Fich-Tong-Khan (Thomas SAUVAGE - Gabriel DE LURIEU)

Parade chinoise en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 3 mars 1835.

 

Personnages

 

FICH-TONG-KHAN, prince tartare, sous le nom et l’habit d’un banquiste

KAKAO LXII, empereur de la Chine

KAOUT-CHOUC, mandarin

POUSSAH-POUF, mandarin

GOULGOULY, fille de Kaout-Chouc

MANDARINS

GARDES

ESCLAVES

PEUPLE

 

La scène se passe dans une salle du palais de l’empereur, à Pékin.

 

Une grande salle d’un palais chinois. Galerie au fond donnant sur un paysage et fermée par une balustrade ; au premier plan à gauche, une énorme théière. Au troisième plan au fond, trois piédestaux sur lesquels sont des magots de grandeur naturelle ; des coussins, à droite au premier plan.

 

 

Scène première

 

GOULGOULY, seule, à la balustrade et regardant sur la place

 

LE PEUPLE, en dehors.

Bravo ! oh ! oh !

GOULGOULY.

Ô l’aimable jongleur ! chaque jour il vient sur cette place, et chaque jour je trouve un nouveau charme à le voir. Ô mon Dieu ! il pose une pointe d’épée sur son front, quel équilibre ! ça fait plaisir et peine en même temps, c’est qu’il n’a pas l’air de s’occuper de ce qu’il fait ; il regarde toujours de ce côté, il est très gentil... une tournure distinguée... fi ! que c’est laid, Goulgouly, vous, la fille du grand ministre Kaout-Chouc, bras droit du sublime Kakao, empereur de la Chine, vous jetez un regard à un vil saltimbanque ! ah ! c’est que le saltimbanque est un fort joli garçon, et ils ne sont pas communs les jolis garçons dans ce pays de magots.

Air du Baiser au porteur.

C’est bien cruel ! mais à ta destinée
Pauvre chinoise, il te faut obéir ;
Pense qu’ailleurs plus d’une infortunée,
Loin d’un amant est réduite à languir,
Et comme toi doit se taire et souffrir.
Pour notre sexe qu’on chagrine,
Partout hélas ! les ennuis sont égaux...
On dit qu’en France on sé croirait en Chine,
Tant les maris sont de vilains magots.

PEUPLE, en dehors.

Oh ! oh ! ah ! ah !

Cris d’effroi.

Aie ! aie !...

GOULGOULY.

Qu’arrive-t-il donc ? la foule l’entoure, il se sera blessé... Kioly, Mahala...

Deux esclaves chinoises entrent et traversent le théâtre.

courez vite sur la place et ramenez-le. Ce pauvre jeune homme ! aussi, c’est ma faute, je lui ai donné des distractions, oui, je dois le secourir ! il faut bien avoir de l’humanité... le voici...

 

 

Scène II

 

GOULGOULY, FICH-TONG-KHAN, VALETS et FEMMES de Goulgouly

 

CHŒUR.

Air : du Siège de Corinthe.

Hélas ! la force l’abandonne,
Il peut à peine respirer...
Malgré moi mon âme frissonne,
Faut-il craindre ou bien espérer ?

GOULGOULY.

Souffrez-vous moins ? parlez, je vous supplie.

FICH, à part.

Ell’ ne voit pas que c’est une couleur...

Haut.

En regardant une femme jolie,
Comment ne pas oublier la douleur !

CHŒUR.

Hélas ! la force l’abandonne, etc.

GOULGOULY.

Il a besoin de tranquillité, de calme pour se remettre ; éloignons-nous...

On a déposé Fich sur les coussins, tout le monde se retire ; Goulgouly, restée la dernière va s’éloigner.

 

 

Scène III

 

GOULGOULY, FICH-TONG-KHAN

 

FICH, à part.

J’ai réussi, je suis dedans.

GOULGOULY, revenant.

Je reviendrai quand il ne souffrira plus.

FICH, la retenant et se précipitant à ses pieds.

Reste donc, et ne me quitte jamais, tu vois ton plus fidèle es clave à tes pieds...

GOULGOULY.

Comment, cette blessure ?

FICH.

C’était une banque, une platitude...

GOULGOULY.

Cet évanouissement ?

FICH.

Une bamboche infâme, rédigée à ton intention... ô houri...

GOULGOULY.

Vous n’êtes donc pas malade ?

FICH.

Moi, malade ! je me porte comme le pont du Carrousel, et c’est là mon malheur ; car j’ai un appétit à révolter la nature, et je suis dénué de pièces de cinquante centimes ; voilà où j’en suis, femme adorée.

GOULGOULY, à part.

Est-il possible !...

Haut.

Vous, de l’amour pour moi ! éloignez-vous, vil jongleur...lever vos regards sur la fille d’un mandarin, d’un Colao !

FICH.

Il n’y a pas de mandarin ni de Colao qui tienne, quand tu serais fille d’un académicien... ou d’un maître perruquier ; ça m’est égal ; nous sommes parents... un peu éloignés, c’est vrai ; nous sommes enfants d’Adam et d’Ève, nous avons seulement ajouté quelque chose au costume, c’est là le mal, c’est ce qui nous empêche de nous reconnaître ; tu me prends peut-être femme céleste, pour un de ces charlatans rococos qui courent le monde, galonnés sur toutes les coutures, vendant du vulnéraire suisse, de l’eau de Cologne, ou de la poudre à gratter, arrachant les dents avec accompagnement de gencives et de grosse caisse ? Point ! ce sont des états que j’antipathe...

GOULGOULY.

Qui donc êtes-vous ?

FICH.

Personne ne peut nous voir... eh bien ! être angélique, je vais vous ouvrir mon âme, je vais me mettre à mu devant vous.

GOULGOULY.

Arrêtez...

FICH.

Sous ce méprisable carrick cicatrisé par la misère, sous ces bottes qui eurent aussi leurs beaux jours, sous cette cravate qui jouissait dans sa jeunesse d’une réputation de madras, savez-vous ce qu’il y a ?

GOULGOULY.

Vous m’effrayez.

FICH.

N’ayez pas peur : il y a un prince tartare complet...

GOULGOULY.

Un prince tartare !

FICH.

Complet !... Obligé même de porter perruque pour abuser l’autorité. Vois mon origine !

Il ôte sa perruque et montre sa tête qui n’a qu’une houppe de cheveux.

je suis le malheureux, l’infortuné, le déplorable Fich-Tong-Khan, (passez-moi l’expression) natif de ce pays et exilé à l’âge de dix-sept mois pour crime de lèse-majesté envers notre bien-aimé maître, le cruel Kakau... soixante-deuxième du nom.

GOULGOULY.

Comment, vous seriez ?...

FICH.

Oui, Fich-Tong-Khan... (repassez-moi l’expression.)

GOULGOULY.

Et vous m’aimez ?

FICH.

Si je vous aime, femme renversante !... Oh !... c’te question ! vous m’injuriez !

GOULGOULY.

Eh bien, puisque vous êtes mon égal... puisque je ne dois plus rougir de mon amour, je l’avoue... oui, depuis quelques jours, je sens... que je vous aime.

FICH, hors de lui.

Répétez le mot... répétez le mot...

GOULGOULY.

Oui, depuis que vous venez travailler sur cette place, je me suis surprise à dire : ce gros jongleur, je suis sûre qu’il est très bien.

FICH, avec feu.

Voulez-vous que j’ôte mon carrick, pour développer mes avantages ?

GOULGOULY.

Non, non... mais je tremble que votre audacieuse entreprise n’ait un funeste résultat.

FICH.

Comment ça ?

GOULGOULY.

L’empereur a votre nom en horreur ; dès qu’il l’entend prononcer, ça lui donne des attaques de nerfs...

FICH.

Ah !... il est nerveux... farceur de despote !... Ah ! dès qu’on lui dit Fich-Tong-Khan, ça le vexe. Eh bien, ça ne m’étonne que médiocrement. Les gens en place n’aiment pas mon nom...

GOULGOULY.

Air du premier prix.

Hier, dans ses transports sinistres,
De la promenade rentrant,
Il a cassé quatre ministres !

FICH.

C’est un petit événement :
Quand on brise un bol, une tasse,
Autant d’perdu, pas de recours !
Mais des ministres que l’on casse,
Ça se raccommode toujours.

GOULGOULY.

On ne sait comment expliquer les ordres bizarres qu’il donne.

On entend un bruit de trompettes et de cymbales.

Tenez, écoutez...

UNE VOIX, en dehors.

« Au nom du très sublime, Kakao soixante-deux, empereur de la Chine et de la Cochinchine, possesseur de l’éléphant blanc, et des vingt-quatre parasols, tous les étrangers résidant à Pékin, sont invités à se présenter à la douane pour y déposer leur oreille droite, sous peine d’être privés des deux, en cas de non obéissance. »

FICH.

Leur oreille droite !

GOULGOULY.

Eh bien !... qu’en dites-vous ?

FICH, furieux.

Qui m’a bâti des Chinois comme ça !...

GOULGOULY.

Ne parlez pas si haut.

FICH.

Vous avez raison.

Très bas.

Qui m’a bâti des Chinois comme ça !

À demi-voix.

Mais qu’est-ce qu’il en peut faire, de tant d’oreilles que ça ?

GOULGOULY.

Je l’ignore... je sais seulement, qu’il y a six mois, notre gracieux empereur prenait sa leçon de musique ; comme cet infortuné monarque à le malheur de chanter faux, son professeur impatienté lui dit : « Votre majesté n’a pas assez d’oreille... » Aussitôt, il donna l’ordre que vous venez d’entendre proclamer...

FICH.

Quel affreux quiproquo !... comment ?... parce qu’il n’a pas assez d’oreille, il faut que ce soient les étrangers qui lui en fournissent... en voilà une petitesse ! Oh ! ignoble homme, stupide homme !...

GOULGOULY.

J’entends du bruit...

FICH.

Moi aussi...

GOULGOULY.

On vient... c’est la voix de mon père... Dieu ! s’il vous trouvait.

FICH.

Qu’est-ce qu’il me ferait, le vieux malheureux ?

GOULGOULY.

Où vous mettre ?... ah ! dans la théière de l’empereur.

FICH.

Comment dans la théière ? mais c’est fort incommode... j’aimerais mieux... une chambre garnie, n’importe où...

GOULGOULY.

Nous n’avons pas le choix quand vous regarderez ce vase jusqu’à demain...

FICH.

Goulgouly... je suis dans une affreuse position, je cours des chances ma chère amie... je cours des chances...

Il entre dans la théière.

Air du Code et l’Amour.

Cette théièr’ ! plus je la r’garde,
Plus elle augmente mon effroi !
Dieu ! si l’on allait, par mégarde,
Jeter d’ l’eau bouillante sur moi...
Votre père a l’âme si dure !
Je crains, par ma précaution
Qu’au lieu de me prendre en nature,
Il n’me prenne en infusion.

GOULGOULY.

Ne craignez rien... je me mets là, et je n’en bouge pas que vous ne soyez délivré...

FICH.

Pas de bêtises, au moins. Dans la scène suivante il passe à chaque instant sa tête et se cache aussitôt.

 

 

Scène IV

 

FICH-TONG-KHAN, dans la théière, GOULGOULY, KAOUT-CHOUC

 

KAOUT-CHOUC, il entre en riant.

Ah ! ah ! ah !

GOULGOULY.

Qu’avez-vous donc, mon père ?

KAOUT-CHOUC.

Ma Goulgouly, embrasse l’auteur de tes jours... je suis l’être le plus heureux que le soleil de la Chine éclaire pour le moment. J’ai sauvé mon oreille, je jouis de ma paire...

GOULGOULY.

Quoi ! l’empereur exigeait.

KAOUT-CHOUC.

Oui, les oreilles, ma chère amie, les oreilles, et même il a parlé du nez...

GOULGOULY.

Mais il a perdu la tête...

KAOUT-CHOUC.

Entre nous, cela y ressemble beaucoup ; si c’était un simple particulier, il serait fou tout-à-fait. Depuis une semaine, notre infortuné monarque, (possesseur de l’éléphant blanc et des vingt-quatre parasols, que le grand Tien veille sur lui.) Notre in fortuné monarque est atteint d’une déplorable chimère... il s’imagine qu’il a une mouche sur le nez.

GOULGOULY.

Une mouche !

FICH, passant sa tête.

Une mouche !

KAOUT-CHOUC.

Une mouche, et il fait des efforts inouïs pour chasser l’insecte régipique, qui s’en va d’autant moins qu’il n’y est pas... conçois-tu ma pauvre amie, rien de plus pitoyable que la position des ministres dans cette circonstance ?

FICH, passant sa tête.

Elle est honteuse...

GOULGOULY.

C’est affreux !

KAOUT-CHOUC.

Aussi pour apaiser sa mauvaise humeur, ma fille, j’ai un projet : Ecoute, l’empereur adore la musique ! c’est son faible à cet homme ; Je désire que tu lui chantes un petit air, un joli petit air, n’importe en quel ton. La musique est toute puissante sur les tempéraments nerveux... les autruches y sont très sensibles, le dromadaire ne l’entend pas... d’un œil indifférent, et ce serait bien le diable si un empereur de la Chine avait moins de sensibilité qu’un chameau.

GOULGOULY.

Y pensez-vous mon père ?

KAOUT-CHOUC.

Tu réussiras... ce n’est pas sans exemple...

GOULGOULY.

Je ferai tout ce que vous voudrez ; mais à une seule condition... c’est que vous m’accorderez la grâce que je vais vous demander...

KAOUT-CHOUC.

Voyons... de quoi s’agit-il ?

GOULGOULY.

De bien peu de chose... de me marier.

FICH, passant sa tête.

Oh ! elle entre dans la question.

KAOUT-CHOUC.

Avec Poussah... peut-être ?

GOULGOULY.

Non, avec... un infortuné ! un exilé ! dont on n’ose prononcer le nom dans ce palais...

KAOUT-CHOUC.

Fich-Tong-Khan ! Fich-Tong-Khan !

GOULGOULY.

Lui-même... il est ici, je l’ai vu... il m’aime... nous nous aimons... et...

KAOUT-CHOUC.

Il est ici... Oh ! le petit gueux ! oh ! le grand scélérat...

FICH, passant sa tête.

Ça va mal...

KAOUT-CHOUC.

Où est-il ? que je le livre à tous les supplices les plus révoltants, dis-le-moi, et je te promets... une mèche de mes cheveux.

FICH, passant sa tête.

Je ne crois pas le moment favorable pour me montrer...

GOULGOULY.

Moi, vous livrer celui que j’aime... Ah ! mon père, ne suis je donc plus votre enfant ?

KAOUT-CHOUC.

Mais si ! je crois que si !

GOULGOULY, avec âme et délire.

N’est-ce donc plus cette Goulgouly, que vous aimiez tant ? et qui aujourd’hui vient se jeter à vos pieds et vous supplier de l’unir à celui qu’elle aime, ou de reprendre cette vie que vous lui avez donnée.

FICH, passant sa tête.

Bravo !

KAOUT-CHOUC.

Je ne me serais jamais cru si stupide que ça, vis-à-vis de mon enfant... je pleure comme un bouf en bas âge...

GOULGOULY, aux genoux de son père et lui pressant les mains.

Mon père vous êtes ému.

FICH, passant sa tête.

Vieillard délicieux, je te bénis.

KAOUT-CHOUC.

Silence, voici le Colao des finances, Poussah-Pouf, qu’il ne se doute pas... c’est le scélérat le plus gros et le plus malin que je connaisse...

 

 

Scène V

 

FICH-TONG-KHAN, dans la théière, GOULGOULY, POUSSAH, KAOUT-CHOUC

 

POUSSAH.

Air la Légère.

Moi, j’engraisse, (bis.)
Mon front brille d’allégresse ;
De l’ivresse
Qu’on s’empresse,
Oui, voilà
Le gros Poussah !...

Bien souvent je fléchis, mais
J’obéis à la secousse,
Comme ce magot qu’on pousse
Et qui ne tombe jamais.
Je borne mes espérances,
À devenir un Crésus :
On m’a donné les finances,
Et je ne veux rien de plus,

Moi, j’engraisse, etc.

KAOUT-CHOUC.

Mon cher Poussah-Pouf, je vois à votre air de gaité que la colère de notre maître est apaisée.

POUSSAH.

Oui, Kaout-Chouc ; il a été calme pendant une heure, il dormait ; mais à son réveil, ah ! il a livré un assaut à la mouche, il s’est donné plus de coups de poing sur le nez qu’il n’y a de grains de sable dans le fleuve Jaune, c’était pénible, et pour mon compte, j’ai énormément gémi, en voyant dans quel état était notre infortuné prince : cet homme est le bourreau de son nez. Mais les voici tous deux... l’un portant l’autre.

Goulgouly sort.

 

 

Scène VI

 

FICH-TONG KHAN, dans la théière, KAOUT-CHOUC, KAKAO, POUSSAH, MANDARINS, PEUPLE, au fond

 

Une musique brillante se fait entendre, l’empereur paraît dans un riche palanquin, des gardes l’escortent. Le peuple s’agenouille et des bayadères dansent devant lui. Arrivé dans le palais, l’empereur descend de son palanquin en passant sur le dos des mandarins qui se prosternent devant lui.

CHŒUR.

Air de la Turque.

Peuple et Colaos,
Tous en échos
Rendons hommage
Au grand Kakao,
Roi de Pékin, de Makao.
Clochettes, grelots,
Pour ce héros
Faites tapage
Tous chantons bien haut
Bien haut...
Gloire au Beau Kakao !
Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh !
Peuple et Colaos,
etc.

POUSSAH.

Soleil des Chinois, étoile de Pékin, chandelle du monde entier... illustre descendant des Tehang, des Tchon, des Thchin, des Tcha ; heureux souverain de Tching-Tong-Fou, Ching-Kiang-Fou, Tong-Zing-Hou, Pay-Hang-Hou.

KAKAO.

Et autres lieux en hou.

POUSSAH.

Pour apporter quelque soulagement à vos ennuis, nous sommes prêts à renoncer à nos oreilles, à notre langue, à notre nez, et cætera... et à les déposer à vos pieds.

LE PEUPLE.

Vive Kakao !

KAKAO.

Chinois, je suis sensible, c’est toujours avec un nouveau plaisir que je me vois entouré de ma Chine ;

D’un air dolent.

Il m’arrive une aventure du plus haut intérêt ; je ne dors plus, je ne bois plus, je ne mange plus, tout est arrêté, toute mon activité animale s’est réfugiée dans mes narines, je ‘ suis en proie à la rapacité d’une mouche...attendez, attendez, elle est posée ;

Il essaye de l’attraper.

je l’ai manquée, je la repincerai...

Reprenant son air piteux.

Chinois, vous voyez devant vous un des hommes les plus déplorables, j’ai le nez gros, n’est-ce pas ?

POUSSAH.

Et qui est-ce qui n’a pas le nez gros ?

KAKAO.

C’est enflé, c’est très enflé, ce n’est pas étonnant

Il fait un geste violent, se donne un coup de poing sur le nez et s’écrie avec rage.

Que le grand Tien la confonde et l’annule.

D’un air plus attendri.

Elle a fait élection de domicile où vous voyez, et elle dégrade les lieux ; mon nez est dans la position de Prométhée...Vous ne savez pas ce que c’est, vous êtes ignorants comme des bornes ! Chinois, le trône est chagrin ; cet animal me pique avec un acharnement sans exemple dans l’histoire générale de la Chine ; et quand je pense à l’avenir qui m’est réservé, je pleure à inonder les environs ; car enfin, Chinois, si je ne parviens pas à détruire cette odieuse mouche, et que ce monstre fasse des petits (il en a le droit), mon nez sera leur patrie, leur belle patrie !!! alors, ce n’est plus un nez, à proprement parler, c’est une ruche, c’est une ruche que j’aurai, et dans l’endroit le plus incommode pour un établissement de ce genre... avez-vous jamais rien vu de plus fâcheux ? j’ai fait appeler les plus grands médecins de Pékin : ils ont reconnu que le seul moyen de faire périr l’être en question, c’était de plonger ma tête pendant deux heures dans l’eau bouillante... je ne suis pas médecin, mais je déclare que cela présente beaucoup d’inconvénients pour la tête. Ah ! si nous raisonnons mouche, bien ! mais si nous raisonnons tête, du tout ! pour la mouche, bon ! pour la tête, non !

LE PEUPLE, riant.

Ah ! ah ! ah !

KAKAO.

Je ne vois pas pourquoi vous riez, ma position n’est ma foi pas. Très comique... Maintenant, mandarins, pas du tout lettrés mais ça ne fait rien, avant de nous livrer à la discussion des grands intérêts de l’état ; je suis bien aise de vous offrir une tasse du thé de ma dernière récolte ; et à cet effet, j’en ai fait placer une grande quantité dans ma théière impériale.

FICH, se montrant.

Oh ! c’est donc ça que je me disais : Je marche sur quel que chose de douillet.

KAKAO.

Kaout-Chouc, fais apporter l’eau bouillante.

KAOUT-CHOUC.

Oui, majesté.

Il sort.

KAKAO, à part.

J’ai trouvé là un moyen bien ingénieux de le congédier.

FICH, passant la tête.

Je te maudis, vieux misérable !

 

 

Scène VII

 

FICH-TONG-KHAN, dans la théière, KAKAO, POUSSAH, MANDARINS, PEUPLE, dans le fond

 

ΚΑΚΑΟ.

Mandarins, je ne sais pas, mais j’ai dans l’idée que Kaout-Chouc est un gueux, c’est une idée que j’ai comme ça.

POUSSAH.

Et sur quoi votre majesté fonde-t-elle cet odieux soupçon.

KAKAO.

Hier, j’étais dans mon grand kiosque, lorsque j’aperçus de loin Kaout-Chouc qui se promenait tranquillement autour du bassin de marbre, et regardait avec une attention toute particulière les poissons qui l’habitent.

POUSSAH.

Je ne vois pas la conséquence...

KAKAO.

Pourquoi Kaout-Chouc se promenait-il tranquillement autour du bassin de marbre, et regardait-il avec une pareille attention les poissons qui l’habitent ?

POUSSAH.

Ah !... je l’ignore.

KAKAO.

Ah !... moi aussi.

FICH, passant sa tête.

Ah !... sont-ils stupides !

KAKAO.

Mais je dis qu’un mandarin qui se promène autour... de ce que vous savez, en regardant... ce que vous n’ignorez pas... avec une attention... dont je vous ai donné connaissance, est un homme qui a des projets extrêmement lugubres, d’autant plus que ce matin j’ai eu l’envie de lui couper les oreilles, et que le drôle n’a pas paru s’en soucier ; ce n’est pas là une conduite !

POUSSAH, s’inclinant.

Je suis de l’avis de mon prince, il faut surveiller cet homme là...

À part.

Je crois que le soleil de Pékin tourne à l’imbécilité.

 

 

Scène VIII

 

FICH-TONG-KHAN, dans la théière, KAOUT-CHOUC, KAKAO, POUSSAH, MANDARINS, PEUPLE, ESCLAVES

 

KAOUT-CHOUC, suivi de plusieurs chinois apportant de l’eau bouillante dans une grande cafetière.

Voilà l’eau bouillante pour le thé de votre majesté.

On entend Fich qui gémit dans la théière.

KAKAO, faisant un signe.

Esclaves, faites le thé.

Les esclaves s’apprêtent à jeter l’eau dans la théière lorsque Goulgouly accourt en désordre.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, GOULGOULY

 

GOULGOULY.

Arrêtez ! arrêtez !

KAOUT-CHOUC, à part.

Ma fille !

KAKAO.

Qu’est-ce que c’est, jeunesse ?

GOULGOULY.

Ah ! sire, pardonnez...

KAKAO.

Parle.

GOULGOULY.

Cette eau qu’on se dispose à jeter dans cette théière, ou l’a-t-on puisée ?

KAKAO.

Mais quelle sacrebleu de question me fais-tu là ? est-ce que je suis mon porteur d’eau ? je n’en sais rien, cela regarde les ministres... Où a-t-on puisé cette eau ?

POUSSAH.

Je n’en sais rien non plus.

KAOUT-CHOUC.

Ni moi !

ΚΑΚΑΟ.

Comment ? vous n’en savez rien, mais vous vivez donc comme des brutes, sans aucun renseignement ?

UN ESCLAVE.

Si l’empereur daigne m’ordonner de parler...

KAKAO.

Mets-toi à plat ventre et parle.

L’ESCLAVE.

Cette eau a été puisée dans le bassin de marbre.

GOULGOULY.

Dans le bassin de marbre ! ah ! sire, au nom du ciel ! daignez ne pas en boire. Depuis hier, les poissons de ce bassin meurent par centaines, et tout me porte à croire que cette eau vous serait funeste...

KAKAO.

Oh !

Aux esclaves.

Sautez sur Kaout-Chouc, sautez sur Kaout-Chouc... Deux esclaves saisissent Kaout-Chouc.

KAOUT-CHOUC.

Sur moi, comment ça ? 

GOULGOULY.

Mon père !...

À part avec joie.

Fich-Tong-Khan est sauvé !

KAKAO.

Ah ! ah ! mon ami, Kaout-Chouc... tu voulais m’empoisonner ; tu ne t’attendais pas à celui-là. Qu’on le conduise au dix-neuvième étage de la tour de porcelaine.

KAOUT-CHOUC.

Ah ! tu me condamnes, abominable souverain...

KAKAO.

Oh ! il me tutoie...

KAOUT-CHOUC.

Ah ! tu me pousses à bout... Eh bien, je vais te dire la vérité... tu n’as pas de mouche, malheureux !... tu n’as pas plus de mouche que sur ma main.

ΚΑΚΑΟ.

Oh !... oh !... pchitt... pchitt... il dit que je n’ai pas de mouche.

KAOUT-CHOUC.

Tu n’es qu’un déplorable niais, un jocrisse impérial !

KAKAO, hors de lui.

Oh !... emmenez-le... qu’on lui coupe les bras, les pieds, les cheveux, les ongles, tout ! et qu’on m’apporte ses débris... Je veux me faire des babouches de Kaout-Chouc... des bretelles de Kaout-Chouc.

Air : Montagnes.

Vengeance ! (bis.)
Sur lui qu’on s’élance
À l’instant.
Vengeance !
(bis.)
C’est un ch’napan.

CHŒUR.

Vengeance ! (bis.)

Kakao sort, suivi de Poussah et des mandarins. On entraîne Kaout-Chouc.

 

 

Scène X

 

FICH-TONG-KHAN, sortant de la théière

 

Ils sont partis !... ouf !... je commençais à m’ennuyer... quelle faction... c’est la première fois de ma vie que j’habite une théière... et j’en ai assez... avec ça que pour ne pas déborder, j’étais obligé de me conformer au logement ; un bras dans le goulot, l’autre dans l’anse... Sans la présence d’esprit de ma chère Goulgouly, je faisais un thé complet, moi qui ne l’aime pas... Quelle avanie ! Il paraît que l’empereur de la Chine ne plaisanté que peu à la fois, et si l’on me trouvait ici, il me ferait écorcher vif. Je voudrais m’exporter... parce que j’ai la faiblesse de tenir à ma peau... affection que tous les honnêtes gens comprendront... quand on a été vingt-sept ans ensemble ! Par où me sauver ?

Il va regarder à l’extérieur.

Pas moyen. Des Chinois partout... comme à l’Opéra-Comique. Et ils m’ennuient... autre ressemblance.

 

 

Scène XI

 

GOULGOULY, FICH-TONG-KHAN

 

FICH.

Ah ! c’est toi ! ange de ma vie... Je t’adore six fois plus. Il faut que tu me procures un procédé pour mon évasion.

GOULGOULY.

Partir ! il n’y faut pas songer. Il vaut mieux vous cacher.

FICH.

Encore me cacher ? Ah ça, je vais donc passer ma vie à chercher des nids ?... C’est intolérable ; ce n’est pas une existence, ce n’est pas là ce que j’appelle une existence.

GOULGOULY.

Mais si l’on vous trouve... Dans l’état d’exaltation où est l’empereur, le moins qui puisse vous arriver, c’est d’être jeté vif dans le fleuve Jaune.

FICH.

À l’eau ? Il ne manque plus que ça... c’est le bouquet !

On entend un grand bruit.

Miséricorde ! Goulgouly, je veux m’en aller ; cache-moi où tu voudras, mais emporte-moi de ce séjour... Ferme, ferme, emporte-moi.

GOULGOULY.

Mais où voulez-vous que je vous mette ?

FICH.

Emporte-moi, ou je ravage tout ; je me livre aux dégâts les plus monstrueux. Tu ne sais pas ce que c’est qu’un prince tartare... qui a peur.

Il jette les coussins à la volée.

GOULGOULY.

Au nom du ciel, calmez-vous !

FICH, exalté.

Jamais !

Il prend un bâton et frappe sur les magots.

Tiens, tiens, je m’en ris, je m’en joue.

Il fait tomber la tête d’un des magots.

GOULGOULY.

Qu’avez-vous fait, grand Dieu ! vous avez brisé ce magot. Perdez-vous la tête, Fich-Tong-Khan ?

FICH.

Ça m’est égal. Je pulvériserais la Chine !

GOULGOULY.

Voilà l’empereur.

FICH.

Déjà ! le monstre, qu’est-ce qu’il vient faire ?

GOULGOULY.

Vite, cachez-vous.

FICH.

Où ça ? où ça ?

Il passe derrière le magot qu’il a brisé.

Goulgouly, c’est le ciel qui m’a inspiré !

Sa tête remplace celle de la statue.

GOULGOULY.

Votre perruque.

FICH.

Tu as raison !...

Il ôte sa perruque.

 

 

Scène XII

 

FICH-TONG-KHAN, en magot, GOULGOULY, KAKAO

 

KAKAO, entrant brusquement.

À la tartare !... à la tartare !

FICH, à part.

Tartare... je suis reconnu.

GOULGOULY, à Fich.

Silence !

KAKAO.

Le misérable ! encore un qui nie la mouche, quand je la vois de mes deux yeux... pchitt... car ça me fait loucher... ce qui change complètement ma manière de voir.

FICH, à part.

Je n’ai plus la conscience de mes mollets...

KAKAO.

Ah !... c’est toi, jeune fille... tu la vois, toi, la mouche...

GOULGOULY.

Très bien...

FICH, à part.

Oh ! flatteuse ! vendue au pouvoir !

KAKAO.

C’est désolant ! au point, jeune fille... que je ne sais plus que faire pour me distraire. Si je n’avais pas ces magots que je me complais à faire remuer de tems en temps, ce qui me fait beaucoup rire, et me donne un peu d’appétit. Je crois que je périrais de consomption.

FICH, à part.

Est-il bête ? pour un grand maigriot comme ça !

KAKAO.

Regarde-les ; ce sont des chefs-d’œuvre ; c’est l’ouvrage du célèbre sculpteur Tchi-Tchi-Fou. Il leur a donné une expression d’hilarité qui inspire la joie. En as-tu vu remuer quelque fois, jeune fille, des magots ?

GOULGOULY.

Jamais, sire... mais il est inutile.

À part.

Je tremble !

FICH, à part.

Et moi donc ? je danse sur le cratère d’un volcan, pour le moment.

KAKAO.

Je ne connais rien de plus cocasse que ce divertissement. Je te l’accorde comme gratification. V’lan... v’lan... v’lan et v’lan.

Il frappe sur la joue de tous les magots, qui remuent la tête de droite à gauche. Il rit.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Ils sont délicieux ! la statuaire a fait des progrès énormes sous mon règne.

Goulgouly tremble ; Fich s’efforce de rire.

FICH, à part.

Je n’en peux plus, la tête me tourne.

ΚΑΚΑΟ.

Allez ! allez ! v’lan, v’lan et v’lan.

Il frappe une seconde fois sur la joue de Fich.

Il est adorable, celui-là ; c’est le mieux fait.

FICH, remuant la tête de droite à gauche, et à part.

Holà ! holà ! Je regrette la théière.

KAKAO.

Ah, ah, ah ! c’est drôle, cet effet-là. Ah, toi et les magots vous m’avez bouleversé.

Il la prend par la taille.

FICH, à part.

Grand Dieu ! ma position devient ignoble.

KAKAO.

Je te trouve charmante ; tu me plais, jeune fille... tu plais à l’empereur de la Chine... Je te donne mon cœur et du nankin à discrétion... la joie m’absorbe, j’oublie mon nez, j’ai des intentions...

Il l’embrasse.

FICH.

Vieux polisson ! vieux polisson... veux-tu bien finir... attends... attends...

Il descend du magot.

KAKAO.

Qu’est-ce que c’est que ça ? un magot qui parle... un magot qui marche...

Criant.

À moi, gardes ; à moi, tout le monde ; je suis dans le plus grand danger.

GOULGOULY.

Il est perdu !

FICH.

Ça m’est égal !

KAKAO, criant.

À moi !... à moi...

 

 

Scène XIII

 

GOULGOULY, FICH-TONG-KHAN, KAKAO, POUSSAH, MANDARINS, PEUPLE, ESCLAVES

 

CHŒUR.

Air La voix de la patrie.

Vengeance, amis, vengeance,
Il veut nous outrager.
Punissons l’insolence
De l’infâme étranger.

ΚΑΚΑΟ.

Qu’on empoigne ce magot et qu’on l’empale incontinent.

GOULGOULY.

Grand Dieu !

FICH.

Qu’est-ce qu’il a dit ? qu’on m’emballe ?

POUSSAH.

Qu’on l’empale.

FICH.

Balle ?

POUSSAH.

Pale...

FICH.

Pale ?... veux-tu bien te taire, affreux hippopotame : pour qui me prenez-vous ? est-ce que vous croyez que je suis d’humeur à me livrer à cette atroce plaisanterie.

KAKAO, à Fich.

Avance ici, étranger. Qui es-tu ?

GOULGOULY, bas à Fich.

Ne dites pas votre nom.

FICH, bas à Goulgouly.

Soyez tranquille, j’ai un plan... une idée volumineuse !...

À Kakao.

Grand prince !... adorable empereur de la Chine !... tu vois devant toi un humble colimaçon, que tu peux fouler de ton pied impérial.

KAKAO.

À la bonne heure... mais colimaçon... ce n’est pas une profession, ici.

FICH.

Alors, pour te parler sans métaphore, je suis un de ces trois millions de Français qui couvrent le sol de ma belle patrie sous divers prétextes... Les uns se disent agents d’affaires, les autres entrepreneurs de ci et de ça ; les autres, directeurs de théâtres, se livrant à des affiches plus ou moins surprenantes, à des spectacles plus ou moins demandés, à des entrées plus ou moins suspendues ; les autres, annonçant de la pâte Regnauld qui guérit les rhumes à la simple lecture des articles. Tout cela, ô grand homme, ce sont des variétés de la même espèce ; au fond, nous exerçons tous la même industrie, car je suis jongleur, prestidigitateur, escamoteur, banquiste ; admirable profession, essentiellement utile, notamment à ceux qui l’exercent.

KAKAO, à Poussah.

C’est fort curieux, ce qu’il me dit là ! cet étranger m’a plongé dans la stupeur la plus complète... Ah ! vous êtes si nombreux que ça, dans ton pays... et tu en es un ?

FICH.

Oui, souverain, et je viens en Chine pour y exercer la chose ci-dessus.

KAKAO.

À la bonne heure ; tu m’as lâché un débordement de paroles... c’est fort saisissant, mais cela ne me dit pas à quelle branche tu t’adonnes.

FICH.

À quelle branche je m’adonne, monarque remarquable ! puisqu’il faut te dire la vérité, je parcours le globe pour la destruction des animaux nuisibles...

KAKAO, avec enthousiasme.

Des animaux nuisibles ?... Oh !

FICH.

Tels que rats, tigres, punaises, lions et autres animaux, plus ou moins quadrupèdes.

KAKAO.

Et les mouches ? et les mouches ?

FICH.

J’extermine les mouches avec la même vivacité.

KAKAO, en délire.

Il extermine les mouches ! j’ai trouvé mon homme, j’ai trouvé mon homme. Jamais on n’a vu un empereur de la Chine dans l’état où je suis ! Il extermine les mouches !

À Fich en se mettant à genoux.

Jongleur, tu vois à tes pieds le plus puissant monarque de la terre, mais il a quelque chose qui empoisonne sa vie ; il a une mouche sur le nez : regarde, je jongleur, il a mouche, ce malheureux !

FICH, tirant une loupe de sa poche, et feignant d’examiner le nez de l’empereur.

Il se met à genoux, vis-à-vis de Kakao. Je veux que le diable me torde le cou... je ne vois rien...

KAKAO, se relevant furieux.

Tu ne vois rien ?

FICH, se relevant.

Un instant.

KAKAO, se baissant.

Quoi !

FICH, se baissant.

Si fait... Je ne vois rien en fait de mouche ; ce que j’aperçois très distinctement, c’est un hanneton.

KAKAO.

Un hanneton ! je m’en doutais.

Aux mandarins.

Hein ? misérables, vous ne l’aviez pas vu, vous ?

Vivement.

C’est un hanneton que j’ai... c’est un hanneton !

POUSSAH, humblement à Kakao.

J’ai la vue si basse !

KAKAO, se relevant.

Eh bien ! jongleur, si tu parviens, soit par la violence, soit par la persuasion, à expulser cet odieux insecte, je t’accorde tout ce qu’un homme peut désirer de très bien. Je veux bien te confier mon sacré nez...

FICH.

Je n’en abuserai pas...

Bas à Goulgouly.

Nous sommes sauvés ; procurez-moi un hanneton... il y en a plein le jardin.

Goulgouly, sort furtivement.

 

 

Scène XIV

 

FICH-TONG-KHAN, KAKAO, POUSSAH, MANDARINS, PEUPLE

 

ΚΑΚΑΟ.

Je jouis au-delà de toute expression.

POUSSAH, à part.

Je ne comprends rien au toupet de ce jongleur.

FICH, à part.

En attendant Goulgouly, gagnons du temps.

KAKAO.

Y es-tu, jongleur ?

FICH, à part.

Pas encore, il faut des préparations... un peu de place à l’amitié.

Il fait le tour de l’assemblée, en faisant tourner son bâton pour faire faire de la place.

Habitants de ce vaste empire, terre classique des magots, source intarissable d’encre de la Chine, patrie originaire des paravents et des culottes de nankin, ce n’est point un homme ordinaire que j’ai pris la liberté d’importer en ce pays.

À part.

Goulgouly ne revient pas, ça commence à m’embêter !

Haut.

Non, judicieux Chinois, écrivez à Paris, en Italie, aux îles Mariannes, à Nanterre, on vous dira qui je suis. J’avais trois bâtiments de 250 tonneaux, uniquement chargés des certificats les plus honorables qui m’ont été délivrés par MM. les hospodars, bourgmestres, alcades, grand-turcs, juges-de-paix, shérifs, tambours de la garde nationale, empereurs de Russie, débitants de tabac et autres fonctionnaires ; ils ont été engloutis, les certificats... pas les signataires... ce qui me prive de l’honneur de vous en donner lecture en ce moment !

À part.

Goulgouly ne revient pas, ça continue à m’embêter.

Haut.

Vous y verriez, judicieux Chinois, que je suis parvenu, dans les nombreux pays que j’ai parcourus, à opérer l’anéantissement complet des créatures malfaisantes ; et, s’il en reste encore un grand nombre, c’est que ces animaux sont pleins d’astuce, et qu’ils se sont dérobés à mes remèdes, en mâchant des herbages qui leur sont salutaires. Mais me direz-vous, jongleur...

KAKAO.

Ah ! oui...

FICH.

À cela je vous répondrai que cette réflexion est juste et qu’elle décèle tout ce que votre caractère national a de fin et de perspicace...

KAKAO.

Je suis flatté, jongleur, de l’idée favorable que tu as de mes peuples... remerciez, Chinois, remerciez... mais je ne vois pas le rapport...

 

 

Scène XV

 

GOULGOULY, FICH-TONG-KHAN, KAKAO, POUSSAH, MANDARINS, PEUPLE

 

FICH, à part.

Ah ! voilà Goulgouly ! Il était tems.

Haut.

Mais tout ceci Chinois, ce sont des paroles, vain jouet de Borée et des Zéphyrs. Il s’agit d’opérer la délivrance du nez de votre maître, ou plu tôt du maître de votre nez.

KAKAO.

Parfait !

FICH.

Puisque la charte du pays lui donne la faculté exorbitante de vous destituer de ce meuble. Eh bien, Chinois, je vais procéder à cette opération.

Bas à Goulgouly.

As-tu l’hanneton ?

GOULGOULY, bas.

Le voilà.

FICH, vivement.

Je te bénis, être fameux !

Haut.

Illustre potentat, astre lumineux, qui vivifies de tes rayons la Chine et la Cochinchine ; heureux propriétaire de la grande muraille ; possesseur de l’éléphant blanc, et de...

À demi voix.

je ne sais pas combien de parasols...

KAKAO, tranquillement et d’un air piteux.

Vingt-quatre.

FICH.

Et de vingt-quatre parasols, assieds-toi là, lève la tête, ferme les yeux, et ne bouge pas.

KAKAO.

Quel événement pour moi !

Kakao se place sur les coussins comme le lui indique Fich.

FICH.

Mais un moment... Comme il est de principe qu’en opérant pour l’empereur de la Chine, on ne peut pas travailler pour le roi de Prusse, vu la distance !

KAKAO, toujours dans la même position.

Que veux-tu dire, jongleur ? Je ne comprends pas ton scrupule.

FICH.

Jures-tu, si je te délivre du monstre qui t’afflige, de m’accorder tout ce que je te demanderai !...

KAKAO.

Je le jure... sur la tête de Poussah.

POUSSAH, à part.

Je suis compromis.

KAKAO.

Dépêche-toi, jongleur, j’ai le torticolis.

FICH.

Tant mieux !

Il fait tourner son bâton, s’arrête tout à coup, saisit Kakao par le nez.

Remarquez, Chinois, que le nez ici présent n’est nullement préparé.

KAKAO, toujours dans la même position.

Je le jure, sur la tête de Poussah !

POUSSAH, à part.

Ah ça, mais il a le diable à jurer sur ma tête ; est-ce qu’il ne pourrait pas choisir autre chose ? ça m’incommode.

FICH.

Attention ! je commence.

Fich fait de nouveau tourner son bâton devant le nez de Kakao, qui reste toujours dans une parfaite immobilité.

KAKAO.

Ah ! tu me chatouilles ! ah ! farceur de jongleur, j’ai envie d’éternuer.

FICH, vivement.

N’éternuez pas.

KAKAO, pendant que Fich fait tourner son bâton.

Ah ! diable d’animal que tu es, va ! Il me picote, il me pi cote.

Il rit.

Ah ! ah ! ah ! jongleur ! Il y a trois ans que je n’ai ri. Il me fait rire ce malheureux-là... ah ! ah !

FICH, vivement.

Ne riez pas.

KAKAO, reprenant son immobilité.

Bravo !

Fich continuant à jouer du bâton, lui donne avec la main un coup derrière la tête. Kakao jette un cri. Tous les assistants s’approchent et jettent aussi un cri de surprise.

Aie ! quelle tape !

FICH, feignant de ramasser quelque chose par terre.

Enlevé ! sans mal ni douleur... Voici les mânes de l’insecte...

Il montre le hanneton à la foule.

CHŒUR.

Air : Sonnez, sonnez. (Dame Blanche.)

Son né (bis.)
À la fin en réchappe !
Son né
(bis.)
N’est donc plus condamné !
Oui, par bonheur il le rattrape.
Notre monarque fortuné,
Vient de reconquérir son né.

KAKAO.

Ça m’a fait un effet ! comme quand on a le nez pris dans une porte.

Aux Chinois.

Vous n’êtes pas sans avoir eu quelquefois le nez pris dans une porte ; c’est très commun.

À Fich.

Voyons.

Prenant le hanneton, et le regardant.

C’est bien ça...

FICH, à part.

Ô Crétin !

KAKAO.

Ô grand Tien ! je te remercie ! Il me semble que mon nez pèse cinquante kilogrammes de moins.

À Fich.

Viens m’embrasser, sauveur !

Fich se jette dans les bras de l’empereur.

Ce jour est le plus beau de ma vie. Que me demandes-tu ?

FICH.

La main de Goulgouly.

KAKAO.

Je te l’accorde.

FICH.

De plus, la grâce de Kaout-Chouc ; ça me fera un beau père ; j’en manque.

KAKAO.

Je te l’accorde. Est-ce tout ?

FICH.

Je te demande aussi ma grâce.

KAKAO.

Ta grâce ?

FICH.

Car ce jeune homme qui vient de te délivrer de ce que tu sais ; c’est l’infortuné Fich-Tong, né en Tartarie, fils de Fich Tong-Khan, adjudant-major des Tartares !

ΚΑΚΑO.

Le fils de mon ennemi ? Ai-je la berlue ?

FICH.

Lui-même, qui vient se confier à ton immense générosité.

KAKAO.

Mais si je ne me fais point illusion, malheureux que tu es, tu es entré dans mon palais, à l’aide d’un subterfuge, à l’aide des détours les plus odieux ! Est-ce là la marche que tu devais suivre ? Est-ce là la marche des Tartares ?

Air de la Marche des Tartares.

Tu mériterais qu’en ce moment,
Je te fisse étrangler subitement.
Oui, tu mériterais qu’en ce...

Il essaie de continuer l’air en faisant : tra, la, la, tra, la, la.

Ça va trop haut !... Mais comme tu m’as obligé... je te pardonne...

FICH.

Ô ma Goulgouly.

GOULGOULY, tendrement.

Ô Fich-Tong-Khan !

KAKAO.

De plus, j’ordonne que l’insecte soit empaillé et déposé au bureau des renseignements, et que la Chine entière se livre à la joie la plus délirante.

Reprise du CHŒUR.

Son né, (bis.)
À la fin en réchappe !
Son né,
(bis.)
N’est donc plus condamné ;
Oui, par bonheur il le rattrape.
Notre monarque fortune
Vient de reconquérir son né.

KAKAO, au public.

Air des Frères de Lait.

Quoi ! Fich-Tong-Khan imprimé sur l’affiche !
Je ne sais pas ce que l’on y mettra !
Du bon public, je crois que l’on se... moque.
Et le public un jour se fâchera ;
À son courroux chacun applaudira.

Parlé.

Cependant, permettez...

Certes en français ce mot doit se proscrire.
Mais un savant est venu m’assurer
Que Fich-Tong-Khan, en chinois, ça veut dire :
Donnez-vous la peine d’entrer.
Oui, Fich-Tong-Khan,
etc.

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