Les Femmes de Paris (Virginie ANCELOT)

Sous-titre : l’homme de loisir

Drame en cinq actes, en prose, précédé de Un duel sans témoin (Prologue).

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Gaîté, le 5 octobre 1848.

 

Personnages

 

LE COMTE DE TERSAN

FAUCHEUX, puis DE LA FAUCHERIE

CHÉRUBIN, d’Avallon

DE BUSSY

THIBAUT, mari de Marianne

ERNEST DE MERVILLE

PIERRE, sculpteur en bois

GERMAIN, domestique de M. de Tersan

UN MAGISTRAT

UN COMMISSIONNAIRE

UN GENDARME

UN DOMESTIQUE

MADAME DE TERSAN

MARIANNE, femme de Thibaut

JENNY, sœur de Marianne

LÉNA, fille de Marianne

HÉLÈNE, fille de madame de Tersan

MADAME MORICEAU, marchande à la Halle

JUNON, portière

ATALA, nièce de Junon

MADAME DE BUSSY

FANCHETTE, cuisinière

UNE PORTEUSE D’EAU

MARCHANDS

ACHETEURS

PASSANTS,

GRISETTES, etc.

 

La scène se passe à Paris et aux environs, en 1832, au prologue ; et, en 1848, durant la pièce.

 

 

PROLOGUE

 

La scène se passe, la nuit, au bois de Boulogne. Le théâtre représente, d’’un côté, le restaurant nommé le Pavillon d’Armenonville ; à travers les vitraux illuminés, on en voit l’intérieur rempli de femmes et d’hommes du monde, très parés, qui assistent au bal. De l’autre côté, sous les arbres, une noce, des grisettes dansent au clair de la lune et au son de la musique du pavillon : ils ne sont pas en vue du public. Au milieu du théâtre, un arbre, au bas duquel est un banc de gazon. Au lever du rideau, contredanse très animée dans le pavillon.

 

 

Scène première

 

THIBAUT vient avec plusieurs personnes de la noce au devant de ceux qui sont en retard et qui viennent de plusieurs côtés

 

Arrivez donc, vous êtes en retard, on n’attend plus que vous pour se mettre à table.

Tout le monde sort avec Thibaut par la droite, au fond du théâtre, qui représente l’entrée d’un petit restaurant.

 

 

Scène II

 

FACHEUX entre par le fond en regardant autour de lui d’un air égaré

 

Une fête ! des gens riches, heureux ! Là-bas une noce ! des ouvriers qui s’amusent ! t pour moi, la misère, le désespoir ! pourtant, j’aurais pu aussi avoir ma place dans ce monde heureux ! mais le jeu, les plaisirs... Oh ! si je retrouvais un moyen de m’enrichir ! cette fois, je tiendrais bien la fortune. Oh ! il faut qu’elle revienne à tout prix ! Qu’une occasion se présente et je saurai bien la saisir. Quelqu’un...

Il disparaît sous les arbres, à droite.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, MADAME DE BUSSY, sortent du pavillon, conversation très animée, MADAME DE TERSAN est cachée derrière une colonne du pavillon, elles les écoute avec tristesse

 

LE COMTE.

C’est ma foi bien heureux qu’il y ait des pauvres pour qu’on danse en leur honneur ! Cela donne l’occasion de montrer de la générosité et de magnifiques toilettes, de faire admirer à la fois son bon cœur et ses diamants. N’est-il pas vrai qu’un bal est une chose ravissante ?

MADAME DE BUSSY.

Pour moi surtout, qui parais dans le monde pour la première fois. Cela m’étourdit et m’éblouit.

LE COMTE.

Vous devez être enivrée de l’admiration que cous inspirez...

Plus bas.

de l’amour...

Il continue à parler bas.

MADAME DE TERSAN, à part, de l’autre côté.

Madame de Bussy occupe seule l’attention et peut-être le cœur de mon mari.

Elle rentre dans le bal.

MADAME DE BUSSY.

Oh ! laissez-moi donc, monsieur le comte ! J’ai besoin de respirer, d’échapper un instant aux regards de cette foule, de reprendre du calme.

M. de Bussy sort du pavillon, il écoute la conversation de sa femme et du comte et sort au moment où Tersan prend le bouquet de madame de Bussy qu’il serre dans son sein.

LE COMTE.

Moi, vous quitter, quand je puis mieux ici vous parler d’un sentiment qui remplit toute ma pensée et qu’il fallait dans ce bal !... Oui, votre bonté ravissante...

MADAME DE BUSSY.

Encore des flatteries !

Elle va pour jeter son bouquet, le comte la retient.

Ce bouquet, la chaleur l’a flétri.

LE COMTE, le prenant.

Qu’il soit un souvenir !... Laissez-le moi !...

Elle veut reprendre son bouquet, il retient sa main dans les siennes.

MADAME DE BUSSY.

Oh ! monsieur le comte !...

LE COMTE, lui baisant les mains.

Ces fleurs me seront à jamais précieuses.

MADAME DE TERSAN, qui ne les a pas perdus de vue, s’approchant.

M. de Bussy cherche sa femme pour sortir du bal, je vous en préviens, monsieur le comte ; et moi, quand vous voudrez partir, vous me retrouverez à la noce de Marianne.

Elle a appuyé sur les derniers mots ; madame de Bussy et le comte rentrent dans le bal par le fond. Seule sur le devant.

Du luxe, des fêtes, des parures !... mais pas de bonheur ! Mon mari ne m’aime plus !... Toutes les femmes l’occupent tour à tour !... Mon cœur est si serré que j’ai peine à retenir mes larmes au milieu de ce bal !... Allons près de Marianne... à sa noce !... Là aussi un cœur souffre à cause de lui... mais c’est un cœur honnête, et cela soulagera le mien.

Elle va vers les arbres, mais lentement, où est la noce de Marianne ; le comte et madame de Bussy rentrent par le fond et viennent sur le devant de la scène.

UN DOMESTIQUE, annonçant à l’entrée du bal.

La voiture de madame de Bussy.

LE COMTE, à madame de Bussy.

Déjà nous quitter !

MADAME DE BUSSY.

Il le faut !

De Bussy entre par le fond et sépare le comte de sa femme.

DE BUSSY.

La voiture est là, madame ! Monsieur le comte de Tersan voudra-t-il bien m’attendre ici ? J’ai à lui parler dès que j’aurais reconduit madame.

LE COMTE, ironiquement.

Charmé de faire ce plaisir à monsieur de Bussy.

Bussy emmène sa femme, ils disparaissent ; madame de Tersan, de l’autre côté, a tout vu.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE TERSAN, à l’écart, LE COMTE

 

LE COMTE, descendant la scène.

Allons, bon ! serait-ce encore un duel ? Pour une femme qui ne se soucie pas de moi, dont moi, je ne me soucie guère ! J’ai peut-être tort de continuer ainsi cette vie de plaisirs et d’aventures... Homme marié, je devrais peut-être me ranger et devenir raisonnable... Ma femme est charmante ! Eh oui ! sans doute ! mais toujours belle ! toujours paisible ! c’est ennuyeux ! Les jours sont si longs, si longs, il faut bien s’occuper et se distraire...

 

 

Scène V

 

LE COMTE, MADAME DE TERSAN

 

MADAME DE TERSAN, accourant.

Il m’a semblé voir de loin M. de Bussy qui s’approchait de vous, Édouard ? Oh ! si c’était pour vous menacer ? si un duel ?...

LE COMTE.

Quelle idée !

MADAME DE TERSAN.

J’ai déjà tremblé des effets de sa jalousie, et quand tout à l’heure je vous avertissais...

LE COMTE, très aimable.

Vous êtes la plus généreuse des femmes, Mathilde !... Mais rassurez-vous !... Il n’y a rien !... Oh ! comme vous êtes pâle !...

Il la regarde.

Depuis quelque temps vous semblez souffrir... vous êtes triste !

MADAME DE TERSAN, hésitant, d’un ton timide et tendre.

C’est que...

LE COMTE, très affectueux.

Parlez !... je vous en prie.

MADAME DE TERSAN.

Édouard... ma joie, mon bonheur, ma vie, c’était votre amour !... tout cela doit finir avec lui.

LE COMTE, lui prenant la main.

Mathilde, serais-je coupable à ce point ? auriez-vous souffert, pleuré, à cause de moi ?

MADAME DE TERSAN.

Vous ne le saviez pas ?

LE COMTE.

Je vous croyais indifférente à mes actions, à mes plaisirs même... Vous étiez si tranquillement froide !

MADAME DE TERSAN, vivement.

Moi ?

LE COMTE.

Si je cherchais le monde, si je parus m’occuper d’autres femmes, c’était le besoin de me distraire, de m’étourdir... ne mettez pas plus d’importance à cela que je n’en mets moi-même. Ce sont des folies pour passer le temps, voilà tout. Un homme ne peut pas vivre comme une femme, cela semblerait ridicule ; ses amis se moqueraient de lui ; jusqu’ici j’ai fait comme tout le monde, comme tous les hommes de mon âge et de ma situation. Mais désormais je ne veux plus m’occuper que de toi, ma bonne Mathilde.

MADAME DE TERSAN.

Oh ! que je suis heureuse ! Édouard, mon cher Édouard... quoi ! vous ne saviez pas que vous aimer c’était ma vie ? Lorsqu’à quinze ans ou m’unit à vous, je sentis que mon existence tout entière serait de vous aimer, de vous être fidèle et dévouée jusqu’à mon dernier soupir !... Ah ! c’est peut-être cette certitude d’un bonheur sans terme qui me donnait un calme que vous preniez pour de l’indifférence !... Le mariage n’a pas l’agitation d’un amour coupable, et le sentiment qui remplit mon âme est simple, paisible et doux comme un bonheur qui vient du ciel !

LE COMTE, qui l’a admirée pendant qu’elle parlait.

Vous êtes belle comme un ange, Mathilde !... D’autres doivent vous le dire ?

MADAME DE TERSAN.

Mon cœur n’entend qu’une seule voix, la vôtre.

LE COMTE, avec amour.

Que j’étais fou pourtant de distraire ma pensée d’un aussi doux plaisir !... Ma belle Mathilde, si je perdais ton amour ?...

MADAME DE TERSAN.

Voilà une supposition impossible !

LE COMTE.

Si j’étais séparé de toi ?

MADAME DE TERSAN.

C’est impossible encore ! Te suivre est mon devoir, ma joie, ma gloire, dans le malheur comme dans la prospérité ! Je vais te confier une idée que je me reproche et qui est coupable. Croirais-tu que j’ai désiré parfois, en voyant les plaisirs du monde se placer entre nous, oui, j’ai désiré le malheur, la pauvreté, qui nous auraient laissés seuls, à nous-mêmes, et qui m’auraient permis de me dévouer à toi, de t’être utile ?

LE COMTE, très caressant.

Mais c’est bien mieux que cela, tu me seras nécessaire, à chaque instant... je ne te quitterai plus !... Et cependant, chère, bien chère amie, je vais, pour la dernière fois, te demander... vois, je te demande une faveur.

MADAME DE TERSAN.

Et, bien sûr, elle t’est accordée.

LE COMTE.

C’est de retourner seule à l’hôtel.

MADAME DE TERSAN.

Seule ?...

LE COMTE.

Tu n’y seras pas longtemps sans moi, je te rejoindrai au bout d’une demi-heure.

MADAME DE TERSAN, inquiète.

Si c’était ?...

LE COMTE, très tendrement.

Ne crains rien ! Va, je serai bien impatient !... je ne te ferai pas attendre... Tu m’as pardonné, ma belle Mathilde ?... je suis étourdi, désœuvré, cela me fait faire des folies... mais je t’aime !

MADAME DE TERSAN.

Ce mot est tout, mon Édouard !... quand tu l’as dit, tout le mal est oublié, il n’y a plus que du bonheur.

LE COMTE.

Je rentre donc là, un instant ; aussi bien, on vient ici... À tout à l’heure !

Il rentre dans le pavillon.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE TERSAN, MARIANNE

 

MADAME DE TERSAN.

Approchez, Marianne, car je voulais encore vous répéter que vous trouverez toujours en moi un appui, quoique vous n’ayez pas voulu venir dans ma maison.

MARIANNE.

Ma reconnaissance est bien grande pour madame la comtesse, mais c’était impossible.

MADAME DE TERSAN.

Ah ! j’ai tout su...

Mouvement de Marianne.

Et vous avez bien fait !... Mais si je vous offris de venir, c’est que je savais combien votre père est sévère, combien votre vie de travail et de privations était dure... trop dure, puisque votre sœur Jenny n’avait pas pu la supporter.

MARIANNE.

Ma sœur !...

MADAME DE TERSAN.

Elle n’a pas eu votre courage, à vous qui passiez vos jours et vos nuits à travailler pour faire vivre votre père, et qui le soigniez avec tant de dévouement !... Oh ! je vous voyais souffrir et je savais que Jenny, fatiguée de cette existence, séduite peut-être par quelque homme riche, vous avait quittés... et je voulais vous épargner ses regrets, ses malheurs et ses torts.

MARIANNE.

Ma pauvre sœur !... je ne sais rien d’elle, madame !... mon père m’a défendu de la voir, mais je la regrette !... Elle était si vive et si gaie ! Je prie pour elle et je l’aime toujours.

MADAME DE TERSAN.

Bonne Marianne !... vous serez heureuse, je l’espère. Vous voilà la femme d’un brave ouvrier dont M. de Bussy dit un grand bien, à qui il s’intéresse, qu’il aidera, je le sais... car Thibaut le mérite ; dans son quartier, Thibaut l’honnête homme !... Vous vous attacherez à lui.

MARIANNE.

Je tâcherai de mériter mon bonheur, et je serai toujours une honnête femme.

MADAME DE TERSAN, lui donnant un petit souvenir.

Gardez ceci en mémoire de moi, et adieu… ou plutôt au revoir !...

Un domestique paraît au fond lui met sa pelisse, elle s’en va par l’allée du 2e plan à droite.

 

 

Scène VII

 

MARIANNE, puis JENNY

 

MARIANNE, regardant sortir la comtesse.

Elle est bien bonne ! elle est bien belle !... et pourtant, sera-t-elle heureuse ?

JENNY, suivie d’un groom, arrivant par l’avenue de Longchamps. Dans la coulisse.

Arrêtez ! restez là !...

Au fond en entrant.

Je le disais bien, John, j’entends un orchestre, on danse, il y a une fête ici !... Il faut que je voie cela.

MARIANNE, s’arrêtant au moment où elle se dirigeait vers la noce, sous les arbres.

Cette voix !...

JENNY, l’apercevant sans voir son visage.

Quelqu’un... Interrogeons !...

MARIANNE, reculant avec surprise et effroi.

Mais... c’est Jenny !

JENNY, la reconnaissant.

Ah !... comment ? c’est Marianne !

MARIANNE, la regardant.

Oh !

JENNY.

Ma sœur !

MARIANNE.

Oh ! mon Dieu !

JENNY, riant.

Quel effroi !... Il n’y a pas de quoi, pourtant !... Je suis toujours ta sœur, ça ne s’oublie pas ça... Dis-moi vite... Ah ! un moment !...

Elle s’adresse au groom.

John, va-t’en, dis à mon cocher d’attendre, et tiens-toi là-bas, de façon à pouvoir m’entendre quand je t’appellerai !... Va !...

Le groom sort.

MARIANNE.

J’ai peine à revenir de ma surprise ! Toi ici, Jenny, et dans ce brillant équipage...

JENNY.

Eh ! mon Dieu ! oui, je sors du Ranelagh, j’entends de la musique, je fais arrêter ma voiture et je me dis : On s’amuse, j’en suis.

Elle examine sa sœur.

Ah ça ! mais il me semble que c’est une parure de mariée ?

MARIANNE.

Oui ! depuis trois jours je suis la femme d’un ouvrier nommé Thibaut.

JENNY, avec dédain.

Un ouvrier !...

Riant.

Après ça, tu ne pouvais guère épouser un prince.

MARIANNE.

Nous célébrons mon mariage... non pas là, dans ces beaux salons où il y a une fête par souscription, donnée pour les pauvres par des gens riches, mais là-bas, sous ces arbres, avec nos amis.

JENNY.

Et tu ne m’avais pas invitée ! et tu n’avais pas même cherché à me faire savoir ton mariage !...

Elle s’arrête, puis sourit.

Ah ! je comprends !... Notre père, ou ton mari, t’aura défendu... Ils m’en veulent de ce que, moi, j’ai renoncé au mariage, et cela dès l’âge de quinze ans.

MARIANNE.

Si tôt !

JENNY, riant.

Pour ne pas avoir à m’en repentir à vingt.

MARIANNE.

Oh ! Jenny, où avais-tu pris de pareilles idées ?

JENNY.

Dans les larmes de toutes les femmes mariées que j’avais connues !... Malgré ça, les opinions sont libres ; tu te maries, je t’en fais mon compliment.

Elle détache de très beaux bracelets.

Tiens, accepte cela pour mon cadeau de noces... car je t’aime toujours, ma bonne Marianne.

MARIANNE.

Moi aussi, je t’aime !... mais je ne veux pas de tes présents !... Non, non, les accepter est impossible, ils me feraient mal !...

JENNY.

Ah !

Elle a l’air un peu fâché.

Marianne, ce n’est pas ton cœur qui vient de parler là, et c’est toi qui me fais mal !...

Elle passe sa main sur son front.

Mais non, non !... je dois rire de tout.

MARIANNE, tristement.

Comment a-t-il pu se faire que toi, qui avais tant de raison et tant d’esprit...

JENNY.

C’est justement pour cela que j’ai vu bien vite ce que c’était que cette vie si malheureuse pour les femmes, surtout pour les femmes mariées, et par-dessus tout pour les femmes pauvres comme nous l’étions !... Tu le sais bien, en travaillant jour et nuit, c’est à peine si nous pouvions vivre et nourrir notre père ; tout était souffrance et privations dans notre pauvre demeure ! Et cependant, Marianne, ce n’est pas l’intérêt, ce n’est pas le désir d’être riche qui me l’ont fait quitter !... je me suis séparée de vous parce que j’aimais ! j’aimais de bonne foi, avec confiance, avec dévouement ; je n’avais plus de volonté que la volonté de celui que j’aimais, et je croyais à son amour, à sa constance !... Oh bien oui ! la constance du comte de Tersan !...

MARIANNE, très surprise.

De Tersan !...

JENNY.

Oui, c’était lui !... Ah ! il s’était joliment moqué de moi !

MARIANNE.

Lui !

JENNY.

Quelle surprise !...

MARIANNE.

Un homme qui a une femme si belle, et dont il est tant aimé !... courir ainsi après toutes les autres !

JENNY.

Eh ! mon Dieu, oui ! c’est comme ça ! il faut bien qu’il s’occupe. Alors, j’ai observé, j’ai réfléchi, et ça m’a rendue philosophe. Ninon aussi était philosophe, dit-on, parce qu’elle se moquait de tout, des amans et des maris, de la société et du mariage, et on l’adorait !... Eh bien ! moi aussi, je me moque de tout, de la raison comme de la folie ! Un homme a toujours du respect pour les femmes qui se moquent de lui...

Elle rit.

et j’ai voulu me faire respecter de tous les hommes ! Aussi, c’est à qui me fêtera, me flattera, m’enrichira !... Les maris, ces êtres si maussades par nature, ne le sont jamais chez moi ; ils gardent cela pour leurs femmes !... Chez moi, on ne pense qu’à rire, à s’amuser, à faire mille folies ! Je suis toujours en disposition de rire, quand ce ne serait qu’en examinant mes adorateurs, dont je me moque pendant qu’ils ont tous la prétention d’être aimés pour eux-mêmes...

Elle rit.

Et cette prétention-là est si drôle quand on les regarde et qu’on les écoute !...

MARIANNE.

Ah ! je t’écoute, moi, avec surprise, avec crainte, avec...

Elle lui prend la main.

oui, avec douleur, Jenny !... Tu as donc oublié tout ce qui est sérieux ? Tout ?...

JENNY.

Marianne... ne parlons pas de cela !

MARIANNE.

N’y a-t-il pas sur la terre un... être abandonné depuis près de deux années ?

JENNY.

Que veux-tu dire ?

MARIANNE.

Un pauvre enfant !

JENNY.

Ah ! ne rappelle pas...

MARIANNE.

Oui, un pauvre enfant, qui n’a plus de mère... qui était sans secours... que tu oubliais...

JENNY, avec crainte.

Ma fille ?...

MARIANNE.

Ah ! tu n’y songeais plus ?... mais rassure-toi, j’ai veillé, moi... et maintenant que je suis mariée, j’en prendrai soin comme si c’était mon enfant.

JENNY.

Oh ! merci !... Je la verrai chez toi !

MARIANNE, reculant.

Jenny... pardonne... je vais t’affliger...

JENNY.

Quoi donc ?

MARIANNE, avec hésitation.

Mon mari... Thibaut... est bon... il a consenti... mais il met à cela une condition.

JENNY.

Je devine... que tu ne me verrais pas ?... Il ne veut pas que j’aille chez toi !... C’est cela... on ne veut ni de mes visites, ni de mes présents !... Rien de moi !

MARIANNE.

Eh bien, si !... Je ne te dirai pas, Jenny, qu’avec le prix de quelques-uns de ces bijoux dont tu ne sais que faire, et dont tu es si généreuse, ton enfant aurait eu tout ce dont il manque...

JENNY.

Oh ! oui, dis-le-moi, Marianne, et prends, prends pour elle !

Elle détache bracelets, chaîne, épingles, etc.

Tiens, ma sœur !... Va, je ne suis pas méchante !... Demande, donne !... Je ferai tout ce que tu voudras ! tout pour l’enfant dont tu auras soin !... mais, vois-tu, ils ont raison... moi, je ne dois pas, je ne veux pas revoir ma fille ! Que lui dirais-je ? que lui apprendrais-je ?... Va, dans la vie que je mène, dans mes plaisirs et dans mes joies, il faut que j’oublie tout... même que je fus mère !

MARIANNE.

Ah !

JENNY.

Ne parlons plus de cela ! Je ne veux pas penser aux choses sérieuses... Mais prends donc ces bijoux.

MARIANNE.

Non !... celui-ci, seulement, qui n’a point de valeur ! Je le donnerai plus tard à ta fille !... Je ne veux pas que tu dises : Tu ne veux rien de moi !

JENNY.

Bonne Marianne !

THIBAUT, appelant dans la coulisse.

Marianne !

MARIANNE.

C’est mon mari.

JENNY.

Ton mari ?...

Elle rit et appelle.

John ! John !

Le groom paraît.

Ma voiture !... fais avancer ma voiture !... Adieu, ma sœur !... Va obéir à ce mari ! va travailler et souffrir !... c’est là ta destinée, pauvre Marianne !

MARIANNE.

Dieu veuille que la tienne ne soit pas plus à plaindre encore, pauvre Jenny !

Jenny disparaît.

 

 

Scène VIII

 

MARIANNE, THIBAUT

 

THIBAUT.

Quelle est cette femme ?... J’ai cru reconnaître... Oh ! Marianne !...

MARIANNE.

Pas d’inquiétudes !... le hasard... Et je ne la reverrai plus, mon ami !

THIBAUT.

Mon ami !... ce mot fait du bien !... S’il pouvait un jour venir du cœur...

MARIANNE.

N’en doutez pas, Thibaut ! chaque jour j’apprécie mieux ce que vous avez fait pour moi.

THIBAUT.

C’était si naturel !... moi qui vous vois depuis votre enfance, et qui pensais : Pourquoi faut-il que j’aie travaillé de cet état de maçon qui ne forme pas aux belles manières, qui n’embellit pas les mains, qui ne me laisse que le dimanche et un peu le soir pour ‘m’instruire ?... Mamselle Marianne, c’est si délicat, si bien élevé !... Mais, pardine, vous verrez, à présent que vous voilà ma femme ! il y aura bien du malheur si je ne deviens pas quelque chose de mieux !... Comme je le disais à cette bonne madame de Tersan !... Une femme !... Ah !

MARIANNE.

Un ange !

THIBAUT.

Dire qu’avec sa fortune elle ne se soit pas procuré un mari de meilleure qualité que celui qu’elle a !

MARIANNE.

Si vous saviez ce que je viens d’apprendre encore ! Celui qui avait entraîné ma sœur loin de sa famille, qui l’a séduite, qui l’a perdue...

THIBAUT.

C’est le comte de Tersan !... Je le savais.

MARIANNE.

Je l’ignorais, moi ! Je ne l’avais jamais vu, ou du moins je n’avais fait aucune attention à lui. Je ne connaissais que sa femme, chez qui j’allais quelquefois porter de l’ouvrage. Lui, oh ! c’est affreux ! après avoir séduit et abandonné ma sœur, il imagina... oh ! un passe-temps, une folie dont il riait sans doute avec ses amis... il imagina de venir chez nous, de se faire passer pour un ouvrier, de tromper mon vieux père en lui parlant de son village... Je crois bien qu’il le connaissait, lui, le fils des anciens seigneurs !

THIBAUT.

Et qui en a gardé les vices sans conserver ce qu’ils avaient de bon.

MARIANNE.

Il croyait faire une plaisanterie... Heureusement mon père apprit tout... Mais il ne plaisantait pas, lui, et je crois qu’il m’aurait tuée dans sa colère... Il disait : « Nous serons la fable du quartier ; aucun honnête homme ne voudra de toi pour sa femme !... » Et vous, vous avez répondu à cela en demandant ma main, vous, le plus brave des hommes !... Oh ! Thibaut, ces choses-là, ça reste au cœur !

THIBAUT.

Et vous refusiez pourtant !

MARIANNE.

C’était trop généreux à vous. Je me disais : C’est pour me sauver !... Laissons-lui le temps de réfléchir... Si plus tard il m’aime encore...

THIBAUT.

Est-ce que ça pouvait finir ?

MARIANNE.

Ah ! merci ! Je suis heureuse !... Votre bonté, la protection de madame de Tersan... car elle vient encore ici de m’en assurer, de me donner ce petit souvenir...

Elle l’ouvre.

Ah ! des billets ! de l’argent !... C’est pour le tort qu’a voulu me faire son mari !... Si j’avais su, je n’aurais pas accepté.

Elle le remet à Thibaut.

THIBAUT.

Oui... des billets de banque... Il faut rendre ça.

MARIANNE.

Merci, Thibaut, de penser comme moi.

THIBAUT.

Garder cet argent qui vient de chez le comte ! Non ! il nous porterait malheur... Puis je veux que ma chère Marianne, ma femme, ne doive rien qu’à moi seul !

MARIANNE, essuyant une larme.

Quel bon cœur !

Les lumières du pavillon s’éteignent.

THIBAUT.

Une larme !

MARIANNE.

De reconnaissance ! d’admiration !

THIBAUT.

Tiens !... ils reviennent tous !... Qu’ils n’aillent pas croire que vous pleurez !...

Les gens de la noce approchent.

Voyons donc !...

Il l’attire à lui et l’embrasse au front.

Ma chère Marianne !

TOUS LES GENS DE LA NOCE, frappant dans leurs mains.

Les mariés s’embrassent ! vivent les mariés !

MARIANNE, gaiement.

Merci, mes amis !... Mais il n’y a plus de musique, toutes les lumières s’éteignent !... Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de rentrer là, où l’on a préparé le festin.

TOUS.

Oui, oui !

THIBAUT.

Allez !... moi je reste ici un moment.

À Marianne.

Cet argent, il me pèse, il me chiffonne ; il faut que je le rende ; et puisque M. de Tersan est là dans ce pavillon, je vais le lui remettre ; il ne faut pas que ça entre chez nous !

Aux autres.

Je vous rejoindrai bientôt.

La noce s’éloigne en riant et en chantant ; Thibaut se dirige vers le pavillon ; M. de Bussy arrive ; on voit reparaître Faucheux, qui observe en se tenant caché.

 

 

Scène IX

 

DE BUSSY, THIBAUT, FAUCHEUX, caché

 

DE BUSSY, apercevant Thibaut.

Ah !... Thibaut !

THIBAUT, s’arrêtant.

Qui m’appelle ?... C’est vous, monsieur de Bussy ?

DE BUSSY.

Oui ; et c’est un grand bonheur pour moi de te trouver là : j’ai un service à te demander.

THIBAUT.

Parlez, monsieur !... Vous savez que je vous suis tout dévoué ; pour vous, je me jetterais dans le feu !... Vous, un si digne homme ! qui avez toujours été si bon pour moi !

DE BUSSY.

Écoute : il est possible que, cette nuit même, je sois forcé de quitter Paris, et j’ai là des papiers importants qui constatent la propriété de valeurs considérables que j’ai sur moi et qui plus tard doivent être remises à mon notaire.

FAUCHEUX, à part, écoutant.

Oh ! oh ! attention !

DE BUSSY.

J’ai besoin d’un homme sûr à qui je puisse confier ces papiers, et je ne connais par un plus honnête homme que toi.

THIBAUT.

Merci, monsieur de Bussy.

DE BUSSY.

Prends-les donc, et porte-les demain matin chez mon notaire.

THIBAUT.

Ça sera fait !

DE BUSSY.

Il n’y a que toi et moi qui connaissons l’existence de ces valeurs.

FAUCHEUX, à part.

Et moi !

THIBAUT.

C’est comme si c’était chez le garde-notes, soyez tranquille !...

DE BUSSY.

Je te remercie, mon cher Thibaut.

THIBAUT.

Ça n’en vaut pas la peine !... Vous n’avez plus rien à me recommander ? Je vous quitte !... Il faut que j’entre là, où j’ai quelque chose à faire ; v’là qu’on a fermé de ce côté, je vais passer par la porte de derrière, je trouverai encore celui à qui j’ai à parler, car je ne l’ai pas vu sortir !... Au revoir, monsieur de Bussy !...

Il disparaît en tournant derrière le pavillon.

 

 

Scène X

 

DE BUSSY, puis LE COMTE et FAUCHEUX, qui se montre de temps en temps derrière les arbres

 

DE BUSSY.

Allons, me voilà tranquille, de ce côté !...

Il appelle.

Joseph !...

Un domestique paraît portant deux épées et une paire de pistolets.

Donnez-moi cela, et allez vous tenir auprès de la voiture.

Il prend les épées et les pistolets, qu’il dépose sur le banc de gazon ; le domestique se retire.

Le comte m’aura-t-il attendu ?

LE COMTE, sortant du pavillon.

Oui, monsieur.

DE BUSSY.

J’ai là deux épées et des pistolets.

LE COMTE.

Les épées !... Il est inutile d’attirer par le bruit.

DE BUSSY.

Vous avez raison, on doit ignorer... et c’est pour cela que ce duel aura lieu sans témoins.

Il a pris les épées et laisse les pistolets sur le banc de gazon. Le théâtre n’est plus éclairé que par la lune. Il donne une épée à M. de Tersan et prend l’autre.

LE COMTE.

Je dois à la vérité, monsieur, de dire que madame de Bussy n’a aucun tort envers vous.

DE BUSSY.

Je le sais, et c’est ce qui fait que je me bats pour elle.

LE COMTE.

Bien !... Mettez-vous en garde.

DE BUSSY.

Ce sera un duel à mort, monsieur, car ce n’est pas seulement mon bonheur blessé par vous assiduités auprès de madame de Bussy, c’est le repos et le bonheur des familles compromis sans cesse par les hommes comme vous que je veux venger aujourd’hui. Riche et désœuvré, vous continuez cette race d’hommes dangereux dont l’égoïsme et la vanité sacrifient tout à leurs passions, et qui éveillent de telles haines qu’un jour peut-être...

LE COMTE, l’interrompant, riant et moqueur.

J’attends un coup d’épée et non pas un sermon, monsieur.

DE BUSSY.

Fasse le ciel que je vous donne ce que vous méritez.

Ils commencent à se battre, on voit Faucheux qui les regarde.

LE COMTE, riant.

Monsieur, vous êtes d’une bonne force et j’ai de la peine à parer vos coups.

DE BUSSY.

Trêve de plaisanteries, monsieur !...

Il s’arrête.

Et cependant un mot encore !... Il y a au bout de cette allée une voiture toute prête pour emmener celui qui survivra. Si c’est vous, monsieur, profitez-en... Un voyage à l’étranger vous rendra peut-être plus sage. Si c’est moi, j’emmène ma femme ; j’ai tout préparé, une somme considérable est sur moi, et je quitte Paris pour toujours.

Faucheux, qui les épie, fait un mouvement.

LE COMTE, riant.

Si cela vous convient, je n’ai rien à dire !... Vous me faites seulement trop d’honneur d’emmener madame de Bussy au bout du monde pour la soustraire à mes séductions.

DE BUSSY.

En garde !

Ils se battent ; le Comte ne fait d’abord que se défendre ; mais, voyant que Bussy le pousse avec fureur, il va bon jeu, bon argent, et blesse M. de Bussy, qui chancelle. Pendant le combat, Faucheux a pris les pistolets qui étaient sur le banc.

LE COMTE.

Ah !... vous êtes blessé !

DE BUSSY.

Non, non... ce n’est rien !

LE COMTE.

Oh ! tant mieux !... Mais vous chancelez !... Du secours ! Personne ! Que faire ?

Il l’appuie contre les marches du pavillon.

Ah ! je vais profiter de la voiture pour chercher un chirurgien.

Il disparaît.

DE BUSSY.

Je ne me suis pas vengé !

FAUCHEUX, s’avançant.

Personne !...

Il va à M. de Bussy.

Ton argent !

DE BUSSY.

Misérable !...

FAUCHEUX.

Ah !... Blessé ! tu veux encore te défendre...

Il lui arrache son épée et lui tire un coup de pistolet à bout portant, prend son portefeuille et sa bourse, et se sauve.

DE BUSSY, d’une voix étouffée.

Oh !... Je me meurs !

Il retombe mort.

 

 

Scène XI

 

DE BUSSY, mort, THIBAUT, puis DES GENDARMES et TOUTE LA NOCE DE MARIANNE

 

THIBAUT, accourant de derrière le pavillon.

Un coup de feu ! Quelqu’un qu’on assassine !...

Il est auprès de M. de Bussy et le soulève.

Que vois-je ? M. de Bussy. Ô ciel !... on l’a tué !... Mort !... Un pistolet !...

Il le ramasse, les gendarmes arrivent.

UN GENDARME.

Un coup de feu a été tiré de ce côté.

Apercevant Thibaut.

Arrêtez cet homme !

THIBAUT.

Moi !

LE GENDARME.

C’est le meurtrier !... Il a encore l’arme dans la main.

TOUTE LA NOCE, arrivant.

Thibaut !...

MARIANNE.

Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

LE GENDARME.

Un assassin !...

MARIANNE.

Thibaut ! C’est impossible !...

Mouvements et exclamations dans la foule.

LE GENDARME, qui a fouillé Thibaut, trouve les papiers que lui a remis M. de Bussy.

Voyez !... C’est ça !... Il vient d’assassiner ce monsieur pour le voler !

Cris de tout le monde, Marianne s’évanouit, Thibaut se révolte, la toile tombe.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un élégant salon chez madame da Tersan. Porte au fond, à deux battants. Quatre portes latérales, dont deux à portières : les portières sont relevées. Un guéridon, à gauche, sur lequel est un coffret. Un fauteuil, auprès du guéridon, dans lequel est assise Hélène. Au premier plan, à droite, un canapé où est assise madame de Tersan. Un secrétaire derrière le canapé.

 

 

Scène première

 

HÉLÈNE, MADAME DE TERSAN

 

MADAME DE TERSAN, à part.

Hélène est bien rêveuse, ce matin !

HÉLÈNE, à part.

Maman est plus triste encore qu’il l’ordinaire !

MADAME DE TERSAN.

Ma fille, je veux te parler.

HÉLÈNE, se levant.

Et moi, ma chère maman, je veux vous gronder...

MADAME DE TERSAN.

Ah !

Hélène va s’asseoir sur le canapé.

HÉLÈNE.

Maman, vous êtes belle !... moi, je suis jeune ; eh bien ! vous êtes triste, et moi cela m’afflige aussi... Voyons, ne me traitez plus en petite fille qu’on veut tromper ; voilà tant d’années que je vous vois malheureuse !

Elle se jette dans ses bras.

MADAME DE TERSAN.

Moi, malheureuse ! tu le trompes, mon enfant ! je ne suis pas malheureuse ; mais, vois-tu, mon Hélène, il faut respecter des secrets... qu’on ne te cache que pour ton bonheur... Il y a parfois des mariages...

HÉLÈNE.

Malheureux !... Mais aussi il peut y en avoir d’heureux, ma mère !

MADAME DE TERSAN, souriant.

Et tu voudrais peut-être déjà le savoir ?

HÉLÈNE, avec embarras.

Ma bonne mère !

MADAME DE TERSAN, l’examinant.

Tout dépend de celui qu’on doit épouser.

HÉLÈNE.

Quand il a été un bon fils, quand il aime notre mère !... Car, il vous aime aussi de tout son cœur.

MADAME DE TERSAN.

Qui donc cela ?

HÉLÈNE, naïvement.

Mais... M. Ernest de Merville.

MADAME DE TERSAN, comme soulagée.

Ah ! quel bonheur... Ton cœur a raison, mon enfant, et il a bien choisi ! J’ai eu un moment d’inquiétude : il vient ici tant de jeunes étourdis amenés par les fêtes que M. de Tersan aime il donner, que je tremblais qu’un de ces hommes, riches, brillants et faits pour séduire, n’eût cherché et réussi à te plaire, pendant que ce bon Ernest ne pensait qu’à t’aimer. Car, moi, malgré son peu de fortune, je te le destinais, parce que je l’ai connu dès son enfance, que je l’ai vu s’élever sage et studieux, parce qu’il adorait sa mère qui lui a donné un profond respect pour les femmes honnêtes, une tendre pitié pour celles qui ne le sont pas ; que je l’ai vu s’éloigner du monde pour s’instruire, et, malgré les railleries de ses amis, garder des principes d’une sévérité qui n’est pas de notre temps, et que, vois-tu, ma fille, une femme ne peut être réellement heureuse et vraiment aimée que par un honnête homme.

HÉLÈNE.

Ma mère, votre fille sera la plus heureuse des femmes !... Mais j’ai tant de joie au cœur que j’ai besoin de la faire partager à mon amie. Puis-je tout dire à Léna ?

Elles se lèvent.

MADAME DE TERSAN, faisant un mouvement.

Léna !

HÉLÈNE.

N’avons-nous pas été ensemble depuis notre enfance ? C’est presque une sœur ; nous n’avons pas de secrets l’une pour l’autre.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Ernest de Merville.

HÉLÈNE.

C’est lui !

 

 

Scène II

 

HÉLÈNE, MADAME DE TERSAN, DE MERVILLE

 

MADAME DE TERSAN.

Venez, monsieur de Merville, nous parlions de vous.

DE MERVILLE.

Les vœux de mon cœur vous sont connus : tout mon bonheur dépend de vous, madame, et du cœur de mademoiselle Hélène.

HÉLÈNE, prenant la main de sa mère et d’un ton très caressant.

Remercions ma mère et aimons-la bien tous les deux.

MADAME DE TERSAN.

Mais je ne suis pas seule arbitre du sort de ma fille ; il faut obtenir le consentement de M. de Tersan. J’espère que ce ne sera pas difficile.

DE MERVILLE.

Mettez le comble à votre bonté en ne tardant pas à le lui demander, et en me présentant à lui. Si M. le comte de Tersan pensait que ma fortune n’est pas assez considérable, je lui dirais que j’ai commencé une honorable carrière, que j’espère m’y distinguer. Mon travail, mon zèle doubleront par le bonheur. Songer que si l’on obtient la fortune et l’estime, celle qu’on aime en jouira et vous aimera davantage !... oh ! quel courage cela doit donner !

HÉLÈNE, très caressante avec sa mère.

Puis, est-ce que nous aurons besoin de richesse, nous ? C’est bon pour ceux qui courent le monde, les fêtes, les amusements !... Nous n’irons pas, nous ! Est-ce qu’on court après les plaisirs quand on a chez soi bien mieux... le bonheur !

DE MERVILLE.

Chère Hélène !... Ah ! madame, elle aura toutes vos vertus.

MADAME DE TERSAN.

Le travail préserve de bien des torts auxquels on est entraîné par l’oisiveté... Eh bien ! monsieur de Merville, venez près de M. de Tersan et, s’il est chez lui, je joindrai mes efforts aux vôtres pour obtenir son consentement.

HÉLÈNE, embrassant sa mère.

Ah ! ma mère, que de bonté !

DE MERVILLE.

Que de bonheur !

Ils sortent par la porte latérale du fond, à droite.

 

 

Scène III

 

HÉLÈNE, puis LÉNA

 

HÉLÈNE, courant à une porte latérale.

Léna !... Léna !... Viens vite !

À elle-même.

Je gage qu’elle est encore à rêver dans la bibliothèque !

LÉNA, arrivant.

Oui, ma chère Hélène, c’est vrai. Je regardais ce joli travail en bois sculpté qui l’orne à présent de tous côtés.

HÉLÈNE, singeant son ton.

Et tu regardais aussi le sculpteur travailler !

LÉNA, riant.

Voilà ce qui vous trompe, car M. Pierre n’y est pas, et c’est pour cela que j’ai pu voir à loisir les détails pleins de grâce et de goût de son ouvrage !... Quand on pense que c’est un simple artisan qui s’est formé seul, qui a deviné un art, où d’autres, qui l’apprennent si longtemps, ne parviennent jamais à cette perfection, on doit convenir qu’il faut une grande intelligence et un grand amour du travail pour arriver là, et que c’est vraiment admirable.

HÉLÈNE, riante et moqueuse.

Ah ! ah ! voilà les réflexions que tu faisais devant son ouvrage !

La porte s’ouvre, on voit paraître Pierre.

Veux-tu les lui à lui-même ? le voici !...

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, LÉNA, PIERRE

 

PIERRE, les apercevant.

Ah !...

LÉNA, intimidée et reculant.

Oh ! Hélène, je ne vous dirai plus rien !

HÉLÈNE, l’attirant à elle gentiment et lui prenant les mains.

Eh bien, alors, je devinerai !

Elle l’embrasse au front, puis se retourne vers Pierre.

Entrez, monsieur Pierre.

PIERRE.

On m’avait dit que je trouverais ici M. le comte... Pardon, mesdemoiselles !

Il recule.

HÉLÈNE.

Mais, pas du tout !... avancez donc !... Nous parlions de vous, de votre travail...

Elle regarde Léna malicieusement.

que nous avons admiré, mais que vous négligez aujourd’hui, car il est tard.

PIERRE.

Des affaires... dont je viens même parler à M. le comte !... L’entrepreneur qui m’occupait, et qui était à la tête d’immenses travaux, est mort il y a six mois et a laissé à sa veuve des affaires fort embarrassées... je voudrais l’aider dans un moment difficile.

HÉLÈNE.

C’est bien, cela !

PIERRE.

Je lui dois tant !

LÉNA.

Comment ?

HÉLÈNE.

Vous lui avez des obligations ?

PIERRE.

Moi, je n’étais qu’un ouvrier ; le maître me confiait des travaux délicats, c’est vrai ; il s’en rapportait à moi pour le choix des ornements, il me disait : C’est bien ! et il payait exactement... mais, depuis que c’est sa femme, j’avais été chargé de décorer une bibliothèque, et je m’étais dit : Au lieu de mettre là de méchants ornements qui ne signifient rien du tout, si j’essayais de faire quelque chose d’analogue ?... Et je vous ai inventé de petites figures sculptées dans le bois... des sujets !... La bourgeoisie vient, et... voyez-vous, les femmes... avec elles rien n’est perdu !... La voilà qui, au premier coup d’œil, s’arrêta ; et dit : « Mais, mais, mais, monsieur Pierre... »

Il sourit.

Elle se met à dire monsieur pour la première fois. « Monsieur Pierre, dit-elle donc, vous n’êtes plus un ouvrier... Ce ne sont plus seulement les doigts qui travaillent, c’est la tête... Vous êtes un artiste !... Vous pouvez devenir un grand artiste ! » Vous pensez bien que ces choses-là ça fait plus de plaisir que de l’argent, ça vous va au cœur.

LÉNA.

Quelle brave et digne femme !

HÉLÈNE.

Oh ! vous ferez bien de lui rendre service, et si mon père peut vous y aider, tant mieux !... Le voici qui rentre.

La porte du fond s’ouvre à deux battants ; le comte de Tersan paraît.

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, LÉNA, PIERRE, LE COMTE

 

HÉLÈNE, allant au devant de lui.

Mon père !

LÉNA, faisant un mouvement pour aller à lui.

Monsieur le comte !...

LE COMTE, il baise Hélène au front, puis va prendre la main de Léna, et dit d’un ton affectueux.

Léna !...

Il voit Pierre et s’arrête.

Vous ici ?

HÉLÈNE.

Une affaire importante dont il veut vous parler.

LE COMTE.

Un peu plus tard, Pierre ! Allez travailler dans la bibliothèque, je vous y retrouverai.

Pierre sort.

Et toi, ma chère Hélène, tu m’avais fait une promesse.

HÉLÈNE.

Oh ! je n’ai pas encore terminé.

À Léna.

C’est de copier cet écrit...

LÉNA.

Qui a été occupé Hélène hier une partie du temps où nous devions rester ensemble au jardin... Permettez que j’aille le finir pour elle.

LE COMTE, le retenant.

Non, c’est Hélène qui me l’a promis, c’est d’elle que je veux le tenir !... Oh ! une autre fois, bientôt. Léna, ce sera votre complaisance à vous que je mettrai à l’épreuve...

À Hélène.

Mais, Hélène, c’est un peu pressé.

HÉLÈNE.

Je n’ai plus que deux pages, je vais aller achever à l’instant.

Elle sort par une sorte latérale du premier plan.

 

 

Scène VI

 

LÉNA, LE COMTE

 

Léna fait quelques pas pour se retirer par la porte du fond.

LE COMTE, très gracieux.

Ne vous éloignez pas, Léna... J’ai aussi quelque chose à vous demander.

 

LÉNA, très gaie.

À moi ?

Elle s’arrête un peu loin de lui.

LE COMTE, à part, l’admirant.

Que de grâces !...

LÉNA, de loin et riant.

Vous ne dites rien et vous me regardez comme si vous me voyiez pour la première fois.

LE COMTE, très affectueux.

Non, ce n’est pas la première fois, Léna, que je m’aperçois que vous n’êtes plus une enfant, mais une charmante jeune fille !... Approchez-vous, et dites-moi si vous êtes heureuse ici, dans cette maison ?

LÉNA, s’approchant, vivement.

Si je suis heureuse ?... Oh ! oui ! chaque jour je bénis le ciel et vous du bonheur que je trouve ici.

LE COMTE.

Ah !... bien !

LÉNA.

Et ne croyez pas que ce soient cette opulence, ce luxe brillant, qui ne m’étaient pas destinés, qui me charment et m’éblouissent ! Il y a ici quelque chose de bien plus précieux pour moi que la richesse que j’y trouve, c’est l’amitié qu’on m’y témoigne.

LE COMTE.

Et comment ne vous aimerait-on pas ? Tous ici vous chérissent !... Et moi, moi, Léna, si vous saviez comme je vous aime.

LÉNA.

Vrai ! bien vrai !

LE COMTE.

Est-ce que toute petite vous ne m’étiez pas déjà chère ? Parce que vous avez grandi sous mes yeux, ne dois-je pas voir ce qui frappe ceux de tout le monde ? Que de fois n’avez-vous pas entendu autour de vous dire : Qu’elle est charmante !... Et moi, qui étais là sans cesse, je n’aurais pas vu, chaque matin, une grâce nouvelle, une beauté inconnue, s’épanouir avec votre jeunesse, comme les fleurs avec le printemps !

LÉNA, souriant.

Là ! des flatteries !... à moi... comme si j’étais une de ces belles dames coquettes qui viennent ici !... Oh ! pas de cela... On ne flatte pas son enfant, monsieur ; on l’aime.

LE COMTE.

Quelle ravissante gentillesse !... Ah ! Léna...

LÉNA.

Et dites-moi vite ce que vous avez à m’ordonner.

LE COMTE.

Des ordres à donner à Léna !... C’est moi qui ferai toujours sa volonté.

LÉNA.

Mais vous désirez, disiez-vous ?...

LE COMTE.

Oui...

Il regarde autour de la chambre.

je voulais vous prier aussi, Léna, de faire, comme Hélène, un travail, une copie de quelques papiers... Je vais les prendre dans mon cabinet et vous expliquer...

LÉNA.

Hâtez-vous donc ! Ce pauvre Pierre qui vous attend... Puis, moi, je l’avouerai, j’étais un peu jalouse de ce qu’Hélène avait seule votre confiance.

LE COMTE.

Charmante enfant...

La comtesse de Tersan ouvre vivement la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

LÉNA, LE COMTE, MADAME DE TERSAN

 

LE COMTE, avec humeur.

La comtesse !

LÉNA, courant vers madame de Tersan.

Je n’avais pas encore eu le bonheur de vous voir ce matin.

LA COMTESSE, lançant au comte un regard fâché.

Et cependant il faut que je vous parle, Léna.

LE COMTE, avec intention.

Je vais donc vous laisser ensemble.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE TERSAN, LÉNA

 

LÉNA.

Vous avez quelque chose à me dire, madame ?

MADAME DE TERSAN.

Oui... écoutez-moi. Mais d’abord, Léna, vous souvenez-vous de tout le passé ?

LÉNA.

Oh ! je ne l’oublierai jamais... Oui, madame, vous m’avez prise dans un lieu de charité, moi, pauvre, abandonnée de mes parents, que je ne connais même pas ; vous m’avez amenée dans votre riche hôtel ; vous m’y avez traitée comme votre enfant, me faisant partager l’éducation et les soins qu’on donnait à votre propre fille ; je l’aime comme une sœur, je vous chéris comme une mère, et je vous révère comme deux bienfaitrices, dont je bénirai le nom jusqu’à ma mort.

MADAME DE TERSAN, avec trouble et l’examinant.

Léna, le cœur d’une mère n’a point de sentiments plus tendres que ceux que j’avais pour vous...

Elle se reprend au mouvement que fait Léna.

que j’ai pour vous... N’allez pas en douter...

Elle hésite.

Mais il y a des circonstances... des...

LÉNA.

Ciel !... vous hésitez... Ah ! c’est quelque malheur que vous allez m’apprendre.

MADAME DE TERSAN.

Ne vous effrayez pas, et venez là...

Elle la fait asseoir sur le canapé.

Voyons, mon enfant, soyez sincère... Dites-moi la vérité... Je veux tout savoir.

LÉNA.

Oh ! je serais prête à tout vous dire, si j’avais un secret ; mais je ne sais rien que ce qui se passe dans cette maison.

MADAME DE TERSAN.

Eh bien !

LÉNA.

Ici est ma joie, ici est mon cœur... Je n’ai jamais une pensée qui aille hors des murs de cet hôtel.

MADAME DE TERSAN.

Ah !...

Elle la regarde avec attention.

Ici... on vous aime ?

LÉNA.

Et ici j’aime.

MADAME DE TERSAN.

Qui cela ?

LÉNA, surprise.

Qui ?... Mais vous d’abord... puis Hélène... puis encore...

MADAME DE TERSAN.

Encore ?...

LÉNA.

M. le comte.

MADAME DE TERSAN, l’examinant avec anxiété.

Lui aussi, il vous aime... Il vous le dit quelquefois... souvent même ?... N’est-ce pas de cela qu’il vous parlait quand je suis arrivée là, tout à l’heure ?

LÉNA, étonnée.

Comme vous dites cela !

MADAME DE TERSAN.

Mais... tout simplement, il me semble. Et lui... comment... que disait-il ?

LÉNA, étonnée.

Lui ?... Je n’y ai pas fait attention... Mais pourquoi me demandez-vous cela ? qu’y a-t-il ? Je ne puis pas comprendre.

MADAME DE TERSAN, à part.

Ah !... merci, mon Dieu ! il n’a point parlé.

LÉNA.

Sans doute, M. le comte est pour moi d’une admirable bonté. Il me parle avec tendresse, et parfois il me semble qu’il m’aime come si j’étais sa fille.

MADAME DE TERSAN, à part.

Elle n’a pas compris.

LÉNA.

Ah !... je devine.

MADAME DE TERSAN, après un mouvement.

Quoi ?

LÉNA.

Hélène est peut-être fâchée que son père m’aime autant qu’elle ?... Oh ! je ne le lui dirai pas... je lui cacherai les amitiés qu’il me fait... Je ne voudrais pas exciter sa jalousie.

MADAME DE TERSAN.

Vous êtes une bonne et innocente fille, Léna, et mon intérêt, mon amitié vous suivront toujours.

Elles se lèvent.

LÉNA, effrayée.

Me suivre !... Comment ?...

MADAME DE TERSAN.

Oui, Léna, vous me trouverez toujours prête à vous protéger, à pourvoir à vos besoins, à vous aimer, si jamais vous perdiez l’asile où vous allez...

LÉNA.

Ai-je bien entendu ?... vous m’éloignez ?

MADAME DE TERSAN.

J’ai choisi pour vous une maison brillante, où vous trouverez une femme distinguée, bonne, mais âgée et souffrante, et qui a besoin d’une douce et aimable compagne. Vous serez traitée comme l’enfant de la maison... Oh ! mais ne pleurez donc pas ainsi !... Vous serez bien... et puisqu’il faut nous quitter...

LÉNA.

Vous quitter !... moi ?... Oh ! je le sentais bien, c’est un affreux malheur qui me menaçait.

MADAME DE TERSAN.

Ne dites rien à personne, et préparez-vous à partir.

LÉNA, pleurant et tombant à genoux.

Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait ? Oh ! pardonnez, pardonnez, et ne me renvoyez pas !

MADAME DE TERSAN, la relevant.

Ne vous affligez pas ainsi, Léna ! Je n’ai rien à vous pardonner, je ne vous en veux pas... votre douleur me fait mal ; autant que vous, je souffre de cette séparation, mais il le faut, oui, il le faut.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame la comtesse peut-elle recevoir M. de La Faucherie ?

MADAME DE TERSAN.

Oui, qu’il vienne !

Le domestique sort.

Allez, mon enfant, je vais m’occuper de vous ; M. de La Faucherie est un digne homme, dont toute la vie est consacrée au bien, il m’aidera à préparer votre avenir.

Léna sort par une porte latérale à gauche.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE TERSAN, seule

 

Je m’étais trompée, car elle n’a point rougi sous mon regard... Elle n’a fait que pleurer à l’idée de nous quitter... Ah ! c’est qu’elle n’est pas coupable... elle ignore même... oui, elle n’a rien vu, rien deviné... Elle est calme, indifférente, elle !... C’est encore une honnête et innocente enfant !... le comte de Tersan n’est pour elle que le père de son amie, le mari de sa bienfaitrice !... Mais moi, est-ce que je ne dois pas prévoir ?... est-ce que je ne vois pas tout ce que pense Édouard ? Que de fois j’ai caché, à lui et au monde, une souffrance qui m’étouffait !... mais aujourd’hui, ce serait là, sans cesse, sous mes yeux, à mes côtés !... Oh ! je ne le pourrais pas ! ce serait impossible !... Il faut qu’elle parte !

 

 

Scène X

 

MADAME DE TERSAN, DE LA FAUCHERIE

 

DE LA FAUCHERIE.

Madame la comtesse a quelque conne œuvre à faire ?... me voici ! J’ai la confiance de toutes les belles dames...

MADAME DE TERSAN.

Elles ne peuvent mieux la placer, et la haute estime dont vous jouissez, votre grande fortune, votre habileté dans les affaires, vous ont mis dans une telle situation, que l’on s’honore d’être de vos amis.

DE LA FAUCHERIE.

C’est moi pour qui ç’a été un grand honneur et un bonheur non moins grand, que votre intérêt et l’amitié de M. le comte.

MADAME DE TERSAN.

Il vous estime beaucoup, et vous lui avez rendu des services signalés ; car le comte traite les affaires un peu en grand seigneur d’autrefois, et sans vous il eût été souvent dans l’embarras.

DE LA FAUCHERIE.

Je n’ai pas à m’en repentir, et je suis heureux quand il se présente une nouvelle occasion de vous montrer mon dévouement. J’ai donc fait ce que vous désiriez : la marquise de Carrera attend aujourd’hui même, à l’heure que vous allez m’indiquer, la jeune demoiselle de compagnie que vous lui donnez.

MADAME DE TERSAN.

Elle est prévenue ; je viens de lui parler, et ce soir, à neuf heures...

DE LA FAUCHERIE.

La voiture de la marquise viendra la prendre. Mais est-ce donc ici ? quelqu’un de votre maison ? Je ne vois que cette jeune fille élevée avec mademoiselle Hélène...

MADAME DE TERSAN, avec quelque embarras.

Oui, c’est Léna... mais il faut que je vous dise tout... il faut que vous sachiez au juste qui est cette jeune fille.

DE LA FAUCHERIE.

Il suffit que votre intérêt...

MADAME DE TERSAN.

Non ! vous devez tout savoir, car je compte sur vous pour m’aider dans la recherche de ses parents.

Ils s’asseyent.

Lorsque, à mon retour en France, je m’adressai a vous pour obtenir un enfant abandonné dans l’hospice que vous dirigiez alors, vous avez cru peut-être qu’un caprice...

DE LA FAUCHERIE.

Je pensai que c’était une bonne œuvre, qui servirait aussi à exciter l’émulation de votre fille ; que c’était là surtout votre but en vous chargeant d’un enfant de son âge.

MADAME DE TERSAN.

Apprenez donc, qu’en veillant sur elle je ne faisais que remplir un devoir.

DE LA FAUCHERIE.

Ah !...

MADAME DE TERSAN.

Il y a seize ans, M. le comte de Tersan... Mais il est impossible, monsieur de La Faucherie, que vous n’ayez pas entendu parler d’un duel qui fit  un grand bruit, et de la mort de M. de Bussy ?

DE LA FAUCHERIE, après un vif mouvement.

Non !... j’ignore absolument !... Je n’étais pas en France à cette époque.

MADAME DE TERSAN.

Alors je vous dirai ce triste et inconcevable événement. À la suite d’un bal, M. de Bussy et M. de Tersan se battirent sans témoins.

DE LA FAUCHERIE.

C’est un tort.

MADAME DE TERSAN.

M. de Tersan ayant blessé légèrement son adversaire, courut chercher un chirurgien, et le lui envoya, certain que sa blessure serait peu de chose.

DE LA FAUCHERIE.

Il y a de légères blessures qui tournent mal.

MADAME DE TERSAN.

Puis il passa à l’hôtel, où je venais de rentrer, et me proposa de partir avec lui. Accepter fut un bonheur pour moi. Je ne lui laissai pas le temps de se rétracter ; et une heure après, seuls en chaise de poste, nous quittions ce Paris et ces plaisirs où j’avais si souvent pleuré.

DE LA FAUCHERIE.

Le comte de Tersan était emporté par eux, et vous oubliait dans une vie dissipée.

MADAME DE TERSAN.

Ce voyage fut un temps de bonheur. Nous pensions que M. de Bussy avait peu souffert, et qu’il était guéri. Dans notre empressement à partir et notre incertitude du lieu où nous nous arrêterions, nous n’avions laissé aucun moyen de nous adresser des lettres.

DE LA FAUCHERIE, souriant.

Est-ce qu’il n’y avait pas là-dedans un peu de jalousie ?

MADAME DE TERSAN, souriant.

Hélas ! si j’eus ce tort, je n’ai pas le courage de m’en repentir, car je lui dois les seuls jours heureux de ma vie. Nous nous arrêtâmes en Suisse, dam une délicieuse vallée. M. de Tersan s’aperçut alors, et pour la première fois, je crois, depuis six mois de mariage, que j’étais jeune, jolie... oh ! je puis dire ce mot en parlant de ce qui n’est plus... Je ne suis plus moi... la femme des jours heureux a depuis longtemps cessé d’exister. Mais alors, dans cette solitude... où mon Hélène vint au monde, moi je vécus plusieurs années d’un bonheur...

Avec trouble.

Ne parlons pas de cela... ces souvenirs me font mal !... Il n’est pas hon de se souvenir qu’on fut aimée.

DE LA FAUCHERIE.

Quand on peut l’être encore ?

MADAME DE TERSAN.

Je voulais vous parler de Léna, et je ne sais comment... Enfin nous rentrâmes en France, où, dès notre arrivée, un malheur nous attendait.

DE LA FAUCHERIE.

Quoi donc ?

MADAME DE TERSAN.

M. de Bussy était mort, et un inconcevable mystère avait couvert les détails de cette mort, qui n’avait pas été causée par le coup d’épée reçu dans le duel. On parla d’un pistolet, d’un meurtrier arrêté sur les lieux, d’une somme d’argent saisie entre ses mains ; et ce qui porta au comble mon étonnement et ma douleur, c’est que l’accusé m’était connu pour le meilleur et le plus honnête des hommes.

DE LA FAUCHERIE, troublé.

Oh ! parfois, le désespoir... la misère... la folie...

MADAME DE TERSAN, le regardant avec surprise.

Je comprends votre émotion...

Il se remet.

Mais elle serait plus vive encore si vous aviez connu le malheureux Thibaut !... Aussi, malgré des apparences accablantes, moi je ne puis pas le croire coupable... non, je ne crois pas cela !

DE LA FAUCHERIE, troublé.

Mais que croyez-vous donc, madame ?

MADAME DE TERSAN.

Les juges eux-mêmes hésitaient. L’instruction fut longue ; plus d’une année s’écoula, pendant laquelle Thibaut resta en prison... puis, un jour, il s’échappa, disparut... Il fut condamné par contumace... Enfin on parla de sa mort...

DE LA FAUCHERIE.

Elle ensevelit à jamais ce secret terrible ? il n’en resta rien ?

MADAME DE TERSAN.

Oh ! sa femme vivait, et il avait une fille !

Mouvement de La Faucherie.

Peu de temps après mon retour en France, on me fit parvenir une lettre.

Elle la prend dans un coffret qui est sur la table.

Je puis tout confier à un homme comme vous.

Elle ouvre la lettre.

DE LA FAUCHERIE.

Mais à moi seul !... jamais à d’autres !

Ils se lèvent, et il reporte sa chaise au fond.

MADAME DE TERSAN.

Vous allez juger de l’importance d’un pareil secret.

Elle lit.

« Ma bienfaitrice, mon seul espoir, que n’êtes-vous ici ! que ne puis-je tout vous dire ! Mais il est un devoir auquel il faut que je consacre ma vie. Elle sera pleine de misère et de dangers tels, que je ne puis y exposer un faible enfant. Je vais donc confier ma fille à Dieu en la remettant à l’hospice. Si, à votre retour, votre pitié daignait s’y intéresser, voici de quoi la faire reconnaître. Mais, au nom du ciel, ne croyez pas que Thibaut ait été coupable ! Vous devez bien savoir, vous qui l’avez connu, que c’est impossible ! Si vous aviez été en France, si j’avais su où vous chercher, peut-être cela eût-il empêché une grande injustice, et j’ai parfois l’espoir que si nous nous retrouvons, cela dévoilera le secret affreux qui fait peser sur un innocent la punition du coupable. – Marianne. » Mais qu’avez-vous donc ?

Vive agitation de La Faucherie ; madame de Tersan le regarde avec quelque étonnement.

DE LA FAUCHERIE, se remettant.

C’est si, étrange !

MADAME DE TERSAN.

Cet enfant, c’est Léna, Une heure après avoir reçu cette lettre, je m’adressai à vous ; vous me mes remettre l’enfant, et depuis ce jour elle ne m’a point quittée.

DE LA FAUCHERIE, l’examinant.

N’avez-vous pas eu à vous repentir des suites de cette générosité ?

MADAME DE TERSAN, avec embarras.

Léna, en effet, ne peut pas, ne doit pas rester davantage chez moi. Je n’ai rien appris de sa mère, et bien des années se sont passées. Il est probable qu’elle est bien loin, si elle vit encore, puisqu’elle ne cherche pas à voir son enfant. Cependant je veux prendre quelques informations, retourner à l’hôpital où Léna fut laissée.

DE LA FAUCHERIE, vivement.

Je m’en charge !... Ce soin me regarde...

À part.

plus qu’elle ne croit ! Dieu ! si jamais ils reparaissaient !

MADAME DE TERSAN.

Que vous êtes boni Moi, j’ai déjà prévenu Léna, et je vais m’arranger pour qu’elle soit prête à neuf heures précises.

DE LA FAUCHERIE.

Madame la comtesse n’a pas d’autres ordres à me donner ?

MADAME DE TERSAN.

Non...

Elle se rapproche et dit avec embarras.

Que ceci demeure entre nous !

DE LA FAUCHERIE.

Personne n’en saura rien.

MADAME DE TERSAN.

J’entends le comte et je vous laisse avec lui.

Elle sort par une porte latérale de gauche.

 

 

Scène XI

 

DE LA FAUCHERIE, LE COMTE

 

LE COMTE, à part, en entrant par le fond.

Où donc est Léna ? Je n’ai pu la retrouver !...

Haut.

Ah ! c’est vous, La Faucherie !... Vous étiez avec la comtesse ?... Ah ! vous avez la confiance de toute la famille.

DE LA FAUCHERIE.

Vous savez, monsieur le comte, que mes vœux aspirent à plus que cela.

LE COMTE.

Oh ! nous verrons ! nous verrons !

DE LA FAUCHERIE.

Mais vous paraissez contrarié ?

LE COMTE, gaiement.

Des contrariétés que vous ne pouvez pas connaître, vous qui êtes immensément riche.

DE LA FAUCHERIE.

Comment ?

LE COMTE.

Toujours des gens qui demandent de l’argent, des fournisseurs... que sais-je ?... Ils n’ont que ce mot à la bouche...

Il rit, et va ouvrir un secrétaire qui est à droite.

Et c’est à peine si j’ai là de quoi payer lord Dermouth !... J’ai perdu hier sur parole... il faut que je lui envoie trois cents louis.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Pour occuper son oisiveté, cet homme-là mangerait des millions !

LE COMTE, riant.

J’ai bien peur d’être encore obligé de vous emprunter de l’argent.

DE LA FAUCHERIE, à part.

C’est là que je l’attends !

LE COMTE, toujours au secrétaire d’où il tire de l’or, riant.

Vous ne dites rien ? Est-ce que vous ne goûtez pas ma proposition.

Il s’assied devant le secrétaire.

DE LA FAUCHERIE.

Je serais bien heureux pourtant si vous acceptiez la mienne.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Chérubin, d’Avallon.

LE COMTE.

Ah ! ah !...

DE LA FAUCHERIE, au comte.

Nous parlerons donc d’affaires une autre fois... Je me retire.

LE COMTE.

Au revoir, mon cher La Faucherie.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Il y viendra !

La Faucherie sort, Chérubin se range pour le laisser passer, puis il entre et se tient un moment immobile au fond pendant que le comte est en train de compter de l’or au secrétaire.

 

 

Scène XII

 

CHÉRUBIN, LE COMTE

 

CHÉRUBIN.

C’est moi, mon parrain ! moi, votre filleul !... Claude Chérubin, d’Avallon, le fils de votre fermier Jean-Pierre.

LE COMTE, devant le secrétaire et tournant la tête.

Ah ! ah ! Et qu’est-ce qui t’amène ?

Il le regarde, et sourit en voyant sa tournure.

CHÉRUBIN.

Ne vous dérangez pas, mon parrain ! faites vos affaires !... Seulement, comme vous semblez bien aise de me voir, je vous demande la permission de vous raconter la chose... Vous pouvez m’être si utile !

LE COMTE.

Oui-dà ? Eh bien, raconte, mon garçon.

CHÉRUBIN.

Il faut vous dire d’abord que, depuis votre voyage dans votre terre, il y a trois ans, moi je ne vivais plus au pays, et je grillais de venir dans la capitale.

LE COMTE.

En vérité ?

CHÉRUBIN.

Je me disais : puisque le ciel m’a donné un parrain... et un fameux parrain... car c’est une bénédiction, toutes les femmes en raffolent.

LE COMTE, riant et allant s’asseoir sur le canapé.

Qui t’a dit cela ?

CHÉRUBIN.

Oh ! on en parlait dans la ville d’Avallon, on en parlait !... les hommes tout haut, les femmes tout bas... Puis on parlait de Paris, des nombreuses beautés qu’on y rencontre, des succès qui y sont réservés à un joli garçon ; je brûlais d’y venir dans cette ville fortunée où, depuis la grisette jusqu’à la grande dame, on trouve des cœurs à moissonner. Un héritage me donne cinquante mille francs... Je pars avec l’argent dans ma poche, d’un côté, et de l’autre, un agenda tout blanc, où je compte enregistrer jour par jour, heure par heure, la liste de toutes mes bonnes fortunes, pour la montrer à mes amis, au retour ! Voilà. mon parrain !

LE COMTE, riant.

Diable !... tu es un garçon de précaution !

CHÉRUBIN.

Vous, mon parrain, qui êtes si savant et si fameux dans la chose, si vouliez bien me donner quelques instructions pour commencer...

LE COMTE, riant.

Ah ! tu en es encore à ton apprentissage ?  

CHÉRUBIN, un peu déconcerté par les éclats de rire du comte.

Oh ! si vous me refusez, je saurai bien me tirer d’affaire tout seul !... D’abord, j’ai commencé... depuis trois jours que je suis arrivé !... Primo, chez mon notaire, rue aux Fers près de la halle ; car il faut que vous sachiez que mon oncle, non pas celui qui est mort, l’autre, dont je dois encore hériter, ne m’a permis de venir à Paris qu’à condition que j’entrerais clerc chez un notaire qu’il connaît ; eh bien ! il a une jolie femme, ce notaire, et j’ai déjà commencé à lui faire la cour hier, pendant le dîner : je lui ai poussé le genou et elle m’a donné un coup de pied dans la cheville... Ça m’a fait bien mal... et j’en souffre encore... mais c’est égal, ça prouve qu’elle m’a compris !... Puis, en entrant dans votre hôtel, j’ai aperçu une belle femme... une superbe femme... et j’ai entendu qu’elle demandait qui j’étais... preuve qu’elle a fait attention à moi !...

Le comte rit.

Ainsi, ne vous moquez pas tant, mon parrain !... soyez sûr que je vous ferai honneur si vous me donnez quelques conseils.

LE COMTE, riant.

Pardieu, tu as de si belles dispositions !

CHÉRUBIN.

N’est-ce pas, mon parrain ?

LE COMTE.

Mais c’est à la condition que tu me diras tout.

CHÉRUBIN.

Oh oui !

Le comte se levant et appelant, le domestique entre.

LE COMTE.

Germain, voici l’argent qu’il faudra porter chez lord Dermouth.

Il indique l’or qui est sur la table du secrétaire.

GERMAIN.

Pendant que monsieur le comte est en train d’en donner, s’il voulait... Pierre est là avec un mémoire... c’est pour sa bourgeoise, une pauvre veuve.

PIERRE, passant la tête par la porte entr’ouverte.

Présent !

LE COMTE.

Mais je redois peu de chose.

GERMAIN.

Dix-huit cent francs.

LE COMTE.

Et il vient m’importuner pour cette bagatelle ! qu’il attende ! Je n’ai pas d’argent ! Dites-le-lui !

 

 

Scène XIII

 

CHÉRUBIN, LE COMTE, PIERRE, entrant

 

LE COMTE.

Qui est-là ?... Ah, c’est vous, Pierre ?

PIERRE, son mémoire à la main.

Oui, monsieur le comte, ce petit mémoire... si c’était pour moi, je n’insisterais pas, mais la bourgeoise a éprouvé des pertes, cette somme la sauverait d’embarras terribles.

LE COMTE.

Mon Dieu, si j’avais de l’argent... mais je n’en ai pas.

PIERRE, montrant l’or qui est sur le secrétaire.

Bah !...

CHÉRUBIN, à part.

C’est un bien bel homme, mon parrain !

LE COMTE, à Pierre.

Ah ! vous regardez cela ?... Ce n’est pas à moi ; c’est pour un riche Anglais... je lui dois cette somme.

PIERRE.

S’il est riche, il peut attendre.

LE COMTE, souriant.

Oui !... mais moi, je ne peux pas le faire attendre. C’est une dette d’honneur.

PIERRE.

Une dette d’honneur ?... Est-ce que l’honneur n’est pas de payer toutes ses dettes ?

CHÉRUBIN, à part.

Réflexion de créancier !

LE COMTE, à Pierre, en souriant.

Oui, à la rigueur !... Pourtant on fait une différence.

PIERRE.

Ah ! monsieur le comte, si la différence pouvait être en ma faveur ?... Voilà mon mémoire... une petite partie de cet argent...

LE COMTE, gaiement.

Je vous répète, Pierre, que ceci est sacré. Vous ne savez donc pas ce que c’est qu’une dette d’honneur ? c’est une dette qui n’a pas d’autre garantie que ma parole : il n’y a ni contrat, ni mémoire, ni titre d’aucun genre ; si je voulais la nier, je le pourrais, et c’est ce qui fait qu’il y va de mon honneur de la payer. Gardez votre mémoire ; plus tard, vous ne pouvez rien perdre.

PIERRE, regardant le mémoire.

Ah oui-dà ?... cela fait foi ? Si monsieur le comte venait à mourir, ce papier serait un titre ?

LE COMTE.

Sans doute, puisque j’ai signé et approuvé votre mémoire.

PIERRE.

Eh bien, ma foi...

Il déchire le mémoire.

CHÉRUBIN.

Oh !... l’imbécile !

LE COMTE.

Que faites-vous ?

PIERRE.

Le voilà flambé !... Nous n’avons plus de titre ! Vous pouvez nier que vous nous devez quelque chose !... Voilà que ces dix-huit cents francs sont devenus aussi une dette d’honneur !

CHÉRUBIN.

Tiens, tiens, tiens !

LE COMTE, riant.

Quoique cela ne soit pas tout à fait exact, c’est égal... vous êtes un garçon d’esprit, Pierre !...

Il va prendre de l’or sur le secrétaire.

Voici vos dix-huit cent francs... Ça vaut cela !

PIERRE.

Merci, monsieur le comte, merci ! Je vais porter la joie dans une honnête famille.

Il sort.

LE COMTE.

Retirez-vous, Germain : plus tard je vous enverrai chez lord Dermouth.

Le domestique sort.

 

 

Scène XIV

 

CHÉRUBIN, LE COMTE, puis MADAME DE TERSAN

 

CHÉRUBIN, regardant au fond par la porte qui reste ouverte.

Mon parrain ! mon parrain !

LE COMTE.

Eh bien ! quoi ?

À part.

Il faut pourtant que je renvoie ce nigaud et que je retrouve Léna.

CHÉRUBIN, s’approchant.

Vous savez bien cette femme superbe que j’ai vue en entrant ici et que j’ai grande envie de mettre sur la première page de mon agenda.

LE COMTE.

Après ?

CHÉRUBIN.

La voilà !...

LE COMTE, se retournant et apercevant madame de Tersan qui arrive au fond.

Ah ! ah !... tu as la main heureuse !...

MADAME DE TERSAN, à part, au fond.

Il est ici !

Elle s’avance.

CHÉRUBIN, à mi-voix au comte.

Vous me conseillez de lui faire la cour, hein ?

LE COMTE.

Je te conseille par présenter tes respects à madame de Tersan.

CHÉRUBIN, abasourdi.

Votre épouse !... Ah !...

MADAME DE TERSAN.

Qu’est-ce donc ?

LE COMTE.

Mon filleul, le fils de mon fermier d’Avallon.

CHÉRUBIN, se confondant en salutations.

Madame la comtesse...

Bas au comte.

Oh ! mon parrain, croyez que si j’avais su...

LE COMTE, riant.

Oui, mon garçon, oui, je te crois.

CHÉRUBIN.

J’ai bien l’honneur...

Il salue et fait quelques pas pour s’en aller, puis revient près du comte.

Vrai, mon parrain ! Du moment que c’est madame votre épouse... je la respecterai !...

LE COMTE, riant.

Infiniment reconnaissant !

CHÉRUBIN, sortant et à part.

Je le respecterai, mais c’est dommage !

MADAME DE TERSAN, à part, les yeux sur le comte.

Tâchons de le retenir jusqu’à ce que Léna soit partie.

LE COMTE, à part.

Ne serai-je pas seul un moment ?

MADAME DE TERSAN.

Je désire vous parler... oui, vous parler d’Hélène, de notre fille.

HÉLÈNE, dans la coulisse.

Maman ! maman !

LE COMTE.

Hélène !... Mais n’entends-je pas sa voix ?

HÉLÈNE, dans la coulisse.

Maman ! maman !...

MADAME DE TERSAN.

Oui, c’est elle.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE TERSAN, LE COMTE, HÉLÈNE, LÉNA

 

HÉLÈNE, sortant d’une porte latérale et tirant Léna après elle.

Oh ! tu viendras ! Malgré toi je t’amènerai près de maman.

Mouvement de M. et de madame de Tersan ; Hélène s’adresse à eux.

Je la trouve à genoux, tout en larmes, et quand je veux savoir ce qu’elle a, elle ne veut rien dire.

LE COMTE, allant vers Léna.

Ah ! que peut-elle avoir ? Pâle, tremblante...

MADAME DE TERSAN, à part.

Mon Dieu !... si elle parle...

LE COMTE, faisant asseoir Léna sur le canapé et s’y plaçant près d’elle.

Vous avez appris quelque malheur ? Il y a des dangers qui vous menacent ?... Voyons, je ne vous tiendrai pas quitte à moins d’une confidence.

MADAME DE TERSAN, se plaçant près de la table, à gauche, à part.

Examinions !

LÉNA.

Je n’ai rien à dire.

LE COMTE, jetant un regard d’impatience vers madame de Tersan.

Peut-être parce qu’on vous intimide ?

HÉLÈNE, retenant sa mère.

Laissez-les maman ! Je suis sûre qu’elle finira par lui tout confier... Ils s’entendant si bien !

MADAME DE TERSAN, s’arrêtant.

Tu crois ?

HÉLÈNE, gaiement.

Si je n’aimais pas Léna comme ma sœur, il y a des moments où je serai jalouse.

De loin à son père et gentiment.

Oui, mon père, parfois vous semblez l’aimer plus que moi.

MADAME DE TERSAN.

Ah !...

Elle fait un mouvement pour aller vers eux, puis s’arrête et dit à part.

L’innocence d’Hélène ne devine pas ce qu’elle me cause de souffrance inouïe !

LE COMTE, après avoir parlé bas à Léna.

Toi jalouse, Hélène !... Oh ! ce serait affreux ! Car la jalousie gâte tout !... Elle voit le mal où il n’est pas, où il ne peut pas être !

HÉLÈNE.

Je plaisantais, mon père.

MADAME DE TERSAN, à part.

Il me devine, lui !

LE COMTE.

À la bonne heure !

À Léna.

Votre silence est cruel !

Il lui prend la main.

Il faut enfin parler.

Hélène est avec sa mère près du guéridon et arrange des fleurs dans un vase ; madame de Tersan, placée de l’autre côté du guéridon, a les yeux fixés sur eux et touche machinalement plusieurs objets.

LE COMTE, baissant la voix.

Vous ne voyez donc pas ce que nous souffrons à vous voir souffrir... ma belle Léna ?

LÉNA.

Merci de votre bonté... à tous ! Elle a fait la joie de mon enfance !... Oui, j’étais gaie ici... parce que j’y étais heureuse, moi qui n’avais aucun droit, moi qui ne suis qu’une étrangère !

LE COMTE, vivement.

Que dites-vous ?... Ces paroles laisseraient supposer que vous pourriez quitter cette maison !... Nous quitter ?... Vous ?... mais c’est impossible !... L’idée d’une séparation...

HÉLÈNE, à sa mère qui, dans un mouvement nerveux, casse un éventail.

Oh !... Vous cassez votre bel éventail !...

Elle regarde le visage de sa mère et pousse un cri.

Ma mère... qu’avez-vous ?

LÉNA, se levant vivement et courant à la comtesse.

Elle souffre et va se trouver mal !

Madame de Tersan repousse Léna et tombe assise.

LE DOMESTIQUE, entrant.

On demande mademoiselle Léna.

LE COMTE.

Comment ?

MADAME DE TERSAN, se relevant avec énergie.

Léna, éloignez-vous.

LÉNA.

Adieu donc !... adieu !... puisqu’il faut que je parte.

Elle se jette dans les bras d’Hélène et sort vivement suivie du domestique.

LE COMTE, faisant un mouvement.

Partir !... Elle !... Que signifie ?

MADAME DE TERSAN, le retenant du geste.

Restez, monsieur le comte, je vous en prie.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une partie du marché des Innocents ; on voit une rue, et, dedans, une porte cochère : c’est la maison de La Faucherie, au premier plan, à gauche. Au lever du rideau, madame Moriceau est assise dans sa boutique de volailles, abondamment pourvue, au premier plan, à droite. Un commissionnaire, appuyé sur ses crochets, le long de la maison de La Faucherie ; des porteuses d’eau, des gens de la campagne, des chalands, des gamins, des cuisinières. Tableau animé, tout le temps de l’acte.

 

 

Scène première

 

MADAME MORICEAU, GERMAIN, domestique de M. de Tersan, FANCHETTE, cuisinière chez le même, JUNON, portière, balayant devant la porte cochère, DES MARCHANDES, avec des éventaires, UN COMMISSIONNAIRE

 

UNE PORTEUSE D’EAU, venant de la fontaine.

Ouf !... qu’on a de mal pour gagner si peu !

MADAME MORICEAU.

Et pendant que vous vous abimez à porter de l’eau, votre gueux de mari ne pense qu’à se gorger de vin ! Vous avez bien de la bonté de vous donner tant de mal !

LA PORTEUSE D’EAU.

On a des enfants, voyez-vous, et si l’on ne travaillait pas pour ces pauvres innocents... Parce que leur père boit trop, ce n’est pas une raison pour qu’ils ne mangent pas assez, eux !

MADAME MORICEAU.

Et encore dire que vous n’attrapez que des coups avec ce brutal !... Tiens, je crois que je t’aperçois là-bas !... Déjà ivre !...

LA PORTEUSE D’EAU.

Allons, faut que je me sauve !... Adieu !...

Elle s’éloigne ; on voit dans le fond un ouvrier qui chancelle.

MADAME MORICEAU, à elle-même.

En v’là des chrétiennes qui ont de l’agrément tout juste !

L’ivrogne veut suivre la porteuse d’eau.

LE COMMISSIONNAIRE, quittant ses crochets et arrêtant l’ivrogne.

Ne veux-tu pas encore l’aller brutaliser, méchant Auvergnat du diable ?... File, ou sinon... Je ne te dis que ça !

L’ivrogne, repoussé par le commissionnaire, va tomber dans la coulisse en grognant.

MADAME MORICEAU.

Bien, le commissionnaire !... Au moins vous défendez les femmes, vous !

LE COMMISSIONNAIRE.

Parce que j’en ai une bonne qui m’apprend à les aimer.

Il va se remettre à sa place.

MADAME MORICEAU, à elle-même.

Allons, allons... en v’là un qui a de ça !... Je lui enverrai des pratiques.

Fanchette s’approche.

Tiens, en parlant de pratiques...

FANCHETTE.

J’espère que j’en suis une fameuse, moi ! Et vous avez bien de mon argent !

MADAME MORICEAU.

Dites donc de l’argent de M. et de madame de Tersan !... Ah ! vous avez là une fière condition !

FANCHETTE.

C’est assez juste !... Est-ce que, moi, un cordon bleu, je suis faite pour servir dans une baraque ?

Tout en parlant, elle a fait un choix de marchandises.

Je prends ceci !... Tenez, voilà votre argent.

Elle paie et s’adresse au domestique qui porte déjà plusieurs paquets.

Et vous, Germain, prenez cela.

GERMAIN, prenant le paquet.

Plus souvent que je vais me charger comme un mulet !... Commissionnaire, portez tout ça à l’hôtel de Tersan, aux Champs-Élysées.

Il lui remet tout ce qu’il a sur les bras.

LE COMMISSIONAIRE.

Connu !       

MADAME MORICEAU.

Connu par les vertus de la femme.

JUNON, qui balaie devant sa porte.

Et par les folies du mari !

FANCHETTE.

Tout ce qui reluit n’est pas or !... Les domestiques savent à quoi s’en tenir sur le bonheur des maîtres !...

À Germain et au commissionnaire.

Allez devant !... Moi, je vais là faire écrire mon mémoire.

GERMAIN, s’en allant, les bras ballants, derrière le commissionnaire.

Prenez garde de vous tromper sur les chiffres et de mettre la dinde dans la lettre au piou-piou pour qui vous en tenez.

FANCHETTE.

Jaloux !

GERMAIN, riant.

C’est elle qui est jalouse de la fille du concierge.

Il disparaît à la suite du commissionnaire.

JUNON, le regardant et appuyée sur son balai.

Une fille de concierge !... Pas possible !... Il se flatte ! Il n’a jamais dû avoir des conquêtes aussi conséquentes !

MADAME MORICEAU.

Ah ! mamselle Junon, ce n’est pas vous qui laisseriez votre Atala, comme vous dites, écouter un valet de chambre !

JUNON.

Ah ben oui ! Quand on peut avoir des cinquante et des cent mille francs avec des pirouettes, on n’est pas faite pour écouter des riens du tout !... Car vous savez qu’Atala débutera bientôt à l’Opéra, par la protection de M. de la Faucherie, not’ propriétaire ? Un bien digne homme !

MADAME MORICEAU.

M’est avis que vous auriez mieux fait de ma laisser Jeannette, que je formais au commerce, que de la baptiser Atala et de la mettre dans les entrechats.

JUNON.

L’entrechat, c’est de l’or en barre, madame Moriceau ! Et je me complais d’avoir eu cette idée !... D’autant...

Mystérieusement.

qu’il y a déjà un particulier que je soupçonne d’être u prince déguisé, comme dans les Mystère de Paris, et qui vient comme clerc de notaire, à l’étude, là au premier...

Elle indique une maison vers le fond.

Et ça, pour voir Atala !... Qui la suit, qui l’a ramenée hier de l’école de danse !... Et pour le bon motif !... Il le lui a bien dit !... Ah ! c’est qu’elle est vêtue comme une duchesse !... que je me saigne pour ça !...

MADAME MORICEAU.

Oui !... V’là encore son petit bonnet et son tablier qui sont restés accrochés dans ma boutique depuis qu’elle a un chapeau et une écharpe !... Ça me fait mal à voir !

JUNON.

Dites donc que ça fait du bien, au contraire, de voir une jeunesse en passe de tout, quoi !... Ah ! le théâtre !... c’était ma vocation, et au lieu d’être là à balayer le devant d’une porte, on me porterait en triomphe avec des couronnes sur ma tête et des sénateurs à mes pieds !

MADAME MORICEAU.

C’est des histoires de l’autre monde que vous nous contez là !...

Chérubin arrive et s’arrête, guettant madame Moriceau.

VOIX dans la coulisse.

Mamselle Junon !

JUNON.

Ah ! on m’appelle !... On y va !...

 

 

Scène II

 

MADAME MORICEAU, CHÉRUBIN, MARCHANDS, CHALANDS

 

CHÉRUBIN, s’approchant de madame Moriceau.

Et moi, je voudrais vous en conter dans celui-ci...

Il veut l’embrasser.

belle marchande !...

MADAME MORICEAU.

Halte-là ! omnibus du sentiment !...

CHÉRUBIN.

Si votre cœur voulait prendre la correspondance ?... Vous êtes à croquer...

MADAME MORICEAU.

L’appétit vous vient de bon matin, monsieur Chérubin !... Déjà dehors !

CHÉRUBIN, avec fatuité.

Je ne suis pas rentré !

MADAME MORICEAU.

Bah !... Vaurien !...

CHÉRUBIN.

Vos rigueurs m’avaient désespéré... Mais si vous vouliez m’être plus favorable et me permettre de vous offrir un dîner sur l’herbe, dimanche...

Des pratiques entourent la boutique de madame Moriceau.

MADAME MORICEAU, sans répondre à Chérubin.

Voyez le beau dindon... excellent à farcir !...

CHÉRUBIN, s’écartant et venant sur le devant.

Elle y mord, la marchande ! Ô mon parrain... je serai digne de vous !... Récapitulons !... À peine arrivé, trois conquêtes !... La belle marchande, une femme de notaire et une danseuse, la petite Atala !... En attendant, je ne me suis pas couché et je suis éreinté !... Hier au soir, je vais à l’opéra... C’est là qu’on en voit des beautés !... J’en remarque deux qui sortaient... je les suis... je les suis... J’ai cru que ça n’en finirait pas... Elles demeuraient prés de la barrière du Trône... Arrivé à leur porte, je veux leur parler... elles poussent un cri et me ferment la susdite porte au nez !... Je reviens chez moi... Il est une heure du matin, le Cerbère n’ouvre plus !... Et je passe la nuit à la belle étoile !... Quand je dis la belle étoile... le ciel était noir comme un four... Ô mon parrain ! tout n’est donc pas rose ? Après ça, vous me direz : Dans tous les états, les commencements sont durs !... Et cependant, ça ne commence pas mal !... D’abord, madame Moriceau... Ce sera le numéro un !... Oui, son nom figurera le premier sur le fameux agenda !... Non, non !...je dois la première place à la femme de mon notaire... Oh ! oui, c’est un devoir !... Elle sera la première !... J’ai déjà inventé une ruse que je peux dire machiavélique !... Le notaire avait un rendez-vous d’affaires pour aujourd’hui... je subtilise l’heure !... C’est...

Il regarde à sa montre.

dans deux heures... J’y serai !... non pas à son rendez-vous... mais près de sa femme... et, à la façon dont elle m’accueille... Heureux Chérubin !... voilà une conquête... et une fameuse !... La femme d’un notaire !... Décidément, madame Moriceau n’aura que le numéro deux !... Allons donc réparer ma toilette, afin de me montrer avec mes plus brillants avantages... Alors, ma foi, tant pis pour celles qui résisteront !... Oui, tant pis pour elles !...

Il va pour entrer dans la maison du notaire ; Junon sort de chez elle avec sa nièce Atala.

 

 

Scène III

 

MADAME MORICEAU, à sa boutique, JUNON, ATALA, CHÉRUBIN

 

CHÉRUBIN, apercevant Atala et s’arrêtant.

Ah ! ma troisième !...

Il s’approche, Junon lui fait de grandes révérences.

Charmante Atala, je vous attendais !...

À part.

Comme c’est adroit !

Haut.

Oui, j’étais là pour attendre la fortune moment où, comme un bel ange, vous descendriez du ciel.

JUNON, enchantée.

Oh ! notre loge de portier qui est le paradis !... Ce que c’est qu’un prince... ça parle comme un livre !...

CHÉRUBIN, près d’Atala.

C’est demain jour de fête.

ATALA.

Demain ? Nous devons aller à Montmorency ! Les arbres, les fleurs, la campagne, c’est si joli !... Je serai bien heureuse !

CHÉRUBIN.

C’est vous qui êtes jolie, et heureux ceux qui seront avec vous !...

À part.

Elle mériterait la seconde place !... Si je lui donnais de l’avancement ?

JUNON, à part.

Il se consulte !...

Haut.

Vous nous accompagnerez ? Je me complais à cette idée, puisque c’est pour le bon motif que vous fréquentez ma nièce.

CHÉRUBIN, à part.

Le bon motif !... Toute réflexion faite, elle n’aura que le numéro trois !...

Haut.

J’en serai, j’en serai, n’en doutez pas, de cette belle promenade ! Je vous donnerai le bras, je ne vous quitterai pas... vous aurez un âne pour toute la journée... Enfin, tout !... tout au monde !...

JUNON, d’un ton solennel.

Maintenant, Atala, au travail !... Va étudier, ma nièce !... Il ne faut pas que monsieur te fasse oublier ni les entrechats, ni les principes que je me plais à t’inculquer !...

CHÉRUBIN.

À demain donc !... 

À part.

Rentrons vite, voilà bientôt le moment de surprendre la femme du notaire.

Il rit.

Il faut avouer que je suis un fier scélérat !

Il s’en va ; on le voit entrer dans la maison du notaire, au fond ; Atala s’éloigne ; les pratiques ont quitté la boutique de madame Moriceau.

 

 

Scène IV

 

MADAME MORICEAU, à sa boutique, JUNON, puis MARIANNE

 

MARIANNE, arrivant du fond.

Mon cœur bat à m’étouffer ! je ne puis me soutenir !...

Elle regarde la porte de la maison de La Faucherie.

Ce doit être là !...

Elle chancelle.

JUNON.

Tiens !... une femme qui a l’air de se trouver mal !...

MADAME MORICEAU, sortant de sa boutique avec un verre et une bouteille.

Un doigt de bon vin... ça la remettra !

Elle verse et la fait boire.

MARIANNE.

Merci ! ah ! c’est que je viens de loin... j’ai été malade et...

JUNON, qui l’examine.

Mais je ne me trompe pas...

MARIANNE.

Comme vous me regardez !

JUNON.

Oui, c’est Marianne... une ancienne connaissance... le sœur de Jenny, la fille au père Jérôme, quoi ! que nous nous sommes connues dans les temps, avant qu’elle fût la femme de Thibaut... Je vous ai parlé de ça, madame Moriceau.

MADAME MORICEAU.

Thibaut !... cet homme condamné par contumace ?

JUNON.

Oui, le malheureux assass...

MARIANNE, l’interrompant vivement.

Oh ! ne dites pas cela ! Thibaut n’était pas coupable !... C’est le plus brave des hommes.

MADAME MORICEAU.

Il s’était sauvé ?

MARIANNE.

Oui !... c’est moi qui l’y ai contraint... On a plus d’une fois condamné des innocents.

MADAME MORICEAU.

Et vous l’aviez suivi ?

MARIANNE.

Je ne l’ai pas quitté une minute !...

Elle se lève.

depuis longtemps... bien longtemps ! Ah ! si, pour de pauvres gens, il est si difficile de vivre dans leur pays, au milieu de leur famille, vous comprendrez tout ce que nous avons souffert errants en pays étranger, souvent sans asile, et quelquefois sans pain !... Mais Thibaut... Oh ! c’est celui-là qui a eu un courage ! Le malheur dans cette belle âme, l’a élevée, grandie !... Ce n’est plus un homme sans éducation ! Il s’est formé !... Et moi, voyez-vous, je n’ai pas de mérite à me dévouer à lui, car je l’aime !

MADAME MORICEAU.

Vous le lui avez bien prouvé.

MARIANNE.

Je ne voulais pas revenir à Paris, et pourtant je mourais du regret de ne pas y être, car j’y avais laissé mon enfant, ma fille !... Mais enfin le moment est arrivé où Thibaut a voulu m’y ramener et je viens ici, dans cette maison, où l’on m’a dit que j’aurais, chez M. de La Faucherie, tous les renseignements que je désire.

JUNON.

Comme ça se trouve ! moi qui suis sa concierge...

MARIANNE.

Entrons donc vite.

JUNON.

Non, pas pour le moment. Il est sorti.

MARIANNE.

Encore attendre !

JUNON.

Vous êtes près d’une ancienne amie, Marianne !... Et tenez, je vas vous faire voir ma nièce Atala, que voilà.

À Atala qui revient.

Déjà de retour, mon bijou ? Et ta leçon ?

ATALA.

Il n’y en a pas aujourd’hui ; notre professeur de danse a la goutte. Bonjour, madame Moriceau.

JUNON.

Ah ! c’est contrariant...

À Marianne.

Dire que je vous ai vue à son âge, vous et votre sœur Jenny !...

MARIANNE.

Jenny !

JUNON.

Un beau brin de fille !... et ben avisée... Elle doit avoir fait quelque superbe mariage ? Regardez Atala !... C’est joli aussi, j’espère ?

MARIANNE, la regardant.

Est-ce que la beauté fait marier les pauvres filles, de notre temps ?

ATALA, s’approchant d’elle.

Ah !... vous pensez cela, madame ?

MADAME MORICEAU.

Tout de même que M. Moriceau m’aurait peut-être épousée si je n’avais eu que mes beaux yeux, mais ma boutique n’y a pas nui !... Ce n’est pas que j’accuse Moriceau... un brave et digne homme !... Je n’ai pas à me plaindre de lui... Il est mort au bout de six mois de ménage.

En parlant elle va à sa boutique.

MARIANNE, qui a examiné Atala.

Comme elle paraît douce et gentille !... Pauvre enfant !...

ATALA.

Nous me plaignez, madame ? Il semblerait même que je vous donne des idées tristes !...

MARIANNE.

Peut-être.

ATALA.

Ah ! si vous saviez, il m’en est venu aussi à moi depuis que j’ai quitté la boutique de la bonne madame Moriceau.

MARIANNE.

Oui, je m’afflige, parce que je me souviens. J’en ai vu de pauvres filles, honnêtes et jolies, qu’on entraînait à quitter leur état.

ATALA.

Madame Moriceau devait m’aider à m’établir ici marchande comme elle... J’y ai renoncé.

MARIANNE.

Pourquoi ?

ATALA.

Parce que...

JUNON.

Pardine !...

MARIANNE, l’interrompant.

Je comprends. On abandonne des parents, des amis, on rougit de leurs simples habitudes, de leurs vêtements modestes.

ATALA.

Mes bonnes amies avaient de petits bonnets... comme celui-là que j’ai quitté.

Elle indique le bonnet qui est dans la boutique de madame Moriceau.

MARIANNE.

On espère une vie heureuse et brillante...

JUNON.

C’est bien naturel !

MARIANNE.

Elle ne vient pas, ou elle dure peu.

ATALA.

Il y a tant de difficultés, en effet !

MARIANNE.

Ou, si on l’obtient, c’est à un prix qui vous laisse bientôt le regret, le chagrin.

JUNON.

Diantre !

MARIANNE.

Souvent la misère revient, cruelle, profonde ; car cette fortune, fondée sur la jeunesse et la beauté, passe avec elles, et, pour quelques jours d’étourdissement et d’illusions, il reste à la pauvre enfant l’indigence, l’abandon, le désespoir !

ATALA, lui prenant la main.

Ah !... il en est une qui vous intéresse et dont c’est là le sorti... Je le vois bien à la façon dont vous parlez, à ces larmes dans vos yeux !

JUNON.

Est-ce que Jenny ?...

MARIANNE, vivement.

Je ne nomme personne... Mais, croyez-moi, mon enfant, entre deux existences malheureuses, la meilleure est celle où l’on n’a rien à se reprocher.

Elle a attiré Atala vers elle et lui a dit cela pendant que Junon est allée regarder au fond.

JUNON.

Voici M. de La Faucherie.

MARIANNE.

Ah !...

JUNON.

Restez là jusqu’à ce que je vous dise que vous pouvez lui parler ; il n’est pas commode tous les jours, le propriétaire.

Elle va au fond parler à de La Faucherie ; Atala baisse la main de Marianne et entre dans la boutique de madame Moriceau ; la jeune fille est rêveuse et semble réfléchir ; elle ôte lentement son écharpe, prend son bonnet et son tablier qui étaient dans la boutique.

ATALA.

Je reprends ma place, madame Moriceau ; vous le voulez bien ?

MADAME MORICEAU.

Quand je disais que c’était une bonne fille que la petite Jeannette !

Elle l’embrasse. Junon, après avoir parlé à de La Faucherie, rentre dans la maison. De La Faucherie s’avance du côté opposé à la boutique.

DE LA FAUCHERIE, à lui-même, de côté sur le devant.

Ah ! le comte de Tersan est venu ce matin et il va revenir !... Bien... tout s’arrange au gré de mes souhaits !... Je touche au but ! Les passions de cet homme de plaisir ont merveilleusement servi mes intérêts... Je finirai par avoir sa fortune, sa fille... et alors, ma foi... Il ne reste rien du passé... rien !...

Il sourit.

Si... il en reste l’or qui a servi à m’enrichir et qui m’a valu tout ce que j’ai maintenant !... Courage donc !... Je n’ai plus qu’un pas à faire.

MARIANNE, de l’autre côté.

Elle m’a oubliée... et je n’y tiens plus !...

Elle s’achemine vers lui timidement.

DE LA FAUCHERIE, à lui-même.

Oui... je serai pour jamais séparé de ce passé...

Il se retourne et se trouve face à face avec Marianne.

MARIANNE.

Pardon monsieur... vous êtes monsieur de La Faucherie ?

DE LA FAUCHERIE.

Sans doute... et je suis pressé !... Laissez-moi.

MARIANNE.

Oh ! arrêtez... On m’a dit que vous m’apprendriez où est une jeune fille, nommée Léna.

DE LA FAUCHERIE, vivement.

Que dites-vous ?

MARIANNE.

Oh ! je vous en conjure !... apprenez-moi où je peux trouver ma Léna !

DE LA FAUCHERIE.

Qui êtes-vous donc ?

MARIANNE.

Je suis Marianne... je suis sa mère, la femme de Thibaut.

DE LA FAUCHERIE.

Marianne !...

À part.

Ce passé, que je croyais anéanti pour jamais, il se dresse devant moi avec la figure de cette femme !... La femme de Thibaut !...

MARIANNE.

Qu’avez-vous donc ?

DE LA FAUCHERIE.

Rien.

MARIANNE.

Écoutez-moi, monsieur... Il me fallut, un jour, partir précipitamment, avec mystère ; je ne pouvais emporter mon enfant sans risquer sa vie... et celle d’une autre peut-être !... Je n’avais ni parents, ni amis, qui pussent se charger de ma fille... Je la confiai à Dieu, dans un hospice, et maintenant je reviens la chercher.

DE LA FAUCHERIE.

Vous revenez ?... mais les dangers !... car votre mari fut condamné.

MARIANNE.

Il a l’espoir de faire enfin reconnaître son innocence.

DE LA FAUCHERIE, vivement.

Lui ?... C’est impossible !

MARIANNE.

Comment ?... qu’en savez-vous ?...

DE LA FAUCHERIE.

Oh !... c’est que quand une fois un jugement a été rendu...

MARIANNE.

Oui, mais nous avions de grandes protections : le comte et la comtesse de Tersan, que vous devez connaître !

DE LA FAUCHERIE.

Moi ?... non... non, je ne les connais pas.

MARIANNE.

J’avais même écrit à la comtesse pour lui recommander mon enfant ; mais j’ai su qu’alors elle était hors de France, et que ma fille faut remise à M. de la Faucherie : c’est vous, n’est-ce pas ?

DE LA FAUCHERIE.

Oui, c’est moi.

MARIANNE.

Dites-moi donc vite où est ma fille.

DE LA FAUCHERIE, à part.

S’ils se retrouvent, se voient, s’expliquent, quel danger !...

MARIANNE.

Ciel !... ma fille, monsieur !... ma fille !... C’est à vous qu’elle fut confiée.

DE LA FAUCHERIE.

Tranquillisez-vous... vous la reversez. Elle est chez une dame riche et bonne, qui voyage en ce moment.

MARIANNE.

Qui voyage ?... Oh ! mon Dieu !... ma fille est loin d’ici... je ne puis encore la voir !

DE LA FAUCHERIE.

Mais vous pouvez la rejoindre ; vous pouvez partir pour la retrouver, et vous ferez bien... Ici, il y a des dangers pour vous : partez, allez en Angleterre, je vous donnerai une lettre dès aujourd’hui pour que vous puissiez la revoir promptement.

MARIANNE.

Oh ! merci, merci ! ne tardez pas... vous comprenez le cœur d’une mère et son impatience ?

DE LA FAUCHERIE.

Mais où pourrai-je vous retrouver ?

MARIANNE.

Je reviendrai aujourd’hui, ce soir.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Il faut pourtant que je sache sa demeure.

Haut.

Non... Dites-moi où vous êtes... dans quelle maison... quelle rue ?

MARIANNE, avec hésitation.

Je ne sais pas... je ne peux...

DE LA FAUCHERIE.

Ah !... je devine... Eh bien, revenez.

MARIANNE.

Oh oui !... car revoir mon enfant sera le plus grand bonheur de ma vie, et je bénirai chaque jour la main qui me l’aura rendue.

Elle s’éloigne.

DE LA FAUCHERIE, appelant le commissionnaire qui a reparu à sa place.

Suivez cette femme, ne la perdez pas de vue, et venez me dire où elle se sera retirée.

Le commissionnaire sort et court après Marianne.

 

 

Scène V

 

DE LA FAUCHERIE, puis LE COMTE

 

DE LA FAUCHERIE, seul sur le devant.

Oh ! il faut à tout prix qu’elle s’éloigne, ainsi que ce Thibaut, qui ose venir demander une justice qui peut me perdre... Il ne faut pas qu’ils voient le comte, ni qu’ils retrouvent leur fille...

LE COMTE, arrivant.

Ah ! vous voilà enfin, de La Faucherie.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Il était temps !

LE COMTE.

Savez-vous que je suis déjà venu ?

DE LA FAUCHERIE.

Pardon, monsieur le comte, des affaires...

LE COMTE.

Oh ! je le sais... Aussi, vous le voyez, je reviens dans votre diable de quartier.

DE LA FAUCHERIE.

C’est donc quelque affaire bien importante ?

LE COMTE, souriant, pendant que Junon entre dans la boutique.

Oh ! nous en avons plus d’une ensemble... que nous traiterons à loisir : je viens donc vous engager à déjeuner demain matin avec moi, pour causer de ce qui vous intéresse.

DE LA FAUCHERIE.

Mais, tout de suite... Entrons chez moi, monsieur le comte.

LE COMTE.

Non ; demain. Je suis pressé aujourd’hui. Oh ! pour nous, les affaires passent avant tout : pour moi, elles ne viennent qu’après une chose que je leur préfère mille fois, le plaisir... Eh bien ! en ce moment, je n’ai pas une minute à perdre. Il faut que je retrouve une femme que j’aime et, qu’une insurmontable jalousie veut m’enlever... Oh ! c’est devenu chez moi une véritable passion ! Vous ne connaissez pas cela, vous, de La Faucherie ?

DE LA FAUCHERIE, souriant.

Vous croyez, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Eh ! sans doute... Occupé de gagner de l’argent, d’en entasser, vous n’avez pas le temps... mais moi, je n’eus jamais ni travail ni ambition. Ma fortune, mon éducation me laissaient libre et désœuvré, et il a bien fallu employer ma vie à quelque chose... J’ai cherché le plaisir, le bruit, l’amour frivole et inconstant... puis l’ennui des conquêtes faciles est venu avec un amour que chaque jour a fait naître, qui a grandi en même temps que la ravissante enfant, que l’innocente fille qui n’a jamais connu l’amour, qui n’a jamais connu le luxe et la liberté. Chez les autres, elle était dans la dépendance... seule, elle serait dans la misère... Mais j’aurai de l’or... et elle cèdera à cette nécessité de vivre qui nous donne tant de pauvres et charmantes jeunes filles.

DE LA FAUCHERIE.

Mais de qui perlez-vous donc, monsieur le comte ?

LE COMTE.

De Léna... de cette jeune fille que je cherche depuis hier, que je veux trouver...

DE LA FAUCHERIE.

Chez la marquise de Carrera, où elle est en ce moment ?

LE COMTE, joyeux.

Ah !

CHÉRUBIN, dans la coulisse.

Au secours ! au secours !

En ce moment, un grand mouvement se manifeste dans le marché ; tout le monde regarde en l’air du côté d’une maison qui est au fond.

CRIS CONFUS.

Regardez !... regardez !... Par ici !... Oui !... Un homme !... un singe !... Ohé ! oh !...

DE LA FAUCHERIE.

Mais qu’y a-t-il ?

LE COMTE.

Pourquoi ce bruit ?

Chérubin paraît au haut d’un tuyau de cheminée au fond ; il a la figure noircie.

MADAME MORICEAU.

Un homme qui sort par la cheminée du notaire.

ATALA.

C’est un ramoneur !

JUNON, qui est venue au bruit.

C’est un voleur !

CRIS CONFUS.

Au voleur ! au voleur !

CHÉRUBIN, d’en haut, le corps à moitié hors du tuyau.

Non !... ce n’est pas un voleur !... c’est un infortuné qui n’a que le tort de trop vous aimer, scélérates de femmes !...

LE COMTE.

Dieu me pardonne, c’est mon filleul !

On voit sortir de la fumée du tuyau.

CHÉRUBIN, poussant un cri.

Ah ! le gueux de mari !... Il me flambe !... je brûle... Au feu ! au feu !...

MADAME MORICEAU.

C’est le galant Chérubin !

ATALA.

Monsieur chérubin !

JUNON.

Le prince déguisé !

CHÉRUBIN, se démenant et criant.

Je vous dis que je brûle !... Au feu !... au feu !...

MADAME MORICEAU.

Les pompiers ! les pompiers !...

On aperçoit des pompiers dans le fond, et l’on est censé lancer de l’eau de la coulisse.

CHÉRUBIN.

Ah !... on me noie à présent !...

Il est censé descendre par une échelle qu’on a portée dans la coulisse.

LE COMTE, sur le devant.

À demain, La Faucherie.

DE LA FAUCHERIE.

À demain, monsieur le comte.

LE COMTE.

Chez la marquise de Carrera ! Léna est à moi !

Chérubin arrive en scène, roussi, trempé, noirci, les habits en désordre.

JUNON.

D’ousque vous sortez donc comme ça ?

LE COMTE, riant.

Le voilà bien accommodé !

CHÉRUBIN, apercevant le comte.

Ah ! mon parrain ! Pour une pauvre bonne fortune... que j’allais avoir... la première !...

MADAME MORICEAU.

Une bonne fortune !

ATALA.

Ah !...

CHÉRUBIN, au comte.

Vous savez bien, mon notaire ? Il avait un rendez-vous d’affaires... moi, j’avais profité de ça pour m’en procurer un autre... Je m’étais glissé adroitement dans la chambre de sa femme... Crac ! voilà qu’au moment où j’allais me jeter à ses pieds, on entend la voix du susdit... Pas d’autre porte que celle par où il vient... Je me sauve dans la cheminée... Je grimpe... Il paraît que l’imbécile de notaire avait froid... ces maris, c’est toujours gelé !... Il a l’indélicatesse d’allumer du feu !... Monstre de tabellion ! va !...

LE COMTE.

Mon filleul, tu n’es qu’un maladroit ; tu n’as que ce que tu mérites.

Il sort.

MADAME MORICEAU.

Ah ! vous en vouliez à sa femme, vous, qui m’en contiez à moi !

ATALA.

Lui qui voulait m’épouser !

JUNON.

Allez vous sécher, méchant paltoquet !

MADAME MORICEAU.

Il nous poursuivait toutes !... Faut le lapider !

FOULE DE FEMMES et DE GAMINS.

Oui, oui !... Aux trognons ! aux trognons !...

On se met à ramasser des trognons de choux et d’autres projectiles légumineux.

CHÉRUBIN.

Mon parrain ! mon parrain !... À mon secours !

On lapide Chérubin avec des trognons, des feuilles de choux, etc. Grand mouvement, grand bruit, grand tapage. La toile tombe.

 

 

ACTE III

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente un riche et vaste salon chez le comte de Tersan. À gauche, premier plan, une table, et ce qu’il faut pour écrire. Un canapé auprès de la table. Deux portes latérales. Porte au fond à deux battants. À droite, un fauteuil. Au fond, à droite, dans le pan coupé, une cheminée garnie de candélabres et pendule. Un feu vif. Deux chaises, au fond.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, assis sur le canapé, GERMAIN, entrant, un papier à la main

 

GERMAIN.

Rien, monsieur le comte !... Votre homme d’affaires n’a pu rien obtenir : on exige la signature de madame la comtesse.

LE COMTE.

Elle refusera !

GERMAIN.

Voici l’acte qu’on m’a dit de vous remettre : vous aurez aujourd’hui la somme que vous désirez si madame signe.

LE COMTE.

Diable !... la voici !... Sortez, Germain.

Le domestique sort, après avoir remis l’acte au comte, par la porte latérale.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, MADAME DE TERSAN

 

LE COMTE, à lui-même.

Il faut, à tout prix, que j’aie de l’argent aujourd’hui.

MADAME DE TERSAN, à part, dans le fond.

Il n’a rien dit du départ de Léna !... mais je crains toujours son humeur, ses reproches.

LE COMTE, d’un ton très doux.

Venez donc, Mathilde.

MADAME DE TERSAN, enchantée et s’approchant.

Édouard !...

LE COMTE, la regardant.

Comme vous êtes belle aujourd’hui !... Vous l’êtes toujours... mais cette parure vous sied à ravir.

MADAME DE TERSAN, s’asseyant près du comte, et d’un ton très affectueux.

Cela ne vous dérange pas que je reste ici quelques instants à causer avec vous ?

LE COMTE.

Comment donc ?... mais j’en suis heureux... car, moi aussi, j’ai quelque chose à vous dire.

MADAME DE TERSAN, très affectueuse.

Combien il y a de temps que nous n’avons été ainsi dans une douce intimité !

LE COMTE.

Ce n’est pas ma faute.

MADAME DE TERSAN.

Vous souvenez-vous, mon ami, de ces belles années passées en Suisse... où nous étions toujours ensemble ?... Mais, depuis, que de tristes jours, pendant lesquels vous m’avez laissée seule !

On voit que le comte commence à s’ennuyer, mais qu’il se contraint.

LE COMTE, à part.

Encore !...

Haut.

Ne sortez-vous pas ce matin avec Hélène.

MADAME DE TERSAN.

Oui.

D’un ton tendre.

Vous rappelez-vous, Édouard, comme nous étions heureux à cette époque où, partageant les mêmes goûts, les mêmes occupations...

LE COMTE.

J’ai froid !... Le feu s’éteint...

MADAME DE TERSAN, regardant.

Vous vous trompez... il est très vif !...

Tendrement.

Ne nous condamnons pas à l’isolement du cœur !... Quittons cette froide réserve qui jette la tristesse entre nous !... Soyez confiant avec moi... vous y trouverez de douces consolations !

LE COMTE.

Je n’ai pas de chagrin.

MADAME DE TERSAN.

Mais nous n’avons pas de bonheur !... Quand on s’aime, tout est charmant... La solitude est remplie de délices et le monde est plein de plaisirs... Au lieu que, dans une vie d’indifférence, rien n’est agréable !... Ainsi, moi, je trouve fatigant et ennuyeux le monde où je vais sans vous... Tout ce qui me plaisait autrefois m’attriste et me désole aujourd’hui ! Parfois, mon cœur est serré, et j’ai peine à retenir mes larmes.

LE COMTE, se levant.

Vous avez toujours eu l’esprit très exalté, Mathilde !

MADAME DE TERSAN, à elle-même, et toujours assise sur le canapé.

Mon Dieu ! donnez-moi de la force !...

LE COMTE.

Vous vivez trop dans la solitude ; cela ne vaut rien... on s’y crée des chimères...

MADAME DE TERSAN, à elle-même.

Mon Dieu ! donnez-moi la patience !...

LE COMTE.

Courez les fêtes, les spectacles !... Recevez !... et les distractions vous rendront votre gaîté.

MADAME DE TERSAN, à elle-même.

Mon Dieu ! donnez-moi donc plus de courage !... car ces froides et glaciales paroles me brisent le cœur !

LE COMTE, à part.

Contraignons-nous... puisqu’il le faut !...

MADAME DE TERSAN, se levant et allant à lui.

Non, vous n’avez pas l’idée de mes chagrins, de mes regrets... Vous ne savez pas ce que c’est que ces longues heures d’oisiveté et d’ennui, seule dans ces vastes appartements où vous ne venez plus !... Car vous cherchez, vous, au dehors, l’emploi de vos heures désœuvrées ! Vous avez des dissipations, des amusements !... Moi, je n’ai rien... que le souvenir de nos amours... finis peut-être pour jamais.

LE COMTE, faisant, de côté, un mouvement d’impatience qu’il réprime, et parlant très affectueusement.

Chassez ces idées, Mathilde, et soyez bonne pour moi comme vous l’avez toujours été !

MADAME DE TERSAN.

Ah ! je n’eus jamais qu’une pensée... vous !...

LE COMTE.

Vous me rendrez donc un service, ma belle Mathilde ?... J’ai besoin, pour quelques affaires, de votre signature au bas de ce papier.

MADAME DE TERSAN, allant à la table et prenant le papier.

Qu’est-ce donc encore ?

LE COMTE, souriant.

Encore est un mot de reproche.

MADAME DE TERSAN, doucement.

Oh ! le ciel m’est témoin, Édouard, que vous plaire et vous obéir en tout est mon bonheur... Mais nous avons une fille... une fille qu’il faut marier... et votre fortune...

Le comte fait un geste d’impatience.

Pardon !... votre fortune était immense... et, maintenant, des embarras... des dettes...

LE COMTE.

Signez, Mathilde, et ne vous inquiétez pas de ce qui ne regarde que moi.

MADAME DE TERSAN.

Mais, je l’avoue, je m’inquiète pour ma fille !... Il n’est pas possible que je dispose de ce qui assure son avenir.

LE COMTE, s’impatientant.

Et si je vous dis que je le veux ?...

MADAME DE TERSAN.

N’exigez pas... je vous en prie...

LE COMTE.

Allons, signez, madame !...

MADAME DE TERSAN.

Non !...

LE COMTE, lui prenant la main.

Signez donc !...

MADAME DE TERSAN.

Ah ! Édouard !...

GERMAIN, annonçant.

Monsieur de La Faucherie !

MADAME DE TERSAN, qui n’a pas signé, à part.

Ah ! c’est le ciel qui envoie quelqu’un !

 

 

Scène III

 

LE COMTE, MADAME DE TERSAN,DE LA FAUCHERIE

 

DE LA FAUCHERIE, saluant.

Je ne vous dérange pas ?

LE COMTE.

Non !... Je vous attendais : nous avons à parler d’affaires.

MADAME DE TERSAN.

Je me retire donc.

DE LA FAUCHERIE.

Ce ne sera pas, madame la comtesse, sans que je vous sollicite encore pour les pauvres. Cette fois, c’est un bazar que j’ai imaginé : de belles dames me donneront de petits ouvrages de leur façon et daigneront les vendre elles-mêmes. Du bien à faire... j’ai dû compter sur vous.

MADAME DE TERSAN.

Et vous avez raison !... Ma fille et moi, nous vous aiderons de notre mieux.

Elle s’approche du comte et lui dit à voix basse d’un ton très tendre.

Ne m’en veuillez pas !... Si j’aime tant Hélène, c’est qu’elle est votre fille.

Le comte ne lui répond rient elle attend un instant, et sort tristement par ta droite en le regardant avec regret.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, DE LA FAUCHERIE

 

LE COMTE.

Asseyez-vous, de La Faucherie, et causons sans perdre de temps.

DE LA FAUCHERIE, s’asseyant.

Soit, monsieur le comte... causons.

LE COMTE.

J’ai besoin d’une somme de cent mille francs, aujourd’hui même.

DE LA FAUCHERIE, souriant.

Ah ! ah !... Serait-ce trop indiscret que de deviner ?

LE COMTE.

Un voyage...

DE LA FAUCHERIE.

Avec la petite qu’on a retrouvée ?... Un caprice ?...

Le comte sourit.

Oh ! nous connaissons cela !... Non pas pour moi !... Un travail constant, un but à atteindre, tout a préservé ma vie de ces plaisirs qui remplissent les jours d’un homme comme vous, né avec beaucoup d’argent et beaucoup de temps à dépenser. Aussi, moi, tous mes vœux sont tournés vers le mariage, à présent que ma fortune me donne le droit de choisir.

LE COMTE, souriant.

Vous avez des millions, des millions !... Et ils s’augmentent chaque jour.

DE LA FAUCHERIE.

Je ne me plains pas ; j’ai du bonheur en affaires, et il ne tient qu’à vous que j’en aie un autre... bien plus doux.

LE COMTE, réfléchissant.

Oui... vous m’avez demandé la main de ma fille Hélène.

DE LA FAUCHERIE, riant.

C’est incroyable ce que l’on me propose de belles jeunes filles... même dans de riches familles !... Plus on a d’argent, et plus on en veut avoir !... Mais moi, je préfère une alliance honorable et une femme qui me plaît. Je n’ai aucune vue intéressée, car je n’ignore pas que votre fortune...

LE COMTE, riant.

Elle est un peu en désordre !... Mais j’ai encore de grandes propriétés, des terres considérables : je vous ai mené, il y a quelque temps, dans mes biens de Franche-Comté.

DE LA FAUCHERIE.

Oui.

LE COMTE.

Vous avez vu le château, les fermes, les bois ?

DE LA FAUCHERIE.

Je les ai vus.

LE COMTE.

Eh bien, mon cher de La Faucherie, j’ai encore deux propriétés comme celle-là ; elles m’appartiennent en propre, et sont tout à fait indépendantes de la fortune de ma femme.

DE LA FAUCHERIE.

Je vous en félicite.

LE COMTE.

J’entrerai donc brusquement en matière.

DE LA FAUCHERIE.

À merveille ! la rondeur me plaît.

LE COMTE.

Ces propriétés passent en valeur trois millions : il y a quelques petites hypothèques à payer... Peu de chose... Quelqu’un qui voudrait me donner cent mille francs aujourd’hui... et une rente viagère de soixante mille francs...

DE LA FAUCHERIE.

Il faudrait que ce quelqu’un devint votre gendre.

LE COMTE.

Je l’entends bien ainsi !... Les terres rapportent cent mille livres de rente... Ma fille aurait donc encore une belle dot.

DE LA FAUCHERIE.

Mais il y a des hypothèques... des avances...

Il s’est levé et dit à part.

Une rente viagère... Il est usé par les plaisirs... et en aidant un peu...

LE COMTE, à part.

Il hésite !...

DE LA FAUCHERIE.

Monsieur le comte, j’accepte l’honneur que vous daignez me faire en m’accordant la main de mademoiselle Hélène !... Je ne vois que cela, je ne veux voir que cela !... Dans une heure, vous aurez les cent mille francs... et vous me permettez ensuite de presser de tous mes vœux, de tous mes efforts, l’instant qui m’unira à votre famille.

LE COMTE.

Ainsi, c’est convenu ?

DE LA FAUCHERIE.

Je vais faire dresser l’acte de vente, et nous le signerons aujourd’hui même.

LE COMTE.

J’y puis compter ?

DE LA FAUCHERIE.

Vous avez ma parole.

LE COMTE.

Et je vous donne la mienne.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Enfin !...

Haut.

Je vous quitte, monsieur le comte, pour revenir plus tôt !... Vous devez comprendre mon impatience.

Il sort par le fond.

LE COMTE, seul, s’asseyant sur le canapé.

Ma foi, la mienne n’est pas moindre.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, MADAME DE TERSAN, entr’ouvrant une porte latérale et s’avançant

 

MADAME DE TERSAN.

Il est parti !... Ah ! j’attendais avec impatience que vous fussiez seul ; je guettais le moment du départ de M. de La Faucherie.

LE COMTE, très froid et écrivant.

Pourquoi cela ?

MADAME DE TERSAN.

Je m’étais retirée triste et le cœur désolé, car pour la première fois je vous avais refusé ce que vous demandiez. Ah ! il fallait bien que ce fût pour ma fille !... Mais, malgré cela, j’ai eu tort.

LE COMTE, d’un ton froid et ironique.

Vous le reconnaissez ?... C’est heureux !

MADAME DE TERSAN.

Pardonnez ! Car je viens pour le réparer, ce tort.

LE COMTE, très dédaigneux.

Comment ?

MADAME DE TERSAN, très tendrement.

Mon ami, disposez de tout ! de ma fortune, comme de ma vie !... Tout est à vous !... Pour vous satisfaire, voyons, je vais signer à l’instant.

LE COMTE, très froid.

Il est trop tard.

MADAME DE TERSAN.

Trop tard ?... Vous avez donc trouvé ce que vous désiriez ?... Un autre plus heureux ?...

LE COMTE.

Que vous importe ? Gardez votre fortune !... Cela doit vous suffire.

MADAME DE TERSAN.

Comme vous êtes dur, froid, glacé !... Si vous  saviez pourtant combien il m’en coûtait au moment où j’ai eu le courage de vous refuser... comme il me fallait penser à mon devoir envers ma fille, notre Hélène... que nous devons rendre heureuse !

LE COMTE, se levant.

Croyez-vous donc que j’oublie son avenir, et que je n’aie pas songé aussi à l’assurer ?

MADAME DE TERSAN.

Ah ! quel bonheur !... Je crois que nous pouvons décider quelque chose à présent, quoiqu’elle soit bien jeune ; mais nous aussi, jadis, nous nous sommes mariés jeunes ; elle aime... elle est aimée ?

LE COMTE, brusquement.

Qu’est-ce que vous dites là ?

MADAME DE TERSAN.

C’est un si grand bien que de se plaire dans le mariage !... Et j’ai vu avec joie son cœur se prendre au choix que nous avions fait depuis longtemps.

LE COMTE.

Quel choix ?

MADAME DE TERSAN, étonnée.

Eh bien ! le fils de mon ancienne amie, M. Ernest de Merville ! Nous en avons parlé si souvent, et dès leur enfance.

LE COMTE.

Allons donc, une niaiserie ! un enfantillage ! M. de Merville n’a point de fortune, et j’ai besoin d’un gendre riche, très riche.

MADAME DE TERSAN.

Mais ce n’est pas possible !... Elle, épouser quelqu’un qu’elle n’aimerait pas ! renoncer à celui qui lui est cher !... Cela ne se peut pas.

LE COMTE.

Folie que tout cela ! Ce n’est pas l’amour qui règle les mariages.

MADAME DE TERSAN.

Pouvez-vous parler ainsi ?

LE COMTE.

D’ailleurs, c’est une affaire conclue ; j’ai donné ma parole. Hélène épousera M. de La Faucherie.

MADAME DE TERSAN.

Lui ?... Mais son âge... celui d’Hélène ?

LE COMTE.

Il n’y a pas de fille de quinze ans qu’on ne donne volontiers à un millionnaire de cinquante.

Il se prépare à s’éloigner.

MADAME DE TERSAN.

Au nom du ciel, écoutez-moi !

LE COMTE.

Vous direz à Hélène que telle est ma volonté et qu’elle doit se disposer à m’obéir avant peu.

Comme il va pour sortir, madame de Tersan le retient.

MADAME DE TERSAN, très vivement.

Oh ! je vous en supplie, monsieur le comte, écoutez-moi !... Vous ne pouviez pas promettre ainsi la main de ma fille sans me consulter, et lorsqu’elle est promise à un autre !... Puis, cette enfant, jeune et charmante, qui a toutes les idées, tous les sentiments purs et joyeux de la première jeunesse, la donner à cet homme qui touche au déclin de l’âge ! Mais c’est un crime !...

LE COMTE, haussant les épaules.

Des idées romanesques !...

MADAME DE TERSAN.

Et si elle est malheureuse ?... si elle souffre ?... si elle maudit la vie que nous lui avons donnée ?

Changeant de ton.

Ou, pis encore, si elle devient coupable ?... Si l’amour qu’elle a pour un autre... Oh ! je vous en conjure, mon ami, mon cher Édouard... au nom de notre bonheur passé... au nom de mes douleurs, de mes larmes, de mes regrets... laissez-vous toucher !...

LE COMTE, avec emportement.

Vous savez bien que je déteste les scènes, et que je prétends qu’on fasse ma volonté !... Laissez-moi, madame !... Je m’éloigne pour quelque temps.

Fausse sortie.

MADAME DE TERSAN.

Vous partez ?...

LE COMTE.

Un court voyage !... Il vous donnera le temps de préparer Hélène et de vous disposer vous-même... car, le jour de mon retour, on signera le contrat d’Hélène avec M. de La Faucherie.

MADAME DE TERSAN.

Oh !... je vous en supplie encore une fois !...

Elle veut le retenir ; il la repousse.

LE COMTE, avec dureté.

Voulez-vous donc me tourmenter en tout ? Cela devient insupportable !...

MADAME DE TERSAN, se plaçant devant la porte.

Non !... vous ne sortirez pas que vous ne m’ayez accordé la seule grâce que je vous aie jamais demandée avec des prières et des larmes !... Édouard, je vous abandonne mon bonheur, à moi !... Faites tout ce que vous voudrez, je ne me plaindrai pas !... Plus de reproches !... plus de soupçons !... mais, au nom du ciel, le bonheur d’Hélène !... le bonheur de notre enfant !

LE COMTE.

Elle m’obéira !... et vous aussi !...

Il l’écarte rudement, et sort par le fond.

MADAME DE TERSAN.

Ô mon Dieu !

 

 

Scène VI

 

MADAME DE TERSAN, HÉLÈNE, entrant par une porte latérale, allant à sa mère

 

HÉLÈNE.

Eh bien ! ma mère ?

MADAME DE TERSAN, pleurant et lui ouvrant ses bras.

Rien ! je n’ai rien pu obtenir !... M. de Tersan a promis la main.

HÉLÈNE.

Ciel !...

MADAME DE TERSAN.

J’ai prié, j’ai supplié, j’ai même essayé de résister avec force.

HÉLÈNE.

Oh ! ma mère !

MADAME DE TERSAN.

Mon Dieu ! ma fille sera donc éternellement malheureuse ! Mais ne m’accuse pas, Hélène ! Va, j’ai parlé... parlé comme une mère qui défend le bonheur de son enfant, et si tu savais...

HÉLÈNE.

Pardon, ma mère ! pardon ! je vous ai exposée à des fureurs...

MADAME DE TERSAN.

Tais-toi !

HÉLÈNE.

J’obéirai, ma mère ! j’épouserai celui que mon père a choisi... Vous avez déjà trop souffert !

MADAME DE TERSAN.

Silence !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Ernest de Merville.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE TERSAN, HÉLÈNE, DE MERVILLE

 

Elles se sont tournées de l’autre côté au moment où il paraît ; il reste debout, un peu éloigné, un bouquet à la main ; il a l’air inquiet et craintif : moment de silence.

HÉLÈNE, bas, à sa mère.

Il venait avec l’espérance...

DE MERVILLE.

C’est aujourd’hui jour de fête.

Mouvement des deux femmes.

Et ce bouquet...

Hélène tend la main, prend le bouquet, et se détourne en pleurant.

Ô ciel !... Vos larmes m’apprennent tout ! Votre père a été inflexible !... Mon Dieu, M. de Tersan ne sait donc pas combien je vous aime ?

MADAME DE TERSAN.

Oh !...je le lui ai dit.

DE MERVILLE.

Mais il ne sait peut-être pas que le cœur...

MADAME DE TERSAN.

Il sait qu’Hélène vous aime.

DE MERVILLE.

Si j’essayais de le fléchir ?...

HÉLÈNE, debout près du canapé, l’arrêtant.

Non, non !... Si vous saviez...

DE MERVILLE.

Quoi ?

MADAME DE TERSAN, bas, à Hélène.

Ne parle pas de ses violences.

HÉLÈNE, avec dignité et tendresse.

Monsieur de Merville, décidée à remplir un devoir cruel, je veux pour la dernière fois de ma vie laisser parler mon cœur !... Oui, je vous aimais et je me serais trouvée heureuse avec vous, non seulement dans une existence modeste, mais dans la plus grande pauvreté. Les privations, le travail, m’eussent paru le bonheur à vos côtés, et je vois avec dégoût le luxe que je vais acquérir en liant mon sort à celui d’un autre.

DE MERVILLE.

Hélène, ne pouvez-vous résister ?

HÉLÈNE.

Non !

Elle montre sa mère.

Je ne puis pas tout dire ; mais, après ce que mon cœur vient d’avouer, vous devez comprendre quelle puissance ont sur moi les raisons qui me décident.

DE MERVILLE.

Vous avez donc au monde quelque chose de plus cher que notre amour ?

HÉLÈNE, très émue.

Vous m’accusez ?... Ah, je suis trop faible pour supporter vos reproches !... Ménagez-moi !...

À mi-voix.

Tout ce que je puis faire, c’est de vous aimer, d’obéir à mon père et de mourir.

MADAME DE TERSAN.

Ma fille, reprends de la force.

DE MERVILLE.

Ainsi, il ne me restera plus qu’a quitter Paris et la France ?

Madame de Tersan est assise sur le canapé et suit des yeux l’émotion d’Hélène.

HÉLÈNE.

Au nom de notre amour, monsieur de Merville, ne quittez pour moi ni votre pays, ni votre famille ! Que je n’aie pas de reproches à me faire ! Restez au milieu de ceux qui vous aiment, et gardez un doux souvenir de celle qui vous fut chère !... Maintenant, adieu ! Un jour... plus tard... dans quelques années... une innocente amitié...

Mouvement de de Merville.

Oh ! je vous brise le cœur, je le sens bien au mien... Ernest, pardonnez, et, dans cette dernière entrevue, laissez-moi vous demander de mêler aux chagrins de ce jour et à notre cruelle séparation, le souvenir d’une bonne action. Jadis ensemble, dans nos jours d’espérance, nous avions eu un projet, c’était de penser aux malheureux et de nous occuper tous deux du soin d’adoucir et de soulager quelques souffrances. Eh bien, j’avais, dans cette pensée, gardé une partie de l’argent destiné à ma toilette, chargez-vous-en.

Elle lui remet une bourse.

Allez voir la pauvre madame Pierre, voyez la vieille Marguerite et les malheureux Durand ; lâchez de racheter leur fils. Distribuez encore aux plus pauvres...

Elle pleure.

Allez seul où nous devions aller ensemble !... Ce sera triste, mais ce ne sera pas sans consolation...

Elle fait effort pour retenir ses larmes.

Vous direz à ces bonnes gens de prier Dieu pour qu’il nous donne du courage !... ce serait trop de demander du bonheur... il n’y en a plus dans ce monde, ni pour vous, ni pour moi !... Adieu !...

Elle se jette dans les bras de sa mère.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Pierre.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE TERSAN, HÉLÈNE, DE MERVILLE, PIERRE

 

PIERRE, entrant agité.

Elle doit être ici !... Pardon, madame la comtesse !... Pardon, mademoiselle !... mais je suis si troublé !...

MADAME DE TERSAN.

Qu’avez-vous, Pierre ?

PIERRE, parlant vivement.

Mademoiselle Léna est ici, n’est-ce pas, madame ?

MADAME DE TERSAN.

Léna ?

HÉLÈNE.

Ici ?... Comment ?... Vous aurais-je prié d’aller lui porter votre travail ?...

Elle se tourne vers sa mère.

M. Pierre a fait pour chacun de nous une petite statuette, et je lui avais donné une lettre pour Léna, afin qu’il pût lui remettre à elle-même celle qu’il lui destinait.

MADAME DE TERSAN, à Pierre.

Eh bien ?

PIERRE.

Eh bien ! je suis allé chez cette marquise de Carrera, mais on m’a dit que mademoiselle Léna n’était plus chez cette dame.

MADAME DE TERSAN, à Pierre.

Est-ce possible ?

PIERRE.

Et comme j’insistais, en répétant que je venais de votre part, on m’a répondu que ça ne se pouvait pas ; que depuis hier mademoiselle Léna devait être avec vous, puisqu’une voiture était venue la prendre au nom et par les ordres de madame la comtesse de Tersan.

MADAME DE TERSAN.

Ô ciel !...

À part.

Je devine !... C’est le comte.

HÉLÈNE.

Mais vous ne l’avez pas envoyée chercher, n’est-ce pas, maman ?

MADAME DE TERSAN.

Non !...

À part.

Ah ! je saurai tout !...

Elle sonne, un domestique entre.

Ma voiture ! à l’instant !...

PIERRE.

C’est quelque piège infâme !... mais je découvrirai !... Il faut courir... s’informer...

DE MERVILLE.

Si je puis vous aider dans vos recherches...

MADAME DE TERSAN, vivement.

Non !... arrêtez !... pas d’éclat !... pas de bruit !... C’est moi que cela regarde !... moi seule, entendez-vous !...

PIERRE.

Cependant, madame la comtesse...

MADAME DE TERSAN.

Pierre, laissez-moi agir !...

À elle-même.

Oh !... j’ai le pressentiment d’un affreux malheur !... Je tremble !... Cette absence qu’il m’a annoncée... Oui... c’est cela !... Oh !... je saurai où il l’a conduite !... Mais elle... est-elle complice ? est-elle victime ?...

LE DOMESTIQUE, rentrant.

Les chevaux de madame la comtesse.

MADAME DE TERSAN.

Bien !... Monsieur de Merville, donnez-moi la main jusqu’à ma voiture... et adieu !... Pierre, pas de démarches !... pas d’esclandre !... À bientôt, Hélène !... à bientôt !... Partons ! partons !...

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente un tout petit salon, ou kiosque, rempli de fleurs, comme une serre très ornée. Portes latérales. Il y a, au fond, une glace sans tain. Un élégant sofa est devant la glace. Au lever du rideau, une musique très douce continue ; Léna est assise sur le devant, et rêveuse ; près d’elle, est un petit guéridon, sur lequel sont des papiers.

 

 

Scène première

 

LÉNA, seule

 

Elle tient un papier et un crayon ; elle écrit quelques mots en prononçant haut les mots qu’elle écrit.

« Aimer ! Être aimée !... Se dire qu’on est tout le bonheur, toute la joie de quelqu’un qu’on aime ! »

Elle cesse d’écrire.

Ces idées, cette musique, ces fleurs, leur parfum qui m’enivre...

Avec un peu d’exaltation.

ces deux jours de solitude, tout ici produit sur moi une impression que je ne puis définir !... que je n’avais jamais éprouvée ! C’est singulier !... ma pensée s’exalte... mon cœur s’attendrit... comme il n’avait jamais fait, depuis seize ans que j’existe !... Oui... j’ai seize ans... Que la vie est pleine de bonheur !...

Elle est vêtue d’une robe blanche.

Ah !...je respire avec joie !... Hélène, où es-tu ? Madame de Tersan, venez donc !... On m’avait dit que j’allais vous revoir ici... dans cette maison de campagne charmante, où vous alliez venir !... Oh ! ne tardez pas !... Nous y serions ensemble, loin du monde, pour me consoler de cette séparation qui n’était qu’une épreuve... Mais cette épreuve, oh ! elle était cruelle ! Être au milieu de gens qu’on ne connaît pas... qui ne vous aiment pas... ça fait mal... ça fait froid !...

Changeant de ton.

Il y en a pourtant qui sont comme cela, sans famille, sans amis... qui travaillent chez les autres tant que le jour dure, et rentrent tout seuls !... comme Pierre me le disait un jour si tristement !... Pauvre Pierre !... Ah ! j’ai bien pensé à lui tous ces jours-ci !... J’ai bien compris ce qu’il devait souffrir !... Si au moins je lui avais dit : « Vous avez une amie !... » Mais non... je n’ai pas osé !... Et il se répète encore qu’il n’a personnel... Et c’est si triste !... Au lieu qu’être aimée...

Elle reprend son papier et y lit.

« Se dire qu’on est toute la joie de quelqu’un qu’on aime !... » Que ce doit être doux !

Elle reste rêveuse.

 

 

Scène II

 

LÉNA, LE COMTE

 

LE COMTE, entrant par la porte à gauche et s’arrêtant.

La voilà !...

Il la contemple de loin sans qu’elle le voie.

Qu’elle est ravissante !

Il s’avance.

LÉNA, sortant de sa rêverie, au bruit.

Ah !...

LE COMTE.

Ne craignez rien !

LÉNA, elle s’est levée et s’avance vers lui.

Monsieur le comte !

Elle a l’air de chercher des yeux des personnes qui doivent le suivre.

Seul ?

LE COMTE, d’un ton très doux et très tendre.

Je veux vous parler, ma belle Léna !... Oui, il faut que je vous parle avant...

LÉNA, inquiète.

Avant ?... Avant que je revoie ces dames ? Ne viennent-elles pas avec vous ?... Je les attends depuis deux jours !... Oui, je suis seule ici.

LE COMTE.

N’y êtes-vous pas bien ?... Cette demeure... vous y étiez déjà venue.

LÉNA.

Oui, avec Hélène... Enfants toutes deux... oh ! je ne l’ai pas oublié !

LE COMTE.

Eh bien, je l’ai embellie, cette retraite !... J’espérais qu’elle vous plairait mieux ainsi !... J’ai pensé que vous pourriez y être heureuse.

LÉNA, très gaie et très naïve.

Oh ! que vous avez bien pensé ! C’est pour moi un enchantement ! D’abord, j’ai couru dans le parc ; puis, quand je suis entrée ici, dans ce salon, que je me suis vue au milieu de ces fleurs, de ces meubles... j’étais si troublée ! Je les regardais... je les touchais... j’admirais tout... Enfin, si vous saviez... j’ai pleuré de joie.

LE COMTE, très tendre et lui prenant la main.

Charmante enfant !... Je suis bien heureux de cette joie !... Oh ! vous êtes faite, Léna, pour la vie élégante et gracieuse, pour le luxe et les plaisirs !... Vous les aurez toujours autour de vous... Je devinerai vos goûts, je préviendrai vos désirs... Oui, votre bonheur sera mon seul bonheur à moi !...

Il se place en face d’elle.

Que je vous regarde !... Que je vous admire !... Ah ! ces fleurs qui vous semblent si brillantes n’ont pas l’éclat de vos fraîches couleurs... surtout en ce moment, où vos beaux yeux s’animent sous mes regards !

LÉNA, embarrassée et baissant les yeux.

Mais... monsieur le comte...

LE COMTE, souriant et amoureux.

Oui ! vous rougissez ?...

Elle veut se détourner.

Ah ! ne vous détournez pas... que je vous voie !... Je ne vous avais jamais vue rougir, Léna !... Que vous êtes belle !...

Il quitte ses mains, elle s’éloigne.

Qu’avez-vous donc ? Restez !

LÉNA, embarrassée, regardant autour d’elle et balbutiant.

Ces dames... ne vont-elles pas venir ?...

LE COMTE, sans l’écouter.

Vous ne savez pas, Léna ?... Jadis, je disais comme don Juan : Tout le plaisir de l’amour est dans le changement... Une femme nouvelle fait bien vite oublier celle qui plaisait.

LÉNA, étonnée et reculant.

Que dites-vous ?

LE COMTE, avec passion.

Oh ! non ! non !... je ne dis plus cela !... Une seule qu’on aime avec passion, avec délire.

Il se rapproche, voit qu’elle commence à s’effrayer, et reprend d’un ton plus calme.

Ne vous effrayez pas !...

LÉNA.

En effet... que puis-je craindre ?

LE COMTE, la ramenant, la fait asseoir sur le sofa et s’assied près d’elle.

Oui... écoutez-moi !... car il faut bien maintenant, Léna, que vous connaissiez ce que l’âme peut éprouver !... Que vous sachiez que parfois notre pensée s’attache malgré nous à un être charmant qui l’occupe tout entière... que le bonheur alors n’est plus qu’en sa présence !...

À part.

Cette voix... j’ai cru la reconnaître... Il faut que je m’assure...

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

LÉNA, seule, troublée et surprise

 

Qu’avait-il donc ?...

Elle passe sa main sur son front.

Il me semble qu’un rêve... incompréhensible... obscurcit ma pensée !... qu’un mystère règne ici !... qu’un danger m’environne !... Ah !...

 

 

Scène IV

 

LÉNA, MADAME DE TERSAN, entrant vivement par une porte latérale opposée à celle par où le comte est sorti, elle s’arrête et regarde

 

MADAME DE TERSAN.

Seule !

LÉNA, l’apercevant, et avec joie.

Madame...

Madame de Tersan en colère, par son geste et par son ton, l’empêche de suivre son premier mouvement et l’arrête.

MADAME DE TERSAN.

N’approchez pas !

LÉNA, étonnée.

Comment ?...

MADAME DE TERSAN.

Vous me trompiez !

LÉNA.

Moi ?

MADAME DE TERSAN.

Vous m’aviez menti !

LÉNA.

Jamais !

MADAME DE TERSAN.

Me direz-vous enfin la vérité ?

Léna la regarde, surprise et effrayée, mais garde le silence.

Vous ne répondez pas ?... Il faudra bien pourtant que je sache tout !...

Elle regarde autour de la chambre.

Personne !...

Elle voit le papier sur lequel Léna a écrit.

Ah !... ce papier peut-être ?...

LÉNA, faisant un mouvement.

Ce papier...

MADAME DE TERSAN.

Écrit par vous !

LÉNA.

Oh ! rien !... des rêves !...

MADAME DE TERSAN, lisant.

« Être aimée !... Etre toute la joie de ce qu’on aime !... »

Elle parle avec colère.

Oui !... des rêves d’amour... dont il est l’objet !...

LÉNA.

Qui donc ?

MADAME DE TERSAN.

Vous l’aimez ?... vous !... Oh ! c’est affreux !

LÉNA.

Quoi ! l’on pourrait me faire un crime de quelques mots écrits au hasard ?...Oh ! ce n’est pas possible !

MADAME DE TERSAN.

Eh ! qu’importent en effet les écrits ? La preuve n’est-elle pas dans votre séjour ici ?

LÉNA, surprise.

Ici ?...

MADAME DE TERSAN.

Chez lui !... seule avec lui !

LÉNA.

Avec qui ? chez qui ?... Que croyez-vous donc ?

MADAME DE TERSAN.

De qui puis-je parler, si ce n’est du comte de Tersan ?

LÉNA, reculant avec effroi.

Le comte !

MADAME DE TERSAN.

Mon mari !

LÉNA.

Ah !... vous m’épouvantez !

MADAME DE TERSAN, avec emportement.

Il vous a fait partager son amour ! Cet amour que je devinais, que je voyais, qui me torturait le cœur... toute cette passion de son âme ardente, qui fut mon bonheur et ma vie, elle est à vous pour mon malheur et pour mon désespoir.

LÉNA, avec douleur.

Ah ! quand je disais que vous m’épouvantiez, c’est que, pour la première fois, une pareille idée effrayait mon esprit !... c’est qu’elle me révèle... Mais non ! non !... Est-ce que c’est possible ?

MADAME DE TERSAN, avec colère.

Qui donc vous a enlevée secrètement de la maison où vous étiez ?... qui a paré cette retraite ? vous y a conduite... suivie ? Qui donc était là, tout à l’heure, près de vous, vous parlant d’amour, vous tenant dans ses bras ?

Vif mouvement de Léna.

Là !... ici !... dans cette maison !... Ah ! c’est plus cruel encore que ce soit ici !... car c’est dans cette maison que, jeune femme de seize ans, je vins, le jour même de mon mariage, en sortant de l’autel, où je venais de promettre devant Dieu de n’avoir pas d’autre bonheur que mon amour pour M. de Tersan !... Ah ! j’ai bien tenu mon serment, moi ! Je l’ai aimé au-delà de tout ce qu’on peut imaginer !... Et quand j’ai douté de son amour, que de jours, que de nuits j’ai passés à regretter, à pleurer mon unique bonheur sur la terre ! Que d’efforts pour le retrouver ! que de larmes ! de sacrifices !... et pourtant je pouvais douter encore !... Ah ! si parfois déjà j’ai souffert, soupçonné, pleuré, ce n’était pas ainsi, là, sous mes yeux, chez moi, qu’il me trompait !... avec l’enfant que j’ai recueillie, soignée, aimée comme une fille ! Oh ! c’en est trop !... c’est le coup de la mort !

LÉNA, tombant à genoux devant elle.

Tuez-moi, madame !

MADAME DE TERSAN, reculant étonnée.

Ah !...

LÉNA, très vivement.

Ou que je meure à vos pieds de mes regrets et de ma douleur !... Oh ! je n’avais rien vu, rien compris !... ni votre malheur, ni ma honte !... Que ce moment qui m’apprend tout soit aussi le dernier de ma vie !

MADAME DE TERSAN.

Est-ce l’accent de la vérité ?

LÉNA.

N’en doutez pas, madame !... Moi, je vous tromperais !... moi qui vous dois tout !... moi que vous avez traitée comme votre enfant !... Mais ne le disiez-vous pas ?... vous m’avez élevée, instruite !... Bien plus... oh ! moi je n’ai rien oublié !... un jour j’étais malade, mourante...

Elle s’attendrit.

vous me teniez dans vos bras, vous pleuriez... Oui, je vous ai vue pleurer ! une larme est tombée sur mon front !... Ah ! je l’ai vue... je l’ai sentie ! Et vous qui pleuriez sur moi, je vous aurais trompée, trahie !... Je vous aurais ôté votre joie, votre bonheur !... l’amour, le saint amour qui vous appartient à jamais !... Je vous aurais rendue malheureuse et désespérée !... Ah ! un pareil crime est impossible ! vous ne le croyez pas !... vous ne pouvez pas le croire...

MADAME DE TERSAN.

Elle n’est point coupable !

LÉNA, très vivement.

Mais lui ? Comment peut-il vous tromper ? vous déchirer le cœur, à vous si noble, si loyale et si belle ? pourquoi veut-il ainsi me perdre et me déshonorer ?...

Avec force.

Et le monde ne se lèvera pas pour lui dire : Vous êtes un homme sans honneur et sans foi !... Pourtant, si vous l’aviez trompé, vous !...

MADAME DE TERSAN.

Je serais perdue !

LÉNA, avec exaltation.

Ah !... le jour qui m’éclaire à la fin ne me verra ni hésiter, ni rougir !... Adieu à ce monde de plaisirs et de mensonges ! Adieu à ce luxe qui m’enivrait ! à ces espérances de bonheur que j’avais formées ! à ces amitiés qui étaient ma vie !

À madame de Tersan en pleurant.

Adieu surtout à vous, la tendresse de mon âme, et que j’ai désolée !... vous qui me maudissez !... dont remporte la haine... pour mon désespoir éternel... Car c’est pour moi le plus grand des malheurs...

Avec angoisse et désespoir.

C’est comme un enfant qui serait maudit par sa mère.

MADAME DE TERSAN.

Nous séparer, Léna, quand tu es innocente, quand je t’ai injustement accusée... oh ! non, non, viens dans mes bras, mon enfant.

Elle l’embrasse.

Car tu es aussi mon enfant, ma seconde fille... tu ne me quitteras pas, tu ne me quitteras jamais !

LÉNA.

Ah ! je respire !... j’ai tant souffert de votre douleur, je suis bien heureuse...

Vif mouvement où elle s’arrache des bras de madame de Tersan.

Mais rester ici ! Non, non ! c’est impossible ! Je le reverrais, il serait là... encore, toujours !... Ah ! je ne pourrais pas supporter sa présence sans rougir... sans trembler... Je penserais à ma honte... à vos soupçons... à votre douleur... et lui... Ah ! il va venir. Adieu, madame, adieu pour toujours !

MADAME DE TERSAN.

Léna, reste, je t’en prie.

LÉNA.

Rester ici, auprès de lui ! Non, non, jamais... Laissez-moi, laissez-moi !

Elle sort violemment par la droite.

 

 

Scène V

 

MADAME DE TERSAN, seule, la rappelant

 

Léna !... Léna !... Elle est partie !...

Elle s’arrête.

Partie !... Il ne pourra plus la voir ! Il ne la reverra jamais !... Mais que dira-t-il ? Ah ! du moins, il ne pourra plus me tromper !

Elle va s’asseoir sur le sofa.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE TERSAN, LE COMTE

 

LE COMTE, entrant, avec joie et amour.

Non !... personne !... Nous sommes seuls, ma bien-aimée !

En disant cela, il s’est approché du sofa. Madame de Tersan reste assise. Il se trouve face à face avec elle, recule, n’achève pas sa phrase et pousse un cri de surprise.

Vous ici !

MADAME DE TERSAN.

Oui, c’est moi !

LE COMTE.

Ici !...

MADAME DE TERSAN.

Ah ! vous ne vous attendriez pas à m’y voir !...

LE COMTE.

Mais...

MADAME DE TERSAN.

Vous êtes étonné, n’est-ce pas ?

LE COMTE, essayant de se remettre.

Pourquoi donc ?

MADAME DE TERSAN.

Vous cachez mal votre surprise et votre embarras !

LE COMTE.

Moi ?... Mais non !... Vous étiez bien libre de venir... et si quelque chose m’étonne, c’est votre trouble ?... Qu’avez-vous ?... et... que venez-vous faire ?

MADAME DE TERSAN, avec emportement.

Ce que je viens faire ?... Vous me le demandez !... Ne le savez-vous pas ? Ne le voyez-vous pas ?...

LE COMTE.

Je vois une étrange émotion.

MADAME DE TERSAN.

Ce que je viens faire ?... Mais cette émotion vous l’a dit !... Je viens me convaincre de votre inconstance, de votre infidélité ! Je viens vous surprendre avec celle que vous aimez !

LE COMTE.

Vous avez osé !...

MADAME DE TERSAN.

Ah ! vous me disiez que de folles idées égaraient mon esprit ; que j’étais injuste, insensée !...

Elle se lève.

Et cependant j’avais raison ! Votre oubli, votre abandon, votre amour pour une autre... tout était vrai !

LE COMTE.

Arrêtez !...

MADAME DE TERSAN.

Mais vous n’avez donc pas l’idée de ce que j’ai pu éprouver, puisque, pendant que je souffrais, que je pleurais, vous étiez heureux et triomphant près d’une autre femme... vous moquant de mon amour et de mes regrets !... Ah ! que de fois ne m’avez-vous pas trompée ainsi !... Mais aujourd’hui c’est mille fois plus affreux !... Cette femme, vous l’avez prise à mes côtés, sous mes yeux !... Puis, quand j’ai voulu l’éloigner, quand j’ai voulu échapper à cet horrible supplice de tous les instants, vous avez eu le courage d’aller la chercher, de l’entrainer avec un mensonge, et de l’amener ici... dans ma maison... chez moi !... Oh ! c’est infâme !

LE COMTE, avec colère.

Madame !

MADAME DE TERSAN.

Oui, c’est infâme ! car vous avez choisi le lieu où nous nous étions promis et donné un amour... qui devait être éternel... pour m’y tromper !... pour m’y trahir !... Ah ! si votre femme eût fait cela, quels mots cruels, quels cris de vengeance n’auriez-vous pas fait entendre !... Mais c’est moi que vous trahissez, et vous croyez que c’est tout simple !... Oh ! non, non ! Ce mal horrible, cette souffrance inouïe à la femme qui vous a tant aimé, qui a donné toute son âme, toute sa vie, tous ses instants à votre bonheur, c’est un crime !... et vous êtes le plus cruel et le plus méchant de tous les hommes !

LE COMTE.

Votre jalousie vous égare !...

MADAME DE TERSAN.

Non, non !... Et cet affreux supplice, je ne le supporterai pas !... C’en est trop !... Tous les liens qui existaient entre nous, tous ces liens qui me furent si chers, mon cœur les brise comme le vôtre les a brisés !... Oui, je vous aurai parlé pour la dernière fois ! Désormais vous n’êtes plus rien pour moi !... Vous ne méritez pas l’amour insensé que j’ai eu pour vous, et qui est fini sans retour !... Je ne vous aime plus !... Je ne veux plus vous revoir !

LE COMTE.

Comment !

MADAME DE TERSAN.

Je sortirai de la maison où l’on m’outrage !...

LE COMTE.

Où irez-vous ?

MADAME DE TERSAN.

Je ne sais... Demander justice !

LE COMTE.

À qui ? Pourquoi ?... Croyez-vous donc que je laisserai votre folle jalousie éclater en public et nous rendre la fable du monde ?... Ah ! vous garderez pour vous le secret de votre folie !... Vous resterez à côté de moi, chez moi !... J’y reste bien, moi qui ne vous...

MADAME DE TERSAN.

Oh !...

 

 

Scène VII

 

MADAME DE TERSAN, LE COMTE, GERMAIN

 

GERMAIN.

Monsieur le comte...

Il s’arrête en voyant madame de Tersan.

LE COMTE.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? Parlez !... je vous l’ordonne.

GERMAIN.

Monsieur le comte sait sans doute que mademoiselle Léna...

Vif mouvement de tous deux.

LE COMTE.

Achevez !

GERMAIN.

Est sortie seule, à pied, égarée et tout en larmes.

LE COMTE.

Ah !...

Il fait un geste qui ordonne au domestique de sortir.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE TERSAN, LE COMTE

 

LE COMTE, avec fureur.

Vous avez osé chasser encore cette jeune fille ?

MADAME DE TERSAN.

Que vous aimez ?

LE COMTE, hors de lui.

Eh bien ! oui, je l’aime, cette enfant que vous avez éloignée, chassée ! Je la défendrai contre vous !... Je lui rendrai un asile, un appui !

MADAME DE TERSAN.

Ô mon Dieu ! il ose me dire qu’il l’aime... qu’il la protègera... qu’il la défendra contre moi... qu’il la ramènera chez lui... chez moi !...

LE COMTE.

Vous n’y serez plus !... Ah ! vous vouliez quitter la maison ?... Eh bien, c’est moi qui veux maintenant que vous la quittiez !... Vous partirez !... Nous nous séparerons !

Il veut s’éloigner ; madame de Tersan le retient ; elle est au dernier degré de l’exaltation.

MADAME DE TERSAN.

Nous séparer !... Je ne vous verrais plus ?... Est-ce que c’est possible ?... J’ai dit cela, moi ?... Mais c’étaient des paroles insensées arrachées à la douleur !... Le regret me rendait folle, vois-tu !...

Elle tombe à genoux.

Pardonne ! Oh oui... rends-moi ton amour... ou du moins ton pardon !

LE COMTE.

Jamais !

MADAME DE TERSAN.

Édouard !... Édouard !... ne dis pas cela !... Pense à tant de dévouement et de tendresse !... Ah ! je t’aime encore, moi ! Je mentais tout à l’heure !... Est-ce que je puis cesser de t’aimer ?... Je donnerais mon sang, ma vie, pour obtenir ton amour... ou ton pardon !

LE COMTE.

Laissez-moi !

Il la repousse et sort ; elle tombe évanouie.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une pièce d’une maison rustique habitée par Thibaut et Marianne. Porte au fond. Portes latérales. Une fenêtre. À gauche, un buffet, sur lequel est une tasse. À droite, une table et une chaise. À gauche, une grand pendule rustique. À gauche, un fauteuil rustique.

 

 

Scène première

 

MARIANNE, seule

 

Au lever de rideau, elle ferme une porte latérale.

Allons, sœur, repose !... Si elle pouvait dormir, cette pauvre Jenny ! Le sommeil, c’est l’oubli, l’absence du mal, et c’est encore quelque chose quand il n’y a plus rien de bien à espérer !... Oui, repose, jenny, dans cette retraite isolée, sous la garde de ta sœur ! Oh ! que du moins tes derniers jours soient adoucis, consolés par l’amie avec qui tu passas tes premières années. Une sœur, c’est la moitié de nous-mêmes !... Non, je ne puis pas la quitter... et pourtant, ma fille... ma fille est loin... Je sais où elle est : en Angleterre, m’a dit ce M. de La Faucherie... Ah ! tout mon cœur y va, toute mon âme y court... Cependant je ne puis abandonner ma sœur mourante ?

Elle regarde autour de la chambre et du côté de la fenêtre.

Il me semble que Thibaut est bien longtemps à revenir de Paris aujourd’hui... Mon Dieu ! s’il avait été reconnu, arrêté !... Il s’expose trop ! Et pourquoi ? Pour rechercher des preuves qui peuvent manquer, des moyens qui peuvent être impuissants pour le justifier ? Qu’a-t-il besoin de justification ? N’est-il pas le meilleur et le plus honnête des hommes ?

Elle s’assied.

Peut-être, si je lui disais cela, se laisserait-il toucher à mes prières et ne s’exposerait-il plus ? Oui, mais alors rien ne le retiendrait plus ici, en France, près de Paris, et il dirait... Oh ! oui, ce bon Thibaut, toutes ses pensées se tourneraient vers sa fille...

Ici, Jenny, pâle et faible, ouvre doucement la porte latérale et s’avance.

Il dirait : « Viens, femme ! partons ! cherchons notre enfant, notre Léna !... » Et moi, je ne veux pas quitter ma sœur qui n’a que moi, qui souffre, et à qui je n’ose pas même parler de Léna, de ma fille, de peur de lui rappeler qu’elle avait un enfant et qu’elle l’a perdu !... Alors que répondrais-je à Thibaut ?... et que ferais-je ?...

 

 

Scène II

 

MARIANNE, JENNY

 

Jenny est arrivée doucement près de Marianne, s’est appuyée sur le dossier du fauteuil et répond à sa dernière phrase.

JENNY, d’une voix faible.

Tu le suivrais pour chercher ta fille, Marianne, car je le veux !

MARIANNE, étonnée, se levant.

Jenny ! toi, là, tu m’écoutais ?

JENNY.

Heureusement ! car je ne veux pas de ce nouveau sacrifice... Tu as assez fait pour moi !

MARIANNE.

Mais... rien !

JENNY.

Rien ! de m’avoir recueillie pauvre et malade ? Rien ! de m’avoir ouvert tes bras quand tous me repoussaient, de m’avoir pardonné ?...

MARIANNE.

Est-ce qu’on pardonne à sa sœur ? On l’aime !

JENNY.

Mais quand elle est coupable ?

MARIANNE.

On l’aime davantage, car elle est plus malheureuse.

JENNY.

Tu es l’ange des cœurs désolés, toi, Marianne ! tu as été la consolation de Thibaut, tu me consolerais si cela était possible... Et moi, je retarderais ta joie... je t’empêcherais de revoir ta fille !... Oh ! non, non... tu partiras !

MARIANNE.

Tu laisser seule ? impossible !

JENNY.

Je ne le serai pas longtemps.

MARIANNE.

Ah !...

JENNY.

Et quand je mourrai, ce sera un bonheur.

MARIANNE.

Ne dis pas cela, Jenny, et voyons !

Elle s’est levée et la fait asseoir.

Assieds-toi ! tu te fatigues ! ce matin tu t’es trouvée mal !

Elle est allée prendre une tasse.

Prends ce bouillon, je t’en prie ! cela te rendra des forces.

JENNY, après avoir bu.

Merci !

MARIANNE.

Là ! Oh ! je veux te soigner comme quand tu étais enfant !

Elle la baise au front.

JENNY.

Une caresse de ton amitié, c’est là ce qu’il me faut ! cela donne de la force à mon âme... et j’en ai besoin !... Mais de la force à mon corps ? non, je n’en veux pas !... Je ne veux pas vivre !

MARIANNE.

Tu as donc bien souffert ?

JENNY, passant ses bras autour du cou de Marianne.

Va, ma sœur, va retrouver ton enfant, toi si digne d’être mère !... Va... tu as fait pour moi tout ce qu’il était possible de faire !... Tu m’as ouvert tes bras, tu m’as appuyée sur ton cœur si honnête et si pur, et c’est là que j’ai versé mes dernières larmes !... C’est assez !...

Elle s’appuie sur le cœur de Marianne qui est debout et penchée vers elle ; la porte extérieure s’ouvre.

 

 

Scène III

 

MARIANNE, JENNY, THIBAUT, LÉNA

 

THIBAUT, avant d’entrer.

Marianne ! Marianne !

MARIANNE, se retournant.

Ah ! Thibaut !...

Elle va à la porte.

JENNY.

C’est lui !

MARIANNE.

Tu n’es pas seul ?

THIBAUT.

Non ! Une jeune dame que j’ai trouvée sans connaissance sur le bord de la route...

MARIANNE.

Ô ciel !...

Elle aide Léna à s’approcher.

JENNY.

Qu’elle est jolie !

MARIANNE.

Quel air doux, honnête !... Mais pâle et sans force !...

JENNY.

Encore quelque malheur, sans doute ?

LÉNA, comme égarée.

Ah !... je suis sauvée !...

MARIANNE.

Égarée dans cette campagne un peu déserte ?...

THIBAUT.

Au chemin de traverse !... Heureusement une voiture passait, et j’ai pu l’y porter pour la faire conduire ici.

MARIANNE.

D’où nous la mènerons où elle désire aller.

LÉNA, dans une sorte d’égarement.

Non ! non !

MARIANNE.

Comment ?

JENNY.

Qui êtes-vous ?

LÉNA.

Qui je suis ?... Oh ! ne me le demandez pas.

JENNY.

Quand je disais !...

MARIANNE.

Mais d’où venez-vous ?

LÉNA.

D’où je viens ? je ne puis le dire.

MARIANNE.

Ah ! c’est singulier !

THIBAULT.

Allons donc, Marianne ! Il ne s’agit que de lui rendre service ; ne demandons pas autre chose.

MARIANNE.

Tu as raison, Thibaut !... Elle nous dira peut-être ce que nous devons faire pour cela, et ça suffira.

LÉNA, regardant autour d’elle.

Où suis-je ?

MARIANNE.

Chez de braves gens, dans une maison de campagne, à quatre lieues de Paris.

LÉNA, avec effroi.

Ah ! c’est bien près...

JENNY, à Marianne et à Thibaut.

Il y a là un mystère... Voyez son effroi !

MARIANNE.

Je vois un air de décence et de bonté qui embellit encore son joli visage et me gagne le cœur.

LÉNA, allant près d’elle, et d’un air égaré.

Vous me défendrez ?...

MARIANNE.

Contre qui ?

LÉNA.

Contre... Oh ! je ne sais !... Mes idées sont confuses... Je ne comprends plus !...

Elle est au milieu, tous l’examinent.

THIBAUT.

Cette enfant aura reçu une impression violente qui trouble encore son esprit.

MARIANNE.

Quelque grand malheur.

LÉNA.

Oh ! oui... Je me souviens !... Un malheur !... Mon Dieu !... je n’ai plus d’asile... plus personne !

JENNY.

Encore une victime !... on l’aura trompée !

LÉNA, allant à Jenny.

Trompée ?... Qui vous l’a dit ?

JENNY.

Oh !... cela se devine !

LÉNA.

Comme vous dites cela tristement ! Vous avez l’air de souffrir aussi !...

MARIANNE.

Ma sœur... malade depuis longtemps...

JENNY.

Qui ne sait que trop qu’on peut tromper une pauvre jeune fille confiante, lui mentir, et la rendre ainsi coupable !

LÉNA, vivement.

Oh ! non, non !... pas coupable !... Dès que j’ai su qu’il m’avait trompée, dès que j’ai compris tout, dès que j’ai vu ses larmes, à elle... à elle que j’aime tant... qui est ma mère...

JENNY.

Expliquez-vous mieux !

LÉNA.

Non ! Laissez-moi me taire !... Ne me demandez rien de plus !... Quand ma pensée rappelle cet instant, cet affreux instant où j’ai su la vérité... il me semble que mon cœur se brise et que je vais mourir.

JENNY, l’examinant des pieds à la tête.

Ses vêtements...

MARIANNE.

Sont en désordre.

JENNY.

Mais ils annoncent la fortune, l’élégance.

LÉNA.

Je les quitterai pour les plus simples !... Je vivrai loin de tout le monde, je travaillerai !

MARIANNE.

Vous, pauvre enfant !

JENNY.

Cela ne vous sera pas possible.

LÉNA.

Je quitte une riche maison pour quelque pauvre chambre ; les plaisirs pour le travail, et tous ceux que j’aime pour vivre seule !... Et je les quitte pour toujours !... Je veux, je dois m’en séparer... et je le fais !... Mais j’ai le cœur serré, la tête brûlante... Je soutire... et il me faut une grande force pour me retenir de pleurer !

Elle s’attendrit, chancelle un peu, Marianne la soutient.

MARIANNE.

Ah ! c’est une brave enfant, j’en suis sûre !... Je ne sais ce que j’éprouve... je me sens toute troublée, tout attendrie... J’ai comme envie de pleurer et pourtant  je suis heureuse en la regardant. Thibaut, vois donc cette jeune fille !... C’est de l’âge de notre enfant !... Si nous la gardions avec nous dans son malheur ?...

THIBAUT.

J’y avais déjà pensé !... On ne peut pas laisser cette jeune fille sans asile !... Oui, gardons-la, Marianne.

MARIANNE.

C’est dit ! Cela nous portera bonheur.

Elle retourne près de Léna.

Oh !... tenez, mademoiselle, il y a quelque chose de si honnête sur votre joli visage... et il y a en vous un charme singulier qui me prend le cœur !... Eh bien ! nous ne vous demandons pas vos secrets, nous ne vous demandons pas votre nom... Il sera de tout cela ce que vous voudrez... Mais regardez-vous ici comme chez vous, en attendant mieux.

LÉNA.

Que vous êtes bonne !... Et moi, qui ne vous avais pas encore remerciés tous !... Oh ! c’est que je n’avais plus ma raison, je crois !... je ne voyais plus... je ne savais plus où j’étais.

THIBAUT, de la table où il est assis.

C’est vrai !... Vous étiez comme morte quand je vous ai trouvée sur le petit chemin qui est au bout du parc...

JENNY, avec un mouvement.

De monsieur le comte de Tersan ?

LÉNA, troublée.

De Tersan !

Mouvement général.

JENNY, à Léna.

Ce nom vous a troublée !... Vous le connaissez ?

LÉNA, très troublée.

Oh ! oui... Ce nom... Madame de Tersan... Je connais... Mais non... Je ne connais plus...

JENNY.

Vous tremblez ?...

LÉNA, essayant de se remettre.

Vous vous trompez !... Je ne sais pas...

MARIANNE.

Pas de question !... Laissons cette pauvre enfant, qui me semble avoir besoin de se reposer... Venez là ... c’est ma chambre ; je vais vous y conduire ; vous y resterez calme, tranquille... Le repos vous remettra, et plus tard nous verrons ce qu’il nous faudra faire.

Elle emmène Léna dans sa chambre.

 

 

Scène IV

 

JENNY, THIBAUT, écrivant à la table

 

JENNY.

Comme elle s’est troublée au nom de Tersan !... Si... Oui, un soupçon !... Elle fait un danger, elle est jeune, jolie, sage... Elle veut travailler... Ô mon Dieu !... toujours !... toujours les filles pauvres et jolies seront donc ainsi placées entre un travail impossible parfois, constamment misérable, et la séduction qui les perd pour leur donner quelques jours brillants, suivis de regrets, de souffrances et de misère !... Tel eût été peut-être le sort de mon enfant, de ma fille, si elle eût vécu... Peut-être je n’aurais pas pu la sauver... Ah ! le ciel a bien fait de la reprendre !... Mais c’est affreux de penser qu’une mère peut avoir à se réjouir de la mort de son enfant !...

THIBAUT.

Mais on frappe !

 

 

Scène V

 

JENNY, THIBAUT, MADAME MORICEAU

 

MADAME MORICEAU.

C’est bien ici, n’est-ce pas, que demeure Marianne ?

THIBAUT.

Oui.

MADAME MORICEAU.

Je venais la chercher et son mari Thibaut... Ce doit être vous ?...

THIBAUT.

Que lui voulez-vous ?

MADAME MORICEAU.

Oh ! quelque chose de sérieux ! Mais est-ce qu’elle n’y est pas ? Je voudrais pourtant bien lui parler.

JENNY, qui s’est levée et marche péniblement.

Je vais vous l’envoyer en me retirant, car la fatigue m’accable.

THIBAUT.

Venez Jenny !...

Il la soutient et la mène jusqu’à la chambre où est Marianne.

MADAME MORICEAU, à elle-même, regardant aller Jenny.

Ah ! c’est Jenny, la sœur de Marianne, dont Junon m’a parlé si souvent !... Comme elle est malade !... On dirait qu’elle va mourir... Et c’est jeune encore !... Ce que c’est que le malheur !...

 

 

Scène VI

 

THIBAUT, MADAME MORICEAU, MARIANNE

 

MADAME MORICEAU.

Arrivez, Marianne !... Vous rappelez-vous que nous nous sommes vues, il y a peu de jours ?...

MARIANNE.

Oui, oui... Je me souviens... à la halle... Vous êtes une des riches marchandes du quartier des Innocents.

MADAME MORICEAU.

C’est ça !... et je m’en flatte... Madame Moriceau !... connue à la halle, alerte à l’ouvrage, et prête à rendre service, on sait ça !... Aussi, ce matin, la Junon...

MARIANNE, à Thibaut.

Portière de M. de La Faucherie, et que j’ai beaucoup connue autrefois...

MADAME MORICEAU.

Et qui n’a pas sa langue dans sa poche... Mais bonne fille, tout de même, qui vous aime, et m’a conté bien des fois votre malheur !... Je savais ça sur le bout du doigt !... Et, tenez, rien que de voir cette bonne figure de vot’ Thibaut, ça me fait un effet !... Un brave homme, condamné pour quelque coquin... Ça vous fend le cœur !...

MARIANNE.

Merci !...

MADAME MORICEAU.

Donc, que la Junon me dit ce matin : « Madame Moriceau, je ne peux pas quitter ma porte, et il faudrait que Marianne puisse savoir quelque chose de bien important pour son mari... Il y a du danger pour lui. »

MARIANNE.

Du danger ?

THIBAUT.

Eh oui ! toujours... Je le sais bien.

MADAME MORICEAU.

Oh ! je crois qu’il y a du nouveau !... Et me v’là !...

Mystérieusement.

Oui, c’est pour ça que je viens. La Junon a entendu, d’un cabinet où elle arrangeait quelque chose, M. de La Faucherie qui parlait de Thibaut à un quelqu’un ; il disait : « Il faut qu’il parte !... Faites-le partir... Ce Thibaut demeure dans une maison de campagne, près de Bièvre... » Il a bien expliqué…

THIBAUT.

Comment le sait-il ?

MARIANNE.

J’ai refusé de le lui dire.

MADAME MORICEAU.

Il le savait joliment bien, car je n’ai fait que suivre la route qu’il avait indiquée et que la Junon a retenue, et me voici !

THIBAUT.

C’est singulier !

MADAME MORICEAU.

Il a ajouté : « S’il ne part pas, faut qu’on l’arrête. »

MARIANNE.

Il a dit cela ?

MADAME MORICEAU.

Ou à peu près...

THIBAUT, étonné.

Comment ?

MADAME MORICEAU.

Toujours est-il que je crois que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de décamper... Dès que j’ai su ça, je me suis dit : Quand il s’agit de sauver de braves gens, il ne faut pas compter la peine. Je laisse ma boutique à Jeannette, la nièce de Junon, que vous avez remise dans le bon chemin, Marianne, qui ne pense plus aux pirouettes, a quitté son nom d’Atala et fera comme moi le commerce des volatiles, et, en deux temps, par la gondole, j’arrive... je vous raconte la chose. Si ce que j’ai dit vous est utile, j’ai fait une bonne action ; si ça ne vous sert à rien, j’ai fait une bonne promenade, et je retourne au comptoir voir ce qu’est devenue la vente pendant ce temps-là.

MARIANNE.

Vous accepterez bien de quoi vous rafraîchir ?

MADAME MORICEAU.

Merci : je n’ai pas le temps... Voyez, le ciel est tout noir, nous allons avoir de l’orage ; il faut que je gagne la voiture avant que nous ayons de l’eau. Au revoir, Marianne... Adieu, monsieur Thibaut !... Si je peux vous être bonne à quelque chose, souvenez-vous de madame Moriceau.

Marianne reste un moment à la porte qui est ouverte.

MARIANNE, regardant dehors.

Oh ! il va faire un fameux orage !

THIBAUT, revenu sur le devant de la scène, et rêveur.

Dans quel intérêt ce M. de La Faucherie s’occupe-t-il de moi, qu’il ne connaît pas ?... Un homme, dans le temps où nous vivons, a toujours une raison personnelle pour tout ce qu’il fait.

MARIANNE, qui est allée à la fenêtre.

Oh ! cette bonne madame Moriceau n’aura pas le temps d’arriver avant la pluie !...

Ici un fort coup de tonnerre.

Voilà l’orage qui éclate !... Si elle était encore là !... Non !... Elle est loin, je ne la vois plus.

THIBAUT, réfléchissant toujours, à lui-même.

Je n’ai jamais connu personne du nom de La Faucherie.

MARIANNE, à la fenêtre.

La pluie tombe à torrents... On ne voit plus rien au dehors... Ah ! si fait, une voiture !... Est-ce que je n’entends pas des cris ?... On approche... Une dame est à la portière... Elle a peur...

Elle crie.

Arrêtez ici !... arrêtez !... Ne continuez pas !...

THIBAUT, allant à la porte et criant au dehors.

Cette route de traverse est si mauvaise !... Arrêtez !...

MARIANNE.

Entrez ici !... Ah, bien !... Venez, madame !... Entrez chez nous.

 

 

 

Scène VII

 

MARIANNE, THIBAUT, MADAME DE TERSAN

 

MADAME DE TERSAN, entrant.

Merci de votre bonne hospitalité !... Je retournais de la campagne à Paris, j’étais pressée, et j’ai fait prendre ce chemin...

THIBAUT.

Impraticable par le mauvais temps !... Mais ce n’est qu’une averse.

MARIANNE.

Asseyez-vous, en attendant, madame.

MADAME DE TERSAN.

Cette voix...

MARIANNE, la regardant.

Ah ! je crois aussi reconnaître... Non, je ne me trompe pas !...

MADAME DE TERSAN, très troublée.

Mais... c’est Marianne !

MARIANNE.

C’est madame la comtesse de Tersan !

THIBAUT, la regardant aussi et avec émotion.

Oui !... Madame la comtesse... que nous n’avions pas revue depuis...

MADAME DE TERSAN.

Depuis seize ans !... Ah ! c’est Thibaut !... Vous me reconnaissez encore ?... Je suis bien changée pourtant !...

MARIANNE.

Oh ! toujours belle !...

MADAME DE TERSAN.

Non, non... je ne dois plus l’être !... Hélas ! j’ai trop souffert !... Et aujourd’hui surtout !...

Elle a l’air frappée d’un souvenir et dit à part.

Ah !... Et Léna ?

MARIANNE.

Quel trouble !

MADAME DE TERSAN, à part.

Sa fille !...

MARIANNE.

Qu’avez-vous ?

MADAME DE TERSAN, à part.

Mon Dieu !... elle va me la redemander !

Haut avec un grand trouble.

Marianne... ne m’accusez pas !...

MARIANNE, étonnée.

Et de quoi donc ?

MADAME DE TERSAN, très agitée.

Mais comment êtes-vous en France ?... Ici ?... Et depuis quand ?

MARIANNE.

Arrivée depuis peu de jours...

MADAME DE TERSAN.

C’est donc cela, que vous n’êtes pas venue... que je ne vous ai pas vue ?... Mais n’est-ce pas chez moi que vous deviez d’abord vous rendre ?

MARIANNE, un peu étonnée.

Oh ! je n’ai pas oublié qu’un jour vous m’aviez dit : « Marianne, comptez sur moi !... » Je m’en étais bien souvenue... Je m’étais adressée à vous, je vous avais écrit, mais vous n’étiez pas en France alors... Oh ! ce fut un grand malheur pour nous.

MADAME DE TERSAN.

Mais j’y suis revenue, il y a déjà de longues années !... Et j’ai béni le ciel, en recevant votre lettre, de ce qu’il avait sauvé Thibaut.

THIBAUT.

Le ciel a été bien rigoureux pour moi, madame !... Pourtant il me réservait tous les biens dans un seul, une bonne femme !... C’est à elle que je dus de m’échapper.

MADAME DE TERSAN.

Et vous revenez !...

THIBAUT.

Chercher la justice des hommes.

MARIANNE.

Et l’amour de notre enfant.

MADAME DE TERSAN.

Votre enfant !... Et vous ne l’avez pas encore demandée !

MARIANNE.

En arrivant, je courus à l’hospice, et de là chez celui à qui on l’avait confiée, un M. de La Faucherie... Mais il me dit qu’elle était partie.

MADAME DE TERSAN, étonnée.

Partie ?

MARIANNE.

Quelle avait quitté la France avec une dame étrangère.

MADAME DE TERSAN.

Ah !... Il a pu le croire, car c’est lui qui fut chargé par moi...

MARIANNE, surprise.

Lui ?... Mais il dit qu’il ne vous connaît pas.

MADAME DE TERSAN.

Je le vois tous les jours.

MARIANNE.

Pourquoi donc a-t-il menti ?

THIBAUT.

Que de mystères autour de cet homme !

MARIANNE, vivement.

Mais il mentait donc aussi en parlant de ma fille ?... Elle n’est donc pas en pays étranger ? Et vous, madame, comment le savez-vous ?

MADAME DE TERSAN, avec douleur.

Marianne... ne m’accusez pas !...

MARIANNE.

Ah !... votre effroi me glace de terreur !

THIBAUT.

Il est arrivé quelque chose à notre enfant !... Nous sommes bien assez malheureux pour cela !

MADAME DE TERSAN.

Oh ! pendant des années, elle fut chez moi comme mon enfant, je l’élevai comme ma fille Hélène, l’aimant autant, la soignant davantage !... C’était une dette que mon cœur acquittait !... Elle avait grandi sous mes yeux !... Elle était belle !...

MARIANNE.

Grand Dieu !... Elle n’est donc plus ?

THIBAUT.

Morte ?...

MADAME DE TERSAN.

Non, non !... elle vit !... Mais, en ce moment, j’ignore où elle est.

THIBAUT.

Elle vous a quittée ?...

MARIANNE.

Ou vous l’avez chassée ?

MADAME DE TERSAN.

Ah !... ne l’accusez pas non plus !... C’est une innocente fille !... Sa vertu égale sa beauté !... Je ne l’ai point... chassée. Elle ne m’a point quittée sans cause... Oh !... il y a des femmes bien malheureuses, voyez-vous !... Et moi... moi, je suis de celles-là !... Votre fille est un ange qui consolait mon cœur, et qui a fui pour rester digne de ma tendresse, pour ne pas désoler un cœur jaloux... Ce matin même...

MARIANNE, très émue.

Ce matin ?... Elle vous a quittée ce matin ?

MADAME DE TERSAN.

Elle était près de moi, dans cette campagne voisine...

MARIANNE, très agitée.

Oh ! si vous saviez ce que je pense... ce qui peut être...

MADAME DE TERSAN.

Échappée au piège qu’on lui avait tendu pour la perdre, elle aura cherché un refuge...

MARIANNE, dans une vive agitation.

Seule ?... à pied ?... Belle ?... charmante ?... Oh ! mais c’est cela !...

Elle court à la porte de la chambre voisine.

C’est cela !... mon cœur me l’a dit !...

MADAME DE TERSAN.

Comment ?...

THIBAUT.

Oui !...

MARIANNE.

Je tremble... je tremble... à ne pas pouvoir ouvrir cette porte...

Après quelques efforts, que son agitation rend inutiles, elle ouvre enfin la porte.

Oh ! venez !... Mais venez donc !...

Elle appelle.

Léna !... Léna !...

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE TERSAN, THIBAUT, MARIANNE, LÉNA

 

LÉNA, paraissant à la porte.

Vous savez mon nom ?... Ah ! madame de Tersan !...

MADAME DE TERSAN, surprise.

C’est Léna ! c’est votre fille !...

MARIANNE, avec transport, à Thibaut.

C’est elle !... Mais quand je te disais que c’était elle !

Elle la prend dans ses bras.

LÉNA.

Comment ! vous seriez ?....

MADAME DE TERSAN.

Oui, Léna, c’est ta mère !...

LÉNA.

Ma mère !...

Elle se jette dans ses bras.

MARIANNE, après l’avoir serrée sur son cœur, se tourne vers Thibaut.

Et c’est lui... ton père !...

LÉNA.

Lui... qui m’a sauvée !...

Elle va à lui.

THIBAUT.

Notre enfant !...

Il l’embrasse, puis se détourne tristement.

MADAME DE TERSAN.

Le ciel l’a faite digne d’effacer tous vos maux, Marianne ! Et toi, Léna, il t’a donné la meilleure des mères.

MARIANNE, près de Léna, avec amour et l’admirant.

Comme elle est jolie !... Oh ! regarde-la donc, Thibaut !...

Elle va à lui.

THIBAUT.

Je ne l’ose pas, Marianne... Est-ce qu’un condamné ose regarder son enfant ?

MADAME DE TERSAN, qui a deviné le sentiment de Thibaut, et, s’adressant à Léna.

C’est Thibaut l’honnête homme !... On appelait ainsi ton père, et il le méritait !... Thibaut, il faut que la vérité se fasse jour !... Mon zèle, mon crédit, ma fortune, disposez de tout !...

THIBAUT, avec reconnaissance.

Ah ! madame !...

LÉNA, avec gaité.

Nous avons été bien longtemps séparés, nous nous aimerons pour tout ce temps-là...

Elle amène Marianne vers madame de Tersan et veut s’agenouiller devant la comtesse.

Mais d’abord, à vous notre respect et notre amour !...

À Marianne.

J’ai deux mères !...

MADAME DE TERSAN. Léna est placée entre elles.

Sur mon cœur !...

Elle l’embrasse.

Il a tant besoin d’un peu de joie !

MARIANNE.

Eh quoi ! toujours de la tristesse !

MADAME DE TERSAN.

J’ai plus souffert dans mon opulence peut-être que vous dans votre pauvreté !... Ah ! votre vue, Marianne, me reporte à cette époque où j’épousai le comte de Tersan ! Tout était joie, fortune, amour et plaisir autour de nous !... Mais nul travail utile, nulle occupation généreuse ne prenait une part de notre vie, et l’amour ne put la remplir seule pour le comte de Tersan. L’ennui vint le prendre à mes côtés !... De là les distractions, les regrets, les reproches, et, par moments, jusqu’à la haine...

MARIANNE.

Oh !...

MADAME DE TERSAN.

Car voilà ce que devient le mariage !

MARIANNE, vivement.

Oh ! pas toujours !... Moi, je me mariai triste, pauvre et résignée... Je commençai la vie par un effroyable malheur... Tout était misère, tourments, douleur, autour de moi !... Eh bien, en pleurant dans une prison, en travaillant dans un exil, de cette intimité de chaque instant vinrent la paix, la consolation, la tendresse et le bonheur !... Et voilà ce que doit être le mariage !

THIBAUT.

Voilà ce qu’il fut pour moi, grâce à elle !

LÉNA, s’appuyant sur Marianne.

Ma mère !...

MADAME DE TERSAN.

Quoi ! Marianne, vous n’avez point soulier ! de son humeur, de son impatience, de sa colère, aux jours de son malheur ?

MARIANNE.

Jamais !... Il craignait tant de m’affliger !

MADAME DE TERSAN.

Mais... s’il vous eût traitée durement, qu’auriez-vous fait alors ?

MARIANNE.

Moi ?... j’aurais caché mes larmes.

MADAME DE TERSAN.

Et si, dans les jours heureux, il eût cherché d’autres plaisirs que votre affection, qu’eussiez-vous fait ?

MARIANNE.

Moi ?... j’aurais pardonné.

MADAME DE TERSAN.

Et s’il ne fût point revenu à vous ?

MARIANNE.

J’aurais prié.

MADAME DE TERSAN.

Ah !... vous valez mieux que moi !... Car j’ai maudit, gémi, menacé...

À Léna.

Enfant, de tes deux mères, il faut imiter la meilleure !

LÉNA, à madame de Tersan.

Je n’ai vu prés de vous que des vertus.

MARIANNE.

Et le bonheur les suivra !

MADAME DE TERSAN, très amèrement.

Ne dites pas cela !... Si vous pouviez deviner...

MARIANNE, faisant passer Léna près de Thibaut.

Ah ! je comprends !... aujourd’hui même... Léna...

MADAME DE TERSAN, vivement.

Elle est ici, près de nous !... Le ciel lui-même l’a conduite en vos bras, il m’a donné la consolation de la retrouver, de vous voir ensemble, d’espérer que vous serez heureux... Merci, mon Dieu !... j’emporte de la force pour les maux qui m’attendent. Adieu, Marianne, je m’éloigne... mais je reviendrai bientôt... Gardez bien votre trésor... veillez sur votre fille !... je vais rejoindre la mienne.

THIBAUT, à madame de Tersan.

La route ne présente-t-elle plus aucun danger ? Je vais m’en assurer et vous accompagner un bout de chemin.

MADAME DE TERSAN.

Merci !...

Elle tend la main à Léna, qui la baise.

Au revoir !...

LÉNA.

Bientôt ?...

MADAME DE TERSAN.

Oui !...

Elle prend la main de Marianne et sort avec Thibaut.

 

 

Scène IX

 

MARIANNE, LÉNA

 

MARIANNE.

Ah ! je ne l’ai ps encore assez remerciée !... Non, je n’ai pas dit tout le bonheur que j’éprouve !... Que ne dois-je pas à celle qui me rend une telle enfant !...

LÉNA.

Ma mère !...

MARIANNE.

Oh ! que ce mot est doux !... Que ça fait de bien de s’entendre appeler ainsi !...

LÉNA.

Ah ! je le répéterai souvent !

MARIANNE.

Je la regarde !... je l’écoute !... quel bonheur ! Il ferait oublier tout le reste !... Et cependant, ma pauvre sœur... elle est là... et si malade !...

LÉNA.

Si nous allions près d’elle, ensemble ?

MARIANNE.

Non !... je n’oserai pas lui montrer ma joie... elle lui ferait mal, et la moindre émotion peut la tuer.

LÉNA.

Ô ciel !...

MARIANNE.

Je vais voir si rien ne lui manque, puis je reviens vite ; nous avons tant de choses à nous dire !...

Elle va près de la porte de la chambre, puis revient.

LÉNA, l’embrassant.

Revenez bientôt !...

MARIANNE.

Oui ! et alors tu me conteras toute ta vie, jour par jour, minute par minute !... oh ! je veux tout savoir !

LÉNA.

Et tout peut être dit à ma mère.

Marianne entre dans la chambre de droite.

 

 

Scène X

 

LÉNA, puis LE COMTE

 

LÉNA, seule.

Une seule pensée trouble ma joie... madame de Tersan, comme elle souffrait, ce matin !... Ô mon Dieu, qu’elle puisse être heureuse !...

LE COMTE, ouvrant doucement la porte du fond et restant sur le seuil.

Ah !... enfin !... on ne m’avait pas trompé... Les indications étaient exactes !... la voilà !...

LÉNA, à elle-même, sans voir le comte.

Exaucez-moi, mon Dieu, quand je vous prie pour son bonheur !

LE COMTE, regardant autour de la pièce.

Elle est seule !...

Il s’avance.

LÉNA, se retournant.

Ah !... lui !...

LE COMTE.

Je vous retrouve donc, chère Léna !... Si vous saviez ce que j’ai souffert ?... Mais vous voilà !...

LÉNA, reculant avec effroi.

Retirez-vous !...

LE COMTE.

Ne crains rien !... je ne te quitterai plus !... Viens !...

Il s’est approché d’elle, veut la prendre et l’entraîner.

 

 

Scène XI

 

LÉNA, LE COMTE, MARIANNE, puis THIBAUT

 

MARIANNE, sortant vivement de la chambre, dont elle laisse la porte ouverte.

Qui donc est là ?...

Thibaut arrive du dehors et se précipite entre Léna et le comte.

THIBAUT.

C’est M. le comte de Tersan !... ce ne peut être que lui !...

LE COMTE.

Ah !...

MARIANNE.

Que veut-il ?...

Léna est allée se placer dans les bras de sa mère.

THIBAUT.

Ce qu’il veut ?... perdre, déshonorer la fille, lui dont les fautes pèsent déjà depuis seize années sur le père !

LE COMTE, regardant Thibaut.

Moi ?...
THIBAUT, avec amertume.

Vous, monsieur le comte !

LE COMTE.

Qui parle ainsi ? qui ose parler ainsi ?

THIBAUT.

C’est Thibaut !... Oui, je suis Thibaut !... le mari de Marianne ! le père de Léna !... Thibaut l’honnête homme, comme on m’appelait avant qu’un scélérat m’eût fait porter le crime de la mort de M. de Bussy !... Vous voyez qu’il y a longtemps que je vous connais, monsieur le comte !

LE COMTE.

Mais... c’est à peine si je vous connaissais, moi !

THIBAUT.

Oh ! sans doute !... J’étais un pauvre diable, vous ne deviez pas me connaître !... Qu’importait que le pauvre Thibaut fût condamné pour un autre ?... qu’il eût la honte de passer pour criminel ?... L’angoisse du jugement, l’effroi de la condamnation, le désespoir de faire partager son infamie à la jeune fille qu’il aimait, à qui il venait de donner son nom pour la sauver du déshonneur, que faisait tout cela à M. le comte de Tersan ?

LE COMTE.

Était-ce donc moi qui avais tué M. de Bussy ?

THIBAUT.

Mais n’étiez-vous pas la première cause de sa mort ?... Et quand on vous dit : « Un brave homme, estimé jusque-là, est accusé ! » vous n’avez pas quitté l’asile où vous étiez en sûreté, vous !... vous n’avez pas voulu risquer votre repos et vos plaisirs !... Indifférent à tout ce qui ne servait pas vos passions, vous n’auriez pas renoncé un seul jour à votre vie joyeuse, pour sauver la vie d’un honnête homme !

LE COMTE.

N’avez-vous pas été bientôt libre ?

THIBAUT.

Oui, libre de mourir de faim !... car il a fallu fuir à l’étranger, sans asile et sans pain !... Dire ce qu’il y eut de travail, de chagrins, de privations, dans une pareille vie, ce serait impossible !... Mais un homme de bien nous recueillit un jour ; il nous aida ; le ciel bénit ses efforts et les nôtres ; la fortune nous arriva... lentement... comme elle vient aux honnêtes gens... mais elle vint !... car la force, la volonté et le courage ne m’avaient point manqué !... Pendant que vous, entouré de luxe, d’honneurs ct de plaisirs, vous sacrifiiez tout à vos passions, à vos caprices, et jouissiez de tous les biens de ce monde, sans être plus heureux ; moi, pauvre, condamné, méprisé, j’élevai mon âme avec confiance vers le ciel... puis, je regardai avec douleur vers la terre !... Alors mon esprit s’agrandit, une lumière céleste l’éclaira, et je compris que le malheur des uns et la fausseté du bonheur des autres venaient de ce que les hommes avaient dit : Chacun pour soi !... Voyez plutôt combien de larmes ont coulé autour de vous !... combien de malheurs vous avez causés !... combien il a fallu d’existences brisées, de réputations perdues et de bonheurs détruits, pour composer la vie dissipée et pas heureuse, cependant, de ce qu’on appelle un homme de loisir !...

LE COMTE, à lui-même.

Ah !... il dit vrai !...

Depuis un moment, Jenny, pâle, mourante, a paru sur le seuil de la porte de sa chambre, laissée ouverte par Marianne ; elle e écouté les dernières phrases de Thibaut, a marché lentement en s’appuyant aux meubles, et vient se placer près du comte qui est appuyé sur le fauteuil.

 

 

Scène XII

 

LÉNA, LE COMTE, MARIANNE, THIBAUT, JENNY

 

JENNY, au comte.

Oui !... il dit vrai !... Et me voici pour l’attester !...

LE COMTE, reculant.

Que me voulez-vous ?... et qui êtes-vous ?...

JENNY, avec angoisse.

Il ne me reconnaît même pas !... Ah ! c’est qu’il n’a connu, il n’a aimé de moi que ma jeunesse et ma beauté !... Moi, je n’étais rien !... rien !... Et le caprice passé, que lui importait que la pauvre fille, le cœur brisé, vécût ou mourût dans la honte et dans la misère ?... il ne la connaissait plus !...

MARIANNE, se rapprochant de Jenny pour la soutenir.

Ma sœur !...

LE COMTE, la regardant avec surprise et douleur.

Jenny !...

JENNY.

Oui, Jenny !... oui, sa sœur !... car c’est Marianne !... Vous souvenez-vous, monsieur ?... Marianne, qui, plus sage que moi, n’échappe à vos séductions que pour vous devoir encore un autre malheur !... Si le pauvre ouvrier qu’elle épousa fut perdu, c’est parce que M. de Bussy fut jaloux, se battit, succomba !... Et tout cela pour un caprice qui n’atteignait même pas votre cœur !... Mais est-ce que les égoïstes ont un cœur ?... est-ce que vous en avez un, vous ?... vous qui ne songiez qu’à faire le mal !...

LE COMTE, frappé de stupeur.

Moi ?... Oh ! ne le croyez pas !... Vous vous trompez !... non... jamais je n’y songeai ! Étourdi, ennuyé, dissipé, j’ai vécu de la vie de tous les hommes désœuvrés !... J’ai cherché le plaisir pour tuer le temps ; l’amour pour occuper mes journées !... J’ai vécu sans penser, sans réfléchir... sans comprendre peut-être !... Mais tant d’autres vivaient ainsi que je ne savais même pas que cette vie fût coupable et qu’elle entraînât tant de malheurs !...

JENNY.

Vous en oubliez d’autres plus grands encore, car ils commencent au berceau d’un enfant abandonné, pour durer jusqu’à son dernier jour !

LE COMTE.

Que dites-vous ?

JENNY.

Votre femme, monsieur le comte, vous a donné une fille sur qui vous reposez vos espérances de famille, qui sert votre orgueil, vos intérêts peut-être !... Alors vous la soignez, vous l’aimez, et vous faites parade de vos sentiments paternels !... Mais l’enfant qui vous dut également la vie, est pendant ce temps-là oublié, abandonné !... Vous ne vous souvenez seulement pas, peut-être, que cette autre fille doit avoir seize ans ?...

LE COMTE.

Seize ans !...

Il regarde Léna.

JENNY.

Qu’elle doit être jolie !... pauvre, sans père pour la défendre !... et qu’un séducteur peut la poursuivre pour l’abandonner sans doute aussi, après l’avoir déshonorée !...

LE COMTE, regardant Léna avec effroi.

Grand Dieu !... quelle pensée !...

JENNY.

Ah ! vous tremblez !... Rassurez-vous !... le ciel vous a épargné ce dernier crime !... Votre enfant est mort !...

Mouvement du comte.

Et il est mort sans avoir eu un regard de vous !...

Elle s’attendrit.

Sans avoir eu une caresse de sa mère !...

MARIANNE, voyant Jenny chanceler.

Jenny !...

LE COMTE.

Elle se trouve mal…

THIBAUT, allant vers Jenny.

Elle se meurt, monsieur !...

LE COMTE.

Ô ciel !...

JENNY, le repoussant.

Non !... pas encore !... Et d’ailleurs, que vous importe ?

LE COMTE.

Oh !...

JENNY.

Il faut que je vous dise, avant de mourir, que j’ai entendu, que j’ai compris, là, tout à l’heure, qu’il y a encore le déshonneur pour Léna, le désespoir pour votre femme !...

LE COMTE.

Comment ?...

JENNY.

On défendra l’enfant !... mais vous tuerez la femme !... Oui... elle mourra !... vous la sacrifierez encore sans regret à vos plaisirs !...

LE COMTE, très ému.

Ah !... c’est est trop !... Arrêtez !...

JENNY, se soulevant, se place en face du comte et fixe les yeux sur lui, il se détourne ; son émotion est très forte.

Laissez-moi donc !... Ah ! je veux vous regarder !... je veux vous voir !... Marianne... Léna... mes regards mourants ne me trompent-ils point ? Il me semble qu’il a pâli... Est-ce que ce n’est pas une larme que je vois dans ses yeux ?...

Elle tombe à genoux.

Mon Dieu ! mon Dieu ! je te remercie... Ce n’était donc point un méchant homme que celui que j’aimais et qui m’a perdue !...

LE COMTE, lui prenant la main.

Oh ! Jenny !... cette main glacée...

JENNY.

Oui... je meurs !... Mais vous avez pleuré !... Au nom de mes souffrances, de mes regrets et de ma mort, renoncez à ces vains plaisirs qui causent tant de douleurs, à ces faux amours qui coûtent tant de larmes, à cette vie d’égoïsme et de mensonge qui ne laisse après elle que tristesse et dégoût !... Ah ! revenez à des sentiments vrais, à des idées généreuses !... Si vous pouviez donner à vos jours une noble occupation, à vos efforts ce but sublime : le bonheur des autres ! quelle consolation j’emporterais dans la tombe !...

LE COMTE.

Jenny !...

JENNY, s’affaiblissant de plus en plus.

Cette espérance, qui s’élève avec moi vers le ciel, en fera descendre le pardon !... Adieu !...

MARIANNE, se penchant sur elle.

Ma sœur !...

THIBAUT.

C’en est fait !

LE COMTE, atterré.

Morte !... morte !... Elle n’est plus !... Et la vie où je l’avais entraînée a été telle que sa mort est un bienfait du ciel !... Oh oui !... Jenny, Mathilde, Léna... et jusqu’à toi, ma fille, par qui avez-vous souffert ?... Par moi ! par moi seul !... Oh ! malheur... malheur sur moi !... car j’ai fait le malheur de tous !...

Il sort en désordre.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente le même salon qu’au premier acte. Porte au fond. Portes, de chaque côté, cachées par des portières. Un secrétaire, à droite. Un guéridon, au fond. Un fauteuil de chaque côté de la scène. Au lever du rideau, Germain est en scène, rangeant dans le salon.

 

 

Scène première

 

GERMAIN, puis DE LA FAUCHERIE

 

GERMAIN, seul un moment.

Enfin, M. le comte va quitter sa chambre pour la première fois depuis trois semaines, et il viendra dans ce cabinet.

DE LA FAUCHERIE, entrant.

Ah ! vous voici, Germain !... Dites-moi, verrai-je M. de Tersan ? Est-il en état de recevoir ?

GERMAIN.

Je le pense, monsieur, car il va beaucoup mieux.

DE LA FAUCHERIE.

Sait-il au moins que je n’ai pas passé un seul jour de sa maladie sans venir m’informer de ses nouvelles ?

GERMAIN.

Oh ! je le lui ai dit, et si M. le comte n’a pas vu monsieur, c’est qu’il était bien impossible qu’il reçût des visites. Personne ne le voyait que les médecins ; mais, par exemple, il n’en manquait pas ! À mesure que le mal augmentait, un médecin de plus !... Et ça ne diminuait pas le mal... au contraire !... Oh ! monsieur, on l’a cru mort.

DE LA FAUCHERIE.

Le danger a-t-il été aussi grand que cela ?... Et la comtesse était absente ?

GERMAIN, avec un mouvement involontaire.

Absente ! elle ?...

Il se reprend.

Oui... oui... madame était en voyage.

DE LA FAUCHERIE.

Je me souviens bien du jour de son départ. Ils avaient été à la campagne un matin, et, en revenant, madame de Tersan ne fit que passer à l’hôtel dans la journée, afin de prendre sa fille. Elles montèrent toutes deux en voiture pour un grand voyage. Le comte m’avait invité à dîner pour ce jour-là ; il rentra tard, agité, mangea peu et se trouva malade presque en sortant de table... J’en fus inquiet tout de suite.

GERMAIN, mystérieusement.

Croiriez-vous que les médecins ont été, un jours, jusqu’à parler d’empoisonnement !...

DE LA FAUCHERIE, réprimant un mouvement.

Oh !... quelle idée !

GERMAIN.

C’est qu’ils ne savaient plus que dire, n’est-ce pas ?

Il regarde de La Faucherie en face.

DE LA FAUCHERIE, avec un peu d’impatience.

M’annoncerez-vous enfin ?

GERMAIN.

Oui, monsieur, oui !... Dame ! vous me demandiez des nouvelles, je vous en donnais !... J’y vais, monsieur, j’y vais.

Il sort par une porte latérale de droite.

 

 

Scène II

 

DE LA FAUCHERIE, seul

 

Ces médecins ! Je vous demande de quoi ils se mêlent !... Et l’avoir guéri !... Les maladroits !... Il se passe ici des choses si extraordinaires !... Le départ de la comtesse avec sa fille, par exemple ?... Ne serait-ce point pour éviter le mariage convenu entre le comte et moi ?... Son agitation, l’absence subite de sa femme et de sa fille, m’ont fait craindre parfois que... Mais heureusement je tiens le comte !... Il est lié !... Et pourtant je suis impatient d’arriver au but... Il faut que ce mariage soit fait, et que ce Thibaut, ce coquin

Il sourit.

d’honnête homme soit parti !... Encore cela, et ma vie heureuse s’écoulera dans la joie, le luxe et la considération, partage naturel de tout millionnaire !... Si cependant quelque obstacle... J’ai là de quoi parer à tout événement.

Il met la main sur la poche de son gilet et la retire promptement.

Ah ! Germain...

 

 

Scène III

 

DE LA FAUCHERIE, GERMAIN

 

DE LA FAUCHERIE.

Eh bien ?

GERMAIN.

M. le comte nous verra, monsieur, mais ça ne pourra pas être avant une demi-heure ; il ne fait que de se lever, et si vous vouliez passer au salon pour attendre, vous y trouveriez des livres, des journaux.

DE LA FAUCHERIE.

Non ! Tous mes moments sont comptés, et la plus grande partie appartient à de bonnes œuvres. J’emploierai donc la demi-heure qui me reste à retourner au bazar que je prépare pour une vente au profit des pauvres. J’espérais et j’espère encore qu’elle se fera sous les auspices de madame de Tersan ; son retour ne peut pas tarder beaucoup maintenant, et je vais tous disposer afin qu’elle n’ait plus qu’à y présider. Je serai ici dans une demi-heure au plus tard.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

GERMAIN, MADAME DE TERSAN

 

GERMAIN.

Enfin il est parti !...

Madame de Tersan frappe à une des portes latérales de gauche, recouvertes d’une portière.

Il était temps !

Il va ouvrir.

Madame la comtesse peut entrer.

MADAME DE TERSAN, avec émotion.

Ah ! merci... Vous dites, Germain, que c’est ici qu’il viendra ?

GERMAIN.

Dans peu d’instants

MADAME DE TERSAN.

Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est hors de danger.

GERMAIN.

Madame le trouvera très bien : on ne dirait pas qu’il a été aussi malade... Ah ! c’est qu’il a été si bien soigné !... Il doit la vie à madame la comtesse !... Sans elle...

MADAME DE TERSAN.

Silence ! Ne lui parlez pas de moi !... Ne lui dites pas que je suis là ! Je veux le voir encore sans qu’il me voie.

GERMAIN.

Oh ! je n’ai rien dit !... le ordre de madame la comtesse, c’est sacré !...

Il va à l’autre porte latérale et disparaît un instant.

MADAME DE TERSAN.

Oui, je le verrai de là !... j’entendrai encore sa voix !... Je m’assurerai que mes soins lui sont désormais inutiles... Puis, sans un adieu, sans un mot, sans me faire voir à lui, je partirai, je m’éloignerai... pour jamais !... Ah ! son danger seul m’a retenue et m’a permis de l’approcher !... Il ne voyait rien, n’entendait rien !... Il ne doit pas savoir combien de nuits sans sommeil, sans repos, j’ai passées à veiller sur lui, à deviner ce qui pouvait le soulager !... S’il m’avait aperçue, il n’aurait peut-être encore repoussée, haie, maudite !... Oh ! non, non ! que je n’entende jamais de nouveau cette voix, qui me fut si chère, m’adresser des mots cruels, des paroles de haine ! Les supporter serait au dessus de mon courage ! J’irai seule, au loin... je me rappellerai les jours heureux, je mourrai séparée de lui... mais en priant et en pardonnant.

GERMAIN, reparaissant.

Voici M. le comte.

MADAME DE TERSAN.

Comme mon cœur bat !... Ah ! qu’il ne me voie pas !...

Elle retourne à la porte latérale par où elle est entrée et disparaît.

LE COMTE, de la coulisse.

Germain !...

 

 

Scène V

 

GERMAIN, LE COMTE

 

GERMAIN, allant à lui.

Monsieur le comte...

LE COMTE.

Vous étiez donc ici avec quelqu’un ? Il m’a semblé entendre une voix...

GERMAIN.

M. de La Faucherie est venu ; je l’ai dit à monsieur le comte.

LE COMTE, s’asseyant à gauche.

Oh ! ce n’était pas lui que j’ai cru entendre !...

À part.

Oui, encore et toujours cette voix !...

GERMAIN.

Quoi donc ?

LE COMTE.

Rien !... On est faible après une grave maladie... On a quelquefois des idées...

GERMAIN.

Comme des visions ?... On croit voir des personnes...

LE COMTE.

Oui !... parfois, au milieu de mes souffrances, ne vous ai-je pas appelé ? N’ai-je pas demandé s’il y avait quelqu’un là ?... Pendant cette fièvre ardente, ce transport, ce délire, oui, j’ai cru voir... Mais non, non ! j’étais bien seul !... Je n’avais pour me soigner que des domestiques, des médecins...

Amèrement à lui-même.

des indifférents !... Pas même ma fille !...

GERMAIN, qui a entendu.

Oh !... les médecins l’avaient bien défendu !

LE COMTE, à lui-même.

Je savais bien que je m’étais trompé !... cela ne se pouvait pas !... c’était impossible... Mon esprit agité, frappé, avait cru...

Il regarde autour de lui.

Non !... seul !... seul pour toujours !...

On entend en dehors, au fond, la voix de Chérubin.

Ah !... n’est-ce pas la voix de Chérubin que j’entends ?

GERMAIN.

Oui, monsieur le comte.

LE COMTE.

Eh bien ! faites entrer... cela me distraira.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, CHÉRUBIN

 

CHÉRUBIN, introduit par Germain qui se retire.

Quel bonheur !... vous voilà guéri, mon parrain !... Oh ! que ça m’a semblé long.

LE COMTE.

Merci.

CHÉRUBIN.

Penser que pendant trois semaines je n’ai pas pu vous demander un seul conseil !... Et madame la comtesse absente durant tout ce temps-là ! impossible de la voir.

LE COMTE.

Qu’avais-tu à lui dire ?

CHÉRUBIN.

Oh ! a elle, rien !... mais à vous, une chose très essentielle.

LE COMTE.

Quoi donc ?

CHÉBUBIN.

Je vous l’avais dit, mon respect, ma reconnaissance... Vrai !... il n’était pas nécessaire d’éloigner madame la comtesse.

LE COMTE, très vivement.

La comtesse !...

CHÉRUBIN.

Mes projets de séduction ne pouvaient pas se tourner de ce côté-là... il ne fallait pas vous défier de moi !... Soyez sûr que madame...

LE COMTE, l’interrompant vivement.

Assez !... que ce nom-là ne soit pas prononcé davantage.

CHÉRUBIN, à part.

Il est jaloux !... mais, parole d’honneur, il a tort !...

Haut, en se rapprochant du comte.

Oh ! allez, mon parrain, j’étais bien occupé entre madame Moriceau, la jolie marchande, puis la petite Atala et la femme de mon notaire !

LE COMTE, le regardant.

Heureusement que c’est sans danger, car sais-tu bien que tout cela serait odieux ?

CHÉRUBIN, étonné.

Oh ! mon parrain, vous riez ?

LE COMTE, souriant.

En effet, il faut en rire.

CHÉRUBIN.

Ce n’est pas que les femmes n’aimeraient mieux que ça fût sérieux !... Chacune voudrait qu’on ne s’occupât que d’elle seule et qu’on l’aimât toute la vie !...

Il rit et se pavane.

Allons donc !... et les autres ?... N’est-ce pas, mon parrain, vous dites comme cela, vous ?... « Et les autres ? »

LE COMTE.

Ne me mêlez pas à toutes vos folies !

CHÉRUBIN.

Mais au contraire !... je suis venu vous demander vos conseils... vous me les avez promis... Si vous vouliez me dire seulement...

LE COMTE, l’interrompant et le regardant des pieds à la tête.

Vous avez vingt ans, vous pouvez travailler, vous rendre utile, faire le bien... croyez-moi, cela vaudra mieux que de perdre votre temps à faire des sottises.

Le comte va au secrétaire.

CHÉRUBIN, étonné et reculant.

Oh !...

À part.

Il est jaloux et il a peur, c’est sûr !...

Haut.

Mon parrain, jusqu’ici...

Il tire son agenda de sa poche.

Mon agenda est blanc... comme l’enfant qui vient de naître... et je suis certain que le vôtre... Avez-vous un agenda, mon parrain ?...

LE COMTE, le regardant sans trop savoir ce qu’il veut dire.

Un agenda ?...

CHÉRUBIN.

Doit-il y en avoir des noms... des noms !... toutes vos conquêtes, à vous !

LE COMTE, avec impatience.

À moi ?... Vous osez parler de moi !

CHÉRUBIN.

Eh oui !... de vos triomphes !...

LE COMTE.

Tais-toi, malheureux... et que jamais mon nom ne soit mêlé à tes extravagances !

CHÉRUBIN, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ? Je ne le comprends plus.

GERMAIN, annonçant.

M. de La Faucherie !

LE COMTE.

Qu’il vienne.

CHÉRUBIN.

Bon ! moi, qui devais aller chez lui !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, CHÉRUBIN, DE LA FAUCHERIE

 

DE LA FAUCHERIE.

Après tant de visites infructueuses, je suis heureux de vous voir, monsieur le comte.

CHÉRUBIN, fausse sortie.

Vous voilà en affaires, mon parrain, je me retire, mais je profite de l’occasion pour dire à M. de La Faucherie de ne pas être inquiet.

DE LA FAUCHERIE.

De quoi ?

CHÉRUBIN.

Ah ! c’est qu’aujourd’hui je suis étourdi par la joie ! J’accompagne de jolies dames au bazar que préside le digne M. de La Faucherie... et l’impatience... l’envie d’avoir ce matin même vos conseils, mon parrain... j’ai oublié de reporter des papiers dont mon notaire m’avait chargé pour M. de La Faucherie.

DE LA FAUCHERIE.

C’est bon ! c’est bon !

CHÉRUBIN.

Vous savez ?... ces titres de la rente de M. de Bussy.

LE COMTE, vivement.

M. de Bussy !

CHÉRUBIN.

Oh ! ne craignez rien ! La rente est touchée et les papiers seront dans un quart d’heure chez vous.

LE COMTE.

M. de Bussy ! Ah ! ce nom ! je ne puis pas en ce moment l’entendre sans émotion ! Vous connaissiez donc M. de Bussy ? vous aviez des affaires avec lui ?... Mais vous ne m’en avez jamais parlé.

DE LA FAUCHERIE.

Pourquoi rappeler un souvenir ?...

LE COMTE.

C’est vrai !

CHÉRUBIN.

Au revoir, mon parrain. Monsieur de La Faucherie, vous trouverez les papiers chez vous.

À part en sortant.

Il est tout changé, mon parrain... c’est la jalousie.

 

 

Scène VIII

 

DE LA FAUCHERIE, LE COMTE, GERMAIN

 

DE LA FAUCHERIE.

Le voilà parti !

LE COMTE.

Tant mieux ! au lieu de m’égayer, ses sottises m’attristent, aujourd’hui.

DE LA FAUCHERIE.

Vous êtes pourtant tout à fait en bonne santé.

LE COMTE, souriant.

Oui, mais je suis encore faible...

À Germain.

Germain, faites-nous servir à déjeuner ici.

Germain approche le guéridon sur le devant, à droite du public, sert le thé et se retire.

Vous prendrez bien une tasse de thé avec moi ?

DE LA FAUCHERIE.

Très volontiers, monsieur le comte.

LE COMTE.

Cela produit un singulier effet, une maladie violente où l’ion a pu mourir.

MADAME DE TERSAN, ouvrant la portière.

Quel bonheur de le revoir !

Ils s’asseyent.

LE COMTE.

Cela change bien les idées ! Il me semble qu’un siècle a passé... que je me suis séparé de mes jour d’autrefois... et que je suis un autre homme !

DE LA FAUCHERIE.

Ah ! ah !

LE COMTE.

Aussi j’avais hâte de vous voir, monsieur de La Faucherie, car il y a une grande affaire dont il faut que nous parlions : le projet de mariage.

DE LA FAUCHERIE.

N’est-il pas conclu ?

LE COMTE.

Avec mes idées nouvelles, j’ai pris une nouvelle résolution.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Je le craignais.

Haut.

Elle ne m’est pas contraire, au moins ?

LE COMTE.

Il m’en coûte de vous le dire mais ce mariage déplaisait à... Hélène.

DE LA FAUCHERIE.

Ô ciel !

LE COMTE.

Et j’ai résolu de rendre ma fille heureuse.

DE LA FAUCHERIE.

Elle le serait avec moi, monsieur le comte.

Pendant tout ce temps, on a vu s’agiter la portière.

LE COMTE.

Enfin, s’il faut dire toute la vérité, ce mariage ne se fera pas.

DE LA FAUCHERIE, se levant vivement.

Vous manquez à votre parole, monsieur le comte !

LE COMTE.

Pour ne pas manquer à ma conscience, monsieur de La Faucherie !

DE LA FAUCHERIE, à part.

J’avais prévu cela... remettons-nous.

Haut.

C’est un grand chagrin pour moi, monsieur le comte !...

Il se rassied.

Mais vous êtes libre... je n’abuserai pas de vos engagements... qu’ils soient donc rompus !

À part.

Il ne faut pas tout perdre.

LE COMTE.

Vous êtes raisonnable, c’est bien, et je vous tiendrai compte de ce sacrifice ! Ainsi, nos arrangements d’argent seraient onéreux pour vous maintenant, puisqu’en rompant le mariage...

DE LA FAUCHERIE.

Oui, en rompant le mariage, la rente reste de cent mille francs.

LE COMTE.

Nous reviendrons donc sur cette affaire.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Pas de cela !

LE COMTE, souriant.

D’autant mieux qu’une maladie grave guérie, c’est un bail avec la santé !... À présent, je vivrai cent ans !

DE LA FAUCHERIE, à part.

Il en serait capable !

LE COMTE.

Je rembourserai ce que vous m’avez avancé, et, nous romprons le contrat de vente dès demain.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Dès aujourd’hui, tu ne pourras plus le rompre.

LE COMTE.

Mon Dieu ! je vois avec peine que je vous chagrine ; que ce mariage vous tenait au cœur ; mais, voyez-vous, La Faucherie, nous sommes liés depuis assez longtemps pour que je vous dise tout.

MADAME DE TERSAN, se montrant au public, à part.

Ah !...

DE LA FAUCHERIE.

Vous êtes si sûr de bien placer votre confiance !... Avec moi, vos secrets seront à jamais ensevelis !...

En disant cela, il tire à moitié de sa poche un petit flacon, puis le renfonce à un mouvement que fait le comte.

LE COMTE.

Écoutez-moi donc ! Je suis bien revenu maintenant des idées qui m’avaient fait désirer de me défaire de toutes mes propriétés afin d’avoir un plus gros revenu à dépenser pour mes plaisirs.

DE LA FAUCHERIE.

Ah !...

LE COMTE.

Je ne romps pas notre contrat de vente sans projet.

DE LA FAUCHERIE.

Ni moi non plus.

LE COMTE.

Cette opulence que le ciel m’avait donnée, moi je l’ai gaspillée follement, comme mon temps, comme mon cœur !... Ah ! je ne pensais qu’à moi !... À présent, ce sera différent !... et quand viendra la fin de ma vie, j’espère emporter avec moi assez d’actions généreuses et utiles aux autres pour que le départ ne soit pas aussi cruel, aussi douloureux qu’il me l’était, là, seul, sans un ami, sans une affection, sans un bon souvenir !... Ah ! j’ai trop souffert !...

Il se lève.

DE LA FAUCHERIE, se levant aussi.

Que faites-vous ?

LE COMTE.

Rien !... Restez à cette table, nous n’avons pas fini.

Il va ouvrir le secrétaire.

Je cherche ce contrat pour vous le remettre ; vous m’apporterez le double demain.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Attends-le !...

Pendant que le comte lui tourne le dos, il vide la petite fiole dans sa tasse. Le public voit madame de Tersan qui ne perd pas un seul de ses mouvements et dont les gestes expriment les émotions diverses qu’elle éprouve.

LE COMTE, revenant à table.

Il me faut toutes mes terres pour exécuter mes projets. Mais, hélas ! comment réparer mes torts ? J’ai éloigné ma fille, j’ai éloigné ma femme.

DE LA FAUCHERIE.

Madame la comtesse ne doit-elle pas revenir bientôt ?...

LE COMTE.

Sachez la vérité !... Je ne la reverrai plus !... Oui, séparés pour toujours ! Oh ! je ne l’accuse pas, je ne puis accuser que moi seul. Je l’ai repoussée, offensée ! Eh bien, cette absence que j’ai désirée, que j’ai voulue, c’est l’absence du bien, de la vertu, de la tendresse !... Enfin il me semble que j’ai perdu pour toujours un bonheur nécessaire à ma vie, un ange du ciel qui veillait sur moi pour me sauver.

Il avance machinalement la main pour prendre la tasse ; La Faucherie la lui donne.

DE LA FAUCHERIE, à part.

Enfin !...

Au moment où le comte porte la tasse à ses lèvres, madame de Tersan écarte violemment la portière et s’élance vers lui.

 

 

Scène IX

 

DE LA FAUCHERIE, MADAME DE TERSAN, LE COMTE

 

MADAME DE TERSAN, au comte.

Ne buvez pas.

Vif mouvement de tous les deux.

LE COMTE, poussant un cri de surprise.

Ah !...

DE LA FAUCHERIE, effaré.

Madame la comtesse !

LE COMTE.

Ici !...

MADAME DE TERSAN, indiquant la portière et les yeux fixés sur La Faucherie.

Là !...

La Faucherie fait un mouvement qu’il réprime. Moment de silence.

J’ai vu...

Mouvement du comte et de La Faucherie.

J’ai cru voir, du moins... et cela doit suffire. Cette tasse de thé, vous ne la boirez pas !

LE COMTE.

Pourquoi ?

DE LA FAUCHERIE, se remettant.

Comment ?... que pensez-vous donc, madame ?

MADAME DE TERSAN.

Je pense... Je crois... J’ai peur !...

LE COMTE.

De quoi donc ?

MADAME DE TERSAN.

Si elle était empoisonnée ?

Mouvement de La Faucherie.

LE COMTE.

Oh !

DE LA FAUCHERIE.

Mais il y a de la folie à supposer pareille chose !... Qui donc aurait versé le poison ?...

MADAME DE TERSAN, le regardant en face.

Vous me le demandez... vous ?

LE COMTE, vivement.

Lui ?...

Mouvement de madame de Tersan et de La Faucherie. Le comte appuie sur ce dernier un regard fixe et scrutateur.

L’amour de l’or pourrait-il aller jusque-là ?... Quoi !... il aurait flatté mes passions par intérêt ?... Il se serait servi de moi pour s’élever dans le monde ! Et quand il aurait jugé que je ne pouvais plus lui être utile que par ma mort, il m’aurait tué !... Oh ! cela n’est pas possible !

DE LA FAUCHERIE.

Vous avez raison, monsieur le comte, cela n’est pas possible ! M’accuser !... Moi ?... mais toute mon existence, mes actions, mes paroles... Oh !... un si horrible soupçon... c’est affreux !

MADAME DE TERSAN, à part.

Me serais-je trompée ?

DE LA FAUCHERIE, à part.

De l’audace, ou tout est perdu !

D’un air hypocrite.

Mon Dieu ! vous savez ce qu’il y a de cruel, de terrible, de désespérant, dans cette idée... Ce sont des protecteurs... des amis, et pourtant il faut me condamner devant eux à une épreuve... odieuse.

Il remonte prendre la tasse qui est sur le guéridon.

LE COMTE.

Que faites-vous ?

DE LA FAUCHERIE, prenant la tasse.

Cette tasse... je la veux !... je la prends !... c’est moi qui la viderai !

LE COMTE.

Oh ! je ne souffrirai pas...

MADAME DE TERSAN.

Comment ?

La porte du fond s’ouvre, Hélène paraît.

 

 

Scène X

 

DE LA FAUCHERIE, MADAME DE TERSAN, LE COMTE, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE, se jetant dans les bras du comte.

Mon père !

LE COMTE, étonné.

Ma fille !

DE LA FAUCHERIE.

Mademoiselle Hélène ici ! Oh ! je devine tout en la voyant ! c’était un complot préparé pour me perdre ; madame la comtesse fut toujours opposée à ce mariage ; mais que vous me jugez mal ! je suis trop loyal et trop généreux pour vouloir d’une femme qui ne se donnait point à moi avec bonheur ! En devinant vos regrets, j’avais tout rompu, et cela doit suffire. Il serait indigne de mon caractère de m’abaisser à en dire davantage : mais cette humiliante épreuve que je m’imposais... je ne la subirai point ! Ce serait supposer que le soupçon peut s’élever jusqu’à moi... cela ne peut pas être ! cela n’est pas !

Il prend la tasse, dont il jette le contenu.

LE COMTE, comme frappé de cette action.

Oh !

DE LA FAUCHERIE.

Je suis attendu pour présider à une œuvre de charité à laquelle je ne perds pas l’espérance de vous voir vous associer ; je ne puis donc rester ici plus longtemps. Adieu ! j’oublie et je pardonne une odieuse accusation.

LA COMTESSE.

Que faut-il croire ?

Au moment où de La Faucherie va sortir, la porte du fond est ouverte violemment par Thibaut. Germain le suit et reporte le guéridon au fond, et reste là attendant les ordres.

 

 

Scène XI

 

DE LA FAUCHERIE, MADAME DE TERSAN, LE COMTE, HÉLÈNE, THIBAUT

 

LE COMTE et MADAME DE TERSAN.

Thibaut !

THIBAUT, à de La Faucherie.

Un instant ! j’ai deux mots à vous dire.

DE LA FAUCHERIE.

À moi ?... Que me voulez-vous ?

THIBAUT.

Vous êtes monsieur de La Faucherie, n’est-ce pas ?

DE LA FAUCHERIE.

Après ?

THIBAUT.

Ah ! c’est donc vous qui avez trompé ma femme sur le sort de notre enfant ? c’est vous qui, depuis un mois, cherchez par tous les moyens à m faire quitter la France ?... et qui, tout récemment encore, m’avez écrit une lettre anonyme pour m’éloigner en m’effrayant ?

LE COMTE et MADAME DE TERSAN, à part.

Ah !...

DE LA FAUCHERIE.

Moi !

THIBAUT.

Vous !... je le sais !... j’en suis sûr !

DE LA FAUCHERIE.

Et quel intérêt aurai-je ?

THIBAUT.

Quel intérêt ! je vais vous le dire ! Il n’y a au monde qu’un homme qui doive redouter ma présence... et cet homme c’est l’assassin de M. de Bussy !

LE COMTE, à part.

Oh ! se pourrait-il ?

DE LA FAUCHERIE.

Qu’osez-vous dire ?... Cet homme est fou !

Il fait un mouvement pour sortir.

THIBAUT.

Oh ! vous ne sortirez pas !

Nouveau mouvement de de La Faucherie.

Vous ne sortirez pas, vous dis-je !... Pardon, madame la comtesse, si votre protection !... Et vous, monsieur le comte, vous avez paru regretter...

LE COMTE, vivement, en allant à lui.

Oui, Thibaut, oui, continuez... ne craignez rien ! disposez de moi !

THIBAUT.

Je l’avais espéré, monsieur le comte ? Sachez donc que moi, condamné pour un meurtre que je n’ai pas commis, je me suis rendu chez le magistrat ! Mon nom, le jugement qui pèse sur moi, les menaces, les poursuites mystérieuses dont je suis l’objet, je lui ai tout révélé !... et j’ai ajouté : Si ce de La Faucherie, que je soupçonne, n’est pas lui-même l’assassin de M. de Bussy, il le connait du moins,  et il est son complice.

DE LA FAUCHERIE.

Misérable !

THIBAUT.

Oh ! le magistrat m’a compris !... il est chez vous en ce moment avec Marianne et ma fille.

DE LA FAUCHERIE.

Chez moi !

THIBAUT.

Où se trouveront, j’espère, les preuves que je cherche depuis tant d’années.

LE COMTE, avec intérêt.

Des preuves ?

THIBAUT.

Oui ! des titres volés à M. de Bussy dans le bois de Boulogne, le jour où il fut assassiné !

LE COMTE, à part.

Quel trait de lumière !

Il remonte vivement et parle bas à l’oreille de Germain.

Allez... courez...

Germain sort.

THIBAUT.

Et moi, je suis accouru chez vous, monsieur le comte, où je savais rencontrer cet homme, pour qu’il ne puisse franchir le seuil de votre porte et empêcher, par quelque ruse nouvelle, la vérité de se faire jour !... Le magistrat doit se rendre ici... et tenez, je ne me trompe pas... c’est lui ; Marianne et Léna l’accompagnent.

 

 

Scène XII

 

DE LA FAUCHERIE, MADAME DE TERSAN, LE COMTE, HÉLÈNE, THIBAUT, MARIANNE, LÉNA, UN MAGISTRAT, DES HOMMES, qui restent au fond en dehors, puis CHÉRUBIN

 

Léna va à madame de Tersan et à Hélène.

THIBAUT.

Eh bien ! Marianne ?

MARIANNE.

Rien, Thibaut !

THIBAUT.

Quoi !... ces preuves si désirées...

LE MAGISTRAT.

Elles n’existent pas !... vous vous êtes trompé, Thibaut !

DE LA FAUCHERIE, à part.

Ah !...

LE MAGISTRAT.

Rien ne justifie vos soupçons ! Rien n’accuse M. de La Faucherie.

DE LA FAUCHERIE.

Ainsi, je suis libre de me retirer, monsieur ?

LE MAGISTRAT.

Sans doute !

DE LA FAUCHERIE.

Adieu donc !... j’ai l’âme assez élevée pour ne me venger que par le mépris des calomnies d’un insensé !

Il fait un pas pour sortir.

CHÉRUBIN, en dehors.

Laissez-moi, que diable !... Je vous dis qu’il faut que j’entre, puisqu’il m’a fait demander.

LE COMTE.

Enfin !

DE LA FAUCHERIE.

Qu’entends-je !

LE COMTE, à de La Faucherie, en le retenant.

Pardon, monsieur de La Faucherie !

CHÉRUBIN, entrant.

Ouf ! j’espère que je ne me suis pas fait attendre, mon parrain ?

LE COMTE, à de La Faucherie.

J’ai fait chercher ce jeune homme pour qu’il s’acquitte d’un devoir envers vous.

DE LA FAUCHERIE.

Envers moi ?

LE COMTE, à Chérubin.

Ces papiers, dont tu parlais il y a une heure ; ce titre de rentes...

CHÉRUBIN.

De M. de Bussy ? Le voilà ! J’allais le porter chez M. de La Faucherie ; mais puisqu’il est ici...

LE COMTE, se précipitant sur le papier.

Un moment !

DE LA FAUCHERIE.

Que faites-vous ?

LE COMTE.

Ces papiers !... je m’en empare ! vous n’y toucherez pas !... Regardez, Thibaut, ne sont-ce pas là les preuves que vous attendiez ?

Il les lui remet.

THIBAUT, examinant avec une vive émotion.

Oui ! oui ! c’est cela ! c’est cela ! Voilà les titres qui ont été arrachés à mon malheureux bienfaiteur ! les voilà ! On en trouvera la preuve dans les papiers qu’il m’avait confiés il y a seize ans, et qu’on a saisis sur moi le jour de sa mort ! Et cette procuration... elle est fausse ! ce n’est point l’écriture de madame de Bussy.

Au magistrat.

Oh ! prenez, monsieur, prenez ! Ah ! tu pâlis, de La Faucherie, tu commences à trembler ?

DE LA FAUCHERIE.

Moi !

THIBAUT.

Voleur et faussaire, je t’arrache enfin ton masque, et je montre à tous l’assassin de M. de Bussy.

DE LA FAUCHERIE.

On ose m’accuser ! moi ! quand ma vie entière...

LE MAGISTRAT.

C’est devant la justice que vous répondrez ; marchons !

DE LA FAUCHERIE.

Mes bonnes œuvres répondront pour moi ; oui, monsieur, marchons !

Il sort, accompagné par les hommes du fond.

LE COMTE, au magistrat.

Je suis la caution de Thibaut, monsieur.

Le magistrat s’incline et sort.

 

 

Scène XIII

 

LÉNA, HÉLÈNE, MADAME DE TERSAN, THIBAUT, MARIANNE, LE COMTE, CHÉRUBIN

 

THIBAUT.

Je serai donc justifié !

CHÉRUBIN.

Et c’est moi qui en suis cause ! En voilà une chance !

MARIANNE.

Mon cher Thibaut !

LÉNA.

Mon père !

LE COMTE.

Oui, vous serez tous heureux désormais ! Marianne, Léna, et toi aussi, ma fille !... L’avenir, pou vous, réparera le passé.

HÉLÈNE.

Mais vous, mon père ?

LE COMTE.

Oh ! mon bonheur, à moi, est dans un pardon ! Mathilde, mon avenir dépend à présent d’un seul mot.

MADAME DE TERSAN, allant à lui.

Édouard, j’ai tout oublié.

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