La femme qui perd ses jarretières (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)
Comédie en un acte, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 8 février 1851.
Personnages
LAVERDURE, rentier
GASPARD, son domestique
FIDÉLINE, chemisière
La scène est à Paris.
Un salon octogone. Porte au fond, portes latérales, une fenêtre à droite dans l’angle. À l’angle de gauche, un grand portrait d’homme accroché au mur ; sous le portrait, une console ; guéridon à droite au premier plan ; table à gauche, au premier plan.
Scène première
LAVERDURE, seul
Il est en habit de livrée, une brosse au pied et un balai à la main.
Quelqu’un qui me verrait ainsi, en habit de livrée, en train de frotter... dirait bien certainement : Voilà un domestique qui fait l’appartement de son maître... Eh bien ! cette dame se tromperait... Cet appartement est le mien, ce mobilier est à moi, ce balai est ma propriété... Je ne suis pas domestique... je n’ai pas de maître... Je vis de mes rentes ! J’ai servi dix ans... pas comme militaire... comme valet de chambre... un Anglais puissamment riche, mais qui avait des maux d’estomac !
Montrant le portrait.
Le voilà, mon bienfaiteur ! les médecins de son pays lui conseillèrent de boire du rhum... il en but... Touché par la compassion, je lui proposai la racine de guimauve... il me répondit : Taisez-toi, vô !... C’était son mot... et il continua à boire du rhum. Alors, au bout de six mois, le pauvre cher homme...
S’attendrissant.
il avait pensé à faire un testament par lequel il me laissait mille livres sterling de revenu... Vingt-cinq mille livres de rentes... à moi !... Je n’ai pas été ingrat !... généreux ami !... je lui ai fait faire un beau cadre ! Soixante francs !... et je l’époussette religieusement soir et matin...
Il époussette le portrait, puis redescend.
Mais épousseter un bienfaiteur encadré, ce n’est pas une occupation !... quand j’ai ciré mes bottes et fait mon ménage, quand je quitte mon habit de livrée où je suis si à l’aise, pour endosser mon habit de monsieur, de rentier qui me gêne aux entournures... je ne sais plus que faire... je suis désœuvré... je m’ennuie !... Ne pouvant plus être domestique... j’ai songé à en prendre un... qu’on doit m’expédier au premier jour... j’ai demandé la plus grosse bête du Morvan... mon pays, qui en fournit beaucoup... je m’amuserai à le styler... et quand je l’aurai bien dressé... je le flanquerai à la porte... pour prendre une autre grosse bête... et ainsi de suite... si toutefois, l’amour m’en laisse les loisirs... car (je palpite à cette seule idée !...) je suis sur la limite d’une aventure... Ô Fidéline !... elle est chemisière !... Profession pudique et morale !... C’était lundi dernier, passage Choiseul... j’y flânais... en rentier... Tout à coup, deux yeux noirs m’arrêtent net devant un magasin... j’entre témérairement. – Que demande Monsieur ? – Des jarretières, dis-je à tout hasard. – Comment les voulez-vous ? – Comme les vôtres ! Ce madrigal la fit sourire... elle m’avoua qu’elle était orpheline... et je lui commandai, incontinent, douze douzaines de paires de chemises... moyen adroit de l’attirer dans mon antre !... Elle devait venir me prendre mesure hier. Je m’étais nanti d’un bonnet coquet dont je comptais lui faire hommage ! Mais personne ! Fidéline est à Avallon, pour affaire... elle revient aujourd’hui... Si, à midi, elle ne paraît pas... ma malle est faite ; je ne peux pas vivre sans chemises, crac ! je vais me faire prendre mesure à Avallon !... avec mon bonnet... coquet !
On entend un bruit au-dehors.
Ah ! mon Dieu !... Quelqu’un qui dégringole !... si c’était elle !... l’escalier est ciré de ce matin !... Vite, un flacon !... des sels !
Il prend un flacon sur la cheminée et court pour sortir. La porte s’entrouvre, la tête de Gaspard paraît.
Scène II
LAVERDURE, GASPARD
GASPARD, entrouvrant la porte et passant la tête.
Bien le bonjour, la compagnie... M. Laverdure, si ous plaît ?
LAVERDURE, à part.
Ce n’était pas elle ! Qu’est-ce que c’est que ce gros pataud ?
GASPARD, à part.
Tiens ! un domestique !...
Haut.
M. Laverdure, si ous plaît ?
LAVERDURE.
C’est ici... Qui es-tu, mon garçon ?
GASPARD.
Je suis Gaspard...
LAVERDURE, à lui-même.
Mon groom !...
GASPARD.
J’arrive du Morvan, pour entrer petit laquais chez M. Laverdure...
LAVERDURE.
Eh bien, entre donc, mon ami... entre !
GASPARD, faisant un pas et glissant.
Un instant !... c’est-il ciré ici ?
LAVERDURE.
Pourquoi ?
GASPARD.
Répondez toujours... c’est-il ciré ici ?
LAVERDURE.
Oui, c’est ciré !
GASPARD.
Bon !... pour lors, dites à mon maître qu’y vienne me payer mes huit jours... je m’en vas !...
Il remonte à la porte et trébuche.
LAVERDURE, riant.
Comment ! tu t’en vas !...
GASPARD.
Oui, du moment que c’est ciré... je m’en retourne au Morvan !...
LAVERDURE, le faisant entrer.
Arrive donc, imbécile !...
À part.
C’est une buse !... il est charmant !...
Il le fait avancer.
GASPARD, marchant avec précaution.
Holà ho ! ho !... voulez-vous me lâcher, vous !... holà ho ! ho ! ho ! voulez-vous me lâcher, domestique !
Il le repousse, et reste en place, les jambes écartées, sans oser bouger. Il porte un paquet sur son épaule, au bout d’un bâton.
LAVERDURE, à part.
Il me prend pour mon domestique !...
GASPARD, immobile.
En v’là une sale invention !... je m’ai déjà fichu par terre dans l’escalier...
LAVERDURE.
Ah ! c’était toi...
GASPARD.
Un peu... j’ai voulu me ragripper à la rampe... cirée aussi !... en v’là une sale invention !
LAVERDURE.
Tu t’y feras, mon garçon !
GASPARD.
À débouler les escaliers ?
LAVERDURE.
Non, à marcher sur les parquets cirés.
GASPARD.
Vous croyez, Parisien ?... moi, je ne crois pas.
LAVERDURE, indiquant la droite.
Allons !... va déposer ton paquet sur ce fauteuil, là-bas.
GASPARD, calculant la distance.
C’est loin.
LAVERDURE.
Va doucement.
GASPARD, marchant.
Je vas tomber.
LAVERDURE.
Non.
GASPARD.
Je vas tomber... parions...
LAVERDURE.
Non...
GASPARD, glissant et tombant assis.
Ça y est !... j’ai gagné !... Ah ! qué sale invention !!!
LAVERDURE, l’aidant à se relever.
C’est la faute de tes gros souliers... Je te dis que tu t’y feras... avec des bottes...
GASPARD, joyeux.
Je mettrai des bottes... moi ?
LAVERDURE, à part.
Il est stupide ! je crois que je le garderai longtemps...
GASPARD.
M. Laverdure, si ous plaît...
LAVERDURE.
Oui... il va venir... il s’habille... Approche ici, mon ami... et causons un peu...
Il s’assied.
GASPARD, scandalisé, le prenant par le bras pour le faire lever.
Eh ben ! Qu’est-ce que vous faites, vous ?
LAVERDURE.
Qu’as-tu ?
GASPARD, le tirant.
Dans les fauteuils du bourgeois !... un domestique !... Voulez-vous vous lever de là, grand feignant !
Il le tire, le fait lever, glisse et tombe assis dedans.
LAVERDURE, riant.
Eh ben !... Et toi ?
GASPARD.
J’ai glissé... ça ne compte pas !... Allez, causons !
Il est assis et Laverdure debout.
LAVERDURE, à part.
Si l’on ne dirait pas qu’il est mon maître et que je suis son
laquais... J’aime ça !
GASPARD.
Allez ! causons !
À lui-même en tâtant les bras du fauteuil.
Ils ont jusque ciré les bras !... Qué sale invention !
LAVERDURE.
Dis donc, Gaspard... mon petit Gaspard... avant d’entrer ici... qu’est-ce que tu faisais au Morvan ?
GASPARD.
Ce que je faisais ?... J’étais élagueur... Cheux nous, on appelle élagueur un homme qui élague... j’élaguais, quoi !
S’emportant.
Puisqu’on vous dit que j’élaguais !
LAVERDURE.
C’est bon !... ne te fâche pas !
GASPARD, à part.
Y me déplaît ce gros-là !...il a l’air sournois !
LAVERDURE, à part.
Quel précieux butor !... s’il est honnête... je le garderai quinze ans... éprouvons-le... Je vais lui proposer des choses indélicates... c’est très malin !
Haut.
Avance ici...
Gaspard se lève.
Vois-tu, mon petit Gaspard... je suis un vieux renard dans le métier et je peux te donner d’excellents conseils...
GASPARD.
Allez !
LAVERDURE.
L’essentiel, pour un domestique, c’est de savoir se procurer quelques douceurs... et de faire en sorte que le bourgeois n’y voie que du feu !...
GASPARD, à part.
Méfions-nous !
LAVERDURE.
Une supposition... Tu aimes le sucre...
GASPARD.
Moi ! pas vrai... j’aime le lard !
LAVERDURE.
Enfin, tu pourrais aimer le sucre... c’est une supposition...
Il va au guéridon.
GASPARD.
Puisqu’on vous dit que j’aime le lard !... Ah ! si le sucre était du lard !...
LAVERDURE, lui montrant sur le guéridon une bouteille, un sucrier, un verre.
Laisse-moi donc te montrer... Tiens, voici une bouteille pleine, et un sucrier qui contient trois morceaux de sucre...
Il les compte.
Un, deux, trois...
Il les dépose un à un sur la table.
Monsieur les a comptés...
GASPARD.
Y les a comptés... faut pas y toucher...
LAVERDURE.
Au contraire... tu veux boire un grand verre de vin sucré... sans que la bouteille diminue... et sans qu’il manque un morceau dans le sucrier... comment t’y prendrais-tu ?
GASPARD.
Moi ?... je m’y prendrais pas... c’est pas à moi... c’est au maître...
À part.
Méfions-nous !
LAVERDURE, à part.
Quelle cruche !...
Haut.
Mais si, grand nigaud !... puisque je te donne une leçon pour flibuster habilement le bourgeois... Tiens !... ce n’est pas plus difficile que ça...
GASPARD, à part.
Je le vois venir !... c’est un filou !... attends !
Il retrousse ses manches peu à peu.
LAVERDURE.
Y es-tu ?
GASPARD.
Je m’apprête... allez !
LAVERDURE.
Air : Voyons, examinons (Giralda).
Voyons (bis), regarde bien :
GASPARD.
Marchez (bis), dégoisez vot’ moyen.
LAVERDURE, faisant ce qu’il dit.
Faut, d’abord, dans ton verre...
GASPARD.
Faut, d’abord dans mon verre !
LAVERDURE.
Verser avec mystère...
GASPARD, à part.
J’vas t’en fich’ du mystère !
LAVERDURE.
Ce généreux vin-là !...
GASPARD.
Ce généreux vin-là !...
LAVERDURE.
Que l’eau remplacera.
GASPARD, à part.
Voyez-vous c’ filou-là !
LAVERDURE.
Et puis, d’une main prompte,
Sans déranger le compte
Des morceaux que tu vois,
Tu les casses tous trois...
GASPARD.
Les morceaux que je vois,
Je les casse tous trois.
LAVERDURE.
C’est ainsi que sans peine...
GASPARD.
C’est ainsi que sans peine...
Le bourgeois est refait.
LAVERDURE.
Le bourgeois est refait.
ENSEMBLE.
Car, tu vois, sa bouteille est pleine,
Oui, sa bouteille est pleine
Et son sucre au complet (bis).
À part.
Voyons l’effet
Que ça lui fait.
GASPARD.
Oui, je vois, sa bouteille est pleine,
Oui, sa bouteille est pleine
Et son sucre au complet (bis).
À part.
Ton compte est fait,
Filou parfait (bis) !
LAVERDURE, parlé.
As-tu compris ?
GASPARD, id.
Si j’ai compris !...
Deuxième couplet.
Très bien ! très bien ! joli moyen !
LAVERDURE.
Il est gentil ?
GASPARD, prenant le verre.
À vot’ santé, l’ancien !
Merci ! grand bien vous fasse !
LAVERDURE, à part.
Il boit ! ah ! quelle audace !
Il boit.
GASPARD.
Reprenez votre tasse.
Il lui rend le verre.
LAVERDURE, à part.
À l’instant je le chasse !
GASPARD, retroussant ses manches.
Mais en honnêt’ garçon...
LAVERDURE.
C’est un affreux fripon !
GASPARD, à part.
J’ vas t’ payer ta leçon !
LAVERDURE.
Il cède à ma leçon !
GASPARD.
Et pour ta récompense,
Je veux te fiche un’ danse,
Il lui donne un coup de pied.
Ça t’apprendra, coquin,
Si je suis un gredin !
LAVERDURE, joyeux.
À la bonne heure, enfin !
Ce n’est pas un gredin !
GASPARD.
Mets ta veste par terre...
LAVERDURE, se sauvant derrière le guéridon.
J’adore sa colère...
GASPARD, le poursuivant.
Tu vas être frotté !
LAVERDURE.
Et son honnêteté !
Ensemble.
LAVERDURE.
Oui, vraiment, son courroux m’éclaire.
Oui, son courroux m’éclaire.
Ah, je suis enchanté
De tant de probité !
Assez comm’ ça !
Oh ! là ! oh ! là !
GASPARD.
Oui, voilà de quelle manière
Voilà de quell’ manière,
Avec civilité,
Je paie un effronté !
Attrape ça !
Et puis, c’lui-là !
Attrape ça !
Ça t’apprendra !
Gaspard jette Laverdure sur la chaise de gauche.
LAVERDURE.
Pas si fort !
À part.
Ah ! le brave garçon !
Haut.
Pas si fort !
GASPARD, retenant Laverdure au collet.
Sais-tu ce qu’il a fait pour moi, M. Laverdure ?
LAVERDURE, secoué.
Non !
GASPARD.
Au moment de venir chez lui, j’ai tombé d’un arbre, au pays, en élaguant... je m’ai fêlé la tête... Eh bien ! il m’a envoyé cinquante francs pour la faire recoller !
LAVERDURE, secoué.
Je le sais...
GASPARD, de même.
Et il m’a gardé ma place !... il m’a attendu... ça ne s’oublie pas, ces choses-là... ça reste là... et là... et tu veux que je le filoute !... Je vas te refiche une raclée !
LAVERDURE, se levant.
Aïe !... quelle noblesse de sentiments !...
GASPARD, le lâchant.
Mais on glisse... ça me gêne...
LAVERDURE, se frottant, à part.
C’est égal ! je suis bien content d’avoir pris ce domestique-là !
Haut.
Gaspard, je ne t’en veux pas... au contraire... si tu savais !...
GASPARD.
Quoi ?
LAVERDURE.
Rien. Je vais te chercher M. Laverdure !... Tu vas le voir, ce bon M. Laverdure !...
Près de la porte.
Adieu, Gaspard ! Adieu, mon petit Gaspard !
Il lui fait des mines et sort à droite.
GASPARD, indigné.
Allez donc ! allez donc ! grand feignant !... Et dites-y qu’y m’apporte mes bottes... J’en ai besoin !
Scène III
GASPARD, seul
Il veut marcher, glisse et se retient à une chaise.
J’ai pas envie de verser à chaque minute du jour... La nuit... je ne dis pas... y peut y avoir de l’agrément... en rotonde... quand y a des femmes ! Témoin, pas pus tard qu’à minuit passé, entre Auxerre et Montereau... route d’Avallon... Nous étions au complet... tous hommes... tous gendarmes... moins une femme... une créature superbe... en face de moi... y faisait de la lune ! Elle me disait toujours : – Monsieur, voulez-vous croiser ? – Moi, j’répondais : je veux bien croiser !... et je croisais... Nous croisions tous deux, quoi !... Et ail’ me faisait des yeux... et j’y faisais des yeux... nous nous faisions des yeux, quoi !... Y avait de la lune. V’là-t’y pas qu’en entrant sur le pont de Montereau... brinn !... patapouf !... crrra !... c’te brute de diligence nous flanque dans un fossé ! C’était pas sa faute à ce postillon... y avait une paille dans l’essieu ! Bon !... nous v’là tous emberlificotés dans notre rotonde... moi, au fond... et tous les gendarmes dessus... dont c’te dame !... En veux-tu des cris et des crénom ! et des bras et des jambes... et tout ça sur moi ! Moi, j’élaguais... j’élaguais... En élaguant, je m’agrippe... mon nez rencontre un chapeau rose... sans favoris !... Que chance !... Je m’ dis : S’il faut périr, pérons en bon Français !... J’embrasse... Pendant ce temps, le postillon relevait ses chevaux... les bêtes avant les gens... c’était son droit... les bêtes, ça coûte ! Quand ça fut notre tour, v’là ce que j’ai trouvé dans ma main... une jarretière !...
Il la montre.
bleuse avec un fermoir reluisant !... Vous me demanderez : Pourquoi que tu ne l’as pas rendue à c’te dame ?... Tiens ! c’était peut-être aux gendarmes ! Vous me demanderez : T’a-t-elle encore fait de l’œil, le reste du voyage ? Tiens ! on ne sait pas !... y avait plus de lune !...
Scène IV
LAVERDURE, GASPARD
LAVERDURE, entrant, à part.
J’ai passé mon habit marron... jouissons de sa surprise !...
GASPARD, vivement.
Le bourgeois !... cachons ça !... y croirait que j’ai une attache !
Il cache la jarretière.
LAVERDURE, les mains dans ses poches ; se carrant.
Eh bien, Gaspard... te v’là donc arrivé ?
GASPARD, timide.
Pas mal, et la vôtre, bourg...
Le regardant, à part.
Ah ! bon Dieu ! c’est le même filou ! Il a mis les habits du maître...
Lui donnant un coup de pied.
Tiens, canaille !
LAVERDURE.
Aïe !... Qu’est-ce qui te prend ?
GASPARD.
Vas-tu ôter cet habit... tout de suite ?...
Nouveau coup de pied.
Tiens, brigand !
LAVERDURE.
Aïe !... mais c’est le mien !... finis donc... ! Je suis ton maître... Je suis Laverdure !...
GASPARD, pétrifié.
Vous !... ah ! ouiche !... ah ! bah !... allons donc !... Vous !... M. Laverdure ! crénom !
LAVERDURE.
Mais, oui !... j’ai voulu t’éprouver...
GASPARD.
M’éprouver ?... fallait donc m’avertir !
LAVERDURE, se frottant.
C’est égal ! je suis bien content d’avoir pris ce domestique-là !
GASPARD.
Vous... mon bienfaiteur... et je vous rosse !... vous, qui m’avez fait recoller ma tête... vous l’avez payée... ma tête...
Air : Elle est à moi.
Elle est à vous (bis) !
De ma têt’ vous êt’s propriétaire.
Mes yeux, mon nez, mes cheveux roux,
Tenez, prenez-la tout entière...
Elle est à vous !
Oui, bon bourgeois, elle est à vous.
Il baise la main de Laverdure.
Aussi, si vous tombiez à l’eau... je me jetterais au feu pour vous sauver !...
LAVERDURE, à part.
Il est bête et dévoué... un vrai caniche !
Haut.
Tu vas me suivre, Gaspard... Je pars pour un petit voyage...
GASPARD, glissant.
Où vous irez, j’irai... Nous allons... où ?...
LAVERDURE.
À sa rencontre, mon ami !... à sa rencontre !
GASPARD.
De qui ça... à sa rencontre !
LAVERDURE.
C’est vrai !... Tu ne sais pas...
À lui-même.
Je maigris d’impatience !... Et quand je devrais me faire prendre mesure au milieu de la grand-route d’Avallon...
GASPARD, à part.
D’Avallon !... Tiens ! la route de ma jarretière !...
LAVERDURE.
Allons, vite, mon garçon, va mettre ta livrée de groom... et nous filons !
GASPARD.
Où que niche c’te livrée ?
LAVERDURE, indiquant le cabinet à gauche dont la porte est ouverte.
Là !... dans ce cabinet... dépêche-toi !
GASPARD.
Je la vois. Et mes bottes ?
LAVERDURE.
Sur la planche... Prends les cirées !
GASPARD, vivement.
Cirées !... J’en veux pas... j’tomberais avec !
LAVERDURE.
Va donc, nigaud.
GASPARD, à part.
Y cirent jusque les bottes !... Ah ! qué sale invention !...
Il trébuche et disparaît à gauche.
LAVERDURE, seul.
Je suis enchanté que ce brave Gaspard soit arrivé... Un groom en livrée... ça flattera Fidéline !
GASPARD, dans le cabinet.
Holà, ho ! ho !
LAVERDURE.
Qu’as-tu donc ?
GASPARD, de même.
C’est la culotte jaune... ne bougez pas... ça entre !...
LAVERDURE.
Fais vite !
GASPARD, de même.
Oh crédié !
LAVERDURE.
Quoi donc ?
GASPARD, passant la tête.
Monsieur, ça s’est fendu...
LAVERDURE.
Animal !... mets-en une autre...
GASPARD.
Qué sale invention !
Il disparaît.
LAVERDURE, tirant sa montre.
Midi moins cinq !... tu nous feras manquer la voiture !... Si je ne vais pas l’habiller, nous n’en finirons pas !
Il entre dans le cabinet. Au même moment on frappe trois coups à la porte du fond.
Scène V
FIDÉLINE, elle frappe trois coups, puis elle entre
Pardon, monsieur, c’est moi... Fidéline... la chemisière... qui viens pour vos douze douzaines de paires... Eh bien !... personne !
Voyant le portrait de l’Anglais.
Pristi ! voilà un bel homme !... Ah çà, mais... je suis pressée, moi !... L’Émouché m’attend en bas... il a voulu m’accompagner... L’Émouché, c’est mon prétendu... un jeune chapeau chinois du 54e de ligne (Soldat musicien qui secoue un bâton de clochettes)... artiste plein d’avenir... mais jaloux comme un coq... un vrai chacal en shako... L’autre jour il a rossé un notaire qui me disait : Mademoiselle, vous perdez votre mouchoir !
On entend le bruit du chapeau chinois.
Entendez-vous ça ? le voilà en faction.
Parlant au-dehors par la fenêtre.
Promène-toi cinq petites minutes, Arthur...
Au public.
Tous mes prétendus je les appelle Arthur... pour ne pas me tromper.
Lui parlant.
À midi... je descends !...
Bruit du chapeau chinois.
Assez ! assez !
Faisant le simulacre d’en jouer.
Dzing, dzing ! En langage chapeau chinois, ça veut dire : À toi pour la vie ! Pauvre chéri, va !... il veut m’épouser !... s’il n’était pas si grêlé... et s’il n’avait pas l’air de piler du poivre en jouant de sa musique !... C’est égal ! je viens d’aller chercher mes papiers au pays... si ce n’est pas pour lui... ce sera pour un autre.
Regardant le portrait de l’Anglais.
Pristi ! que voilà donc un bel homme ! Mais je drogue ici !
GASPARD, dans le cabinet.
C’est trop serré... Ah ! quel bon maître ! quel bon maître ! lâchez la boucle !...
FIDÉLINE.
On boucle quelqu’un par là !...
Prenant la sonnette qui est sur la table, sonnant et appelant.
À la boutique ! à la boutique !!!
Scène VI
FIDÉLINE, LAVERDURE
LAVERDURE, sortant du cabinet avec humeur.
Ah çà ! qui est-ce qui se permet donc !... Fidéline !
FIDÉLINE, à part.
Tiens ! c’est le vieux qui me fait de l’œil au magasin !
LAVERDURE, faiblissant d’émotion.
Ah ! crédié !... ah ! crédié !... soutenez-moi !
FIDÉLINE.
Eh bien ! eh bien ! il s’en va !
LAVERDURE, se remettant.
Non... je reste !... du moment que vous voilà... je reste !...
À part.
Enfin ! je la tiens dans mon antre !
FIDÉLINE, tirant une mesure de sa poche et la déroulant.
Monsieur a commandé au magasin douze douzaines de paires de chemises... nous allons prendre la mesure...
LAVERDURE, avec passion.
Oh ! oui !... je vous attendais... sur des charbons !... sur des charbons, je vous attendais !...
FIDÉLINE.
Tenez-vous, monsieur, je procède...
Elle a tiré un petit carnet et un crayon.
LAVERDURE, à part, pendant qu’elle lui prend mesure.
Procédons aussi par quelque chose de très galant !... Mademoiselle...
FIDÉLINE.
Hein ? monsieur...
LAVERDURE.
Faut-il que j’ôte ma cravate ?
FIDÉLINE, prenant la mesure du bras.
Ce n’est pas la peine.
Elle continue à prendre mesure.
LAVERDURE, à part.
Je n’ai trouvé que ça de galant ! Mon habit me gêne !...
FIDÉLINE, après avoir pris la mesure de la taille, regardant son mètre.
Quinze cent quatre-vingt-quatre.
LAVERDURE.
Mademoiselle, faut-il que j’ôte mon habit ?
FIDÉLINE, prenant la mesure du cou.
Non, c’est inutile !
LAVERDURE, à part.
Tant pis !... ça m’obligerait... Oh ! sa joue vient de frôler ma joue !...
FIDÉLINE.
Là, voilà qui est fait !
LAVERDURE.
Déjà ! c’est fait... pour une...
FIDÉLINE.
Comment, pour une ?
LAVERDURE.
Et pour les autres ?
FIDÉLINE.
Faut peut-être vous prendre la mesure douze douzaines de paires de fois...
LAVERDURE.
Dame !... je croyais...
FIDÉLINE.
Farceur !... adieu !...
LAVERDURE.
Comment !... vous partez ?
FIDÉLINE.
Du pied gauche... comme dans la ligne.
LAVERDURE.
Pas encore !... J’ai un vœu à vous exprimer...
FIDÉLINE.
Lequel ?
LAVERDURE.
C’est que vous consentiez à me confectionner tout ça... chez moi... à domicile...
FIDÉLINE, riant.
Allons donc ! j’en aurais pour dix-huit mois au moins !
LAVERDURE.
Quand ce sera fini... je vous en donnerai d’autres... nous ferons un bail... trois, six ou neuf... au choix du preneur.
FIDÉLINE, à part.
Quel drôle de vieux...
LAVERDURE.
Trois fois par semaine, je vous conduirai aux Bouffes.
FIDÉLINE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
LAVERDURE.
Air : Madeleine (Loïsa Puget).
C’est un spectacle en musique
Où l’on chant’ de l’italien.
FIDÉLINE.
J’aim’ mieux l’Ambigu-Comique
Si cela ne vous fait rien !
LAVERDURE, parlé.
Absolument rien !
Continuant l’air.
Le dimanche on dîne en ville,
Chez un traiteur de haut style...
Chez Véry... Palais... National !
FIDÉLINE.
Non, j’aim’rais mieux, par exemple,
Passoir, dans l’ Faubourg du Temple
Si ça vous était égal !
LAVERDURE.
Ça m’est par-fait’ment é-gal !
FIDÉLINE.
Oh ! mais je n’accepte qu’à une condition !...
LAVERDURE.
De vous respecter... je vous le jure...
FIDÉLINE.
Non... c’est-à-dire, si !... D’abord et avant tout !... Ensuite, nous ne boirons pas de Champagne...
LAVERDURE.
Oh ! pourquoi ?
FIDÉLINE.
Ça me porte sur les nerfs... ça m’étourdit !... excepté quand il est frappé !
LAVERDURE.
Eh bien ! nous le frapperons !
À part.
Je le mettrai sur le poêle !
FIDÉLINE.
C’est peut-être bien cher !
LAVERDURE.
Allons donc !... quand on a vingt-cinq mille livres de rentes !
FIDÉLINE, criant.
Hein ?... Qui est-ce qui a vingt-cinq mille livres de rentes ici ?
LAVERDURE, se montrant.
Bibi !
FIDÉLINE.
Sacrebleu !
LAVERDURE, à part.
Elle jure !
FIDÉLINE, à part.
Ça change la thèse !... Vingt-cinq mille livres de rentes... pas de bêtises ! ça s’épouse !
LAVERDURE, à part.
J’ai bien fait de lui couler ça... Elle est à moi !
Haut, lui montrant une porte à gauche.
Chère Fidéline... voici votre petit salon... Vous y trouverez douze douzaines de paires de pièces de toile... taillez... rognez... je vais m’occuper de notre premier déjeuner tête à tête !...
FIDÉLINE, avec pruderie.
Tête à tête... avec vous, monsieur ?
LAVERDURE.
Sans doute... notre bail trois, six ou neuf... toujours au choix du preneur.
FIDÉLINE.
Comment !... vous avez pris au sérieux... Ah ! monsieur, quelle opinion avez-vous donc de moi ?...
LAVERDURE.
Hein ?
FIDÉLINE.
Je ne suis pas ce que vous croyez... j’ai été bien élevée, moi, monsieur...
LAVERDURE.
Oh ! tout à l’heure vous avez lâché un sacrebleu !...
FIDÉLINE.
Moi ?
LAVERDURE.
Parfaitement !
FIDÉLINE.
Que voulez-vous ?... Je suis fille d’un ancien militaire... qui est... hélas !...
LAVERDURE, avec émotion.
Mort au champ d’honneur ?...
FIDÉLINE.
Non... portier dans une grande maison...
LAVERDURE.
Ah ! je le préfère pour lui...
FIDÉLINE.
Il m’a donné des principes sévères, monsieur...
LAVERDURE.
Je vénère sa mémoire.
FIDÉLINE.
Il m’a appris à résister aux séductions des jeunes gens !
LAVERDURE, à part.
Elle m’appelle jeune gens !...
Haut.
Mais ces principes sont les miens, belle Fidéline... mais je les pousse au degré le plus ridicule... je serais jaloux...
FIDÉLINE, à part.
Comme l’Émouché !
LAVERDURE.
Jaloux... d’un coup de vent !... Oui, une femme dont un autre aurait entrevu seulement le bas de la cheville... le bas de la cheville ! serait totalement dépoétisée pour moi !
FIDÉLINE, à part.
Cristi !...
Haut.
C’est comme moi !... J’ai quitté le magasin où j’étais parce que le patron venait toujours se faire la barbe devant ces demoiselles...
LAVERDURE.
Le gamin !... Ah ! pauvre innocente brebis !... Ange de candeur ! vous me transportez... je serais capable...
FIDÉLINE, vivement.
De quoi ?
LAVERDURE.
Rien... Vous déjeunez avec moi, n’est-ce pas ?
FIDÉLINE.
Non... je ne puis...
LAVERDURE.
Un simple déjeuner à la cuillère.
FIDÉLINE.
Je l’aimerais mieux à la fourchette...
LAVERDURE.
Je cours chez Chevet !...
Air final de Roméo et Marielle.
Mais, avant de partir,
Ange du ciel, laissez-moi prendre
Un seul baiser bien tendre...
FIDÉLINE.
Non, je n’y dois pas consentir !
Oh ! non !
LAVERDURE, suppliant.
Oh ! si !
FIDÉLINE.
Oh ! non !
LAVERDURE.
Oh ! si ! mon pauvre cœur supplie.
Rien qu’un !
FIDÉLINE.
Pas un !
LAVERDURE.
Petit !
FIDÉLINE.
Nenni !
LAVERDURE.
Sur cette main jolie ! (bis)
FIDÉLINE, parlé.
Oh ! sur la main !...
Il lui prend la main et l’embrasse sur la joue.
Scène VII
FIDÉLINE, LAVERDURE, GASPARD, étranglé dans une livrée de groom, veste bleu clair, petite casquette, culotte de peau, bottes à revers
GASPARD, entrant.
Oh !...
LAVERDURE.
Hein !...
FIDÉLINE.
Ciel !...
GASPARD, le dos tourné.
J’ai rien vu, bourgeois... Allez ! marchez.
Il a pris le plumeau et époussette machinalement le portrait de l’Anglais.
FIDÉLINE, bas.
Vous me compromettez...
LAVERDURE, bas
Je vais arranger ça...
Haut à Gaspard.
Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce que c’est ?... Je n’aime pas qu’on me dérange quand je suis avec mon épouse.
GASPARD.
Son épouse...
À part.
Il y a une bourgeoise !
S’approchant, le plumeau à la main, pour saluer.
Madame... c’est avec honneur...
Reconnaissant Fidéline et poussant un cri.
Oh !...
FIDÉLINE, le reconnaissant.
Ah !...
LAVERDURE.
Quoi ? qu’y a-t-il ?
GASPARD.
Rien... j’m ai marché sur le pied... c’est vos bottes !...
À part.
Mâtin ! c’était la bourgeoise que j’ai embrassée !
Il remonte et dans son trouble il se remet à épousseter le portrait de l’Anglais.
FIDÉLINE, à part.
Je crois que je ferais bien d’aller retrouver mon chapeau chinois !
Elle veut s’esquiver.
LAVERDURE.
Où allez-vous ?
FIDÉLINE.
Chercher mon dé...
LAVERDURE.
Je vous en prendrai un... chez Chevet !...
Se reprenant.
Non... en revenant de chez Chevet...
Bas avec passion.
Et à mon retour... je vous dirai quelque chose...
FIDÉLINE, à part.
Prélotte ! Est-ce qu’il voudrait sérieusement ?...
LAVERDURE, qui a été prendre son chapeau.
À mon retour... madame Laverdure... à mon retour !...
Il sort vivement.
GASPARD, atterré.
M’ame Laverdure !...
Scène VIII
FIDÉLINE, GASPARD
Ensemble.
Air : Dans mon cœur quelle ivresse inconnue (Zampa.)
GASPARD, à part.
Sapristi !
Ô rencontre imprévue !
Non ! je n’ai pas la berlue... !
J’ suis candi !
FIDÉLINE, à part.
Sapristi !
Ô rencontre imprévue !
Non, je n’ai pas la berlue...
C’est bien lui !
GASPARD, à part.
Y nous laisse là... nez à nez !
Il époussette ses bottes avec son plumeau.
FIDÉLINE, à part.
Animal de groom !
Elle arrange son col ; un silence.
GASPARD, s’approchant.
Madame a sonné ?...
FIDÉLINE.
Non... je ne crois pas...
GASPARD.
Moi non plus...
Un silence.
Madame ne se ressent pas de sa chute ?
FIDÉLINE, avec assurance.
Hein ?... Quelle chute ?
GASPARD.
Eh ben !... mais... c’te nuit... entre Auxerre et Montereau... Bruin !... patapouf !... Quatre gendarmes... ça pèse !...
FIDÉLINE.
Plaît-il ?
GASPARD.
Faut-y mettre le couvert ?
FIDÉLINE, avec aplomb.
Qu’avez-vous donc, mon ami ?
GASPARD.
Ce que j’ai ?... Un si brave homme ! Dieu de Dieu !... Après ça... c’est la faute à personne... y avait une paille dans l’essieu.
FIDÉLINE.
De quoi parlez-vous ?
GASPARD.
Bédame !... rien qu’une... ça doit vous gêner !...
Lui offrant la jarretière.
V’là l’autre !
FIDÉLINE.
L’autre quoi ?
GASPARD.
Vot’ jarretière... de la rotonde...
FIDÉLINE, avec hauteur.
Apprenez, maroufle, que je ne voyage jamais dans les rotondes... et que je ne porte pas de jarretières !...
Elle entre à droite.
Scène IX
GASPARD, seul, stupéfait
Ah ! vous ne portez pas de ?... Au fait... c’est p’t’-être pas elle !... Je m’ disais aussi... l’autre avait un chapeau rose... et celle-là... Mais c’est égal, elles se ressemblent !... Eh ben ! tant mieux, mon Dieu ! tant mieux ; parce que ce pauvre bourgeois... Au lieu que, maintenant, me v’là tranquille... me v’là heureux !... C’était p’têtre aux gendarmes... c’était...
Ramassant une jarretière près de la porte par où est sortie Fidéline.
Tiens, encore une !...
Il les compare.
Ah ! gueusard de sort ! la pareille !...
Air.
Oui, l’une est bleuse... et l’autre est bleuse aussi...
V’là que je sens r’commencer mon alarme !...
N’y a qu’la bourgeois’ qu’ait pu la perdre ici,
Car, j’ n’ai pas vu venir le moindr’ petit gendarme !
Donc elle en porte !... et quand elle a dit non,
Pour m’ dépister, c’était un’ menterie...
J’ disais aussi : C’t objet est trop mignon
Pour s’attacher à la gendarmerie...
Ça n’ peut point être une buffleterie !
Parlé.
Mais alors, c’est la sienne, et... Pauvre brave homme !... lui qui m’a fait recoller ; me trouver en face d’elle... de lui... Je ne pourrais jamais exister comme ça... je vas lui demander mon compte net !...
Scène X
GASPARD, LAVERDURE
LAVERDURE, entrant.
Je viens de commander un petit déjeuner, tout aux truffes... tu iras le chercher dans cinq minutes.
GASPARD, à lui-même.
Savoir !
Coup de chapeau chinois.
LAVERDURE.
Ah ! j’oubliais...
GASPARD, à part.
Pauvre bonhomme, ça me fend !
LAVERDURE, à la fenêtre.
Monsieur... midi trois quarts.
UNE GROSSE VOIX, sous la fenêtre.
Mâtin !
GASPARD, à part.
C’est dit... je m’en retourne au Morvan.
Arrêtant Laverdure qui allait rejoindre Fidéline.
Bourgeois, faut que je vous parle, sans témoins.
LAVERDURE.
Voyons, dépêche-toi.
GASPARD, à part.
Comment y dire ça poliment ?
Haut.
Bourgeois, je m’embête chez vous... j’ m’en vas !...
À part.
C’est poli !...
LAVERDURE.
Comment ! tu n’y es que depuis deux heures.
GASPARD.
C’est égal. Payez-moi mes huit jours.
LAVERDURE.
Mais pourquoi ça ?
GASPARD.
Si vous saviez !
LAVERDURE.
Quoi ?
GASPARD.
Rien ! c’est un secret... je le dévore... suffit !
Lui présentant la jarretière qu’il vient de trouver.
Mais comme je suis un honnête garçon, et que je ne veux rien avoir à personne...
LAVERDURE.
Tiens ! ma jarretière.
GASPARD, avec joie.
À vous... Ah ! bah ! vous êtes sûr ?
LAVERDURE.
Parbleu ! Un nouveau fermoir breveté... ça ne tient pas... J’ai la pareille.
GASPARD, joyeux.
Est-y possible ?
À Laverdure.
Alors ne me payez pas mes huit jours.
LAVERDURE, à part.
Ah çà ! qu’est-ce qu’il a donc ?... Il est toqué, ce garçon-là ! Tiens, remets-la-moi.
Il met le pied sur le fauteuil de gauche.
GASPARD.
Avec ivresse !
Relevant la jambe gauche du pantalon de Laverdure.
Tiens ! elle y est !... Vous aviez raison... c’est bien la pareille.
Relevant la jambe droite.
Ciel !
LAVERDURE, effrayé.
Quoi donc ?
GASPARD, atterré.
Elle y est aussi !
LAVERDURE.
Tu m’as fait une peur !...
Regardant sa jambe.
C’est vrai !... Alors, cette jarretière n’est pas à moi.
GASPARD.
Ah ! vous en convenez. Alors, repayez-moi mes huit jours.
LAVERDURE, à part.
Quel diable de gâchis !... Il est fou ! Voyons, réponds. Cette jarretière, où l’as-tu prise ?
GASPARD.
Je viens de la trouver par terre... sans verser !
LAVERDURE.
Comment !... ici ?...
Avec transport.
C’est à elle !
Lui arrachant la jarretière des mains.
Donne !... donne !... À elle !... à elle !...
GASPARD.
Il l’embrasse !... Ah ! ça fend !... ça fend le cœur !
Scène XI
GASPARD, LAVERDURE, FIDÉLINE
FIDÉLINE, entrant et apercevant sa jarretière entre les mains de Laverdure.
Que vois-je ?... Le jockey a parlé !...
LAVERDURE.
La voici !
À Gaspard.
Laisse-nous ; nous avons à causer...
FIDÉLINE, à part.
Un homme qui est jaloux d’un coup de vent !... Voilà mon mariage flambé !
LAVERDURE, à Gaspard.
Gaspard, cours chercher le déjeuner, chez Chevet, au bout de la rue, tu demanderas des biftecks.
GASPARD.
Aux choux ?
LAVERDURE.
Non, aux truffes !
GASPARD, à part.
Aux truffes ? Cristi !...
Air : Avec moi sois donc plus aimable !
LAVERDURE, à Gaspard.
Va, garçon,
Faire avec prestesse,
En luron,
Ta commission,
Va, mon bon !
De Chevet,
Demande l’adresse,
Chacun sait
Où loge Chevet.
ENSEMBLE.
Va, mon garçon, etc.
FIDÉLINE, à part.
De c’ garçon
La langue traîtresse
Coule à fond
Ma position.
Quel guignon !
Zest ! d’un trait,
Adieu ma richesse !
Quel regret !
Ce mari m’allait !
GASPARD.
J’vais, patron,
Faire avec prestesse
En luron
Ma commission,
Bon patron,
De Chevet,
J’ demand’rai l’adresse,
J’ cours d’un trait
Chez M. Chevet.
Il sort.
Scène XII
LAVERDURE, FIDÉLINE
FIDÉLINE, à part.
Je crois que je ferais bien d’aller retrouver mon chapeau chinois !...
LAVERDURE.
Fidéline !
FIDÉLINE, vivement.
D’abord, monsieur, ça n’est pas vrai... c’est un tas de mensonges !...
LAVERDURE.
Quoi ?
FIDÉLINE.
Ce que votre groom vous a dit.
LAVERDURE.
Il m’a dit qu’il venait de trouver une jarretière... ici !
FIDÉLINE.
Ici ?
Portant vivement la main à son genou, et à part.
Mon autre !... et de deux !... Et on a breveté l’inventeur !
LAVERDURE, lui montrant la jarretière, qu’il embrasse.
La voici !
FIDÉLINE.
Ce n’est pas à moi... connais pas !
LAVERDURE.
Ah ! bah !... Je la croyais à vous... et tout ce qui vient de vous...
On entend le bruit du chapeau chinois. Impatienté.
Ah çà ! il y a donc une fabrique de grelots dans le quartier... c’est insupportable !
FIDÉLINE.
Il ne doit pas être loin de midi, n’est-ce pas ?
LAVERDURE, regardant la pendule.
Une heure cinq.
FIDÉLINE, à part.
Pristi !... Après ça, dans la ligne, les factions sont de deux heures.
LAVERDURE, tendrement.
Comme le temps passe auprès de vous !... Il me semble que vous venez d’arriver...
Il soupire.
Heu !... Fidéline !
FIDÉLINE, à part.
Pas le moindre mot de conjungo... Je crains d’avoir affaire à un vieux farceur... Je vais tirer ça au clair.
LAVERDURE, soupirant.
Heu !... Fidéline !
FIDÉLINE.
Monsieur Laverdure !... vos soupirs m’honorent... je dirai plus... ils me touchent...
LAVERDURE, heureux.
Oh !
FIDÉLINE.
Mais je suis franche comme l’osier... et je dois vous prévenir...
LAVERDURE.
Je frémis...
FIDÉLINE.
Que j’ai des engagements sérieux avec un jeune artiste.
LAVERDURE, troublé.
Un rival !... J’ai un rival !... Mademoiselle, répondez-moi !... Où en est-il !... au juste !
FIDÉLINE, avec intention.
Dame !... il a fait sa demande, lui !
LAVERDURE, vivement.
Sa demande !... Ce n’est que cela ?... Mademoiselle...
S’interrompant pour mettre ses gants.
Non... permettez...
FIDÉLINE, le regardant mettre ses gants, à part.
Qu’est-ce qu’il fait là ?
LAVERDURE, à part.
Et ce diable d’habit qui me gêne toujours... Je vais être glauque !... Enfin !
Achevant de mettre ses gants.
Là !...
Haut et gourmé.
Mademoiselle, moi, Jean-Oscar Laverdure, rentier... j’ai l’honneur de vous demander votre main en bon et légitime mariage...
FIDÉLINE.
Comment ?
LAVERDURE.
Permettez ; je n’ai pas fini. Je jure de me conduire toujours en fidèle époux et en bon père de famille... si le ciel m’en accorde... comme je me fais un plaisir de l’espérer.
FIDÉLINE.
Monsieur !...
LAVERDURE.
Je n’ai pas fini. Je jure...
FIDÉLINE.
Assez !... le reste est superflu.
Après un temps.
Monsieur...
LAVERDURE, avec inquiétude.
Le ciel... ou l’enfer !
FIDÉLINE.
Je vous répondrai avec la franchise qui appartient à la fille d’un
vieux militaire... Arthur...
LAVERDURE, à part, transporté.
Elle m’appelle Arthur !...
FIDÉLINE.
Arthur, j’accepte... Je n’ai jamais aimé que vous !...
Bruit du chapeau chinois. À part.
Oui... va !... pile ton poivre !...
Haut.
C’est agaçant.
LAVERDURE, épanoui.
Laissez ! c’est le ciel qui sonne le carillon de mon bonheur !
Il remonte.
Je vais lui donner dix centimes.
Il les lui jette par la fenêtre.
FIDÉLINE, à part.
Oui... quand il apprendra la chose... il en fera un drôle de carillon !... Comment faire ?...
Frappée d’une idée.
Ah !
LAVERDURE.
À quand la noce ?... à quand ?
FIDÉLINE.
Non, pas à Caen... à Avallon... loin de Paris...
À part.
de l’Émouché...
Haut.
sous le clocher qui m’a vue naître !
LAVERDURE.
Comment donc ?
À part.
Elle est pétrie de principes !
Haut.
Mademoiselle, accordez-moi un second baiser...
FIDÉLINE.
Oh ! monsieur...
LAVERDURE.
Sur la main... comme l’autre !...
FIDÉLINE, le repoussant.
Un instant !
LAVERDURE.
Puisque nous sommes fiancés !
FIDÉLINE.
Oui, mais nous ne sommes pas mariés.
GASPARD, qui est entré portant le déjeuner.
Pas mariés !
Il laisse tomber les plats. Fidéline se sauve par la droite.
Scène XIII
GASPARD, LAVERDURE
LAVERDURE.
Patatras !... Imbécile !... il ne sait même pas porter un déjeuner !... Voyons !... enlève ces débris !
GASPARD, sans bouger de place.
Oui, bourgeois...
Laverdure prend un balai et pousse les débris dans un coin ; à part.
Ils ne sont pas mariés !... Ah ! j’oubliais...
Il regarde la pendule et crie par la fenêtre.
Monsieur... deux heures un quart.
UNE VOIX FORMIDABLE, sous la fenêtre.
Nom d’un chien !
GASPARD.
Pas mariés !... Ah ! bourgeois ! vous m’avez trompé !...
LAVERDURE.
Mais qu’est-ce que ça te fait ?... De quoi te mêles-tu ?... Je l’épouse... j’ai son consentement... je l’ai, Gaspard ! je l’ai !
GASPARD.
Ma tête est à vous... mais vous ne l’épouserez pas !
LAVERDURE.
C’est un peu fort, par exemple... Et qui m’en empêchera ?
GASPARD.
Moi !
LAVERDURE.
Hein ?
GASPARD.
Et du moment que vous n’êtes pas marié... faut absolument que je vous conte une histoire...
LAVERDURE, parcourant le théâtre.
Va te promener avec ton histoire...
GASPARD, le poursuivant.
Une histoire de jarretière... Nous entrions sur le pont de Montereau...
LAVERDURE.
Tu m’ennuies...
GASPARD.
Nous étions au complet... tous gendarmes...
LAVERDURE.
Au diable !...
GASPARD.
Y avait de la lune...
LAVERDURE.
Si tu continues... je te mets à la porte... je te chasse...
GASPARD.
Ça m’est égal !...
Continuant.
Y avait donc de la lune... et une paille dans l’essieu !...
LAVERDURE, regardant en l’air.
Où diable voit-il une paille dans les cieux !
GASPARD.
Tout à coup, la diligence... brinn !... patapouf !... crra !... Donc vous ne pouvez pas l’épouser !
LAVERDURE, agacé, le repoussant.
Ne pas l’épouser !... Mais malheureux ! si je perdais Fidéline, je serais capable de me faire sauter la cervelle !...
GASPARD.
Ah ! mon Dieu !... les yeux lui sortent de la tête !
LAVERDURE, le secouant.
J’en deviendrai fou, vois-tu bien !...
GASPARD.
Fou !
LAVERDURE.
Retire-toi ou je te mords !
GASPARD.
Au secours !... à la garde !
Scène XIV
GASPARD, LAVERDURE, FIDÉLINE
FIDÉLINE, entrant.
Hein !... ce bruit !... Qu’y a-t-il ?
LAVERDURE.
C’est cet animal-là, qui me corne aux oreilles des histoires de diligence... de jarretières...
FIDÉLINE, à part.
Ah ! mon Dieu !
LAVERDURE, à Gaspard.
Ah ! je ne l’épouserai pas !
GASPARD.
Non !...
LAVERDURE.
Tu vas voir comme je ne l’épouserai pas !... Tiens ! j’écris à l’instant même à mon notaire... L’encrier !
GASPARD.
Non, bourgeois, vous n’écrirez pas !
LAVERDURE, allant le chercher lui-même.
Où est l’encrier ?...
Le mettant dans les mains de Gaspard.
Et tu vas me le tenir !
Gaspard tient l’encrier pendant le reste de la scène.
Tiens ! tiens ! voilà comme je n’écris pas !...
Assis à la table de gauche et écrivant.
« Monsieur le notaire... »
GASPARD, à part.
Pas moyen !... il est têtu comme une bourrique !
Bas à Fidéline.
Mais vous, mam’zelle, vous ne pouvez pas...
FIDÉLINE.
De quoi vous mêlez-vous ?
GASPARD.
Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je parlerai... je mettrai des jarretières dans vos roues !
FIDÉLINE.
Plus bas !... Que voulez-vous que je vous dise... ça ne dépend pas de moi... c’est ma famille qui m’y force...
GASPARD.
Votre famille ?... ousqu’elle est ?... je vas causer avec elle !
LAVERDURE.
De l’encre !
GASPARD.
Voilà !
Bruit de chapeau chinois.
FIDÉLINE, à part.
L’Émouché !... Je vais les faire causer ensemble.
GASPARD, revenant à Fidéline.
Eh bien ! votre famille ?...
FIDÉLINE.
Là ! sous cette fenêtre... mon tuteur... c’est un chapeau chinois du 54e de ligne... grêlé...
GASPARD.
Celui qui demande l’heure...
FIDÉLINE.
Il est doux comme un agneau... Dites-lui simplement : Je m’oppose au mariage de Fidéline...
GASPARD.
Et le mariage sera rompu ?
Il remonte.
FIDÉLINE.
Tout à fait !
GASPARD, remontant.
J’y cours !
LAVERDURE.
De l’encre !
GASPARD, à part, revenant à Laverdure.
Est-il embêtant avec son encre !
FIDÉLINE, à part.
L’Émouché est brutal... Il a un poste au bout de la rue... Du même coup je me débarrasse des deux !
GASPARD, revenant, à Fidéline.
Pendant ce temps-là, vous romprez avec le bourgeois... Pauvre brave homme !... Mettez-y des ménagements !
FIDÉLINE.
Soyez tranquille !...
GASPARD.
Tenez ! c’est bien ce que vous faites là !... vous êtes une bonne fille... et pour votre peine...
LAVERDURE.
De l’encre !
GASPARD, tendant le bras.
Voilà !
Il embrasse Fidéline.
LAVERDURE, l’apercevant.
Ah !...
Il se lève sa lettre à la main.
GASPARD.
Voilà !...
Il renverse l’encrier sur le papier de Laverdure.
LAVERDURE, montrant le papier noirci.
Ma lettre !... Ah ! misérable ! gredin !
Gaspard se sauve.
Scène XV
LAVERDURE, FIDÉLINE
LAVERDURE.
Et vous, madame, que signifie ?
FIDÉLINE.
Mais en vérité ! je ne sais... je ne comprends pas...
LAVERDURE.
Vous ne comprenez pas ?... quand je vous surprends avec un... vous, la fille d’un vieux brave !... Ah ! madame !
FIDÉLINE.
Est-ce ma faute ?... vous me voyez indignée !... révoltée !...
On entend sous la fenêtre des cris et un bruit de chapeau chinois.
LAVERDURE, allant à la fenêtre.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah ! mon Dieu !... Gaspard !... Il se bat avec les passants, maintenant... avec un militaire !...
FIDÉLINE, à part.
L’Émouché !
Bruit de carreaux cassés.
LAVERDURE.
Allons, bon !... ils cassent les carreaux !
Criant par la fenêtre.
Gaspard ! Gaspard !
Il ferme la fenêtre.
FIDÉLINE.
Mais il est fou ! fou à lier !
LAVERDURE.
Ah ! je me rappelle !... ses gendarmes en chapeaux roses... sa paille dans les cieux !...
FIDÉLINE.
C’est sa fêlure...
LAVERDURE.
Et ce baiser de tout à l’heure...
FIDÉLINE.
Il me prenait pour son père !
LAVERDURE.
Papa !... Fidéline !... Mais il est complètement fou !
FIDÉLINE, à part.
Bravo !
LAVERDURE.
Et j’ai osé vous soupçonner !... ô Fidéline !... Je suis un monstre !... Je vous en supplie... appelez-moi monstre !
FIDÉLINE, tendrement.
Non... je ne sais pas mentir !
LAVERDURE, sous le charme.
Ô ange !... ô toi par qui je respire !... ô toi !...
Changeant d’idée.
Non... partons pour Avallon !... Je suis pressé !... Allez chercher vos paquets, et dans un quart d’heure... Allez !
FIDÉLINE.
C’est que...
LAVERDURE.
Quoi ?
FIDÉLINE, à part.
Les deux autres qui sont en bas...
Haut.
C’est que ce fou furieux qui est à la porte... si je le rencontrais...
LAVERDURE.
C’est juste !...
À part.
Il pourrait l’embrasser...
Haut.
J’ai un fiacre dans la cour... il n’est point à l’heure... prenez-le !
FIDÉLINE, à part.
En baissant les stores... je suis sauvée !
Fausse sortie.
LAVERDURE.
Fidéline... un baiser ?
FIDÉLINE.
À Avallon !
LAVERDURE.
Sur la main !
Il lui prend la main et embrasse la joue.
FIDÉLINE, à part.
Il est très ennuyeux... je l’abonnerai à un cercle !
Chœur.
Air : Amour et Mystère (Giralda, acte III, scène VIII).
LAVERDURE.
Par tes yeux de flamme,
Adorable femme,
L’amour sur mon âme
Vide son carquois !
Épouse chérie,
Je veux pour la vie
Ramper sous tes lois.
FIDÉLINE, à part.
Mes regards de flamme
Ont charmé son âme !
Je serai sa femme !
Un mari bourgeois,
Malgré sa manie,
Vaut mieux, je parie,
Qu’un chapeau chinois !
Scène XVI
LAVERDURE, seul
Cette femme-là me grise comme une bouteille d’aï mousseux... Après la noce, je la mène en Italie... à Napoli... que les Napolitains appellent Naples... je ne sais pas trop pourquoi. Ne la faisons pas attendre... Ma malle est prête... N’ai-je rien oublié ? Ah ! son bonnet... coquet... ma surprise... et mes pistolets de voyage !...
Il chante.
Prends donc ta carabine !
Ils sont dans c’ cabinet...
Parlé.
Ô Fidéline !... pour un sou je danserais.
Scène XVII
GASPARD, les cheveux en désordre et tenant l’instrument du chapeau chinois
En v’là un chinois de tuteur ! je lui dis, comme c’était convenu : Monsieur, je m’oppose au mariage de Fidéline... il me poche... je le poche... nous nous repochons... Quel drôle de tuteur ! Je lui ai flanqué une raclée... et v’là sa musique.
Il met le verrou à la porte et s’approche de la fenêtre.
Ah ! canaille ! viens donc encore te frotter à Gaspard.
En ce moment il reçoit une volée de plâtre qui lui couvre la figure.
Scélérat ! il m’a brûlé la cervelle !
Il se secoue au fond.
Scène XVIII
GASPARD, LAVERDURE
LAVERDURE, entrant gaiement, il a sur la tête un bonnet de femme et tient deux pistolets.
Bonnet,
Coquet,
Rubans
Charmants.
TOUS DEUX, s’apercevant.
Ah !...
GASPARD.
Ce bonnet !...
LAVERDURE.
Ce chapeau !...
GASPARD.
Ces pistolets !...
LAVERDURE.
Cette figure blanche !... ce fou furieux !
GASPARD.
Pauvre bourgeois !... il est fou.
Il pose son chapeau chinois sur la chaise à droite.
Arrêtez, malheureux !... je ne veux pas !
Il lui arrache un des pistolets.
LAVERDURE, épouvanté.
Hein ?...
Il saisit l’autre pistolet.
GASPARD.
Il prend l’autre !... lâchez ça !... père Laverdure.
LAVERDURE.
N’approche pas !... je suis chargé !...
À part.
Il n’y en a qu’un... C’est peut-être le sien.
GASPARD.
Voyons... père Laverdure.
LAVERDURE.
Ce n’est pas moi... c’est au-dessus... il est sorti...
GASPARD, à part.
Le pauvre bonhomme... il se croit au-dessus... la mécanique est cassée !...
LAVERDURE, à part.
Sapristi ! que je suis fâché d’avoir pris ce domestique-là...
GASPARD, à part.
Si je pouvais le désarmer !
LAVERDURE, à part.
Son pistolet m’inquiète...
Haut.
Gaspard !
GASPARD, s’approchant.
Bourgeois ?
LAVERDURE, d’une voix caressante.
Je suis bien content... oh ! mais bien content de te voir...
GASPARD.
Je vous aime, moi, bourgeois !
LAVERDURE.
Moi aussi, Gaspard !
À part.
Maintenons-le dans ces cordes.
Haut.
Mon ami, j’ai une course à te donner... chez mon banquier... le docteur Blanche...
GASPARD.
Oui, bourgeois.
LAVERDURE.
Si toutefois ça te fait plaisir.
À part.
Maintenons-le toujours...
GASPARD.
Si ça vous fait plaisir, ça m’en fera aussi, bourgeois !...
À part.
Est-il fêlé !... est-il fêlé !... faut que je le désarme !
LAVERDURE, à part.
C’est égal... son pistolet m’inquiète...
À Gaspard, tout en suivant son pistolet des yeux.
Tu diras au docteur Blanche... de dire à mon cousin... qu’il dise à
sa tante...
Il arrache tout à coup le pistolet des mains de Gaspard, mais au même moment, celui-ci s’est emparé du sien.
GASPARD et LAVERDURE.
Je le tiens !
GASPARD, apercevant Laverdure armé.
Oh !
LAVERDURE, de même.
Ah !
GASPARD, à part.
C’est à recommencer.
Il marche sur Laverdure.
Bourgeois...
LAVERDURE, effrayé.
N’approche pas !... je suis chargé !...
À part.
C’est peut-être le sien... j’ai eu tort de changer...
GASPARD.
Mais je ne veux pas vous faire de mal, moi !... bon bourgeois !...
LAVERDURE.
Ni moi non plus... bon Gaspard !
GASPARD.
Alors posez ça.
LAVERDURE.
Non... pose d’abord.
GASPARD.
Eh bien ! ensemble ?
LAVERDURE.
Ça va !
GASPARD.
Allons-y !
Gaspard va poser son pistolet à droite, et Laverdure le sien à gauche.
LAVERDURE.
Tiens ! une carafe ! si je pouvais lui administrer une douche... ça Serait toujours ça !
GASPARD, trouvant aussi une carafe de son côté.
On dit que l’eau ça leur fait du bien !
LAVERDURE, s’avançant et cachant sa carafe.
Bon Gaspard !
GASPARD, de même.
Bon bourgeois !
Ils se serrent la main ; ils se versent réciproquement une carafe sur la tête.
TOUS DEUX.
Aïe ! crénom !
GASPARD.
C’est pour votre bien !
LAVERDURE, à part, se secouant.
Sapristi !... que je suis donc fâché d’avoir pris ce domestique-là !
GASPARD.
Ça va mieux, n’est-ce pas ?
LA VERDURE.
Ça me dégouline dans le dos !
GASPARD.
Tant mieux !... faut ça.
Une pierre enveloppée d’une lettre brise un carreau et vient tomber sur la scène.
LAVERDURE.
Qu’est-ce que c’est ?
GASPARD, ramassant une lettre.
Une lettre affranchie.
Il la lui donne.
LAVERDURE.
À mademoiselle Fidéline...
Ouvrant.
« Chère amie... »
Parlé.
C’est une de ses amies...
Lisant.
« Ça m’embête de droguer là-dessous... quatre heures de faction... merci !... je te renvoie nos mèches... »
GASPARD.
C’est un lampiste... qui est de faction...
LAVERDURE, lisant.
« Rapporte-moi ma musique... fini pour le reste... à toi pour la vie... L’Émouché, chapeau chinois au 54e de ligne.»
GASPARD.
C’est bien écrit.
LAVERDURE.
Oh ! c’est affreux ! c’est indigne !... succéder à un chapeau chinois !
GASPARD, à part.
Ça va le reprendre.
LAVERDURE.
Ils échangeaient des mèches ! moi qui allais lui donner ma fortune, mon nom...
Indigné.
et tu ne m’avertissais pas !
GASPARD, criant, stupéfait.
Moi !!!
LAVERDURE.
Tu me laissais faire !
GASPARD.
Ça le reprend... ousqu’est la carafe ?...
Il fait un pas vers la carafe ; on frappe à la porte.
Scène XIX
GASPARD, LAVERDURE, FIDÉLINE, en dehors de la porte du fond
FIDÉLINE, en dehors.
Ouvrez, c’est moi... Fidéline... je suis prête...
LAVERDURE.
La malheureuse !... que lui dire ?
GASPARD, allant à la porte.
Un moyen adroit...
Très haut.
Y a plus personne... nous sommes tous au Champ de Mars... voir la revue...
FIDÉLINE, en dehors.
Qu’est-ce que vous chantez ?
GASPARD.
Le chapeau chinois est éventé... il refuse votre main et l’ bourgeois aussi !...
FIDÉLINE, en dehors.
Ah ! c’est comme ça ! Vous êtes deux melons !
GASPARD, courant à la porte.
Deux melons !... Attends !... attends !
LAVERDURE, le retenant.
Oh ! tu es trop cassant... je l’ai aimée !...
FIDÉLINE, du côté de la fenêtre.
Rendez-moi mes jarretières... Réponse, s’il vous plaît !
GASPARD.
Attends !... je vas t’en faire une de réponse !
LAVERDURE.
Est-ce convenable ce que tu vas lui dire ?
GASPARD.
Soyez tranquille !...
Criant par la fenêtre.
Mam’zelle !
FIDÉLINE, en dehors.
Hein ?
GASPARD, idem.
Zut !...
LAVERDURE.
À la bonne heure ! c’est convenable.
GASPARD, à la fenêtre, appelant.
Monsieur !...
Il lui jette le chapeau chinois.
Mes respects à Madame !
Scène XX
LAVERDURE, GASPARD
LAVERDURE.
Oh ! les femmes ! les femmes ! il ne me reste plus personne... qu’un ami !... et encore il est malade !... n’importe !
Haut.
Partons ensemble, allons en Italie manger mes vingt-cinq mille francs de rente.
GASPARD, prenant son bâton et son paquet.
C’est-y un beau pays ?
LAVERDURE, se montrant.
Oh ! l’Italie !... l’Italie !... Venise !... Venezia la bella... Les gondoles... les girandoles... les barcarolles... les escaroles !...
GASPARD.
Et les casteroles...
LAVERDURE.
Va pour les casteroles... Dis donc, je t’appellerai Gaspardo...
GASPARD.
Oui, et vous ? votre petit nom ?
LAVERDURE.
Jean.
GASPARD.
Je vous appellerai Jeannot !
LAVERDURE.
C’est ça, nous rirons !
Tout à coup.
Ah ! je t’adopte ! Tu seras mon neveu...
Il lui présente la main. Gaspard la baise.
LAVERDURE et GASPARD.
Air : Ah ! que la mer est belle ! (Mazini.)
Vers la belle Italie (bis),
Andiamo, Gaspardo !
Fichons le camp, Jeannot !
Et sachons de la vie (bis)
Égayer le fardeau.
Sur la plage latine,
Nous oublierons, je crois,
L’ingrate Fidéline
Et son chapeau chinois !