...

Est-ce là le soldat qu’on vient de m’annoncer,

Celui qui de Gustave apporte ici la tête ?

GUSTAVE.

Oui, seigneur. Triomphez ; et que le ciel apprête

À tous vos ennemis un semblable destin !

CHRISTIERNE.

Pourquoi se présenter sans ce gage à la main ?

GUSTAVE.

Je ne paraîtrais pas avec tant d’assurance,

Si ce gage fatal n’était en ma puissance.

C’est un spectacle affreux dont vous pouvez jouir :

Et c’est à vous, seigneur, à vous faire obéir.

CHRISTIERNE.

Ton nom ?

GUSTAVE.

En avoir un que tout le monde ignore,

C’est, selon moi, seigneur, n’en point avoir encore ;

Mais je me sens une âme au-dessus du commun,

Qui bientôt m’en promet et saura m’en faire un.

CHRISTIERNE.

Tous les déguisements de ce chef téméraire,

À tes yeux vigilants n’ont donc pu le soustraire ?

GUSTAVE.

Quelque forme qu’il prît, seigneur, pour échapper,

Je le connaissais trop pour m’y laisser tromper.

CHRISTIERNE.

Où l’as-tu rencontré ? Dans quelle circonstance

Le ciel a-t-il livré le traître à ma vengeance ?

GUSTAVE.

Quand vous aviez pour vous, tout à craindre de lui.

CHRISTIERNE.

En quels lieux ? Dans quel temps ?

GUSTAVE.

À Stockholm. Aujourd’hui.

CHRISTIERNE.

Sous nos yeux !

GUSTAVE.

Ici même, et dans l’instant, peut-être,

Qu’au péril de vos jours il allait reparaître.

CHRISTIERNE.

Tu m’étonnes, poursuis. Comment triomphas-tu ?

L’as-tu pris sans défense, ou l’as-tu combattu ?

GUSTAVE.

Je n’ai point à rougir d’un honteux avantage.

Vous pourrez dans la suite éprouver mon courage ;

Et vous verrez alors, quand je cueille un laurier,

Que je le sais cueillir en généreux guerrier.

CHRISTIERNE, à Rodolphe.

J’aime sa noble audace.

À Gustave.

Indique ton salaire.

Si j’ai promis trop peu, dis ce qui peut te plaire.

GUSTAVE.

Mon bras dans ce motif ne s’était point armé.

Un intérêt si bas l’aurait mal animé.

J’eus pour objet unique, en exposant ma vie,

La gloire de servir mon maître et ma patrie :

Et puisque l’honneur seul excita ma valeur,

Veuillez pour tout salaire, acquitter cet honneur.

CHRISTIERNE.

Tu n’auras pas conçu d’espérance frivole.

Prononce. Que veux-tu ?

GUSTAVE.

Dégager ma parole.

CHRISTIERNE.

Explique-toi.

GUSTAVE, tirant un billet.

Gustave, aux portes de la mort,

A tracé cet écrit, par un dernier effort ;

Et j’ai cru lui pouvoir hasarder la promesse

De le rendre aujourd’hui, moi-même, à la princesse.

CHRISTIERNE.

Voyons ce qu’il contient ; tu seras satisfait.

Je connais sa main ; donne. Oui, c’est elle, en effet.

Il lit.

Adieu, princesse infortunée.

La victoire n’est pas du plus juste parti.

Je vous servais, je meurs ; telle est ma destinée ;

Et mon astre cruel ne s’est point démenti.

D’une félicité vainement attendue,

Si vous m’aimez encore, oubliez les douceurs.

Votre repos m’occupe au moment où je meurs.

Régnez ; je vous remets la foi qui m’était due ;

Laissez-en désormais disposer les vainqueurs.

À Gustave, en lui rendant le billet.

Sors. Avant que le jour de ces lieux disparaisse,

Rodolphe te fera parler à la princesse.

GUSTAVE.

Il me reste une grâce à demander.

CHRISTIERNE.

Et quoi ?

GUSTAVE.

Que, par ménagement et pour elle et pour moi,

On ne m’annonce point comme auteur de sa perte ;

Mais comme un simple ami dont la main s’est offerte.

CHRISTIERNE.

Je t’entends : c’eût été le premier de mes soins.

 

 

Scène VI

 

CHRISTIERNE, RODOLPHE

 

CHRISTIERNE.

Eh bien, lui faudra-t-il encor d’autres témoins ?

Elle en croira Gustave : elle verra sa lettre,

Et son dernier avis peut enfin la soumettre.

Mais que son cœur se rende ou non, j’aurai sa main.

RODOLPHE.

Sans doute, un peu de temps...

CHRISTIERNE.

Non, Rodolphe ; demain.

C’est tout le temps que peut souffrir la violence

D’un amour qu’ont lassé la gêne et le silence.

Soumise ou non, demain elle m’a pour époux.

RODOLPHE.

Sans vous embarrasser des fureurs d’un jaloux,

D’un rival qu’appuieront des sujets infidèles ?

CHRISTIERNE.

Vains discours ! je ne crains ni lui ni les rebelles.

Frédéric y renonce ; osant le déclarer,

Lui-même il s’est privé du droit d’en murmurer.

Et quant à mes sujets, tout le mal ne procède

Que du feu de la guerre allumée en Suède.

Ici par mon hymen quand j’aurai tout calmé,

Là bientôt par la peur tout sera désarmé.

Je te dispense enfin de ces marques de zèle.

J’adore Adélaïde, et je ne vois plus qu’elle.

Toi-même, qui l’as vue, à d’amoureux transports

Peux-tu, sans injustice, opposer tes efforts ?

Quel est donc mon pouvoir ? maître de tant de charmes,

S’agira-t-il toujours de contraintes, d’alarmes,

D’obstacles, de délais, de mesure à garder ?

Il s’agit de mourir, ou de la posséder.

Il n’est point de périls que l’amour ne dédaigne.

Différer est le seul aujourd’hui que je craigne.

Il me reste un rival qui s’est fait estimer ;

Si je perds un instant, il peut se faire aimer.

RODOLPHE.

Reposez-vous, seigneur, sur ceux qui vous secondent.

Elle le verra peu : mes soins vous en répondent.

Je veillerai sur eux. Vous, si vous m’en croyez,

Ne précipitez rien ; daignez plaire : essayez

D’écarter ce qui peut occuper sa pensée.

De quoi n’est pas capable une amante insensée ?

Voulez-vous...

CHRISTIERNE.

Oui, Rodolphe, oui ; telle est mon ardeur :

Dût-elle entre mes bras signaler sa fureur,

Fût-ce à la perfidie allier la tendresse,

Et placer dans mon lit la haine vengeresse...

Mais de quoi s’alarmer au sein de la vertu ?

J’aurai sa foi ; je l’aime, et je règne. Crois-tu

Que du lien formé la sainteté soit vaine ?

Les autels sont alors les bornes de la haine.

Les noms de roi, d’époux, ne désarment-ils pas ?

L’hymen a des devoirs : le trône a des appas :

L’un ou l’autre, peut-être, adoucira son âme.

Tantôt tu permettais plus d’espoir à ma flamme.

D’un amant couronné tu relevais les droits ;

Et l’amour, à t’entendre, obéissait aux rois.

RODOLPHE.

Aussi je ne crois pas la princesse inflexible.

Quelque soin, quelque égard peut la rendre sensible.

Si même à Frédéric elle résiste encor,

Ne l’en accusez point.

CHRISTIERNE.

Eh qui donc ?

RODOLPHE.

Léonor.

Cette femme, Seigneur, vous est-elle connue ?

CHRISTIERNE.

C’est, s’il m’en souvient bien, la suivante éperdue,

Qui, le jour qu’en ces lieux je portais le trépas,

Soutenait la princesse expirante en ses bras.

RODOLPHE.

C’est votre véritable et mortelle ennemie.

Seigneur, Adélaïde est par elle affermie

Dans les ressentiments qu’elle fait éclater.

J’ai surpris des discours à n’en pouvoir douter

Je dis plus ; je la crois toute autre qu’on ne pense.

Ce qu’elle est se démêle à travers l’apparence ;

Et tout son air dénonce, à l’orgueil qu’on y lit,

Quelqu’un bien au-dessus du rang qui l’avilit.

En tout ceci daignez souffrir que je vous guide.

Séparons Léonor d’avec Adélaïde.

CHRISTIERNE.

Ayant à la fléchir ce sera l’irriter.

N’importe, ton avis n’est pas à rejeter.

Use, en homme éclairé, de ton zèle ordinaire.

Observe-les de près : et, s’il est nécessaire,

Pour peu que tes soupçons pénètrent plus avant,

Tu peux les séparer. Vas ; mais auparavant,

À quelque grand péril qu’un prompt hymen expose,

Vole au temple. Que tout pour demain s’y dispose.

Préviens-en de ma part la fille de Sténon.

De l’époux seulement laisse ignorer le nom ;

C’est au pied de l’autel où je dois la conduire,

Qu’en monarque absolu je prétends l’en instruire.

RODOLPHE.

Vous pouvez tout, seigneur. Si pourtant...

CHRISTIERNE.

Plus d’avis,

Ni de retardements. Je le veux. Obéis.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ADÉLAÏDE, SOPHIE

 

ADÉLAÏDE.

Eh bien ! chère Sophie, après tant de misère,

Libre enfin tu t’es vue entre les bras d’un père ?

Je partage avec toi... Mais je vois à tes pleurs,

Que tu viens d’éprouver le plus grand des malheurs.

SOPHIE.

Que ma prison n’a-t-elle été ma sépulture ?

J’eusse ignoré des maux dont frémit la nature.

ADÉLAÏDE.

Ainsi dans notre sang l’ennemi s’est baigné,

Et le fer destructeur n’aura rien épargné ?

SOPHIE.

Il a laissé partout le deuil et le ravage :

Nous ne nous en faisions qu’une imparfaite image.

Cette ville n’est plus qu’un débris effrayant,

Où l’œil épouvanté la cherche en la voyant.

Stockholm a disparu ; sa splendeur est éteinte ;

Un désert est resté. Vaste et lugubre enceinte,

Où tout ce que la guerre épargna de héros,

A péri dès longtemps par la main des bourreaux.

Mon père fut du nombre, et je viens de l’apprendre.

Mais en vain je demande où repose sa cendre ;

Et c’est m’apprendre assez que de son triste sort

L’horreur s’est étendue au-delà de sa mort.

ADÉLAÏDE.

Ton père fut fidèle et cher à sa patrie ;

Pour oublier sa mort, souviens-toi de sa vie ;

Et te sers des conseils dont tu savais si bien

Combattre ma douleur, quand je pleurais le mien.

Hélas ! quels sont tes maux près de ceux que j’endure ?

Vois gémir à la fois l’amour et la nature...

Car enfin, sois sincère, en crois-tu Léonor ?

Qu’en penses-tu ? son fils respire-t-il encore ?

SOPHIE.

Non, madame ; sa mort n’est que trop avérée.

ADÉLAÏDE.

Cruelle ! Eh, quel témoin t’en a donc assurée ?

SOPHIE.

Le meurtrier poursuit son salaire à la cour.

ADÉLAÏDE.

Le même coup deux fois m’assassine en un jour !

SOPHIE.

Ce qui doit rendre encor nos regrets plus sensibles,

C’est l’espoir dont flattaient ses armes invincibles.

Le ciel depuis six mois favorisait ses coups.

De triomphe en triomphe il s’avançait vers nous.

Nos malheurs l’attendaient au bout de la carrière :

C’est là qu’il est frappé d’une main meurtrière ;

Et qu’à ce défenseur, longtemps victorieux,

On arrache la palme et la vie à nos yeux.

Sa déplorable mère est enfin convaincue ;

Et du coup trop certain sa grande âme abattue...

ADÉLAÏDE.

Nous nous importunons dans notre accablement.

J’ai besoin, comme toi d’être seule un moment.

 

 

Scène II

 

ADÉLAÏDE

 

Et ma douleur profonde, à ce récit funeste,

De mes jours malheureux n’a pas tranché le reste !

Ainsi donc la vertu cède au crime impuni !

Toute erreur est cessée, et tout espoir fini !

Ai-je bientôt du ciel épuisé la colère !

Ô mort ! ô seul asile !...

 

 

Scène III

 

ADÉLAÏDE, LÉONOR

 

LÉONOR

Ah, ma fille !

ADÉLAÏDE.

Ah, ma mère !

LÉONOR

Moi sans fils, comme vous maintenant sans époux,

Notre unique ressource est à des noms si doux.

ADÉLAÏDE.

De notre liberté voilà donc les prémices ?

LÉONOR

Et l’équité des cieux que j’ai crus plus propices !

ADÉLAÏDE.

Pressentiments trompeurs !

LÉONOR

Tous nos vœux sont trahis.

ADÉLAÏDE.

Ô mon dernier espoir ! ô Gustave !

LÉONOR.

Ô mon fils !

ADÉLAÏDE.

Heureuses qu’en ce jour d’amertume et d’alarmes,

Il nous soit libre encor de confondre nos larmes !

LÉONOR

Qu’il vive en votre cœur, ne l’oubliez jamais !

Je vivrai du plaisir d’adoucir vos regrets.

ADÉLAÏDE.

S’il vivra dans mon cœur ! oubliez-vous, vous-même,

Combien, depuis quel temps, à quels titres je l’aime ?

Oubliez-vous, madame, en ce triste moment,

Que je le pleure à titre et d’époux et d’amant ?

L’un à l’autre promis presque dès ma naissance,

Le désir de lui plaire occupa mon enfance :

Et quand ce prince aimable abandonna ces lieux,

Un souvenir si cher attendrit nos adieux.

Bien que mon second lustre alors finît à peine,

L’éloignement n’a fait que resserrer ma chaîne.

Ma flamme, en attendant des nœuds plus solennels,

Croissait de jour en jour sous vos yeux maternels.

À ma vive amitié je mesurais la sienne.

Mon père fut le sien, sa mère étant la mienne.

Vous cultiviez en moi des sentiments si doux.

Ils faisaient notre joie. Ah, madame ! est-ce à vous,

Quand la mort nous l’enlève, est-ce à vous d’oser croire

Qu’un autre le pourrait bannir de ma mémoire ?

Que serait-ce ? Jamais Frédéric à mes yeux,

Tout soumis qu’il paraît, ne fut plus odieux.

LÉONOR

Encore est-ce un bonheur que, dans notre infortune,

Il sache commander à sa flamme importune ;

Et que l’usurpateur, jusqu’ici son appui,

Semble craindre à présent de vous unir à lui.

Oh ! que vous voyant libre et moins tyrannisée,

Étrangement tantôt je m’étais abusée !

À de justes remords j’imputais sa douceur.

Mais c’est qu’il ne voit plus d’obstacle à sa grandeur.

Ne craignant plus mon fils, il n’a plus rien à craindre,

Plus rien qui maintenant le force à vous contraindre.

Il ne s’était plié qu’à des raisons d’état,

Qu’il a su mieux trancher par un assassinat.

ADÉLAÏDE.

Madame, attendons-nous à quelque ordre sinistre.

Le tyran se fait craindre à l’aspect du ministre.

 

 

Scène IV

 

ADÉLAÏDE, LÉONOR, RODOLPHE

 

RODOLPHE.

Non, madame ; le roi veut faire désormais

À la sévérité succéder les bienfaits.

En ce jour, où tout prend une paisible face,

Il veut que le passé se répare et s’efface ;

Qu’avec la liberté vous repreniez vos droits,

Et que votre bonheur couronne ses exploits.

La garde qui vous suit n’est déjà plus la sienne.

Ce palais reconnaît en vous sa souveraine :

Commandez-y, madame ; et remplissez un rang

Où la vertu vous place, encor plus que le sang.

ADÉLAÏDE.

Si ton maître est touché des pleurs qu’il fait répandre,

Si d’un tel bienfaiteur mon bonheur peut dépendre,

Si tout dans ce palais se doit assujettir,

Si j’y commande, enfin, qu’on m’en laisse sortir.

Trop d’horreur est mêlée à l’air qui s’y respire.

Il est d’affreux climats qui bornent cet empire ;

La nature y languit loin de l’astre du jour ;

Mon repos, mon bonheur est là ; c’est le séjour,

L’asile et le palais qu’on demande à ton maître ;

Et non des lieux souillés du sang qui m’a fait naître.

Qu’il daigne en ces déserts me faire abandonner.

Loin de lui je consens à lui tout pardonner.

RODOLPHE.

Madame, il faut s’armer d’un plus noble courage.

Que parlez-vous d’aller dans un climat sauvage,

D’un peuple qui vous aime ensevelir l’espoir ?

Faites céder pour lui la tristesse au devoir.

Faites céder pour vous la faiblesse à la gloire.

On dépose à vos pieds les fruits de la victoire.

Votre père n’eût eu qu’un sceptre à vous laisser :

Dans un rang trop commun c’était vous abaisser.

La fortune se sert de votre malheur même,

Pour vous ceindre le front d’un triple diadème ;

Mais c’est en exigeant le don de votre main,

Madame, et les autels sont parés pour demain.

LÉONOR

De nos persécuteurs le ministre barbare

Leur a-t-il inspiré l’ordre qu’il nous déclare ?

Ou peut-il ignorer, s’il ne fait qu’obéir,

Qu’obéir aux tyrans, souvent c’est les trahir ?

Parlons à cœur ouvert, et laissez l’insolence

Qui, sous un beau semblant, masque la violence.

L’usurpateur a mis le comble à ses forfaits :

De leur fruit dangereux il veut jouir en paix ;

Et l’hymen qu’il oppose à la haine publique,

De ses pareils toujours fonda la politique.

Mais quel temps choisit-il pour en former les nœuds ?

Qu’il soit prudent, du moins, s’il n’est pas généreux.

Qu’insultant lâchement aux pleurs de la princesse,

Toute pudeur en lui, toute humanité cesse :

Bravera-t-il un peuple encor mal asservi,

Idolâtre d’un sang dont on s’est assouvi,

Qui pour premier trophée, à cette horrible fête,

De Gustave égorgé verra porter la tête ?

Que ces restes sanglants, nos cris, notre fureur,

Soient au Néron du nord des sources de terreur !

RODOLPHE.

Réprimez, Léonor, une audace inutile.

Du vainqueur, à jamais, le pouvoir est tranquille ;

Et du vaincu la tête exposée en ces lieux,

N’y doit épouvanter que les séditieux.

LÉONOR.

Ciel vengeur ! se peut-il que ta justice endure

D’un semblable vaincu le malheur et l’injure ?

De ceux qu’on assassine est-ce donc là le nom ?

Téméraire ! en nommant le gendre de Sténon,

Respecte d’un héros l’auguste caractère,

Surtout, en adressant la parole à sa mère.

RODOLPHE.

Vous sa mère ?

ADÉLAÏDE.

Il manquait cette horreur à mon sort.

Vous avez prononcé l’arrêt de votre mort.

RODOLPHE.

Non, madame. Le roi ne cherchant qu’à vous plaire,

Je réponds de ses jours, dès qu’elle vous est chère.

Elle vivra. Souffrez seulement qu’on ait soin

D’écarter de l’autel un semblable témoin ;

Et que, pour contenir la douleur qui l’égare,

D’avec vous, aujourd’hui, mon devoir la sépare.

ADÉLAÏDE.

Nous séparer, cruel ! Et qui t’en a chargé ?

RODOLPHE.

Pour mon maître, pour vous, je m’y crois obligé.

Gardes !

ADÉLAÏDE.

Qu’oses-tu faire ? Est-ce là ma puissance ?

RODOLPHE.

Vous servir, ce n’est pas manquer d’obéissance.

LÉONOR.

Adieu, madame, adieu. Ce triste éloignement

D’un trépas désiré hâtera le moment.

Le tyran m’offrirait une grâce inutile.

ADÉLAÏDE.

Entre mes bras encore il vous reste un asile !

Animés de l’excès des plus vives douleurs,

Ces faibles bras sauront vous disputer aux leurs !

Eh, quoi vous me laissez désolée et confuse ?

À mes embrassements ma mère se refuse ?

LÉONOR

Que me reprochez-vous ? Hé bien, je les reçois,

Madame ; honorez-m’en pour la dernière fois.

Mais prenez dans les miens un peu de ma constance.

Ne vous oubliez pas jusqu’à la résistance.

Qu’espérer des efforts d’une tendre amitié ?

Est-il ici pour nous ni respect ni pitié ?

Et le sexe et le rang y sont sans privilèges.

Le sort nous abandonne à des mains sacrilèges ;

Les désarmerez-vous par d’inutiles cris ?

À tant d’indignités opposons le mépris.

Que le vôtre en ce jour plus que jamais éclate ;

Confondez hardiment l’espoir dont on se flatte.

Redoutant vos sujets prêts à se révolter,

Christierne à vos jours n’oserait attenter :

À qui donc ose ici vous traiter en esclave,

Expliquez-vous en reine, en veuve de Gustave.

Redemandez le sang d’un père, d’un époux.

Pleurez-les : pleurez-moi : vengez-les, vengez-vous.

Je ne me croirai point d’avec vous séparée,

Si fidèle à l’amour que vous m’avez jurée...

Vous le serez. C’est trop offenser votre foi.

Vous ne trahirez point Sténon, mon fils ni moi.

À Rodolphe.

Adieu... fais ton devoir.

Elle sort.

RODOLPHE.

Gardes, qu’on la retienne.

 

 

Scène V

 

ADÉLAÏDE, RODOLPHE

 

RODOLPHE.

Madame, une autre voix, plus forte que la sienne,

Du côté le plus sûr saura guider vos pas.

La mère sur le fils ne l’emportera pas.

On ne veut rien de vous qu’il n’ait voulu lui-même.

Du moins si vous bravez l’autorité suprême,

Un amant peut ne pas vous supplier en vain.

On a de lui pour vous un billet de sa main :

Ses derniers sentiments s’y font assez connaître.

Un des siens vous l’apporte ; et je le vois paraître.

Je vous laisse.

 

 

Scène VI

 

GUSTAVE, ADÉLAÏDE

 

GUSTAVE, à part, et au fond du théâtre.

J’ai vu tout ce que j’avais craint.

Mon bonheur n’est pas tel que l’on me l’avait peint.

Au temple où tout est prêt ma mémoire est proscrite.

ADÉLAÏDE, sans presque tourner les yeux de son côté.

Approchez. Je conçois quel trouble vous agite.

Mon aspect vous rappelle un prince qui n’est mort

Que pour avoir trop pris d’intérêt à mon sort.

Sans moi vous n’auriez pas à regretter sa vie.

GUSTAVE, élevant peu la voix et s’avançant lentement..

Son malheur jusque-là n’est digne que d’envie,

Madame ; à vos sujets rien ne paraît plus doux

Que l’honneur de combattre et de mourir pour vous.

Gustave, je l’avoue, avait plus à prétendre ;

Il croyait...

ADÉLAÏDE, sans l’envisager.

Vous avez un billet à me rendre.

GUSTAVE.

Oui, madame. Au milieu des horreurs du trépas,

Il a de vos serments affranchi vos appas ;

Et le dernier effort de son amour extrême

Est allé jusqu’au soin de vous rendre à vous-même.

ADÉLAÏDE, prenant le billet.

Il eût dû s’épargner des efforts superflus...

L’ayant ouvert.

C’est lui-même. Écoutons un amant qui n’est plus.

Après avoir lu bas quelque temps.

Haut.

D’une félicité vainement attendue,

Si vous m’aimez encore, oubliez les douceurs.

Votre repos m’occupe au moment où je meurs.

Régnez. Je vous remets la foi qui m’était due ;

Laissez-en désormais disposer les vainqueurs.

Que plutôt mille fois périsse Adélaïde !

Voilà donc mon arrêt, et sur quoi l’on décide ?

Injuste Frédéric, est-ce là ta vertu !

Ton rival expirait : de quoi te prévaux-tu ?

Cet aveu de mon sort ne te rend pas l’arbitre :

Il est pour toi plutôt un exemple qu’un titre.

Ah, sur ce titre en vain ton espoir est fondé !

Gustave emportera le cœur qu’il a cédé.

De ce héros à toi daignerais-je descendre ?

Ce qu’il a fait pour moi, je le dois à sa cendre ;

Et m’embarrassant peu d’une paix qui me fuit,

Mon amour veut le suivre où le sien l’a conduit.

Reprenons le récit que ma douleur exige.

Se tournant vers Gustave. Il est à ses pieds.

Dites-moi... Mais que vois-je ?

GUSTAVE.

Adélaïde !

ADÉLAÏDE.

Où suis-je ?

GUSTAVE.

Dans les bras d’un amant qui vit encor pour vous !

ADÉLAÏDE.

Ah !... Je le reconnais ! J’embrasse mon époux.

GUSTAVE.

Ô nom dont la douceur me paie avec usure,

Des malheurs dont j’ai cru voir combler la mesure !

ADÉLAÏDE.

Et tu veux donc combler la mesure des miens,

Cruel ! Je n’attendais qu’une mort : et tu viens

M’en faire souffrir mille en mourant à ma vue !

GUSTAVE, se relevant avec fierté.

D’un billet captieux le sens vous a déçue,

Madame ; si j’accorde au vainqueur votre foi,

C’est qu’il n’est plus ici d’autre vainqueur que moi.

Vos bourreaux et les miens vont payer de leurs têtes,

Les cruautés...

ADÉLAÏDE.

Songez, et voyez où vous êtes.

Si quelqu’un...

GUSTAVE.

Je ne suis écouté que de vous.

Casimir nous seconde, et veille ici pour nous.

ADÉLAÏDE.

Et d’erreur en entrant ne m’avoir pas tirée !

Avoir de mes regrets prolongé la durée !

Et sur des fictions laissé couler mes pleurs !

GUSTAVE.

Ces pleurs m’étaient garants du plus grand des bonheurs.

Ils remettaient la paix dans une âme saisie

Des terreurs d’une aveugle et tendre jalousie.

Terreurs que j’avouerai comme un crime à présent,

Mais dont mon cœur alors ne pouvait être exempt.

Le bruit de mon trépas, près de neuf ans d’absence,

Les feux de Frédéric, ses vertus, sa puissance,

Et dans le temple enfin son bonheur annoncé...

ADÉLAÏDE.

Ah, qu’un moment plutôt mon amour offensé,

À cette jalousie, injuste et criminelle,

Opposait un témoin bien cher et bien fidèle !

GUSTAVE.

Et qu’attester encore après ce que j’ai vu ?

Au fond de votre cœur l’heureux Gustave a lu.

Ne songeons qu’à l’exploit qui va me faire absoudre.

Cette nuit vous régnez ; je vous venge ; et la foudre

Tombe sur Christierne avant qu’elle ait grondé.

Sans le soin de vos jours le coup eût moins tardé.

Mais vous étiez, madame, à la merci d’un traître,

Qui, dans son désespoir, vous saisissant peut-être,

Le poignard, à nos yeux, levé sur votre sein,

Nous aurait arraché les armes de la main.

Nous-mêmes des fureurs désarmons la plus noire.

Qu’il ne dispose pas du prix de la victoire.

Du peu de liberté qu’aujourd’hui l’on vous rend,

L’usage est d’importance et l’avantage est grand.

Il en faut profiter. Sitôt que la nuit sombre

Sur ces lieux menacés épaissira son ombre,

Hâtez-vous de vous rendre au portique ici près,

Où l’élément glacé joint la rade au palais.

La valeur attend là votre auguste présence.

À l’instant mon triomphe et le vôtre commence ;

Et j’immole à vos yeux celui qui fit aux siens

Immoler les auteurs de vos jours et des miens.

Vous pleurez ! Doutez-vous du succès de mes armes ?

ADÉLAÏDE.

Non, je vous connais trop pour vous donner des larmes.

Que n’a pas déjà fait, que ne peut votre bras ?

Et vos feux rassurés ne l’affaibliront pas.

Mais qu’à cet ennemi dont vous craignez la rage,

Ma fuite laisse encore un précieux otage !

GUSTAVE.

De le faire avertir il faut prendre le soin,

Madame ; quel est-il ?

ADÉLAÏDE.

Ce fidèle témoin,

Près de qui s’instruirait votre flamme jalouse :

Une tête aussi chère à vous qu’à votre épouse :

Votre mère.

GUSTAVE.

Ma mère ? Eh quoi, ma mère vit !

ADÉLAÏDE.

Dans les fers d’où je sors, seule elle me suivit,

Et près de moi resta tout ce temps inconnue.

Mais enfin sa douleur ne s’est plus contenue,

Dès que de votre mort le bruit s’est confirmé ;

De ce qu’elle est, par elle, on vient d’être informé ;

Et déjà dans la tour elle rentre peut-être...

 

 

Scène VII

 

GUSTAVE, ADÉLAÏDE, CASIMIR

 

CASIMIR.

J’aperçois Frédéric, seigneur ; il va paraître.

Sortons !

GUSTAVE.

Ah, Casimir ! qu’ai-je appris ? Viens, suis-moi.

ADÉLAÏDE.

Gustave !...

GUSTAVE.

Demeurez ; et calmez cet effroi.

Au lieu marqué songez seulement à vous rendre.

ADÉLAÏDE.

Ah ! vous allez tout perdre, osant trop entreprendre.

Laissez de Frédéric implorer le crédit...

 

 

Scène VIII

 

ADÉLAÏDE

 

Il m’échappe. Imprudente ! où suis-je, et qu’ai-je dit ?

Mais que devais-je faire ? Ô fatale journée,

Par quels événements seras-tu terminée ?

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, ADÉLAÏDE

 

ADÉLAÏDE.

Seigneur ! si vous m’aimez...

FRÉDÉRIC.

Ne me reprochez rien,

Madame ; cet amour se justifiera bien.

De votre hymen en vain la pompe se prépare :

Malheur à qui l’ordonne ! ... oui, puisque le barbare

Insulte à ma prière aussi bien qu’à vos pleurs,

Il est temps d’opposer fureurs contre fureurs.

L’honneur, votre repos, voilà ma loi suprême.

Je n’aurai pas pour rien triomphé de moi-même.

L’effort m’a trop coûté pour en perdre le fruit.

Madame, soyez libre, et partons cette nuit.

La flotte est toute à moi ; je disposerai d’elle.

La fortune, les vents, les cœurs, tout nous appelle.

Je n’ai que trop tardé. L’infortuné Danois

Me reproche ses fers et l’oubli de mes droits.

Vos malheurs et les siens sont devenus mes crimes.

Pour un monstre abhorré ce sont trop de victimes.

Pouvant parler en maître, et las de supplier,

Cause de tant de maux, j’y dois remédier.

D’un si juste projet soyez l’heureux mobile.

Où je retrouve un trône acceptez un asile,

Madame ; et que du soin qui m’anime pour vous,

Renaisse enfin ma gloire et le bonheur de tous.

ADÉLAÏDE.

Non ; je dois respecter l’asile qu’on m’accorde,

Et ne pas y traîner une affreuse discorde,

Dont je serais, seigneur, le flambeau détesté.

Un autre espoir en vous aujourd’hui m’est resté.

Si vous ne la sauvez, Léonor est perdue.

Qu’avant la fin du jour elle me soit rendue.

Sa vie est en péril, et la mienne en dépend.

FRÉDÉRIC.

J’avais traité de fable un bruit qui se répand.

De Gustave, en effet, serait-elle la mère ?

ADÉLAÏDE.

Vous concevez par là combien elle m’est chère,

Et tout le prix du temps qu’avec moi vous perdez.

Seigneur, avant la nuit, si vous me la rendez,

Si de votre amitié j’obtiens cette assurance...

Mais dois-je vous parler de ma reconnaissance ?

La gloire seule émeut la magnanimité ;

Et son premier salaire est d’avoir éclaté.

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIC

 

Laissons là mon départ, courons la satisfaire.

Elle m’offre sans doute un moyen de lui plaire,

Et de lui plaire encor par un soin généreux.

Quel plaisir à ce prix de pouvoir être heureux !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CHRISTIERNE, RODOLPHE

 

CHRISTIERNE.

Je prétends faire ainsi remonter ma vengeance

Aux sources du mépris qui bravait ma puissance.

Léonor, dont l’orgueil osa la balancer,

Expiera ce mépris, ou le fera cesser ;

De ses derniers discours rétractera l’audace,

Ou sentira l’effet de ma juste menace.

Est-elle par ta bouche instruite de son sort ?

RODOLPHE.

Elle a devant les yeux l’appareil de sa mort ;

Et j’attendais qu’il fît tout l’effet qu’il doit faire,

Pour vous la ramener plus prête à vous complaire.

CHRISTIERNE.

Et, dis-moi ; d’un bonheur qu’il n’accepta jamais,

De quel œil Frédéric a-t-il vu les apprêts ?

RODOLPHE.

Je le fais observer, sans pénétrer encore

S’il cède ou s’il résiste au feu qui le dévore.

Son départ à la nuit d’abord était marqué ;

Mais, presque sur le champ, l’ordre s’est révoqué.

Animé d’autres soins, et plein de confiance,

Maintenant il vous cherche avec impatience ;

Et moi, d’un entretien que vous ne cherchez pas,

J’ai voulu, mais en vain, vous sauver l’embarras.

Sur mes pas, devant vous, il est prêt à se rendre.

CHRISTIERNE.

Tôt ou tard, il faut bien se résoudre à l’entendre.

Et du peuple quels sont cependant les discours ?

RODOLPHE.

De la mort de Gustave il veut douter toujours.

Sans perdre un seul instant, rendons-la manifeste ;

Ou ce doute aujourd’hui peut vous être funeste.

CHRISTIERNE.

J’ignore quelle idée engageait Casimir

À m’éloigner de celle où tu viens m’affermir.

Oui, pour éteindre un feu que l’erreur perpétue,

Présentons aux mutins leur idole abattue ;

Dans la place publique où fut lu son arrêt,

Qu’à l’instant le proscrit paroisse tel qu’il est.

Va le prendre des mains de son brave adversaire,

Et de là devant moi fait paraître sa mère...

Voici le prince. Va, cher Rodolphe ; et reviens

Interrompre au plus tôt de fâcheux entretiens.

 

 

Scène II

 

FRÉDÉRIC, CHRISTIERNE

 

FRÉDÉRIC.

Vous avez désiré, seigneur, que ma tendresse

Se chargeât d’essuyer les pleurs de la princesse ;

Et je vois qu’on la prive, en ce jour de douleur,

Du seul soulagement qu’elle eût dans son malheur.

N’est-il pas temps enfin que le vainqueur commence

À triompher des cœurs, s’il peut, par la clémence ?

Des cris du malheureux ne vous lassez-vous pas,

Et faut-il que le sang marque ici tous vos pas ?

Gustave a succombé. Puisse, pour notre gloire,

Un semblable triomphe échapper à l’histoire !

Enfin Gustave est mort ; et tout vous est soumis.

Un coup infructueux joindrait la mère au fils.

La princesse m’implore et nous la redemande.

Pour l’intérêt commun souffrez que je la rende,

Seigneur ; et qu’une fois, vous ayant désarmé,

Je serve ce que j’aime, et puisse en être aimé.

CHRISTIERNE.

Prince, on ose abuser de votre ministère.

Le rival de Gustave en doit craindre la mère.

Le passé, ce me semble, à tous deux nous l’apprend,

Et c’est une imprudence en vous qui me surprend.

FRÉDÉRIC.

La générosité jamais n’est imprudence.

CHRISTIERNE.

Elle n’ouvre que trop la porte à la licence.

FRÉDÉRIC.

Mais si l’on obéit, si l’on vous satisfait ?

CHRISTIERNE.

Leur séparation produira cet effet.

FRÉDÉRIC.

Mes soins l’auront produit.

CHRISTIERNE.

Quoi ! cette âme hautaine...

FRÉDÉRIC.

Obtenant Léonor, serait moins inhumaine.

CHRISTIERNE.

Vous avez sa parole ?

FRÉDÉRIC.

Elle n’a rien promis :

Mais je crois m’en pouvoir tout promettre à ce prix.

CHRISTIERNE.

Prince, elle y compte en vain : c’est moi qui vous l’annonce.

FRÉDÉRIC.

Quoi je lui porterais cette triste réponse ?

CHRISTIERNE.

Triste ou non ; j’ai parlé. Ce décret vous suffit.

FRÉDÉRIC.

J’aurais cru mériter que l’on me satisfît.

CHRISTIERNE.

À son retour du temple, on lui pourra complaire.

FRÉDÉRIC.

Il s’agit d’une grâce, et non pas d’un salaire.

CHRISTIERNE.

J’en crois faire une aussi quand je laisse espérer.

FRÉDÉRIC.

Mais la princesse craint ; il faut la rassurer.

CHRISTIERNE.

Sa crainte nous répond de son obéissance.

Léonor lui rendrait bientôt son arrogance.

De leurs derniers adieux on sait l’emportement.

Souvent l’amour, d’ailleurs, se flatte aveuglément.

Le vôtre, un peu crédule et prompt à vous séduire,

A peut-être entendu plus qu’on n’a voulu dire.

Vous espérez beaucoup. Ne pourrait-on savoir

Les discours échappés d’où vous naît cet espoir ?

FRÉDÉRIC.

Non, seigneur ; je vous crois : je l’ai mal entendue.

Tant de gloire, en effet, peut ne m’être pas due ;

Je le veux. Mais en dois-je aimer moins l’équité,

Et ne consultant qu’elle, être moins écouté ?

Sommes-nous plus en droit d’opprimer l’innocence ?

Ah ! ne pouvoir m’aimer ce n’est pas une offense

À mériter les maux qu’elle endure à mes yeux,

Et j’en ai trop été le prétexte odieux.

La princesse m’est chère ; oui, seigneur, je l’adore.

Je l’ai dit mille fois, je le répète encore ;

Si j’en étais aimé, le soin de mon repos

Me rendrait redoutable au plus fier des rivaux ;

Je soutiendrais mes droits au prix de mille vies,

Mais s’il faut renoncer aux douceurs infinies

D’un choix qu’avant ma flamme un autre a mérité,

Je ne veux rien tenir d’aucune autorité ;

Rien ajouter au poids des fers d’une captive

Si digne du haut rang dont le destin la prive ;

Rien devoir, en un mot, à ses nouveaux malheurs.

Je respectais ses feux : je respecte ses pleurs.

Pour la dernière fois enfin je le déclare :

Je n’y prétends plus rien. Le sacrifice est rare ;

Mais nés pour commander, soyons dans nos projets,

Nous-mêmes, et nos rois et nos premiers sujets.

Je dis plus : cédât-elle au pouvoir qui l’opprime,

Et mon plus bel espoir devînt-il légitime,

(Ainsi qu’il est permis de s’en flatter encore)

Dès qu’elle a par ma voix demandé Léonor,

Léonor de ma main lui doit être amenée.

Vous avez malgré moi conclu notre hyménée :

Je ne vous ai que trop secondé là-dessus ;

Contentez-la, seigneur, ou ne me pressez plus.

CHRISTIERNE.

Soyez donc satisfait : loin que je vous en presse,

Je prétends qu’entre vous toute liaison cesse ;

Et j’aurais déjà dû vous avoir déclaré

Que ce n’est pas pour vous que l’autel est paré.

FRÉDÉRIC.

Et pour qui donc ?

CHRISTIERNE.

Pour moi.

FRÉDÉRIC.

Pour vous !

CHRISTIERNE.

Oui, pour moi-même :

Je l’épouse. D’où vient cette surprise extrême ?

Quel autre dans ma cour, dégageant votre foi,

Pouvait plus dignement vous remplacer que moi ?

FRÉDÉRIC.

Est-ce moi ? (moi pour qui son cœur est tout de glace)

C’est celui qu’elle aimait qu’il faut que l’on remplace ;

Et si quelqu’un le peut dignement remplacer,

Je ne reconnais qu’elle en droit de prononcer.

Quoi, seigneur, c’est donc là l’usage que vous faites

Des droits de ma naissance et du rang où vous êtes ?

Mes refus généreux vous ont-ils couronné,

Ce rang qui fut le mien, vous l’ai-je abandonné

Pour voir déshonorer l’éclat du diadème,

Pour voir gémir le faible, et pour gémir moi-même ?

Ainsi, vous confiant le plus saint des dépôts,

J’ai cru de plus d’un peuple assurer le repos ;

Et j’aurai préparé ma honte et leurs supplices !

Que dis-je ? Malheureux dans tous mes sacrifices,

J’adore Adélaïde et j’en suis estimé ;

Je survis au rival qui seul en est aimé ;

Tout me force ou m’invite à m’en rendre le maître ;

Seul je me le défends, et vous prétendez l’être ?

Du prix de cet effort je serai plus jaloux.

Je me suis immolé pour elle, et non pour vous.

L’appui de Frédéric ne sera point frivole.

Vous oserez me perdre, ou je tiendrai parole ;

Oui, d’un si juste prix vous paierez mes bienfaits ;

Ou vous vous souillerez du plus noir des forfaits.

CHRISTIERNE.

Demeurez. Je ne veux vous perdre, ni vous craindre :

Mais j’ai de mon côté, comme vous, à me plaindre ;

Et laissant là le ton dont vous m’osez parler,

Perfide ! cette nuit, où vouliez-vous aller ?

Gardes !

FRÉDÉRIC.

J’ai mérité que le méchant m’accable.

Je fus son bienfaiteur. Poursuis, ciel équitable !

Protège Adélaïde, en foudroyant l’ingrat ;

Et que ce soit ici son dernier attentat !

CHRISTIERNE.

En imprécations l’impuissance est féconde.

 

 

Scène III

 

CHRISTIERNE, RODOLPHE, GARDES

 

CHRISTIERNE, aux gardes.

Que l’on suive ses pas, allez : qu’on m’en réponde ;

Et qu’il ne sorte plus de son appartement.

Rodolphe, je te vois frappé d’étonnement.

Eh quoi ! devais-je encor souffrir qu’un téméraire...

RODOLPHE.

La rigueur n’a jamais été plus nécessaire.

Tout me devient suspect ; tout vous doit l’être ici ;

Et ce qui me surprend, va vous surprendre aussi.

Gustave n’est point mort.

CHRISTIERNE.

Qu’entends-je ?

RODOLPHE.

Adélaïde

Nous en apprendrait plus sur un projet perfide,

Dont elle a vu tantôt le complice ou l’auteur.

CHRISTIERNE.

Quoi, ce fier inconnu...

RODOLPHE.

N’était qu’un imposteur,

Dont l’audace a d’abord appuyé l’artifice,

Et qu’elle a fait courir ensuite au précipice.

CHRISTIERNE.

Son récit, ce billet, tous ces bruits...

RODOLPHE.

Étaient faux.

CHRISTIERNE.

Et le traître, dis-tu, qui tramait ces complots...

RODOLPHE.

Est en nos mains. De plus, par un bonheur extrême,

Cet inconnu, je crois, est Gustave lui-même.

CHRISTIERNE.

Gustave ! d’où te naît ce soupçon ?

RODOLPHE.

De tout l’or

Offert à l’un des miens, qui gardait Léonor.

Dans ses empressements pour cette prisonnière

On a cru voir un fils alarmé pour sa mère.

Le garde, incorruptible, a feint de l’écouter.

Par ce moyen, sans bruit, on a su l’arrêter.

Je l’ai vu. Sur son front, au lieu de l’épouvante,

Sont peints le fier dépit et la rage impuissante.

Ses regards dédaigneux, un silence obstiné,

Tout me l’annonce tel que je l’ai soupçonné.

Quand vous le reverrez, vous jugerez de même ;

Mais, pour nous en convaincre, usons de stratagème.

Il ne peut être ici reconnu que des siens,

Moins prêts à resserrer qu’à rompre ses liens.

Songeons donc à percer prudemment ce mystère.

CHRISTIERNE.

Il en est un moyen. Tu m’amenais sa mère ?

RODOLPHE.

Je ne l’ai devancée ici que d’un moment,

Pour vous entretenir de cet événement.

CHRISTIERNE.

Dans le salon prochain fais conduire le traître,

Et qu’au premier signal il soit prêt à paraître.

Léonor le verra. S’il est son fils, ami,

La nature jamais ne s’échappe à demi.

Bientôt la vérité se verra confirmée

Dans les regards surpris d’une mère alarmée.

Pour me nommer Gustave elle n’a qu’à frémir.

Que cependant l’on fasse arrêter Casimir.

Il me trahit : ceci le condamne et m’éclaire.

Ainsi que Frédéric, à mes desseins contraire,

Il a pour Léonor employé son crédit.

Elle entre. Vas, cours, fais tout ce que je t’ai dit.

 

 

Scène IV

 

CHRISTIERNE, LÉONOR, SOPHIE

 

CHRISTIERNE.

Votre juge offensé n’est pas inexorable.

Dans vos premiers transports vous étiez excusable ;

Peut-être dans les miens me suis-je trop permis ;

En les désavouant, cessons d’être ennemis :

Mais sachez profiter de ma bonté facile,

Et ne vous parez pas d’un orgueil inutile,

Qui pourrait vous couvrir de blâme en vous perdant.

On signale à sa honte un courage imprudent.

Le vôtre ne serait qu’une aveugle faiblesse.

Car exposant des jours si chers à la princesse,

Vous exposez les siens ; songez-y, Léonor.

Sauvez-la, sauvez-vous ; il en est temps encor :

Promettez-moi près d’elle une heureuse entremise.

À mes intentions rendez-la plus soumise.

En un mot, réparez ce que vous avez fait.

À ce prix je pardonne, et je suis satisfait.

LÉONOR.

N’espère pas, tyran ! Que mon orgueil se lasse,

Le tien se satisfait à me parler de grâce,

Et le mien à vouloir n’en mériter jamais.

Puissent mes soins te nuire autant que je te hais !

Vas ! j’ai de la princesse affermi le courage.

Pour moi, je respirais, après un long orage.

Les apprêts de ma mort fixaient tout mon espoir.

Pourquoi se changent-ils en l’horreur de te voir ?

Que nous proposes-tu ? quelle offre oses-tu faire ?

Quels traités ? Nous pleurons, moi, Gustave et son père ;

Elle, un trône usurpé, son père et son époux.

Ce n’est qu’à des vengeurs à traiter avec nous ;

Et du traité ta mort serait le premier gage.

CHRISTIERNE.

Toujours la même audace et le même langage !

Et pourquoi toutes deux imputer à ma main

Les attentats d’un autre, et les coups du destin ?

Le ciel favorisa mes armes légitimes ;

Son père et ton époux en furent les victimes.

J’ai vaincu, j’ai conquis, et n’ai rien usurpé.

Pour ton fils, dans son sang ma main n’a pas trempé.

Suis-je son meurtrier ? Veut-on que je réponde

D’un coup ?...

LÉONOR.

Mérites-tu, lâche, qu’on te confonde ?

Ta main n’a pas trempé dans le sang de mon fils ?

Et son assassin vient t’en demander le prix !

Et tes trésors ouverts s’épanchent sur le traître !

Tu n’as pas ignoré qu’en payer un, c’est l’être.

Aux yeux des nations dont tu te rends l’horreur,

Crois-tu par ce détour, excuser ta fureur ?

D’un forfait si visible est-ce ainsi qu’on se lave ?

Pour te justifier du meurtre de Gustave,

Inflige au scélérat des tourments ignorés.

Que du monstre, à mes yeux, les membres déchirés,

Nous prouvent...

CHRISTIERNE.

J’y consens. Qu’il meure en ta présence.

Tu verras si le crime ici se récompense,

Si je me rends coupable aux yeux de l’univers.

Rodolphe, paraissez !

 

 

Scène V

 

CHRISTIERNE, LÉONOR, GUSTAVE, RODOLPHE, SOPHIE, GARDES

 

CHRISTIERNE.

Tiens, regarde ces fers.

Est-ce là donc un prix digne de tes reproches ?

Suis-je accusable encor du meurtre de tes proches ?

Qu’il périsse ; et qu’enfin ce coup nous rende amis.

Qu’on l’immole. Frappez !

LÉONOR, retenant le bras du garde.

Arrête !

CHRISTIERNE.

Ah, c’est ton fils.

GUSTAVE.

Oui, je le suis. Je fais cet aveu sans contrainte.

Pour d’autres que pour moi j’eus recours à la feinte ;

Mais mon propre péril me défend d’en user ;

Et je le sens trop peu pour daigner t’abuser.

LÉONOR, embrassant Gustave.

Ô sang d’un cher époux ! Fils d’un malheureux père !

Dans quel état le sort te rend-il à ta mère !

GUSTAVE.

Madame, excitez moins un tendre sentiment

Qui de notre malheur vient d’être l’instrument.

La seule piété nous ravit la victoire.

Sur le point de vous rendre un fils couvert de gloire,

J’ai craint de vous laisser pour otage en ces lieux ;

Et, voulant vous sauver, je péris à vos yeux.

Daignez, pour prix d’un soin si funeste et si tendre,

Si pourtant le devoir a des prix à prétendre,

Daignez ou retenir ou me cacher vos pleurs.

Dérobons un triomphe à nos persécuteurs !

Gustave, à peine ému de sa propre misère,

Oserait-il s’offrir pour exemple à sa mère ?

Que perdez-vous, madame ? Un fils déjà pleuré ;

Mais moi qui vois la mort d’un visage assuré,

Que de regrets mortels au moment où j’expire !

Je perds, avec la vie, une mère, un empire,

D’incroyables travaux le fruit presque certain,

Ma gloire, ma vengeance, Adélaïde, enfin ;

Pour tout laisser... Hélas ! à qui ?

LÉONOR.

Qu’on me soutienne !

GUSTAVE.

Ma mère !... Mais ses yeux ne s’ouvrent plus qu’à peine.

Elle se meurt ! Soldat, frappe ! délivre-moi

De tant d’objets d’horreur, de tendresse et d’effroi !

Frappe !

CHRISTIERNE.

Prenez soin d’elle, emmenez-la, Sophie ;

Et que votre secours la rappelle à la vie.

 

 

Scène VI

 

GUSTAVE, CHRISTIERNE, RODOLPHE, GARDES

 

CHRISTIERNE.

Gustave, il n’est pas temps encore de mourir.

Il faut auparavant ou me tout découvrir,

Ou t’attendre à languir longtemps dans les tortures.

Réponds : à quoi tendaient toutes tes impostures ?

Est-ce à l’assassinat qu’aspirait ta vertu ?

Quel espoir, quel dessein, quel complice avais-tu ?

GUSTAVE.

Si la nature en moi tantôt eût pu se taire,

Sourd à la voix du sang, si j’avais pu me faire

Un cœur aussi farouche, aussi bas que le tien,

Je ne subirais pas ce funeste entretien.

Je veux bien m’abaisser encore à te répondre ;

Et c’est pour t’obéir moins que pour te confondre.

Tâche à te rappeler ici tous mes discours.

Tu n’y remarqueras que de légers détours,

Sous qui la vérité, maintenant reconnue,

À d’autres yeux qu’aux tiens eût paru toute nue.

Mais la soif de mon sang, qui te les fascinait,

Vers l’erreur, à mon gré plus que moi t’entraînait.

Sois sûr qu’un vrai courage animait l’entreprise.

On n’assassine point l’ennemi qu’on méprise.

Je te l’ai dit : celui qui t’eût fait succomber,

Sait arracher la palme, et non la dérober.

Aux attentats ma main ne s’est point éprouvée.

À la tête des miens la princesse enlevée,

Je t’aurais donc offert la victoire ou la mort ;

Et le droit du plus brave eût réglé notre sort.

Tels étaient mes projets. Le destin qui nous joue,

Couronnant le plus lâche, ordonne que j’échoue.

Tu règnes, et je meurs. Triomphe ; mais crois-moi,

Ton bonheur sera court, triomphe avec effroi.

Tant de calamité que Stockholm a soufferte,

Mes soins et mon exemple ont préparé ta perte.

Elle suivra la mienne, et la suivra de près.

Sois maître de mes jours ; et, tandis que tu l’es,

Éprouve ma constance au milieu des supplices.

Je n’y dirai qu’un mot : c’est que j’eus pour complices,

Tous les gens vertueux qu’ont lassés tes forfaits.

Je ne les trahis point : tu n’en connus jamais.

CHRISTIERNE.

Ce mot seul va coûter bien cher à ta patrie.

Moins tu veux la trahir, plus tu l’auras trahie.

À qui tout est suspect tout est indifférent.

Le sang des suédois coulera par torrent.

Que sur un échafaud, le tien les en instruise :

Vas-y trouver la mort. Gardes ! qu’on l’y conduise ;

Et que, dans un moment, je me sache obéi.

 

 

Scène VII

 

CHRISTIERNE, GUSTAVE, ADÉLAÏDE, RODOLPHE, GARDES

 

ADÉLAÏDE, courant à Gustave.

Ah, prince infortuné ! quel arrêt ! qu’ai-je ouï ?

Se jetant au-devant des gardes.

Soldats, n’avancez point ! N’osez rien entreprendre,

Qu’après que votre maître aura daigné m’entendre,

Et que, sensible ou sourd à mes cris douloureux,

Il n’ait révoqué l’ordre, ou n’en ait donné deux.

CHRISTIERNE.

Rodolphe, demeurez.

GUSTAVE.

Adieu, belle princesse.

Vous sortirez bientôt des fers où je vous laisse.

Si Gustave en doutait, vous ne le verriez pas

Si courageusement s’avancer au trépas.

ADÉLAÏDE.

Eh ! pourquoi voulez-vous renoncer à la vie ?

Fléchissez ! Léonor, moi, tout vous y convie.

Tombant aux pieds de Christierne.

Serez-vous sans pitié, seigneur ? et ne peut-on...

GUSTAVE.

Adélaïde aux pieds du bourreau de Sténon !

CHRISTIERNE.

Que direz-vous pour lui ? Vous l’entendez, madame.

ADÉLAÏDE.

Par tout ce qui jamais eut pouvoir sur votre âme,

Plaignez mon infortune et daignez m’écouter.

CHRISTIERNE.

Rien ne me plairait tant que de vous contenter.

C’est de vous seule ici que dépend ma clémence.

Sa grâce est aux autels.

ADÉLAÏDE, bas.

Éloignez sa présence.

CHRISTIERNE, à Rodolphe.

Qu’on le mène où j’ai dit ; mais, en le gardant bien,

Que jusqu’à nouvel ordre on n’exécute rien.

À Adélaïde.

Parlez ; je vous entends.

GUSTAVE.

Point de pitié cruelle.

Laissez frapper, madame, et soyez-moi fidèle !

 

 

Scène VIII

 

CHRISTIERNE, ADÉLAÏDE

 

CHRISTIERNE.

Mais consultez-vous bien ; et songez qu’aujourd’hui

L’effort serait funeste à bien d’autres qu’à lui ;

Que si le fils périt, la mère est condamnée ;

Que Stockholm, à la flamme, au fer abandonnée,

Regorgera du sang de tous ses citoyens.

Balancez maintenant mes avis et les siens.

ADÉLAÏDE.

Quelles extrémités, et quel arrêt terrible !

Vous n’adoucirez point ce courroux inflexible ?

Quelle raison peut donc si fort intéresser

À ce fatal hymen où l’on veut me forcer ?

Les droits que la naissance attache à ma personne ?

Eh, s’il m’en reste encor, je vous les abandonne !

La fortune aujourd’hui vous les a confirmés ;

Jouissez-en ! Jamais les ai-je réclamés ?

Ces droits, depuis dix ans, cédés au droit des armes,

Ont-ils eu jusqu’ici quelque part à mes larmes ?

Les ai-je, un seul instant, regrettés ? Non, seigneur.

Toute ambition cesse où règne la douleur.

De mon père égorgé la déplorable image,

De mon amant proscrit la mort ou l’esclavage,

Son rival importun, l’horreur de ma prison,

Occupaient de trop près mon cœur et ma raison.

Aux soupçons, toutefois, si votre âme est livrée,

Dans le séjour affreux dont vous m’avez tirée,

Renvoyez-moi traîner le reste de mes jours,

Ou moins sévère hélas, terminez-en le cours !

Mais ne me forcez point à me noircir d’un crime,

À trahir un amant fidèle et magnanime,

À qui ma bouche a fait les serments les plus doux,

Qu’elle-même a déjà nommé du nom d’époux !

Veut-on qu’Adélaïde infidèle, parjure...

CHRISTIERNE.

Rompons, rompons le nœud d’où naîtrait cette injure !

Gustave en expirant va vous en affranchir.

Je ne vous laisse plus le temps d’y réfléchir.

Aussi bien l’on conspire ; et je dois un exemple.

Holà, gardes.

ADÉLAÏDE.

Seigneur, qu’on me conduise au temple !

Contentez Frédéric, et le faites chercher !

Qu’il vienne ; sur ses pas je suis prête à marcher.

CHRISTIERNE.

De vous servir encor vous le croyez capable.

Mais vous comptez en vain sur l’appui d’un coupable,

Qui, trop longtemps rebelle à mon autorité,

Lui-même ici n’a plus ni voix, ni liberté.

Nous saurons achever, sans lui, cet hyménée.

Venez, madame.

ADÉLAÏDE.

À qui suis-je donc destinée ?

Quel est celui, seigneur, à qui vous prétendez...

CHRISTIERNE.

Le nord n’a plus de reine, et vous le demandez ?

Venez mettre, madame, un terme à vos disgrâces,

Surmonter votre haine, en effacer les traces,

Sauver, en partageant le rang dont je jouis,

Gustave, Léonor et tout votre pays...

Rodolphe de retour ! Que viendrais-tu m’apprendre ?

 

 

Scène IX

 

CHRISTIERNE, ADÉLAÏDE, RODOLPHE

 

RODOLPHE.

Sur la flotte, seigneur, hâtons-nous de nous rendre ;

Par ces lieux détournés on peut gagner le port.

Fuyons ! Vous tenteriez un inutile effort.

Grâce à l’activité d’Othon qui nous devance,

Le prince et Léonor sont en votre puissance.

Saisi d’eux, vous avez de quoi faire la loi.

CHRISTIERNE.

Moi, fuir !

RODOLPHE.

C’est un parti qui révolte un grand roi.

Mais vos armes, seigneur, sont ici les moins fortes.

À des flots d’ennemis Stockholm ouvre ses portes.

Le traître Casimir, qu’on cherchait vainement,

Se fait voir à leur tête, et paraît au moment

Que la place déjà de mutins était pleine,

Et que tous nos soldats ne résistaient qu’à peine.

Le nombre nous accable ; et, pour tout dire enfin,

Le terrible Gustave a le fer à la main.

Rien ne l’arrête ; il vole ; et bientôt...

CHRISTIERNE.

Qu’il me voie !

Je cours le recevoir.

Emmenant Adélaïde.

 

Toi, tremble, et de ta joie

Viens payer à ses yeux ce transport indiscret.

ADÉLAÏDE.

Qu’il vive ! qu’il triomphe ! et je meurs sans regret.

CHRISTIERNE, s’arrêtant.

J’en suis le possesseur, et je la sacrifie !

À Rodolphe.

Fuis avec elle, ami ; ton roi te la confie :

Je te suis ; mais avant que de quitter ces bords,

On s’y ressentira de mes derniers efforts.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ADÉLAÏDE, SOPHIE

 

ADÉLAÏDE.

Je revois la lumière, et tu veux que je vive ?

Mais sous quel astre enfin ? Suis-je reine ou captive ?

Parle, dois-je bénir ou détester tes soins ?

Tes yeux de tant d’horreurs étaient-ils les témoins ?

SOPHIE.

Non, madame ; j’étais dans ce palais, errante,

Lorsque, sans mouvement, pâle, froide et mourante,

Je vous ai prise ici de la main des vainqueurs.

Étaient-ce vos tyrans ou vos libérateurs ?

Ma vue à tout cela ne s’est guère attachée.

Léonor de mes bras venait d’être arrachée.

Mon trouble, votre état, des cris renouvelés,

Par ces cris les vainqueurs au combat rappelés,

De tant d’événements et le nombre et la suite,

N’ont pu de notre sort me laisser bien instruite ;

Et du feu meurtrier le bruit sourd et lointain,

Dit trop que le succès est encore incertain.

Mais l’inhumanité que j’ai le moins conçue,

C’est l’état déplorable où je vous ai reçue.

ADÉLAÏDE.

Tu pâliras, Sophie, au récit du danger

Qu’en ce désordre affreux l’on m’a fait partager.

Sur ces bords, dont l’hiver a glacé la surface,

Mes ravisseurs fuyaient ; et, franchissant l’espace

Qui semble séparer le rivage et les eaux,

M’enlevaient vers la rade où flottaient leurs vaisseaux.

J’en croyais Frédéric ; et je m’étais flattée

De voir en sa faveur la flotte révoltée ;

Mais plus nous approchions, moins j’avais cet espoir.

Tout ce que j’aperçois paraît dans le devoir.

Laissant donc pour jamais Gustave et ma patrie,

Je demandais la mort, quand ce prince, en furie,

Du palais où ses yeux ne me rencontraient point,

Entend mes cris, me voit, vole à nous et nous joint.

On se mêle. Je veux regagner le rivage ;

Partout je me retrouve au centre du carnage.

La fortune se joue en ce combat fatal.

Sur la glace longtemps l’avantage est égal ;

Elle nuit à la force, elle aide à la faiblesse ;

Et chaque pas trahit la valeur ou l’adresse.

Parmi des cris de rage, et de mourantes voix,

Un bruit plus effrayant, plus sinistre cent fois,

Sous nous, autour de nous, au loin se fait entendre.

La glace en mille endroits menace de se fendre,

Se fend, s’ouvre, se brise et s’épanche en glaçons

Qui nagent sur un gouffre où nous disparaissons.

Rien encor, quelque effroi qui dût m’avoir émue,

Rien n’avait échappé jusqu’alors à ma vue ;

Mais du voile mortel mes yeux enveloppés,

D’aucun objet depuis n’ont plus été frappés.

Du reste, mieux que moi tu n’es pas informée :

Ainsi de plus en plus tu me vois alarmée.

D’un rude et long combat, peut-être qu’affaibli,

Gustave est demeuré sous l’onde enseveli ;

Peut-être que, sans chef, nos troupes fugitives

Auront à son rival abandonné ces rives ;

Et quand je me figure en proie à ses transports,

L’épouvantable abîme où je retombe alors...

SOPHIE.

Non, non ; d’un tel péril avoir été sauvée,

Au bonheur le plus grand c’est être réservée,

Madame ; espérez tout. Cessant d’être ennemi,

Le destin rarement favorise à demi.

ADÉLAÏDE.

Et que peut-il pour moi ? Que veux-tu que j’espère,

Le fils m’étant rendu, s’il faut pleurer la mère ?

Quelle joie offrira la victoire à mon cœur,

Si Christierne fuit, s’il échappe au vainqueur ?

Léonor au tyran demeure abandonnée :

Elle à qui je dois plus qu’à ceux dont je suis née !

Elle dont le malheur n’est venu que du mien !

Qui me tient lieu de tout, sans qui tout ne m’est rien !

Son sang paierait bientôt la commune allégresse.

Léonor périra !

SOPHIE.

Le bruit des armes cesse.

Elles ont décidé, madame. On vient à nous.

 

 

Scène II

 

CASIMIR, qui veut rentrer en voyant Adélaïde, ADÉLAÏDE, SOPHIE

 

ADÉLAÏDE.

Casimir, Casimir ! pourquoi me fuyez-vous ?

Ce jour aurait-il mis le comble à nos misères ?

CASIMIR.

Vous remontez, madame, au trône de vos pères.

ADÉLAÏDE.

Je puis y regretter l’état où j’ai vécu.

Gustave, Léonor...

CASIMIR.

Christierne est vaincu.

ADÉLAÏDE.

Et peut-être vengé ?

CASIMIR.

Non ; mais tout prêt à l’être.

ADÉLAÏDE.

Ah, vous n’avez rien fait !

CASIMIR.

Ayant vu fuir le traître,

Qui du milieu des flots brave à présent nos coups,

Gustave impatient revenait près de vous.

Mais par des furieux qui refusaient la vie,

Presque de pas en pas sa course ralentie,

Veut qu’il combatte encore, et vainque à chaque instant.

Ami, prends, m’a-t-il dit, un soin plus important ;

Je saurai disperser cette foule impuissante.

Dans la tour cependant ma mère est gémissante ;

Chasse de devant elle et la crainte et la mort ;

Et pour la rassurer instruis-la de mon sort.

Je le quitte et j’accours ; mais, hélas ! du rivage,

Sur un navire exprès approché de la plage,

Je découvre... ô spectacle où de la cruauté

Triomphe, sous nos yeux, l’horrible impunité !

Christierne, à ses pieds, d’une main forcenée,

Tenant sur le tillac Léonor prosternée,

Et de l’autre déjà haussant, pour se venger,

Le fer étincelant tout prêt à l’égorger.

À cet aspect vers lui nos mains sont étendues.

Du peuple suppliant le cri perce les nues.

Pour une heure le coup demeure suspendu ;

Et par un trait lancé ce billet est rendu.

ADÉLAÏDE, le recevant.

Ah ! je ne vois que trop le choix qu’on nous y laisse.

 

 

Scène III

 

GUSTAVE, ADÉLAÏDE, CASIMIR, SOPHIE, GARDES

 

GUSTAVE, à ceux qui le suivent.

Soldats, qu’on se retire, et que le meurtre cesse.

Que le sang le plus vil, devenu précieux,

Témoigne que c’est moi qui commande en ces lieux.

Apercevant et abordant Adélaïde.

Ô faveur, que du ciel je n’osais presque attendre !

Que de grâces déjà n’ai-je pas à lui rendre,

Madame, vous vivez ; et, par d’heureux moyens,

Les secours de Sophie ont secondé les miens !

Vous vivez ! Quelle crainte en mon cœur est cessée !

Dans quel état affreux je vous avais laissée,

Pour courir assurer un succès balancé

Par l’ennemi qu’enfin nos armes ont chassé !

ADÉLAÏDE.

Hélas !

GUSTAVE.

Votre vengeance eût été mieux servie.

Il eût avec le trône abandonné la vie ;

Mais des soins plus sacrés me pressaient tour à tour.

J’avais à rassurer la nature et l’amour.

Vous et ma mère avez favorisé sa fuite.

Vous avez l’une et l’autre arrêté ma poursuite.

Sans vous deux mes lauriers devenaient superflus.

Je vous vois : je respire. Il ne me reste plus,

Pour goûter sans mélange une faveur si chère,

Que de m’en applaudir dans les bras de ma mère.

Voyons-la. Quelle joie, après tant de malheurs !

Mais que m’annonce-t-on ? Je ne vois que des pleurs...

Vous qui la secouriez, répondez-moi, Sophie...

Casimir... Tout se tait. Ah, ma mère est sans vie !

ADÉLAÏDE.

Léonor voit le jour.

GUSTAVE.

Et vous soupirez tous ?

ADÉLAÏDE, lui donnant le billet.

Voyez quel sacrifice on exige de vous.

GUSTAVE lit.

Ou deviens parricide, ou fléchis ma colère,

Gustave. Je t’accorde une heure pour le choix.

Songe à ce que tu peux, songe à ce que tu dois.

Ou rends-moi la princesse, ou vois périr ta mère.

Le barbare en fuyant l’avait en son pouvoir !

CASIMIR.

Du haut de ce palais, seigneur, on peut tout voir.

Le poignard à nos yeux reste levé sur elle.

ADÉLAÏDE.

J’attends le même coup de ma douleur mortelle.

GUSTAVE.

Juste ciel ! à qui donc sera dû votre appui ?

La piété deux fois m’est fatale aujourd’hui.

ADÉLAÏDE.

Frédéric eût été notre ressource unique ;

Je pourrais tout encor sur son âme héroïque,

Et j’irais me jeter sans rien craindre à ses pieds,

Si ce rival était le seul que vous eussiez.

GUSTAVE.

Le seul ? ce n’est pas lui que l’échange concerne ?

ADÉLAÏDE.

Non, Seigneur.

GUSTAVE.

Eh, qui donc ?

ADÉLAÏDE.

Le tyran.

GUSTAVE.

Christierne ?

ADÉLAÏDE.

Lui-même. J’apprenais ce dernier coup du sort,

Lorsque sur l’échafaud vous attendiez la mort.

GUSTAVE.

Aussi n’est-ce pas vous qu’on livrera, madame.

C’est à moi d’assouvir le courroux qui l’enflamme.

À Casimir.

Va le trouver, ami ; sache s’il y consent.

De ce courroux ma mère est l’objet innocent.

Qu’il accepte, au lieu d’elle, un rival qu’il déteste.

CASIMIR.

Moi, je me chargerais d’un emploi si funeste !

Tout ordre qui vous nuit passe votre pouvoir,

Seigneur ; et je vous fuis, pour n’en plus recevoir.

 

 

Scène IV

 

GUSTAVE, ADÉLAÏDE, SOPHIE

 

GUSTAVE.

Ma mère, je le vois, n’a plus que moi pour elle.

Il veut sortir.

ADÉLAÏDE, l’arrêtant.

Ah, prince ! où courez-vous ?

GUSTAVE.

Où le devoir m’appelle.

ADÉLAÏDE.

Insensé ! le devoir te fait-il une loi

De périr sans sauver ni ta mère, ni moi ?

Penses-tu qu’à son fils elle veuille survivre ?

Qu’en tous lieux ton épouse hésite de te suivre ?

Qu’il me reste un refuge ailleurs que dans tes bras ?

Et qu’en m’abandonnant tu ne me livres pas ?

Que deviens-je, s’il faut que ton sang se répande ?

Qui veux-tu, si tu meurs, cruel, qui me défende

Contre les attentats d’un mortel ennemi,

Plein du projet fatal dont ton cœur a frémi ?

S’il s’endurcit déjà contre une telle image,

Si courant au trépas tu crains peu qu’on m’outrage,

Respecte ta patrie, et daigne, au moins, songer

Aux maux où par ta mort tu vas la replonger.

Ta valeur n’aura fait qu’accroître nos misères.

La cruauté sans frein brisera ses barrières.

Et jointe à la vengeance, aura bientôt versé

Le peu de sang qu’ici ses excès ont laissé.

Amant peu tendre, appui téméraire et fragile,

Pernicieux vainqueur, et victime inutile,

Va perdre, n’écoutant qu’un aveugle transport,

Ta reine, ton pays, ta victoire et ta mort !

GUSTAVE.

Je serai, si l’on veut, un appui misérable,

Une aveugle victime, un vainqueur condamnable,

D’un regret volontaire un amant déchiré ;

Mais je ne serai point un fils dénaturé !

Ma vie, appartenant à qui me l’a donnée,

De remords éternels serait empoisonnée,

Si, faute de l’offrir, l’oubli de mon devoir

Laissait tomber un coup... que j’aurais dû prévoir,

Que ma mère pour moi voit levé sur sa tête,

Que même à partager votre amitié s’apprête,

Qui dans l’attente enfin d’un échange odieux,

Des deux peuples sur moi fixe à présent les yeux.

Justice, amour, honneur, tout veut que je me livre.

Madame, encouragez ma mère à me survivre.

Pour recevoir ses pleurs ouvrez-lui votre sein.

Soyez-vous l’une à l’autre une ressource. Enfin,

Pour Stockholm et pour vous, cessez d’être alarmée.

Je vous laisse au milieu d’un peuple, d’une armée,

Dont ma victoire a fait d’invincibles remparts...

Mon cœur est pénétré de vos tristes regards !

L’amour me fait sentir tout le prix de la vie !

Mais j’aurai délivré ma mère et ma patrie.

Je vous aurai laissée au trône en vous quittant.

Mourant si glorieux, je dois mourir content.

Du plus lâche abandon déjà l’on me soupçonne.

Sous le fer menaçant la victime frissonne :

Et chaque instant qu’ici j’accorde à mon amour,

C’est la mort que je donne à qui je dois le jour.

À Sophie.

Adieu. Retenez-la.

ADÉLAÏDE, se jetant au-devant de lui.

Vainement on l’espère !

GUSTAVE.

Hé que prétendez-vous ? Laisser périr ma mère ?

ADÉLAÏDE.

Non ; mais t’accompagnant, je veux...

 

 

Scène V

 

GUSTAVE, ADÉLAÏDE, LÉONOR, SOPHIE

 

LÉONOR.

Régnez, mon fils.

Nous triomphons, madame ; et nos maux sont finis.

ADÉLAÏDE.

Ah, que votre salut allait coûter de larmes !

GUSTAVE.

Eh, quel prodige heureux fait cesser nos alarmes ?

LÉONOR

Puisse-t-il à jamais épouvanter les rois

Qui sur la violence établiront leurs droits !

Christierne, laissant une faible espérance,

Ou peut-être à l’amour préférant la vengeance,

Partait, et de mon sang prêt à rougir les flots,

Du geste et de la voix pressait les matelots.

Un tumulte soudain l’intimide et l’arrête.

Tous les chefs de la flotte, et le prince à leur tête,

Les armes à la main, volant sur notre bord,

Fondent sur le tillac, où j’attendais la mort.

Rodolphe, trop fidèle aux volontés d’un traître,

Glorieux et puni, meurt aux yeux de son maître.

Je demeure sans force aux pieds de l’inhumain.

Le nouveau roi m’aborde ; et me tendant la main,

Honteux de mes liens les détache lui-même.

Pour prémices, dit-il, de mon pouvoir suprême,

Madame, je vous rends à votre illustre fils ;

Que son épouse et m’aime et m’estime à ce prix.

Allez, et de la paix soyez le premier gage.

Mon cœur n’en goûtera de longtemps l’avantage.

C’est pour l’y rétablir que je vais m’éloigner,

Et ne mettre mes soins désormais qu’à régner.

Frédéric, à ces mots, qu’un soupir accompagne,

Me laisse, et fait partir la flotte qu’il regagne ;

Tandis que sur ces bords on ramène avec moi

Le monstre dont la rage y sema tant d’effroi.

 

 

Scène VI

 

GUSTAVE, ADÉLAÏDE, LÉONOR, CASIMIR, SOPHIE

 

CASIMIR.

L’allégresse partout, seigneur, vient de renaître.

Christierne enchaîné devant vous va paraître.

Son sang sur le rivage eût aussitôt coulé,

Et le peuple en fureur l’eût cent fois immolé ;

Mais on vous eût privé du plaisir légitime

D’égaler, s’il se peut, le châtiment au crime.

De la mort dont pour vous il ordonna l’apprêt,

Vous-même, vous allez lui prononcer l’arrêt.

 

 

Scène VII

 

GUSTAVE, CHRISTIERNE, chargé de fers, ADÉLAÏDE, LÉONOR, CASIMIR, SOPHIE, GARDES

 

GUSTAVE.

Quel spectacle ! Ô fortune ! ainsi donc ton caprice

Quelquefois se mesure au poids de la justice.

Tigre, l’horreur, l’opprobre et le rebut du nord !

Regarde en quelles mains t’a mis ton mauvais sort.

Vois à quel tribunal il t’oblige à paraître.

Sur ces terribles lieux, où je te parle en maître,

Lève les yeux, barbare ! Et les lève en tremblant.

Voici de tes forfaits le théâtre sanglant.

Qui te garantira du coup que tu redoutes ?

Ces marbres profanés, et ces murs, et ces voûtes,

Et l’ombre de mon père, et celle de Sténon,

Et ce reste éploré d’une illustre maison,

Que vois-tu qui n’évoque en ces lieux la vengeance ?

Toi-même en as banni dès longtemps la clémence.

Le jour, l’heure, l’instant déposent contre toi.

J’ai vu lever le fer sur ma mère et sur moi.

La reine a craint encore un destin plus horrible...

CHRISTIERNE.

Tranche de vains discours. Tu dois être inflexible.

En me le déclarant penses-tu m’émouvoir,

Toi de qui la pitié croîtrait mon désespoir ?

Je me reproche moins mes fureurs que ta vie.

Ta vengeance déjà devrait être assouvie.

Gustave triomphant, le trépas m’est bien dû.

Tu vois ce que me coûte un seul instant perdu.

Profite de l’exemple, et satisfais ta rage.

GUSTAVE.

Nomme autrement la haine où l’équité m’engage.

Je la satisfais donc. Je t’épargne. Survis

À la perte des biens qu’un rival t’a ravis.

Éprouve le dépit, la honte et l’épouvante.

Même à ta liberté je défends qu’on attente.

Errant et vagabond, jouis-en, si tu peux.

Exécrable partout, sois partout malheureux ;

Partout comme un captif que poursuit le supplice,

Et qui du monde entier s’est fait un précipice.

Je vous charge du soin de son embarquement,

Casimir ; qu’on l’éloigne, et que dans le moment,

De ce monstre à jamais on purge le rivage.

Et nous, madame, après un si long esclavage,

En de tendres liens allons changer nos fers,

Et réparer les maux que Stockholm a soufferts.


[1] M. le comte de Livry voit laissé à l’auteur une pension de 600 livres.

[2] Conspicit ecce alios dextra lavaque per herbam.

Vescentes, lætumque choro Pæana canentes,

Inter odoratum lauri nemus. Æneid. lib. VI.

[3] Danchet aux Champs Élysées, Poème.

[4] Plante qu’on faisait croître anciennement auprès des tombeaux, dans la persuasion où l’on était que les Mânes s’en nourrissaient.

[5]

CASIMIR.

Et ne craignez-vous pas, seigneur, en vous montrant,

D’un tyran soupçonneux le regard pénétrant ?

GUSTAVE.

Non. Lorsque le barbare usa de violence,

Son ordre m’épargna l’horreur de sa présence ;

Et rendu par le temps, méconnaissable aux miens,

Je puis me présenter sans risque aux yeux des siens.

Act. II, sc. 3.

[6] Dufresne.

[7] Bajazet, act. II, sc. première.

[8] Britannicus, act. II, sc. première.

[9] Rhadamiste, act. II, sc. II.

[10] Réfutation des principes de M. Rousseau de Genève, page 22.

[11] Ulrique Éléonor, dernière princesse du sang de Gustave.

[12] Gustave est l’anagramme d’Auguste.

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