Gil Blas de Santillane (Thomas SAUVAGE - Gabriel DE LURIEU)

Comédie en trois actes, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 9 mars 1836.

 

Personnages

 

GIL BLAS

FABRICE

ROLANDO

DON JÉRÔME DE MOYADAS

DONA MENCIA, sa nièce

LÉONARDE

CORCUELO, aubergiste

ANDRÈS, brigand

UN TAILLEUR

UN PETIT NÈGRE

VALETS

ALGUAZILS

SEIGNEURS, etc.

 

En Espagne, sous Philippe III, 1618.

 

 

ACTE I

 

Dans les Asturies. Une route à l’entrée d’une forêt.

 

 

Scène première

 

FABRICE, GIL BLAS

 

FABRICE entre par la gauche, portant la valise de Gil Blas qui le suit tristement.

Allons, ami Gil Blas, nous voici à deux lieues d’Oviedo, ta ville natale, que tu quittes pour la première fois...

GIL BLAS, soupirant.

Hélas !

FABRICE.

Il faut nous séparer, mon garçon.

GIL BLAS.

Je te remercie, Fabrice, de m’avoir ainsi accompagné.

FABRICE, déposant la valise sur une pierre.

Je te remets ta valise, ton bagage... toute ta fortune... elle n’est pas lourde...

GIL BLAS.

Il y a pourtant quarante bons ducats, présent de mon oncle Gil Perez.

FABRICE.

Oh ! oh !

GIL BLAS.

Il y a trois jours, ce brave chanoine me fit appeler auprès de son grand fauteuil où le retient la goutte. « Oh ! ça, Gil Blas, me dit-il, te voilà, grâce à mes soins, habile garçon ; il faut songer à te pousser dans le monde. Je suis d’avis de t’envoyer à l’université de Salamanque ; avec l’esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste... » Il ne pouvait me proposer rien de plus agréable, car je mourais d’envie de voir le pays !... cependant j’eus assez de force pour cacher ma joie, et hier, en lui faisant mes adieux, je ne parus sensible qu’à la douleur de le quitter.

Air d’Aristippe.

Mon oncle alors, que cet aspect désole,
Tire un vieux sac, de trop petit format !
À chaque pleurs il puise une pistole,
Pour un sanglot il me glisse un ducat,
Chaque sanglot me valait un ducat...
Que la douleur à ce prix a de charmes !
Ah ! je pleurais... pleurais... mais, crac,
Je sens soudain tarir mes larmes...
Nous étions à la fin du sac.

FABRICE.

Voyez-vous le rusé !... eh bien ! avec cela du courage et de d’industrie, on peut aller au bout du monde. Je n’en avais pas tant quand j’ai commencé mon tour d’Espagne, moi, fils le Nunez, le barbier, possesseur pour toute richesse d’un cuir héréditaire et d’une paire de rasoirs qui avaient usé quatre ou cinq générations... et tu me vois !

GIL BLAS.

Toujours barbier, ou à peu près.

FABRICE.

Ni plus riche, ni plus pauvre ; aussi leste, aussi content... encore prêt à recommencer... et vive la vie !...

GIL BLAS.

Non pas ainsi faite ! je la veux moi brillante et dorée.

Air : La Brise du matin. (Barcarolle.)

Déjà tout sourit à mes vœux,
Et je vois dans les cieux
Briller ma bonne étoile ;
L’espoir vient de luire à mes yeux,
Le vent enfle ma voile,
Je m’embarque joyeux.
Tout me dit là :
Ne crains pas le naufrage,
Non, non, jamais l’orage
Sur toi n’éclatera...
Je laisse au caprice du sort
Diriger doucement la barque de ma vie ;
Sur mon bord
Sans crainte je m’endors, aux flots je me confie,
Et bientôt sans effort
Je toucherai le port !

FABRICE.

Pauvre fou ! qui se figure que la vie est une route si belle et si facile qu’on n’ait qu’à se laisser rouler pour arriver !

GIL BLAS.

Sois tranquille, mon bon Fabrice ; grâce au ciel, Gil Blas n’est pas un sot...

FABRICE.

Bon ! de la présomption !... excellente disposition pour se faire attraper...

GIL BLAS.

Et puis, vois-tu, j’ai un but... une idée... je suis amoureux.

FABRICE.

Bah ! et de qui ?

GIL BLAS.

De dona Mencia...

FABRICE.

Cette jeune et riche héritière dont l’hôtel est en face de ta maison... pas mal choisi pour un début... un beau nom, une grande fortune...

GIL BLAS.

Ah ! je ne voyais qu’elle ! ma pauvre mère était duègne chez son père... dans mon enfance, je l’aimais comme une sœur, et aujourd’hui je l’adore de toutes les forces de mon âme.

FABRICE.

Eh bien, à quoi bon ? elle a perdu son père, le seigneur Augustin de Moyadas, et son oncle est venu hier la chercher à Oviedo, pour la conduire à Mérida où l’attend un mariage illustre...

GIL BLAS.

Ah ! je le sais !... c’est pour cela que je veux y aller aussi dans ce monde où elle va briller ; je veux qu’elle m’y retrouve honoré, entouré de pouvoir, de splendeur... envie, admiré par les hommes, fêté, caressé par les femmes... je veux enfin qu’elle me regrette... elle me regrettera !

FABRICE.

Ou elle t’oubliera... n’importe !... Ah ! ça, embrassons-nous... et bon voyage.

GIL BLAS.

Air de Mlle Puget.

Léger d’argent, plein d’espérance,
Je vais quitter amis, parents ;
Mais du succès j’ai l’assurance,
Et mes regrets en sont moins grands.
Comblé d’honneurs et de richesses,
Je viendrai, bientôt de retour,
Les changer contre vos caresses...
En attendant un si beau jour.
Adieu, Fabrice, adieu,
À la grâce de Dieu !

FABRICE.

Adieu, Gil Blas, adieu,
À la grâce de Dieu !

Ils s’embrassent, se séparent, puis s’embrassent encore, enfin se quittent ; Gil Blas sort par la droite, Fabrice par la gauche. La décoration change.

 

 

Scène II

 

ROLANDO, LÉONARDE, BRIGANDS

 

Une caverne : plusieurs voûtes au fond, à droite et à gauche ; des armes en faisceaux ou accrochées aux parois. Une lampe de fer descend de la voûte. Des tables, à gauche celle du capitaine ; un grand fauteuil. Un fragment de rocher s’avançant sur la scène, au deuxième plan, à droite. Une guitare suspendue au fauteuil du capitaine.

Les brigands boivent et jouent, Léonarde verse à tout le monde.

CHŒUR.

Air : Gais matelots. (De Mme G. de Lurieu.)

Le verre en main,
Jusqu’à la fin
Menons joyeuse vie,
Insensé qui se fie
Au lendemain !

ROLANDO.

Ce vieux Richard, prêteur avec scandale,
S’est dit : « Demain, je ne travaillez plus, »
Ma carabine a venge la morale,
Et je répète en volant ses écus :
Au lendemain,
Oui, c’est en vain
Qu’ici-bas on se fie ;
Insensé dans la vie,
Qui dit : demain !

CHŒUR.

Le verre en main, etc.

ROLANDO, se levant.

Riche d’atours, gentille fiancée,
Par la forêt à la nuit passera...
De ses joyaux par nous débarrassée,
Demain l’époux en gémissant dira :
Au lendemain,
etc.

LE CHŒUR.

Le verre en main, etc.

 

 

Scène III

 

ROLANDO, ANDRÈS, LÉONARDE, BRIGANDS au fond et sur les côtés

 

ANDRÈS.

Capitaine, nous venons de trouver à l’entrée du souterrain un pauvre diable qui pourrait gêner notre expédition.

ROLANDO.

Si c’est un espion, qu’on lui casse la tête.

ANDRÈS.

Avec plaisir ! mais il a l’air si simple, si innocent... que je me fais scrupule...

ROLANDO.

Scrupule est très joli dans ta bouche.

ANDRÈS.

Le voici : si tu le juges convenable, je m’empresserai de t’obéir.

Il prend et arme un pistolet.

 

 

Scène IV

 

ANDRÈS, ROLANDO, GIL BLAS, LÉONARDE, BRIGANDS.

 

GIL BLAS, les yeux bandés, conduit par deux brigands, entre par le fond à droite.

Très bien, merci... il est impossible d’avoir plus d’égards et d’attentions... mais si vous croyez me surprendre... du tout... je m’y attendais.

ROLANDO.

Que veut-il dire ?

GIL BLAS.

Ça commence toujours ainsi les aventures : un bandeau sur les yeux, des détours à user les jambes... elles me rentrent dans le corps, et au bout de tout ça une superbe châtelaine, belle comme les amours, un magnifique palais...

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

ROLANDO, qui a fait signe à Léonarde de détacher le bandeau.

Regarde.

GIL BLAS, poussant un cri.

Ah !

Regardant Léonarde.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LÉONARDE.

La châtelaine et le palais.

GIL BLAS.

Mais c’est horrible.

ROLANDO.

Tu es chez le capitaine Rolando.

GIL BLAS.

Comment ? capitaine de...

ROLANDO.

Ces messieurs m’obéissent.

GIL BLAS.

Je comprends.

ROLANDO.

Tu avais raison, Andrès ; il a l’air bien simple... allons, rassure-toi, on ne veut te faire aucun mal ; nous avions besoin de quelqu’un pour remplacer un valet...

GIL BLAS.

À qui vous avez donné son compte ?

ROLANDO, montrant un pistolet.

Je l’ai bien vite soldé... Voilà notre monnaie courante...

GIL BLAS, effrayé.

Oh ! je ne vous demande pas de gages... Dieu ! quel événement !...

Air : Un Matelot. (De Mme Duchambge.)

Pour visiter des régions nouvelles,
Quand, faible oiseau, cherchant la liberté,
Je commençais à déployer mes ailes,
Dans mon essor je me vois arrêté !...

ROLANDO.

Pauvre garçon, si je te mets en cage,
D’un mot ici je vais te consoler...
Auprès d’oiseaux qui portent mon plumage,
En peu d’instants, vas, tu sauras voler.

LÉONARDE.

Tu devrais te réjouir de te voir avec nous : tu es jeune, tu te serais perdu dans le monde... Ici ton innocence se trouve dans un port assuré.

GIL BLAS, la regardant.

Oh ! pour ça, j’en réponds, de mon innocence, vieille sorcière !

ROLANDO.

Reviens de ta frayeur, puis, on te mettra au fait de ton service. Allons, messieurs, en route... Léonarde, viens fermer la grille.

Reprise du CHŒUR.

Au lendemain, etc.

Andrès, le capitaine, sortent par la gauche, à la tête des brigands. Léonarde s’éloigne la dernière, après avoir envoyé des baisers à Gil Blas.

 

 

Scène V

 

GIL BLAS

 

Hou ! hou ! qu’ils sont laids, y compris la femme... Et moi qui voyais tout en beau !... Elle est bien noire, mon entrée dans le monde, bien triste est mon début sur la terre... c’est à-dire sous la terre... Pauvre Gil Blas, te voilà loin de tes vastes projets, la fortune, les honneurs, le pouvoir !... Oui ! valet de brigands, réduit à verser le nectar à ces dieux infernaux !... Oh ! jamais je ne pourrai... je résisterai... je... oui, mais il me donnera mon compte comme à l’autre... Allons, il faut me résigner... prendre patience et espérer !...

Il s’assied sur le fauteuil du capitaine.

 

 

Scène VI

 

GIL BLAS, DONA MENCIA

 

DONA MENCIA, arrivant par le deuxième plan à droite.

Léonarde vient de me dire qu’un nouveau prisonnier...

Elle s’approche.

Ciel ! Gil Blas !

GIL BLAS, se levant.

Hein ! je suis connu ici... Que vois-je ? dona Mencia... Vous, madame ! vous ici !... Quel bonheur !... Oh ! non... pardonnez, quel malheur a pu vous amener dans ce repaire ?...

DONA MENCIA.

Je me rendais avec mon oncle, don Jérôme de Moyadas, à son château de Mérida... pour le mariage qu’il avait projeté, lorsqu’au milieu de la forêt notre voiture est entourée par des cavaliers... Nos valets veulent se défendre... vains efforts ! il fallut céder au nombre !... À la vue des brigands, je m’étais évanouie... Quand je revins à moi, j’étais dans cet affreux séjour.

GIL BLAS.

Pauvre enfant ! quel danger ! ce n’est pas comme moi avec les quarante ducats de mon oncle Gil Perez, je ne risquais pas grand’chose ; mais vous ! riche, jeune, jolie... vous aviez tout à perdre...

DONA MENCIA.

Et vous, Gil Blas, comment êtes-vous tombé entre les mains de ces misérables ?

GIL BLAS.

Ah ! moi... c’est tout simple... vous aviez quitté notre ville, je ne pouvais plus y rester... vous alliez vous marier, il me fallait des distractions, des aventures...

Air de l’Album.

D’abord j’ai dit : cherchons une autre amie, 
Et du retour pour mieux me préserver,
Bien plus que vous je la voulais jolie...
N’était-ce pas impossible à trouver !
Alors, voyez ce que peut la folie,
Afin de servir mon courroux,
À chaque instant je me disais : oublié...
Hélas ! c’était toujours penser à vous !

Je suis parti, n’espérant pas vous revoir sitôt, et sur la route j’ai rencontré ces messieurs... que je remercierais presque de m’avoir arrêté. Mais combien vous devez souffrir au milieu de ces damnés !...

DONA MENCIA.

Je dois avouer que le capitaine m’a témoigné jusqu’ici des égards, du respect...

GIL BLAS.

Bien... pourvu que cela dure. Mais, votre oncle, qu’est-il devenu ?...

DONA MENCIA.

On m’a dit qu’il s’était échappé sain et sauf.

GIL BLAS.

Et il n’est pas encore venu vous délivrer ?... À sa place j’ay rais plutôt fait sonder les entrailles de la terre, comme pour trouver une mine d’or. N’êtes-vous pas un trésor cent fois plus précieux !... Mais ce qu’il n’a pas fait, je le ferai, moi madame, je vous délivrerai...

DONA MENCIA.

Par quel moyen ?

GIL BLAS.

Je n’en sais rien encore, mais n’importe.

La regardant.

Si j’étais égoïste, je voudrais être renfermé ici, avec vous, pour le reste de mes jours... Ni rang, ni richesses ne nous séparent ; mais je pense à vous, et dussé-je vous perdre encore une fois, je veux tout tenter pour vous rendre la liberté... et à moi aussi, s’il est possible. Arrivé dans l’instant, je ne connais pas encore les localités, je vais profiter de l’absence des brigands pour les examiner.

DONA MENCIA.

De la prudence.

GIL BLAS.

Je commence mon inspection.

Air de la Contredanse de Cendrillon.

Auprès de moi gardez-vous de trembler,
Je sortirai vainqueur de cette épreuve ;
Une vaillance toute neuve,
On ne sait pas jusqu’où ça peut aller,

À part.

Tout bas pourtant je dois en convenir,
La valeur n’est pas mon partage ;
Mais un poltron, quand il s’agit de fuir,
J’en suis sûr, trouve da courage.

Ensemble.

DONA MENCIA, à part.

Ah ! tant d’audace ici me fait trembler !
Sortirons-nous vainqueurs de cette épreuve ?
De son amour je voulais une preuve,
Et son amour vient de se révéler.

GIL BLAS.

Auprès de moi gardez-vous de trembler, etc.

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène VII

 

DONA MENCIA

 

Ce bon Gil Blas ! toujours confiant, toujours crédule ; il se flatte déjà du succès... Pauvre garçon, tant de dévouement, lui qui devrait peut-être m’en vouloir... Mais il a compris qu’en me soumettant à ce mariage qui nous séparait, je ne faisais qu’obéir aux ordres de mon oncle, et que si j’avais été libre de choisir...

 

 

Scène VIII

 

DONA MENCIA, LÉONARDE

 

LÉONARDE, revenant par la droite.

Eh bien ! vous voilà seule, à vous désoler...

DONA MENCIA.

Ne suis-je pas condamnée à vivre ici ?...

LÉONARDE, amèrement.

Au moins, le capitaine fait-il tout ce qu’il peut pour vous être agréable... Il vous traite en princesse... Il faut que vous l’ayez ensorcelé...

DONA MENCIA.

Que le ciel me préserve d’un pareil malheur !

LÉONARDE, avec passion.

Vous êtes bien difficile ! Être aimée de Rolando un malheur !... Ah ! si je pouvais avoir encore ce malheur-là !... je vous étonne, c’est que vous ne savez pas... il est à moi, ce monstre ! je l’adore...

DONA MENCIA.

Vous !

LÉONARDE.

Au fait, avec ces rides et ces cheveux blancs je dois vous sembler folle... lui avec ses traits durs et repoussants doit vous faire horreur... mais je ne suis pas plus vieille qu’il n’est laid.

Elle ôte sa coiffe et un masque ridé, et paraît jeune.

DONA MENCIA.

Et pourquoi vous défigurer ainsi tous deux ?

LÉONARDE.

Lui, pour que personne n’ayant vu son visage ne puisse donner son véritable signalement ; moi, pour n’être pas exposée aux outrages de ses brigands. Il était jaloux quand il me fit déguiser ainsi, il venait de m’arracher à ma famille...

DONA MENCIA.

Infortunée...

LÉONARDE, vivement.

Du tout ! j’étais heureuse... il était si aimable, si bien fait !... ces scélérats sont toujours de très beaux hommes... Il venait chez mon père, riche bijoutier de Madrid... Je ne pus me défendre d’un sentiment trop tendre... Il parlait de mariage, le traître !... Un jour (on était en carnaval), il propose une partie de masques... Nous acceptons : nous voilà déguisés, lui en sultan, moi en sultane, et mon père en eunuque noir... les costumes étaient admirables ; mais, pour en augmenter l’éclat, il suggère à mon père l’idée de nous couvrir de perles et de diamants. L’honnête homme s’y prête avec empressement... « Bravo ! beau-père, disait l’infâme, encore, encore ! toujours, toujours ! » Le grand-turc et la sultane étincelaient comme deux soleils... hélas ! qui bientôt s’éclipsèrent.

DONA MENCIA.

Il vous enleva ?

LÉONARDE.

Air : T’en souviens-tu.

Oui, j’en conviens, et je le laissai faire...
De son amour mon cœur était touché !
Il enleva les bijoux de mon père...
Et moi par-dessus le marché !
Hélas ! bientôt en ces lieux amenée,
Pour tout palais ayant ce souterrain,
J’appris alors, sultane infortunée,
Que le grand turc était un grand coquin !

Eh bien ! sa scélératesse n’a pu me guérir de ma passion... Jugez de ma jalousie en voyant ses attentions pour vous.

DONA MENCIA.

Vous me faites frémir !... Ah ! madame, je n’ai d’espoir qu’en vous... Sauvez-moi, je vous en prie... Comptez sur ma reconnaissance.

LÉONARDE.

Je n’en ai pas besoin puisque mon intérêt s’y trouve... déjà j’y ai bien songé... et

Montrant une clef pendue à sa ceinture.

cette clef qui ouvre la grille extérieure...

DONA MENCIA.

Oh ! que vous êtes bonne, donnez, donnez cette bienheureuse clef.

LÉONARDE.

Mais oserez-vous traverser la forêt, la nuit... seule ?...

DONA MENCIA, effrayée.

Ah ! seule !

LÉONARDE.

Sans doute... il ne faut vous confier à personne ici, mais la grande route n’est pas éloignée, et une fois le jour venu, vous n’aurez rien à craindre.

DONA MENCIA.

Eh bien ! j’accepte...

À part.

Gil Blas m’accompagnera.

LÉONARDE.

Je vous donnerai les instructions nécessaires...

On entend Gil Blas crier.

DONA MENCIA.

Ô mon Dieu... ces cris.

À part.

Serait-ce Gil Blas ?

LÉONARDE.

C’est Rolando qui corrige quelques récalcitrants... Il va sans doute s’enivrer comme à l’ordinaire au retour de ses expéditions... venez, évitons-le... 

Air : Berce, berce. (De Mme Moreau.)

À vos  }
À mes } soins avec confiance
Je consens à m’     }
Vous pouvez vous } abandonner ;
Grâce à vous    }
Oui, pour vous, } de la délivrance,
L’heure enfin va bientôt sonner.

Elles sortent par le deuxième plan à droite.

 

 

Scène IX

 

ROLANDO, GIL BLAS, BRIGANDS

 

Les brigands arrivent chargés de ballots, valises, etc. qu’ils déposent au fond. Rolando entre par la droite, poussant devant lui Gil Blas.

ROLANDO.

Ah ! ah ! mon drôle ! tu ne m’attendais pas derrière la grille. Comment, il n’y a qu’un instant que tu es avec nous et tu veux déjà t’en aller ?... tu en seras quitte cette fois pour la correction amicale que je viens de t’administrer.

GIL BLAS, se frottant le dos.

Vous êtes bien bon... aie !... aie !... aie !... diable de capitaine.

Pendant ces phrases, Rolando a déposé sur la table une lourdes bourse ; il s’est débarrassé de son manteau, de son couteau de chasse qu’il a suspendu à un pilier au fond, à gauche. Les brigands ont rangé les dépouilles ; l’un d’eux amis une énorme bouteille sur la table. Ils se retirent.

 

 

Scène X

 

ROLANDO, GIL BLAS

 

ROLANDO.

Mais qu’il ne t’arrive pas de faire un nouvel effort pour te sauver, ou, par saint Barthélemy, nous t’écorcherons vif.

GIL BLAS.

Vif !... je suis mort.

ROLANDO.

Et, du reste, pour t’enlever jusqu’au désir d’une semblable tentative, apprends que jour et nuit des sentinelles veillent aux portes du souterrain ; que moi seul et Léonarde nous en avons les clés, et que tous deux seuls nous pouvons y passer sans un ordre exprès donné aux gardiens...

GIL BLAS.

C’est bien consolant ? pauvre Mencia !

Haut.

La police paraît parfaitement faite chez vous, capitaine... Aïe, aïe.

ROLANDO.

À merveille ! ainsi prends ton parti ; oublions, moi mon ressentiment, toi la bastonnade...

GIL BLAS.

L’un est plus facile que l’autre... Aïe, aïe...

ROLANDO, s’asseyant.

Comment t’appelles-tu ?

GIL BLAS.

Gil Blas.

ROLANDO.

Eh bien ! Gil Blas, entre en fonctions. À boire !...

GIL BLAS, remplissant un verre.

Avec empressement.

ROLANDO.

Et tu achèveras de faire ma conquête si tu sais quelque vif et joyeux boléro.

GIL BLAS.

Dix, vingt... tant que vous en voudrez.

À part.

Si je pouvais l’endormir.

En s’accompagnant de la guitare.

Air : Non, tu n’auras pas mon bouquet. (Boléro.)

Veillez, veillez, pauvres jaloux !...
Sous les barreaux gardez vos femmes ;
Par malheur au cœur de ces dames,
On ne peut mettre des verrous...
Veillez, veillez, pauvres jaloux,
L’amour est plus malin que vous !

ROLANDO.

Bravo ! à boire ! à ta santé.

GIL BLAS, à part.

Il va s’enivrer.

Même air.

Veillez, veillez, pauvres jaloux,
Un billet doux peut se surprendre ;
Un sourire, un regard bien tendre,
Parlent bien mieux qu’un billet doux...
Veillez, veillez, pauvres jaloux,
L’amour est plus malin que vous !

ROLANDO, commençant à s’enivrer.

Très joli ! à boire ! Tra la la la !

Il boit.

Par Notre-Dame d’Atocha, tu m’as mis en gaîté, Gil Blas...

Il boit, veut se lever et chancèle, Gil Blas le soutient.

GIL BLAS, à part.

Ah ! ça, mais pour un brigand de son espèce, il n’a pas la tête forte, le capitaine !

ROLANDO.

Cette dernière expédition était salée, elle me fait boire en diable...

Il boit.

C’est qu’aussi ce xérès-là en vient... c’est juste qu’il y passe.

Il boit à même la bouteille.

Délicieux et pas cher...

Frappant sur un sac.

Trois mille pistoles !

Il boit.

GIL BLAS.

Trois mille pistoles !

ROLANDO, tout-à-fait ivre.

Que nous avons prises avec... Oh ! c’est un bon métier que le nôtre, et tu vas mener ici une joyeuse vie, mon enfant, car je ne te crois pas assez sot pour te chagriner d’être avec des voleurs.

Il boit.

GIL BLAS.

Eh ! mais...

ROLANDO.

Qui est-ce qui ne se permet pas dans ce monde quelque petit larcin, depuis les belles qui nous filoutent notre cour et nos ducats, jusqu’à ?... Bah !

Il boit.

À la santé des voleurs de tous les sexes, de tous les âges et de tous les rangs... à leur santé...

Il boit et tombe sur le fauteuil, où il reste accablé.

GIL BLAS.

Ô mon bon ange ! je crois qu’il s’endort... Oui, mais me voilà bien avancé, puisqu’il n’y a pas moyen de s’évader.

ROLANDO, les yeux fermés.

Je vais me coucher... laisse-moi...

GIL BLAS.

Bonsoir, capitaine.

Il s’éloigne, et va se cacher derrière le fragment de rocher, à droite.

ROLANDO, ôtant ses sourcils ses moustaches, ses favoris et sa barbe qui forment une espèce de masque.

Bonsoir... Ouf ! cet attirail me gêne.

GIL BLAS, à part.

Que veut dire cela ?... il change de figure !

ROLANDO.

Il est parti... Tu es parti ?...

GIL BLAS.

Ne soufflons mot.

ROLANDO.

S’il m’avait vu face, sa face, comme l’autre... par saint Laurent ! brûlé comme l’autre... pan ! disparais !

GIL BLAS.

Diable ! s’il me retrouve demain il fera chaud... le départ serait urgent... Oh ! quelle inspiration ! prenons ses dépouilles... si je suis rencontré par quelques-uns des siens, on me laissera passer.

Il s’affuble des moustaches, etc. etc.

Mais, dona Mencia, où est-elle ?... Le chapeau, l’épée, les pistolets, le manteau... bien ! je suis à merveille comme cela ; j’ai l’air d’un profond scélérat !...

Il va sortir.

Ciel ! Léonarde ! où me cacher ?...

 

 

Scène XI

 

ROLANDO, endormi, GIL BLAS, DONA MENCIA, dans le costume et avec le masque de Léonarde

 

DONA MENCIA.

Je n’entends plus parler... Léonarde m’a dit que le capitaine devait être rentré dans sa chambre...

Elle aperçoit Gi Blas.

Le capitaine !

GIL BLAS.

Elle m’a vu ! pas moyen de reculer.

DONA MENCIA.

S’il me parle, je suis perdue. 

GIL BLAS veut se rassurer et tremble plus fort.

Faisons bonne contenance.

DONA MENCIA.

Comme il m’examine !... 

GIL BLAS.

Si elle me reconnaît... c’en est fait ; le peu de cervelle que je puis avoir y sautera.

DONA MENCIA.

Il se consulte... seule avec lui !...

GIL BLAS.

Il faut me mettre à sa discrétion.

Il fait un pas.

DONA MENCIA.

Il vient à moi... il faut l’implorer.

Elle marche vers lui.

GIL BLAS, tremblant.

Charmante Léonarde...

DONA MENCIA, de même.

Seigneur capitaine...

GIL BLAS, à genoux.

Je tombe à vos pieds.

DONA MENCIA, de même.

Je vous demande grâce.

GIL BLAS.

Hein !

DONA MENCIA.

Cette voix !

GIL BLAS.

Vous !

DONA MENCIA.

Lui !

GIL BLAS, lui montrant Rolando.

Chut !...

Revenant à lui.

C’est la première fois que vous faites peur à quelqu’un, j’en suis sûr ; mais vous pouvez vous vanter...

DONA MENCIA.

Que veut dire ce déguisement ?

GIL BLAS.

Costume de voyage, comme le vôtre, je suppose.

DONA MENCIA.

Léonarde me l’a donné avec la clef de la grille.

GIL BLAS.

Oh ! la clef du paradis... venez.

DONA MENCIA.

Abandonnons-nous à la Providence !

GIL BLAS.

Oui, à la Providence ! mais avec de bonnes pistoles pour en être plus sûrs...

Il va prendre le sac d’or.

DONA MENCIA.

Que faites-vous ?

GIL BLAS.

Je reprends votre bien, le mien, le nôtre, celui de tout le monde... mais je suis honnête homme... il faut se mettre en règle... un bon reçu.

Il prend sur la table une feuille de papier, une plume, et écrit sur son genou tout en regardant Rolando.

« Aux voleurs, volés. Je, soussigné, reconnais avoir pris au capitaine Rolando la somme de trois mille pistoles appartenant au public, laquelle somme je m’engage à ne lui rendre jamais. Dont quittance. Signé GIL BLAS. » Maintenant par tons...

Air : Tout bas. (de Mme G. de Lurieu).

Ensemble.

Éloignons-nous, faisons silence !
Il dort, ne le réveillons pas.
Éloignons-nous, que la prudence
Loin de ces lieux guide nos pas.
Parlons bien bas, bien bas, bien bas,
Loin de ces lieux portons nos pas.

GIL BLAS.

L’insensé ! tandis qu’il sommeille,
Et qu’il ne rêve qu’à son or,
Grâce à l’amour sur vous je veille,
Et lui prends son plus beau trésor.

ENSEMBLE.

Éloignons-nous, etc.

Ils s’éloignent par le fond.

 

 

ACTE II

 

À Valladolid. Une hôtellerie : portes latérales ; portes au fond ; à gauche, un paravent.

 

 

Scène première

 

CORCUELO, LE TAILLEUR, GIL BLAS, FABRICE

 

Le tailleur à genoux devant Gil Blas achève sa toilette ; Fabrice est assis à droite.

GIL BLAS, en costume élégant.

Air : Ronde du Serment.

Quelle grâce ! quelle tournure !
Je suis élégant
Dans ma riche parure ;
Quelle grâce ! quelle tournure !
Oui, Gil Blas, vraiment,
Est un homme charmant !
J’ai l’air d’une excellence...
Je suis fort bien, corbleu !
Oui, j’ai beaucoup d’aisance...
Mais ça me gêne un peu.
Voyez cet œil qui flambe,
Cette petite main,
Et cette fine jambe...
Qui fera son chemin !

TOUS.

Quelle grâce ! quelle tournure ! etc.

GIL BLAS.

Monsieur le tailleur, dans la journée, l’autre habit complet que je vous ai commandé ?

LE TAILLEUR.

Dans deux heures, monseigneur.

Corcuelo et le tailleur sortent par le fond.

 

 

Scène II

 

GIL BLAS, FABRICE

 

FABRICE.

Je t’admire, vive Dieu ! te voilà comme un prince... une belle épée, des bas de soie, un pourpoint relevé d’une broderie d’argent, un manteau de velours doublé de satin, une tournure à bonnes fortunes, relevée d’un langage de courtisan et une fatuité doublée d’impertinence, tout cela te sied à ravir.

Il se lève.

GIL BLAS.

Tu te moques de moi, mon bon Fabrice, que veux-tu ? c’est un moment d’ivresse, mais je n’en suis pas plus fier, je n’en suis pas moins sensible au plaisir de t’avoir rencontré, toi mon camarade, mon Mentor...

Air de l’Anonyme.

Je te revois, mon vieil ami d’enfance,
Viens dans mes bras ou plutôt sur mon cœur ;
Tu me manquais, je le sens, ta présence
A, dans ce jour, complété mon bonheur.
Sans peine on peut quitter une maîtresse,
Va, l’amitié vaut bien mieux que l’amour,
On est amant au temps de la jeunesse,
On est ami jusqu’à son dernier jour.

FABRICE.

À la bonne heure donc !

GIL BLAS.

Ah ça ! voyons, que fais-tu ? ce n’est pas fortune, si j’en crois ton costume.

FABRICE.

Non, mais je n’ai pas d’ambition, moi : ni trop haut, ni trop bas, voilà ma devise... tu sais qu’en Espagne, la domesticité n’est point un esclavage déshonorant... pour voir venir les événements, je me suis mis dans cette position tranquille...

GIL BLAS.

Pourquoi n’entres-tu pas à mon service ? tu serais mon ami plutôt que mon valet...

FABRICE.

Vous, seigneur Gil Blas ! vous êtes trop grand seigneur pour moi...

GIL BLAS.

Eh bien ! je suis riche, et légitimement ! La justice, il est vrai, m’a repris aux portes de Valladolid ce que j’avais en levé aux brigands ; mais avant de me quitter, dona Mencia m’a donné mille pistoles, et ce rubis qui en vaut bien autant : veux-tu partager ?

FABRICE.

Je reconnais là ton bon cœur... et ta légèreté ordinaire... il semblerait que tu possèdes les galions du roi. Veux-tu m’en croire... un peu de prévoyance, place cette somme et prends un emploi.

GIL BLAS.

Fi donc ! faire la grimace à la fortune qui me sourit je veux briller dans le monde, courir la chance des aventures, et qui sait ? dona Mencia si bonne, si jolie, mon amie d’enfance... dona Mencia n’est pas mariée...oh ! Fabrice, voilà la source de mon ambition, c’est l’amour.

FABRICE.

Amoureux et ambitieux, voilà une fièvre double que l’eau chaude et les saignées de notre docteur Sangrado ne pourraient éteindre... il faut qu’elle s’use ou t’emporte au pinacle, je te laisse donc jusque-là... mais dans tous les cas, compte toujours sur moi.

GIL BLAS.

Toi ! mon pauvre garçon, mon protecteur... avec la livrée ?

FABRICE.

L’on arrive plus vite par les degrés de service que par l’escalier d’honneur toujours encombré.

Air : En attendant que notre punch s’allume.

Par le bonheur ton âme est enivrée,
Tu reviendras un jour de ton erreur ;
Apprends, ami, que cette humble livrée
Cache souvent un puissant protecteur.
Des grands seigneurs viens donc voir la cohorte,
Oui, j’en conviens, nous sommes à la porte,
Mais souviens-toi que c’est nous qui l’ouvrons.

Ensemble.

GIL BLAS.

C’est toi dont l’âme à l’erreur est livrée,
Pour arriver un jour à la faveur,
Ailleurs, ami, que sous l’humble livrée,
J’irai chercher un puissant protecteur.

FABRICE.

Par le bonheur ton âme est enivrée, etc.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GIL BLAS, puis ROLANDO et LÉONARDE

 

GIL BLAS.

Ni plus bas, ni plus haut ! belle devise ma foi ! monter, monter toujours, voilà la mienne... c’est que je me sens de l’audace... du génie.

Rolando en costume de cavalier : manteau, longue rapière ; Léonarde en grande dame : chapeau à plumes, robe à queue, portée par un petit nègre, paraissent à la porte du fond.

LÉONARDE.

C’est lui ! c’est bien lui !

ROLANDO.

Oui, parbleu ! c’est lui, le voilà !

GIL BLAS, se retournant.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?

LÉONARDE.

Enfin, nous le trouvons ce cher seigneur !

GIL BLAS, étonné.

Madame...

ROLANDO.

Il y a assez longtemps que nous le cherchons... on me donnerait mille ducats que je ne serais pas plus heureux.

GIL BLAS.

Moi ?

ROLANDO, l’embrassant.

Souffrez que cette accolade...

Il passe à gauche.

GIL BLAS, au milieu.

Le diable m’emporte si je les connais.

LÉONARDE, l’embrassant.

Permettez que je vous embrasse... mon frère, vous pardonnez.

ROLANDO.

Avec un gentilhomme comme le seigneur Gil Blas, je pardonne tout... Par Dieu ! je vous aurais reconnu entre mille.

GIL BLAS, cherchant.

C’est singulier... attendez donc !...

LÉONARDE.

Oui, c’est bien là cet air...

ROLANDO.

Cette tournure...

LÉONARDE.

Ce regard...

ROLANDO.

Ce sourire...

LÉONARDE.

Dona Mencia nous l’a parfaitement dépeint dans sa lettre.

GIL BLAS.

Dona Mencia !... comment c’est dona Mencia !...

LÉONARDE.

Notre cousine, seigneur, voici ce qu’elle m’écrit : « Ma chère Camille... »

Faisant la révérence.

C’est moi.

Elle continue.

« Le seigneur Gil Blas, qui m’a sauvé l’honneur et la vie, vient de partir pour la cour ; il passera sans doute à Valladolid ; je vous conjure par le sang, et plus encore par l’amitié qui nous unissent, de le voir et de lui rendre agréable le séjour de votre ville... Je me flatte que vous me donnerez cette satisfaction, et que mon libérateur recevra de vous et de don Raphaël, mon cousin... »

ROLANDO, fièrement.

C’est moi !

LÉONARDE, continuant.

« Toutes sortes de bons traitements. »

GIL BLAS.

Ah ! pardon, madame ; pardon, seigneur, si j’ai paru recevoir avec indifférence vos aimables politesses... j’étais loin de penser que vous fussiez les parents de dona Mencia... oui, je cherchais dans mes souvenirs... une toute autre ressemblance.

À part.

Il me rappelait Rolando.

ROLANDO.

Une ressemblance ! hé ! parbleu, c’est avec dona Mencia un air de famille... ma sœur a l’air plus fripon... ah ! que je vous embrasse encore, mon étonnant ami.

GIL BLAS.

Oh ! oh ! c’est trop...

ROLANDO.

Ah ça ! seigneur Gil Blas, vous quitterez cette hôtellerie et vous viendrez, s’il vous plaît, passer quelque temps à notre château... c’est le plus beau des châteaux en Espagne... Aimez-vous la pêche ? aimez-vous la chasse ?... et la promenade ?... ah ! comme nous vous promènerons... comme nous vous ferons voir du pays !

LÉONARDE.

J’espère que vous ne vous ennuierez pas.

GIL BLAS.

Le peut-on auprès de vous ?...

ROLANDO.

Parbleu ! je vais à l’instant passer dans votre appartement pour faire les invitations aux personnes que je veux mettre de la partie... vous permettez.

GIL BLAS, allant ouvrir la porte à gauche.

Vous êtes le maître chez moi.

ROLANDO.

Eh mais, laissez-vous ainsi pénétrer tout le monde ?... vos ducats sont sans doute dans cet appartement ?...

GIL BLAS.

Oui, à quelques pistoles près que j’ai dans cette bourse.

Il tire une bourse de sa poche.

Tout ce que m’a envoyé dona Mencia...

ROLANDO, à part.

Très bien.

Haut.

Imprudent ! on ne saurait prendre trop de précautions, mon jeune ami ; il y a tant de voleurs à Valladolid... Pardon... je vous laisse avec ma sœur...

Il entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène IV

 

GIL BLAS, LÉONARDE

 

GIL BLAS, à part.

Le frère est parti... de l’audace... c’est par les femmes qu’on fait son chemin.

LÉONARDE.

En vous enlevant ainsi pour notre château, nous allons peut être désespérer quelque belle dame... et faire violence à votre cœur.

GIL BLAS.

Mon cœur, charmante femme, était resté libre jusqu’à présent, et je n’avais encore trouvé aucune dame à qui je voulusse l’offrir.

LÉONARDE.

Et maintenant ?

GIL BLAS.

Maintenant il ne m’appartient plus... il s’est donné... mais si haut que je crains qu’on le refuse.

LÉONARDE.

Pourquoi ! vous êtes trop modeste.

Lui prenant la main.

Mais que vois-je ! ah ! vous voulez me tromper... c’est mal !... Cette bague... est sans doute un gage d’amour ?

GIL BLAS.

Hélas ! non... c’est un souvenir de dona Mencia.

LÉONARDE.

Ah ! que ce mot me fait de bien ! mais ce diamant est bien petit... vous connaissez-vous en pierreries ?

GIL BLAS.

Nullement, je vous assure.

LÉONARDE.

Vous me diriez ce que vaut celle-ci...

Elle lui montre une bague gigantesque.

GIL BLAS.

Oh ! elle est énorme... c’est magnifique !...

LÉONARDE.

Un de mes oncles, gouverneur des îles Philippines, n’a donné ce rubis ; les joailliers l’estiment dix mille pistoles.

GIL BLAS.

Dix mille !... je le crois bien... il est superbe... il est colossal !...

LÉONARDE.

Puisqu’il vous plaît, je veux faire un échange avec vous.

GIL BLAS.

Que dites-vous, madame !

Air : Partie carrée.

Moi, l’accepter ! c’est mériter le blâme,
Un tel échange est un vol entre nous,
Et je ne puis y consentir, madame...
Vous seriez dupe...

LÉONARDE.

Allons, rassurez-vous.
Qu’importe au fond la valeur elle-même,
Un souvenir, fût-il des plus petits,
Quand il nous vient de personnes qu’on aime

Prenant la bague de Gil Blas.

C’est un bijou de prix !...

GIL BLAS.

Dieu ! elle m’a serré la main... ah ! permettez...

LÉONARDE.

Ciel ! mon frère !

 

 

Scène V

 

GIL BLAS, ROLANDO, LÉONARDE

 

ROLANDO.

Eh bien ! eh bien ! ne vous dérangez pas !...

LÉONARDE, minaudant.

Mon frère, c’est que le seigneur Gil Blas...

ROLANDO.

Vous parlait de près... n’est-ce pas ?... allons, ne rougissez pas ainsi, ma sœur ; le seigneur Gil Blas a tout ce qu’il faut pour plaire, vous savez que je ne veux que votre bonheur...

Tendant la main à Gil Blas.

Air : Saltarelle. (De Cosimo.)

À revoir, beau frère !

GIL BLAS, étonné.

À revoir, beau frère !

ROLANDO.

Vous viendrez, j’espère,
Dans notre château.

GIL BLAS.

Là notre existence,
Pleine d’innocence
Me plaira bientôt.

ROLANDO.

Non, rien n’est si beau !

LÉONARDE, tendrement.

Et puis la nature...

ROLANDO.

Et puis la verdure... 

LÉONARDE.

Attendrit le cœur...

GIL BLAS.

Espoir enchanteur !...

ROLANDO, à Léonarde.

Ta main dans la sienne !

GIL BLAS.

Sa main dans la mienne !

ROLANDO.

Plus tard on verra !...

ENSEMBLE.

Tra la, la, la, la, etc.

Rolando, Léonarde sortent en dansant sur le refrain.

 

 

Scène VI

 

GIL BLAS, seul

 

Cher beau-frère ! diable ! Gil Blas, Gil Blas ! mon ami voilà qui va vite ! oui, mais dona Mencia, le doux espoir de ma vie... oh ! je n’y renoncerai pas... des aventures, des bonnes fortunes... très bien, cela fait la réputation, la gloire d’un cavalier... allons au château... lançons-nous dans les hautes connaissances... je le puis... Au doigt un rubis de dix mille pistoles... mille ducats dans mon coffre, et attendons les événements.

 

 

Scène VII

 

GIL BLAS, CORCUELO

 

CORCUELO.

Une lettre pour votre excellence.

GIL BLAS, à part.

De l’excellence à Gil Blas

Il lit.

Don Raphaël ! que me veut-il ? « Mon cher ami, je vous envoie mon laquais pour prendre l’habit que je vous ai vu. » Comment, mon habit ! voilà une drôle d’idée. » Je suis chez mon tailleur où je l’attends pour en faire faire un semblable. » Ah ! je comprends ! mais je n’ai que celui-là... comment faire ?... ce diable de tailleur n’est pas venu ?...

CORCUELO.

Non, excellence, pas encore...

GIL BLAS.

Je ne puis pourtant pas avouer ma pénurie... d’un autre côté...

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Quoi ! tout quitter, c’est indécent !
Non, c’est naturel au contraire,
Car c’était le seul vêtement
Que portait notre premier père.
Mais dans ce temps de liberté
Où de parler on est maître,
J’aurai l’air de la vérité ;
Et ça pourrait me compromettre.

Ce ne sera peut-être pas pour longtemps... je n’attends personne... tenez, monsieur l’hôte, portez ceci au valet qui attend...

Il donne son manteau.

CORGUELO.

Oui, seigneur.

Il va sortir. 

GIL BLAS.

Et ceci.

Il donne son pourpoint.

CORCUELO, de même.

Oui, seigneur. 

GIL BLAS.

Attendez, ce n’est pas tout.

Il passe derrière le paravent.

GORGUELO.

Comment !

GIL BLAS, donnant sa culotte.

Et puis ceci encore...

CORCUELO.

Voilà qui est singulier ; par exemple.

GIL BLAS.

Allez vite, et envoyez chercher le tailleur.

CORCUELO.

Avec empressement, monseigneur.

 

 

Scène VIII

 

GIL BLAS, derrière le paradent, CORCUELO, DON JÉRÔME et DONA MENCIA

 

Ils entrent par la porte de droite.

DON JÉRÔME, à Dona Mencia.

Vraiment voilà un hasard bien singulier et bien heureux !... nous logeons dans la même hôtellerie que la personne que nous venons chercher à Valladolid.

À Corcuelo.

Le seigneur Gil Blas ?

CORCUELO.

Il est ici.

À Gil Blas.

Seigneur Gil Blas, une visite.

Il sort.

GIL BLAS, derrière le paravent.

Une visite !!! Mais c’est impossible, je ne reçois pas ! que diable ! vous savez bien...

DON JÉRÔME.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

GIL BLAS, de même.

Je ne suis visible pour personne.

DONA MENCIA.

Pas même pour dona Mencia.

GIL BLAS, de même.

Dona Mencia ! ô désespoir !

Il paraît un instant au-dessus du paravent, puis disparaît.

DON JÉRÔME.

Et son oncle don Jérôme de Moyadas, qui viennent témoigner au seigneur Gil Blas toute leur reconnaissance.

GIL BLAS, de même, désespéré.

Oh ! madame... seigneur... croyez bien que... c’est à en perdre la tête.

DON JÉRÔME.

Eh bien, il ne paraît pas, est-ce qu’il va nous recevoir ainsi, ton Gil Blas ?

DONA MENCIA.

Un peu de patience.

GIL BLAS, de même, hors de lui.

Et ce tailleur qui ne vient pas... je ne suis vraiment pas présentable... l’état de ma toilette. ; monsieur l’hôte !... monsieur l’hôte !... le tailleur !... dans l’instant je suis à vous.

DON JÉRÔME.

C’est-à-dire que pareille chose n’est jamais arrivée à un Moyadas ; c’est une mystification...

DONA MENCIA.

Je n’y conçois rien.

GIL BLAS, de même.

Il a fallu un accident aussi bizarre... croyez bien... monsieur l’hôte ! monsieur le tailleur !

DON JÉRÔME.

Il est en démence... venez, ma nièce, venez, ne compromettons pas plus longtemps l’honneur des Moyadas... venez.

Ils rentrent par la droite.

 

 

Scène IX

 

GIL BLAS, derrière le paravent, ROLANDO, rentrant par la porte du fond

 

GIL BLAS.

Partis !... partis !... sans que j’aie pu leur expliquer... malheureux que je suis !

ROLANDO, à part.

Ils sont sortis... à nous deux, monsieur de Gil Blas... une riche dot vaut mieux que le plus bel habit.

Haut.

De la part de don Raphaël.

GIL BLAS.

Enfin ! vous me rendez la vie... donnez vite.

Rolando lui passe un billet.

Grand Dieu ! je suis joué !... ruine... mon reçu de la caverne...

ROLANDO.

Au voleur volé !... signé Rolando...

GIL BLAS.

C’était lui !

ROLANDO.

Lui-même... ou plutôt moi-même.

GIL BLAS.

Toi, misérable... je vais...

Il crève le paravent et passe la tête.

ROLANDO.

Eh bien !... sors... je ne t’en empêche pas... tu as un costume complet... de sauvage... ah ! tu crois qu’on se joue impunément du capitaine Rolando... tu prends ta volée et mes ducats !... enfant, pour te remettre en prison un paravent m’a suffi.

GIL BLAS.

Tu me poursuivras donc toujours ?

ROLANDO.

Tu te trompes... je suis vengé... je n’ai plus de rancune.

Il lui rend ses habits, après avoir retiré la bourse qu’il met dans sa poche.

Et pour te le prouver, je viens te rendre un service, dona Mencia est ici...

GIL BLAS, derrière le paravent.

Eh ! je le sais bien...

ROLANDO.

Je te la fais épouser...

GIL BLAS, de même.

Comment, tu pourrais ?... 

ROLANDO.

Tout est possible à l’homme d’esprit... veux-tu te donner à moi ?...

GIL BLAS, de même.

Pour obtenir celle que j’aime je me donnerais au diable.

ROLANDO.

C’est fait... obéis-moi.

GIL BLAS, sortant du paravent complètement habillé.

Je me livre, à toi corps et âme.

DON JÉRÔME, en dehors.

Monsieur l’hôte !... monsieur l’hôte !...

ROLANDO.

Voici notre homme, écoute, tais-toi et admire.

À part.

À lui la femme, à moi la dot.

 

 

Scène X

 

GIL BLAS, ROLANDO, DON JÉRÔME

 

DON JÉRÔME, entrant par la droite.

Personne pour me répondre... Par les tours de Castille, cette hôtellerie est ensorcelée...  Ah ! je n’avais pas aperçu ces gentilshommes.

Salutations profondes de Rolando et de Gil Blas.

ROLANDO.

Permettez, seigneur... non, je ne me trompe pas... la ressemblance est frappante... quand je vous regarde, vous me faites un mal... vous êtes le brave, l’illustre don Jérôme de Moyadas.

DON JÉRÔME, étonné.

Hein !

ROLANDO, à Gil Blas.

Allons, monsieur, embrassez votre oncle.

DON JÉRÔME.

Comment... vous seriez...

ROLANDO, montrant Gil Blas.

Don Velez de Membrilla... votre neveu.

Bas à Gil Blas.

Parle donc.

GIL BLAS, étonné.

Que diable veux-tu que je dise ?

ROLANDO, bas à Gil Blas.

Parle toujours, tu es don Velez.

GIL BLAS.

Permettez-moi, seigneur, de vous témoigner... toute la joie... que j’ai d’entrer dans votre illustre famille.

DON JÉRÔME...

Quoi ! vous seriez l’ami intime de ce bon frère Augustin... celui entre les bras de qui...

Il pleure.

Ah ! ah ! 

GIL BLAS.

De quoi ?

ROLANDO, pleurant.

Ah ! ah ! monsieur, quelle perte vous avez faite en perdant votre frère Célestin !... ah ! ah !

DON JÉRÔME.

Augustin... ah ! ah !

ROLANDO.

Augustin... la douleur ôte la mémoire... le digne homme !

À part.

que je n’ai jamais vu... mais c’est égal... ah !ah ! ah !

Ils pleurent tous les trois.

DON JÉRÔME.

Assez, assez... ça me prend sur les nerfs... je fonds en eau !... mais, seigneur Velez, veuillez entrer dans mon appartement, vous devez être fatigué... ma nièce est en visite en ce moment ; aussitôt qu’elle sera de retour, je m’empresserai de vous présenter.

GIL BLAS.

Oh ! je vous en prie... cher oncle... je brûle d’impatience.

À part.

Je voudrais bien pourtant la prévenir.

Il sort par la droite.

 

 

Scène XI

 

ROLANDO, DON JÉRÔME

 

DON JÉRÔME.

Vous, mon cher, allez tout de suite chercher vos effets... allez donc.

ROLANDO, pleurant.

J’entends bien... c’est inutile.

DON JÉRÔME.

Eh bien ! il recommence à pleurer ?

ROLANDO.

Nous voulions vous cacher ce malheur... ah ! ah !

DON JÉRÔME.

Ce garçon est d’une sensibilité bien gênante.

ROLANDO.

Une troupe de brigands... ils nous ont pris tout ce qu’ils pouvaient prendre.

À part.

Ils n’en seront pas plus riches pour ça. Ah ! ah !

DON JÉRÔME, fouillant à sa poche.

Mon pauvre neveu... je ne souffrirai pas... remets-lui cette bourse et prie-le de faire comme chez lui.

ROLANDO, à part.

Allons donc.

Haut.

Oh ! monsieur, ce trait m’attendrit... l’excellent homme...

 

 

Scène XII

 

ROLANDO, DON JÉRÔME, FABRICE

 

FABRICE, entrant par le fond.

Est-ce au seigneur Jérôme de Moyadas que j’ai l’honneur de parler.

DON JÉRÔME.

À lui-même...

FABRICE.

J’appartiens au seigneur Velez de Membrilla qui doit être votre neveu...

ROLANDO, à part.

Le valet de l’autre... malédiction !

DON JÉRÔME, à part.

Il a un nombreux domestique, à ce qu’il paraît...

Haut.

C’est bien, mon garçon, c’est bien...

À Rolando.

Conduisez votre camarade à son maître.

FABRICE.

À mon maître !... il ne sera ici que demain matin au plus tôt...

ROLANDO, à part.

Que le diable l’enlève !

DON JÉRÔME.

Comment ! mais il est arrivé...

FABRICE.

Don Velez de Membrilla ?

DON JÉRÔME.

Sans doute... et ne reconnaissez-vous pas ce garçon... votre camarade à son service...

FABRICE.

Je n’ai jamais vu ce fripon-là...

ROLANDO, tirant don Jérôme à l’écart, bas.

Il me reconnaît... et moi aussi je le reconnais parfaitement...

DON JÉRÔME.

Eh bien ! pourquoi ?...

ROLANDO.

Chut !... silence ! vous voyez bien cet homme...

DON JÉRÔME.

Certainement, je le vois...

ROLANDO, bas à don Jérôme.

Eh bien ! c’est un des brigands qui nous ont détroussés...

DON JÉRÔME.

Oh ! mon Dieu !

FABRICE.

Ah ça ! qu’est-ce qu’ils ont donc à chuchoter en me regardant ?...

DON JÉRÔME, à Fabrice.

Je n’ignore pas qui vous êtes... ainsi, ce que vous avez de mieux à faire... c’est de... proust...

FABRICE.

Comment ?... 

DON JÉRÔME.

Car sans cela il pourrait bien arriver que je vous fisse donner... ou que je vous donnasse moi-même...

Il fait le geste de le bâtonner.

Voilà un langage assez clair...

FABRICE.

Ah ça ! seigneur Jérôme, il y à ici quelque méprise, ou l’on se joue de vous...

DON JÉRÔME.

N’approchez pas !...

FABRICE.

Oh ! c’en est trop... je vais chercher des personnes de cette ville qui connaissent mon maître et moi, et je reviendrai confondre l’imposture...

Il sort par le fond.

ROLANDO, à part.

Le voilà parti... ouf... ça commençait mal.

 

 

Scène XIII

 

ROLANDO, DON JÉRÔME, GIL BLAS

 

GIL BLAS, à part, en entrant par la droite.

Je n’ai pu la rejoindre.

DON JÉRÔME.

Eh ! venez donc, mon neveu, que je vous conte une aventure hétéroclite... Comment trouvez-vous un scélérat, j’oserai même dire un polisson, qui se permet de prétendre que vous n’êtes pas vous et qu’il est vous... comprenez-vous ? 

GIL BLAS.

Oh ! mon Dieu ! pas du tout.

ROLANDO, à part.

Si je ne viens à son aide, nous sommes perdus... 

DON JÉRÔME.

En voilà de l’audace... de... mais vous ne partages pas mon indignation ?...

ROLANDO, gravement.

C’est que mon maître n’est pas né pour soutenir une fourberie.

GIL BLAS, étonné.

Comment ?...

DON JÉRÔME.

Que voulez-vous dire ?

ROLANDO.

Voyons, monsieur, dites la vérité...

GIL BLAS, même jeu.

Tu veux que je dise...

ROLANDO.

Toute la vérité... oui, monsieur, toute la vérité.

GIL BLAS, se décidant.

Eh bien ! seigneur, je ne suis point don Velez de Membrilla.

DON JÉRÔME.

Qu’entends-je ! vous n’êtes pas ?...

ROLANDO, à Gil Blas.

C’est cela... continuez...

GIL BLAS.

J’aime votre adorable nièce, et cet amour m’inspira le stratagème dont je me suis servi...

ROLANDO, passant entre don Jérôme et Gil Blas.

Très bien... cette supercherie est indigne de notre qualité... indigne de notre rang... indigne... de notre dignité...

DON JÉROMĘ, stupéfait.

De votre rang... de votre dignité...

GIL BLAS, bas à Rolando.

Que veux-tu dire ?

ROLANDO, bas.

Silence... ou tu n’épouses pas...

Haut.

Vous voyez en nous un prince italien qui voyage incognito pour son instruction, avec son gouverneur qui est votre serviteur.

DON JÉRÔME, stupéfait.

Un prince !

GIL BLAS, à part.

Il est fou...

ROLANDO.

Son père est souverain de certaines vallées qui sont entre la Savoie, la Suisse et... les Grisons...

DON JÉRÔME.

Et les Grisons... vous m’enchantez... mon prince !

ROLANDO, bas à Gil Blas.

Ne le laissons pas respirer.

GIL BLAS, à part.

Ma foi... arrive que pourra...

Haut.

Brave et digne gentilhomme

ROLANDO, à part.

Estimable ganache... 

GIL BLAS.

Air : On doit soixante mille francs.

Ah ! daignez combler pour vous, je veux
Et dans ce jour, pour vous, je veux
Avoir la main très large...

DON JÉRÔME.

Comment ! la main très large ?

GIL BLAS.

Pour prix d’un bonheur sans égal,
Je vous fais mon grand sénéchal.

DON JÉRÔME, parlé.

Grand sénéchal !!!

ROLANDO.

C’est une bonne charge,
Une excellente charge.

DON JÉRÔME.

Un prince qui descend jusqu’à ma nièce, et qui m’élève au sénéchalat !... au diable don Velez de Membrilla !... ma nièce est à vous... mon prince !

GIL BLAS.

Appelez-moi votre neveu, cher oncle...

DON JÉRÔME, transporté.

Mon prince... mon neveu... j’en ai le tétanos... Oh ! ça ? mais tout à l’heure, quand vous vous attendrissiez sur le sort de mon frère Augustin, votre altesse daignait donc se moquer de moi ?

GIL BLAS, souriant.

Eh ! eh !

ROLANDO, riant plus fort.

Ah ! ah !

DON JÉRÔME, riant tout-à-fait.

Ah ! ah ! c’est délicieux ! c’est excellent !...

Ils rient tous les trois en se tenant les côtés.

ROLANDO, à part.

Oh ! il est admirable... il a été confectionné tout exprès pour nous...

DON JÉRÔME.

Je vais vous présenter ma nièce.

Il appelle. 

Dona Mencia !... je vais la chercher... j’en deviendrai stupide...

ROLANDO.

Ne vous dérangez pas... la voici...

GIL BLAS, bas à Rolando.

Elle n’est pas prévenue... que va-t-elle dire ?

 

 

Scène XIV

 

ROLANDO, GIL BLAS, DON JÉRÔME, DONA MENCIA

 

Elle entre par la droite.

DON JÉRÔME.

Venez, ma nièce, venez recevoir le mari que je vous ai destiné.

DONA MENCIA, reconnaissant Gil Blas

Comment ?... monsieur... c’est là don Velez de Membrilla !...

GIL BLAS.

Non, señora, votre oncle a daigné changer d’intention en ma faveur.

DONA MENCIA.

En vérité... monsieur... j’étais loin de m’attendre... je ne sais si je rêve...

À part.

Gil Blas présenté par mon oncle !...

DON JÉRÔME.

Je cours à la chapelle des Dominicains ici près. 

Bas à dona Mencia.

Mets donc ton Gil Blas à côté d’un cavalier de si bonne mine... un prince savoyard !... et moi sénéchal des Grisons !...

Il sort par le fond.

DONA MENCIA.

Un prince ! vous ! vous, monsieur...

Apercevant Rolando.

Ah ! et Rolando, le malheureux !

GIL BLAS, à Rolando.

Veille et préviens-moi de son retour.

Rolando sort par le fond.

 

 

Scène XV

 

GIL BLAS, DONA MENCIA

 

GIL BLAS.

Ah ! madame... quelle joie ! quel bonheur !... enfin me voilà donc parvenu au comble de mes vœux... cet espoir qu’à peine j’osais concevoir, le voilà réalisé... personne ne s’oppose plus à notre union...

DONA MENCIA, froidement.

Personne que moi, monsieur.

GIL BLAS.

Vous ! et cependant tout à l’heure...

DONA MENCIA.

Oui, j’en conviens, j’étais heureuse d’accepter pour époux Gil Blas présenté par mon oncle, mais Gil Blas honnête, conquérant, à force de conduite et de travail, l’estime du monde, un rang dans la société, sinon brillant, du moins honorable... voilà le Gil Blas à qui, jusqu’ici, j’avais gardé mon cœur pour qui moi, fille riche et de haute naissance, je refusais un époux noble et opulent.

GIL BLAS.

Eh bien ! madame...

DONA MENCIA.

Dites-moi, monsieur, où est cet homme. Ce n’est pas l’intrigant qui s’introduit chez mon oncle à l’aide d’un faux nom... l’ami de Rolando enfin

GIL BLAS.

Ah ! dona Mencia, vous m’ouvrez les yeux, j’étais étourdi, aveuglé par mon bonheur... mais je vous retrouve, vous, ma bonne pensée ; le voile tombe, et je ne vois plus que ma faute...

Air des trois Couleurs.

À vos accents mon âme se ranime !
Bien que courbé sous le poids des remords,
Pour mériter de nouveau votre estime, 
Ah ! je saurai faire oublier mes torts.
Oui, sous vos lois, désormais je me range,
En pardonnant vous me tendez la main ;
Pour me guider le ciel me donne un ange,
Je ne puis plus m’égarer en chemin ;
Je ne dois plus m’égarer en chemin.

DONA MENCIA.

Pensez qu’il est un cour qui fera toujours des vœux pour vous, pour votre succès, et qui pourra peut-être un jour vous en récompenser,

GIL BLAS.

Quel espoir !

DONA MENCIA.

Maintenant, quittez promptement ce pays, la colère de mon oncle serait terrible s’il venait à être désabusé... séparez-vous de ce Rolando... Je vous enverrai à Madrid des lettres de recommandation pour quelques personnes de ma famille...

GIL BLAS.

Que de bontés, mais déjà m’éloigner de vous ?... 

DONA MENCIA.

Il le faut... hâtez-vous... adieu...

GIL BLAS.

Adieu !... adieu...

Au moment où Gil Blas baise la main de dona Mencia, don Jérôme et Fabrice entrent par la porte du fond.

 

 

Scène XVI

 

ROLANDO, GIL BLAS, FABRICE, DON JÉRÔME, DONA MENCIA, ALGUAZILS

 

ROLANDO, bas à Gil Blas.

Je n’ai pu te prévenir... ferme ! et soutiens le choc.

FABRICE, à don Jérôme.

J’espère, seigneur, que vous voudrez bien vous rendre au témoignage de ces deux honnêtes alguazils.

ROLANDO, à part.

Des alguazils... je voudrais bien être ailleurs... 

FABRICE.

Ils vous attesteront que je suis Fabrice Nunez.

GIL BLAS, à part.

Fabrice !

DON JÉRÔME.

Allons, bride en main, s’il vous plaît, et humiliez-vous, valet, devant un prince savoyard et son gouverneur.

FABRICE.

Un prince !... pardon !... Je ne dirai pas moins que ce n’est pas d’un loyal cavalier de s’introduire par ruse, et qu’entre rivaux nobles et braves on dispute autrement la main d’une femme.

GIL BLAS, prenant une résolution.

Il a raison... écoulez, mon cher...

Il amène Fabrice sur l’avant-scène.

FABRICE.

Que vois-je ?

GIL BLAS, bas.

Un mot, tu perds ton ami... du silence, il est sauvé...

FABRICE, bas.

Ah ! Gil Blas !... une friponnerie... 

GIL BLAS, bas.

Je t’appelle mon ami ! peux-tu me croire coupable ?...

Haut et revenant à Jérôme.

Tout est convenu... il va me conduire vers son maître, et soyez persuadé, seigneur de Moyadas, que celui qui aspire à devenir un jour votre neveu ne fera rien de contraire à l’honneur... Adieu, señora ; vos vœux, s’il vous plaît, pour votre chevalier.

DONA MENCIA,

Il ne peut manquer de réussir si le ciel m’exauce...

GIL BLAS, bas à Fabrice.

Fabrice, ma providence, adieu !...

Haut.

Partons.

ROLANDO, s’esquivant.

Je vous suis, monseigneur...

Gil Blas salue dona Mencia et don Jérôme, qui s’incline respectueusement et sort en passant devant Fabrice étonné.

FABRICE, à part, tristement.

Pauvre Gil Blas ! que deviendras-tu ?

 

 

ACTE III

 

À Madrid. Riche salon : fenêtre au fond portes latérales ; à gauche, au premier plan, une petite porte secrète conduisant à un escalier dérobé, une table couverte de papiers ; à droite, un canapé ; fauteuils.

 

 

Scène première

 

GIL BLAS, ROLANDO, SOLLICITEURS

 

Gil Blas en riche robe de chambre est étendu dans un fauteuil et examine des papiers.

ROLANDO.

Remettez-moi vos pétitions. : j’expliquerai vos demandes à Mgr. de Santillane. Allez, messieurs, et n’oubliez pas que nous n’accordons rien qu’au mérite.

À part.

Au mérite argent comptant.

Les solliciteurs sortent à droite.

GIL BLAS.

Eh bien ! Rolando ?

ROLANDO.

Pardon, si vous vouliez bien m’appeler Scipion... c’est convenu.

GIL BLAS.

C’est juste... Rolando a dû succomber sous sa célébrité ; mais qui viendrait te chercher dans l’hôtel du duc de Lerme, premier ministre du roi d’Espagne, dans l’appartement du seigneur de Santillane, l’ami, le confident du ministre ?... et puis, tes nouvelles fonctions, chef de la police secrète de Madrid...

ROLANDO.

L’idée est ingénieuse.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets.(Athènes à Paris.).

Tout bonnement, j’ai pris pour mes agents
Les plus fripons de mes vieux camarades...
D’autres habits en font d’honnêtes gens :
Tout ici-bas est mascarades !
Peuple, bourgeois et nobles, et richards,
Vont partout chantant ma louange ;
Car j’ai changé les filous en mouchards,
(bis.) 
Comme si l’on gagnait au change !

GIL BLAS.

Trouvez-moi d’honnêtes gens pour ce métier-là... À propos d’honnêtes gens, réglons nos comptes.

ROLANDO.

Voici : trois gouverneurs, six alcades et autant de conseillers, nommés pour douze mille pistoles.

GIL BLAS.

Bien...

Il se lève.

Tu le vois, Scipion, chaque jour mon crédit s’accroît, mes finances augmentent et mon avenir grandit... Dona Mencia, en me procurant, à l’aide de ses recommandations, un mince emploi dans les bureaux y ne se doutait guère du chemin rapide que j’y ferais.

ROLANDO.

Et dona Mencia connaît-elle notre avancement ?

GIL BLAS.

Eh ! mon Dieu ! entrainé par ce torrent d’affaires et de succès, j’ai négligé de lui apprendre...

ROLANGO.

Au fait, comment se rappeler les gens dont on n’a plus besoin ?

GIL BLAS.

Oh ! non, je ne l’ai pas oubliée... c’est la seule femme que mon cœur ait aimée, qu’il aime encore.

UN VALET, entrant par la droite.

De la part de Mgr. le duc de Lerme.

GIL BLAS.

Une lettre de son excellence ! que peut-elle me vouloir ?...

Au valet.

Sortez !

ROLANDO.

Sortez !

Le valet sort.

GIL BLAS.

Lisons... « Mon cher Santillane, le prince des Asturies vient de se brouiller avec sa maîtresse, la Casilda... Comme il est très important d’enchaîner le prince par les plaisirs, et de l’empêcher de se livrer aux affaires publiques... »

ROLANDO.

Je comprends.

GIL BLAS.

« Il faut que tu découvres quelque jeune beauté qui puisse le captiver. » 

ROLANDO.

Nous y voilà ! Dieu merci, nous sommes dans une ville où il у de tout en général ; et en particulier beaucoup de ce que demande son excellence.

GIL BLAS.

« Voici un renseignement qui peut t’être utile : Le prince, à ce qu’on m’assure, se déguise depuis quelques jours et suit une jeune femme voilée qui demeure près la porte du Soleil. »

ROLANDO.

Je vois cela d’ici.

GIL BLAS, froissant la lettre et la jetant.

Ah ! monseigneur !

ROLANDO, la ramassant.

Que faites-vous donc ? vous chiffonnez un bon de mille ducats que monseigneur envoie sans doute au temple pour rendre la divinité favorable.

GIL BLAS.

Mais c’est une mission infâme !

Il va porter la lettre sur la table à gauche.

ROLANDO.

Air : Ce magistrat. 

Comme un enfant ; tu la nommes infâme, 
Moi, vieux routier, je n’en suis pas surpris ;
Honneurs, emplois et conscience et femme,
Ici l’on a de tout à juste prix.
Sans nul respect pour la foule impuissante,
Au poids de l’or, le trafic est conclu,
Et si quelqu’un se plaint après la vente,
Ce n’est jamais celui qui s’est vendu.

GIL BLAS.

Si l’on vient à savoir cette intrigue, je suis perdu...

ROLANDO.

On ne la saura pas... et puis d’ailleurs que vous importe ? à vous le mérite, à moi les peines, les risques, les coups de bâton... Je me charge de tout... place du Soleil une jeune femme... sans doute quelque Danaé chez qui le prince pourra faire le Jupiter au moyen d’une grêle de pistoles... Dans une heure, la belle sera ici... 

Il sort vivement par la porte secrète à gaucher.

GIL BLAS.

Attends donc...

 

 

Scène II

 

GIL BLAS, FABRICE

 

FABRICE, en dehors, à droite, aux laquais.

Je veux lui parler, vous dis-je... j’entrerai... il me recevra.

BLAS GIL.

Qui donc se permet ?... 

FABRICE, entrant.

Moi, Fabrice Nunez, ton ancien camarade, ton ami... autrefois...

GIL BLAS.

Ah ! toujours... il y a bien longtemps que tu ne m’avais fait le plaisir de venir me voir, ami Fabrice.

FABRICE.

Oui, la dernière fois que je vins tu n’étais pas encore si haut placé, quoique tu logeasses dans les combles, et cependant je crus m’apercevoir que ma visite te pesait.

GIL BLAS.

Quelle idée ! 

FABRICE.

Une pareille réception ne pouvait me convenir, et je résolus de nous débarrasser tous deux : toi, d’un censeur de tes actions ; moi, d’un nouveau riche qui se méconnaît.

GIL BLAS.

Encore !

FABRICE.

Mais aujourd’hui j’avais une nouvelle qui t’intéresse à t’apprendre, et j’ai dû vaincre ma répugnance. Dona Mencia et son oncle sont à Madrid.

GIL BLAS, vivement et avec joie.

Et tu les as vus ?

FABRICE.

Oui ; ils vivent fort retirés, tandis que le seigneur de Moyadas fait valoir ses titres à un gouvernement. Ton nouveau nom de Santillane ainsi que ta position leur sont inconnus, de sorte que tu pourras leur être utile sans qu’ils aient pris la peine de te le demander... Voilà ce que j’avais à te dire. Adieu...

GIL BLAS.

Comment ! me quitter ainsi... Voyons, n’as-tu rien à me de mander toi-même ?

FABRICE.

Moi, rien... je me suis fait homme de génie.

GIL BLAS.

Toi !.....

FABRICE.

Dans mes idées d’indépendance je me suis mis poète... Je vis de gloire, ou, ce qui es la même chose, je meurs de faim.

GIL BLAS.

Air : Pour le trouver, je cours.

Quoi ! tu souffrais et gardais le silence !
Mais je puis l’être utile, Dieu merci !
Il ne faut pas que ta fierté balance ;
Car t’obliger, c’est m’obliger aussi.
Pour les bienfaits qu’en route l’on dispense,
Un doux salaire un jour nous est promis ;
Semons beaucoup au temps de la puissance,
Pour récolter plus tard quelques amis.

Voyons... que puis-je te donner ?...

Allant à la table et examinant ses papiers.

Tu ne dois pas être bien difficile, n’est-ce pas ? Eh ! parbleu ! voici ton affaire... ton nom sur ce brevet...

FABRICE.

Et me voilà ?...

GIL BLAS, allant à Fabrice.

Alguazil mayor.

FABRICE.

Alguazil !

GIL BLAS.

Mayor ! place lucrative, inamovible, sans responsabilité, pourvu qu’on soit insensible et que l’on ne connaisse ni parents, ni amis... Mais, que fais-tu donc armé de ce livret, que tu viens de tirer de ta poche avec un si beau mouvement d’indignation ?

FABRICE, lui donnant le livret.

Regarde.

GIL BLAS, lisant.

« Liste de mes amis. » Oh ! mon Dieu ! que de noms ! et tous rayés... hors le mien.

FABRICE, froidement.

Oui, Gil Blas ! j’ai écrit ces noms lorsque je me crus aimé des personnes qui les portent, et je les ai effacés quand j’ai reconnu que je me trompais... Ta plume, Gil Blas !... ta plume !...

GIL BLAS.

Pourquoi faire ?

FABRICE.

Rayé comme les autres.

GIL BLAS.

Au moment où je t’offrais un emploi lucratif...

FABRICE.

Oui, dans un régiment où il faut être insensible, où l’on ne connait ni parents ni amis... vous en êtes sans doute le colonel, monsieur de Gil Blas ?...

GIL BLAS.

Fabrice ! je croyais cet emploi même au-dessus de votre condition... Gardez ce brevet... vous réfléchirez... vous serez libre de me le rendre...

FABRICE, prenant le brouet.

Eh bien !... je réfléchirai.

GIL BLAS.

Au revoir... je l’espère...

FABRICE.

Au revoir... ou peut-être adieu !...

Il sort par la droite.

 

 

Scène III

 

GIL BLAS, seul

 

Ce Fabrice avec son indépendance, toujours misérable et toujours honnête homme, réveille en moi des sentiments !... il n’a pas changé, lui... et moi !... c’est à peine si je ne reconnais... je suis devenu si fier que je ne suis plus le fils de mon père et de ma mère... Mon père... ma mère !... que ces noms sont doux à prononcer !

Air : De la Colonne

Ma mère ! ma première amie !
Ton souvenir a fait battre mon cœur : 
Si j’ai commis quelque faute en ma vie,
C’est que, dans ma fatale erreur,
De t’oublier j’eus alors le malheur.
Notre amé s’épure et s’éclaire,
Au feu sacré de l’amour filial ;
L’on ne peut plus vouloir le mal,
Sitôt que l’on pense à sa mère.

Écrivons-lui... oui... et puis ce bon de mille pistoles... sa vie sera plus douce... elle bénira son fils...

Il écrit et cachète la lettre.

Et dona Mencia ?... à son oncle, le bon Jérôme de Moyadas, le gouvernement de la tour de Ségovie... c’est un beau poste, une prison d’état... la bastille de l’Espagne... Oh ! merci, Fabrice, merci !

Il sonne, un valet paraît.

Faites partir à l’instant cette lettre pour Oviedo, et que l’on cherche dans Madrid le seigneur don Jérôme de Moyadas pour luire mettre celle-ci.

Le valet sort.

 

 

Scène IV

 

GIL BLAS, ROLANDO, rentrant par la porte secrète

 

GIL BLAS.

Ah ! te voilà, je suis bien aise de ton retour... Il faut abandonner ce projet du ministre.

ROLANDO, étonné.

Ah !

GIL BLAS.

Il me répugne de me prêter à ces honteuses intrigues...

ROLANDO.

Et le profit ! j’admire vraiment vos scrupules ! c’est bien à la cour qu’il faut y regarder de si près : sous quelque vilaine figure que la fortune s’y présente, on, ne la laisse jamais échapper.

GIL BLAS.

Assez, trop même... Attendez de nouveaux ordres.

Il entre à gauche.

 

 

Scène V

 

ROLANDO

 

Bien ! je m’y attendais... aussi j’ai agi en conséquence... Allez, allez, l’homme aux scrupules, je n’avais pas besoin de vos ordres, je me suis bien gardé de vous dire que l’affaire est faite : informé que la belle allait rentrer au logis, je me suis mis en embuscade avec quatre gaillards... de mon ancienne troupe, c’est tout dire... Surprise, émue... elle a perdu con naissance, et l’on me l’amène ici par le petit escalier !

Il ouvre la petite porte à gauche.

Les voici...

Quatre hommes entrent portant une femme voilée évanouie, et la déposent sur un canapé à droite.

Là, doucement... bien... partez...

Les hommes sortent par la petite porte.

 

 

Scène VI

 

ROLANDO, LA FEMME, voilée

 

ROLANDO.

Je suis bien tenté de regarder cette beauté qui met en émoi un cœur tout royal.

Il lève le voile.

Que vois-je ?... est-il possible !... dona Mencia... Ah ! maladroit, qu’ai-je fait là ?... quand Gil Blas la verra, il est capable de me perdre... qu’il ne s’en avise pas ! je le gagnerais de vitesse, et j’apprendrais au ministre qu’il garde pour lui-même le trésor que nous réservons au prince... Elle revient à elle... pour éviter une rechute, épargnons-lui la vue de mon visage.

Il s’éloigne.

DONA MENCIA, revenant à elle.

Quel rêve pénible ! que s’est-il donc passé... où suis-je ?...

ROLANDO, à part.

Je suis bien persuadé qu’elle ne s’en doute pas !...

DONA MENCIA.

Je ne connais pas cet appartement.

ROLANDO, à part.

Je vais me risquer.

DONA MENCIA.

Qui m’a conduite ici ?

ROLANDO, s’avançant.

Moi, madame.

DONA MENCIA, poussant un cri.

Ah !...

ROLANDO, à part.

Voilà l’effet... j’en étais sûr !...

DONA MENCIA.

Ah ! Rolando... la caverne... les brigands...

ROLANDO.

Ce n’est plus ça... autre genre... Scipion, votre serviteur, un palais, des grands seigneurs...

DONA MENCIA.

Je ne vous comprends pas...

ROLANDO.

Je le crois bien... je vais m’expliquer ; en vous enlevant, car c’est moi qui ai eu cet honneur... j’ai exécuté les ordres d’un homme qui n’a pas pu vous voir sans vous aimer...

DONA MENCIA, se levant.

Il m’aime, cet homme !... il m’aime !... mais est-ce donc assez ?... et moi !... sait-il si mon cœur n’est pas donné, si je répondrai à cet amour ?... pour être aimé, dites-le-lui, mon sieur, il ne faut pas commencer par être infâme !...

ROLANDO.

Oh ! pas si vite, ne nous prononçons pas... car si cet infâme était le prince des Asturies lui-même...

DONA MENCIA.

Le prince ! grand Dieu ! le prince et Rolando associés !...

Air : Renaud de Montauban.

Le prince et vous ! ah ! la rougeur
À ces deux noms vient couvrir mon visage.
Mais vous étiez le seul ambassadeur
Qu’on pût choisir pour un pareil message.
Le prince ! oser nous outrager !
Lui ! l’héritier du trône des Castilles !
Lui ! le gardien de l’honneur des familles !
Qui donc pourra nous protéger ?

Je ne resterai pas ici davantage...

ROLANDO.

Madame, vous ne pouvez sortir...

DONA MENCIA.

Je sortirai, vous dis-je... on entendra mes cris... mon désespoir...

ROLANDO, à part.

Si Gil Blas vient, tout est perdu...

Haut.

Plus bas... de grâce...

DONA MENCIA.

Ouvrez-moi... je veux sortir... je le veux !

ROLANDO.

Silence !

DONA MENCIA.

Au secours !... à moi !...

ROLANDO, à part.

Impossible de l’éviter.

 

 

Scène VII

 

GIL BLAS, DONA MENCIA, ROLANDO

 

GIL BLAS, en costume riche.

Quel est ce bruit ?... pourquoi ces cris ?...

DONA MENCIA, tombant à ses pieds.

Ah ! prince ! grâce... on abuse de votre nom, n’est-ce pas ?... Ciel ! dona Mencia !

DONA MENCIA, reconnaissant Gil Blas.

Gil Blas ! vous ici ?... Ah ! je n’ai plus peur... vous me protégerez... Faites sortir cet homme... sa présence me tue...

GIL BLAS, à Rolando.

Sortez, sortez.

ROLANDO.

Tu veux te ruiner, soit... moi, je veux m’enrichir.

Il sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

GIL BLAS, DONA MENCIA

 

GIL BLAS.

Et c’était elle que je livrais, et ces ordres j’aurais pu les donner !

DONA MENCIA.

Que je remercie le ciel d’avoir détourné de vous cette coupable pensée !

GIL BLAS.

Mais, mon Dieu ! pour être avec moi, vous n’êtes pas encore sauvée... Si Rolando nous trahissait, tout serait perdu... vous... moi... si ce n’était que moi !...

DONA MENCIA.

Écoutez... on monte à pas précipités.

GIL BLAS.

Oui, dans cette galerie... et personne à qui la confier !

DONA MENCIA.

Ah ! Gil Blas... ne me quittez pas... je tremble...

GIL BLAS.

Soyez sans crainte : je dois cette épée à ma récente noblesse ; mais ils verront que j’ai le bras et le cour d’un vieux gentilhomme.

 

 

Scène IX

 

DONA MENCIA, GIL BLAS, DON JÉRÔME

 

DON JÉRÔME, aux laquais qui veulent l’empêcher d’entrer.

Place ! place ! canaille... Où est-il ce don Santillane du diable ?... ce beau secrétaire du duc de Lerme ?...

DONA MENCIA.

Arrêtez, mon oncle, au lieu de le menacer, rendez-lui grâce, car c’est à lui que vous devez de me revoir...

DON JÉRÔME.

À lui ! il a sauvé l’honneur des Moyadas... Oh ! angélique jeune homme, que je vous étreigne...

GIL BLAS.

Vous ne me devez rien, seigneur... Gil Blas est trop heureux...

DON JÉRÔME.

Comment... le prince savoyard, le secrétaire... Gil Blas ?...

GIL BLAS.

Tout cela c’est Gil Blas qui, plus tard, vous expliquera ses métamorphoses... maintenant il s’agit de faire échapper madame au danger qu’elle court... Ici est un escalier dérobé qui vous conduit derrière l’hôtel... des chevaux à votre voiture, quittez promptement Madrid, et installez-vous dans votre gouvernement... moi, je reste pour faire tête à l’orage...

DONA MENCIA.

Mais vous êtes perdu...

GIL BLAS.

Qu’importe !... partez vite...

Au moment où il va ouvrir la petite porte, on entend mettre le verrou en dehors.

Dieu !... nous sommes trahis...

DONA MENCIA.

Que faire ?...

GIL BLAS.

Allons, seigneur de Moyadas, l’épée à la main, et de l’audace ! par le grand escalier...

Gil Blas et don Moyadas tiennent leurs épées et se dirigent vers la porte à droite.

 

 

Scène X

 

DONA MENCIA, DON MOYADAS, GIL BLAS, ROLANDO, puis FABRICE, ALGUAZILS

 

DONA MENCIA et GIL BLAS.

Rolando !

ROLANDO.

Ah ! ah ! seigneur de Santillane, vous ne vous attendiez pas à me trouver sur votre passage ?

GIL BLAS.

Laisse cette porte, ou sinon...

ROLANDO.

Pas un mot, pas un geste ! ou j’appelle.

Bas à Gil Blas.

J’ai parlé au prince, il brûle d’impatience de voir dona Mencia... soumettez-vous.

GIL BLAS.

Jamais !... la colère du prince dût-elle m’écraser... jamais !...

DON JÉRÔME.

Bien ! jeune homme, bien !

ROLANDO.

Vous serez satisfait... Entrez, et faites votre devoir.

FABRICE, entrant, à Gil Blas.

Au nom du roi, votre épée

Il s’approche de la table et s’empare des papiers.

et vos papiers !

GIL BLAS.

Ah ! Fabrice ! Il paraît que tu as réfléchi ?

FABRICE.

Comme vous voyez, et j’ai accepté les fonctions que vous avez bien voulu m’offrir... je ne connais plus ni parents, ni amis...

GIL BLAS, avec résignation.

C’est bien...

ROLANDO.

Il fera fortune celui-là !

FABRICE, revenant à Rolando.

Quant à vous, seigneur Rolando...

ROLANDO.

Hein ! Scipion, s’il vous plaît, Scipion.

FABRICE.

Non, Rolando... pour vos hauts faits, passés, présents et futurs... je vous arrête...

À dona Mencia.

Vous, madame, veuillez attendre dans cet appartement que j’aille recueillir de votre bouche les renseignements nécessaires à l’instruction de cette affaire.

DONA MENCIA.

Oh ! oui, monsieur, je les donnerai, car il n’a rien fait que de bon, de noble et de généreux.

Elle tend la main à Gil Blas et sort par la droite, Rolando qui veut profiter de ce mouvement pour s’esquiver, est retenu par les alguazils.

 

 

Scène XI

 

GIL BLAS, ROLANDO, FABRICE, DON JÉRÔME, ALGUAZILS

 

GIL BLAS.

Et le duc de Lerme, mon maître, a pu souffrir ?...

FABRICE.

Indigné de votre conduite et la désavouant hautement, a lui-même signé l’ordre.

GIL BLAS.

Air : Vous avez connu Taconnet.

Les voilà bien ces grands toujours ingrats !
Usant de nous alors qu’ils nous méprisent,
Pour s’élever, ils implorent nos bras ;
Puis arrivés au but, sans regrets, ils nous brisent.
Mais, grâce au ciel, cet abandon fatal
Tôt ou tard nous venge et les tue :
Car en frappant le piédestal,
Ils ont ébranlé la statue !

Et comment le duc de Lerme ne pense-t-il pas que je puis montrer certaine lettre ?...

FABRICE.

Vous ne l’avez plus... je l’ai saisie avec vos papiers.

ROLANDO.

Maladroit !

GIL BLAS.

Merci, Fabrice ! maintenant je m’attends à tout.

Gil Blas s’éloigne et va s’asseoir près de la table à gauche, Rolando est appuyé sur son fauteuil.

FABRICE, bas à don Jérôme.

Je me hâte de me rendre à l’Escurial où se trouve la cour en ce moment, j’espère avant la fin du jour vous apporter de bonnes nouvelles, et s’il est sauvé, je frapperai trois coups à la grande porte.

ROLANDO, qui cherche à entendre, à part.

Trois coups !

DON JÉRÔME.

Trois coups ! et je serai délivré d’un grand poids...

FABRICE, haut.

Seigneur Jérôme, comme gouverneur d’une prison royale, vous me répondez de ces messieurs.

DON JÉRÔME, haut.

Oui, seigneur alguazil...

Bas.

Dépêchez-vous, car le métier de geôlier me pèse, et j’ai hâte d’en être débarrassé.

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène XII

 

GIL BLAS, ROLANDO

 

ROLANDO, effrayé.

Débarrassé de qui ? débarrassé de nous ? Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines. Ils sont gentils, ils sont cares sans, les amis... donnez-leur donc des places !...

GIL BLAS.

Eh bien ! qu’as-tu donc ? comme te voilà pâle !

ROLANDO.

Tu sais bien quand il parlait tout bas à l’autre, il lui a dit : « Quand vous entendrez frapper trois coups : la porte, vous serez délivré d’un grand poids. »

GIL BLAS.

Eh bien ?

ROLANDO.

Comment tu ne comprends pas... À ces paroles j’ai éprouvé un serrement à la gorge... Oh ! c’est que je vois déjà la diable de corde.

GIL BLAS.

Au fait il est possible que le ministre veuille se débarrasser de deux confidents importuns... 

ROLANDO.

Là ! comme il est rassurant !...

GIL BLAS.

Il faut que j’écrive à dona Mencia... oui, elle me plaindra... elle sait si je suis coupable... oui... écrivons...

Il entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène XIII

 

ROLANDO, seul

 

Ça lui est bien facile d’être brave à lui, qui est presque en règle et qui n’a qu’un petit bagage d’iniquités. Mais moi, vieux coquin, aussi riche en péchés que le trésor royal en ducats, quand il faudra compter là-haut, c’est à peine si l’éternité suffira...

Air du Piège.

Dans l’autre monde à chacun mêmes droits ;
Tout s’égalise et se rapproche,
Les nobles comme les bourgeois,
Rôtissent à la même broche.
En troublant l’eau nous nagions en plein or ;
Pour nous, ah ! grand Dieu ! quels mécomptes !
Car ce n’est pas comme avec le trésor,
Là-haut, il faut régler ses comptes,

Voyons donc, voyons donc s’il n’y aurait pas moyen de se donner de l’air ?

Regardant par la fenêtre.

Qu’est-ce que je vois ? Ô prodige ! Léonarde en personne naturelle... qui me regarde, qui me sourit... elle en tient toujours, la malheureuse !... si je l’appelais ?... Léo... un instant... si je la revois... si elle me sauve, il faudra l’épouser...

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Finir pendu, finir mari,
Des deux côtés, moi, je m’expose ;
Enfer là-bas, enfer ici,
C’est à peu près la même chose.
Tout bien pesé, marions-nous ;
J’préfère à la corde la chaîne ;
Au lieu d’êtr’ pendu, j’suis époux,
C’est un commutation de peine.

Il appelle.

Léonarde !... bon, elle m’entend... la porte s’ouvre... c’est elle !... révolutionnons-la comme autrefois.

 

 

Scène XIV

 

ROLANDO, LÉONARDE

 

ROLANDO.

Ma Léonarde !

LÉONARDE, tombant dans ses bras.

Mon Rolando !

ROLANDO.

Ma chatte, ma vie, ma respiration, mon tout !

À part.

Engourdissons-la.

LÉONARDE.

Est-ce bien toi, traître ?

ROLANDO.

Oui, c’est moi, toujours moi... plus brûlant, plus amoureux que jamais.

À part.

Il faut l’attendrir...

Haut.

Prêt à rentrer dans tes fers, si tu yeux me briser ceux-ci...

LÉONARDE.

Comment oses-tu t’adresser à moi, après tes perfidies ?...

ROLANDO.

Eh ! mon Dieu ! oublions le passé et ne voyons que le présent... Tu es toujours fraîche, toujours jolie...

LÉONARDE.

Et toi toujours séduisant...

ROLANDO.

Mais dis-moi, comment te trouves-tu ici, colombe de mon cœur ?

LÉONARDE.

Je suis femme de charge, attachée à dona Mencia, rangée revenue de toutes mes erreurs, excepté d’une seule, ingrat ? la plus grande de toutes...

ROLANDO, tendrement.

Léonarde, ne me dites pas de ces choses-là.

LÉONARDE.

J’apprends que l’on vient d’arrêter deux personnages, je suis femme...

ROLANDO.

C’est-à-dire curieuse...

LÉONARDE.

Je m’informe... l’un des deux est un franc vaurien, le plus grand coquin des Espagnes...

ROLANDO.

Ça te donne des idées...

LÉONARDE.

Je me dis : un franc vaurien, le plus grand fripon du royaume, c’est lui, c’est ce tendre ami, c’est mon Rolando !

ROLANDO.

Ô instinct de l’amour !... et tu viens me délivrer, femme ravissante ?

LÉONARDE.

Je suis allé trouver M. le gouverneur, je me suis précipitée à ses pieds, j’ai imploré sa générosité et j’ai obtenu...

ROLANDO.

Ma grâce ?

LÉONARDE.

Non, la permission de te voir.

ROLANDO.

Bien obligé !... C’est quelque chose certainement, et je suis très reconnaissant de cette attention délicate... Mais ce n’est pas assez.

LÉONARDE, minaudant.

Vraiment !... Que vous faut-il encore, méchant ?... Voyons.

ROLANDO, la regardant.

Heim !... Oh ! bien oui, ma foi, il s’agit bien de cela... Écoute, ma bonne Léonarde, je suis dans le plus grand danger.

LÉONARDE.

Bah !

ROLANDO.

Tire-moi d’ici... il le faut... J’embrasse tes genoux de la façon la plus humiliante, demande-moi ce que tu voudras... je suis capable des choses les plus inouïes, des sacrifices les plus monstrueux. Veux-tu que je t’épouse ? prends-moi au mot et que ça finisse.

LÉONARDE, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !

ROLANDO.

Qu’est-ce que c’est que ça... ah ! ah !

LÉONARDE.

Ah ! ah ! ah !

ROLANDO.

Comment ! tu ris dans ce moment... néfaste ?

LÉONARDE.

Oui, imbécile, à tes dépens... Tu m’épouseras ?

ROLANDO.

Oui, deux fois, trois fois, s’il le faut.

LÉONARDE.

Eh bien ! prends patience et sois tranquille.

Elle va vers la porte.

ROLANDO.

Que je sois tranquille... Oh ! alors un petit service : mets moi dehors.

LÉONARDE.

Impossible !... Silence et résigne-toi. Ah ! ah !

Elle soit en riant par la droite.

ROLANDO.

V’lan !... la porte sur le nez ! Voilà une femme bien aimable ! C’est égal, sa gaîté est rassurante... certainement si l’infortunée devait me perdre, elle ne me quitterait pas ainsi. Décidément, je ne cours aucun danger.

 

 

Scène XV

 

GIL BLAS, ROLANDO

 

Gil Blas s’avance à pas lents et en relisant une lettre.

ROLANDO.

Voici Gil Blas.

GIL BLAS.

Laisse-moi, je veux être seul.

ROLANDO.

Je vais dormir... Quand on viendra, le bel effet ! Rolando dormant du sommeil de l’innocence...

Chantant.

Tra la la ! Pourtant, si Léonarde s’était moquée de moi !... Tra la la... Tu penseras aux trois coups à la porte... Tra la la. Voilà que ça me reprend.

Il sort à gauche.

 

 

Scène XVI

 

GIL BLAS

 

Quelques heures encore, et j’aurai quitté cette vie où j’entrai si joyeux, si riche d’espérances... Pauvre Gil Blas ! tes rêves se sont évanouis.

Air : Adieu, mon beau navire. (Deux Reines.)

Adieu donc à la vie,
Aux plaisirs
(bis), aux amours !
Ma course est accomplie ;
Adieu : c’est pour toujours !

Le sort, dans sa clémence,
A comblé mon espoir ;
J’ai connu l’opulence,
Les honneurs, le pouvoir.

Mais pour ces biens, je sais ce qu’il en coûte ;
Ils flétrissent le cœur
J’ai connu tout, tout hélas ! sur ma route,
Excepté le bonheur !

Adieu donc à la vie,
Aux plaisirs
(bis), aux amours !
Ma course est accomplie ;
Adieu ! c’est pour toujours !

 

 

Scène XVII

 

GIL BLAS, DONA MENCIA

 

DONA MENCIA, entrant par la droite.

Adieu ? Gil Blas, adieu sans me revoir, sans que je sois là pour vous consoler ? Avez-vous pu le penser ?...

GIL BLAS.

Dona Mencia près de moi ! en ce moment !... Oh ! j’espérais, je désirais votre présence... mais je crois que je la redoutais encore plus.

DONA MENCIA.

La redouter !...

GIL BLAS.

Séparé de vous par ma naissance... par mes erreurs, ma vie ne serait qu’un long supplice... car cet amour qui a commencé dans notre enfance, il a grandi aussi, madame, à présent, il lui faut de l’espoir, du bonheur !

DONA MENCIA.

Eh bien ! soyez donc content... Je ne crains plus de l’avouer aujourd’hui ; oui, Gil Blas, je vous aime ; et mon oncle, aussi reconnaissant que moi de tous les services que vous nous avez rendus, renonce à ses préjugés.

GIL BLAS.

Quoi ! madame, il se pourrait ?... Oh ! non ; pourquoi vous jouer de moi ?...

DONA MENCIA.

Pouvez-vous le penser ? Non, mon ami ; quelle que soit leur décision à votre égard, nous ne nous quitterons plus.

GIL BLAS, à part.

Mais, mon Dieu ! elle ne sait donc pas ?... ils n’ont pas voulu lui apprendre... ils ont bien fait !...

DONA MENCIA.

C’est à cause de moi qu’ils vous traitent si cruellement ; c’est à moi de tout réparer... Ah ! de combien de soins je veut vous entourer pour vous faire oublier ces affreux moments !... Vous serez moins riche... plus de places, d’honneurs... mais vous n’êtes pas coupable, vous n’avez rien à vous reprocher, vous pouvez encore être heureux.

GIL BLAS, se détournant pour cacher ses larmes.

Ah ! que je souffre !

DONA MENCIA.

Qu’avez-vous ? des larmes s’échappent de vos yeux... Moi aussi je pleure, mais c’est de joie.

GIL BLAS.

Oh ! mon Dieu ! au moment d’être séparés pour toujours, apprendre qu’elle m’aime... savoir tout ce que je pouvais trouver de bonheur sur la terre quand il faut y renoncer... Oh ! mais non, ils ne me condamneront pas... je vivrai encore pour elle...

On entend frapper trois coups. Dona Mencia pousse un cri de joie et remercie le ciel. Gil Blas altéré reste immobile.

Tout est fini...

 

 

Scène XVIII

 

ROLANDO, GIL BLAS, DONA MENCIA

 

ROLANDO, pâle et défait.

Eh bien ! entends-tu ?

GIL BLAS.

Oui, je suis prêt.

ROLANDO, plus effrayé.

Ah ça ! madame ne t’a donc rien dit ?...

GIL BLAS.

Rien !... silence !

ROLANDO, épouvante, se jette dans le fauteuil.

Scélérate de Léonarde ! elle m’a trompé !

 

 

Scène XIX

 

ROLANDO, GIL, BLAS FABRICE, DONA MENCIA, DON JÉRÔME, LÉONARDE, VALETS de Gil Blas

 

CHŒUR.

Air : Du Zèle. (Marmitons.)

Victoire ! Succès inattendu !
Le ministre a daigné nous croire,
Et notre ami nous est rendu.
Victoire !

GIL BLAS.

Ah ! laissez-moi rappeler mes idées, tant de choses se sont passées depuis hier !...

À Mencia.

Votre danger, ma disgrâce, tout cela se confond... Est-ce un songe ?...

FABRICE.

Non, mon cher Gil Blas... En apprenant que nous possédions certaine lettre, le duc de Lerme s’est tout-à-coup apaisé... seulement son excellence te défend de reparaître à la cour.

GIL BLAS.

Merci, monseigneur ; au lieu d’une grâce, vous m’en faites deux... Et cet espoir que vous m’avez permis, chère Mencia, se réaliserait ?

DONA MENCIA.

Il faut bien être aussi juste que le ministre : il punit vos fautes, nous reconnaissons vos services.

LÉONARDE, à Rolando.

Et toi, tu ne dis rien ?

ROLANDO.

Moi ! est-ce que je suis encore de ce monde ?

LÉONARDE.

Oui, sans doute... à condition...

ROLANDO.

J’accepte... le mariage à perpétuité... Ouf ! je ressuscite.

FABRICE.

Allons, mon cher Gil Blas, tu n’as pas à te plaindre : tu n’as pas payé trop cher ton entrée dans le monde. Combien d’honnêtes gens deviendraient de grands fripons s’ils étaient mis aux mêmes épreuves !...

CHŒUR.

Victoire ! etc.

GIL BLAS, au public.

Air : La Sentinelle.

Sur un chef-d’œuvre oser porter la main !
Pardonnez-nous un pareil sacrilège,
Et du succès nous ouvrant le chemin,
Que son grand nom près de vous nous protège !
Pour nous quel brillant avenir,
Et quel bonheur pour notre ouvrage,
Si, guidés par le souvenir,
Chaque soir nous voyons venir
Les admirateurs de L
ESAGE !

CHŒUR.

Victoire, etc.

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