Le Fils de Cromwell (Eugène SCRIBE)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 29 novembre 1842.

 

Personnages

 

RICHARD CROMWELL, fils du Protecteur

CHARLES STUART, prétendant

MONCK, général parlementaire

LAMBERT, général républicain

EPHRAIM KILSEEN, membre du long parlement

LORD PENRUDDOCK, du parti royaliste

UN OFFICIER parlementaire

SYDENHAM, officier de service

UN VALET

LADY RÉGINE TERRINGHAM, du parti royaliste

HÉLÈNE NEWPORT, pupille de lord Penruddock

 

Au mois de mai 1660.

 

Dans le comté de Berks, au château de lady Terringham, pendant les trois premiers actes. À l’auberge de l’Ours noir, au quatrième acte. Au palais de White-Hall, au cinquième acte.

 

 

ACTE I

 

Un salon élégant dans le château de lady Terringham. Porte au fond. Deux portes à gauche. Deux portes à droite.

 

 

Scène première

 

LADY RÉGINE, tenant des papiers à la main, HÉLÈNE, travaillant à une tapisserie

 

Elles sont assises près d’une table à droite.

LADY RÉGINE.

Oui, ma chère Hélène, je suis enchantée, tout va à merveille.

HÉLÈNE.

Tu trouves, cousine, lorsqu’ici même nous n’osons causer qu’à voix basse et les portes bien fermées, lorsque l’Angleterre entière tremble au nom seul de Cromwell !

LADY RÉGINE.

Et moi, je l’aime ! Il a chassé ce parlement qui avait chassé son souverain ; il a immolé la liberté comme il avait immolé son roi ! c’est bien ! c’est juste ! je fais comme la nation ; je lui vote des remerciements.

HÉLÈNE.

En voteras-tu à ses soldais, qui traitent l’Angleterre en pays conquis ?

LADY RÉGINE.

Tant mieux !

HÉLÈNE.

Qui, l’autre semaine encore, voulaient piller ce château comme appartenant à des royalistes.

LADY RÉGINE.

Il n’y a pas de mal !

HÉLÈNE.

Et sans M. Clarck, notre jeune voisin, qui a pris notre défense, et à qui cet acte de courage coûtera peut-être la vie !...

LADY RÉGINE, vivement.

Non !... non !... j’espère qu’il ne sera pas inquiété ; aucune lettre de Londres, aucun papier public ne parle de cette affaire.

HÉLÈNE.

En attendant, voilà deux jours que nous n’avons vu M. Clarck, et l’officier qui commandait le détachement a fait un rapport qu’il a envoyé à Cromwell.

LADY RÉGINE.

Eh bien ! ma chère, d’un moment à l’autre, arrivera l’ordre du protecteur de saisir... non, de protéger mes biens comme il protège déjà les tiens !... Il n’y a pas de mal !... Confiscations, exils, emprisonnements, il en fera tant à nous et aux siens, que ces bons Anglais, semblables aux grenouilles qui demandent un... protecteur, finiront par regretter l’ancienne tyrannie qui respectait leurs biens et leurs personnes.

Se levant.

Oui, bientôt, j’en ai l’espoir, Stuart rentrera dans son royaume !... Et nous, ses partisans et ses amis, nous brillerons à sa cour !... Je serai duchesse et surintendante de la maison de la reine... peut-être mieux encore !... Et toi, Hélène, fille de lord Newport, tué à Dunbar, toi, ma cousine et la pupille de lord Penruddock, le plus opiniâtre de nos conjurés, tu seras... tu seras ce que tu voudras... D’abord, on te rendra tous tes biens... pour le moins !...

HÉLÈNE.

Peu m’importe...

LADY RÉGINE.

On te donnera un jeune et beau mari, un élégant seigneur qui te fera briller à la cour.

HÉLÈNE.

Oh ! pour cela, cousine, je n’y tiens pas !

LADY RÉGINE.

J’entends, tu tiens toujours à tes goûts de retraite ; tu veux te retirer dans tes terres, quand on te les aura rendues, et vivre en fermière du pays de Galles.

HÉLÈNE.

Pourquoi pas ? Excepté lord Newport, mon frère, qui partage l’exil du roi, presque tous mes parents ont péri sur les champs de bataille ; orpheline et sans biens, la plus humble existence, si elle m’offre le repos de cœur et d’esprit, me paraîtrait préférable à l’agitation et aux inquiétudes qui nous entourent, à ces espérances tant de fois trompées et toujours renaissantes, à ces complots mystérieux, à ces relations intimes avec une foule de conspirateurs en sous-ordre, intrigants que vous décorez de toutes les vertus, dès que vous leur supposez celle d’être royalistes ! Non pas que je n’admire autant que toi ceux qui, vraiment dignes de ce titre, ont, comme mon père, dans les champs de Dunbar ou de Worcester, versé leur sang pour la cause des Stuarts... Leur naissance, leur position, loin leur faisait un devoir de prendre une part active à nos discordes civiles !... Mais nous, ma chère cousine, nous, qui sommes femmes... essayer d’apaiser les haines, de rapprocher nos frères, ou, du moins, de leur rendre, dans l’intérieur de leurs foyers, un peu de ce calme et de ce bonheur qu’ils ne peuvent plus trouver au dehors, tendre la main à ceux qui souffrent, consoler ceux qui pleurent, ou pleurer avec eux, et, quels que soient le rang ou l’opinion, ne connaître qu’un parti... celui du malheur, voilà notre rôle à nous...

LADY RÉGINE, avec ironie.

En vérité !...

HÉLÈNE.

Et je ne comprends pas comment, toi et mon tuteur, vous pouvez vivre dans cette atmosphère d’intrigues qui serait pour moi un supplice !

LADY RÉGINE.

Et qui fait mon bonheur ! C’est justement parce qu’on nous refuse, à nous autres femmes, le courage et le droit de braver les périls, qu’il y a, dans cette vie hardie et aventureuse, tant d’émotions et de charmes ! Veuve de lord Terringham, maîtresse de mon sort, et n’exposant que moi, j’aime cette activité que demandent les complots politiques ! du reste, sans m’écarter de la prudence nécessaire à nos projets : m’occupant, le matin, de l’administration de mes biens, ne voyant, en apparence, que loi et M. Clarck, notre jeune voisin, qui passe toutes ses soirées avec nous, et qui, pendant que nous travaillons, nous lit des vers manuscrits du secrétaire de Cromwell...

HÉLÈNE, souriant.

Le Paradis perdu !

LADY RÉGINE.

Sans se douter que cette femme, si réservée et si timide, en apparence, égale en audace le Satan du républicain Milton ; tient, la nuit, des conciliabules avec les nobles des environs ; correspond avec lord Newport, et Stuart lui-même, au risque de ses jours !... Cela effraie, mais cela occupe ! J’ai pris pour emblème cet oiseau des orages, l’alcyon, qui n’est heureux qu’aux approches de la tempête ; et me condamner au repos de la vie intérieure, serait mon arrêt de mort... Je n’y survivrais pas !

HÉLÈNE.

Silence !...

 

 

Scène II

 

HÉLÈNE, LADY RÉGINE, EPHRAÏM, paraissant à la porte du fond avec quelques hommes habillés de noir, a qui il donne des ordres ; puis il s’avance lentement

 

HÉLÈNE.

Qui nous vient là ?... Ce vieux uniforme, ce grand sabre et cette bible...

LADY RÉGINE.

C’est quelque puritain, quelque indépendant, quelque partisan de la cinquième monarchie... Comment l’a-t-on laissé entrer ?

EPHRAÏM.

Toutes les portes se sont ouvertes devant moi... Je viens, au nom et par l’ordre de son altesse Olivier Cromwell, lord protecteur des trois royaumes, faire inventaire exact de ce domaine et de ses dépendances, et les mettre sous le séquestre.

LADY RÉGINE.

Et vous vous êtes empressé d’obéir...

EPHRAÏM, à part.

Il le faut bien... car le tyran...

Haut.

Le maître a dit : « Ephraïm Kilseen, va au château de Terringham, où un jeune homme, un nommé Clarck, a osé tirer l’épée contre les nôtres... J’ai des raisons pour pardonner à cet insensé, et je pardonne aussi à la Moabite dont il a pris la défense ; mais je ne pardonne pas à son château... va le prendre.

HÉLÈNE.

Pour vous !

EPHRAÏM.

Non pas.

À part.

Et c’est là le mal...

LADY RÉGINE, qui pendant ce temps, a examiné Ephraïm.

Eh ! mais... je ne me trompe pas... cette voix... ces traits... nous sommes en pays de connaissance... c’est Josué Nikleby.

EPHRAÏM.

C’était mon nom sur la terre.

LADY RÉGINE.

Un de nos vassaux... qui a longtemps exercé dans le canton la double profession d’aubergiste et de maître d’école.

EPHRAÏM.

Moi-même... Mon nom dans le ciel est, maintenant. Ephraïm Kilseen, défenseur du peuple et de la foi, membre du dernier parlement.

LADY RÉGINE.

Et c’est toi...

Se reprenant.

c’est vous, Ephraïm, qui venez vous emparer de ce château où vous êtes né, où vous avez été élevé : car si j’ai bonne mémoire... il me semble que mon noble père...

EPHRAÏM.

C’est vrai ! Le vieux gentilhomme m’a fait donner de l’instruction, et la lumière est venue ; et je me suis demandé pourquoi d’autres avaient des châteaux et des terres, quand moi, Josué Nikleby, je n’en avais pas ! Il faut de l’équité, et, rois ou gouvernements, j’ai juré de renverser tous ceux qui ne me feraient pas ma part... que j’attends encore... C’est pour cela que j’ai quitté mon auberge de l’Ours noir, que j’ai marché avec l’armée presbytérienne contre Stuart, contre cet impie qui dérobait, dit-on, le pouvoir à son peuple.

LADY RÉGINE.

Eh bien ! vous l’ayez renversé... vous avez fait tomber sa tête et sa couronne !...

EPHRAÏM.

La belle avance ! Celte couronne... un homme s’est baissé, qui l’a ramassée et gardée pour lui seul... ce n’était pas la peine de se battre.

LADY RÉGINE.

Je vois qu’Ephraïm est dans les mécontents...

EPHRAÏM.

Et comment ne pas l’être, quand ceux qui les derniers ont mis la main à l’œuvre, dépouillent les serviteurs de Dieu !... Tout ce que nous avons semé, ils le récoltent... Tout ce que nous avons pris, ils nous le prennent.

LADY RÉGINE.

C’est révoltant !...

EPHRAÏM.

N’est-ce pas ?

LADY RÉGINE.

Et je m’étonne que vous vous ne vous révoltiez pas.

EPHRAÏM.

Patience ! Ils m’avaient nommé de ce parlement qui devait gouverner l’Angleterre. Nous étions cent quarante-quatre souverains.

LADY RÉGINE, à Hélène.

Oui, c’est ordinairement par les sommités que l’on représente une nation, Cromwell avait agi en sens contraire, et c’était parmi les tailleurs, les taverniers, les corroyeurs et les brasseurs qu’il avait cherché une majorité...

EPHRAÏM.

Qui savait à peine lire aussi. Ancien maitre d’école, je me croyais à ma classe, et je devais naturellement y acquérir l’ascendant que donne la parole sur ceux qui se taisent ! J’avais déjà vingt-deux voix qui m’étaient acquises à tout événement ! vingt-deux voix qui ne criaient que par la mienne ! Il y avait de quoi faire du bruit, de quoi se rendre redoutable ; cela commençait déjà, lorsqu’un matin arrive à Westminster cet enfant de Baal, ce Cromwell, ce tyran déchaîné sur Israël. Il pénètre dans l’enceinte du parlement, et sans demander la parole que j’avais, il la prend comme il prend tout, et d’une voix de tonnerre, près de laquelle mes vingt-deux n’étaient rien : « Vous n’êtes plus les élus du peuple, allez-vous-en ! Dieu vous a rejetés... Allez-vous-en ! » Et, comme nous hésitions, malgré son invitation à sortir... de chez nous, il frappe du pied, les portes s’ouvrent, paraissent deux files de soldats dont l’aspect et les hallebardes changent en fuite la retraite de mes honorables collègues et la mienne. Cromwell sort le dernier, ferme les portes de Westminster, en met les clefs dans sa poche, et, le lendemain sur les murs de cette chambre, veuve de son parlement, les plaisant de Londres avaient crayonné ces mots : Chambre à louer, non meublée.

LADY RÉGINE.

Je conçois que vous soyez indigné.

EPHRAÏM.

Et je ne suis pas le seul !... Tous les serviteurs du vrai Dieu, tous les nôtres sont comme moi... Ils ne sont plus rien... et ils n’ont rien ; ils sont furieux contre un traître que nous avons élevé au pouvoir, et qui y reste... qui veut y rester...

LADY RÉGINE.

C’est votre faute !... Pourquoi un orateur aussi distingué s’est-il attelé au char du tyran ?

EPHRAÏM.

Que voulez-vous ? Tant qu’il sera sur ce char... Ah ! quand il n’y sera plus... nous verrons.

LADY RÉGINE, à demi-voix.

Et s’il y avait moyen de l’en renverser et de vous mettre à sa place...

EPHRAÏM.

Moi !

LADY RÉGINE.

Vous ! et les vôtres !

EPHRAÏM.

Mes vingt-deux !... dans le char ?...

LADY RÉGINE.

Pourquoi pas ?

EPHRAÏM.

Ils n’en ont pas l’habitude ! Et moi, Ephraïm le puritain, ancien membre du parlement, et défenseur du peuple, je ne tiens plus à la vanité des titres.

LADY RÉGINE.

Un pareil désintéressement...

EPHRAÏM.

Les fonctions publiques vous mettent en évidence et font crier après vous, tandis que des capitaux... ça ne se voit pas et ne vous empêche pas d’être populaire... Mon système est qu’il faut que tout le monde soit heureux... et pour cela que chacun ait cinq ou six cents guinées de revenu.

LADY RÉGINE, souriant.

Pour un gouvernement économique... c’est un peu cher, et en attendant que tout le monde soit pourvu...

EPHRAÏM, baissant les yeux.

Je n’empêche pas que l’on commence par moi.

LADY RÉGINE, à demi-voix et vivement.

Et ce n’est pas impossible... Il ne s’agit que de s’entendre, de réunir nos efforts contre l’ennemi commun et de renverser Cromwell... pour arriver après cela à votre système.

EPHRAÏM.

Quoi !... vous, milady, vous en seriez aussi !

LADY RÉGINE.

Pourquoi pas ? Quand on n’a rien... et je suis comme vous ! Maintenant que voilà mes biens confisqués.

EPHRAÏM.

C’est juste, et dans l’occasion vous pouvez compter sur moi...

LADY RÉGINE.

Nous y comptons, moi et les miens, mais pour ne pas donner de soupçons... exécutez vos ordres... procédez à l’inventaire qui vous est prescrit.

EPHRAÏM.

Vous le voulez !... Que Dieu vous protège, milady !

LADY RÉGINE.

Et vous aussi, mon nouvel allié !

Ephraïm sort.

 

 

Scène III

 

LADY RÉGINE, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE, qui est restée assise près de la table.

Je n’en reviens pas et je t’admire... un ennemi envoyé contre toi...

LADY RÉGINE, allant s’asseoir de l’autre côté de la table.

Dont je fais un partisan ; j’aime les ennemis à séduire... les ennemis à vaincre !

HÉLÈNE.

Et comment feras-tu quand lu n’en auras plus, quand le roi Charles sera rétabli par toi sur le trône de ses pères ?

RÉGINE.

Il y a toujours des ministres à faire ou à défaire ! des places à enlever à ses ennemis, ou à donner à ses amis ! et quel bonheur de voir à ses pieds tout ce peuple de courtisans et de solliciteurs ! Quel bonheur surtout s’il y a dans la foule et à l’écart un mérite modeste et timide, qui ne serait rien par lui-même et qui devient tout par vous ; que l’on contemple avec orgueil, comme son œuvre, sa création, et qui en secret vous adore comme une divinité bienfaisante et mystérieuse... Cela a toujours été mon rêve !...

HÉLÈNE.

Toi !... des rêves de tendresse... ce n’est pas possible !

LADY RÉGINE, souriant.

C’est-à-dire que lu me crois incapable d’aimer !

HÉLÈNE.

Lord Penruddock, mon tuteur, que tu as promis d’épouser si la conspiration réussit...

LADY RÉGINE.

C’est là de la politique... et nous parlions d’amour !

HÉLÈNE.

Tu aimes donc ?

LADY RÉGINE.

Pourquoi pas ?

HÉLÈNE, avec joie.

Ah ! j’en suis ravie !

LADY RÉGINE.

Qu’est-ce que cela te fait ?

HÉLÈNE.

C’est que depuis longtemps j’avais aussi une confidence à te faire et que je n’osais pas !... Tu es si occupée !... Pour cela j’attendais le retour de mon oncle... mais maintenant...

LADY RÉGINE, vivement.

Parle vite !

UN DOMESTIQUE, en livrée, annonçant.

Monsieur Clarck.

TOUTES DEUX, avec émotion se mettant la main devant la bouche l’une de l’autre.

Tais-toi !

LADY RÉGINE.

Ne lui parle pas d’Ephraïm ni de sa visite.

HÉLÈNE.

Sans doute, il voudrait le jeter par les fenêtres.

 

 

Scène IV

 

CLARCK, debout, LADY RÉGINE et HÉLÈNE

 

LADY RÉGINE.

Nous étions inquiètes de vous, monsieur Clarck.

HÉLÈNE.

Deux jours sans nous rendre visite.

LADY RÉGINE.

Depuis trois mois que vous habitez le pays, c’est la première fois.

CLARCK.

Je vous remercie, miss Hélène, et vous lady Régine, d’avoir daigné vous apercevoir de l’absence de votre pauvre voisin.

HÉLÈNE, avec inquiétude.

Et cette absence n’avait rien d’inquiétant ?

CLARCK.

Si vraiment ! Une importante affaire... une inondation menaçait ma petite prairie qui s’étend jusqu’aux bords du Kennet.

LADY RÉGINE.

Ce n’est que cela.

CLARCK.

C’est beaucoup pour moi qui n’ai d’autre mérite que celui de propriétaire.

RÉGINE.

C’est trop de modestie ! Avec votre instruction et vos talents, vous pouvez vous faire un nom, briller dans nos assemblées politiques, et arriver, comme tant d’autres au pouvoir...

CLARCK, avec un soupir.

Ah !... milady !... l’on est si bien chez soi... Il y a un axiome persan, que j’estime beaucoup, et qui dit : Pour être heureux, cache ta vie.

HÉLÈNE, vivement.

Et cet axiome a raison.

CLARCK.

N’est-ce pas ?

LADY RÉGINE.

Mais si chacun raisonnait ainsi, que deviendrait le bonheur du pays ?

CLARCK.

Son bonheur !... Tenez, milady, trop de monde s’en mêle !... et j’ai idée que tout irait mieux si la moitié de nos hommes d’état abandonnaient le timon des affaires et se mettaient comme moi à la charrue... C’est un si bel état que celui de fermier !

HÉLÈNE, souriant.

Quand on l’exerce comme vous !

LADY RÉGINE, se levant et prenant la gauche du théâtre.

Oui !... un fermier original... Vous retirer à douze milles de Londres... acheter dans le comté de Berks un petit domaine où vous ne voyez ni ne recevez personne...

HÉLÈNE.

N’être dans ce temps de trouble d’aucun parti, et n’avoir dans le pays aucun protecteur.

CLARCK, les regardant.

J’ai mieux que cela... Il me semble que j’ai des amis.

LADY RÉGINE.

Vous avez raison...

HÉLÈNE.

Et votre père, monsieur Clarck ?

LADY RÉGINE.

Il ne vient donc pas vous voir ?

CLARCK.

Non ! nous sommes brouillés !

HÉLÈNE.

Pourquoi ?

CLARCK.

Est-il besoin de le demander ? Est-il aujourd’hui en Angleterre une seule maison où la différence d’opinion et de principes ne divise le frère et la sœur, le fils et le père ?... Le mien, à qui j’aurais donné mon sang et ma vie, indifférent aux sentiments de tendresse qui remplissaient mon cœur, ne pouvait me comprendre ni m’aimer !... Il m’a éloigné de lui... j’ai obéi...

LADY RÉGINE.

Il est à Londres ?...

CLARCK, avec indifférence.

Oui, milady... Il y occupe une place que peut-être il ne gardera pas longtemps... Alors j’irai partager son sort... quel qu’il soit !... Alors, sans me demander compte de mes opinions, il me permettra peut-être d’être son fils...

LADY RÉGINE.

Un mot seulement... Il n’est donc pas royaliste ?...

CLARCK, tressaillant.

Non, madame !...

D’un air sombre.

Au contraire !...

LADY RÉGINE, avec joie.

Tandis que vous, monsieur Clarck...

CLARCK, froidement.

Moi, milady !... je suis pour la paix, la vraie liberté et le bonheur de l’Angleterre !... C’est vous dire que je ne suis d’aucun des partis actuels... et que personne ne veut de moi ! Voilà pourquoi je me suis décidé à vivre seul !... Là-bas et parmi les miens, je n’existais pas ; et lorsque, sous les beaux arbres de ma petite métairie, je me suis vu à l’abri des querelles de parti et des discussions de famille, semblable au matelot qui n’entend plus gronder l’orage, je me suis senti respirer et renaître, et, tout entier au calme des champs, à l’étude, à l’amitié... j’ai vu s’écouler les trois mois les plus heureux de ma vie, trois mois où je vous voyais tous les jours, et où chaque journée ne laissait après elle que de doux souvenirs, et l’espoir plus doux encore du lendemain.

LADY RÉGINE.

Par malheur, nous vivons dans un temps où l’on ne respecte rien, pas même les fermiers. Vos jours ont pu être épargnés, mais votre belle prairie, qui s’étend jusqu’aux bords du Kennet, ne le sera peut-être pas !...

CLARCK.

Pourquoi cela ?

HÉLÈNE.

Pour avoir pris notre défense.

LADY RÉGINE.

Oser défendre son bien ou celui de ses amis, résister au pillage ou aux exactions, c’est un crime que le tyran punit de confiscation ou de mort.

Hélène, qui a remonté le théâtre, redescend près de sa cousine pour lui imposer silence.

CLARCK.

Ah ! quelle idée avez-vous de Cromwell ?

HÉLÈNE.

Vous ne savez donc pas de quoi il est capable ? vous ne le connaissez donc pas ?

CLARCK.

Mais vous-même, miss Hélène, le connaissez-vous ?

HÉLÈNE.

Je ne le connais que trop !... Son nom seul m’inspire un effroi que je ne puis maîtriser. Je vois toujours ces traits durs et sévères, ces yeux gris et perçants ; j’entends cette voix sombre résonner à mon oreille, comme une cloche de mort, et s’il fallait me retrouver en face de lui une seconde fois...

CLARCK.

Quand donc l’avez-vous vu, la première ? et où étiez-vous ?

HÉLÈNE.

À ses pieds ! lui demandant la grâce de ma mère, qui, après la bataille de Worcester, avait reçu dans son château Charles II, errant et fugitif !... Oui, monsieur, il y avait peine de mort pour qui donnait un asile et du pain à son roi, et ma mère avouait son crime ! Comme son mari, lord Newport, elle allait payer de sa tête, son courage et sa fidélité. Il y a dix ans de cela, j’en avais douze à peine ; et, seule, abandonnée de tous, il me semblait que les prières et les larmes d’un enfant devaient toucher le cœur le plus farouche, même celui de Cromwell ! Mais comment pénétrer jusqu’à lui ?... Repoussée par ses soldats, je me tenais à la porte du palais, priant et pleurant, lorsque deux officiers parlementaires, dont l’un avait l’air d’un gentilhomme et l’autre d’un brasseur de la cité, s’arrêtent devant moi et m’interrogent : « Ah ! elle est fille d’un lord, dit le premier ; et elle est gentille, dit l’autre... Viens, nous allons chez son altesse le lord protecteur, nous t’y conduirons ! » Et je les suivis à travers des détours sans nombre, remplis de soldats, qui, tous, les saluaient avec respect... Nous arrivâmes à une petite chambre, basse et sombre, où une nombreuse famille, rangée autour d’une table ronde, écoulait respectueusement un soldat de moyenne stature, qui, tournant le dos à la porte d’entrée, leur lisait d’un ton solennel un chapitre de la bible. Au bruit que nous fîmes, il se leva avec effroi... Mais, à la vue de mes deux conducteurs, il se remit promptement, en disant : « Ah ! c’est toi, George Monck ; c’est toi, Lambert, que me voulez-vous ? »

CLARCK.

George Monck ?

LADY RÉGINE.

Qui, jadis royaliste, sert maintenant Cromwell.

CLARCK.

Et Lambert, le républicain ?

LADY RÉGINE.

Qui a demandé la mort de Charles Ier...

HÉLÈNE.

C’est vrai, mais dans ce moment il demandait la vie de ma mère ! Je m’étais jetée aux pieds du tyran, en criant : Grâce et pitié ! Il répondit, sans me regarder : « Éloignez cette enfant... » Monck fit un pas pour obéir, Lambert se plaça devant lui. – Non, je ne sortirai pas ! m’écriai-je en m’attachant aux vêtements de Cromwell, sous lesquels je sentais cette cuirasse, qu’il n’ose jamais quitter ; non, je ne sortirai pas ! Par ce livre sacré, par cette sainte bible, que vous lisiez, soyez clément et miséricordieux ! – Cette bible, répondit-il en baissant la tête d’un air faussement affligé, cette bible nous trace en effet notre devoir, car il y est dit : « Vous frapperez les Amalécites et leurs enfants, et les derniers de leur race !... »Enfant, j’ai donc eu tort de l’épargner. – À ces mots, j’entendis un cri d’indignation ; il venait d’un des jeunes gens, qui, assis devant la table, et nous tournant le dos, fit un geste pour se lever ; mais sa sœur appuya sa main sur son épaule et le força de se rasseoir. Pendant ce temps, on m’entraînait hors de la chambre, sans que les deux généraux, debout et les yeux baissés devant le maître, osassent prendre ma défense ; et, en m’éloignant, j’entendis Cromwell furieux s’écrier : « Silence ! Richard ! silence, mon fils ! » Puis la voix s’éteignit... rien n’arriva plus à mon oreille. Je courus rejoindre dans sa prison ma pauvre mère, n’ayant plus d’autre espoir que de mourir avec elle ! lorsque, le soir, les portes du cachot s’ouvrirent, nous vîmes entrer Monck : « Rassurez-vous, dit-il à ma mère, vous vivrez, milady, ainsi que votre fille ; Cromwell se contente de confisquer vos biens et de vous exiler en Écosse... Ni Lambert, ni moi n’aurions eu le pouvoir de le fléchir : c’est son fils, c’est Richard Cromwell, qui, après le départ de votre fille, s’est écrié : – Mon père, lorsque je vous ai demandé la vie de Charles Ier, vous m’avez repoussé, en me parlant du salut de l’État ; le salut de l’État dépend-il, aujourd’hui, de la mort de ces deux femmes ? Voulez-vous forcer vos enfants à rougir de votre nom, à répudier un jour votre héritage, où il y aura encore plus de sang que de gloire ? – La loi, la loi, répondait Cromwell, pâle de fureur, la loi les condamne ! Je mettrai à mort les Stuart et tous leurs partisans. – Commencez donc par votre fils : Vive Stuart ! vive le roi !... Et lady Élisabeth, sa sœur, lui tendant la main, répéta avec lui ce cri de mort : Vive Stuart !... » À ce coup imprévu, Cromwell, anéanti, était tombé sur un fauteuil, en murmurant : « Même parmi mes enfants !!! » Une heure après, notre grâce avait été signée !

CLARCK.

Et Richard... vous ne l’avez pas revu ?

HÉLÈNE.

Il fallut, le soir même, partir pour l’exil, sans lui témoigner une reconnaissance que je lui ai toujours gardée.

CLARCK.

Et Monck ?

LADY RÉGINE.

Oh ! c’est différent ! Nous l’avons beaucoup vu l’année dernière en Écosse, où il commandait.

On entend au dehors un roulement de voiture.

HÉLÈNE.

Écoutez !... écoutez, ma cousine... Une voiture entre dans la cour du château !... C’est lui !... c’est mon oncle.

LADY RÉGINE.

Lord Penruddock !

HÉLÈNE.

Je cours le recevoir.

 

 

Scène V

 

LADY RÉGINE, CLARCK

 

CLARCK.

Lord Penruddock... est-il allié ou parent de celui qui a figuré dans l’affaire du capitaine Grave et dans celle du docteur Hervet ?...

LADY RÉGINE.

C’est lui-même... je le crois du moins... Tuteur d’Hélène, depuis la mort de sa mère... nous le voyons rarement !...

CLARCK.

Eh bien ! milady, par l’intérêt, par la bien vive affection que je vous porte, tant mieux ! C’est un de ces personnages inquiets, remuants, que la fin de toutes les révolutions voit toujours éclore et bourdonner ! Véritables mouches du coche, qui vont, viennent, ont besoin de se montrer, de parler, de savoir des nouvelles, et se croient des conspirateurs, parce qu’ils portent des lettres... dont ils ignorent le contenu. Marionnette politique qui ne voit ni ne connaît la main qui tient le fil ; celui-ci est l’agent de la haute noblesse royaliste, le coureur, l’homme d’affaires de la restauration, qui lui fait exécuter ses projets, sans jamais les lui confier... Aussi, il n’y a pas de complot où il ne se trouve mêlé, sans rien y comprendre ; et, si jusqu’ici il en est sorti libre et absous, ne l’attribuez, ni à son adresse, ni à sa nullité ; mais aux services mêmes, que sans le vouloir, il rend à Cromwell.

LADY RÉGINE, inquiète.

Comment cela ?

CLARCK.

On m’a assuré que le lord protecteur le regarde comme un de ses plus précieux et fidèles émissaires... Noble espion, qui le sert... gratis, et ne le trompe jamais ! Dès que lord Penruddock paraît quelque part, il y a complot !... suivez sa trace... vous le trouverez.

LADY RÉGINE, à part.

Ah ! mon Dieu !

CLARCK.

Voilà pourquoi sa présence ici, m’inquiéterait pour vous.

LADY RÉGINE, allant au devant de lui.

Le voici !

 

 

Scène VI

 

CLARCK, LADY RÉGINE, PENRUDDOCK

 

PENRUDDOCK.

Enfin, après trois mois de voyage, ma chère lady Régine...

Apercevant Clarck.

Quel est ce monsieur ?

LADY RÉGINE.

M. Clarck, qui, depuis votre départ, a acheté le petit domaine qui touche au nôtre et qui nous a défendues dernièrement contre des soldats de Cromwell.

PENRUDDOCK.

Monsieur est de notre parti... C’est un cavalier, un Stuart, un royaliste ?

CLARCK.

Monsieur, je suis un voisin.

LADY RÉGINE.

Un ami !

PENRUDDOCK.

C’est ce que je voulais dire ! Enchanté de faire votre connaissance et surtout de vous revoir, ma belle lady Régine !... On peut alors parler devant lui !...

Lady Régine lui fait signe que non.

Ah !... nous disions que...

LADY RÉGINE.

Lady Hélène, votre nièce et votre pupille, vous attendait avec bien de l’impatience.

PENRUDDOCK.

Je sais !... je sais !... Le peu de mots qu’elle vient de me dire, et ses lettres, surtout, m’avaient à peu près laissé deviner... parce que nous autres, qui avons du tact, de la finesse et l’esprit des affaires, nous comprenons toujours...

LADY RÉGINE.

Quoi donc ?

PENRUDDOCK.

Eh ! mais... qu’elle ne serait pas fâchée de se marier, et qu’il y a quelqu’un qui lui convient fort.

CLARCK, avec émotion.

En vérité !...

LADY RÉGINE.

Et qui ? encore !

PENRUDDOCK.

Vous si habile, vous ne devinez pas !... Celui qui l’a aidée à obtenir la grâce de sa mère, celui qui l’année dernière lui fil une cour si assidue en Écosse...

LADY RÉGINE.

Le gouverneur !

CLARCK, vivement.

Le général Monck !

LADY RÉGINE.

Oui, cet homme qui dans son enthousiasme réfléchi, est devenu ardent républicain comme il était ardent royaliste, toujours avec le même sang-froid, flambeau douteux qui s’allume parfois au feu des révolutions, mais qui ne s’enflamme jamais ; le général avait demandé la main d’Hélène.

CLARCK.

Est-il possible ?

LADY RÉGINE.

Soit que les immenses domaines de l’orpheline, qu’il promettait de lui faire rendre, ne fussent point antipathiques à son âme républicaine, soit que, général de Cromwell, il vît dans un mariage royaliste, les moyens d’être d’avance l’ami et l’allié de toutes les révolutions !... Mais nous l’avons refusé sans même en parler à Hélène.

PENRUDDOCK.

Qui l’aura su, qui le regrette et qui y pense.

LADY RÉGINE.

Allons donc !

CLARCK, avec trouble.

Et la preuve ?...

PENRUDDOCK.

La preuve.

Montrant son front.

Elle est là !... Quand on a l’habitude des grandes affaires... où les autres regardent... on voit !... Où il n’y a rien, on trouve... Enfin nous saurons bien.

CLARCK.

C’est elle.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, CLARCK, LADY RÉGINE, PENRUDDOCK

 

HÉLÈNE.

Ah ! ma cousine... des hommes à cheval viennent d’arriver dans la cour du château... Je crains quelque danger.

CLARCK, à demi-voix et pendant que Penruddock remonte un instant le théâtre.

Que vous disais-je !... La présence de lord Penruddock !... Effet immanquable !

HÉLÈNE.

C’est pour vous que j’ai peur... On a eu beau nous dire ce matin que Cromwell pardonnait à monsieur Clarck...

CLARCK.

On est donc venu ici ?

LADY RÉGINE, vivement.

Peu importe !

CLARCK.

S’attaquer à vous au lieu de s’en prendre à moi, c’est ce que je ne souffrirai pas... Je vous défendrai... Je cours à Londres...

PENRUDDOCK.

Monsieur Clarck a donc quelque crédit à Londres ?

CLARCK.

Non pas moi... Mais, par sa place, mon père connaît quelques personnes influentes.

HÉLÈNE.

Justement !... Je crains quelque malheur pour lui ou pour vous, car un de ces hommes qui viennent d’arriver à cheval et tout couverts de poussière, m’a dit qu’il venait de votre habitation... On lui avait assuré que vous étiez ici, et il veut vous parler de votre père, de votre sûreté, de précautions à prendre, et tout cela d’un air si agité, que je suis accourue toute tremblante !

LADY RÉGINE.

Ah ! partez... partez vite !...

CLARCK.

Mais vous laisser ainsi...

PENRUDDOCK.

Ne suis-je pas là pour défendre ces dames ?

HÉLÈNE.

Partez de grâce !

CLARCK.

Je vais voir ce que me veut ce messager.

HÉLÈNE, le reconduisant jusqu’à la porte du fond.

Et vous reviendrez ; vous nous le promettez ?

CLARCK.

Oui, oui, ce soir.

À demi-voix.

Lady Hélène, il faut que je vous parle.

HÉLÈNE.

Nous vous attendrons.

Clarck sort par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

LADY RÉGINE, HÉLÈNE, PENRUDDOCK

 

HÉLÈNE.

Et s’il ne revenait pas !... s’il était arrêté... prisonnier...

LADY RÉGINE.

Ce serait à nous de le délivrer ou de le venger, et le moment n’en est pas loin, peut-être.

À Penruddock.

N’est-il pas vrai ?...

PENRUDDOCK.

Oui, sans doute.

RÉGINE, à Hélène.

Laisse-nous, laisse-nous.

 

 

Scène IX

 

LADY RÉGINE, PENRUDDOCK

 

LADY RÉGINE.

Eh bien, milord, quelles nouvelles ?... Parlez.

PENRUDDOCK.

Tous me permettrez d’abord de vous parler de nous... car je puis dire comme un autre La Rochefoucauld, pour une autre duchesse de Longueville :

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J’ai fait la guerre aux rois, je l’aurais faite aux Dieux.

Et pour tant de courses et de périls bravés par vos ordres et pour la bonne cause, j’ai droit à la récompense qu’on m’a fait espérer.

LADY RÉGINE.

Après la glorieuse révolution de notre jeune monarque.

PENRUDDOCK.

C’est vrai !... Mais il y a des restaurations qui se hâtent lentement et de jeunes monarques qui rentrent bien vieux dans le palais de leurs ancêtres... Ma dynastie, à moi, n’a pas le temps d’attendre, et je crains toujours quelque usurpation.

LADY RÉGINE.

Quelle idée !... Nous, les amis de la légitimité... Parlons de votre voyage... où en sommes-nous ?

PENRUDDOCK.

Je vous le demanderai !... car tout cela est si bien mené que moi-même qui suis à la tête de tout, je ne sais rien... si ce n’est que je conspire...

LADY RÉGINE.

C’est ce qu’il faut... car ce malin encore... on me parlait de vous... des soupçons, et surtout des idées que vous inspirez à Cromwell.

PENRUDDOCK.

Il me craint...

LADY RÉGINE, avec finesse.

Il n’est pas le seul... Vous avez donc été en France et en Espagne ?

PENRUDDOCK.

Avec les paquets et dépêches en chiffres de vous, de lady Hamilton et de toutes les ladies qui conspirent pour la restauration. Aussi le conseil du roi est-il appelé par dérision le nœud de rubans.

LADY RÉGINE.

Nœud qui les enchaînera tous... Eh ! bien... D’abord à Madrid, le premier ministre ?

PENRUDDOCK.

Louis de Haro ! Sans doute, par discrétion et à cause de l’ambassadeur de Cromwell, il ne m’a pas reçu, et ne m’a pas même répondu... C’est bon signe, n’est-ce pas ?

LADY RÉGINE.

De là, vous avez été en France ?

PENRUDDOCK.

Et toujours, à cause de l’ambassadeur de Cromwell, je n’ai pas été reçu du cardinal Mazarin. C’est étonnant comme ils ont tous peur de ce Cromwell, qui, dites-vous, a peur de moi !... En revanche, la duchesse de Longueville, pour qui vous m’aviez remis une paire de manchettes, m’a donné un nœud de rubans orange, que j’ai été porter en Hollande à Breda, à lord Newport, le frère d’Hélène.

LADY RÉGINE, vivement.

Qui est auprès de Stuart. Eh ! bien ?...

PENRUDDOCK.

Il a eu l’air enchanté, et m’a remis pour vous un important message... que j’ai là... cacheté.

LADY RÉGINE.

Donnez donc vite...

Elle défait vivement le papier.

PENRUDDOCK, s’approche pour regarder.

Un éventail !...

Lady Régine le brise par la moitié et tire du manche un petit papier qu’elle lit.

C’est charmant les progrès qu’a faits la diplomatie... De plus, lord Newport m’a présenté à notre auguste souverain, qui, de lui-même, et sans que je lui demandasse rien, m’a promis le gouvernement du Devonshire et du Middlesex...

LADY RÉGINE, qui lit toujours.

Ah ! mon Dieu ! quelle imprudence !

PENRUDDOCK, s’approchant.

Comment ?

LADY RÉGINE.

Rien ! rien !

À part, et parcourant le papier.

Débarqué à Bristol, caché dans une retraite sûre... Le roi n’attend qu’un signal pour se rendre à Londres, voyageant de nuit et s’arrêtant dans votre château.

PENRUDDOCK.

Qu’est-ce donc ?

LADY RÉGINE.

Des compliments, des galanteries... Écoutez la fin de cette lettre... « Monck est décidément pour le rétablissement de la monarchie... Il n’attend que le moment de se déclarer et de marcher sur Londres ; mais il ne l’osera pas, tant que Cromwell sera au pouvoir : il faut donc, et, par tous les moyens possibles, hâter la chute du tyran. »

PENRUDDOCK.

C’est justement là le difficile Nous sommes certainement les plus habiles et les plus nombreux... pour le conseil... Mais pour trouver des manœuvres, des gens de peine qui exécutent...

LADY RÉGINE.

Nous en aurons !...

Apercevant Ephraïm qui entre par la porte du fond.

Et voici un ami... un ennemi de Cromwell, qui nous arrive... un des membres influents du dernier parlement.

 

 

Scène X

 

EPHRAÏM, LADY RÉGINE, PENRUDDOCK

 

LADY RÉGINE, présentant Penruddock à Ephraïm.

Un des plus élégants seigneurs de la dernière cour, que je vous présente.

Tous deux se saluent, lèvent la tête et se regardent.

PENRUDDOCK.

Ephraïm Kilseen, qui a bridé mon château !

EPHRAÏM.

Lord Penruddock, qui a voulu me faire pendre ?

PENRUDDOCK.

Cet orateur de la populace !

EPHRAÏM.

Ce courtisan de la royauté !

LADY RÉGINE.

Eh ! Messieurs, daignez m’écouter !

PENRUDDOCK.

Que le blason de mes ancêtres soit flétri et foulé aux pieds avant que nous marchions sous la même bannière !

EPHRAÏM.

Que ma main se dessèche avant qu’Israël et Baal travaillent ensemble à élever le même édifice !

LADY RÉGINE.

Il ne s’agit pas d’élever, mais de renverser. Il ne s’agit ni du blason de vos ancêtres, ni d’Israël, ni de Baal, mais de votre intérêt, et votre intérêt dans ce moment est de tout détruire.

PENRUDDOCK.

C’est vrai !

LADY RÉGINE.

De renverser celui qui règne, et de prendre sa place.

EPHRAÏM.

C’est juste, et avec un tel but...

LADY RÉGINE.

La guerre civile est permise.

PENRUDDOCK.

L’anarchie est le salut.

EPHRAÏM.

Tout est légal...

LADY RÉGINE.

À merveille.

PENRUDDOCK.

Pourvu que l’édifice s’écroule !

EPHRAÏM.

Quitte à nous battre sur ses débris !

PENRUDDOCK, passant près d’Ephraïm.

Je suis votre homme.

EPHRAÏM.

Je suis le vôtre ! Plus de haine qui tienne.

PENRUDDOCK.

Union et estime...

Bas à lady Régine.

provisoires...

EPHRAÏM.

Je dirai à tous vos nobles amis : Ôtez vos pourpoints dorés, et marchons bras dessus, bras dessous...

PENRUDDOCK.

Je dirai aux vôtres : Mettez un gant et donnons-nous la main !

LADY RÉGINE.

C’est dit, c’est convenu ; cavaliers et têtes rondes.

EPHRAÏM, tendant la main.

Nous sommes alliés !

PENRUDDOCK, de même.

Nous sommes amis... à la vie !

EPHRAÏM.

À la mort !

Ephraïm remonte le théâtre.

 

 

Scène XI

 

EPHRAÏM, LADY RÉGINE, PENRUDDOCK, UN OFFICIER parlementaire

 

L’OFFICIER, présente à Ephraïm un paquet cacheté.

À l’honorable Ephraïm Kilseen, membre du Parlement.

Il salue et sort.

EPHRAÏM, redescend le théâtre à droite.

Qu’est-ce que cela veut dire ? ex-membre...

Regardant l’adresse du paquet.

Et non, c’est bien écrit, et de la main de l’honorable Lenthal, notre ancien président.

LADY RÉGINE.

Voyez donc ?

EPHRAÏM, lisant.

Ô ciel ! « Le parlement, arbitrairement dissous par Cromwell, vient d’être légalement rétabli et convoqué pour voter sur un nouveau système de gouvernement... »

À part.

Si c’était pour le mien !...

LADY RÉGINE.

Et Cromwell ?

PENRUDDOCK.

Il est donc renversé ?

EPHRAÏM.

Il est mort !...

LADY RÉGINE et PENRUDDOCK.

Mort !...

EPHRAÏM.

Dans son palais... dans son lit...

PENRUDDOCK, avec indignation.

Comme tout le monde !...

EPHRAÏM.

Comme un roi... entre quatre médecins...

Lisant toujours.

« Et à la tête de son armée, Monck s’avance sur Londres !... »

LADY RÉGINE, bas à Penruddock avec joie.

Ah ! pour rétablir la royauté !

PENRUDDOCK, avec joie.

Enfin donc !... nous l’emportons !...

EPHRAÏM, lisant à voix basse.

Ah ! qu’ai-je vu ! « Il vient rétablir la liberté, l’indépendance, écraser les royalistes et tous leurs partisans... »

À part.

Ô ciel !... qu’allais-je faire ?

PENRUDDOCK, d’un air goguenard.

Eh bien, notre nouvel allié, qu’en dites-vous ?

EPHRAÏM.

Je dis qu’Ephraïm le puritain ne connaît que la loyauté et la franchise ! Cromwell est renversé ! et, d’après nos conditions, je reprends ma haine.

PENRUDDOCK.

Et moi la mienne !

LADY RÉGINE.

Eh ! pourquoi donc, messieurs ?

EPHRAÏM.

C’est tout naturel !... On s’est donné la main !...

PENRUDDOCK.

Et l’on se bat !

EPHRAÏM.

On a été amis !...

PENRUDDOCK.

Et l’on n’en convient pas !

EPHRAÏM.

On s’estime aujourd’hui.

PENRUDDOCK.

Et l’on se méprise demain !

EPHRAÏM.

Et si l’occasion se représente...

PENRUDDOCK.

Si l’on a besoin de se réestimer...

EPHRAÏM.

Toujours la même franchise.

PENRUDDOCK.

La même affection !

EPHRAÏM.

D’ici là, chacun pour soi.

PENRUDDOCK.

Vive Stuart !

EPHRAÏM.

Vive la liberté !

Ephraïm sort par la porte du fond ; Penruddock et lady Régine par la porte à gauche.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

HÉLÈNE, seule

 

À ce soir... a-t-il dit ! et il ne vient pas... impossible de parler à ma cousine... La voilà dans cette vie d’événements qui la rend si heureuse... et moi si tremblants... La mort de Cromwell, le départ de mon oncle pour je ne sais quelle mission royaliste et la marche de Monck sur la capitale !... Ils prétendent tous qu’il va proclamer Stuart... Ils le croient, parce qu’ils l’espèrent et le veulent... mais d’autres ne le voudront pas !... Il n’y a pas que des royalistes dans le monde !... et les têtes rondes qui ont renversé Charles Ier ne voudront pas de Charles II... Encore des batailles... des proscriptions, des arrêts de mort !... ah ! mon pauvre pays !... et M. Clarck qui ne vient pas... serait-ce lui ?... non... un étranger.

 

 

Scène II

 

HÉLÈNE, LAMBERT

 

LAMBERT.

C’est miss Hélène Newport que j’ai l’honneur de saluer ?

HÉLÈNE.

Oui, Monsieur.

LAMBERT.

Vous ne me reconnaissez pas ?

HÉLÈNE, étonnée et regardant.

Eh mais... je crois me rappeler...

LAMBERT.

Il y a cinq ou six ans à la porte du palais de Cromwell...

HÉLÈNE, poussant un cri et allant à lui.

Lambert !...

LAMBERT, froidement.

C’est moi !

HÉLÈNE.

Mon défenseur !... mon ami !... ah ! quel changement !

LAMBERT.

Voila, six ans que je suis au pouvoir... y arriver n’est rien... mais s’y maintenir, jeune fille, voilà le difficile ! Cromwell y a succombé ! Les soins, les inquiétudes... les craintes... il ne dormait plus !... il dort maintenant... mais d’autres veillent... et je viens vous parler de nos intérêts.

HÉLÈNE, étonnée.

À moi ! général ?

LAMBERT.

À vous !... les moments sont précieux !...

Brusquement.

M. Clarck vous aime !

HÉLÈNE.

Moi... grand Dieu ! Qui vous l’a dit ?

LAMBERT.

Lui-même !... Pendant une heure j’ai causé avec lui... Il m’a raconté que depuis trois mois il venait ici tous les jours... que, frappé de la beauté de lady Terringham, votre cousine, il lui avait d’abord adressé quelques hommages... mais qu’ensuite votre bonté, votre caractère, d’autres raisons encore... Enfin, je vous l’ai dit, et je n’en suis que trop sûr, il vous aime éperdument... et vous, l’aimez-vous ?

HÉLÈNE.

Permettez, monsieur...

LAMBERT.

J’ai besoin de le savoir !... c’est important pour moi.

HÉLÈNE, étonnée.

Pour vous ?

LAMBERT.

Pardon d’une demande aussi brusque ; moi, soldat de Cromwell... je n’entends rien aux phrases... je ne sais pas en faire ! Miss Hélène, pour prix du service que je vous ai rendu, répondez-moi avec franchise ! Aimez-vous M. Clarck ?... oui ou non.

HÉLÈNE.

Oui, général.

LAMBERT.

Tant pis.

HÉLÈNE.

Et pourquoi ?

LAMBERT.

C’est qu’il veut vous épouser... et renoncer pour vous à une place superbe.

HÉLÈNE.

Tant d’amour ! Ah ! c’est bien à lui !... c’est beau...

LAMBERT.

C’est absurde !

HÉLÈNE.

Ah ! vous n’avez jamais aimé !

LAMBERT.

Jamais ! je n’y comprends rien ; en revanche, j’ai connu l’amitié... quelquefois, et la haine beaucoup ! et je suppose que l’amour ou la haine ce doit être la même fièvre, la même exaltation... en sens inverse...

HÉLÈNE, souriant.

À peu près !

LAMBERT.

Pour perdre un ennemi que je déteste, je donnerais mon sang, et plus encore, mon bonheur en ce monde... En feriez-vous autant pour celui que vous aimez ?

HÉLÈNE.

À l’instant même !

LAMBERT.

Eh ! bien... c’est ce sacrifice que je viens vous demander.

HÉLÈNE.

À moi !... et comment ?

LAMBERT.

Je vais tout vous dire. Puisque vous n’avez point oublié le faible service que je vous ai rendu en vous conduisant aux pieds de notre général, vous devez vous rappeler avec plus de reconnaissance encore un autre défenseur qui, plus jeune et plus hardi que nous, ne craignit pas de tenir tête à Cromwell.

HÉLÈNE.

Richard !... qui a sauvé ma mère et à qui ma vie appartient !

LAMBERT.

Eh bien !... ne le privez pas du glorieux héritage qui l’attend : car ce M. Clark, cet inconnu qui vous aime et qui veut tout vous sacrifier... c’est Richard Cromwell.

HÉLÈNE, poussant un cri.

Ah !

LAMBERT.

Le pouvoir paternel, l’alliance de la France, la nièce du cardinal Mazarin... il refuse tout... il n’a d’autre ambition que de vivre en gentilhomme campagnard dans ses terres, dans son ménage, dans sa famille... « Car, m’a-t-il dit, il est une personne que j’aime et de qui dépend mon avenir !... si je suis aimé, ce que j’ignore, et je le lui demanderai devant toi, je serais bien dupe d’échanger le bonheur qui m’attend, contre les tourments que vous me proposez ; mais si elle ne m’aime pas... si elle eu préfère un autre... »

HÉLÈNE.

Jamais ! jamais !

LAMBERT.

Alors et avant qu’il n’arrive, car il va venir, je n’ajouterai plus qu’un mot, que Richard n’entendrait pas, mais que vous, miss Hélène, vous comprendrez !... C’est que le fils de Cromwell s’abuse en croyant que la vie privée lui sera facile et permise. Objet de défiance, pour tous les partis, un prétendant qui se retire est encore coupable ; on lui fait un crime des droits mêmes auxquels il renonce et que plus tard lui ou les siens peuvent toujours faire valoir. Au sein de sa retraite, les yeux sont ouverts sur lui, ses actions, ses paroles sont épiées et au moindre prétexte, à la moindre crainte, le poison ou le poignard menacent ses jours sans défense.

HÉLÈNE.

Ô ciel !

LAMBERT.

C’est lui !

 

 

Scène III

 

HÉLÈNE, RICHARD, LAMBERT

 

RICHARD.

Vous avez raison, lady Hélène, de grands malheurs me menaçaient.

Montrant Lambert.

Voici un ami qui m’apporte de fatales nouvelles. J’ai plus que jamais besoin de votre amitié... J’ai perdu mon père...

HÉLÈNE, lui tendant la main.

Ah ! monsieur !

RICHARD.

Quoique, depuis trois mois, banni de ses yeux, j’étais toujours présent à son cœur ; et à son dernier moment, c’est moi qu’il a désigné pour seul héritier d’une fortune qui lui avait coûté bien cher !

HÉLÈNE, avec émotion.

Personne ne la mérite mieux que vous ; personne n’en fera un meilleur usage... j’en suis sûre.

RICHARD.

Vous pourriez vous tromper... J’apprécie peu les biens qui ne flattent que l’ambition ou la vanité. Il en est d’autres plus réels en qui je place mon bonheur ; une main amie sur laquelle la mienne s’appuie en tout temps ; un cœur sincère et dévoué qui existe de ma vie et soit heureux de mon sort quel qu’il soit, un amour auquel la fortune n’ajoute rien et que le malheur seul puisse accroître... voilà les biens que j’envie, les rêves que j’avais formés en vous voyant et qu’un mot vient presque de détruire.

HÉLÈNE.

Comment cela ?

RICHARD.

Lord Penruddock, votre oncle, nous a assuré ce matin que vous aimiez le général Monck.

HÉLÈNE.

Moi !...

RICHARD.

Est-ce la vérité... Parlez ?

LAMBERT, montrant Richard.

Le bonheur et l’existence d’un ami en dépendent.

RICHARD.

Est-il vrai que vous aimiez Monck ?

HÉLÈNE, détournant la tête.

C’est vrai !

Apercevant lady Régine qui vient d’entrer par la porte du fond et qui a entendu ces derniers mots.

Ma cousine !...

À part.

Ah ! elle fait bien de venir... Je n’aurais pas le courage de le tromper plus longtemps.

Elle sort par la porte du fond, et Lambert remonte le théâtre avec elle.

 

 

Scène IV

 

LAMBERT, reconduisant Hélène, reste au fond du théâtre et la suit des yeux quelque temps après qu’elle a disparu, RICHARD et LADY RÉGINE sur le devant du théâtre

 

LADY RÉGINE, gaiement à Richard.

Comment, M. Clarck, c’est vous qui êtes son confident... Et elle aime Monck !

RICHARD.

Oui, milady !... Vous en êtes indignée !...

LADY RÉGINE.

J’en suis ravie !...

Montrant Lambert.

Quel est cet homme ?

RICHARD.

Mon meilleur ami.

LADY RÉGINE.

Cette nouvelle, au contraire, peut admirablement servir nos projets.

À demi-voix.

Et si je vous les ai cachés jusqu’ici, à vous, mon ami, qui n’avez pas craint de vous exposer pour moi, c’est que je voulais bien compromettre mes jours, mais non pas les vôtres. Depuis la mort de Cromwell, plus de dangers ; tout se prépare pour le retour des Stuarts... Et quand vous saurez...

RICHARD, vivement.

Je ne veux rien savoir ; je ne veux que vous soustraire à des périls...

LADY RÉGINE, vivement.

Que je braverai ! car ce n’est pas pour moi seule que j’ai de l’ambition et de l’audace... Je veux réussir pour vous arracher à votre retraite, pour vous donner un sort et un rang dignes de vous !

RICHARD, élevant la voix.

Et vous avez pu croire que j’accepterais ?...

LADY RÉGINE, avec force.

Oui, parce qu’en ce moment l’indifférence ou le repos n’est plus permis, parce qu’au jour du danger, tout Anglais doit se lever, choisir un parti et combattre pour son opinion !

Montrant Lambert.

Je m’en rapporte à votre ami.

LAMBERT, qui, depuis quelque temps, a redescendu le théâtre.

Milady a raison : quand les partis sont en présence, qui reste neutre est un traître !

LADY RÉGINE.

Qui reste à l’écart est un lâche !

LAMBERT.

Prêt à se ranger du côté de la victoire !...

LADY RÉGINE.

Et vous ne le voudrez pas ! parce qu’il y a quelque chose encore au dessus du bonheur même... c’est l’honneur !

RICHARD.

Oui, vous dites vrai tous deux... Oui, quel que soit le sentiment qui vous anime, les rêves que j’avais formés ne sont plus possibles... il y faut renoncer et reporter vers un but glorieux mes illusions détruites !... N’importe dans quel rang et sous quelle bannière, on peut toujours servir son pays... et je consacre au mien mon repos et mes jours...

LADY RÉGINE.

À la bonne heure !

RICHARD.

Je vous demande seulement... je vous supplie de renoncer à vos desseins ; car c’est par moi, non par vous, milady, que je veux m’élever. Si le sort m’est contraire, vous ne me reverrez pas, et mon amitié, non plus, ne vous aura pas compromise ; s’il m’est favorable, je reviendrai et n’oublierai jamais ce que vous vouliez faire pour M. Clarck... car je puis être malheureux, mais jamais ingrat !... Adieu, milady !

À Lambert.

Viens... je suis à toi.

Il sort avec Lambert par la porte du fond.

 

Scène V

 

LADY RÉGINE, seule

 

Et je ne conspirerais pas pour lui !... si noble... si généreux... Non, non, il a beau dire et me le défendre... il est pauvre, je le ferai riche... il est obscur, je le ferai illustre ; et mon amour le servira malgré lui... Tout nous seconde, d’ailleurs... tout se déclare pour nous.

Regardant sur la table à gauche les lettres qu’elle a apportées au commencement de la scène.

De la duchesse Hamilton... de la comtesse de Landerdale.

S’arrêtant.

Ah ! mon Dieu !...

Lisant.

« Tout va mal, chère lady ; ne hâtez pas l’arrivée du roi ; Monck, que l’on croyait pour nous, a refusé de recevoir son propre frère, Nicolas Monck, le chapelain, chargé par nous de le pressentir à ce sujet !... De plus, il vient d’écrire et de signer, dans les papiers publics, une lettre, où il déclare que les Stuarts et l’ancienne monarchie sont désormais impossibles ; enfin, et je puis vous garantir l’authenticité du fait, dernièrement, dans la ville d’York, le général a donné un soufflet à un officier qui l’accusait de méditer le retour de Charles II... »

Se laissant tomber dans un fauteuil.

Adieu ! toutes nos espérances !

 

 

Scène VI

 

PENRUDDOCK, LADY RÉGINE

 

LADY RÉGINE.

Ah ! milord, vous voilà... eh bien ?

LORD PENRUDDOCK.

Kerneguy, le montagnard, est parti devant moi, et, dans douze heures, a-t-il dit, le message sera à son adresse !

LADY RÉGINE.

Tant pis, maintenant ! car les circonstances ne sont plus aussi favorables que je l’espérais.

PENRUDDOCK.

Bien plus encore ! Je faisais rafraîchir mes chevaux à l’hôtel de la Pomme d’Or, quand sont arrivés deux officiers de Monck, à qui j’ai offert un verre de Porto...

LADY RÉGINE.

Et vous avez causé ?

PENRUDDOCK.

Sans rien dire !... vous me connaissez... Ils précédaient l’armée, chargés de préparer pour ce soir les logements du général et de son état-major. Ils ne connaissaient pas le pays, et j’ai dit négligemment devant eux, que le plus beau château des environs était celui de lady Terringham... qui, dans ce moment, était presque vacant...

LADY RÉGINE.

Eh bien ?...

PENRUDDOCK.

Eh bien ! ils se sont regardés en souriant... et je suis sûr que, d’ici a quelques instants... vous aurez à souper et à loger, le général et tous ses officiers...

LADY RÉGINE.

Malheureux !... qu’avez-vous fait ?

PENRUDDOCK.

Préparé une entrevue admirable et toute naturelle avec Monck ; je vous l’amène ici, pour deux ou trois jours, sans éveiller de soupçons...

LADY RÉGINE.

Et dans ce château va arriver, demain soir, Charles Stuart !

PENRUDDOCK.

Le roi !

LADY RÉGINE.

Lui-même... débarqué et caché depuis quelques jours aux environs de Bristol. Vous venez de lui faire dire par Kerneguy qu’il pouvait venir sans crainte, et qu’il serait ici en sûreté.

PENRUDDOCK.

Je n’en savais rien... Mais tant mieux, puisque Monck est des nôtres, puisqu’il est de notre parti !

LADY RÉGINE.

Et s’il n’en était pas !

PENRUDDOCK.

Laissez donc !

LADY RÉGINE.

S’il l’avait déclaré...

PENRUDDOCK.

Par prudence... Monck est très prudent...

LADY RÉGINE.

S’il l’avait écrit et signé !

PENRUDDOCK.

Pour mieux cacher son jeu !... Car enfin la lettre que vous avez reçue ce matin de lord Newport est trop positive... J’ai vu lord Newport en Hollande ; je l’ai vu moi-même ; il est près du roi ; il conseille le roi... et un conseiller du roi doit savoir ce qu’il dit...

LADY RÉGINE, écoutant.

Silence !... Entendez-vous ce bruit... ces cavaliers... C’est Monck et ses officiers...

PENRUDDOCK.

C’est un allié qui nous arrive.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, PENRUDDOCK, LADY RÉGINE

 

HÉLÈNE, accourant vivement.

Ma cousine ! ma cousine ! tu ne l’en douterais jamais... le général Monck !...

LADY RÉGINE, souriant.

Si vraiment, je le devinerais à ton émotion !

HÉLÈNE.

Tu veux dire à ma surprise ! C’est lui.

 

 

Scène VIII

 

HÉLÈNE, PENRUDDOCK, LADY RÉGINE, MONCK, des officiers au fond du théâtre, EPHRAÏM

 

MONCK, parlant à plusieurs officiers qui n’entrent pas.

Pas de désordre, messieurs... Quoique ce château appartienne, dit-on, à des partisans de Stuart je veux qu’il soit respecté.

PENRUDDOCK, bas à lady Régine.

Vous l’entendez... Qu’est-ce que je vous disais ?

MONCK.

Il y a plus que douze milles d’ici Londres ; nous y serons demain... Nous irons nous mettre aux ordres du parlement, qui, pour nous complimenter, nous envoie trois de ses membres : MM. Scot, Robinson, et l’honorable Ephraïm Kilseen... Allez !...

Les officiers qui étaient au fond se retirent. Monck redescend le théâtre.

MONCK, après avoir salué lady Régine et Hélène.

Pardon, milady, de nous emparer ainsi de ce château qui vous appartient. Je ne l’ai appris qu’en y entrant, par l’honorable membre du parlement qui venait de nous rejoindre, et je me félicite de me trouver en pays de connaissance.

LADY RÉGINE.

C’est nous qui sommes heureuses devons offrir l’hospitalité, et si, après une si longue marche, le général voulait accepter quelques rafraîchissements...

Le général s’incline en signe d’acceptation, et lady Régine fait signe à Hélène de donner des ordres.

MONCK, se retournant vers Ephraïm.

Vous dites donc que le parlement voit notre arrivée avec plaisir...

EPHRAÏM.

Avec enthousiasme... Il y voit le triomphe de la bonne cause, et m’a chargé pour vous, à l’unanimité, d’un message.

MONCK.

Que vous venez de nous transmettre devant toute l’armée...

EPHRAÏM, à demi-voix.

Et d’un autre particulier qui ne regarde que vous...

MONCK.

J’accueillerai toujours avec respect et soumission les communications du parlement en masse et en détail.

LADY RÉGINE, montrant à Monck et à Ephraïm la table à gauche où l’on vient de placer des verres et des flacons de vin.

Messieurs !...

Penruddock, Monck et Ephraïm traversent le théâtre et s’approchent de la table à gauche, où Hélène leur verse à boire.

PENRUDDOCK, à Monck.

À vous, général, le premier toast.

MONCK, élevant son verre.

À ces dames ! aux doux souvenirs que m’a laissés notre rencontre en Écosse. À vous, maintenant, milord !

PENRUDDOCK.

Oh ! mon toast est connu !... à. Charles Stuart !

Ephraïm pose son verre sur la table et ne boit pas.

MONCK, froidement.

Volontiers !... Je n’ai jamais refusé de boire aux exilés... surtout à ceux qui le sont pour toujours.

Levant son verre.

À Charles Stuart !

LADY RÉGINE, bas à Penruddock.

Vous l’entendez !

PENRUDDOCK, à demi-voix et s’approchant de Monck.

Général, il faut que je vous parle.

MONCK.

À moi, milord ?

PENRUDDOCK.

Oui, vous ne me refuserez pas, je l’espère, un entretien particulier ?...

MONCK.

Il m’est impossible d’accepter l’honneur que veut me faire milord Penruddock...

PENRUDDOCK, avec colère.

Monsieur !...

MONCK.

Daignez me remplacer auprès de ces dames et leur offrir la main... J’ai à causer avec l’honorable Kilseen, envoyé du parlement.

PENRUDDOCK, aux deux dames qui l’entraînent.

Mais cet homme-là est un traître...

LADY RÉGINE, froidement.

Non !... c’est un homme d’état. Venez.

Elle l’emmène et sort avec lui et Hélène.

 

 

Scène IX

 

EPHRAÏM, MONCK

 

MONCK, froidement à Ephraïm.

Je vous écoute, monsieur.

EPHRAÏM.

Le parlement, rétabli par vous, vient de tenir sa première séance, où tout le monde a parlé... Il y avait si longtemps que cela leur était arrivé !

MONCK, froidement.

Ah ! tout le monde a parlé ?...

EPHRAÏM.

Et, par suite, il a été impossible de s’entendre, j’en suis encore enroué.

MONCK, d’un ton affectueux.

En vérité ?

EPHRAÏM.

Ne faites pas attention, général ! quand c’est pour la patrie !... Mais la patrie, représentée par nous... ignorant vos intentions, ne sait quel gouvernement proclamer !

MONCK, froidement.

J’attends ses ordres...

EPHRAÏM.

La plupart des honorables disaient, en sortant de la séance : « À la tête d’une révolution fondée par l’épée, il faut un militaire. Le général Lambert, fléau des assemblées délibérâmes, et qui tranche toutes les discussions avec le sabre, est bien loin dans l’Irlande, avec son armée ; Monck, est près de nous, avec la sienne !... »

MONCK, froidement.

Ils disaient cela ?

EPHRAÏM.

Oui, général.

MONCK.

Et la preuve !

EPHRAÏM, lui remettant un papier.

Je sais qu’il vous eu faut... en voici !... Je suis, ou plutôt nous sommes, vingt-deux voix qui n’en formons qu’une !... Éloquence collective et compacte, qui ne donne jamais qu’en masse, et entraîne avec elle toutes les consciences indécises et isolées... Et si, dans un moment où personne n’ose se prononcer, vingt-deux voix, prenant l’initiative, proclamaient pour successeur de Cromwell, le général Monck... Si le général, acceptant l’appui que nous lui proposons... et nous donnant à son tour des garanties...

MONCK, les yeux fixés sur le papier qu’Ephraïm lui a remis.

Je vois !... des places pour tout le monde !... et pour Ephraïm Kilseen... Rien !... que cinq cents guinées de rentes !

Se tournant froidement vers Ephraïm.

Monsieur, je suis touché du service que vous voulez me rendre, et je le reconnaîtrai par un plus grand encore... un bon avis ! Nous vivons dans un temps où la circonspection et la prudence sont tellement nécessaires, qu’il suffirait d’une pareille proposition... signée... comme celle-ci, de vous et de vos amis, pour donner au prochain gouvernement, j’ignore lequel, le prétexte immédiat de vous faire déporter ou pendre.

EPHRAÏM, effrayé.

Général !

MONCK.

Je n’abuserai pas d’une marque de confiance, d’autant plus grande, qu’elle vous met tous dans ma dépendance.

Mettant le papier dans sa poche.

Mais je vous dirai...

EPHRAÏM, se retournant et apercevant Lambert qui entre.

Dieu ! Lambert...

 

 

Scène X

 

EPHRAÏM, MONCK, LAMBERT

 

MONCK.

Vous ! général, avoir quitté l’Irlande !...

LAMBERT.

Et vous, l’Écosse !

MONCK.

L’honorable Ephraïm Kilseen vous dira que le parlement me rappelle à Londres avec mon armée.

LAMBERT.

Et la mienne a devancé ses ordres... Elle vient d’y entrer, et a pris ses quartiers autour de Westminster... Elle protégera aussi, dès demain, les séances du long parlement, qui, grâce à vous, vient de renaître.

MONCK.

Je me félicite, mon brave et cher collègue, de voir nos troupes réunies encore une fois sous le même drapeau et pour la même cause, comme au temps de notre illustre général et ami, le lord protecteur.

LAMBERT, brusquement.

Écoutez-moi, Monck... je me bats aussi bien que vous, mais vous avez plus d’esprit que moi... Vous avez un talent, celui de cacher votre pensée, et moi un défaut, celui de dire la mienne, et la voici !... Ou prétend que vous aspirez à remplacer Cromwell, que dans ce dessein vous avez ressuscité le défunt parlement que vous espérez acheter !

MONCK.

Et avec quoi ?

EPHRAÏM.

Oui !... avec quoi ? C’est ce que je voudrais savoir !...

LAMBERT, regardant Ephraïm.

J’ai à dire aux parlementaires, dans la personne d’Ephraïm, ici présent, que si j’en connaissais un seul capable de vous donner sa voix, ce serait la dernière fois qu’il l’aurait vendue ; car je me chargerais, moi, mieux que Lenthal, son président de lui interdire à jamais la parole !

MONCK.

C’est justement ce que je disais lotit à l’heure à l’honorable Ephraïm !...

EPHRAÏM, troublé.

Oui... oui... effectivement...

LAMBERT.

Et à vous, général, je vous dirai : Nous avons bien voulu obéir à Cromwell ; il avait sur nous l’ascendant du génie ! On pouvait courber le front d’un soldat devant celui qui faisait tomber des têtes royales... Mais vous, George Monk, je vous déclare en mon nom, et au nom de tous les officiers républicains, Fletwood, Harrison, et vingt autres, vos égaux, que jamais nous ne vous reconnaîtrons pour maître...

MONCK.

Je le conçois ! car, moi, je n’accorderais à aucun de vous le droit d’être le mien.

EPHRAÏM.

Alors, et puisque nous sommes tous si difficiles à gouverner, à qui nous adresser ?

MONCK, les regardant.

Votre avis, messieurs !...

LAMBERT.

Et le vôtre ?

MONCK, lentement.

La république... pure et simple !... Le pouvoir est à tout le monde.

LAMBERT, de même.

C’est comme s’il n’était à personne...

EPHRAÏM.

Et puis la république, gouvernement pauvre...

LAMBERT, avec mépris.

N’achète qu’à crédit... et, pour s’acquitter...

EPHRAÏM.

Ne paie pas !... Alors, les Stuarts...

MONCK.

Le pays n’en veut plus ! Et vous ?

LAMBERT.

Autant vaudrait signer notre arrêt de mort ; nous avons renversé le père, et le fils nous arriverait avec des idées de vengeance...

MONCK.

De proscription...

EPHRAÏM.

Ou d’amnistie... ce qui reviendrait au même...

LAMBERT.

Tandis que Richard Cromwell...

MONCK.

Le fils du protecteur ?...

LAMBERT.

Ne pourrait pas nous accuser d’avoir immolé Charles 1er...

EPHRAÏM.

Ni renversé la monarchie...

MONCK.

Il n’y a qu’une difficulté...

LAMBERT.

Laquelle ?

MONCK.

Je connais les goûts et le caractère de Richard ; il est capable de refuser...

LAMBERT.

Il accepte !... je viens de l’y décider !...

MONCK.

Je devine alors qui gouvernera sous lui !

LAMBERT, à demi-voix.

Vous ! et moi !

EPHRAÏM, vivement.

Rien que deux ?...

MONCK, à part.

C’est un de trop !

LAMBERT, à Monck.

Voyez !

MONCK, hésitant.

Je vous remercie, général, d’avoir pensé à moi, mais... le parlement ?...

EPHRAÏM.

Oui... le parlement ?...

LAMBERT.

Ne sommes-nous pas à la tête des deux seules armées de l’Angleterre ? C’est à ceux qui tiennent l’épée à délibérer !

EPHRAÏM.

Et aux assemblées délibérantes...

LAMBERT.

À obéir sans verbiage ! C’est ainsi qu’agissait Cromwell, qui avait supprimé l’éloquence ! et comme ce sont mes dragons qui occupent Westminster...

MONCK.

Vous me répondez du vote libre et indépendant de nos honorables ?

LAMBERT.

Je vous réponds d’eux, si vous me répondez de vous !... Aujourd’hui même, vous ferez proclamer par vos soldats, comme moi par les miens, Richard Cromwell protecteur de l’Angleterre... sinon... vous me permettiez, à moi et aux miens, de vous poignarder comme traître...

MONCK, froidement.

À quoi bon ?... vous êtes homme à vous passer de la permission !

LAMBERT, avec impatience.

Une fois en votre vie, George Monck, direz-vous, oui ou non ? Je suis décidé à faire cette proclamation avec vous ou sans vous... c’est la paix ou la guerre !... que voulez-vous ?

MONCK.

Le temps d’écrire cette proclamation... Je vous demande pour cela un quart d’heure...

LAMBERT.

Dans un quart d’heure... soit... je reviens la prendre...

EPHRAÏM, s’approchant de Monck pendant que Lambert remonte le théâtre.

Alors nous sommes donc pour Richard !

MONCK, à demi-voix.

Peut-être !...

À voix haute.

Vous ne partirez pas sans vous charger de mes compliments pour l’honorable Lenthal, votre président !...

Lambert, qui est redescendu, sort avec Ephraïm par le fond.

 

 

Scène XI

 

MONCK, puis LADY RÉGINE, sortant de la porte à droite

 

MONCK, seul assis près de la table.

Richard Cromwell... ou Charles Stuart... j’en eusse préféré un autre... mais en attendant...

Apercevant Lady Régine.

Ah ! c’est vous, milady ?

LADY RÉGINE.

Qui venais pour parler de quelques intérêts de famille... mais vous êtes trop occupé pour m’entendre...

MONCK.

Moi ! occupé... nullement... Quelques arrangements provisoires... vous pouvez vous en convaincre...

LADY RÉGINE, regardant par-dessus son épaule pendant qu’il écrit.

Ô ciel !... Richard Cromwell proclamé protecteur, c’est-à-dire roi d’Angleterre.

MONCK, écrivant toujours.

Pourquoi pas ? dans les circonstances présentes... je ne vois rien de mieux.

À part et se montrant lui-même pendant que Régine va fermer porte du fond.

Le mieux n’étant pas possible, demandant à être ajourné... et puis une proclamation n’engage que ceux... qui y croient.

Lady Régine, pendant qu’il écrit, est revenue près de lui.

LADY RÉGINE.

Et c’est vous, général... vous dont l’avenir si brillant, qui vous mettez aux gages et à la table d’une royauté d’un jour !...

MONCK, froidement.

Il me semble, milady, que nous ne parle pas là d’affaires de famille !

RÉGINE.

Au contraire, et dans l’intérêt même d’une union que vous avez autrefois désirée...

MONCK.

Et que vous et lord Penruddock avez rejetée...

LADY RÉGINE.

Parce que nous supposions qu’Hélène elle-même y était opposée !... mais aujourd’hui que nous avons la preuve du contraire, notre consentement vous était acquis... C’est là, général, ce que son tuteur et moi voulions vous apprendre !

MONCK, se levant.

Pardon, milady, je suis incrédule de ma nature ; je pense bien qu’aujourd’hui, où l’on croit avoir besoin de me gagner, ce consentement me serait, en effet, promis... mais, quand viendrait le moment de réaliser une telle promesse, on m’objecterait, comme autrefois, le passé.

LADY RÉGINE.

Nous serions alors plus sévères que Stuart lui-même, qui dès longtemps vous l’a pardonné ; ce qui nous serait plus pénible, serait de voir l’époux d’Hélène Newport, notre allié, notre parent, préférer l’obscur avantage de soutenir une république, à l’immortel honneur de relever une monarchie, de le voir disputer des lambeaux de puissance à Lambert et à tout le parti républicain, au lieu d’être le premier de l’état après le roi, qui l’aurait nommé son connétable et son premier ministre !

Geste de Monck.

Il l’aurait fait... Il me l’écrivait à moi, qui ai encore sa lettre... et l’on ne renonce pas sans regret, pour sa famille et pour les siens, à une illustration qui rejaillirait sur tous... Mais qu’importe, général, dès qu’il s’agit de vous prouver notre franchise, dont vous doutez encore... Hélène, ma cousine, vous aime, elle vous appartient, et dès demain, dès aujourd’hui, si vous le voulez, nous signerons son contrat.

MONCK, la regardant attentivement.

Et lady Hélène... ne démentira point vos paroles !

LADY RÉGINE, lentement.

Ni elle, ni personnel... Il n’y aurait qu’une difficulté peut-être ?

MONCK, de même.

Déjà !...

LADY RÉGINE.

Et elle viendrait de vous.

MONCK.

Comment cela ?

LADY RÉGINE, lentement et le regardant.

Si nous avions... tel ami de notre famille, qui tînt à signer au contrat... et que vous, général, vous ne voulussiez pas vous rencontrer avec cet ami...

MONCK, de même.

Pourquoi donc ?... si cette union a lieu, vos amis ne sont-ils pas les miens ?

LADY RÉGINE.

D’autant que cet ami désire ardemment cette rencontre... mais il la voudrait secrète et sans témoins... pas d’autres que nous deux...

MONCK.

Pas d’autres !!!

LADY RÉGINE.

Je vous le jure !... s’il vous a, tout le reste lui est indifférent et inutile.

MONCK.

Quoi, tous mes autres collègues... Harrison, Fleetwood et Lambert...

LADY RÉGINE.

Destitués ou mis en jugement.

MONCK, vivement.

Ah ! savez-vous qu’il a de fort bonnes idées cet ami de votre famille !

LADY RÉGINE, finement.

Mieux que moi, sans doute, il vous les expliquerait... s’il pouvait par hasard... vous rencontrer demain soir... par exemple... dans ce château où vous logez...

Se retournant et voyant la porte du fond qui s’ouvre.

On vient !

Elle s’éloigne de Monck, remonte le théâtre et redescend se placer à droite.

 

 

Scène XII

 

EPHRAIM, LAMBERT, MONCK, LADY RÉGINE, plusieurs officiers qui se tiennent au fond du théâtre

 

LAMBERT, s’approchant de Monck.

Eh bien !...

MONCK.

Voici la proclamation !

LAMBERT.

Merci, George Monck... maintenant je vous crois !

MONCK, aux officiers.

Vous, messieurs... demain vous monterez à cheval et porterez cette proclamation à nos divers cantonnements...

À Lambert.

À demain matin, général !

Bas à lady Régine eu la saluant.

À demain soir, milady !

EPHRAÏM, s’approchant de Monck.

Et mes vingt-deux voix... à qui sont-elles ?

MONCK.

À personne encore !... Qui veut arriver, doit attendre...

EPHRAÏM.

J’attendrai !

Monck, Lambert et Ephraïm sortent par la porte du fond en saluant lady Régine, qui sort par la porte à droite.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

LADY RÉGINE, PENRUDDOCK

PENRUDDOCK.

Eh bien ! voici de belles nouvelles !... Pendant que nous nous réjouissons de la mort de Cromwell, croyant que le trône était libre et que nous n’avions plus qu’à y monter... on nomme un souverain !...

LADY RÉGINE.

Vraiment !

PENRUDDOCK.

Et ce n’est pas nous !... L’armée de Lambert et celle de Monck réunies dans Londres ont proclamé...

LADY RÉGINE.

Richard Cromwell !... Je le savais d’hier soir... J’avais lu la proclamation avant tout le monde !...

PENRUDDOCK.

Mais ce que vous ne savez pas... c’est l’effet qu’elle a produit... Ce peuple de Londres, qui nous attendait depuis si longtemps et avec tant d’impatience, paraît complètement résigné a nous attendre encore !... Pas la moindre opposition, pas la moindre difficulté... En revanche, des transports de joie, des vivat, de l’enthousiasme et des illuminations... Je suis sûr qu’ils se trompent !... Ils croient que c’est leur véritable souverain... Aussi j’ai beau parler, j’ai beau agir, nous n’allons pas... nous n’avançons pas... De toutes les conspirations où je me suis trouvé, celle-ci est la plus stationnaire !... Il n’y a que moi qui me donne de la peine, et je ne peux pas tout faire !...

LADY RÉGINE.

Patience !... Vous venez de voir Hélène qui doit être ravie.

PENRUDDOCK.

Eh bien, non !

LADY RÉGINE.

Vous ne lui avez donc pas dit que nous consentions à son mariage avec Monck ?

PENRUDDOCK.

Si, vraiment !... Mais elle ne veut pas... elle veut rester fille.

LADY RÉGINE.

Je lui ai pourtant entendu avouer à elle-même qu’elle aimait Monck.

PENRUDDOCK.

Parbleu !... je vous l’avais dit...

LADY RÉGINE.

Et elle refuse de l’épouser !

PENRUDDOCK.

Que voulez-vous !... Une jeune fille... c’est toute une conspiration... on n’y comprend rien !...

LADY RÉGINE.

Mais voilà qui est plus terrible que toutes vos autres nouvelles... Monck va croire que l’on s’est joué de lui... Il quittera ce château.

PENRUDDOCK.

Le plus tôt vaudra le mieux, puisque vous m’avez dit que le roi allait arriver.

LADY RÉGINE.

Pour avoir avec Monck une entrevue...

PENRUDDOCK.

Ah bah !

LADY RÉGINE.

C’est changé ! c’est arrangé.

PENRUDDOCK.

Aussi vous ne me dites rien !... Alors qu’est-ce que nous faisons... qu’est-ce que nous décidons ?...

LADY RÉGINE.

Qu’il faut partir !

PENRUDDOCK.

Encore !

LADY RÉGINE.

Et emmener Hélène pour éviter entre elle et Monck toute explication... Vous vous arrêterez à moitié chemin, à l’auberge de l’Ours-Noir.

PENRUDDOCK.

Une auberge détestable... celle d’Ephraïm Kilseen... J’aime mieux aller tout droit à Londres, en mon hôtel...

LADY RÉGINE.

Non... Vous trouverez à l’auberge de l’Ours-Noir la duchesse d’Hamilton et la comtesse de Landerdale déguisées, et qui m’attendent.

PENRUDDOCK, se frottant les mains.

À la bonne heure, au moins ! nous marchons.

LADY RÉGINE.

Vous leur direz l’importante affaire qui me retient ici... Mais demain j’irai les rejoindre.

PENRUDDOCK.

Très bien... très bien... Voilà une mission diplomatique.

LADY RÉGINE.

J’y ajouterai celle de déterminer en route Hélène à nous obéir... Hâtez-vous ? partez...

PENRUDDOCK.

Et le roi qui va venir !... et à qui j’aurais voulu rappeler mon gouvernement du Devonshire et du Middlesex.

LADY RÉGINE.

Je recevrai Sa Majesté.

PENRUDDOCK.

Justement !... c’est là ce qui m’inquiète... Charles Stuart est jeune, aimable et galant... La nuit, eu tête-à-tête dans ce château avec une jolie femme...

LADY RÉGINE.

Quoi ! milord, vous pourriez craindre ?...

PENRUDDOCK.

Quand on aime... on craint tout...

LADY RÉGINE.

Jaloux... jaloux de votre roi !

PENRUDDOCK.

Vous êtes si royaliste !...

LADY RÉGINE.

Et vous, milord, vous ne méritez pas de l’être... si cela vous effraie.

PENRUDDOCK.

Mais cependant...

On frappe à la porte à gauche.

LADY RÉGINE.

On a frappé !... C’est lui... Partez ou je relire toutes mes promesses...

PENRUDDOCK.

Je m’en vais !... je m’en vais !... J’obéis à mes deux souverains !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

LADY RÉGINE, allant ouvrir, CHARLES STUART, habillé fort simplement, enveloppé d’un manteau

 

LADY RÉGINE, tombant aux genoux du roi.

Sire !... sire !...

CHARLES.

Y pensez-vous, milady... à mes genoux !... à moi pauvre prétendant qui ne suis rien encore...

La relevant.

C’est à ceux qui règnent... c’est à vous que l’on doit parler ainsi !...

LADY RÉGINE.

Ce manteau que l’orage a percé...

Elle lui ôte son manteau.

Arriver par une pluie battante !...

CHARLES.

Un temps de bonne fortune... un temps qui ne m’a pas trompé, puisque me voilà chez vous...

Lady Régine lui approche un fauteuil sur lequel il s’étend.

Ah ! l’on est mieux ici qu’au milieu des torrents et des ravins... ou sur les branches du chêne royal !...

LADY RÉGINE.

Ce qu’on nous a raconté est donc vrai ?...

CHARLES.

Oui, de tous les souvenirs de la bataille de Worcester, c’est le moins agréable... Pendant vingt-quatre heures caché sous ce large feuillage et voir passer au dessous de moi ces infâmes têtes rondes… ces enragés presbytériens qui me cherchaient et s’arrêtaient souvent sous mon chêne, seul domaine qui me restât pour manger et boire aux yeux de leur souverain qui tombait de besoin, et qui, dans ce moment, aurait troqué tous ses droits à la couronne contre un verre de porter.

LADY RÉGINE.

Votre majesté plaisante !

CHARLES, riant.

Non milady, c’est si peu de chose qu’une royauté à jeun ! Je vous jure que ce jour-là je n’aspirais qu’à descendre !

LADY RÉGINE.

Je ne crois pas, en effet, que dans votre vie si agitée, il y ait eu une époque plus terrible.

CHARLES, se levant du fauteuil.

Si, ma première expédition en Écosse.

LADY RÉGINE.

Après la mort de ce brave Montrose, tué pour vous ?

CHARLES.

Oui ! Lorsque pour être reconnu roi, il me fallait assister tous les matins au prêche, et aux sermons des puritains... C’était payer trop cher un trône ! celui d’Écosse ne valait pas cela... un pays affreux... des repas mystiques où l’on priait au lieu de dîner... un jeûne perpétuel... et pas de jolies femmes, du moins elles se cachaient ! Les psaumes et les figures presbytériennes les faisaient fuir ! Tandis qu’ici, en Angleterre... quelle différence ! Depuis quinze jours que j’ai débarqué à Bristol, je n’ai vu que des femmes charmantes et dévouées !... Toute ma fidèle noblesse qui s’espaçait pour me recevoir... Il y a deux jours, chez lady Willoughby de Parham ; la nuit dernière, dans le château de la marquise de Trelawnay. Chaque jour une nouvelle hôtesse, et arriver ainsi d’amis en amis, jusqu’à Londres, voilà une vie aventureuse qui convient à merveille à un prince de fortune tel que moi !

LADY RÉGINE.

J’ai écrit à Votre Majesté qu’elle pouvait se présenter, que les portes de la capitale lui seraient ouvertes.

CHARLES.

Oui, sans doute... Cromwell n’est plus !... Morte la bête ! mort le venin !...

LADY RÉGINE.

Mais hier, la soldatesque a proclamé protecteur d’Angleterre, le fils du tyran, Richard Cromwell ; émeute militaire, qui ne peut avoir de suite.

CHARLES.

Et quand il faudrait tirer l’épée, cela n’en serait que mieux. Nous ne nous sommes pas déjà si mal montrés à Worcester, où avec une poignée de montagnards, nous avons soutenu l’effort de Lambert et de toute sa cavalerie... Et jugez donc milady si nous pouvions faire notre entrée à Londres, blessé et le bras en écharpe... quel effet cela produirait !

LADY RÉGINE.

Sur vos sujets ?...

CHARLES.

Et surtout sur les dames, qui seraient à leurs balcons... Nous tenons un peu de Henri IV de France... le père de ma mère, qui conquit Paris et son royaume en payant de sa personne ; nous avons les mêmes goûts que lui... pour les coups d’épée.

LADY RÉGINE, souriant.

Et d’autres goûts encore !

CHARLES, avec ardeur.

C’est vrai !...

Souriant.

Et je me rappelle que dans ma fuite, lorsque Cromwell et la mort me menaçaient à Boscobel, cette jeune fermière... et à Woodstock, la gentille Alice... Que voulez-vous, milady, c’est plus fort que moi ; il s’agirait de ma couronne ou de mes jours, que je ne pourrais résister au pouvoir de deux beaux yeux.

LADY RÉGINE.

Votre majesté me permettra alors... quoique je connaisse son antipathie pour les sermons, de lui prêcher la sagesse.

CHARLES.

Vous le pouvez ! j’écouterai... et ne regarderai pas !... Vous dites donc, milady ?

LADY RÉGINE.

Que dans ce château vous allez vous trouver avec Monck, le général le plus influent...

CHARLES.

Oui, vous m’avez écrit cela ; Monck le parlementaire qui m’est tout dévoué.

LADY RÉGINE.

Pas encore !... et il faut au contraire le gagner ; j’ai déjà commencé...

CHARLES.

Eh bien ! nous le gagnerons ! Ça n’est pas difficile, ils seront trop heureux de revoir leur souverain.

LADY RÉGINE.

Et pour cela, sire, j’ai fait à Monck des promesses...

CHARLES, sans l’écouter.

Que je tiendrai... c’est convenu... Quelle est cette jeune et jolie personne que j’ai entrevue tout à l’heure dans cette salle basse, en habit de voyage ?

LADY RÉCINE.

Lady Hélène Newport, ma cousine, qui va retourner à Londres.

CHARLES.

C’est donc ça... un air de famille... de ces airs qui me plaisent et me charment... Je l’ai trouvée ravissante.

LADY RÉGINE.

Il ne le faut pas !... Gardez-vous-en bien ; tout serait perdu.

CHARLES.

Et pourquoi ?

LADY RÉGINE.

C’est la prétendue, c’est la fiancée de Monck, et c’est par l’espoir d’un mariage avec elle, que nous arriverons à le séduire.

CHARLES.

Ah ! ce Monck doit l’épouser... Savez-vous qu’il est trop heureux, que c’est trop beau pour un damné presbytérien tel que lui.

LADY RÉGINE.

Dont vous avez besoin, et que vous accablerez pour cela de caresses, de pouvoir et d’honneurs.

CHARLES.

C’est dit.

LADY RÉGINE.

Quant à ses rivaux, Lambert, Fletwood que vous devez gagner, mais séparément, car il y a jalousie entre eux... il vous faudrait...

CHARLES, étourdiment.

Pardieu ! de l’or, des litres, des rubans... J’en ai fait provision.

LADY RÉGINE.

Cela ne suffira pas... Il faudrait que chacun d’eux se crût le premier dans l’estime et dans les bonnes grâces de Votre Majesté, tout en accordant réellement votre confiance au seul Monck, qui est le plus redoutable et surtout le plus adroit.

CHARLES.

Oui, oui... Ce que nous saurons le mieux, c’est de choisir nos ministres... vous d’abord !

LADY RÉGINE.

Moi ! sire ?

CHARLES.

J’ai pu quelquefois me laisser séduire par la beauté seule ; mais lorsqu’aux traits les plus gracieux, se trouvent réunis l’esprit, la finesse et la raison, ce qu’on a de mieux ù faire, c’est, non pas de commander, mais de se soumettre ; c’est en vous seule que j’ai confiance aujourd’hui comme toujours ; vous serez mon amie et mon conseil... sans être reine, vous régnerez ; vos ordres pour être secrets, n’en seront que plus absolus, et le roi qui vous abandonne tout son pouvoir, ne vous demande en échange qu’un peu d’empire sur votre cœur.

LADY RÉGINE.

Eh ! mais... si cela n’était pas possible... si, dans l’intérêt même de Votre Majesté, ce cœur était déjà donné... ou promis...

CHARLES.

Je sais... je sais !... La marquise de Trelawnay me racontait hier que par dévouement pour moi vous aviez engagé votre main, en cas de succès, a lord Penruddock, un de nos conjurés, en qui cet espoir a allumé un zèle si ardent et si obstiné, qu’il n’y a pas moyen de le réduire au silence ou au repos... Et nous préserve le ciel de contester les droits d’un aussi fidèle sujet. S’il vous épouse, milady, nous l’accablerons de places et d’honneurs, nous aurons pour lui une estime et une considération toute particulière...

LADY RÉGINE.

Votre majesté est bien généreuse... et si déjà pour user de mon crédit... je lui demandais des titres, des honneurs... une place importante auprès d’elle ?

CHARLES.

Pour Penruddock ?

LADY RÉGINE.

Peut-être !... je ne dis pas pour qui ! et je voudrais même qu’on ne me le demandât pas... double faveur... dont je serais doublement reconnaissante.

CHARLES.

Il me serait alors difficile de refuser une demande qui donnerait un tel espoir ; mais les souverains rencontrent tant d’ingrats, la reconnaissance devient tous les jours une vertu si difficile et si rare, que la royauté aurait bien quelques droits d’exiger des garanties.

LADY RÉGINE.

Quoi, sire !... Votre Majesté pourrait supposer...

CHARLES, lui prenant la main.

Je vous demande à vous, mon conseil, si ce ne serait pas plus prudent...

LADY RÉGINE.

Silence !

CHARLES.

Qui vient là ?

LADY RÉGINE.

Sans doute ! c’est Monck... et l’affaire dont il vient nous entretenir est d’une importance...

CHARLES, galamment.

Moins grande, à mes yeux, que celle qu’il vient d’interrompre.

 

 

Scène III

 

CHARLES, LADY RÉGINE, MONCK, qui salue froidement lady Régine et Charles

 

LADY RÉGINE, après un instant de silence et voyant que personne ne parle.

Chacun de nous a été exact au rendez-vous.

À Monck, lui montrant Charles.

Voici cet ami dont je vous parlais hier... cet ami, de ma famille qui me rappelait tout à l’heure encore que vous aviez été autrefois l’ami de la sienne... que, major-général de la brigade Irlandaise, vous aviez combattu pour Charles Ier, au siège de Nantwich ; que pour lui vous aviez pendant deux ans gémi prisonnier dans la Tour de Londres...

MONCK.

Quoi ! milady...

LADY RÉGINE.

Le reste... il l’a oublié... il n’a de mémoire que pour les services rendus...

CHARLES.

Oui, M. Monck...

LADY RÉGINE.

Et la preuve... c’est que sa majesté, à qui je parlais des fonctions de grand connétable...

CHARLES.

Y ajoute le litre de duc d’Albermarle et le gouvernement du Middlesex.

MONCK.

Ah ! sire !

CHARLES, passant près de Monck.

Je vous donne plus encore... ma confiance tout entière, car je viens me livrer entre vos mains, vous remettre ma destinée et celle de la monarchie.

MONCK.

Dont nous avons si souvent désiré le retour !

CHARLES.

Et pourquoi donc alors ne pas me le faire savoir ?

MONCK.

Du vivant de Cromwell, c’eût été tout perdre... le moindre soupçon m’ôtait les moyens de vous servir... et maintenant encore, si quelque danger vous menaçait, je ne pourrais vous sauver qu’en continuant à paraître d’un autre parti que le vôtre.

CHARLES.

Je comprends... ce sera encore une nouvelle preuve de fidélité, et dès que je sais que je puis compter sur vous...

MONCK.

Je ne vous ferai pas de serments, sire.

CHARLES.

Et vous aurez raison.

À lady Régine qui lui approche un fauteuil.

Ah ! milady, pardon...

Il s’assoit.

MONCK.

Je réponds des officiers de mon armée... ils ne raisonnent pas, ils obéissent, et me suivront où je les mènerai...

LADY RÉGINE.

Quant au parlement...

MONCK.

Il paraît qu’il sera pour rien cette année... je puis compter sur vingt-deux voix qu’on m’a offertes.

LADY RÉGINE.

Et nous aussi !

CHARLES.

Cela fait quarante-quatre.

MONCK.

Celles d’Ephraïm Kilseen.

LADY RÉGINE.

Ce sont les mêmes...

CHARLES.

Cela ne fait plus que vingt-deux !

MONCK.

D’autres suivront... Reste donc le parti républicain qu’il faudrait gagner...

CHARLES.

Ce sera difficile !

LADY RÉGINE.

Moins que vous ne croyez, et si Votre Majesté veut bien m’écouter...

CHARLES.

Toujours, milady !

LADY RÉGINE.

Depuis longtemps...

Montrant Monck.

le général lui-même l’ignorait, plusieurs officiers républicains, mécontents de Cromwell, avaient formé contre lui une association secrète !... la duchesse d’Hamilton connaissait leur projet par le colonel Pride, qui lui fait une cour assidue.

CHARLES, gaiement.

Vraiment !... La duchesse d’Hamilton est, dit-on, une fort belle personne... Est-elle brune ou blonde ?

LADY RÉGINE, avec impatience.

Elle est... elle est... fort dévouée à Votre Majesté, c’est le principal ! Or donc, ces officiers, dont le but est d’établir un gouvernement militaire, voulaient renverser Cromwell, et la conspiration qui allait éclater contre lui se trouve tout organisée contre son fils ; de plus, comme il y a tout avantage à frapper promptement, c’est demain qu’ils veulent se défaire de Richard, ou du moins l’enlever, et pour les mesures définitives, une réunion doit avoir lieu à cinq milles de Londres et sous le prétexte d’un repas de corps, à la taverne de l’Ours-Noir... La duchesse, qui le sait, doit s’y arrêter par hasard en allant à son château et je dois demain la rejoindre pour tâcher de faire tourner au profit de Votre Majesté des projets commencés dans un autre but... Si nous réussissons, nos amis, qui se tiennent prêts, se réuniront aux officiers... et le complot éclatera demain, dès l’arrivée du roi, à Londres... C’est le signal !... Qu’en dit Votre Majesté ?...

CHARLES.

Qu’en dit le général ?

MONCK.

Qu’on peut toujours se servir des officiers pour Richard... et après... on verra !

CHARLES.

Très bien !... nous verrons...

Se levant.

Ainsi voilà tout réglé !...

MONCK.

Non pas... et pour le passé... que ferons-nous ?

CHARLES, se rasseyant.

Amnistie générale... et complète.

MONCK.

Et Lambert ?...

CHARLES, gaiement.

Ah ! Lambert... qui commandait la cavalerie à Worcester, et contre lequel nous nous sommes battus toute la journée... un enragé presbytérien...

MONCK.

C’est ce que je pense...

CHARLES.

Un démon incarné !

MONCK.

Il n’est que trop vrai...

CHARLES.

Que je reverrai avec plaisir... j’en aurai à lui serrer la main !

LADY RÉGINE, lui appuyant la main sur l’épaule.

Non ! sire.

CHARLES.

Si, pardieu !... Qu’est-ce que nous pourrions lui donner ?... le commandement général de la cavalerie : il s’y entend !...

MONCK, avec dépit.

Vous croyez ?

CHARLES.

J’en suis sûr...

Se levant.

car il nous poursuivait ventre à terre et avec une ardeur... qui m’a fait cent fois le donner à tous les diables...

MONCK, froidement.

C’est sur ce point... et sur d’autres non moins importants qu’il serait peut-être utile d’avoir quelques instants de discussion particulière.

LADY RÉGINE, rangeant le fauteuil qu’elle avait apporté au roi.

J’entends, et me retire... Ou plutôt, vous serez mieux, et plus seuls encore, dans ma bibliothèque.

Elle montre la première porte à droite.

MONCK.

Et personne n’entrera ici.

LADY RÉGINE.

Personne !

MONCK.

Excepté Ephraïm Kilseen...

Bas à Régine.

Ephraïm est un parlementaire dont le dévouement, prix fixe, est coté à cinq cents guinées de rentes... Je ne les ai pas... Mais j’ai le droit de le faire pendre, et il viendra ici ce soir prendre mes ordres définitifs... Il arrivera par le petit escalier qu’il connaît très bien...

LADY RÉGINE.

Depuis quand ?...

MONCK.

Depuis qu’il a fait l’inventaire du château.

CHARLES, saluant Régine.

Mille pardons, milady...

À Monck.

Allons ! général... allons parler d’affaires... Sera-ce bien long ?... Il me semblait que nous avions traité à peu près tous les points, et je ne vois pas ce qui nous reste...

MONCK.

Eh ! mais ne fut-ce que la proclamation royale...

CHARLES.

Ah ! c’est vrai !...

MONCK.

Et si je puis aider Votre Majesté à la rédiger...

LADY RÉGINE, souriant.

En fait de proclamations, le général s’y entend !

MONCK, s’inclinant.

Vous êtes trop bonne !...

LADY RÉGINE, à part.

C’est la seconde depuis hier !...

Charles et Monck entrent par la première porte droite.

 

 

Scène IV

 

LADY RÉGINE, seule regardant le roi sortir

 

Léger, futile, étourdi... détestant les affaires, adorant les plaisirs et les dames... voilà le roi qu’il nous faut... Favorite ou ministre, le premier qui s’en emparera gouvernera l’Angleterre... et le rusé Monck voudrait déjà... C’est à nous d’y veiller et de ne pas laisser prendre l’initiative à ses ministres.

Écoutant du côté de la porte à gauche.

On a frappé... c’est Ephraïm.

Elle va ouvrir.

 

 

Scène V

 

RICHARD, LADY RÉGINE

 

LADY RÉGINE, avec étonnement.

M. Clark !... quel bonheur !...

RICHARD.

Lady Régine !

Regardant autour de lui.

Ah ! qu’il y a longtemps que je ne vous avais vue... vous et ces lieux.

LADY RÉGINE.

D’où venez-vous donc ?

RICHARD.

De Londres ! où, comme je vous l’avais promis, j’ai suivi vos conseils !... On m’offrait une position, une place que j’ai acceptée... nouveaux tourments, nouvel esclavage qui déjà commence !... car, depuis deux jours, pas un instant de liberté... Voici le premier, et j’en profite pour sortir de mon exil, pour retrouver mes amis et mon bonheur d’autrefois... vous... et lady Hélène !...

LADY RÉGINE.

Elle n’est plus ici... elle est à Londres !...

RICHARD, avec douleur.

Ah !... tant pis !... Je voulais lui dire... à elle... et à vous... des choses assez importantes sur ma position...

LADY RÉGINE, gaiement.

Quelle qu’elle soit, elle ne vaut pas celle que maintenant j’espère pour vous !

RICHARD, souriant.

J’en doute.

LADY RÉGINE.

Qui donc vous l’a fait obtenir ?

RICHARD.

Des amis de mon père !... le général Lambert... que vous avez vu ici.

LADY RÉGINE.

Ô ciel !... des ennemis du roi !

RICHARD.

Je vous ai prévenue que, pour arriver, je suivrais probablement une autre ligne que la vôtre. Dans tous les partis, il y a de l’honneur à acquérir... Mais avant de vous dire ce que j’ai fait et qui je suis maintenant... j’ai voulu savoir si, dans votre cœur, vos opinions n’étaient pas plus fortes que vos sentiments... et si un ami qui, par exemple, pensait comme Richard Cromwell pouvait conserver ses droits à voire amitié.

On frappe à la porte à gauche.

LADY RÉGINE, à part.

Ciel !

RICHARD.

Qu’est-ce donc ?... D’où vient ce trouble ?...

LADY RÉGINE.

Un secret... qui n’est pas le mien... ce sera le dernier...

RICHARD.

Quelque intrigue politique, quelque conspiration... Lord Penruddock peut-être !...

LADY RÉGINE.

Ils vont partir et je serai libre, et je vous dirai tout... et vous verrez si je vous aime... et vous verrez si dans ces rêves d’ambition que vous blâmez, il en est un seul qui n’ait pour but votre fortune et votre avancement...

Lui montrant la première porte à gauche.

Là... monsieur... là... quelques instants... je vous en prie !...

Richard entre par la première porte à gauche, et lady Régine va ouvrir la seconde porte du même côté.

 

 

Scène VI

 

EPHRAÏM, LADY RÉGINE

 

EPHRAÏM.

Il faut que je parle au général...

LADY RÉGINE.

Il vous attendait !

EPHRAÏM.

Où est-il ?

LADY RÉGINE, montrant Monck qui sort par la porte à droite.

Le voici !...

 

 

Scène VII

 

EPHRAÏM, LADY RÉGINE, MONCK

 

MONCK, sortant de la porte à droite et parlant encore au roi.

Oui, je réponds de nous... et quant au parlement... dès qu’Ephraïm sera arrivé...

L’apercevant.

Ah !... Ephraïm... nous vous attendions... Qu’y a-t-il ? Quelles nouvelles ?

EPHRAÏM, passant entre eux deux.

D’assez singulières...

MONCK.

Lesquelles ?...

EPHRAÏM.

Pour me rendre ici secrètement, comme Votre Excellence me l’avait recommandé, je suis parti ce soir de chez moi, de l’auberge de l’Ours-Noir, et je me suis glissé par le parc croyant n’y trouver personne...

MONCK.

Eh bien ?

EPHRAÏM.

Eh bien ! sous les grands arbres qui entourent le château... j’ai entendu... un piétinement de chevaux, et en avançant la tête par dessus la haie, j’ai aperçu, rangée en silence, une compagnie de dragons, et, au milieu d’eux, quoiqu’il parlât à voix basse, j’ai reconnu le général Lambert.

MONCK.

Lambert ! qui était à Londres...

EPHRAÏM.

Et donnant l’ordre d’entourer le château et de placer des soldais dans l’intérieur... Écoutez...

Montrant la porte du fond.

Il y en a à cette porte !

Il va écouter au fond.

MONCK.

Le traître m’aura fait suivre... Il se doute de quelque chose...

À part.

Et s’il me trouve ici... la nuit... en conférence secrète avec Stuart...

LADY RÉGINE, passant près de Monck.

Et si le roi n’est pas demain à Londres, la conspiration ne peut pas avoir lieu... tout est manqué...

MONCK, avec agitation.

Eh ! sans doute... Il n’y faut plus penser... car ce Lambert...

À part.

Il peut me perdre à jamais, me faire juger et condamner... À sa place, je n’y manquerais pas !...

À Ephraïm qui revient près de lui à gauche, pendant que lady Régine remonte le théâtre et va écouter à la porte du fond.

Et c’est bien lui... Vous l’avez vu ?...

EPHRAÏM.

Mieux que cela... En me jetant dans une autre allée... j’ai vu passer rapidement près de moi un homme... et je jurerais... non pas sur ma tête... mais sur tous les saints du paradis... que c’est Richard Cromwell.

Il remonte le théâtre.

MONCK, à part.

Richard !... avec Lambert... Plus de doute, c’est un piège... Ils savent tout...

LADY RÉGINE, avec agitation et revenant à gauche.

Eh bien ! général...

MONCK, à demi-voix.

Vos royalistes sont si indiscrets... et si maladroits... Ils nous auront trahis...

LADY RÉGINE, à demi-voix.

C’est vous plutôt dont les hésitations continuelles...

MONCK.

Moi !... qui vais imprudemment m’exposer... et pour qui ?...

LADY RÉGINE.

Enfin !... que faire ?...

MONCK, à demi-voix.

Que faire !...

À Ephraïm qui revient près de lui à droite.

Je suis à vous, Ephraïm...

S’éloignant de lui et prenant lady Régine à part, à gauche du théâtre.

Il faut éloigner Charles Stuart... le faire sortir de ce château.

LADY RÉGINE, à demi-voix.

Vous vous en chargez ?...

MONCK, à demi-voix.

Moi !... impossible !... Ce serait me perdre... sans le sauver... Pour veiller sur lui... le servir... le délivrer... plus tard... il ne faut pas même que je sois soupçonné... C’est vous, d’ailleurs, maîtresse de ce château, qui connaissez mieux que moi les moyens d’évasion et de salut.

LADY RÉGINE, de même.

Et lesquels ?...

MONCK, de même.

Quelque cachette mystérieuse... quelque déguisement... cela vous regarde...

LADY RÉGINE, de même.

Si je me confiais à Ephraïm !...

MONCK, de même.

Gardez-vous en bien...

LADY RÉGINE, de même.

Mais c’est votre ami...

MONCK, de même.

Raison de plus... en fuit d’amitié, ne vous fiez qu’à vous... à vous seule, milady...

EPHRAÏM, à haute voix, et quittant le fauteuil où il était assis.

Eh bien ! général... pour qui sommes-nous, décidément ?

MONCK, à demi-voix.

Pour Richard !... pour Richard Cromwell ! entendez-vous bien, et n’oubliez pas que c’est par moi que vous avez été décidé...

EPHRAÏM.

Je le suis donc !...

MONCK.

Eh ! sans doute... Venez... venez... je sais ce qui nous reste à faire... Adieu, milady.

Ils ouvrent la porte.

DEUX SOLDATS, du fond.

Qui va là ?...

MONCK, à haute voix.

Général Monck !

EPHRAÏM, de même.

Membre du parlement !

MONCK.

Qui voulons parler au général Lambert...

Les deux soldats présentent les armes ; Monck et Ephraïm sortent par la porte du fond, qui se referme.

 

 

Scène VIII

 

LADY RÉGINE, seule, puis RICHARD, entrant par la première porte à gauche

 

LADY RÉGINE.

Mais il va le livrer !... le dénoncer à son collègue... pour se mettre à l’abri des soupçons... et au lieu de le mener demain à Londres... où le trône l’attendait... c’est moi qui aurais conduit le roi dans un piège semblable !... Quelle infamie... quelle trahison...

Apercevant Richard qui sort à gauche.

Ah !... Clark...

RICHARD.

Enfin vos hôtes sont donc partis...

LADY RÉGINE.

Pas tous encore !... Il en est un surtout... qui ne se doute pas du danger qui le menace... une personne pour qui je tremble...

RICHARD, lui prenant la main.

En effet !... Et qui donc ?

LADY RÉGINE, cherchant à se remettre.

Un parent, un cousin à moi !... que vous ne connaissez pas... Lord Newport.

RICHARD.

Le frère de lady Hélène ?

LADY RÉGINE.

Oui... oui... un ami de Stuart...

RICHARD.

Je le croyais près du roi, en Hollande !...

LADY RÉGINE.

Il est ici... caché dans ce château... On le cherche !... et si on le découvre, il est perdu, et nous tous, peut-être !

RICHARD.

Que vous disais-je, milady ? Voyez à quoi aboutissent ces complots, ces intrigues... ces ruses qui vous exposent, vous, et les vôtres...

LADY RÉGINE.

Eh ! mon ami, tirez-moi du danger...

RICHARD.

Vous avez raison !... Quand vous serez sauvée, vous saurez ce que je pense...

LADY RÉGINE, écoutant près de la porte du fond.

Entendez-vous... on vient... ce sont les soldats qui le cherchent... retenez-les... le temps seulement de le faire évader par le parc, si c’est possible !...

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène IX

 

RICHARD, puis LAMBERT, entrant par le fond

 

RICHARD, avec émotion.

Le frère d’Hélène... oui... oui, je le sauverai, et sans qu’il sache qui lui rend ce service.

Apercevant Lambert.

Vous ici, général ! qui vous y amène ?

LAMBERT.

Votre Altesse me le demande !

RICHARD.

Silence !... Dans ce château comme dans les environs, ne l’oubliez pas, je ne veux encore être pour mes anciens voisins que M. Clarck...

LAMBERT.

Et pourquoi ?

RICHARD.

Ah !... les importuns, les solliciteurs, les demandeurs de places !...

LAMBERT.

Soit ! mais partir de Londres, seul... à une pareille heure... c’était à moi de veiller sur le chef de l’État !... moi et mon escorte !

RICHARD.

À quoi bon ?... et où peut-il y avoir du danger ?

LAMBERT.

Partout !... à Londres et ici... dans le premier moment d’un pouvoir auquel chacun aspirait, tout est à craindre ! Je ne suis pas le seul qui ait cette idée ! Monck, qui retourne à Londres, et qui est, depuis deux jours, dans le château de lady Terringham, Monck m’a dit eu partant : « Prenez garde, général, je crains qu’il n’y ait, dans les environs, quelques projets ou quelques rassemblements royalistes... Je n’ai rien de positif... mais je le crois ! et puisque vous avez du monde... demain, au point du jour, battez les environs, et n’oubliez pas que je vous ai donné cet avis. » – Merci, lui ai-je répondu... mais, au lieu d’attendre le jour... j’ai donné ordre, à l’instant, de tout explorer... en commençant par ce château... que j’ai fait cerner ; et toute personne suspecte ou inconnue... tenez, que vous disais-je ?

 

 

Scène X

 

LAMBERT, RICHARD, CHARLES, sortant de l’appartement à droite, avec trois ou quatre officiers parlementaires, et LADY RÉGINE

 

LADY RÉGINE, aux officiers qui environnent Charles.

Mais, messieurs, permettez !

CHARLES.

Je déclare, milords ou messieurs, que vos demandes sont d’une indiscrétion !... Je ne connais aucune loi qui m’empêche de venir passer la soirée chez lady Terringham, qui a la bonté de me recevoir ; et, quant à mon nom, qui est probablement aussi connu qu’aucun des vôtres, je serais, si on ne l’exigeait pas, tout disposé à vous dire que je suis...

RICHARD, allant à lui et lui tendant la main.

Albert Littleton !... mon voisin de campagne !

CHARLES, lui rendant sa poignée de main.

Par Saint-Georges, enchanté de la rencontre !

Bas à lady Régine.

Quel est ce monsieur ?

LADY RÉGINE, de même.

Monsieur Clark... un de nos amis !

CHARLES.

Ce cher monsieur Clark... Suis-je heureux de le trouver et de presser la main d’un ami.

LAMBERT.

Vous vous connaissez ?...

RICHARD.

Son domaine louche le mien ! et vingt fois nous avons chassé ensemble le renard !

Il remonte le théâtre et redescend près de lady Régine.

LAMBERT.

C’est différent... Continuez vos recherches, vous autres ; qu’une douzaine de nos dragons parcourent le pays.

À un officier qui est près de lui.

Et si vous rencontrez quelque Stuart fugitif... fût-ce Charles lui-même...

À demi-voix et sans que Richard l’entende, mais entendu de Charles qui est à côté de lui.

Pas de bruit, pas d’éclat... vous m’entendez !... deux balles dans la tête.

CHARLES, vivement.

Eh !... comme vous y allez, monsieur !

LAMBERT.

C’est mon usage !... ça dispense de procès et de jugement.

CHARLES.

Vous n’aimez pas les juges, monsieur !

LAMBERT.

Non, ma foi.

CHARLES.

À qui ai-je l’honneur de parler ?

RICHARD.

Au général Lambert... un ami de mon père... et le mien...

CHARLES, étourdiment.

Lambert !...

LAMBERT.

Vous me connaissez...

CHARLES.

Non !... mais de réputation... Et puis...

Montrant Richard.

les amis de nos amis sont les nôtres... à votre service, général...

RICHARD, s’approchant de lady Régine.

Êtes-vous contente de moi ?

LADY RÉGINE, avec reconnaissance.

Ah ! notre sauveur !

RICHARD, s’adressant à Charles.

Où lord Newport veut-il que je le conduise ?...

LADY RÉGINE, vivement.

À Londres.

Bas à Charles.

où nos conjurés n’attendent que vous pour se déclarer.

LAMBERT, redescendant le théâtre, après avoir été donner quelques ordres à ses officiers.

Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

RICHARD, qui a été au devant de Lambert.

Monsieur Littleton, mon voisin... qui me demande une place...

LAMBERT.

Comment... il sait donc...

RICHARD, vivement.

Que j’ai là, en bas, ma voiture... et je suis prêt à l’emmener à Londres...

À Charles.

Je dois vous prévenir que le général suivra la même route que nous...

LAMBERT.

Et si ma compagnie de dragons ne vous est pas trop désagréable...

CHARLES, étourdiment.

Au contraire !... ravi... enchanté !...

Bas à lady Régine.

C’est charmant ! Entrée solennelle dans ma capitale, escorté par le général Lambert et sa cavalerie... lui qui jadis... à Worcester...

LADY RÉGINE, lui faisant signe de se taire.

Imprudent !...

LAMBERT.

Allons, partons ! car nous ne rentrerons à Londres que bien tard !

CHARLES, jetant un coup d’œil à lady Régine.

Ah !... mieux vaut lard que jamais !

Charles sort par le fond entre Lambert et Richard, qui lui donne la main, pendant que lady Régine les suit des yeux.

 

 

ACTE IV

 

L’auberge de l’Ours-Noir. Une salle d’auberge. Porte au fond. Deux portes latérales. Croisée sur le second plan à droite.

 

 

Scène première

 

LORD PENRUDDOCK, entrant par la première porte à droite, HÉLÈNE, entrant par le fond

 

HÉLÈNE.

Quel bruit dans cette auberge !... ni moi, ni ma femme de chambre n’avons pu dormir dans notre appartement... Et vous ?

PENRUDDOCK.

Moi !... c’est bien différent !... je ne dors pas... j’ai bien autre chose à faire...

HÉLÈNE.

Et pourquoi nous arrêter chez cet Ephraïm... au lieu d’aller hier soir tout droit à Londres ?

PENRUDDOCK.

Ma nièce... ma nièce... il y a des motifs que vous ne pouvez... que vous ne devez pas chercher à pénétrer.

HÉLÈNE.

Encore quelque complot politique !... quelque projet de conspiration !...

PENRUDDOCK.

On verra... je ne dis rien...

HÉLÈNE.

Et moi, je dis... que l’on devrait choisir, pour conspirer, une auberge où l’on pût s’entendre... ce qui n’est pas possible ici... même au milieu de la nuit ! Ce tapage à la porte et dans la cour...

PENRUDDOCK.

Une voiture de poste brisée... des voyageurs demandant à loger... c’est ce qu’il y a au monde de plus simple et de plus ordinaire. Ce qui ne l’est pas, ma nièce, c’est votre obstination à m’empêcher d’accomplir avec honneur la mission dont on m’a chargé... refuser avec Monck une alliance...

HÉLÈNE, avec impatience.

Que vous blâmiez hier.

PENRUDDOCK.

Et que j’approuve aujourd’hui... Sans cela, ce ne serait plus de la politique... et il en faut quand il s’agit, comme ici, des plus graves intérêts... de ceux du roi et de notre parti... Et quand on ne vous demande que du temps.

HÉLÈNE, avec impatience.

Eh bien, mon oncle, puisque ma cousine y attache une telle importance, tout ce que je puis vous promettre... c’est d’imiter le général... de ne pas me prononcer.

PENRUDDOCK.

Ni oui... ni non... c’est cela... je pourrai dire alors ce que je voudrai...

On entend sonner de plusieurs côtés.

HÉLÈNE.

Tenez... tenez... entendez-vous ?... impossible d’y tenir.

 

 

Scène II

 

HÉLÈNE, CHARLES, tenant à la main une sonnette qu’il jette en entrant, PENRUDDOCK

 

CHARLES, entrant par la porte du fond.

Ma foi, l’on est sourd à l’auberge de l’Ours-Noir...

PENRUDDOCK.

Ô ciel !... qu’ai-je vu ?

CHARLES.

Lord Penruddock, notre fidèle !... et la jolie personne que j’ai aperçue hier au château de Terringham... cette jeune fille qui a de si beaux yeux...

HÉLÈNE, à part.

Ce gentilhomme qui a l’air si étourdi !

PENRUDDOCK.

Ma nièce, que je vous présente... lady Hélène, dont le père, lord Newport...

CHARLES.

Je sais... je sais... une famille toute dévouée à Stuart, et je suis presque de votre famille...

HÉLÈNE.

Comment ?...

CHARLES.

Oui vraiment, pour me soustraire aux recherches de ces enragés têtes-rondes... l’on m’a fait passer hier pour le frère de cette belle enfant...

PENRUDDOCK.

Ah ! quel honneur pour nous !... pour vous, ma nièce...

HÉLÈNE, à part.

C’est tout au plus !...

CHARLES.

Et mon compagnon de voyage, me prenant pour ici, m’accablait de soins et de prévenances... ne me parlait que de ma sœur... Et, au milieu de la nuit et de notre conversation, notre voiture s’est brisée à vingt pas de l’Ours-Noir, où nous avons demandé asile, pendant que notre escorte,

Riant.

car nous en avions une, a continué sa route pour poursuivre Charles Stuart...

HÉLÈNE.

On le croit donc en Angleterre ?

CHARLES.

Oui, milady, où il vient, dit-on, reconquérir son royaume.

PENRUDDOCK.

Ce qui ne peut tarder, car tout se dispose pour sa glorieuse restauration ! L’Angleterre est impatiente et avide de son roi... le peuple est pour lui.

CHARLES.

C’est ce que tout le monde m’a dit... et cela ne m’étonne pas !... Depuis que le royaume gémit sous le joug presbytérien... des mœurs austères, des prêches, des sermons !... c’est à périr d’ennui !... et Cromwell a tué plus de monde par le spleen... qu’autrement.

PENRUDDOCK.

Aussi le peuple est pour Stuart... il ne s’en cache pas... il le proclame hautement... et tenez... tenez... entendez-vous au dehors ces cris de vive Stuart ?

On crie au dehors : vive Richard !

HÉLÈNE.

C’est singulier... il me semble entendre vive Richard...

PENRUDDOCK.

Quelque groupe isolé... de la populace... mais nous avons ce qu’il y a de mieux, le cœur de la nation... Les salons sont pour nous... C’est là, parmi les dames et la haute noblesse, que l’on vante le courage, l’amabilité, les vertus du roi...

HÉLÈNE, secouant la tête.

Ses vertus...

PENRUDDOCK.

Oui, ma nièce... un roi légitime les a toutes.

CHARLES, gaiement.

Bonne maxime en droit... mais ne discutons pas le fait... vous me feriez rougir, milord, pour le roi Charles.

HÉLÈNE.

D’autant que mon oncle lui-même...

PENRUDDOCK.

Ma nièce !...

HÉLÈNE.

Nous a répété souvent qu’il était très léger, très indiscret, confiant à tout le monde ses projets et ses espérances, et surtout très mauvais sujet...

PENRUDDOCK, vivement.

Ce n’est pas vrai, sire, ce n’est pas vrai !...

HÉLÈNE, étonnée.

Le roi !... grand Dieu !...

CHARLES, souriant.

Lui-même, milady, qui, en voyant tant de grâce et de beauté, se félicite presque de ne plus être votre frère.

HÉLÈNE, baissant les yeux.

Votre majesté voit bien que mon oncle avait un peu raison.

PENRUDDOCK, vivement.

Je ne l’ai pas dit, sire, je ne l’ai pas dit : je suis trop bon royaliste pour cela... Tout le monde vous l’attestera, à commencer par les belles et nobles dames qui sont ici.

CHARLES.

Je le sais... et avant de rejoindre mon compagnon de voyage, qui m’attend pour déjeuner, conduisez-moi vers elles ; je croyais ne les voir aujourd’hui qu’à Londres : la rencontre va les surprendre.

PENRUDDOCK, à demi-voix.

Autant que les enchanter... car il y a de grands projets que je ne connais pas...

CHARLES, à demi-voix.

Et que je connais... Celui de renverser Richard ou de s’en défaire.

HÉLÈNE, à part.

Ô ciel !...

CHARLES.

Adieu, milady, à bientôt... Je chargerai le roi de justifier auprès de vous Charles Stuart.

Il sort.

 

 

Scène III

 

HÉLÈNE, seule

 

Renverser Richard, ont-ils dit... ou s’en défaire... Menacer son pouvoir ou ses jours... et pour jamais séparés, je ne peux veiller sur lui... Fasse le ciel qu’il soit loin d’eux et à l’abri du danger !... Ah !...

Elle aperçoit Richard qui sort de la porte à gauche et reste immobile.

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, à droite, RICHARD, sortant de la porte à gauche, SYDENHAM

 

RICHARD.

Vous dites donc, Sydenham, que la troisième division, que j’ai commandée autrefois, est cantonnée à une lieue d’ici.

SYDENHAM.

Oui, milord, prête à se rendre à Londres.

RICHARD.

Je veux les voir auparavant... Depuis longtemps, ceux-là me sont dévoués. Disposez leurs bataillons dans la plaine qui s’étend sous ces fenêtres, et prévenez le général Monck de venir me rejoindre dans cette auberge... je l’attendrai pour les passer en revue... Allez !...

Sydenham sort par la porte à gauche ; Richard fait quelques pas et aperçoit Hélène qui se tient à l’écart.

Lady Hélène !...

HÉLÈNE, s’avançant vers lui.

Richard !...

RICHARD.

Ah !... vous savez qui je suis... vous me connaissez...

Avec émotion.

C’est juste !... Monck a dû tout vous dire !... Vous devez avoir sa confiance, ayant son amour... et, tout en enviant son sort... je ne puis que l’en trouver digne : c’est un fidèle et loyal soldat, ami de mon père et le mien... Et puis... quelque cruelle quelle fût, j’ai apprécié votre franchise... vous m’avez avoué toute la vérité quand j’étais monsieur Clark... quand je n’étais rien... que votre ami !

HÉLÈNE, à part.

Ô ciel... Et maintenant qu’il règne, plus que jamais il faut me taire !...

RICHARD.

Et croyez bien, lady Hélène, que Richard Cromwell, dans ce rang suprême qu’on lui a imposé, n’oubliera ni le sort ni les amis qu’il avait choisis... Je vous ai du les jours, je devrais dire les rêves les plus heureux de ma vie... ne vous étonnez donc pas de ma reconnaissance, et ne craignez pas de la mettre a l’épreuve... Hier, déjà, chez lady Terringham, où, comme autrefois, mes pas s’étaient dirigés presque malgré moi... chez lady Terringham, où j’allais vous chercher... j’ai été heureux de sauver une personne qui vous est chère ; une personne que mes nouveaux devoirs, peut-être, me défendaient de protéger... ou plutôt, je me trompe, ce n’était plus pour moi un ennemi... c’était votre frère... c’était le mien !...

HÉLÈNE.

Ah ! que de générosité !... Préserver du danger... celui qui, dans ce moment et ici même...

RICHARD.

Vous l’avez vu ? vous l’avez embrassé ?...

HÉLÈNE.

Oui, milord !

À part.

Et moi aussi qui suis obligée de le tromper...

Haut.

Et, maintenant, j’ai encore une grâce à vous demander...

RICHARD.

Parlez...

HÉLÈNE.

Ne restez pas en ces lieux...

RICHARD.

Craignez-vous pour votre frère ?...

HÉLÈNE.

Oui... et pour vous aussi.

RICHARD.

Et pourquoi ?...

HÉLÈNE.

Je ne sais... je ne puis vous dire... mais j’ai comme un pressentiment qui me fait trembler pour vous...

RICHARD.

Et qui peut m’en vouloir ?... Le rang où je suis, je ne l’ai pas demandé... on me l’a offert... Ah ! c’était autrefois, et non pas maintenant, qu’il fallait me porter envie !... Vivre, non plus pour soi, mais pour ceux qu’on est appelé à gouverner... s’occuper, non plus de son bonheur, mais de celui des autres... veiller au maintien des lois, à la gloire du pays, et pour la liberté de tous, enchaîner la sienne... voilà comme j’entends le pouvoir... Qui le veut à ce prix peut venir me l’ôter... je l’en remercierai peut-être.

HÉLÈNE.

Ah ! la haine ne raisonne pas !... Ils ignorent combien vous êtes bon, combien vous êtes juste ; et vos ennemis...

RICHARD.

Je n’en ai pas ! Les partisans de Stuart, les plus grands seigneurs du royaume, sont tous venus me prêter serment de fidélité... Qui pourrait me trahir ?... Je n’ai jamais trahi personne... et, grâce au ciel, j’ai là assez d’honneur, pour croire à celui des autres !

HÉLÈNE.

Et c’est justement votre confiance qui m’effraie...

 

 

Scène V

 

EPHRAÏM, RICHARD, HÉLÈNE

 

EPHRAÏM, à la cantonade.

Un rien vous embarrasse !... Des officiers, avec leurs chevaux... des grands seigneurs, avec leurs voitures... qu’importe... on ne renvoie personne... Ce n’est pas ici comme ailleurs... il y a toujours des places pour ceux qui en demandent...

HÉLÈNE.

C’est Ephraïm !

RICHARD.

L’honorable Ephraïm ?

EPHRAÏM.

Son altesse, le lord protecteur, dans ma maison !...

RICHARD.

Ah ! cette maison est à vous ?

EPHRAÏM.

Je l’ai cédée à mon gendre, parce qu’un membre du long parlement... ne peut être aux ordres de tout le monde ! Je n’exerce que dans l’intervalle des sessions... ou quelquefois, comme aujourd’hui par exemple, je crie pour mon plaisir !

RICHARD.

Et en amateur...

EPHRAÏM.

Pour m’entretenir l’organe... Votre Altesse a-t-elle vu le général Monck ?

RICHARD.

Je l’attends...

EPHRAÏM.

Il vous dira que, hier, nous nous sommes trouvés ensemble dans une réunion politique... et que moi et mes honorables collègues, nous vous sommes entièrement dévoués...

RICHARD, bas à Hélène.

Vous l’entendez !...

EPHRAÏM.

Vous avez en moi vingt-deux voix à votre service, et par qui votre gouvernement sera chaudement soutenu.

RICHARD.

Tant qu’il méritera de l’être...

EPHRAÏM, s’inclinant.

C’est-à-dire toujours... Et, de plus, je voulais aujourd’hui même me rendre en votre palais de White-Hall...

RICHARD.

Où vous serez en tout temps bien reçu...

EPHRAÏM.

Pour vous entretenir d’une affaire... d’un complot...

RICHARD, souriant.

Déjà ?...

EPHRAÏM.

Dont je crois tenir le premier fil... et qui menace votre liberté ou vos jours !...

HÉLÈNE, à Richard.

Vous l’entendez...

EPHRAÏM.

On me redoute comme parlementaire... mais comme aubergiste, on ne se méfie pas de moi... et, depuis hier, ici même... j’ai recueilli... j’ai saisi des renseignements... Enfin, je suis sur la trace... je continuerai.

HÉLÈNE.

Ah ! que c’est bien à vous... monsieur Ephraïm ! et croyez que la reconnaissance...

S’arrêtant.

de milord...

EPHRAÏM.

J’y compte bien un peu ; je suis seulement fâché que le général Monck ne soit pas là... il aurait expliqué mieux que moi à Votre Altesse...

À Hélène.

Pardon, milady...

Hélène se retire de quelques pas. À Richard, à demi-voix, et un peu embarrassé.

Quoique l’honneur de vous servir soit sans prix... il me semble, et Votre Altesse pensera sans doute comme moi... que pour quelqu’un qui est sans ambition... mais non pas sans famille... une humble et modeste retraite de cinq à six cents guinées...

RICHARD, avec indignation.

Arrêtez, monsieur ! J’ignore si parmi vos collègues, il en est qui ne voient dans leur noble mandat, qu’un trafic de places et d’honneurs, mais je vous déclare que je les trouverais moins coupables et moins vils que le gouvernement qui pourrait les accueillir ou les payer ! Acheter des consciences, c’est vendre la sienne. Quant aux assassins dont vous me menacez, mon père portait pour s’en défendre, une cuirasse, et moi je n’opposerai à leurs poignards qu’un cœur sans crainte et surtout sans remords. Sortez, et ne vous représentez, jamais devant moi !

EPHRAÏM, à part.

Gouvernement qui ne peut pas tenir.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène VI

 

HÉLÈNE, RICHARD

 

HÉLÈNE, courant à lui.

Ah ! vous méritiez le trône !

RICHARD.

Étaient-ce là les complots et les hommes que vous redoutiez pour moi ?

HÉLÈNE.

Ceux-là, je les ignorais... mais il en est d’autres plus redoutables... Ma position est telle, que malgré mon amitié, d’autres sentiments, peut-être, me défendraient de parler.

RICHARD.

Comment ?

HÉLÈNE.

Jurez-moi du moins... et sur l’honneur... quoi que vous appreniez, vous ne saurez rien, vous pardonnerez à tous.

RICHARD.

Je vous le jure ! à commencer par votre frère.

HÉLÈNE.

Eh bien, ces royalistes, sur lesquels vous comptiez, et tant d’autres amis à vous...

On entend parler au dehors.

RICHARD.

C’est la voix de lord Newport, votre frère.

HÉLÈNE, à part.

Ô ciel !...

Haut.

Plus tard, milord, plus tard... Mais croyez-moi, quittez ces lieux.

Elle sort par la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

RICHARD, CHARLES

 

CHARLES, entrant par la porte à droite, et parlant à la cantonade.

Qu’on nous envoie maitre Ephraïm ou quelques-uns de ses premiers gentilshommes, mais par saint Georges, que l’on nous serve !...

À Clarck.

Vous voyez que je n’ai pas oublié mon compagnon de voyage ! Je quitte pour vous, mon cher monsieur Clarck, de belles dames qui voulaient me retenir à déjeuner... Avez-vous faim ?

RICHARD.

Je n’en sais rien... Je n’ai pas le temps...

CHARLES.

Moi, j’ai un appétit royal qui n’a pas le temps d’attendre.

RICHARD.

Et je vois que vous êtes comme lui... Pour prendre patience... asseyons-nous, et causons de vos affaires... car je viens de voir lady Hélène.

Il prend un fauteuil et s’assoit le premier près de la table à gauche.

Asseyez-vous.

CHARLES, à part et le regardant.

Ce bon M. Clarck est avec moi d’une aisance...

Prenant un fauteuil.

Et si ce pauvre jeune homme connaît jamais la vérité...

S’asseyant de l’autre côté de la table.

RICHARD.

J’avais promis à lady Terringham et à d’autres encore, de vous sauver.

CHARLES.

Et vous avez tenu votre parole en digne et loyal gentilhomme... Ce n’est pas votre faute si votre chaise de poste s’est brisée... Aussi, quel que soit votre état ou votre emploi, je ne demande qu’une chose ! que la bonne cause triomphe, que Richard soit renversé.

RICHARD.

Vous êtes bien bon.

CHARLES.

Que Stuart reprenne sa place et je vous promets alors...

RICHARD, souriant.

Que je ne garderai pas longtemps la mienne... je m’en doute, mais ce n’est pas de moi, milord, c’est de vous qu’il s’agit... Votre sœur...

CHARLES, étonné.

Ma sœur.

Se reprenant.

Ah ! c’est juste.

RICHARD.

Lady Hélène s’effraie de notre séjour ici, et voudrait vous voir partir.

CHARLES.

Après déjeuner.

RICHARD.

Mais, pour échapper aux poursuites de Richard ou de ses ministres... où irez-vous à Londres ?

CHARLES.

Eh parbleu ! chez vous !

RICHARD.

C’est un moyen ! Mais si on vous découvre ?

CHARLES.

On ne me découvrira pas, et Richard ne se doutera même pas de mon séjour en Angleterre.

RICHARD.

Peut-être le sait-il déjà ?

CHARLES.

Lui ! allons donc !

RICHARD.

Le connaissez-vous ?

CHARLES.

On prétend que c’est un honnête homme et un simple particulier très distingué... toutes les vertus bourgeoises... Il n’a qu’un défaut.

RICHARD.

Lequel ?

CHARLES.

Celui d’être roi.

RICHARD.

Défaut que Stuart voudrait bien avoir.

CHARLES.

C’est vrai ! c’est à peu près le seul qui lui manque... car il a tous ceux qui font un grand prince. Il aime la dépense, le luxe et les plaisirs, et si ses sujets ne sont pas heureux, ce ne se sera pas sa faute, car son règne sera une fête continuelle.

On apporte un plateau sur lequel est un thé.

Ah ! ce n’est pas malheureux !

Continuant à causer en se servant du thé.

Aussi l’espoir de voir revenir des bals, des plaisirs et une cour où l’on puisse briller et intriguer, fait que toutes les ladies conspirent activement pour notre cause... D’abord elles nous amènent leurs maris, ce qui est quelque chose... et puis d’autres encore... ce qui est beaucoup plus nombreux... Et vous-même vous y viendrez... vous serez des nôtres... quoique lady Régine prétende que vous tenez un peu au parti puritain... mais je me suis chargé de vous convertir... et j’en réponds.

RICHARD, souriant.

C’est original !... moi qui justement avais l’idée, et dans votre intérêt, de vous faire renoncer à vos espérances.

CHARLES, vivement.

Elles n’ont jamais été plus certaines... songez donc que nous avons pour nous le duc Hamilton, le comte de Landerdale, le marquis d’Osmond et le lord maire !

RICHARD.

Ce n’est pas possible ! ils se sont ralliés à Richard et lui ont prêté serment de fidélité.

CHARLES, riant.

Serment politique !... De plus, Horace Towsend, Middleton, Arundel...

RICHARD.

Erreur ! ils ont demandé et accepté des places.

CHARLES.

C’est convenu dans le parti... On tend la main au gouvernement pour l’empêcher de marcher.

RICHARD.

Vous vous faites illusion, vous dis-je.

CHARLES.

Je viens de les voir et de leur serrer la main.

RICHARD, à part.

Lady Hélène aurait-elle raison ?...

CHARLES, lui servant du thé.

Ce n’est rien encore. Ces dames ont entrepris de séduire nos ennemis... C’est pour la bonne cause, tout est permis !... La coquetterie devient de la fidélité et du royalisme et bientôt, mon cher, votre parti lui-même, vos plus rigides puritains...

RICHARD.

Vous plaisantez.

CHARLES.

Ah ! vous ne savez pas ce qu’il y a d’adresse et d’esprit dans toutes ces jeunes ladies. La duchesse Hamilton, lady Terringham surtout, ou plutôt, vous la connaissez, une femme supérieure... une femme d’état, tout dans la tête, rien dans le cœur... une personne adorable... mais je dois être discret... car c’est chez elle que je vous ai rencontré et vous vous y intéressez peut-être ?

RICHARD.

Moi !... nullement...

CHARLES, avec joie.

Vrai !... eh ! bien tant mieux... car je vous dirai en confidence et en ami, que, dans le peu de jours qu’il l’a vue, le roi s’en est épris à en perdre la tête.

RICHARD, vivement.

Stuart est donc en Angleterre ?

CHARLES.

Eh ! oui, mon cher, silence !

Tous deux se lèvent de table.

RICHARD.

Et lady Régine...

CHARLES, riant.

Est charmante... elle et lady Hamilton se disputent déjà la place de favorite... et en promettant à l’une et à l’autre...

RICHARD.

Quoi ! les adorer toutes les deux ?

CHARLES.

Le roi leur doit cela !... il leur doit tant !... C’est par elles, c’est par leur adresse que les républicains viennent à nous...

RICHARD, avec indignation.

Des femmes peuvent trahir... mais des amis, des soldats de Cromwell... ce n’est pas possible !

CHARLES, riant.

Eh ! si, vraiment, mon cher M. Clarck... vous ne voulez rien croire !... tous les républicains mécontents ou désappointés, tous ceux qui espéraient succéder à Cromwell... et ils étaient beaucoup... sont autant d’ennemis de son fils Richard...

RICHARD.

Qu’ils ont porté au pouvoir !...

CHARLES.

Par intérim... et aujourd’hui même... dans celle auberge, sous prétexte d’un repas de corps, doit avoir lieu une réunion mystérieuse à laquelle je dois assister...

RICHARD.

Vous !...

CHARLES.

Pour le roi ! et en son nom.

RICHARD.

Et moi, milord, je vous déclare que l’on vous abuse... ou vous vous abusez vous-mêmes... ils ne viendront pas.

CHARLES, riant.

Laissez donc !

 

 

Scène VIII

 

RICHARD, LADY RÉGINE, CHARLES

 

LADY RÉGINE, entrant vivement par la porte à droite et apercevant Richard.

Ah ! c’est vous, monsieur Clarck, à qui nous devons tant ! vous partagerez notre joie et nos espérances, le colonel Pride vient d’arriver...

CHARLES, à Richard.

Vous voyez !...

LADY RÉGINE.

Quant à Harrison qu’il devait nous amener...

RICHARD, avec indignation.

Harrison !... le major général !...

LADY RÉGINE.

Il ne vient pas.

RICHARD, à Charles.

Ah !... je vous le disais bien !

LADY RÉGINE.

Il est retenu à White-Hall, mais ce qui vaut mieux encore... tenez, tenez, il a écrit cette lettre qui ne lui permet plus de revenir sur ses pas... Quant aux autres, ils arrivent tous et de différents côtés...

CHARLES, à Richard d’un air triomphant.

Eh bien !...

RICHARD.

Non, je n’y puis croire... et à moins d’en être témoin...

LADY RÉGINE.

Ne faut-il que cela pour vous rallier décidément à la bonne cause...

Allant à droite.

Tenez, tenez... de cette fenêtre qui donne sur la cour... regardez... ils entrent dans la salle de réunion...

RICHARD, regardant.

Overton, Alured, Ludlow...

À part.

Les amis de mon père !

Regardant encore.

Fleetwood...

À part.

Mon beau-frère, ma famille...

Avec douleur.

Ah ! Hélène, vous aviez raison !...

Il continue à regarder par la fenêtre à droite pendant que Régine, au milieu du théâtre, parle au roi qui lit la lettre d’Harrison.

LADY RÉGINE.

Les voilà rassemblés... ils n’attendent plus que vous... venez...

CHARLES, présentant a Richard la lettre qu’il vient d’achever de lire.

Tenez, incrédule...

À lady Régine qui le presse.

Je descends, milady, je descends... mais dites-moi...

Il la ramène par la main et cause à voix basse avec elle.

Un mot encore... sur Harrison...

RICHARD, à droite près de la croisée.

C’est trop de bassesse et de trahison !

Apercevant Monck qui entre par la porte à gauche.

Ah ! voilà enfin un ami...

CHARLES, apercevant Monck.

Ah ! c’est vous, général... venez donc, mon cher !

MONCK, apercevant le roi.

Dieu !

Courant près de lui et de Régine.

Qu’est-ce que cela signifie... quand des troupes dévouées à Richard arrivent de tous côtés pour la revue... vous, milady, dans ces lieux... avec le roi...

RICHARD, s’avançant et descendant près de Régine.

Le roi !

MONCK, apercevant Richard et restant stupéfait.

Ô ciel !

LADY RÉGINE, gaiement.

Eh ! oui, monsieur, le roi !...

CHARLES, à Richard.

Oui, mon cher, c’est moi...

Se retournant vers Monck.

Rassurez-vous, général, et ne tremblez pas pour moi... depuis notre entrevue d’hier, nos affaires vont à merveille...

LADY RÉGINE.

Tout le monde est pour nous...

CHARLES.

Lady Régine et monsieur Clarck...

MONCK, stupéfait.

Comment !...

CHARLES.

M. Clarck, notre confident, notre ami, vous lira la lettre d’Harrison, qui vous mettra au fait de tout...

À Régine qui lui fait signe de partir.

On m’attend !... l’exactitude est la politesse des rois !... quand ils sont rois... à plus forte raison quand ils ne le sont pas encore...

Il sort par la porte à droite, et Richard, remontant le théâtre, donne un ordre à Sydenham qui paraît à la porte du fond.

 

 

Scène IX

 

MONCK, RÉGINE, RICHARD

 

RÉGINE, allant à Monck qui est resté immobile.

Vous le voyez, général ! plus de danger à vous déclarer... et comme vous nous le disiez hier...

MONCK, avec colère et à demi-voix.

Taisez-vous donc !

RÉGINE.

Et pourquoi ?

MONCK, de même.

C’est Richard...

LADY RÉGINE, stupéfaite.

Lui ! Richard !...

RICHARD, qui redescend le théâtre et qui passe entre  eux.

Oui ! Richard Cromwell, que vous trahissiez... non pas vous, madame, je ne vous ferai pas de reproches... vous ne me deviez rien, et une noble dame peut, sans déroger, devenir favorite d’un roi... C’est lui-même qui me l’a dit.

LADY RÉGINE.

Vanterie et imposture !

RICHARD.

Parole de roi ne peut mentir !

MONCK.

Daignez m’entendre.

RICHARD.

À quoi bon ?... vos actes parlent... les miens vous répondront... Je n’ai eu de vous tous que trahison... vous aurez de moi justice.

S’avançant vers la porte à droite.

Tous les traîtres qui m’environnent...

LADY RÉGINE.

Ah ! que voulez-vous faire ?

RICHARD.

Et vous, madame, avant que le châtiment n’éclate, courez près de votre royal amant, dites-lui que je sais tout, qu’il parte, qu’il s’éloigne à l’instant... allez... allez... hâtez-vous ! Que Stuart ne tente pas plus longtemps ma vengeance, et ne me fasse pas souvenir que le sang qui bouillonne dans mes veines, est le sang de Cromwell... À bientôt, Georges Monck.

Il sort par la porte du fond, Régine par la porte à droite, Monck tombe sur le fauteuil à gauche près de la table et reste la tête appuyée dans ses mains.

 

 

ACTE V

 

Un appartement du palais de Witte-Hall. Porte au fond. Deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

RICHARD, seul, assis près d’une table à gauche

 

Oui, celui dont je porte le nom n’eût pas fait attendre le châtiment, et à la première trahison que j’ai apprise, j’ai senti le désir de l’imiter ; mais tant d’autres perfidies se sont succédé, que celle qui me paraissait d’abord infâme et inouïe, me semble à présent si ordinaire et si simple, que je la regarde comme une suite naturelle du pouvoir !... Qui gouverne doit s’y attendre... C’eût été trop de monde à punir, et j’ai détourné la tête, non par clémence, mais par dégoût !... je n’aurai rien vu... je ne saurai rien... ni eux non plus !... car au seul bruit des dangers auxquels je viens d’échapper, des adresses m’arrivent de tous côtés ! et elles portent le nom de ceux...

Les regardant.

Oui... ce sont les mêmes !... je les garderai comme monument de leur bassesse... et je commence à comprendre, dans ceux qui règnent, le mépris pour les hommes... Quelques jours de pouvoir suffisent pour les apprécier... ils valent si peu... et se vendent si cher !... Quant à Monck, c’est différent... il y a mis plus de franchise ou plus d’adresse... il m’a tout avoué !... je conçois que, pour mériter, pour obtenir lady Hélène, un amour aveugle l’ait entraîné dans son parti... je comprends que pour elle on puisse oublier tout...

Entre un huissier du palais qui lui parle à l’oreille.

Lady Terringham dis-tu ?... qu’elle entre !... qu’elle entre...

 

 

Scène II

 

RICHARD, LADY RÉGINE

 

RICHARD.

Lady Terringham qui me demande audience.

LADY RÉGINE.

Qui vous demande justice, milord, et vous ne la refusez pas, j’espère, à vos amis.

RICHARD.

Pas plus qu’à mes ennemis !... parlez.

LADY RÉGINE.

Stuart pouvait, j’en conviens, m’accuser de fausses promesses, de ruses, de coquetterie, et j’ai mérité un tel reproche, vous savez dans quel but et dans quel espoir !... mais en se vaillant de mon amour, il a menti, et son manque de foi me dégage de la mienne !... Le prévenir, comme vous me l’aviez ordonné, de quitter à l’instant même l’Angleterre, eût été me ravir les moyens de me justifier... je l’ai retenu et, le flattant d’un succès désormais impossible, je l’ai fait cacher à l’hôtel Penruddock, pour que vous sachiez de lui-même qu’il a proféré un mensonge indigne d’un gentilhomme et d’un roi !

RICHARD.

Je vous crois, milady ! je crois que vous ne l’avez jamais aimé, pas plus que lord Penruddock, qui est, dit-on, mon autre rival... pas plus que moi-même.

LADY RÉGINE.

Osez-vous le dire !

RICHARD.

Non pas que je vous accuse ; mais dans ce moment encore, vous vous abusez vous-même. Ce que vous aimez, c’est le bruit et l’éclat... c’est l’agitation et le danger !... Ce que vous aimez, c’est l’enivrement des grandeurs, c’est le pouvoir !... et bientôt vous ne m’aimeriez plus... car ces chaînes dorées qui excitent tant de désirs, ne m’en inspirent à moi qu’un seul... celui de les briser !... Ah ! je n’eusse pas hésité, si le seul bien que j’envie eût pu m’appartenir... Mais j’ai pardonné... je rends à lady Hélène tous ses biens confisqués, lui permettant d’en disposer pour l’époux qu’elle choisira... C’est ainsi que se sera vengé le fils de Cromwell... Et maintenant, je défie Monck de me trahir.

LADY RÉGINE.

Si je vous connais bien tous les deux, vous avez pu lui pardonner sa trahison, mais lui, ne vous pardonnera jamais votre clémence... et bientôt peut-être...

RICHARD.

Ah ! ne me dites pas cela !... Ne m’ôtez pas toutes mes illusions !... Laissez-moi croire encore à la reconnaissance...

Lui tendant la main.

et à l’amitié.

RÉGINE, avec émotion.

Ah ! Richard !

RICHARD.

Qu’elle nous suive dans les partis opposés où le sort nous a jetés, et puisque nous ne pourrions plus les quitter sans déshonneur... restons-y, quoi qu’il arrive, et quels que soient leurs torts ! Continuons à servir, vous le roi, qui vous outrage, moi les amis qui me trahissent et demeurons fidèles... même à des ingrats.

LADY RÉGINE, lui pressant les mains.

Ah ! milord...

Écoutant avec crainte.

On vient !...

RICHARD.

Partez, milady, partez !... Que vous, royaliste, on ne vous voie pas serrer la main de Cromwell !

RÉGINE.

Non, non, mais celle d’un ami...

RICHARD.

Vous dites vrai !...Roi pour peu d’instants, peut-être... mais votre ami... toujours.

 Lady Régine sort par la porte de droite.

 

 

Scène III

 

LAMBERT, RICHARD

 

RICHARD.

Qu’est-ce Lambert, qu’y a-t-il ?

LAMBERT.

Il y a que votre altesse ne se méfie pas assez de ceux qui l’entourent. Vous ne soupçonnez personne ; c’est un mal !...

RICHARD.

Et toi, tu soupçonnes tout le monde.

LAMBERT.

J’ai plus de chances que vous de rencontrer juste. Grâce à votre clémence, il se trame quelque perfidie ; il y a de sourdes rumeurs et des rassemblements nombreux ; des barricades ont été établies dans toutes les rues environnantes ; on a baissé les herses et fermé les portes de la ville sans mon ordre, et à moins que ce ne soit par le vôtre...

RICHARD.

Nullement !...

LAMBERT.

En tous cas, il est facile de savoir à quoi s’en tenir... Il y a dans la cour du palais un escadron de service, et dans la salle des gardes, cinq ou six officiers dont je réponds comme de moi-même, et en quelques minutes j’aurai balayé les rues de Londres !...

RICHARD.

Ah ! déjà des combats, au sein même de la capitale !

LAMBERT, brusquement.

Quand il le faut !... Le tout est de régner paisible !... Cromwell, votre père, s’y entendait !

RICHARD.

Oui, Olivier Cromwell n’aurait pas hésité... et je crois l’entendre : – Charles est en mon pouvoir, – l’immolera l’instant ; – d’autres, nous paraissent douteux, – dans le doute, nous en défaire ; – envoyer mes ordres au parlement ! – Le silence à la presse, – la mitraille dans les rues de Londres, l’ordre et le calme régneront... Et moi aussi !... et comme vous, mon père, je serai un grand homme, haï, mais respecté de mes contemporains, qui garderont le silence, et admiré de la postérité, qui dira mes louanges !... Mais moi, Richard, qui voulais gouverner, non par la force, mais par les lois ; qui, premier citoyen de cette république, ne me croyais plus élevé que les autres, que pour découvrir de plus loin le danger, et veiller de plus haut à la sûreté et au bonheur de tous ! moi enfin, insensé que j’étais, plus digne d’habiter Bedlam que Witte-Hall, moi qui dans mes rêves... croyais possibles la reconnaissance et l’amour de mes concitoyens trompé, trahi par tous ceux que j’aimais...

Prenant la main de Lambert, qui fait un mouvement.

Non, non pas par tous, puisque tu me restes, toi, Lambert, toi seul dont l’affection est vraie et désintéressée... Et, vois-tu bien, je me disais ce matin : un honnête homme qui gouverne en conscience n’est pas ce qu’il leur faut ! Au milieu de toutes ces ambitions rivales qui n’admettent d’égalité qu’à la condition d’être chacune en première ligne... Charles Stuart leur convient peut-être mieux que moi !

LAMBERT.

Y pensez-vous ?

RICHARD.

C’est un titre, c’est un nom !... Il est né au rang où l’on m’a appelé. Non pas, si je les ai bien jugés, que le règne des Stuart puisse être glorieux ni de longue durée ; mais sous Cromwell, l’Angleterre a acquis assez de gloire, et sous Charles II, le pays épuisé trouvera pour quelques années, du moins, un repos dont il a besoin, et que mon règne ne lui donnerait pas !...

LAMBERT.

Que voulez-vous dire ?

RICHARD.

Rien... rien... j’ai tort sans doute... Mais si cependant le repos et le salut de l’Angleterre dépendaient de mon départ...

LAMBERT, avec indignation.

Le salut de l’Angleterre, dites-vous ?... Et le nôtre !... Et nous, qui vous avons placé au premier rang pour continuer Cromwell, pour maintenir contre Stuart et contre tous, nos titres, nos droits et nos biens. Vous ne déserterez pas le pouvoir ; vous ne le devez pas, car notre sort est lié au vôtre ; et roi ou protecteur, quel que soit votre titre, à vous le trône... ou à nous l’échafaud !... La couronne sur votre tête... ou la hache sur la nôtre... Choisissez ?...

RICHARD.

Ah ! je comprends enfin !... je vous suis nécessaire !... Ce n’est pas à moi que vous êtes fidèle et dévoué... c’est à vous-même... c’est à vos intérêts !...

LAMBERT, avec embarras.

Non, milord... Mais cependant...

RICHARD, à part avec douleur.

Ah ! qu’on se flatte aisément quand on est au pouvoir !... tout a l’heure encore dans mon orgueil je me croyais un ami !... et pas un... pas un seul !...

Haut.

Vous avez raison, Lambert, c’est moi qui étais un égoïste !...

LAMBERT, avec bonhomie.

N’est-ce pas ?

RICHARD.

Dussé-je y succomber, je dois garder la puissance pour protéger mes amis et défendre leurs intérêts !

LAMBERT, avec bonhomie.

C’est tout naturel.

RICHARD.

Et soyez tranquille, je n’oublierai jamais les vôtres !

LAMBERT.

À la bonne heure !

Se retournant.

C’est Sydenham, l’officier de service.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, LAMBERT, SYDENHAM, sortant de la porte à droite

 

SYDENHAM.

Le général Monck, qui vient d’arriver avec une nombreuse escorte, demande à parler à Votre Altesse ! De plus, ce billet que l’on m’a supplié de vous donnera l’instant et à vous-même, m’a été remis par une personne qui voulait se retirer sans être connue !...

LAMBERT.

Et tu l’as laissée partir !

SYDENHAM.

Non, général, je l’ai retenue.

RICHARD.

C’est bien ! Faites entrer le général Monck.

 

 

Scène V

 

LAMBERT, RICHARD, MONCK, SYDENHAM

 

RICHARD continue à lire la lettre pendant que Monck s’approche de lui et le salue. Richard lui rend froidement son salut et dit à Sydenham.

Congédiez l’escorte qui a accompagné le général... L’escadron de Lambert suffit pour la garde du palais !

Sydenham sort et rentre quelques instants après.

MONCK, étonné.

Quoi ! milord !...

RICHARD.

Nous n’avons pas besoin de tant de monde pour parler affaires... et marcher dans les rues de Londres avec un cortège royal, pourrait vous nuire aux yeux du peuple et faire supposer des intentions qui sont loin de votre pensée.

MONCK.

Oui, sans doute !... Mais les troubles qui règnent en ce moment dans la capitale...

RICHARD, froidement.

Voici ce qu’on m’écrit au sujet de ces troubles... Voulez-vous écouter, messieurs ?

Lisant.

« Le peuple, excité par des agents secrets, doit parcourir la ville ce soir en criant : à bas Stuart ! à bas Richard ! vive Monck ! Monck pour toujours !... »

MONCK, l’interrompant.

Et vous pourriez croire !...

RICHARD.

Je n’en crois pas un mot... Mais il faut tout lire.

Continuant.

« Les soldats de Monck, renfermés dans leurs casernes, sont prêts à soutenir cette manifestation que vingt-deux voix doivent appuyer au parlement. Croyez à ces renseignements qui sont de la plus grande exactitude ! La personne qui vous les donne ne peut ni ne veut être connue ; mais elle tient tous ces détails d’un agent de Monck, Ephraïm Kilseen, à qui le général a promis cinq cents guinées de rentes sur la dot de sa femme !... »

MONCK.

Ah ! c’est une indignité !... et une pareille calomnie...

RICHARD.

Ne doit pas même être discutée !...

MONCK.

Ce n’est point par des paroles, c’est par mes actions que j’y répondrai.

RICHARD.

C’est la seule justification digne de vous, et je veux vous l’offrir. Quel qu’en soit le but ou le prétexte, il y a dans la ville un commencement d’émeute ; des chaînes ont été tendues, des herses ont été baissées ; vous allez prendre l’escadron de service du général Lambert ; vous briserez les chaînes et les herses ; vous dissiperez les rebelles, et s’ils se défendent, vous ferez feu !

MONCK, troublé.

Tirer sur le peuple !...

RICHARD.

Sur des rebelles et des traîtres !

LAMBERT.

Craindriez-vous de tirer sur les vôtres ?

MONCK.

Non, sans doute... mais il est des circonstances...

RICHARD.

Celle, par exemple, où ils auraient été rassemblés par vous... il est certain, alors, que les charger à coups de mousquet...

LAMBERT.

Sérail une infâme trahison...

RICHARD, froidement.

Plus encore !... une grande maladresse... car, ce serait tuer à jamais toutes vos espérances !...

MONCK, avec chaleur.

C’est-à-dire que vous supposez donc...

RICHARD, sévèrement.

Tout !... si vous hésitez !... rien, si vous parlez à l’instant !

MONCK.

Je pars !...

RICHARD, à Lambert.

Lambert, ordonnez aux six officiers qui vous sont dévoués et qui attendent dans la salle des gardes, d’accompagner, dans cette expédition, le général Monck, et de ne pas le quitter d’un instant ?

LAMBERT.

J’aimerais mieux ne céder à personne cet honneur !

RICHARD.

Non !... revenez ?... j’ai besoin de vous !... Vous commanderez seulement à vos jeunes officiers, dans le cas où le général hésiterait, ce que je ne crois pas possible !

LAMBERT.

Eh bien !...

RICHARD, froidement.

De faire feu...

LAMBERT.

Sur les révoltés...

RICHARD, montrant Monck.

Non !... sur lui !

LAMBERT, avec force, et lui prenant la main.

Fils de Cromwell, c’est bien !

RICHARD.

Allez !

Monck et Lambert sortent par la porte du fond.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, à Sydenham, qui est resté au fond du théâtre

 

Faites entrer la personne à qui nous devons cet avis ?...

Sydenham sort par la porte à droite.

Avis qui, par malheur, ne me semble que trop fidèle... Je dois récompenser celui qui me l’a donné, et surtout l’interroger !...

Apercevant une femme voilée qui paraît à la porte à droite.

Ô ciel !... une femme !

Allant à elle et lui prenant la main.

Avancez, avancez, madame, et ne craignez rien. – Grand Dieu !... sa main tremble dans la mienne... elle chancelle ! la force l’abandonne !...

Elle tombe dans un fauteuil, Richard se précipite, soulève son voile et pousse un cri.

Ah !... Hélène !

 

 

Scène VIII

 

LAMBERT, rentrant par la porte du fond, RICHARD, HÉLÈNE, évanouie dans le fauteuil à droite

 

LAMBERT.

L’ordre est donné ! ils sont partis !

Courant à Richard.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

RICHARD.

Ô surprise qui confond ma raison ! C’est Hélène !... Hélène Newport !

LAMBERT.

Une noble fille !

RICHARD.

Qui vient elle-même dénoncer Monck...

LAMBERT.

Que vous disais-je ?

RICHARD.

Monck, qu’elle allait épouser, qu’elle aime !... qu’elle adore !

LAMBERT, brusquement.

Eh non !... celui qu’elle aime, c’est vous !

RICHARD.

Moi !... qui le l’a dit ?

LAMBERT.

Elle-même ! qui, à ma prière, et pour ne pas vous ravir le pouvoir, a eu le courage, l’amour de renoncer à vous !

Richard pousse un cri, et court à la table a gauche où il écrit rapidement, Lambert, pendant ce temps, près du fauteuil à droite et continuant à parler à Richard.

Il le fallait alors pour arriver au premier rang, mais, maintenant que vous y êtes... maintenant que Monck, démasqué, et les royalistes en déroute, vous assurent à jamais l’autorité, je rends à elle son serment, et à vous la liberté de l’aimer ! Aimez ceux qui vous aiment ?... il n’y en a pas tant !... Elle revient !... elle revient à elle... elle reprend connaissance !...

RICHARD, se levant vivement et présentant un papier, qu’il vient de cacheter.

Cet acte au parlement !... À Lenthal, son président !

Lambert sort par la porte du fond, et Richard dit à Sydenham, qui vient de rentrer par la porte à droite.

Ces papiers, à l’hôtel Penruddock. – À monsieur Albert Littleton. – Qu’il le signe devant toi ?... il n’hésitera pas !... son intérêt m’en répond !... Va vite et reviens ?

Sydenham sort par la porte à droite.

 

 

Scène VIII

 

RICHARD, HÉLÈNE, toujours assise dans le fauteuil

 

Hélène vient de reprendre connaissance et regarde avec surprise, autour d’elle.

HÉLÈNE.

Où suis-je ?

RICHARD.

Près de celui que vous venez de sauver !

HÉLÈNE, avec émotion.

Ah ! pouvais-je faire autrement ?... Cet Ephraïm qui en secret... vient me demander, si réellement le lord protecteur m’a rendu tous mes biens ?... car ces biens devaient payer sa trahison !... Sans réfléchir, je suis accourue... et près de franchir ce palais, j’hésitais, effrayée moi-même de ma démarche... Mais !... ce palais était celui de Witte-Hall, où vous-même, autrefois, vous aviez sauvé ma mère !

RICHARD.

Ainsi, même le jour où vous refusiez ma tendresse et ma main... vous saviez qui j’étais !

HÉLÈNE.

Oui, Richard !...

RICHARD.

Et moi, qui vous aimais !... moi qui voulais vous consacrer ma vie... vous m’avez repoussé !...

HÉLÈNE.

Pour que vous fussiez roi ! pour que vous fussiez heureux !

RICHARD.

Heureux ! Ah ! qu’avez-vous fait ? et quelle était votre erreur ? Regardez ce palais, interrogez ces voûtes et demandez-leur de combien de deuils elles ont été témoins ? De combien de sanglots et de royales douleurs elles ont retenti !... J’étais bien jeune encore, lorsque le long de ces parvis, à travers des gardes et une foule silencieuse, je vis passer un homme vêtu de noir... et les soldats le regardaient avec indignation et l’insultaient, et l’on criait autour de lui : Exécution !... Justice !... Justice !... Et un de ceux qui étaient là lui cracha au visage ! Je demandai quel était cet homme ; on me dit : C’est un roi !... un roi qui se rendait devant ses juges, ou plutôt qui marchait au supplice ! Plus tard, je vis les dalles de ce palais foulées par un soldat devant qui tremblait l’Angleterre, et qui, sous ces voûtes sombres, tressaillait, au bruit seul de ses pas !... Je l’ai vu passer ses jours sans joie et ses nuits sans sommeil ! Saisissant ma main, il s’écriait : « Réveille-toi ?... Ils viennent... ils viennent... les entends-tu ?... Voici les assassins !... les voici !... » Non, ce n’étaient pas eux qui l’avaient éveillé en sursaut et fait sortir de sa couche, c’était un fantôme sanglant portant une couronne brisée, et me serrant dans ses bras, moi, enfant !... Il me disait : « Défends-moi donc !... repousse-le !... » Et je le sentais haletant, couvert de sueur... et les cheveux hérissés... Ce soldat, cet homme... c’était un roi !... c’était mon père !!! Et voilà l’héritage que vous m’avez souhaité pour que je fusse heureux !... Ah ! l’on peut accepter le pouvoir, quand on a renoncé d’avance à l’amitié, à l’amour, à tous les biens de la vie !... Mais quand ils vous sont rendus, quand on est aimé, quand on peut, près de son amie et de sa femme, goûter les charmes de la retraite et de la famille, le calme des champs, l’étude, le bonheur la liberté !... comment rester plus longtemps esclave ? comment ne pas briser ses fers ?...

Avec joie.

Et je l’ai fait !

HÉLÈNE.

Vous !... Ô ciel !... Et vos jours que leur vengeance poursuivra jusque dans la retraite...

RICHARD.

Rassurez-vous... On peut craindre les droits ou l’ambition du prétendant qui n’est jamais arrivé au pouvoir ; mais on croit à sa franchise, quand il a tenu le sceptre, quand il pouvait le garder et qu’il le brise de lui-même et sans regrets... Libre ! je suis libre... Grandeurs et puissances, je vous rends vos chaines dorées, vos flatteurs et vos courtisans !... Je vous rends leurs bassesses et leurs lâchetés, leur ingratitude et leur trahison... Je n’ai plus rien à vous, reprenez-les !... et rendez-moi ma joie, mes plaisirs, ma confiance et mes amis !...

 

 

Scène IX

 

LAMBERT, entrant par le fond, LADY RÉGINE, RICHARD, HÉLÈNE, SYDENHAM, qui est entré derrière Lambert

 

LADY RÉGINE.

Ah ! qu’ai-je vu ? Hélène et Richard !

RICHARD.

Non ! plus Richard, mais Clark, votre ami.

Il prend des mains de Sydenham le papier que celui-ci lui présente.

LADY RÉGINE.

Que nous venons arracher à sa perte.

LAMBERT.

Savez-vous ce qui se passe ? Ils disent tous que vous avez abdiqué... et à ce seul bruit, Monck, qui venait de tirer sur les siens et de disperser ses partisans, Monck, dont les espérances sont à jamais détruites, fait, dans les rues de Londres, proclamer par ses soldats Charles II, roi d’Angleterre !

LADY RÉGINE.

Quoi ! c’est Charles qui l’emporte !

RICHARD, qui, pendant ce temps, a lu le billet que lui a remis Sydenham.

Oui, mais c’est par vous, milady, par votre dévouement qu’il croit l’avoir emporté ! Je lui ai écrit que vos conseils et votre amitié m’avaient décidé à cette abdication !

LAMBERT.

Dont je ne serai pas témoin, dussé-je faire sauter, avec le palais de White-Hall, Monck, Stuart et toute sa cour !

RICHARD.

Garde-t-en bien... Tu y perdrais trop ! dans cet acte signé de la main de Smart ; il m’offre, après lui, la première place... que je refuse !...

Serrant la main d’Hélène.

J’ai mieux que cela !... Mais, à ma demande, il conserve à tous mes amis, officiers de Cromwell, leurs titres, leurs dignités, leurs honneurs... De plus, il nomme Lambert duc de Norfolk, gouverneur du Devonshire, premier commissaire de la trésorerie...

LAMBERT, avec joie.

Est-il possible !

RICHARD.

Et maintenant que j’ai ajouté à tes richesses et à les grandeurs, maintenant qu’à la cour de Stuart tu es tout... me permets-tu, à moi, de n’être rien ?...

LAMBERT.

Que dites-vous ?

RICHARD.

Tenez... entendez-vous ces cris ?

 On entend au dehors : Vive le roi

 

 

Scène X

 

LAMBERT, LADY RÉGINE, RICHARD, HÉLÈNE, SYDENHAM, EPHRAÏM et PLUSIEURS OFFICIERS entrent furieux

 

EPHRAÏM.

C’est une indignité !

RICHARD.

Je ne peux plus vous rendre justice, maître Ephraïm... Adressez-vous à Stuart ?

EPHRAÏM.

Et le moyen !... Pendant que je vote pour Monck dans le parlement, il proclame Charles II ! Encore un règne qui m’en voudra et ne fera rien pour moi... On ne voit que trahisons !...

RICHARD.

Pour la première fois, nous sommes du même avis !

Se tournant vers les officiers qui viennent d’arriver et qui entourent Lambert.

Harrison, Ludlow, Fleetwood, vous tous, amis de mon père et les miens... je vous rends vos serments ! Soyez fidèles aux Stuart, comme à moi-même ! Républicains, je vous permets d’être royalistes !... Je quitte pour jamais ce palais...

Prenant Hélène par la main.

et je retrouverai sur le seuil le bonheur que j’y avais laissé...

Il sort avec Hélène, par la porte à droite, au moment où les cris redoublent au dehors.

PENRUDDOCK, entrant par la porte du fond.

Le roi, messieurs ! le roi !... Vive Monck ! vive le roi !...

EPHRAÏM, à demi-voix, pendant que tous les groupes entrent successivement par le fond.

Parlez pour moi à sa majesté !

PENRUDDOCK.

Je ne vous connais plus, mon cher ! Quand le jour de la justice arrive, chacun doit porter le mérite ou la peine des opinions qu’il a eues !

EPHRAÏM.

Mais je les ai toutes !... comme Monck !... et je ne suis rien... et lui est duc, ministre... Tenez ! entendez-vous ?

En dehors, et sur le théâtre, redoublent les cris de : Vive Monck ! vive le roi !... vivent les Stuarts !...

 

 

Scène XI

 

LAMBERT, EPHRAÏM, LADY RÉGINE, PENRUDDOCK, MONCK, CHARLES

 

Des hommes et des femmes du peuple, des seigneurs et des grandes dames, précèdent et entourent Monck et Charles, qui paraissent à la porte du fond. On agite des mouchoirs. On entend au dehors le son des cloches et des tambours.

CHARLES, au milieu des cris de : Vivent les Stuarts ! saluant tout le monde de la tête et de la main.

Mon peuple... mon bon peuple !... mes fidèles Anglais !... Oui... oui... je retrouve tous mes anciens amis !...

Passant près de Lambert, de Harrison, de Desboroug et de Fleetwood, à qui il adresse de gracieux sourires.

Et d’autres encore... qui, pour être nouveaux, ne m’en sont pas moins chers !... Général Monck, duc d’Albemarle, c’est à votre courage, et surtout à votre prudence, que nous devons notre couronne ; vous avez poussé le dévouement jusqu’à l’héroïsme ; vous avez dispersé, comme séditieux, ceux qui voulaient vous proclamer chef de l’État ! vous avez déclaré traîtres, les vingt-deux membres du parlement qui vous décernaient le pouvoir !...

EPHRAÏM, à part.

C’est trop fort !

CHARLES.

Et Monck sera éternellement cité dans l’histoire, comme le héros et le modèle de la fidélité !

MONCK.

Ce que je puis dire, du moins, sire, c’est que, depuis dix ans, je médite cette glorieuse restauration...

CHARLES.

Nous le savons !

S’avançant vers lady Régine.

Et vous aussi, milady, dont le dévouement à notre personne mérite toute notre reconnaissance...

À demi-voix.

Ah ! bien plus encore !...

Allant frapper sur l’épaule de lord Penruddock.

Et voilà le fidèle serviteur ! l’ami de son roi ! à qui j’accorde toute ma confiance...

PENRUDDOCK, souriant, à demi-voix.

Et mon gouvernement du Midlesex...

CHARLES, d’un air affligé et à voix basse.

Il est donné à Monck...

PENRUDDOCK.

Mais celui du Devonshire ?...

CHARLES, de même.

Est donné à Lambert !...

PENRUDDOCK.

Mais les places de gentilshommes de la chambre ?...

CHARLES.

À Fleetwood, à Harrison, à Ludlow... c’étaient des ennemis... j’ai besoin de m’assurer leur fidélité... Tandis que la vôtre est à toute épreuve...

À lady Régine.

Comme la vôtre, milady !...

S’avançant vers Ephraïm.

Quant à vous, monsieur, qui, inébranlable dans votre haine pour la royauté... votiez contre moi, au sein du parlement, au moment même où l’Angleterre entière se prononçait en ma faveur, je n’espère ni ne prétends vous gagner ; mais je respecte vos opinions, parce qu’elles sont consciencieuses... et je vous accorde...

Ephraïm s’incline.

votre grâce !

EPHRAÏM, à part.

Que cela !...

PENRUDDOCK.

Après tout ce que j’ai fait !... Ô ingratitude des princes !

LADY RÉGINE, à part.

Ah ! je le déteste !...

EPHRAÏM.

Encore un gouvernement à renverser !...

TOUS, agitant leurs chapeaux et leurs mouchoirs.

Vive Stuart !... vive le roi !...

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