La fête du mari (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie en un acte mêlée de vaudevilles.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 24 décembre 1817.

 

Personnages

 

M. MOUSSINOT

ANATOLE, amant de Suzanne                  

LEBLANC, maître meunier

MADAME MOUSSINOT

SUZANNE, nièce de Mme Moussinot

COURTAUD, garçon de boutique de M. Moussinot

VOISINS

VOISINES

 

À Bagnolet, chez M. Moussinot.

 

Un jardin. Un bouquet à gauche, un petit pavillon à droite.

 

 

Scène première

 

SUZANNE, COURTAUD

 

SUZANNE.

Arrivez donc, monsieur Courtaud ; nous vous attendons depuis une heure.

COURTAUD.

J’étais là à parler avec madame votre tante, qui me parlait du projet de fête de ce soir.

SUZANNE.

C’est bien.

COURTAUD.

C’est qu’elle a mêlé à cela le récit de son dernier rêve ; j’ai cru qu’elle ne finirait pas.

SUZANNE.

Il est vrai que quand ma tante s’y met une fois...

COURTAUD.

À qui le dites-vous ! c’est moi qu’elle choisit toujours pour auditeur, et qui suis son martyr.

Air du vaudeville du Petit Courrier.

All’ rêverait en plein midi ;
All’ rêv’ des chats sur les gouttières,
All’ rêv’ de sorciers, de sorcières,
Mais all’ n’ rêv’ jamais d’ son mari.
Tous ces rêv’s qu’all’ conte à merveille,
Finiss’nt par m’endormir si bien
Qu’à mon tour, lorsque je m’éveille,
J’ pourrais lui raconter le mien.

Mais j’en suis quille pour aujourd’hui... Qu’est-ce que nous disions ?

SUZANNE.

Dites-moi ; vous êtes-vous occupé de feu d’artifice ?

COURTAUD.

Deux soleils et deux douzaines de pétards... le bosquet en verres de couleur ; je ferai servir les derniers lampions que nous avons été forcés d’acheter le jour de cette illumination volontaire...

SUZANNE.

Bien. Et puis, n’oubliez pas les invitations... Passez chez le pâtissier ; et surtout les ménétriers !

COURTAUD.

Est-ce que notre maître danse ?

SUZANNE.

Mais moi, je danse ; et comme c’est la fête de mon onde, il faut que nous nous amusions.

COURTAUD.

Et de l’argent ?

SUZANNE.

C’est mon oncle qui paye, puisque c’est sa fête ; tu lui porteras demain le mémoire.

COURTAUD.

Eh bien ! si c’est comme l’année dernière...

SUZANNE.

Air du Lendemain.

Tu sais qu’à rire et boire,
Mon oncle est toujours enclin.
Et quant à ton mémoire,
Tu le lui port’ras demain.

COURTAUD.

À payer, s’il faut qu’il s’ prête,
Il va faire un joli train,
Pour lui jamais d’ bonne fête
Le lendemain.

SUZANNE.

C’est égal ; je me charge de tout, moi.

COURTAUD.

Alors...

Air : L’artiste à pied voyage.

De c’te fête si chère,
Je n’ m’inquièt’ plus tant ;
Ça s’arrang’ra d’ manière
Que l’ bourgeois s’ra content :
Not’ maîtr’ n’a pas d’ malice.
Et j’ vous réponds, morbleu !
Qu’au mémoir’ d’ l’artifice
Il n’ verra que du feu.

Courtaud sort.

 

 

Scène II

 

SUZANNE, seule

 

Il a beau dire ; ça doit faire plaisir à mon oncle, d’être ainsi fêté ; si ça n’est pas pour lui, c’est pour nous. On aime à témoigner sa reconnaissance ; d’ailleurs, c’est le seul moyen de voir Anatole, puisqu’on ne le rencontre qu’au bal.

Air : Ma belle est la belle des belles. (Arlequin musard.)

Dam, faut voir là comme il s’en donne !
Il est vraiment original,
Chacun le regarde et s’étonne ;
Il fait seul le plaisir du bal :
À la danse quand il se livre,
Zéphyre devient son appui,
L’orchestre ne peut pas le suivre,
Et la terre tremble sous lui.

J’espère bien qu’il viendra ce soir à la faveur de la fête, car j’aime bien mieux danser avec lui qu’avec M. Leblanc qu’on veut me faire épouser, et qui ne sait seulement pas aller en avant... Voilà la clef de la porte du potager, que j’ai eu l’adresse de dérober à ma tante, et j’ai depuis hier un petit billet qui le prévient de tout... Ah ! mon Dieu !... où donc est ce billet ?... je l’avais il y a un quart d’heure... est-ce que je l’aurais perdu en courant ?

 

 

Scène III

 

SUZANNE, LEBLANC

 

LEBLANC.

Bonjour, mademoiselle Suzanne.

SUZANNE.

Ah ! c’est vous, monsieur Leblanc ! Vous m’avez fait peur.

LEBLANC.

Morgue ! v’là qui ne valont rien : c’ n’est pas quasiment de la peur que j’ voudrions vous inspirer. Mordi ! que vous êtes avenante !

SUZANNE.

Bah ! finissez, je n’aime pas qu’on me parle d’amour.

LEBLANC.

Écoutez donc, on parle de ce qu’on a... et puis, moi, j’ n’avons pas le temps d’être amoureux tous les jours.

Air : C’est bien le plus joli corsage. (Ninon chez madame de Sévigné.)

Pendant tout l’ courant d’ la semaine,
Je travaillons soir et matin,
Et malgré l’amour qui m’entraîne
Faut, morguenn’ ! rester au moulin ;
J’ n’avons que l’ dimanche pour plaire,
Mais c’ jour-là, j’ nous en donnons bien.

Il la cajole.

SUZANNE.

Eh ! ben, chez nous, c’est tout l’ contraire.
Et le dimanche on ne fait rien.

LEBLANC.

Ah ! l’on ne fait rien le dimanche !... M’est avis cependant que pour quelqu’un qui ne fait rien, vous avez l’air diablement préoccupé.

SUZANNE.

Moi, monsieur Leblanc... ah ! certainement...

LEBLANC.

Si fait, si fait... vous avez l’air comme qui dirait de quelqu’un qui cherchiont...

SUZANNE.

Qui cherchiont... et pourquoi ?

LEBLANC.

Dame, oui, qui cherchiont... afin qu’y trouviont.

SUZANNE.

Mais pourquoi me dites-vous cela ?

LEBLANC.

Ah ! pour rien !... il y a tant de choses qui se perdent... Aussi j’ dis ça comme autre chose... n’ faites pas attention à ce que je dis.

SUZANNE.

C’est ce que je fais. Mais quoi que ça, vous êtes malin, monsieur Leblanc.

LEBLANC.

Pas tant que vous ; mais peut-être que nous verrons.

Air : Ah ! le bel oiseau, maman.

D’puis longtemps j’ fais les yeux doux ;
Y faut qu’ mon supplice
Finisse,
Et je serons, malgré vous,
Votre amant ou votre époux.

Choisissez.

SUZANNE.

Tous deux sont à refuser ;
Vous avez, je suis sincère,
Trop d’esprit pour m’épouser
Et pas assez pour me plaire.

Ensemble.

SUZANNE, à part.

Moi, je me moque, entre nous,
Qu’ son supplice
Ou non finisse :
Il n’ sera jamais, entre nous.
Ni mon amant ni mon époux.

LEBLANC.

D’puis longtemps j’ fais les yeux doux, etc.

Suzanne sort.

 

 

Scène IV

 

LEBLANC, seul

 

C’est qu’elle a l’air de ne pas vouloir de nous ; c’est une petite rusée ; je ne m’y fions pas... Peut-être aussi qu’ j’ai eu tort de faire du mystère ; car, au fond, je ne savons rien. Morgue ! ventregué ! est-il possible que je ne connaisse ni A, ni B... gros, grand et gras comme je suis... Ah ! que j’aurions eu de plaisir à déchiffrer ce qu’il y a dans ce papier.

Air du vaudeville de Haine aux femmes.

Morgue ! qui peut l’avoir perdu ?
C’est qu’ ça m’a tout l’air, sur mon âme.
D’être de la main d’une femme,
Car c’est menu, menu, menu...
Ces écritures d’ femmes, c’est pire
Que l’écriture d’un procureur ;
Morgue ! l’on n’y saurait rien lire ;
C’est tout juste comme dans leux cœurs.

Si c’était de Suzanne !... eh ! à moins qu’ça ne soit plutôt de la voisine Moussinot... C’est une rusée matoise... ah ! c’est qu’elle en a fait... elle en a fait !... Il est vrai que le compère est si bête... Dieu ! qu’il est bête !... Eh ! le voilà, ce cher Moussinot !

 

 

Scène V

 

LEBLANC, MOUSSINOT

 

LEBLANC.

Je pensais à vous... Comment vous va, voisin ? avez-vous bien dormi ?

MOUSSINOT.

Pas mal, pas mal... mais j’ai fait de mauvais rêves.

LEBLANC.

Comment ? vous êtes donc comme votre femme, vous faites aussi des songes ?

MOUSSINOT.

J’en ai fait un biscornu ! j’ai rêvé de béliers... Qu’est-ce que ça veut dire ?

LEBLANC.

C’est signe de noces ! Justement, hier au soir, nous avons parlé de mon mariage avec mademoiselle Suzanne.

MOUSSINOT.

C’est signe de noces ?

LEBLANC.

Mais tenez, voisin, v’là un chiffon de papier que j’ons eu l’adresse d’ trouver par hasard, et qui expliquera peut-être bien des rêves.

MOUSSINOT, riant.

Voyez-vous ça !

Il prend la lettre et met ses lunettes.

C’est un garçon d’esprit que le compère.

LEBLANC.

Oh ! pour de l’esprit, j’en avons comme un enragé, et ça me fait plaisir... mais je ne savons pas lire, et c’est ce qui me chagrine.

MOUSSINOT, regardant le dessus de la lettre d’un air d’importance.

Attends, attends... D’abord il n’y a pas d’adresse.

LEBLANC.

Que vous êtes heureux de lire comme ça tout couramment !

MOUSSINOT.

Oh ! c’était bien pire autrefois ! mais dame... Hum... hum !...

Lisant.

« Vous pouvez venir ce soir en toute sûreté. »

Riant.

Ah ! ah ! c’est un rendez-vous. « La clef que je vous envoie est celle de la porte du potager. »

LEBLANC.

La porte du potager !

MOUSSINOT.

Pas de signature... et une écriture contrefaite...

LEBLANC.

Eh bien ! ça ne vous dit rien ?

MOUSSINOT.

Moi, rien du tout.

LEBLANC.

Quelles sont les femmes qui sont dans la maison ?

MOUSSINOT.

Pardi ! il n’y a que ma nièce et ma femme.

LEBLANC.

Qu’est-ce qui a la clef du potager ?

MOUSSINOT.

C’est ma femme ; vous savez bien qu’on ne peut seulement pas avoir une pomme de rainette sans sa permission.

LEBLANC.

Ma foi, alors, compère...

MOUSSINOT.

Eh bien ! quoi donc ?

LEBLANC.

Ma foi...

MOUSSINOT, d’un air rêveur.

Tiens !... mais au fait, ce qu’il dit là... Ma femme et le potager... le potager et ma femme !... Ma foi, compère, sans vous, je n’y aurais pas pensé...

S’échauffant.

Vous croyez que madame Moussinot...

LEBLANC.

Écoutez donc, ça s’est vu.

Air du vaudeville de Catinat à Saint-Gratien.

Dans tout c’ qui s’ dit, dans tout c’ qui s’ fait,
Je vois ici d’ la manigance ;
Comme il faut êtr’ sûr de son fait,
Dans une telle circonstance...
Vot’ femme vous trompe, je croi,
Ce s’cret que votre esprit redoute,
Vous le saurez, et grâce à moi,
Vous n’aurez pas le moindre doute.

MOUSSINOT.

Quel service vous me rendrez !

LEBLANC.

Oui, mais pour la peine, il faut que vous vous dépêchiez de conclure mon mariage avec mademoiselle Suzanne. J’ gageons qu’ vous n’avez pas tant seulement point passé chez le notaire.

MOUSSINOT.

Si fait... j’ai même là le contrat avec les noms en blanc. D’ailleurs vous sentez bien qu’après ce que je vous dois...

LEBLANC.

Laissez donc !... c’est un service à se rendre !... et entre amis...

MOUSSINOT.

Aussi j’espère bien, quand vous serez marié... Mais, voyez-vous, je ne puis croire encore que madame Moussinot...

LEBLANC.

Soyez donc tranquille : quand je dis quelque chose, on peut dormir là-dessus... Tenez, je l’aperçois là-bas... Un air riant pour dissimuler...

 

 

Scène VI

 

LEBLANC, MOUSSINOT, qui prend un air riant, MADAME MOUSSINOT, SUZANNE

 

MADAME MOUSSINOT.

Monsieur Moussinot ! monsieur Moussinot !... voudrez-vous déjeuner aujourd’hui ?

LEBLANC, bas, à Moussinot.

Dites que vous allez à Paris, vous verrez.

MOUSSINOT, de même.

Au contraire, si j’y vais, je ne verrai rien.

LEBLANC, de même.

Ça s’ra une frime pour revenir les prendre sur le fait.

MOUSSINOT, de même.

C’est que j’aurais autant aimé déjeuner ; je me sens là une faim...

LEBLANC, de même.

Dissimulez toujours.

MOUSSINOT, à madame Moussinot.

Ma bonne amie, je pars à l’instant pour Paris.

MADAME MOUSSINOT.

Eh ! pourquoi donc aller à Paris ?

MOUSSINOT.

Pourquoi ?

Bas à Leblanc.

Pourquoi ?

LEBLANC, de même.

Le notaire.

MOUSSINOT.

Ne faut-il pas que j’aille chez Me Griffonnard ?... il m’avait promis de venir ou d’envoyer son clerc pour le mariage de Suzanne.

SUZANNE, vivement.

Ah ! ça n’est pas pressé ; vous irez un autre jour.

MADAME MOUSSINOT, bas à Suzanne.

Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.

Tais-toi, c’est un grand avantage
Pour la fêt’ que nous préparons.

Haut.

J’approuve ce petit voyage.
Et j’ai pour cela mes raisons.

MOUSSINOT.

Peut-on connaître ces raisons ?

MADAME MOUSSINOT.

Qu’est-il besoin qu’on vous les dise ?
Il est des choses, voyez-vous,
Que l’on doit cacher aux époux
Afin d’augmenter leur surprise.

MOUSSINOT, bas, à Leblanc.

Ah çà ! elle me plaisante ouvertement.

LEBLANC, de même.

Dissimulez toujours, et allez-vous-en.

Haut.

Compère, j’ vous accompagne... Si nous sortions par la petite porte du potager... c’est le plus court... madame Moussinot va nous en donner la clef.

SUZANNE, à part.

Ah ! mon Dieu ! quel embarras !...

MADAME MOUSSINOT.

La clef... la clef... eh bien ! justement je ne l’ai pas... et depuis hier je l’ai cherchée partout. Demandez à Suzanne.

LEBLANC, bas, à Moussinot.

Suzanne est d’intelligence...

Haut.

En ce cas, nous sortirons par la grande porte.

MADAME MOUSSINOT.

Je vous accompagne jusque-là... ce cher petit mari... Ah çà ! ne vous fatiguez pas trop, allez doucement, et songez que nous vous attendons pour diner... Entends-tu, ma poule ?

MOUSSINOT, à part.

Sa poule... la perfide !

Air du vaudeville du Secret de madame.

Adieu, je pars pour une affaire
Qui m’intéresse vivement.
Vous, ma nièce, sachez vous taire,
Et conduisez-vous prudemment.
Je pars à jeun...

LEBLANC, bas.

Paix donc, vous dis-je !

MOUSSINOT, de même.

Je saurai cacher mon dépit.
Ici, de même, que ne puis-je
Dissimuler mon appétit !

Ensemble.

MOUSSINOT et LEBLANC.

Adieu, nous partons pour affaire,
Qui nous intéress’ vivement,
Soyons malins, sachons nous taire,
Et conduisons-nous prudemment.

SUZANNE.

Mon oncle part pour une affaire,
Qui l’intéresse vivement ;
Ce départ loin de nous déplaire,
Nous est très utile vraiment.

MADAME MOUSSINOT.

Ton oncle part pour une affaire, etc.

Moussinot et Leblanc sortent, accompagnés par madame Moussinot.

 

 

Scène VII

 

SUZANNE, seule

 

Comment, il va à Paris chercher le notaire ! Et ce pauvre Anatole...

Air : Ah ! mon Dieu, quelle différence ! (Lulli et Quinault.)

Qu’ c’est gênant d’avoir un’ famille,
Qui s’oppose à notre penchant !
Par hasard, une jeune fille
Fait choix d’un jeune homme charmant ;
À l’épouser nous sommes prêtes,
Il faut former un autre nœud ;
Nous autr’s demoiselles honnêtes,
On fait de nous tout ce qu’on veut.

Si je pouvais lui envoyer cette clef... mais tout le monde ici est occupé de cette fête.

On entend du bruit en dehors.

Qu’est-ce que j’entends là ?

 

 

Scène VIII

 

SUZANNE, ANATOLE, sur le mur

 

ANATOLE, sautant lourdement et déchirant son habit.

Enfin, m’y voilà !

SUZANNE.

Que vois-je ?... et qu’est-ce qui vient donc de tomber ainsi ?

ANATOLE.

C’est moi qui montais.

SUZANNE.

Air du Ménage de Garçon.

Mon Dieu ! dans c’tte chute cruelle,
Ne vous seriez-vous pas blessé ?

ANATOLE.

Rassurez-vous, mademoiselle,
Je suis tombé dans le fossé.
Le pied m’a manqué de plus belle
Au moment où j’allais sauter.
Ah ! si l’amour porte des ailes,
Il aurait bien dû m’en prêter.

Enfin me voilà, à mon pan près.

SUZANNE.

Vous que je croyais si timide, escalader ainsi les murailles !... qu’est-ce qui s’y serait attendu ?

ANATOLE.

Dame ! quand on aime, ça fait passer par-dessus tout, et vous devez assez me connaître...

SUZANNE.

Sans doute ; mais j’espère enfin que vous allez me dire qui vous êtes.

ANATOLE.

Ça sera bientôt fait.

Air : Comme il n’est pas possible.

Premier couplet.

Je suis Benjamin Anatole,
D’ vous seule je raffole,
D’puis que je vous ai vue en dansant,
D’vous épouser je me propose ;
On dit bien qu’ je n’ sais pas grand’chose.
Et que j’suis un grand innocent,
Mais en revanch’ je suis sensible
Comme il n’est pas possible.

C’est ce qui fait que j’ai été trouver mon père et que je lui ai dit :

Deuxième couplet.

Je suis Benjamin Anatole,
Et l’amour me désole.
Mariez-moi, car je suis moral.
Papa d’abord s’ montre féroce,
Puis enfin consent à la noce.
Car, quoiqu’il soit un peu brutal,
Mon père est un pèr’ sensible
Comme il n’est pas possible.

SUZANNE.

Et comme ça, c’est moi que vous épousez... bien sûr ?

ANATOLE.

Ah ! vous épouser !... au moins, si vous le voulez toutefois.

SUZANNE.

C’est selon... mais avant tout, faisons nos conditions.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Vous n’aurez pas d’ardeur nouvelle ?

ANATOLE.

Mon amour s’ra toujours nouveau.

SUZANNE.

Vous me serez toujours fidèle ?

ANATOLE.

Fidèle comme un tourtereau.

SUZANNE.

Sans être coquette,
J’aime la toilette.

ANATOLE.

Vous embellir
Sera mon plus doux plaisir.

SUZANNE.

J’aime qu’on m’aime.

ANATOLE.

Et moi de même ;
Tous vos amis
Seront par moi chéris.

SUZANNE.

Jamais de discorde, de haine ?

ANATOLE.

Jamais de contrariété.

SUZANNE.

Nous n’aurons qu’une volonté.

ANATOLE.

Qu’une volonté absolument.

SUZANNE.

Et ce sera la mienne.

 

 

Scène IX

 

SUZANNE, ANATOLE, LEBLANC

 

LEBLANC, dans le fond.

Tatigué ! j’ons laissé le compère aux grands barreaux, et j’ sommes revenu en tapinois.

Apercevant Anatole et s’adressant à Suzanne.

Je vous y prends.

SUZANNE.

Moi ? Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ?

LEBLANC.

Et ce beau monsieur...

SUZANNE.

Ce monsieur... ce monsieur... Je ne peux pas empêcher qu’il soit là ; il demande mon oncle, ma tante ; ça ne me regarde pas.

LEBLANC.

Je me doute bien qui ça regarde.

SUZANNE.

Il dit qu’il est le maître clerc de Me Griffonnard.

Bas à Anatole.

Allez donc...

ANATOLE.

Air : Je suis pandour.

Oui, je suis clerc,
Le fait est clair.
Faut-il procéder pour la forme ?
Je suis aussi prompt que l’éclair ;
Du corps je porte l’uniforme,
Et c’t habit râpé vous informe
Que je suis clerc.

LEBLANC.

Ah ! puisque vous êtes clerc, en attendant que Moussinot revienne, et que vous fassiez le contrat, je vous prierai de me griffonner un bout de quittance dont j’ai besoin pour une affaire.

ANATOLE.

Comment, une quittance ?

LEBLANC, à part.

Il hésite... Est-ce que ce ne serait pas un vrai notaire ? j’allons bien le voir.

Haut.

V’là une feuille de papier et de l’encre que j’avions pris sur moi pour prier d’ ça l’voisin Lerond. Voudrez-vous ben avoir la bonté ?...

À part.

J’saurons bien si c’est un notaire.

Il arrange la table.

SUZANNE, bas à Anatole.

Eh bien ! allez donc.

ANATOLE, bas à Suzanne.

Diable ! c’est que je ne sais pas écrire.

SUZANNE, de même.

Allez toujours, lui ne sait pas lire.

ANATOLE, de même.

Ah ! alors... justement je signe mon nom.

LEBLANC.

Boutez-vous là. C’est cent francs, que moi Leblanc, j’ons reçu de Mathurin.

Regardant Anatole.

Queu drôle d’accoutrement ! y a une basque de moins à votre uniforme.

ANATOLE.

C’est dans une saisie.

LEBLANC.

Dans une saisie... Écrivez donc.

ANATOLE.

C’est que la plume est un peu molle.

LEBLANC.

Eh bien ! vous ne savez donc pas écrire ?

ANATOLE.

Tiens ! qu’est-ce que je fais donc là ?

Il fait aller la plume très vite.

LEBLANC, à part.

Morgue ! comme il y va !... Est-ce que c’en serait un vrai ?

S’approchant d’Anatole et regardant ce qu’il écrit. Haut.

Tiens, ça va à la cave... Vous avez une écriture qu’est farce.

ANATOLE.

C’est fini.

LEBLANC.

Mettez la date : Ce 24 septembre 1813.

ANATOLE.

Allez.

LEBLANC.

Je vous dis de mettre la date.

ANATOLE.

Que diable ! elle y est.

LEBLANC.

Où donc ?

ANATOLE.

Là... cette ligne-là... Vous ne savez donc pas lire ?

LEBLANC.

C’est vrai... je l’avais...

Feignant de lire.

Hum !... hum...

ANATOLE.

Eh ! plus bas... hum... c’est comme ça que vous la vouliez ?

LEBLANC.

Oui, c’est fort bien... Ah ! comme vous écrivez, ça ne vous coûte rien.

ANATOLE.

Si, ça coûte trois livres.

LEBLANC.

Comment, trois livres ?

ANATOLE.

C’est le prix ; j’en suis sûr.

À part.

J’en ai fait faire une pour mon père, par le notaire...

Haut.

Allons ! allons.

LEBLANC, à part.

Tatigué ! v’là une ruse qui nie coûte bon...

Haut.

Les voici... Ah çà ! si vous me relisiez tout ça.

ANATOLE.

Ah ! dame, si je vous le lis, ça sera plus cher ; et puis, d’ailleurs, vous n’y comprendrez rien.

LEBLANC, à part.

Oui-da ? Faut que je porte ça au compère, qui y comprendra peut-être quelque chose.

Haut.

Sans adieu, mam’zelle Suzanne, adieu, monsieur le clerc.

Il sort.

 

 

Scène X

 

SUZANNE, ANATOLE

 

SUZANNE.

Il s’éloigne, mais il pourrait revenir ; partez bien vite.

ANATOLE.

Par le même chemin ?

SUZANNE.

Eh ! sans doute ; vous y avez déjà passé.

ANATOLE.

Ah ! dame, c’était pour venir.

SUZANNE.

Air du vaudeville du Diable à quatre.

Il n’est pas d’autre passage,
À l’ prendre il faut s’ disposer.

ANATOLE.

J’aurais bien plus de courage,
Si j’obtenais un baiser.

SUZANNE.

Oh ! non, ma crainte est extrême,
Ma tante me l’ défend bien ;
Mais embrassez-moi vous-même,
Puisqu’on ne vous défend rien.

MADAME MOUSSINOT, dans la coulisse.

C’est bon, c’est bon.

SUZANNE.

Ah ! mon Dieu ! c’est ma tante ! dépêchez-vous.

ANATOLE.

Je n’aurai jamais le temps.

SUZANNE.

Où donc vous cacher ?... Ah ! dans ce pavillon, et n’en sortez pas.

ANATOLE.

Mais si je déclarais tout de suite mes intentions ?

SUZANNE.

Eh ! entrez vite.

ANATOLE.

La tante avait bien besoin de venir !

Il entre dans le pavillon.

 

 

Scène XI

 

SUZANNE, MADAME MOUSSINOT

 

MADAME MOUSSINOT.

Ah ! te voilà, Suzanne ! Tu ne sais donc pas ?... ça sera délicieux.

Air de Calpigi.(Tarare.)

Que je l’apprenne une nouvelle ;
D’ mon mari qu’ la fêt’ sera belle !
Tous nos amis, en ce moment,
Lui composent un compliment.
En honneur, ce sera charmant !
Le magister aux vers s’attache,
Et l’ carillonneur d’ Saint-Eustache
Met d’ la musique par-d’ssus tout ça ;
C’est un véritable opéra.

SUZANNE, à part.

Si elle pouvait s’en aller !

MADAME MOUSSINOT.

Ainsi je vais travailler à côté de toi... Ça me repose, moi, de travailler.

SUZANNE, à part.

Allons, c’est encore pire !

MADAME MOUSSINOT.

Quelle sera la surprise de M. Moussinot, quand il rentrera ce soir ! À propos de surprise, il faut que je te conte le rêve que j’ai fait cette nuit... le rêve le plus singulier...

SUZANNE, à part.

Ah ! je suis perdue ! elle n’en finira pas.

MADAME MOUSSINOT.

Il faut donc te dire que dans mon rêve, je me promenais dans le jardin ; il était sept heures du matin... Tiens, voilà mon aiguille désenfilée.

SUZANNE, chiffonnant son ouvrage.

Si nous rentrions à la maison ?

MADAME MOUSSINOT.

Eh ! non, laisse-moi donc achever.

 

 

Scène XII

 

SUZANNE, MADAME MOUSSINOT, LEBLANC et MOUSSINOT, cachés dans le bosquet

 

LEBLANC.

V’nez, v’nez... n’ faites pas de bruit... vous allez le voir à votre aise.

MOUSSINOT.

Mais il n’y a personne.

LEBLANC.

Chut ! écoutons.

MADAME MOUSSINOT, qui a enfilé son aiguille.

Ah ! m’y voilà... Il était donc sept heures du matin...

SUZANNE.

Vous ne vous levez pas d’ordinaire de si bonne heure.

MADAME MOUSSINOT.

Je le raconte les choses telles qu’elles sont... Lorsque tout à coup je me trouve en face d’un homme... d’un de nos adorateurs ; et devine qui c’était ?

SUZANNE.

Ce grand brun qui vous fait toujours des déclarations ?

MADAME MOUSSINOT.

Non pas.

MOUSSINOT, dans le bosquet.

Comment, des déclarations !

SUZANNE.

Ah ! le voisin Leblanc, mon futur, qui vous serre toujours la main quand mon oncle ne regarde pas.

MOUSSINOT.

Comment, compère, et vous aussi ?

LEBLANC.

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai.

MADAME MOUSSINOT.

Non, pas du tout... c’était ce petit blond que nous avons vu deux ou trois dimanches de suite au bal de Passy, et qui était si galant avec nous... Il a danse avec toi.

SUZANNE.

Oui, je sais bien... M. Anatole.

MADAME MOUSSINOT.

Justement. Eh bien ! avant que j’aie le temps de m’y reconnaître...

Air : Ça fait toujours plaisir.

V’là ce jeune homme qui m’implore
Dans les termes les plus doux,
Qui dit qu’il m’aime, qu’il m’adore,
Puis se jette à mes genoux ;
Enfin, les choses d’usage...
Il faut en convenir,
Quoique là-dessus, à mon âge,
On sache à quoi s’en tenir,
Ça fait (Bis.) toujours plaisir.

MOUSSINOT.

Des choses d’usage... dites donc, compère !...

LEBLANC.

Dissimulez, dissimulez !...

MADAME MOUSSINOT.

Et moi, j’étais de là... Ah ! finissez donc, monsieur !

SUZANNE.

Eh bien ! ma tante, il était à vos genoux ?...

MADAME MOUSSINOT.

Ah ! il avait bonne grâce, il faut l’avouer ; et peut-être que j’allais m’attendrir... on ne peut pas répondre... lorsque je crus entendre la voix de M. Moussinot, et je fis cacher le jeune homme, là, dans le pavillon.

SUZANNE.

Ah ! dans ce pavillon...

À part.

la rencontre est plaisante !

MADAME MOUSSINOT.

Mais écoute le plus intéressant. Le voilà dans ce pavillon, c’est bien ; mais comment l’en faire sortir ?

 

 

Scène XIII

 

SUZANNE, MADAME MOUSSINOT, LEBLANC, OUSSINOT, COURTAUD, accourant

 

COURTAUD.

Madame !... madame, que je vous dise : j’ai aperçu M. Moussinot rentrer en cachette, et se glisser le long des charmilles, comme quelqu’un qui craignait d’être vu.

MADAME MOUSSINOT.

Aurait-il des soupçons ?

SUZANNE.

Il ne faut pas qu’il nous surprenne.

COURTAUD.

C’est ce que je me suis dit.

MOUSSINOT.

Jusqu’à ce Courtaud ! le traître !

MADAME MOUSSINOT.

Air du vaudeville de Gilles en deuil.

Ici que notre esprit se montre :
De mon mari cachons-nous bien,
Et courons vite à sa rencontre
Pour qu’il ne se doute de rien.
Si pourtant le hasard lui livre
Le secret de mon plan joyeux,
Toujours un époux qui sait vivre
En pareil cas ferme les yeux.

Ensemble.

SUZANNE et COURTAUD.

Ici que notre esprit se montre,
De son mari cachons-nous bien, etc.

MADAME MOUSSINOT.

Ici que notre esprit se montre, etc.

Madame Moussinot, Suzanne et Courtaud sortent.

 

 

Scène XIV

 

MOUSSINOT, LEBLANC, sortant du bosquet, puis ANATOLE, sortant du pavillon

 

MOUSSINOT.

Ai-je assez dissimulé ? là je vous le demande !... ma femme, ma nièce... et ce fallacieux Courtaud !... Me serais-je attendu à trouver le dernier des hommes dans mon premier garçon de boutique !

Air de Lisbeth.

Mais concevez-vous ce que c’est,
Et ce qu’il faut que j’en présage ?
Le plus habile s’y perdrait ;
Cet entretien, ce cabinet,
Ce Courtaud et ce griffonnage ;
Pourquoi surtout c’ clerc de Paris ?

LEBLANC.

Au fait, les femmes qui, d’ordinaire,
Font de pareils tours à leurs maris,
N’ les font pas (Bis.) par-devant notaire.

Ça coûterait trop de papier timbré.

MOUSSINOT, allant au pavillon.

Voyons toujours.

LEBLANC.

Il n’y sera pas.

MOUSSINOT.

C’est égal ; c’est pour cela que je veux voir.

Il ouvre la porte du pavillon. Anatole en sort.

Ensemble.

Air : Dans une chaumière.

MOUSSINOT.

Quoi ! le téméraire
Est dans mon logis !
Nos soupçons, compère,
Sont donc éclaircis.

LEBLANC.

Le clerc de notaire
Est un peu surpris ;
Mes soupçons, compère,
Sont donc éclaircis.

ANATOLE.

Ça ! du caractère,
Songeons que je suis
Un clerc de notaire
Qui vient de Paris.

MOUSSINOT.

Ah ! quelle insolence !
V’nir à mon insu !

ANATOLE.

Est-ce une quittance ?

MOUSSINOT, menaçant.

Non, c’est un reçu.

Ensemble.

MOUSSINOT.

Quoi ! le téméraire, etc.

LEBLANC.

Le clerc de notaire, etc.

ANATOLE.

Çà ! du caractère ! etc.

MOUSSINOT.

C’est donc vous, le clerc de tantôt ?

ANATOLE.

Oui, monsieur, c’est moi qui suis le clerc.

Montrant Leblanc.

Monsieur le sait bien.

MOUSSINOT.

Et tu oses dire qu’un pareil acte est sorti de l’étude demaître Griffonnard ? tiens, lis !

ANATOLE, à part.

Diable ! celui-là sait lire, à ce qu’il paraît.

MOUSSINOT, tragiquement.

Qu’en dis-tu ?

LEBLANC.

Il se déconcerte.

ANATOLE.

Eh bien ! je dis que c’est vrai. Je suis un notaire d’hasard... mais quand vous saurez ce qui m’amène ici...

MOUSSINOT.

Nous le savons trop bien.

ANATOLE.

Ah ! vous savez... Tiens, qu’est-ce qui vous a appris ?...

MOUSSINOT.

Votre complice elle-même, perfide, séducteur !

ANATOLE.

Ah ! pour séducteur, ça c’est vrai ; j’en ai l’air, parce que j’ai déchiré mon pan en sautant par-dessus le mur, mais je vous jure que je n’ai que des vues légitimes... Ainsi vous devez être tranquille.

MOUSSINOT, à Leblanc.

Comment ! des vues légitimes sur ma femme ? il me semble qu’il faut que j’en demande raison.

Prenant la canne de Leblanc.

Défends-toi !

ANATOLE.

Un moment... la preuve, c’est que je voulais demander votre consentement.

MOUSSINOT.

Mon consentement ?

ANATOLE.

Dame, auriez-vous mieux aimé que j’agissasse à votre insu, et sans vous en prévenir ?... Là, je vous demande ce que ça vous fait ?

MOUSSINOT.

Ce que ça me fait ?... En garde !

LEBLANC.

Ferme ! il a peur.

ANATOLE.

Vous vous tachez pour rien.

MOUSSINOT.

Il faut que vous me tuiez ou que je vous tue.

ANATOLE.

Pardi ! s’il ne tient qu’à choisir... À qui en a-t-il donc ? et depuis quand tue-t-on les gens qui font des propositions honnêtes ?

 

 

Scène XV

 

MOUSSINOT, LEBLANC, ANATOLE, COURTAUD, VOISINS, VOISINES, avec des bouquets, puis MADAME MOUSSINOT et SUZANNE

 

LES VOISINS.

Air du vaudeville des Gascons.

Vive le voisin Moussinot !
Tout l’ village
Lui rend hommage.
On ne saurait crier trop haut
Vive le voisin Moussinot !

COURTAUD.

Pour célébrer un si beau jour,
Le même plaisir nous enflamme,
Mais le vrai plaisir de l’amour
Vous le devez à votre femme.

LES VOISINS.

Vive le voisin Moussinot, etc.

MOUSSINOT, à Courtaud.

Laisse-moi, traître ! tu me le paieras.

COURTAUD.

Mais, monsieur, c’est mon bouquet que je vous présente.

À part.

Il croit déjà que c’est le mémoire.

MADAME MOUSSINOT, à Anatole.

Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

ANATOLE.

Je vous demande pardon de me présenter ainsi devant vous.

MADAME MOUSSINOT.

Vous nous ferez toujours honneur et plaisir.

MOUSSINOT, à part.

Oui, un bel honneur !

MADAME MOUSSINOT.

On vient de tout m’apprendre ; et j’ai promis de m’intéresser pour vous.

À Moussinot.

Allons, mon ami, en faveur de ce jour, accorde à monsieur ce qu’il te demande.

MOUSSINOT.

Comment ! ce qu’il me demande ?

MADAME MOUSSINOT.

Tu ne peux pas douter du plaisir que ça me fera.

MOUSSINOT.

Ah ! c’en est trop ! il faut que j’éclate devant tout le monde.

MADAME MOUSSINOT.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MOUSSINOT.

Vous êtes tous mes amis et mes voisins ; eh bien ! apprenez que monsieur que voilà, vient ici avec le consentement de ma femme... Vient ici pour...

MADAME MOUSSINOT.

Vient ici demander la main de Suzanne, oui, il vient pour l’épouser.

ANATOLE, à madame Moussinot.

Ne lui parlez donc pas de ça, il va vous faire mettre en garde.

MOUSSINOT, bas, à Leblanc.

Hein ! dites donc, voisin, qu’est-ce qu’il y a à dire à cela ?

LEBLANC, bas, à Moussinot.

Morgue ! est-ce que vous donnez là-dedans ?

MOUSSINOT, de même.

Dame, oui, à plein collier.

LEBLANC, de même.

Ne voyez-vous pas que c’est une frime ?... Et le pavillon... et ce que j’ons entendu... Que vous êtes facile à amadouer ! Tenez, regardez...

À part.

C’est qu’il est bête... il est bête !

MOUSSINOT, de même.

Il faut donc que je r’éclate de nouveau ?

LEBLANC, de même.

Non pas... J’ sommes encore plus fins qu’eux, et vous allez voir... Dites que vous accordez.

MOUSSINOT, à haute voix.

Alors, puisque c’est comme ça, j’accorde.

MADAME MOUSSINOT.

Mon cher mari !

SUZANNE.

Mon cher oncle !

ANATOLE.

C’était bien la peine de faire tant de façons ?

MOUSSINOT, bas, à Leblanc.

Eh bien ! dites donc, compère...

LEBLANC, bas, à Moussinot.

Vous avez dans votre poche mon contrat tout dressé, faites-leur signer.

MOUSSINOT, haut.

Et pour preuve que j’accorde, vous allez signer le contrat.

TOUS, excepté Leblanc.

Oh ! très volontiers.

LEBLANC, bas, à Moussinot.

Morgue ! nous allons rire : signez donc, compère ; c’est à vous à signer le premier... C’est là où je les attendions, et les v’là au pied du mur.

MOUSSINOT, bas, à Leblanc.

Eh ben ! v’là ma femme qui signe.

LEBLANC, de même.

C’est bon.

MOUSSINOT, de même.

Et Suzanne aussi.

LEBLANC, de même.

Tant mieux... Laissez donc faire.

Haut, à Anatole.

À vous, monsieur.

Bas, à Moussinot.

Vous allez voir le jeune homme... Il s’en gardera bien...

Riant.

Ah ! ah ! ah !

MOUSSINOT, bas, à Leblanc.

Ah ! j’entends, à présent.

Regardant Anatole.

Eh bien ! il a signé.

LEBLANC.

Il a signé !

MOUSSINOT, à Leblanc.

Air : Six mois de constance.

Ô surprise extrême !
Nous sommes dupes tous deux ;
Quoi ! mon stratagème
À l’air de les rendre heureux.

ANATOLE et SUZANNE.

Ô bonheur suprême !
L’amour comble tous mes vœux :
J’obtiens ce que j’aime !
Est-il un sort plus heureux ?

MADAME MOUSSINOT, à son mari.

À vos soupçons faites trêve ;
Par un hasard très peu commun,
Tout cela n’était qu’un rêve,
Leur bonheur seul n’en est pas un.

Ensemble.

MOUSSINOT et LEBLANC.

Ô surprise extrême ! etc.

ANATOLE et SUZANNE.

Ô bonheur suprême ! etc.

MADAME MOUSSINOT.

Ô bonheur suprême !
L’amour comble tous leurs vœux ;
Avec ce qu’on aime
Est-il un sort plus heureux ?

MOUSSINOT.

Ah çà ! cette conversation que vous teniez avec Suzanne... et les choses d’usage ?...

MADAME MOUSSINOT.

Ah ! vous écoutiez ; c’était un rêve délicieux !...

MOUSSINOT.

Comment, c’était un rêve ?

MADAME MOUSSINOT.

Venez à la maison, monsieur ; de nouvelles surprises vous y attendent ; car c’est aujourd’hui votre fête.

MOUSSINOT.

La Saint-Rigobert !... Ah ! je devine tout à présent, et je rends à Courtaud mon estime et ma considération... Ah çà ! tu connais donc la famille du jeune homme ?

MADAME MOUSSINOT.

Sois tranquille ; M. Benjamin Anatole est d’une des premières maisons de Passy.

MOUSSINOT.

Ma foi, je n’ai été trompé qu’en songe.

À Leblanc.

Mais si quelqu’un l’est pour tout de bon, il me semble que c’est vous, compère.

LEBLANC.

Pas du tout.

Montrant Anatole.

C’est lui.

Désignant Suzanne.

Elle est trop éveillée ; j’aurais peur de faire de mauvais rêves.

MOUSSINOT.

Allons, allons, vous dissimulez.

À part.

Il veut faire le finot ; mais il est bête... Dieu ! qu’il est bête !

Vaudeville.

Air : G’ n’y a que Paris. (Les Poètes sans souci.)

MOUSSINOT.

Pour êtr’ trahi, l’on n’en meurt point,
C’est c’ qu’on voit chaqu’ jour en ménage :
Suivez mon exemple en tout point,
Et loin de foire du tapage,
Pauvr’s époux qui vous désolez,
Dissimulez.

MADAME MOUSSINOT.

Malgré vos quarante ans et plus,
Vous qui voulez plaire sans cesse,
Appuyez fort sur vos vertus,
Vantez tout haut votre sagesse,
Et sur vos printemps écoulés
Dissimulez.

LEBLANC.

Quand on me m’nac’, si j’ m’en croyais,
Je m’ mettrais d’abord en colère ;
Mais pour raison qu’ je n’ dis jamais,
J’ prends toujours le parti de m’ taire.
Faites comm’moi, brav’s qui tremblez,
Dissimulez.

ANATOLE.

Vous qui brillez par vos tailleurs.
Vous à Coblentz que l’on regarde,
Vous passez pour de grands seigneurs,
Pour gens d’esprit ; mais prenez garde,
Vous vous perdez si vous parlez,
Dissimulez.

SUZANNE, au public.

Si l’ouvrage vous satisfait.
D’applaudir donnez tous l’exemple ;
Mais par malheur, s’il vous déplaît,
Faites comme au boul’vard du Temple ;
Oui, vous tous ici rassemblés,
Dissimulez.

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