La Foire Saint-Laurent (Marc-Antoine LEGRAND)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 20 septembre 1709.
Personnages
FRONIMOND, Père de Lucile
LUCILE, Fille de Fronimond
MADAME RAYMONDE, Belle-sœur de Fronimond, amoureuse de Thérame.
THÉRAME, Amant de Lucile
DANDINET, Gentilhomme de Beauce, Amoureux de Lucile
LA VERDURE, Valet de Thérame
BLAISE, Paysan, Domestique de Thérame.
GRISON, Valet de Fronimond
L’ENROUÉ, bateleur
GILLE, bateleur
BRAILLARD, bateleur
PLUSIEURS MUSICIENS et MUSICIENNES, vêtus à l’Indienne
La Scène est à la Foire Saint-Laurent.
Le Théâtre représente la Foire. Plusieurs violons sous des figures grotesques jouent des airs différents, pendant que plusieurs Bateleurs et Farceurs appellent les paysans.
Scène première
L’ENROUÉ, GILLE, BRAILLARD, THÉRAME, BLAISE
L’ENROUÉ.
Danseurs, Sauteurs, Voltigeurs,
Ce ne sont point des bagatelles ;
On joue ici, Messieurs,
En personnes naturelles.
GILLE.
C’est ici chez nous ;
Entrez vite ? dépêchez-vous.
Venez voir cette Parodie,
Avec ce Turc d’Italie.
BRAILLARD, à Blaise.
Voir ici ces beaux animaux,
Messieurs, le combat des Taureaux.
Ne vous amusez pas davantage à la porte ;
Car on va commencer.
Les Bateleurs, Farceurs et Violons rentrent dans leurs loges pour commencer leurs jeux.
BLAISE.
Le Diable vous emporte.
Eh morgué commencez, on ne commence pas,
Je nous en battons l’œil, jarni que de fracas :
Dans cette Foire-ci, l’on ne saurait s’entendre.
Reprenons mon discours :
THÉRAME.
Et que veux-tu reprendre ?
Finis.
BLAISE.
Je disais donc que j’avais de l’esprit.
THÉRAME.
Je suis content de toi, mon cher Blaise, il suffit.
BLAISE.
Depuis un mois je suis venu de mon Village,
Dont vous êtes Seigneur, et j’ai déjà fait rage.
C’est par moi... Mais malgré tout ce que je vous fais.
Vous me laissez toujours laquais de vos laquais.
THÉRAME.
Va, j’aurai soin de toi ; cherche encor la Verdure,
Je ne puis m’en passer dans cette conjoncture.
BLAISE.
Je l’ai cherché par tout, et ne le trouve pas.
THÉRAME.
Où diantre est-il ? j’enrage, et dans cet embarras...
BLAISE.
Moi, je le chasserais.
THÉRAME.
Ah ! le voici.
Scène II
THÉRAME, LA VERDURE, BLAISE
THÉRAME.
Quoi, traître,
Depuis trois jours entiers...
LA VERDURE.
Doucement notre Maître.
THÉRAME.
Lucile vient ici dans ce même moment,
Mon Rival l’y conduit. Cependant...
LA VERDURE.
Doucement,
Que votre Rival vienne, et Lucile et son Père,
Et toute leur séquelle : allez, laissez-moi faire.
Depuis trois jours entiers que je demeure ici,
Je ne me suis pas mal occupé, Dieu merci,
Et je n’ai pas toujours passé le temps à boire.
Soyez sur qu’il n’est point d’endroit dans cette Foire,
Dont vous ne soyez maître, enfin tout est à vous
L’homme aux Tableaux changeants, les Marchands, les Filous,
L’homme sans bras, le Turc, les Farceurs, jusqu’à Gille ;
Tout est ici d’accord pour enlever Lucile.
THÉRAME.
Comment donc tous ces gens savent notre secret ?
LA VERDURE.
Quoiqu’ils soient tous à nous, ils ignorent le fait.
De leurs jeux seulement ils m’ont rendu le maître,
Sans pénétrer plus loin ; et j’y saurai paraître.
Sous leur propre figure : enfin je ne dis rien.
Vous verrez si tantôt je m’en tirerai bien ;
Et si quand je m’en mêle on peut mieux contrefaire...
THÉRAME.
Si mon Rival trop sot, Fronimond trop sévère,
Ne veulent point aller à ces spectacles-là ?
LA VERDURE.
La Foire Saint-Laurent n’a de beau que cela.
Quoiqu’il arrive enfin, j’enlèverai Lucile.
L’argent que j’ai donné me rendra tout facile ;
De vos cent Louis d’or, aussi je n’ai plus rien.
THÉRAME.
Quoi ! tout est dépensé ?
LA VERDURE.
Bon, j’en ai mis du mien
L’homme sans bras m’a pris lui seul trente pistoles,
Jugez du reste, et si...
THÉRAME.
Du moins tu me consoles,
Par l’espoir...
LA VERDURE.
Espérez que tout réussira.
Croyez-vous que Lucile aussi consentira
À cet enlèvement ?
THÉRAME.
J’en suis sûr. Voilà Blaise
Qui vient d’apporter réponse.
LA VERDURE.
J’en suis aise.
Lucile vous écrit, c’est la première fois.
THÉRAME.
On ne lui laissait rien à ce que tu disais,
Ni plume ni papier.
LA VERDURE.
Mais c’était elle-même
Qui l’avait dit.
BLAISE.
Oh ! c’est que j’ai du stratagème.
Ce billet de Monsieur, sans adresse ni rien,
Était bien chatouilleux. J’ai trouvé le moyen
De le rendre pourtant.
LA VERDURE.
C’est être bien habile ;
Car d’un pas Fronimond ne quitte point Lucile.
BLAISE.
Morguenne il n’a pas pu de moi se défier ;
Car j’ai fait le benêt, m’offrant pour Jardinier :
Bref, j’ai bien réussi malgré toute l’envie,
Je n’avais pourtant vu Lucile de ma vie.
LA VERDURE.
Quoi, jamais !
BLAISE.
Non morgué : c’est-là faire un grand coup.
LA VERDURE.
Tu l’as dû trouver belle.
BLAISE.
Un peu, mais pas beaucoup.
LA VERDURE.
Pas beaucoup !
BLAISE.
Non morgué.
THÉRAME.
Blaise est bien difficile.
Dans le monde il n’est rien au-dessus de Lucile.
BLAISE.
Dame, je ne sais pas me connaître en biauté,
Quand c’est une biauté surtout de qualité ;
Ils se peinturont tant que je n’y connais goûte.
Il faut voir pour juger, n’est-il pas vrai ?
THÉRAME.
Sans doute.
BLAISE.
Or donc... je ne sais plus ce que je vous disais.
LA VERDURE.
Tu parlais de Lucile.
BLAISE.
Ah ! oui je discourais
Avec le vieux vieillard, c’est je pense son frère.
LA VERDURE.
Non ; c’est son père.
BLAISE.
Enfin me tournant le derrière,
Il me l’a baillé belle à finir mon dessein,
J’ai fait signe à Lucile, et j’ai mis dans sa main
Le billet de Monsieur ; elle a quitté la place,
Et pis est revenue, et pis m’a de sa grâce
Donné deux Louis d’or et réponse au billet,
Et pis après...
THÉRAME.
Tu m’as raconté tout le fait :
Il s’agit maintenant d’enlever cette Belle.
LA VERDURE.
Blaise tout doucement va t’en au devant d’elle,
Et vient nous avertir.
BLAISE, bas.
Oui... comme je viendrai ;
J’en veux avoir l’honneur et je l’enlèverai
Moi tout seul si je puis.
Scène III
THÉRAME, LA VERDURE
LA VERDURE.
Qu’a-t-on pu vous écrire ?
Ne le puis-je savoir ?
THÉRAME.
Hélas ! tu le peux lire.
Ma lettre lui parlait de cet enlèvement,
La priant d’y donner un plein consentement ;
Tu vas voir sa réponse ; elle est pourtant d’un style...
LA VERDURE.
Qui vous plaît.
THÉRAME.
Non, je veux que l’on soit moins facile,
Qu’on se défende un peu.
LA VERDURE.
Monsieur, on ne voit plus
Dans ce siècle pervers de ces rudes vertus
Qui vous éclaboussaient dix pas à la ronde ;
Demandez-le plutôt à Madame Raymonde,
La tante de Lucile ; elle est de ce vieux temps,
Et souvent le rappelle en lisant ses Romans,
Elle vous aime un peu, pourtant la bonne Dame.
THÉRAME.
Ah ! ne plaisante point, et lis.
LA VERDURE, lisant.
Au beau Thérame.
De Votre amour persuadée.
Vous pouvez ni enlever, ma tendresse y consent ;
Je m’en forme une aimable idée,
Et je crois cela fort plaisant.
La petite friponne, elle s’enhardit bien.
THÉRAME.
Ce style me surprend et je n’y connais rien,
Car dans nos entretiens, sérieuse et timide,
Jamais rien de pareil.
LA VERDURE.
C’est l’Amour qui la guide ;
Pour son enlèvement, si l’on manque ce jour,
Elle conçoit fort bien qu’il n’est plus de retour.
Mais à propos Grison, le Valet de son père,
Dans tout cet embarras nous ferait nécessaire ;
Après avoir reçu de bon argent de vous,
Il nous néglige un peu.
THÉRAME.
Que peut-il plus pour nous ?
C’est par lui que j’ai su que partie était faite,
Pour aller à la Foire, et depuis il la guette ;
Et c’est sur son avis que je me rends ici,
Il doit même venir m’avertir : Le voici.
Scène IV
THÉRAME, LA VERDURE, GRISON
THÉRAME.
Hé bien, Grison ?
GRISON.
Monsieur, voici tout notre monde,
Père, Rival, Maîtresse, et Madame Raymonde.
THÉRAME.
Quoi ! cette vieille folle en est aussi ! Tans pis.
GRISON.
Pourquoi donc ? vous étiez jadis si bons amis.
LA VERDURE.
Il feignait de l’aimer afin de voir sa nièce.
THÉRAME.
Laissons cela.
GRISON.
Toujours votre sort l’intéresse ;
Elle vous compte encore au rang de ses amants,
Souvent elle vous nomme en lisant les Romans,
Cependant je lui crois quelqu’autre amour en tête ;
Car sa Suivante, enfin, qui n’est pas une bête,
L’a vu tantôt répondre avec empressement
À certain billet doux.
LA VERDURE.
Et qui serait l’amant ?...
GRISON.
Monsieur l’a bien été.
LA VERDURE.
Mais pour se moquer d’elle.
GRISON.
La Dame a crû pourtant la chose bien réelle ;
Encor...
THÉRAME.
C’est trop parler d’un objet que je hais,
Finissez, et venons au plutôt aux effets.
GRISON.
Il n’est pas temps, nos gens sont aux Marionnettes
Votre sot de Rival se plaît à leurs sornettes,
Et fait de tels éclats, que chacun rit de lui,
Il voudrait que cela ne finit d’aujourd’hui.
THÉRAME, à la Verdure.
As-tu mis là quelqu’un de notre intelligence ?
LA VERDURE.
Non, pouvais-je prévoir pareille extravagance ?
Et que votre Rival s’en irait d’abord là ?
THÉRAME.
Il ne verra peut-être aujourd’hui que cela ?
GRISON.
Il veut voir tous les jeux ; mais ce qui m’embarrasse,
C’est que la nuit s’approche, et que le temps se passe.
De plus ce Campagnard rit à tous les passants,
Il s’arrête à tous coups, admire à tous moments,
Et même en arrivant, l’une de ces Donzelles,
Que le premier venu ne trouve point cruelles,
L’a d’un petit souris un peu gracieusé,
Il s’y serait ma foi volontiers amusé.
THÉRAME.
Avec tous ces défauts Fronimond l’idolâtre.
Où diantre a-t-il pêché ce maudit Gentillâtre ?
Dans le fond de la Beauce, un homme sot, mal fait.
GRISON.
C’est parce qu’il est Fils de Monsieur Dandinet,
Son ancien ami, qu’il aime, qu’il révère.
THÉRAME.
Après avoir reçu la parole du père
Et le cœur de la fille, il faut que ce lourdaud
Se trouve en mon chemin, il faut enfin, il faut...
LA VERDURE.
Il faut, mais il fallait en dégoûter le père.
Et toi qui devais tant les brouiller...
GRISON.
Comment faire ?
Quand le gendre fait mal, le beau père applaudit,
Et le gendre d’ailleurs jamais ne contredit,
L’un approuve toujours, l’autre jamais ne blâme.
Quand j’aurais les talents et l’esprit d’une femme,
Je ne pourrais jamais brouiller de tels esprits,
C’est pourtant un écueil pour les meilleurs amis.
Mais les voici.
LA VERDURE.
Gardez d’être aperçu du Père,
Entrez dans cette loge, et puis laissez-moi faire.
THÉRAME.
Que je voie un moment Lucile.
LA VERDURE.
Ah ! sans tarder
Entrez.
THÉRAME.
Un seul moment.
LA VERDURE.
Non, c’est trop hasarder.
Ils entrent dans une loge.
Scène V
FRONIMOND, MADAME RAYMONDE, LUCILE, DANDINET
FRONIMOND.
Non, je n’ai jamais vu de Gentilhomme en France
D’une meilleure humeur.
DANDINET.
Oh vraiment ! je le pense.
FRONIMOND.
Vous ressusciteriez un mort.
DANDINET.
Je suis plaisant,
N’est-ce pas ? jovial.
LUCILE, sérieuse.
Oui fort réjouissant.
FRONIMOND.
Vous m’avez bien fait rire à ces Marionnettes.
Ma Fille, qu’est-ce donc ? quelle mine vous faites ?
Vous soupirez, voyez votre futur époux,
Et ma sœur, votre tante ; enfin voyez-nous tous,
Notre humeur vous devrait inspirer de la joie.
Voyez.
LUCILE.
Que voulez-vous, mon Père, que je voie ?
Je ne suis point contente, et je voudrais en vain...
DANDINET.
Là, ne vous fâchez pas, vous la serez demain
Vous me posséderez, soyez plus patiente ;
Si vous attendiez donc, comme a fait votre tante,
Des trente et quarante ans.
MADAME RAYMONDE.
Pour avoir attendu,
Grâce au Dieu de l’Amour, je n’aurai rien perdu ;
Il m’offre dans ce jour, m’ayant fait tant attendre,
Le sujet le plus beau, le mieux fait, le plus tendre,
Qui soit sous son empire.
FRONIMOND.
Avec tous vos Romans,
Ma sœur, vous avez eu toujours quarante amants ;
Mais ils n’étaient ma foi, tous que dans votre idée.
MADAME RAYMONDE.
Oh ! pour cette fois-ci j’en suis persuadée,
La chose est bien réelle, et j’en ai preuve en main.
FRONIMOND.
Mais quel est celui-ci ?
MADAME RAYMONDE.
Vous le saurez demain.
Le plaisir de l’amour n’est que dans le mystère,
Dans les difficultés.
FRONIMOND.
Par ma foi pour bien faire,
Ma Sœur, vous devriez brûler tous ces Romans
Qui vous remplirent trop de leurs grands sentiments.
DANDINET.
Faites tout comme moi : je ne lis aucun livre,
Et si j’ai de l’esprit.
MADAME RAYMONDE.
Le bel exemple à suivre !
Mais vous serez content, mon Frère ; et mon espoir
Est de faire finir mon Roman dès ce soir ;
La Foire me fournit une grande aventure,
Qui pourra parvenir à la race future.
FRONIMOND.
Ma foi vous êtes folle ; avec cous vos discours !
MADAME RAYMONDE.
J’ai folâtré longtemps avecque les Amours ;
Mais il faut en venir enfin au mariage,
À la conclusion.
FRONIMOND.
Vous n’êtes plus en âge,
Ma Sœur...
MADAME RAYMONDE.
Pour mieux parler je n’y suis pas encor,
Mais mon Frère, l’Amour me fait prendre l’essor.
Apercevant Blaise qui lui fait signe.
Ne vois-je pas l’agent de l’objet de ma flamme.
Oui, je touche au moment, et je sens dans mon âme...
Je vous quitte.
FRONIMOND.
Comment ! Pourquoi nous quittez-vous ?
MADAME RAYMONDE.
Je quitte mes parents pour suivre mon époux ;
Adieu, l’amour l’emporte enfin sur la nature,
Et dans peu vous saurez toute mon aventure.
Scène VI
FRONIMOND, DANDINET, LUCILE
FRONIMOND.
Quel galimatias !
DANDINET.
Vous la laissez aller ?
FRONIMOND.
Que faire, elle extravague, on a beau lui parler,
Point de raison, bientôt j’y prétends donner ordre.
DANDINET.
Elle vous donnera bien du fil à retordre
Quand une femme est sage, elle fait enrager ;
Jugez quand elle est folle !
FRONIMOND.
Il y faudra songer.
Scène VII
FRONIMOND, LUCILE, DANDINET, LA VERDURE, sous la figure de Monsieur le Rat, qui montrait des tableaux à la Foire
LA VERDURE.
Voir ici ces Tableaux changeants,
Vous en serez contents,
Bien contents ;
Très contents.
DANDINET.
Voyons cela.
FRONIMOND.
Ce sont des bagatelles pures.
LA VERDURE.
Vous verrez ces belles Peintures,
Avec ces riches bordures,
Le tout, Messieurs, à peu de frais ;
Ces beaux ouvrages,
Ont été faits
Par les mains des Sauvages,
Et vous en serez satisfaits,
Bien satisfaits,
Très satisfaits.
Fort satisfaits,
Extrêmement satisfaits,
La chose est très bien ordonnée :
Vous y voyez le jour le plus beau de l’année.
L’amour sans intérêt, avec la clef des cœurs.
Ne perdez point de temps, entrez vite, Messieurs.
FRONIMOND.
Il faut avoir bonne cervelle...
LA VERDURE.
On ne prend qu’une bagatelle.
Vous y voyez de plus ce beau Tableau mouvant,
Entrez, Monsieur ; et si vous n’êtes pas content,
Et si la chose n’est pas belle,
En sortant
Je vous rends votre argent ;
Mais je suis assuré que vous serez content,
Bien content,
Fort content,
Très content,
Extrêmement content.
DANDINET.
Comment vous nomme-t-on ?
LA VERDURE.
Mon nom est Fatiguant.
FRONIMOND.
Aussi l’êtes-vous bien ; toujours la même note
Depuis dix ans, pour voir une chose aussi sotte...
LA VERDURE.
Je vous en prie entrez.
DANDINET.
Il faut bien s’amuser ;
Il nous en prie, et moi je ne puis refuser.
FRONIMOND.
Je reconnais bien là l’humeur de votre père,
Il se livrait à tout.
DANDINET.
C’est tout comme ma mère,
Qui, dit-on, n’a jamais rien refusé : ma foi
Cela naît dans le sang, faites tout comme moi ;
Entrez.
FRONIMOND, riant.
Il le faut bien, puisque l’on nous en prie
Quoiqu’au fond ce ne soit qu’une badinerie ;
Mais ce que vous voulez, il faut bien le vouloir.
LA VERDURE.
Pardonnez-moi, Monsieur, la chose est belle à voir,
Très belle à voir,
Très jolie à voir,
Très curieuse à voir,
Le Roi l’a voulu voir,
Ce n’est point menterie,
Et vous n’avez rien vu de pareil en la vie.
Ils entrent dans la loge.
Scène VIII
THÉRAME, LA VERDURE, GRISON
LA VERDURE, à Thérame.
Le beau coup de filet, ne perdons point de temps,
Je m’en vais amuser le Vieillard là dedans,
Et Grison le benêt. Attendez votre proie,
Dans un moment d’ici, Monsieur, je vous l’envoie.
Scène IX
THÉRAME, seul
Ô trop heureux Thérame ! ô moment fortuné !
Je vais ravir l’objet qui m’était destiné.
Je m’embarrasse peu que le père en murmure,
Qu’il veuille procéder contre une telle injure ;
Sa fille est toute à moi, je ne lui vole rien,
Je ne fais seulement que reprendre mon bien ;
Et Lucile y consent, La voici.
Scène X
THÉRAME, LUCILE, sortant de la loge
LUCILE.
Quoi Thérame,
C’est vous, pouvez-vous bien vous hasarder ?...
THÉRAME.
Madame.
LUCILE.
Si mon père vous voit, à quoi m’exposez-vous.
THÉRAME.
Mes parents sauront bien apaiser son courroux ;
Ne perdons point de temps, venez, belle Lucile.
Fuyons.
LUCILE.
À quoi tend donc ce discours inutile ?
THÉRAME.
Les moments nous sont chers.
LUCILE.
Quel est donc votre espoir ?
Me croyez-vous personne à trahir mon devoir ?
THÉRAME.
L’irrésolution nous va perdre, Madame,
Pour cet enlèvement tout est prêt.
LUCILE.
Quoi, Thérame,
C’est un enlèvement que vous me proposez ?
Vous me connaissez mal, et vous vous abusez ;
Je vous aime, il est vrai, et ne m’en saurais taire.
Mais un si grand dessein, une pareille affaire,
Méritait bien du moins mon aveu.
THÉRAME, lui montrant la lettre.
Ce projet
Par ce billet de vous...
LUCILE.
Comment donc, quel billet ?
THÉRAME.
Le billet ce matin qu’il vous a plu m’écrire,
Que voilà.
LUCILE, étonnée, prend la lettre.
Donnez-moi.
THÉRAME.
Voulez-vous vous dédire ?
LUCILE.
Croyez... Mon Père vient, et tôt retirez-vous.
THÉRAME, se cachant.
Juste Ciel !
Scène XI
FRONIMOND, DANDINET, LUCILE
FRONIMOND.
Pourquoi donc vous éloigner de nous !
LUCILE.
Je m’ennuyais de voir toutes ces bagatelles,
Je prenais un peu l’air.
DANDINET.
Voyons choses nouvelles.
FRONIMOND.
Faisons deux ou trois tours, et puis nous reviendrons.
DANDINET.
Voyons l’Homme sans bras.
FRONIMOND.
Tantôt nous le verrons ;
Grison suis-nous.
Scène XII
THÉRAME
Ô Ciel ! que veut-elle me dire !
Quelle froideur après ce qu’elle vient d’écrire !
Pourquoi si brusquement reprendre son billet ;
Elle rompt avec moi, je la perds, c’en est fait.
Hélas ! je me plaignais de la trouver facile.
Scène XIII
THÉRAME, LA VERDURE
LA VERDURE.
Quoi vous êtes ici ! qu’a-t-on fait de Lucile !
L’avez-vous mise en lieu de sûreté. Mais quoi !
Quel désespoir !
THÉRAME.
Lucile hélas ! trahit ma foi.
LA VERDURE.
En voilà bien d’un autre, à quoi sert donc sa lettre ?
THÉRAME.
À me désespérer.
LA VERDURE.
Ayant su vous promettre...
THÉRAME.
Elle en vient de marquer un soudain repentir.
LA VERDURE.
Cependant de ces lieux il ne faut point partir.
Sans l’enlever. Je veux...
THÉRAME.
Quoi ! sans qu’elle y consente !
LA VERDURE.
Les Filles sont souvent d’humeur contrariante.
À toutes ces façons n’ayons aucun égard :
Pour vouloir s’en dédire, elle s’y prend trop tard.
THÉRAME.
Gardons-nous de lui faire un si sensible outrage.
LA VERDURE.
De son refus peut-être à présent elle enrage.
Scène XIV
THÉRAME, GRISON, LA VERDURE
GRISON.
Monsieur, Lucile vient de me prier tout bas,
De vous dire qu’elle est prête à suivre vos pas,
Qu’elle consent à tout ; que de votre innocence
Elle a présentement entière connaissance.
LA VERDURE.
Ne savais-je pas bien qu’on se repentirait !
GRISON.
Elle m’a dit encor qu’elle vous instruirait
D’un secret...
LA VERDURE.
Tout cela n’était rien que grimace.
THÉRAME.
Enfin quoi qu’il en soit, que faut-il que je fasse ?
LA VERDURE.
Rien : demeurez ici, je vais avec Grison
Jouer à nos benêts un tour de ma façon.
Scène XV
THÉRAME, seul
Reprenons quelque espoir après ma juste crainte :
Votre flamme pour moi n’est pas encore éteinte,
Adorable Lucile, et c’est assez pour moi ;
J’oserai tout braver lorsque j’ai votre foi.
Scène XVI
THÉRAME, BLAISE
BLAISE, essoufflé.
À la fin vous voilà ; je cours toute la Foire
Sans vous trouver. Morgué j’ai gagné de quoi boire.
THÉRAME.
Je n’ai bougé d’ici.
BLAISE.
La Verdure, ma foi,
Avec tout son esprit n’a pas tant fait que moi.
THÉRAME.
Comment donc, qu’as tu fait ?
BLAISE.
Ayez l’âme joyeuse ;
Je viens...
THÉRAME.
Quoi ?
BLAISE.
D’enlever enfin votre amoureuse,
Moi seul j’ai fait le coup.
THÉRAME, en l’embrassant.
Ce que j’ai de bonheur
Me vient toujours par toi.
BLAISE.
Vous le voyez, Monsieur,
J’ai baillé ce matin votre lettre à Lucile,
Je l’enlevé ce soir ; suis-je un garçon habile ?
THÉRAME.
Je ferai ta fortune.
BLAISE.
Oh je n’en doute pas :
Ça le mérite bien... Avec son grand fracas
La Verdure pourtant ne m’a pas fait la nique.
THÉRAME.
Mais où Lucile est-elle ?
BLAISE.
Elle est dans la boutique...
De ce certain Marchand... Vous connaissez cela,
Un vendeur de tisane.
THÉRAME.
Elle n’est pas bien là.
Il faut l’en retirer en toute diligence ;
Conduis-moi.
BLAISE.
Baillez-vous un peu de patience
Il faut m’attendre ici, je vais vous l’amener.
THÉRAME.
Oui, mais si tu ne sais te précautionner
Le père qui la cherche...
BLAISE.
Oh, j’ons de la prudence,
Et je saurais fort bien avoir la prévoyance
De lui cacher le nez avec sa coiffe.
THÉRAME.
Bon,
C’est bien dit.
BLAISE.
Je savons raisonner la raison.
THÉRAME.
Cours vite, je t’attends.
Scène XVII
THÉRAME, seul
Sans chercher de finesse,
Des autres ce lourdaud a surpassé l’adresse ;
C’est par lui seul enfin que je vais être heureux ?
Il me rend possesseur de l’objet de mes vœux.
Mais voici la Verdure.
Scène XVIII
THÉRAME, LA VERDURE
LA VERDURE.
Allons, Monsieur, courage,
Grison a d’un Potier renversé l’étalage :
L’on retient Fronimond pour en payer les frais,
Disant qu’un Maître doit payer pour son laquais,
Il s’en défend beaucoup. Pendant cette querelle,
Il vous est fort aisé d’enlever votre Belle.
Venez.
THÉRAME.
L’affaire est faite, il n’en est plus besoin ;
Un plus adroit que toi vient d’en prendre le soin.
LA VERDURE.
Il faut donc qu’il ait fait très grande diligence.
Car j’ai toujours couru dans mon impatience.
THÉRAME.
Elle est en mon pouvoir, il suffit.
LA VERDURE.
Ah fort bien :
Avouez cependant que c’est par mon moyen.
THÉRAME.
Non, je ne suis de tout redevable qu’à Blaise :
Lui seul a fait le coup.
LA VERDURE.
Monsieur, ne vous déplaise,
Je ne saurais encor m’imaginer comment.
Scène XIX
THÉRAME, BLAISE, LA VERDURE, MADAME RAYMONDE
THÉRAME.
Le voici qui m’amène un objet si charmant,
Mais que vois-je !
BLAISE, à Thérame.
Monsieur voilà votre Lucile.
À la Verdure.
Et vous, retirez-vous, vous êtes inutile.
LA VERDURE.
C’est à Lucile ?
BLAISE.
Hé oui celle à qui ce matin
J’ai rendu le billet.
LA VERDURE.
Au diable le matin.
BLAISE.
Ôtez donc votre coiffe afin que l’on vous voie.
LA VERDURE.
C’est Madame Raymonde.
MADAME RAYMONDE.
Ah que je sens de joie !
La pudeur la combat : mais puisqu’à ce billet
J’ai répondu d’un style ; enfin cela vaut fait.
Allons, enlevez-moi, j’ai lâché la parole,
Et de plus mon écrit.
LA VERDURE, à part.
Maugrebleu de la folle.
BLAISE, à Thérame.
Vous ne lui dites rien. Parmi les gens de Cour
Ce sont les femmes donc qui déclarent l’amour ?
Parmi nous paysans, cela n’est pas tout comme,
Et la femme morgué jamais n’agace l’homme.
MADAME RAYMONDE.
Affrontons les dangers, et parcourons les mers
Que l’amour nous conduise au bout de l’Univers,
Quel plaisir d’habiter un antre inaccessible,
M’y voir seule avec vous.
LA VERDURE.
Et qu’un Monstre terrible
S’en vînt vous dévorer ; qu’après cela Monsieur
Au désespoir pensât en mourir de douleur :
Que cela serait beau !
MADAME RAYMONDE.
Cher objet de ma flamme,
Vous ne me dites rien.
BLAISE.
Allons, Monsieur Thérame ;
Morguenne embrassez-là sans faire de façon.
THÉRAME.
Tais-toi, maraud.
BLAISE.
Ah, ah ! morgué c’est tout de bon.
Que diable a-t-il mangé ?
THÉRAME, bas.
Mon pauvre la Verdure,
Je n’ai recours qu’à toi dans ma triste aventure.
LA VERDURE, à Thérame.
Ne vous démontez point,
À Madame Raymonde.
Madame, en ce moment
Je vais tout préparer pour votre enlèvement :
Entrez dans cet endroit, dont Monsieur est le Maître.
Ne faites point de bruit, et gardez de paraître.
MADAME RAYMONDE.
Quoi seule ?
LA VERDURE.
Ce garçon dont l’esprit est charmant,
Vous tiendra compagnie, et c’est pour un moment.
MADAME RAYMONDE.
Un moment est beaucoup loin de ce que l’on aime.
BLAISE.
Je serai près de vous ; c’est un autre lui-même.
Scène XX
THÉRAME, LA VERDURE
THÉRAME.
Voilà le dernier coup qui pouvoir me frapper.
LA VERDURE.
Où Diable ce lourdaud s’est-il allé tromper !
Mais aussi vous avez bien manqué de prudence,
Confier un billet d’une telle importance
Au plus sot...
THÉRAME.
Tu sais bien que je n’avais que lui,
Vous étiez tous ici.
LA VERDURE.
Mais pour comble d’ennui...
Scène XXI
THÉRAME, LA VERDURE, GRISON
GRISON.
À quoi songez-vous donc, et que voulez-vous faire ?
Je mets dans l’embarras le rival et le père.
Je fais signe à Lucile et personne ne vient ;
Quelle Indolence ici tous les deux vous retient ?
L’occasion vingt fois s’est offerte.
THÉRAME.
J’enrage,
Ce maudit Blaise...
LA VERDURE.
Allons sans tarder davantage...
GRISON.
Il n’est plus temps, nos gens viennent de ce coté.
Pour voir l’Homme sans bras.
LA VERDURE.
Rien n’est encor gâté ;
L’Homme sans bras n’est point à présent à la Foire ;
À vos dépens il est au cabaret à boire ;
N’importe, il faut jouer d’un tour de mon métier ;
Je vais vous déguiser, et vous viendrez crier.
Pour appeler le monde.
THÉRAME.
Ah ! fy.
LA VERDURE.
Laissez-moi faire.
THÉRAME.
Je ne pourrai jamais.
LA VERDURE.
Mais il est nécessaire.
Monsieur, que vous jouiez un rôle en tout ceci.
THÉRAME.
Mais...
LA VERDURE.
Pour mieux attraper le Vieillard. Le voici.
Entrez vite.
THÉRAME.
Allons donc.
LA VERDURE.
Toi Grison, fais en sorte
D’amuser un moment le Vieillard à la porte.
Pour nous donner le temps.
GRISON.
Il suffit, j’entends bien.
Scène XXII
FRONIMOND, DANDINET, LUCILE, GRISON
FRONIMOND.
Voilà notre butor.
DANDINET.
Hé ne lui dites rien,
Je n’ai jamais tans pris de plaisir en ma vie.
Qu’en voyant renverser les pots, la poterie.
FRONIMOND.
Il m’en coûte, et cela n’est pas fort obligeant.
DANDINET.
Bon ! le plaisir valait la moitié de l’argent.
Scène XXIII
THÉRAME, déguisé en Indien, FRONIMOND, DANDINET, LUCILE, GRISON
THÉRAME.
C’est ici la victoire
De la Foire.
Venez voir ce : Homme sans bras,
Qui fait avec ses pieds ce qu’on ne pourra croire,
Et ce qu’avec leurs mains d’autres ne feraient pas.
DANDINET.
Voyons l’Homme sans bras, c’est ici qu’il demeure.
THÉRAME.
Oui, Monsieur et l’on va commencer tout à l’heure.
DANDINET.
De quel pays est-il ?
THÉRAME.
Des Indes.
DANDINET.
Ah ! tant mieux,
Un Indien ; cela doit être curieux,
Si c’était un François, quand il ferait merveilles ;
Quand il enchanterait les yeux et les oreilles,
Il ne me plairait pas autant qu’un Indien :
Ah ! je suis là dessus d’un goût Parisien,
La nouveauté sur tout me plaît, bonne ou mauvaise.
THÉRAME.
Messieurs, mettez vous-là, vous venez à votre aise.
On ouvre une première ferme.
DANDINET. Plusieurs Indiens paraissent.
Hé bien, où donc est-il cet Indien sans bras ?
THÉRAME.
Monsieur, il va paraître, il ne commence pas ?
On chante auparavant.
DANDINET.
Hé bien donc que l’on chante :
Mais pourquoi ces chansons ? cela m’impatiente.
THÉRAME.
Les airs qu’on va chanter vous feront du plaisir ;
Le hasard les a faits selon votre désir,
C’est sur la nouveauté.
DANDINET.
Je l’aime à toute outrance.
THÉRAME.
Seoyez-vous donc, Messieurs, afin que l’on commence.
UNE INDIENNE chante.
Premier Couplet.
La nouveauté rend la Foire féconde,
Dans ces lieux chacun abonde,
Malgré les chaleurs de l’Été.
Quel charme, quels attraits attirent tant de monde ?
La nouveauté.
Second Couplet.
La nouveauté fait changer la fortune ;
Une belle trop commune
Perd tout le prix de sa beauté,
Qui vous fait tous courir de la blonde à la brune ?
La nouveauté.
UN INDIEN chante.
Sans la nouveauté,
Tout ennuyé
Dans la vie,
Sans la nouveauté.
Mon voisin entêté,
Trouve ma femme jolie ;
De la sienne il est dégoûté,
Et j’en suis enchanté.
Ensemble.
Sans la nouveauté,
Tout ennuie
Dans la vie,
Sans la nouveauté.
Scène XXIV
FRONIMOND, DANDINET, LUCILE, THÉRAME, déguisé en Indien, GRISON, LA VERDURE, sous la figure de l’Homme sans bras, QUATRE INDIENS
Quatre Indiens conduisent un petit Théâtre, sur lequel est la Verdure sous la figure de l’Homme sans bras de la Foire. Il a à côté de lui deux autres Indiens qui jouent du Hautbois, et se mêlent avec l’Orchestre pour jouter la marche sur laquelle ils arrivent.
LA VERDURE ôte son chapeau avec son pied, et salue la compagnie.
L’Indien sans pareil est votre serviteur,
Messieurs et Dames, c’est pour lui beaucoup d’honneur
De pouvoir divertir l’honnête compagnie ;
Et c’est de tout son cœur qu’il vous en remercie.
DANDINET, riant.
Ma foi je suis savant, plus que je ne pensais,
Et j’entends l’Indien tout comme le Français.
FRONIMOND.
Voir un homme sans bras n’est qu’une bagatelle,
Et ce n’est pas pour nous une chose nouvelle.
THÉRAME, déguisé.
Ce qu’il fait de ses pieds en fait la rareté.
DANDINET.
Tenez, pour exciter la curiosité,
Vous devriez montrer une femme sans tête.
LA VERDURE.
Où diable la trouver ; il faudrait être bête,
Pour la vouloir chercher : l’on trouverait bien mieux
Un homme sans cervelle, et même dans ces lieux.
DANDINET.
Cela s’adresse à vous, beau-père, il vous regarde.
FRONIMOND.
Cela s’adresse à moi ?
LA VERDURE.
Non, Monsieur, je n’ai garde.
DANDINET.
Comment serait-ce à moi ?
LA VERDURE.
Monsieur, je ne dis rien.
DANDINET.
Partageons entre nous le compliment.
FRONIMOND.
Fort bien.
LA VERDURE.
Messieurs, les Indiens ont pouvoir de tout dire.
DANDINET.
Allez, j’aide l’esprit, je prends cela pour rire.
FRONIMOND.
Ça voyons donc vos tours.
LA VERDURE.
J’en vais faire un charmant.
Quelqu’un sait-il jouer au Piquet ?
DANDINET.
Oui vraiment,
Personne en mon pays ne m’ose tenir tête.
FRONIMOND.
Et moi sans vanité je n’y suis pas trop bête.
LA VERDURE bat les Cartes avec ses pieds.
Allons Messieurs, coupez, je vous donne la main.
FRONIMOND.
Ma foi, ce qu’il fait là passe l’effort humain !
THÉRAME, ôtant sa barbe.
Profitons du moment, adorable Lucile...
LUCILE.
C’est vous, Thérame, ô Ciel !
THÉRAME.
Notre fuite est facile ;
Et si vous consentez...
LUCILE.
Oui, je consens à tout,
Mon père a mis enfin ma patience à bout ;
Et ma tante de plus par sa lettre.
THÉRAME.
Lucile,
Nous en pourrons parler dans un temps plus tranquille :
Mais à présent je crains que le moindre regard...
LUCILE.
Allons.
Scène XXV
FRONIMOND, DANDINET, LA VERDURE
LA VERDURE.
Je viens de faire un admirable écart.
Parlez ; mais sans parler voilà mon jeu sur table,
Et vous êtes repic, et capot.
DANDINET, voyant qu’il est capot.
Comment Diable ?
FRONTMOND.
Il a filé la carte ; et pour nous abuser...
LA VERDURE.
D’avoir la main subtile on ne peut m’accuser,
Puisque je n’en ai point.
DANDINET.
La chose est admirable.
Ne pourriez-vous point faire encore un tour semblable ?
LA VERDURE.
Non pas ; mais là-dessus j’ai fait une chanson,
Je vais l’accompagner avec mon Tympanon.
Il chante, et s’accompagne des pieds avec le Tympanon.
Si je n’ai mains ni bras,
C’est lorsqu’il faut rendre :
Messieurs, je n’en manque pas,
Quand il faut prendre :
Mais surtout pour duper un sot,
Et le faire repic et capot,
Je ne suis pas manchot.
FRONIMOND.
C’en est assez, allons, Lucile. Où donc est-elle ?
LA VERDURE.
Vous plairait-il encor quelque chanson nouvelle ?
FRONIMOND, ne voyant point Lucile.
Allez au Diable, vous et votre nouveauté :
Lucile...
GRISON, montrant un autre côté que celui par lequel Thérame a enlevé Lucile.
Elle a passée, je crois, de ce côté.
FRONIMOND.
Toute seule ?
GRISON.
Je crois qu’un jeune homme l’emmène.
FRONIMOND.
Et tôt courons après.
DANDINET.
Bon, bon, c’est bien la peine.
FRONIMOND.
Comment donc ? pour ma Fille est-ce-là votre amour ?
DANDINET.
Il est tard à présent, demain il fera jour.
Cela se trouvera.
FRONIMOND.
Ciel ! quelle indifférence !
J’enrage, et j’ai trop loin porté la complaisance.
J’ai refusé ma fille à Thérame, pour vous ;
Je m’en repens.
DANDINET.
Ah ! ah !
FRONIMOND.
Vous n’êtes entre nous
Qu’une bête, un vrai sot.
DANDINET.
Gageons que c’est mon père
Qui vous écrit cela ; c’est son style ordinaire :
Il me donne toujours de ces sobriquets-là.
FRONIMOND.
Que faire ? quel remède apporter à cela ?
Si celui qui l’enlevé est de bonne famille,
Pour me venger de vous je lui donne ma fille.
LA VERDURE.
Il est bon Gentilhomme, il n’est rien plus certain,
J’en lèverai le pied, et s’il le faut la main.
Il lève le pied et la main ensemble, et quittant dans l’instant son habit d’Indien, il paraît tout d’un coup sous sa figure de Valet.
C’est Thérame.
FRONIMOND.
Comment ?
LA VERDURE.
Oui, Monsieur, c’est mon Maître ;
Dans les bons sentiments où je vous vois paraître,
Grison, va le chercher.
Scène XXVI
FRONIMOND, MADAME RAYMONDE, BLAISE, LA VERDURE
MADAME RAYMONDE.
Je m’ennuie à la fin,
Et je prétends savoir quel sera mon destin.
Holà, quelqu’un ici n’a-t-il point vu Thérame,
Mon ravisseur ? le trouble augmente dans mon âme.
FRONIMOND.
Que cherchez-vous, ma sœur ?
MADAME RAYMONDE.
D’où viennent tous ces bruits !
LA VERDURE.
C’est un enlèvement.
MADAME RAYMONDE.
J’en suis au moins, j’en suis,
N’allez pas m’oublier, c’est moi qui suis la Dame.
FRONIMOND.
Vous ?
MADAME RAYMONDE.
Et le Cavalier est l’amoureux Thérame,
Qui m’enlève.
FRONIMOND.
Comment ? et vous êtes ici ?
Et ma fille avec lui ?
MADAME RAYMONDE.
Que veut dire ceci ?
On s’est trompé.
BLAISE.
Sans doute, et Madame est Lucile.
MADAME RAYMONDE.
Non, je ne la suis pas.
BLAISE.
Je suis donc bien habile,
Et j’ai fait là, morguienne, un bel équiproquo,
Je connais à présent que je ne suis qu’un sot.
MADAME RAYMONDE.
Quoi ! c’était pour Lucile ?
BLAISE.
Hé oui morgué.
MADAME RAYMONDE.
J’enrage.
BLAISE.
Et moi bien plus.
MADAME RAYMONDE.
Je veux me venger de l’outrage.
FRONIMOND.
Bon, à qui vous en prendre, il faut ma chère sœur,
Avaler la pilule aussi bien que Monsieur.
Montrant Dandinet.
Voici Thérame.
Scène XXVII
FRONIMOND, THÉRAME, LUCILE, MADAME RAYMONDE, DANDINET, LA VERDURE, GRISON, BLAISE
MADAME RAYMONDE, courant à Thérame.
Ah traître !
LA VERDURE, la retenant.
Ah doucement, Madame.
THÉRAME, à Fronimond.
Pour Lucile brûlant d’une innocente flamme...
FRONIMOND.
Vous direz tout cela quand nous serons chez nous.
LUCILE.
Mon père...
FRONIMOND.
Recevez Thérame pour époux,
Ma fille, j’y consens.
DANDINET.
Oui, oui, laissez-moi faire,
Mon père le saura.
MADAME RAYMONDE.
Pour moi dans ma colère.
Une vengeance affreuse...
LA VERDURE.
Ah sans tant de raisons,
Laissez-nous, s’il vous plaît, achever nos chansons.
Divertissement
Plusieurs Indiens et Indiennes forment des danses à la manière de leur Pays.
UNE INDIENNE chante.
Deux Papillons amoureux
D’une fleur brillante et nouvelle,
Volaient sans cesse autour d’elle.
Le plus aimable des deux
Sut ravir une fleur si belle,
Tandis que l’autre malheureux
Vint se brûler à la chandelle.
Entrée d’Indiens et d’Indiennes.
UN INDIEN chante.
La Foire est franche, jeune Beauté,
Laissez dire un père entêté,
La Foire est franche :
Qu’il choisisse à sa volonté ;
Mais si de quelqu’autre côté
Votre cœur penche,
La Foire est franche.
UNE INDIENNE chante.
La Foire est franche, point de jaloux,
Point de jalouses parmi nous,
La Foire est franche.
À sa voisine mon époux
Peut ici donner rendez-vous ;
Mais en revanche,
La Foire est franche.
LA VERDURE chante au Parterre.
La Foire est franche, voici l’instant
Où chacun dit son sentiment,
La Foire est franche.
Nos soins n’aurons pas été vains,
Si le Parterre bat des mains ;
C’est lui qui tranche,
La Foire est franche.