Esther (Pierre DU RYER)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1642.

 

Personnages

 

ESTHER

THAMAR, suivante d’Esther

MARDOCHÉE, Oncle d’Esther

HAMAN, Ministre du Roi de Perse

THARÈS, Confident d’Haman

VASTHI, Reine de Perse

LE ROI de Perse Assuérus, ou Artaxerces

ZÉTHAR, grand Seigneur Persan

 

La Scène est dans la Ville de Suse, entre la Perse et Babylone.

 

 

PRÉFACE

 

Il semble que cette Pièce ne porte pas le titre qui lui serait le plus convenable, et qu’au lieu de l’appeler Esther, elle devrait être appelée, la Délivrance des Juifs. En effet toutes choses y contribuent au salut, et à la conservation de ce peuple, l’orgueil de Vasthi, la beauté d’Esther, l’amour d’Assuérus, ou d’Artaxerces Roi de Perse, les Injustices d’Haman, et les soins de Mardochée. Enfin la Délivrance des Juifs est le but et comme la principale action de cette Tragédie ; et c’est le titre qu’elle devrait légitimement porter, si l’on se mettait toujours en peine de donner aux pièces de Théâtre les noms qui leur conviennent le mieux. Mais puisque l’Écriture sainte n’a pas donné un autre nom à cette Histoire, je crois que je n’ai pas dû le changer ; et qu’il était plus raisonnable de suivre et de respecter l’Écriture, que les règles du Théâtre. Ce n’est pas que le nom d’Esther ne puisse aussi convenir à cet Ouvrage ; car puisqu’elle en est l’Héroïne, que tout se fait en sa faveur, et qu’elle est cause de tout, il n’y aurait pas grande apparence de commencer par le titre à censurer cette Pièce. Au reste j’ai cru qu’il était besoin de dire que la Délivrance des Juifs est la fin et le but que se propose cet Ouvrage, afin de satisfaire ceux qui me pourraient demander où est l’unité d’action.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ESTHER, THAMAR

 

ESTHER.

En vain cette grandeur, cette course d’alarmes

Se présente à mes yeux avecques tous ses charmes ;

Quelque tranquillité qui suive mes travaux,

Plus elle offre de biens, et plus je crains de maux.

Comme cette grandeur est toujours infidèle,

Je ne vais qu’en tremblant au trône où l’on m’appelle,

Et je ne crois monter sur un siège si beau

Que pour choir de plus haut dans l’horreur du tombeau.

THAMAR.

N’allez pont pénétrer dans les choses futures

Pour chercher des sujets de tristes aventures.

Laissez enfin agir la Justice des Cieux,

Que veut vous rendre un trône ou régnaient vos aïeux.

ESTHER.

Hélas, chère Thamar, je sais que mes Ancêtres

Du trône d’Israël furent jadis les Maîtres ;

Mais s’ils en sont tombés me dois-tu contester

Que c’est avec raison que je crains d’y monter ?

THAMAR.

Comme toutes les mers ne sont pas orageuses,

Toutes grandeurs aussi ne sont pas périlleuses.

Quand le Ciel relevant un grand trône abattu

Veut en faire le prix d’une illustre Vertu,

Il sait bien séparer de la grandeur mortelle

Cette instabilité qui lui fut naturelle.

Rendez donc à vos yeux cet éclat nonpareil,

Qu’un Roi de Perse adore ainsi que son Soleil ;

Chassez de votre esprit cette morne tristesse

Qui ne sied jamais bien quand le Ciel nous caresse,

Ce n’est pas mériter les caresses des Cieux

Que de les recevoir les larmes dans les yeux.

À peine un grand Monarque aperçut-il vos charmes

Que son cœur captivé vous vint rendre les armes,

À peine est-il vaincu qu’il donne à son vainqueur

Pour demeurer captif et son trône et son cœur.

Vous l’avez fait esclave, il veut vous faire Reine,

Est-ce là, belle Esther, un grand sujet de peine ?

La Couronne est charmante à tous les grands esprits,

Et qui la croit un faix n’en connaît pas le prix.

ESTHER.

Un grand Roi me chérit ; un Monarque qui m’aime

M’offre avec son Amour la part d’un Diadème,

Et peut-être qu’une autre avecque cet honneur

Croirait avoir atteint le faîte du bonheur,

Mais si ce même Roi qui me rend Souveraine,

Vient de répudier une puissante Reine,

Une Reine autrefois son âme, et ses désirs,

Dont la possession faisait tous ses plaisirs,

Dont les aïeux régnaient, et dont le Père règne,

Faible comme je suis que faut-il que je craigne ?

Dois-je établir ma force en l’amitié d’un Roi

Qui rejette une Reine, et lui manque de foi ?

Dois-je me confier aux biens qu’il me présente,

Et qui n’ont pour appui qu’une amour inconstante ?

THAMAR.

Vos vertus garderont la prise de vos yeux.

ESTHER.

Cette garde est un bien que j’attendrai des Cieux.

THAMAR.

Enfin le Roi vous aime.

ESTHER.

Il aima cette Reine,

Qui ressent aujourd’hui ce que pèse sa haine,

Ainsi comme un écueil renommé sur les eaux

Par l’horrible débris de cent fameux vaisseaux,

Je crains tous ces honneurs et ces grands avantages

Qui finissent souvent par de honteux naufrages.

Comme un autre aurait peur de son adversité,

Moi, Thamar, moi j’ai peur de ma prospérité,

Si l’amour des grands Rois est un bien souhaitable,

Hélas ! ce même amour est un bien redoutable ;

Le trône est précieux, il est à souhaiter,

Mais la crainte d’en choir fait craindre d’y monter.

Enfin je crains le Ciel quand même il m’est prospère,

Mais voici mon appui le frère de mon Père.

 

 

Scène II

 

MARDOCHÉE, ESTHER, THAMAR

 

MARDOCHÉE.

Jugera-t-on toujours vous voyant comme en deuil,

Qu’au lieu d’une couronne on vous donne un cercueil ?

Donnez par votre joie une éclatante marque

Que vous savez priser les faveurs d’un Monarque ;

C’est offenser le Ciel et violer ses Lois

Que d’être indifférente aux faveurs des grands Rois,

Puisque c’est par des mains si nobles et si chères

Que le ciel nous conduit aux fortunes prospères.

ESTHER.

C’est dans notre fortune une espèce d’appui

Que de craindre toujours ce qui fait choir autrui.

MARDOCHÉE.

Je sais bien que le sort d’une Reine chassée

Peut avecques raison troubler votre pensée,

Mais en jetant les yeux sur son adversité,

Regardez les raisons de sa calamité.

Vous connaissez l’écueil qui causa son naufrage,

Tâchez de l’éviter dans le même voyage,

C’est dans notre fortune une espèce d’appui

Que d’avoir reconnu ce qui perdit autrui.

Si l’orgueil la fit choir d’une place adorée,

Que la soumission vous la rende assurée,

Et tâchez de garder par votre humilité

Ce qu’une autre a perdu par sa seule fierté.

Une beauté superbe est peu de temps charmante,

Mais tant qu’elle est modeste elle est toujours puissante,

C’est par là qu’elle rend ses attraits plus constants,

C’est par là que sans peine elle règne longtemps.

Songez donc à l’éclat, qu’un Monarque vous donne ;

À garder la vertu plutôt que la couronne ;

Quelque accident fâcheux qui vous puisse émouvoir,

Conserver la vertu, c’est garder le pouvoir.

Que si vous devez choir de ce degré suprême,

Où semble vous conduire un Prince qui vous aime,

Faites que votre chute et vos adversités

Ne soient pas des malheurs qui vous soient imputés ;

Si vous devez tomber et perdre la puissance,

Tombez comme victime avec votre innocence.

Enfin puisque le Ciel ne fait rien vainement,

Joignez à son vouloir votre consentement.

ESTHER.

Je veux tout ce qu’il veut, enfin quoi qu’il ordonne,

Je verrai d’un même œil les fers ou la couronne.

MARDOCHÉE.

Mais ce n’est pas assez de ce cœur sans pareil,

Il faut vous souvenir de mon premier conseil,

Et pour vous assurer le bien qu’on vous présente,

Continuer encore une ruse innocente.

ESTHER.

Certes votre discours me donne de l’effroi,

Il faut : il faut trembler quand on abuse un Roi,

Et la ruse après tout, à soi-même importune,

Est un mauvais appui de la bonne fortune.

J’ai suivi vos conseils, et je leur obéis,

Ainsi je cache au Roi mon sang et mon pays,

Il pense que le Ciel me donna la naissance

Dans les vastes pays de son obéissance ;

On ignore en sa Cour où l’on vous doit un rang,

Que nous soyons parents et liés par le sang,

Ainsi par vos conseils, je n’oserais paraître,

Je demeure inconnue où l’on croit me connaître,

Et tel est ce succès qu’il semble clairement

Que nous trompions le Roi de son consentement.

Mais si quelque hasard découvre cette ruse,

Un Roi souffrira-t-il qu’une esclave l’abuse ?

Et comme le soupçon est une forte voix

Qui parle incessamment dans les âmes des Rois,

Que pourra-t-il juger de ce long artifice ?

Quels foudres sortiront des mains de sa Justice ?

Je pense déjà voir les feux de son courroux

Justement allumés se répandre sur nous ;

Il me semble déjà que sa haine m’accuse,

Qu’il me reproche un trône acquis par une ruse,

Et que pour le reprendre et m’en précipiter

Il en rompt les degrés qui m’y firent monter.

Pourquoi, me dira-t-il, cacher votre naissance

Quand je vous fais un don même de ma puissance ?

Pensez-vous assurer des biens inopinés,

En abusant un Roi qui vous les a donnés ?

Si l’orgueil ruina la fortune d’une autre,

Pensez-vous que la ruse établisse la vôtre ?

Enfin, me dira-t-il, avez-vous prétendu

Par un vice garder ce qu’un vice a perdu ?

Ô vous qui de mon sort avez pris la conduite

Soulagez les ennuis où mon âme est réduite.

Évitons le péril que je vois approcher ;

Et découvrons enfin ce qu’on ne peut cacher.

MARDOCHÉE.

Ne précipitez rien, montrez de la constance,

Cachez votre pays, cachez votre naissance,

Traitez-moi, traitez-moi comme un indifférent,

Et ne témoignez point que je vous sois parent.

Si ce dessein trahi forme quelque tempête,

Elle n’éclatera que pour frapper ma tête.

Que craignez-vous ?

ESTHER.

Les Juifs, peuple odieux au Roi,

Les Juifs de qui je sors me donnent de l’effroi.

Si le Roi les déteste, et leur montre sa haine,

De la fille d’un Juif fera-t-il une Reine ?

Espérerai-je alors en l’amour d’un grand Roi ?

Figurez-vous le reste, et craignez avec moi.

Hélas ! quelle aventure à la mienne ressemble ?

Il me hait sans le croire, et m’aime tout ensemble,

Il m’aime sans savoir pour qui brûle ses feux,

Et comme il hait les Juifs, il me hait avec eux.

THAMAR.

Si par notre malheur jusqu’ici manifeste

Il brûla pour les Juifs d’une haine funeste,

Par un effet d’amour qui peut tout surmonter

Il aimera les Juifs parce qu’il aime Esther.

ESTHER.

Peut-on dire qu’il m’aime, et que son cœur me suive,

Puisqu’il ne pense pas brûler pour une Juive,

Et que je lui serais un objet odieux

Sans le voile trompeur qui me cache à ses yeux ?

THAMAR.

Mais qui sait dans la Perse où vous fûtes gardée

Que vous tenez le jour des Princes de Judée ?

Qui le sait que nous trois ? Quand les Juifs ruinés

Furent dans Babylone esclaves amenés...

ESTHER.

Ha ! je sais que ma mère avec eux opprimée

Encore dans ses flancs me tenait enfermée ;

Et comme elle craignait que l’orgueil des vainqueurs

Destinât aux vaincus de nouvelles rigueurs,

Ne pouvant éviter le périlleux orage

Qui menaçait les Juifs de leur dernier naufrage,

Je sais qu’elle tâcha par d’innocents efforts

D’en garantir le fruit qui naîtrait de son corps.

Mais hélas ! en malheur la fortune fertile

A rendu trop souvent la prudence inutile.

MARDOCHÉE.

Mais vous savez aussi par le soin des Cieux

Qui voulurent en vous relever vos aïeux,

Je vous fis élever loin d’un peuple profane,

Même par des Persans qui vous crurent Persane.

Ainsi non seulement vous évitez nos maux,

Mais on vous donne un Sceptre au lieu de nos travaux,

Et par un coup du Ciel qui bénit notre peine

Même de nos vainqueurs vous devenez la Reine.

Verrions-nous des effets et plus grands et plus doux,

Quand même le futur eût dépendu de nous ?

Vous pourriez-vous donner plus de biens et de gloire

Quand vous disposeriez des fruits de la victoire ?

Le Ciel commence ainsi quelque chose de grand,

Le Ciel achèvera l’œuvre qu’il entreprend.

ESTHER.

Soit que par vos soins ma raison se rappelle,

Soit que le Ciel m’inspire une force nouvelle,

Je sens que dans mon cœur autrefois abattu

Succède à la faiblesse une mâle Vertu.

Et par cette Vertu que le Ciel me suggère,

Je sens bien qu’il nous aime, et qu’il veut que j’espère.

MARDOCHÉE.

Mais si mes sentiments sont pour vous une Loi,

Défiez-vous d’Haman, ce flatteur d’un grand Roi.

ESTHER.

D’Haman à qui je suis, et vénérable et chère !

MARDOCHÉE.

Défiez-vous de lui comme d’un adversaire

Qui dessous une langue où le miel est semé ;

Cache à votre malheur un cœur envenimé.

ESTHER.

Toutefois...

MARDOCHÉE.

Croyez-moi, comme il feint il faut feindre,

Je le connais assez pour vous le faire craindre.

Il vous offre ses vœux, mais ses vœux et ses soins

Des sentiments du cœur sont de mauvais témoins.

Redoutez donc Haman par mes expériences,

Mais ne l’irritez point avec vos défiances,

Et de la Vertu seule écoutant les leçons,

Défiez-vous de lui sans montrer vos soupçons.

Comme son intérêt est la cause infidèle

Qui fait briller pour vous la flamme d’un faux zèle,

Que ce soit là pour vous une règle, un arrêt,

De ne la regarder que par votre intérêt.

La Cour où vous entrez est fertile en malices,

C’est un théâtre ouvert à tous les artifices,

Où l’ami le plus franc est toujours un menteur,

Où le plus défiant est le meilleur acteur.

Je vous l’ai dit cent fois, je vous le dis encore,

Redoutez à la Cour quiconque vous adore.

ESTHER.

Je suivrai les chemins que vous m’avez montrés.

MARDOCHÉE.

Mais j’aperçois Haman, je passe, et vous rentrez.

 

 

Scène III

 

HAMAN, THARÈS

 

HAMAN.

J’ai l’âme dans les soins comme aux fers attachée

Mais qui vient de passer, n’est-ce pas Mardochée ?

THARÈS.

C’est lui.

HAMAN.

Cet insolent, ce Juif audacieux

Qui semble défier les puissances des Cieux,

Qui croit qu’en me choquant il élève sa gloire,

Et que me dédaigner lui soit une victoire.

Triste Loi des grandeurs ! vains charmes des esprits,

Qui ne contentent point comme blesse un mépris !

La Fortune me rit, un Roi me favorise,

Tout le monde m’adore, un seul Juif me méprise,

Et ce mépris tout seul occupant tous mes sens

Du monde universel m’empoisonne l’encens.

THARÈS.

Tous excès est permis contre cette insolence.

HAMAN.

Mais d’un trait plus mortel cet esclave m’offense.

C’est par lui seulement que mes profonds respects

Sont à l’esprit d’Esther des hommages suspects.

Oui, je suis averti que par ses artifices

Esther prend mes devoirs pour de mauvais offices :

Enfin c’est par lui seul que l’espoir m’est ôté,

Et que l’horreur se joint à ma captivité.

THARÈS.

Seigneur que dites-vous ? hé quoi que peut-il faire ?

HAMAN.

Sache, mais que dirai-je ? hélas, il se faut taire,

Aussi bien de ton bras l’inutile vigueur

Ne pas rompre des fers qu’on porte dans le cœur.

THARÈS.

Ce discours est obscur, je ne puis le comprendre.

HAMAN.

Ne pouvant pas m’aider, tu ne dois pas l’entendre.

THARÈS.

Si l’amour, ce transport si cruel est si doux

Était un mouvement qui fut digne de vous,

Comme dans vos discours je vois briller sa flamme,

Je vous demanderais s’il règne dans votre âme ?

HAMAN.

Si tu crois que l’amour si fertile en langueur

Soit une passion indigne de mon cœur,

Ne la croirais-tu pas et ridicule et folle

Si je te répondais qu’Esther est mon idole ?

Hélas ! j’aimais Esther, et mon cœur amoureux

Allait lui découvrir la grandeur de ses feux

Quand le soin de ce Juif, quand le soin de ce traître

Aux yeux même du Roi la força de paraître.

Mais enfin si l’amour ne me peut soulager,

La vengeance a des biens qui peuvent m’alléger.

Lorsqu’une passion nous gêne et nous possède,

Une autre passion est souvent son remède.

THARÈS.

Faut-il perdre ce Juif ? prononcez-en l’Arrêt,

Commandez seulement et l’orage est tout prêt.

HAMAN.

T’engager à sa perte injuste ou légitime,

C’est hasarder ta vie ou du moins ton estime,

Et ce n’est à mon gré se venger qu’à demi

Qu’exposer un Ami pour perdre un ennemi.

J’attends l’occasion tant de fois désirée.

THARÈS.

Mais cette occasion vous est-elle assurée ?

Non, non, ne cherchez point un secours incertain

Lorsque vous le trouvez assuré dans ma main.

Laissez agir pour vous ma fureur animée,

Je tiens l’occasion dans mes mains enfermée.

Vous savez que c’est lui qui rompit ces desseins

Par qui le Sceptre même approcha de vos mains.

Et dont l’heureux effet déjà prêt à paraître

Du Roi que vous servez vous eût rendu le maître.

Croyez-moi, croyez-moi, lorsqu’on peut se venger

En différer le coup c’est se mettre en danger.

Prévenez la Fortune amoureuse du change,

Vengez-vous hardiment devant que l’on se venge,

Frappez, perdez, tuez, servez-vous de ma main,

Tel peut vaincre aujourd’hui qui ne le peut demain :

C’est enfin un effet de parfaite prudence

Que de prendre toujours la plus proche assistance.

HAMAN.

Je suivrais ton conseil, j’emploierais ton bras,

Mais la perte d’un seul ne me contente pas,

Il faut qu’avecques lui sa nation périsse,

Et que par l’infamie il aille au précipice.

THARÈS.

Ce dessein est bien grand.

HAMAN.

Aussi dans ce dessein

Je veux que le Roi m’aide et me prête la main.

THARÈS.

Le Roi ! M’est-il permis de savoir ce mystère ?

HAMAN.

À qui doit me servir je ne dois pas le taire.

Tu sais bien que les Juifs dans la Perse arrêtés

Sont des peuples suspects et du Roi détestés.

Tu sais bien que les Juifs sont des objets de haine,

De qui chacun souhaite, ou la perte ou la peine.

Je veux par mes raisons persuader au Roi

De purger son État, de ce peuple sans foi,

De le faire passer par le fer et la flamme,

De ne rien épargner de cette engeance infâme.

Ce Juif présomptueux se promet aujourd’hui

D’être de son pays le salut et l’appui :

Mais quoi qu’il entreprenne, et quoi qu’il s’imagine,

Lui seul de son pays il sera la ruine.

Quoi ! ce dessein t’étonne et te trouble les sens ?

THARÈS.

Quoi ! Seigneur, pour un seul perdre tant d’innocents ?

HAMAN.

Homme ignorant des biens dont la vengeance abonde !

Ha pour les posséder je perdrais tout un monde,

Oui, j’aime à voir couler le sang des innocents

Lorsqu’il sert de remède aux douleurs que je sens ;

Oui, mes yeux le verront couler avecques joie,

Pourvu que dans ses flots mon ennemi se noie.

THARÈS.

Mais si le sien suffit pour éteindre ses jours,

Ne suffira-t-il pas pour vous donner secours ?

HAMAN.

Il ne suffira pas pour éteindre la flamme

Que le dépit allume, et nourrit dans mon âme,

La vengeance est un bien savoureux seulement

Quand l’esprit offensé le cueille abondamment.

THARÈS.

Mais du mépris d’un seul tous ne sont pas complices.

HAMAN.

S’ils n’ont part à l’offense, ils l’auront aux supplices,

Et si je hais les Juifs, et si de tous côtés

Ma haine les destine à cent calamités,

Hélas ! L’amour d’Esther, cette amour inhumaine

Les venge des malheurs dont les charge ma haine.

THARÈS.

Mais enfin...

HAMAN.

Mais enfin à mon cœur, à mes yeux

Un seul Juif a rendu tous les Juifs odieux.

Si ce que j’entreprends te semble illégitime,

Sache que c’est Vertu que d’user bien du crime.

Sache qu’en un esprit touché comme le mien

Le crime qui le venge est le souverain bien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THARÈS, HAMAN, VASTHI

 

THARÈS.

Seigneur, votre vengeance est-elle préparée,

La ruine des Juifs a-t-elle été jurée ?

Enfin le Roi contre eux prend il votre parti ?

HAMAN.

Mais qui vois-je ? la Reine.

THARÈS.

Oui, Seigneur, c’est Vasthi.

HAMAN.

Évitons son abord, sa disgrâce m’étonne.

VASTHI.

Doncques Haman me fuit, donc Haman m’abandonne !

Haman qui me plaçait au nombre de ses Dieux

Tandis que ma Couronne éclatait à ses yeux !

Haman qui m’adora tandis que l’apparence,

Tandis que ma grandeur flatta son espérance !

Ayant accoutumé durant notre bonheur

De lever tes regards pour me voir dans l’honneur,

Trouves-tu difficile en ce destin étrange

D’abaisser tes regards pour me voir dans la fange ?

HAMAN.

Ayez, ayez pour moi de meilleurs sentiments,

Si j’eus part à vos maux, j’ai part à vos tourments,

Et mon cœur animé d’une vertu plus haute

Vous conserve le rang qu’un Monarque vous ôte.

Mais par quelle aventure êtes-vous en ces lieux,

Que votre adversité vous doit rendre odieux,

Et d’où l’ordre du Roi trop prompt et trop injuste

Avait comme exilé votre personne auguste ?

VASTHI.

Je viens pour l’accuser de sa brutalité,

Je viens lui reprocher son inhumanité,

Je viens, je viens par une noble audace

Mériter aujourd’hui ma honte et ma disgrâce.

HAMAN.

Mais vous vous exposez.

VASTHI.

On ne s’expose pas

Lorsque pour s’alléger on cherche le trépas.

Moi, moi je pourrais voir une indigne rivale

Monter dessus mes pas au rang d’où je dévale !

Je suis Reine, mourrons pour un titre si beau,

Pour les Rois, pour les Rois le trône ou le tombeau.

Il n’est point de milieu que les Rois puissent prendre

Quand le sort irrité les contraint de descendre,

Le trône ou le tombeau, tout le reste est honteux.

HAMAN.

Ne vous exposez point à des chemins douteux,

Attendez ou craignez.

VASTHI.

Moi ! j’en suis incapable

Pour craindre et pour trembler de quoi suis-je coupable ?

Un Roi capricieux, bizarre en ses projets,

Donne de grands festins aux peuples ses sujets ;

Et pour faire éclater et la fête et sa grâce

Il veut que je me montre à cette populace,

Comme si prodiguant ses biens de toutes parts

Il voulait la repaître avecques mes regards.

Hé bien j’ai refusé de plaire à son caprice,

J’ai refusé ma vue au peuple son complice,

J’ai voulu conserver la Majesté des Rois,

En quoi cette action blesse-t-elle les Lois ?

HAMAN.

Mais elle offense un Roi que peu de choses offense.

VASTHI.

D’un Monarque aveuglé ne prend point la défense.

HAMAN.

Vous deviez à ses vœux accorder ce plaisir.

VASTHI.

J’ai satisfait Haman à son lâche désir,

Puisqu’il ne me faisait une Loi si cruelle

Qu’afin de m’obliger de paraître rebelle,

Qu’afin que mon refus qu’il avait souhaité

Donnât quelque couleur à sa brutalité.

Car enfin a-t-il fait le choix d’une Princesse

Pour lui faire remplir la place que je laisse ?

Non, non, tu le sais bien, mais de tous les côtés,

Ayant fait assembler les plus rares beautés

Comme s’il affectait et sa honte à ma peine

Que sa brutalité vous choisit une Reine,

Parmi tant de beautés que ne fit-il un choix

Qui me put condamner quand je l’accuserais ?

Mais la brutalité sans respect des Couronnes

Affecte le plaisir et non pas les personnes.

Une fille du peuple, et vous l’avez souffert,

Une fille du peuple, ha ! ce penser me perd.

Ce penser me remplit de fureurs et de rages.

Démons assez puissants pour venger tant d’outrages.

Si l’on me préférait le sang de quelques Rois,

Constante en mon malheur je me consolerais.

Mon plus grand mal n’est pas de quitter la Couronne,

Un sage quelquefois la fuit et l’abandonne :

Mais le plus grand des maux dont je sente les coups,

C’est de céder le trône à de moindres que nous.

HAMAN.

Certes, ce mal est grand, certes il est extrême,

Et pour m’en garantir je me perdrais moi-même.

VASTHI.

J’arme aussi contre Esther ce que j’ai de pouvoir.

Comme c’est aujourd’hui qu’on la doit recevoir,

Je viens, je viens moi-même à la mort toute prête

Pour différer au moins cette funeste fête.

HAMAN.

Ô dessein, digne enfant d’un esprit généreux,

À qui le juste Ciel doit un succès heureux !

VASTHI.

Pourrais-tu voir enfin dans un trône adorable

Une esclave de Perse et vile et méprisable ?

Pourrais-tu sans murmure obéir à sa voix,

Toi qui fus en état de lui donner les lois ?

HAMAN.

Non, non, Madame, non, il faudra que j’expire

Si le bonheur d’Esther la conduit à l’Empire.

Ha, s’il lui faut un trône, il me faut un tombeau,

Et la grandeur d’Esther est enfin mon bourreau.

VASTHI.

Aujourd’hui toutefois elle sera ta Reine.

HAMAN.

Esther femme du Roi ! c’est là, c’est là ma peine,

Mais c’est là seulement le plus grand de mes maux,

Parce que c’est de là que naissent vos travaux.

VASTHI.

Garde, garde toujours cette ardeur qui te presse,

Puisque c’est le seul bien que mon destin me laisse.

Mais enfin il est temps de s’opposer aux coups

Qui sont déjà tous prêts à tomber dessus nous.

HAMAN.

Oui, Madame, il est temps de montrer son courage,

Puisque déjà l’éclair vous annonce l’orage.

Allez, allez sans crainte en ce funeste jour

Troubler par votre aspect le calme de la Cour,

Votre seule présence aujourd’hui nécessaire

Retardera le cours d’une si grande affaire,

Et je ne doute point que le retardement

Ne guérisse le Roi de son aveuglement.

Il considérera d’une âme plus égale

Sa honte et son honneur, vous et votre rivale.

Et quand du haut d’un trône il jettera les yeux

Ouverts par la raison pour un choix glorieux,

Ne craignez rien, Madame, espérez la victoire.

Il est Roi, c’est assez, il choisira la gloire.

Allez donc maintenant par un noble attentat

Ou remonter au trône, ou troubler tout l’État.

VASTHI.

L’un ou l’autre est mon but.

HAMAN.

Suivez donc cette voie.

VASTHI.

Mais va sonder le Roi devant que je le voie.

HAMAN.

J’embrasse avec plaisir votre commandement,

Mais votre seul aspect peut agir puissamment.

Vos pleurs seront des traits qui perceront son âme,

Vos pleurs rendront la force à sa première flamme,

Rallumeront l’amour, éteindront le courroux,

Et sans ouvrir la bouche, ils parleront pour vous.

J’irai si vous voulez par des raisons pressantes

Présenter un obstacle à ses flammes naissantes ;

Mais pour toucher un cœur, et rompre des prisons,

Une larme souvent fait plus que cent raisons.

Voir enfin une Reine en sa misère extrême

Réduire à n’employer pour elle qu’elle-même,

La voir en suppliante esclave des malheurs,

Mouiller les pieds d’un Roi par les eaux de ses pleurs,

C’est sans doute un spectacle assez assez capable

De touche le plus dur, et le plus indomptable.

Poursuivez donc, Madame, allez jusques au bout,

N’employez que vos pleurs, vos pleurs obtiendront tout.

VASTHI.

Moi que par des soupirs et par des larmes lâches

À ma condition je fasse quelques taches ;

Non, non, ce noble orgueil qui m’anima toujours

Doit m’animer encore au dernier de mes jours,

Et la Fortune injuste autant qu’elle est volage

Peut m’ôter les grandeurs, et non pas le courage.

Pour sortir de mes maux, pour vaincre mes malheurs

J’ai du sang à verser, mais je n’ai point de pleurs.

Moi gémir, moi pleurer.

HAMAN.

C’est pourtant dans vos larmes

Que vous devez trouver de la force et des charmes.

VASTHI.

Le trône me serait une autre adversité

S’il fallait le devoir à cette lâcheté ;

Et toutes les grandeurs me seraient odieuses

Si je les achetais par des larmes honteuses.

HAMAN.

Les pleurs qui font régner sont toujours glorieux.

VASTHI.

En toute extrémité les pleurs sont odieux.

HAMAN.

Si des pleurs répandus par un cœur d’Amazone

Sont des chemins honteux pour remonter au trône,

Le seul prix de ce trône est capable d’ôter

La honte des chemins qu’on tient pour y monter.

VASTHI.

Hé bien, hé bien, Haman, puisque le sort me presse ;

J’irai par des soupirs témoigner ma faiblesse,

Et sans considérer l’éclat de notre sang

Nous irons par des pleurs redemander un rang

De qui ces mêmes pleurs en lâchetés insignes

Aux yeux de l’univers nous déclarent indignes.

Mais que dis-je insensée en mon ressentiment !

Si l’on croit que le Roi me chassa justement

N’irai-je pas moi-même à moi-même infidèle,

Témoigner par mes pleurs que je suis criminelle ?

N’irai-je pas enfin moi-même contre moi

Justifier ainsi l’injustice du Roi ?

Moi demander pardon, c’est tacher mon estime

Puisque enfin tout pardon présuppose le crime.

HAMAN.

Que ferez-vous enfin ? Quoi ?

VASTHI.

Tout ce que je puis.

HAMAN.

Troublerez-vous l’État ?

VASTHI.

Je vaincrai mes ennuis.

HAMAN.

Le trouble de l’État est le dernier remède.

VASTHI.

Oui, mais sonde le Roi avant que je m’en aide.

HAMAN.

Mais, Madame...

VASTHI.

Vas-y.

HAMAN.

Mais Madame...

VASTHI.

Crains-tu ?

HAMAN.

Moi ! Madame, ha plutôt...

VASTHI.

Montre donc ta vertu,

Ne me fais pas juger en ce malheur extrême

Que tu veux m’employer pour t’épargner toi-même,

Et que pas un dessein, qui te ferait rougir,

Tu feins de conseiller pour t’exempter d’agir.

Crains-tu de voir le Roi, crains-tu pour moi l’orage ?

Crains-tu de t’exposer ?

HAMAN.

Vous blessez mon courage,

Madame épargnez-moi.

VASTHI.

Ne t’épargne donc pas.

HAMAN.

Votre service seul a pour moi des appas.

Remettez en mes mains le soin de vos délices,

Esther a des attraits, moi j’ai des artifices

Mais ne vous montrez point.

VASTHI.

Je vais chez Thamis,

Où ma calamité m’a laissé des amis.

 

 

Scène II

 

HAMAN, THARÈS

 

THARÈS.

Seigneur, que faites-vous ? le Ciel vous est propice,

Voulez-vous malgré lui vous faire un précipice ?

Et croyez-vous enfin combattre impunément

D’un Monarque offensé le juste sentiment.

HAMAN.

Tharès, le Roi me croit, nous éteindrons sa flamme,

Il est Roi des Persans, je suis Roi de son âme.

THARÈS.

Cet Empire est un bien qu’on ne peut trop priser,

Mais il est dangereux d’en trop souvent user.

Plaignez si vous voulez le sort de cette Reine,

Mais fuyez le hasard de partager sa peine,

Si le Ciel la veut voir d’un regard rigoureux,

Qu’elle soit malheureuse, et demeurez heureux.

HAMAN.

Qu’elle soit malheureuse et Reine déplorable

Si je puis par ses maux n’être pas misérable.

Mais qu’elle soit heureuse, et vive dans l’honneur

Si ma félicité dépend de son bonheur.

Il m’importerait peu, quoi que je lui promette,

Qu’elle fut dans le trône, ou qu’elle fut sujette

Si je ne connaissais que mes maux et mes biens

Par un lien fatal sont attachés aux siens.

Peut-elle choir d’un trône où tu la vis montée

Quand dans le même instant Esther n’y soit portée ?

Et puis-je voir Esther sans perdre en même jour

Cet agréable espoir que me donne l’Amour ?

Non, non, pour éviter cette mortelle peine,

Qu’elle demeure esclave, et que Vasthi soit Reine.

Allons parler pour elle, allons parler au Roi,

L’adoucir pour Vasthi, c’est l’adoucir pour moi.

THARÈS.

Ha Seigneur ! triomphez de cette amour naissante.

HAMAN.

On ne triomphe point d’une amour si puissante.

THARÈS.

Mais l’Amour ce Tyran des esprits enchantés

Peut être le poison de vos prospérités.

HAMAN.

Il n’importe, exposons d’une ardeur non commune

Pour les biens de l’Amour les biens de la Fortune,

Puisque par mille maux je ressens à mon tour

Que la Fortune même en fait moins que l’Amour.

THARÈS.

Quoi pour un bien léger, quoi pour un bien qui passe,

Pour de vaines beautés tenter votre disgrâce !

HAMAN.

Et ces vaines grandeurs où tu vois tant d’appas

Comme les autres biens ne passent-elles pas ?

THARÈS.

Aimez, mais autre part.

HAMAN.

Quand on est dans les gênes

Hélas il n’est plus temps de faire choix des chaînes.

Ne me contredis plus, mon amour est ma loi,

Enfin tu me déplais. Repassons chez le Roi.

Mais il sort.

 

 

Scène III

 

LE ROI, HAMAN

 

LE ROI.

Cher Haman, la douceur et la grâce

Dans le trône des Rois vont enfin trouver place.

Ainsi cette superbe autrefois mon amour,

Et comme dans mon cœur l’idole de ma Cour,

Vasthi reconnaîtra par de sensibles marques

Combien il est fatal de déplaire aux Monarques,

Et que même une Reine esclave de la Loi

Toute Reine quelle est, est sujette du Roi.

HAMAN.

Jusqu’ici vos bontés vainquant votre Justice

Semblaient se contenter de montrer son supplice,

Et pour moi j’aurais cru que son juste remords

Ne ferait pas sur vous d’inutiles efforts.

En effet quand je songe à cette sainte flamme

Qui confondait vos cœurs et ne faisait qu’une âme,

Quand je songe à vos feux qui furent son trésor,

Aux feux dont vous brûliez dont elle brûle encor,

Je ne saurais penser que pour cette Princesse

Au défaut de l’amour la pitié ne vous presse,

Et qu’au ressouvenir de ses calamités

Vous puissiez résister à vos propres bontés.

LE ROI.

Si l’injuste refus de son obéissance

En moi seul outragé terminait son offense,

Peut-être qu’en mon cœur les traits de la pitié

Referaient un passage à ceux de l’amitié.

Mais comme moi l’État a part à cette injure,

Son orgueil a touché le peuple qui murmure,

Et si je sais régner souffrirai-je un affront,

Qui refroidit mon Peuple et me rougit le front ?

Non, un Roi doit venger par des peines plus dures

Les affronts de l’État que ses propres injures :

Il peut tout pardonner étant seul offensé,

Mais il doit tout punir quand l’État est blessé.

Enfin comme le peuple est dedans nos provinces

Un esclave qui fait la force de ses Princes,

Bien que par cent liens, on puisse l’arrêter,

Il faut pour un jouir quelquefois le flatter.

HAMAN.

Quoi Sire aux passions d’un peuple téméraire

Vous pourriez immoler une Reine si chère !

Quoi Sire un lâche esclave aujourd’hui respecté

Se vanterait demain qu’un Roi l’aurait flatté !

Et qu’on aurait donné la chute d’une Reine

À l’appréhension de tomber dans sa haine.

Oui, Sire, il faut qu’un Roi Maître et Père des Lois

Soutienne de son peuple et la gloire et les droits,

Mais en pensant aussi soutenir sa défense,

Il ne faut pas d’un peuple augmenter l’insolence,

Et quoi que vous fassiez n’est-ce pas l’augmenter

Que de lui faire voir qu’on tâche à le flatter ?

Le peuple est dangereux si l’on ne le maîtrise,

Il pense qu’on le craint lorsqu’on le favorise,

Et sur cette croyance autorisant ses droits

Quelquefois il devient le Tyran de ses Rois.

Qu’aujourd’hui pour lui plaire, et contenter sa haine

À ses ressentiments on immole sa Reine,

Peut-être que ce monstre inconstant et sans foi

Demandera demain qu’on immole son Roi.

LE ROI.

Le peuple est inconstant, mais enfin son caprice

Ne doit pas m’empêcher de lui rendre Justice.

Que s’il en abusait, il apprendrait qu’un Roi

Peut se la rendre aussi contre un peuple sans foi.

HAMAN.

Vous voulez à l’État épargner une injure,

Vous voulez apaiser le peuple qui murmure,

Et certes ce dessein nous peut bien enseigner

Qu’il est digne d’un Roi qui sait l’art de régner ;

Mais pour rendre un État florissant et durable,

Sire le peuple seul n’est pas considérable,

Comme pour composer ce grand éclat des Cieux

Les petits astres seuls n’ont pas assez de feux.

Si par le choix d’Esther par ce choix populaire

Au murmure d’un peuple on pense satisfaire,

Ce choix peut exciter des maux plus apparents.

Puisqu’il peut exciter le murmure des Grands.

Comme Esther est sans nom et d’obscure naissance

Ils n’iront qu’à regret sous son obéissance,

Ils n’auront pour Esther que des hommages feints,

Au travers de leur feinte on verra leurs dédains,

Et pourrez-vous souffrir dans le pouvoir suprême

Qu’on méprise à vos yeux la moitié de vous-même ?

Et comme enfin les Grands sont du corps de l’État,

Et le plus noble sang et le plus grand éclat,

Vous pourrez-vous venger de ce mépris injuste

Qu’il n’en coûte à l’État son sang le plus auguste ?

Sire, pour détourner le cours de ses malheurs

Dont vous ressentirez vous-même les douleurs,

Quelque raison fait voir qu’il est juste d’éteindre

Pour tous également tous sujets de se plaindre.

Que si par une Reine un grand peuple outragé

Témoigne par ses cris qu’il veut être vengé,

Il ne demande pas trop injuste en sa haine

Que de son sang obscur on lui donne une Reine,

Et qu’un Sceptre adorable aux yeux de l’Univers

Soit porté par des bras destinés pour des fers.

Mais pourvu qu’on témoigne à cette populace

Qu’on veut bien l’apaiser, et lui faire une grâce,

Il n’importe à ses vœux qu’on joigne à votre rang

Ou bien un sang ignoble, ou bien un noble sang.

Ainsi faisant le choix d’une adorable fille

Où la beauté soit jointe à l’illustre famille,

Vous rendrez, en tous lieux pour affermir la paix

Et le peuple content et les Grands satisfaits.

LE ROI.

Esther, me dites-vous, ne sort pas d’une race,

Qui donne à ses beautés une nouvelle grâce !

HAMAN.

Non Sire.

LE ROI.

Esther n’est rien ?

HAMAN.

Non Sire.

LE ROI.

Mais dis-moi,

Qu’étais-tu, qu’étais-tu, sans l’amour de ton Roi !      

Quelle était ta fortune en la paix, en la guerre,

Devant que ma faveur t’élevât de la terre ?

Apprends par ton exemple, Haman, apprends enfin

Que bien souvent les Rois sont Maîtres du destin,

Et qu’ayant dans ses mains vos fortunes encloses

Un Roi, comme les Dieux, fait de rien toutes choses.

Qu’Esther sorte du sang le plus bas de l’État,

Un seul de mes regards lui donne de l’éclat :

Dans sa bassesse même, et dans son impuissance,

Mon choix et mon amour lui servent de naissance ;

Mon choix et mon amour qui l’élèvent aux Cieux,

Lui tiennent lieu de Sceptre et de gloire, et d’aïeux.

Comme c’est par le jour, que le Soleil fait naître,

Qu’il se montre Soleil, et qu’il se fait connaître,

C’est aussi par l’éclat que donne notre choix.

Que ceux de notre rang témoignent qu’ils sont Rois.

Ainsi bien que tes soins soient d’un sujet fidèle,

Fais taire ces raisons qui partent de ton zèle ;

Ôte de ton esprit tous les soins que tu prends,

Et ne m’oppose point le murmure des Grands :

Je sais, je sais régner ! et ma main souveraine

Peut faire aux moins zélés, adorer une Reine.

HAMAN.

Sire, en ce grand dessein, j’ai cru que mon devoir

M’obligeait à montrer ce que j’ai pu prévoir ;

J’ai parlé librement pour vous donner des marques

Que j’ignore cet art qui flatte les Monarques,

M’étant imaginé dans cet événement,

Que c’est aimer son Roi, que parler librement.

LE ROI.

Je mets entre les biens aux Princes souhaitables,

D’un fidèle sujet les libertés aimables ;

Ainsi j’aime ton zèle, Haman, et tu me plais,

Quand même ton ardeur s’oppose à mes souhaits.

Mais pour récompenser une amour si fidèle,

Comme j’attends Esther au Trône où je l’appelle,

Je veux mon cher Haman, qu’Haman seul ait l’honneur

De conduire une Reine au faîte du bonheur.

Va donc au-devant d’elle, avance et me l’amène,

Afin que de tes mains je reçoive une Reine.

HAMAN.

Cet honneur est trop grand !

LE ROI, en s’en allant.

Il est digne de toi.

Va.

HAMAN.

Je vous obéis.

 

 

Scène IV

 

HAMAN, THARÈS

 

HAMAN.

Mais hélas malgré moi !

Quelle horrible disgrâce à nos yeux manifeste

Est plus que cet honneur effroyable et funeste.

THARÈS.

Mais il faut obéir.

HAMAN.

Va, va trouver Vasthi,

Dis lui qu’à son malheur le Ciel a consenti,

Et que c’est seulement en excitant l’orage

Qu’elle peut désormais empêcher son naufrage.

Qu’elle vienne, dis-lui.

THARÈS.

Mais...

HAMAN.

Mais obéis-moi.

THARÈS.

Souffrira-t-on Seigneur, qu’elle approche du Roi ?

HAMAN.

Va, rends-lui ce devoir sans tarder davantage.

Je disposerai tout pour lui faire un passage.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE ROI, ESTHER, HAMAN et TOUTE LA COUR

 

HAMAN.

Avancez belle Esther, et montez dans les Cieux,

Puisqu’un Trône est le Ciel d’un Prince glorieux.

LE ROI.

Approchez chère Esther, venez prendre la place

Que vous donne l’amour, que vous donne la grâce.

Et par un juste arrêt du plus grand de nos Dieux

Régnez avec un Roi, sur qui règnent vos yeux.

Le Ciel qui pour régner vous avait destinée,

S’oublia de vous rendre en naissant couronnée ;

Et quand je mets le Sceptre en de si belles mains,

Du Ciel qui vous forma, j’achève les desseins.

Peuple qui voit Esther par mon choix soutenue,

Crois que c’est à tes yeux une Reine inconnue

Que je tire aujourd’hui d’un état languissant,

Puisque toutes beautés sont Reines en naissant.

ESTHER.

Sire, c’est en esclave, et non en souveraine,

Que j’approche d’un Roi, qui me regarde en Reine,

Et pour toutes beautés, ô Monarque puissant,

Je n’apporte à vos pieds qu’un cœur obéissant

Je ne me considère au Trône d’un Empire

Que comme une vapeur que le Soleil attire,

Et dont le corps léger ne s’élève si haut,

Que pour s’appesantir et retomber bientôt.

Bien que le nom de Reine et grand et vénérable

Puisse assouvir un cœur de gloire insatiable,

Je ne l’estime pas, ce nom si glorieux,

Pour nous mettre en un rang où nous devenons Dieux.

Mais pour ce qu’en rendant ma fortune parfaite,

Il me rend d’un grand Roi la première sujette,

Et qu’en me faisant voir les biens que je vous dois,

Il m’apprend d’autant mieux à respecter mon Roi.

LE ROI.

Cette soumission aussi rare que belle

Vous rend digne du Trône où le Ciel vous appelle.

Je ne recherche point si parmi vos Aïeux,

Je pourrai rencontrer, ou des Rois, ou des Dieux,

Les Trônes sont des biens d’une auguste puissance,

Qui sont dus au mérite, autant qu’à la naissance.

La grâce et les vertus ont su vous y porter,

Par de plus beaux degrés vous n’y pouviez monter.

Montez donc chère Esther, par des marches si belles,

À des prospérités qui seront immortelles,

Et combien le bonheur d’un Monarque amoureux,

Que la seule grandeur ne saurait rendre heureux.

HAMAN, à l’écart.

Puis-je être le témoin des maux que j’appréhende !

Mais j’aperçois Vasthi.

 

 

Scène II

 

LE ROI, VASTHI, ESTHER, MARDOCHÉE

 

LE ROI.

Que vois-je ! qui vous mande ?

VASTHI.

Je ne viens pas ici le flambeau dans les mains

Allumer la discorde et rompre vos desseins ;

Non, non je ne viens pas par mon triste spectacle

À vos félicités présenter un obstacle :

Quand j’aurais le pouvoir, je n’ai pas les désirs

D’outrager un grand Roi dont j’aime les plaisirs.

Le sort qui me fait choir du Trône à la misère

M’a rendu malheureuse, et non votre adversaire.

Je viens donc sans secours, et moi seule pour moi,

Vous montrer dans les fers la compagne d’un Roi.

Je viens donc maintenant, non pour avoir ma grâce,

Non pour rompre le trait dont le coup me menace ;

Mais pour savoir au moins parmi tant de travaux

Par quel grand attentat j’ai mérité mes maux.

Je ne demande point quel charme inévitable

D’un changement d’amour vous a rendu capable ;

Je vois dans un objet si doux et si charmant,

Les puissantes raisons de votre changement ;

Mais je n’aperçois point dans le cours de ma vie,

La cause des malheurs dont je suis poursuivie.

Faites donc voir mon crime, et que votre équité

Découvre les raisons de ma calamité,

Afin qu’en mon malheur voyant votre justice,

Je cesse de blâmer mon juge et mon supplice,

Et qu’enfin mon dépit, mes cris et mon transport,

Vous respectant toujours, n’accusent que mon sort.

LE ROI.

Vous saurez mes raisons, vous saurez vos offenses

Quand vous regarderez vos désobéissances ;

Mais vous saurez de plus qu’aux yeux d’un Potentat,

Cette nouvelle audace est un autre attentat.

VASTHI.

Sire, si cette audace et noble et légitime

Aux yeux des Potentats doit passer pour un crime,

L’innocence assurée aux yeux des Potentats

Est sujette à former de pareils attentats.

LE ROI.

Le trouble d’un État que votre orgueil outrage,

Est de votre innocence un ample témoignage.

Retirez-vous, Madame, et montrer une fois

Que votre esprit soumis, peut recevoir des lois.

Enfin n’augmentez point cette coupable audace,

Qui pourrait rendre juste une injuste disgrâce.

VASTHI.

Ce crime en mon malheur serait mon réconfort,

S’il devenait si grand qu’il méritât la mort.

Mais si quelque raison, qui doit être couverte,

Vous oblige à cacher les raisons de ma perte,

Au moins en regardant mon sort et ma douleur,

Dites-moi, pour raison, j’ai voulu ton malheur,

Alors me soumettant, chacun m’entendre dire,

Je veux bien endurer, car le Roi le désire.

LE ROI.

Retirez-vous, Madame, il suffit une fois

De tenter le péril, et de déplaire aux Rois.

VASTHI.

Si je suis criminelle, achevez mon supplice ;

Quiconque sort d’un Trône, aime le précipice.

LE ROI.

Ainsi vous y courrez.

VASTHI.

Ne m’arrêtez donc pas,

Et donnez seulement plus de pente à mes pas.

On mérite la mort et les maux qu’elle donne,

Quand on a mérité de perdre une Couronne.

Que si de mon bonheur quelques rayons restés,

Me font croire innocente en mes adversités,

Comme mon désespoir peut troubler vos Provinces,

Comme il peut émouvoir vos peuples et vos Princes,

Prévenez mes forfaits, et qu’un dernier effort

M’empêche par ma mort, de mériter la mort.

LE ROI.

Faites votre devoir, vivez on vous l’ordonne,

C’est assez pour un coup de perdre une Couronne.

VASTHI.

Non, non, délivrez-vous de mes tristes soupirs,

Et par ma perte entière assurez vos plaisirs ;

Donnez, donnez mon sang, et la mort que j’espère,

À l’établissement d’une Reine si chère.

Et si l’amour d’Esther vous doit rendre content,

Rendez par mon trépas son triomphe éclatant.

ESTHER.

Ha, Sire, regardez d’un œil plus pitoyable

Une grande Princesse, une Princesse aimable,

Et ne m’élevez point à des prospérités

Qu’elle puisse accuser de ses calamités.

Pourrais-je bien jouir, sans remords et sans peine

D’une félicité qui ruine une Reine ?

Quelque bien qui succède à nos ambitions,

La grandeur est funeste à ces conditions.

Regardez ma bassesse, et de quelle distance

Du Trône où vous régnez s’éloigne ma naissance.

Vous direz que le Ciel qui peut tout ici-bas,

Nous éloigna si fort pour ne nous joindre pas.

Mais d’un autre côté regardez la puissance

D’où cette grande Reine a tiré sa naissance,

Vous verrez que le Ciel qui la veut soutenir,

Ne vous rendit égaux qu’afin de vous unir.

Considérez en elle, et le sang, et la grâce ;

La faire choir du Trône, et me mettre en sa place,

C’est au Trône du jour porter l’obscurité,

C’est chasser de l’Autel une Divinité,

Et par un changement aussi nouveau qu’étrange,

C’est y mettre en sa place une idole de fange.

Ha, Sire, pour la Reine ; ha, Sire, pour Esther,

Faites votre justice à même heure éclater,

Nous rendant toutes deux où le Ciel nous adresse,

La Reine à sa grandeur, Esther à sa bassesse.

Tout l’honneur que je cherche, et que j’ai prétendu,

C’est de céder le Trône, à qui le Trône est dû.

LE ROI.

Bientôt ma volonté vous sera manifeste,

Attendez un destin ou propice ou funeste.

MARDOCHÉE.

Que je crains justement.

LE ROI.

Mes amis suivez-moi.

MARDOCHÉ, demeure.

Vous en qui j’espérai, Cieux, inspirez le Roi.

 

 

Scène III

 

VASTHI, ESTHER, MARDOCHÉE demeure

 

VASTHI.

Belle et charmante Esther, épargnez-vous la peine,

À ma confusion de défendre une Reine ;

Ne me secourez point dans un sort si douteux,

Le secours d’une esclave est un secours honteux ;

Et que me servirait où je suis méprisée,

La faveur d’une esclave en Reine déguisée ?

ESTHER.

Au moins à faire voir qu’en sa captivité

Cette esclave garda sa générosité ;

Et qu’en vous remettant un Sceptre qu’on lui donne,

Sa générosité mérite une Couronne.

Pardonnez ce transport à mon ressentiment,

Un injuste mépris l’excite justement.

VASTHI.

Déjà la vanité s’empare de votre âme,

Mais enfin, qu’êtes-vous ?

ESTHER.

Ce que je suis Madame,

Telle que d’un grand Roi l’ordonnera l’Arrêt,

Esclave s’il le veut, et Reine s’il lui plaît.

VASTHI.

L’aspect d’une grandeur à vos yeux inconnue,

Vous charme, vous séduit, et vous ôte la vue.

ESTHER.

Non, non, je me connais, mais je respecte en moi,

Et l’amour, et la grâce, et le choix d’un grand Roi.

VASTHI.

Mais quand le Roi charmé par une amour si basse,

Vous tirant du néant vous mettrait à ma place,

Pensez-vous que l’État pendant à vos genoux,

Eût pour vous les respects que vous avez pour vous ?

Ne vous abusez point, ne croyez point des fables,

Un Sceptre est méprisé dans des mains méprisables.

L’honneur n’est pas honneur quand il est mal donné,

Et vous feriez d’un Trône un autel profané.

ESTHER.

Si le Trône est pour moi comme un char de victoire,

Le Roi qui m’y conduit, lui gardera sa gloire,

Puisqu’aux ambitieux le Trône si charmant

N’emprunte son éclat que du Roi seulement.

VASTHI.

Ainsi dans son néant la bassesse se flatte.

ESTHER.

Par elle des grands Rois la gloire même éclate.

Plus notre sort est bas, plus en le rehaussant

Se montre le pouvoir d’un Monarque puissant.

VASTHI.

Mais craignez ses faveurs ainsi que des menaces.

ESTHER.

C’est faire tort aux Rois que de craindre leurs grâces.

VASTHI.

C’est se mettre en péril que de trop s’y fier.

ESTHER.

Qui se résout à tout, se peut humilier.

Quoiqu’il faille trouver, le port ou le naufrage,

Comme un présent du Ciel, je garde le courage.

Qu’il m’ôte cet espoir, qu’il semblait me donner,

Qu’il arrête la main qui vient me couronner,

Qu’il montre à ma fortune un visage farouche,

Qu’il me fasse tomber du degré que je touche,

Il me laisse bien plus qu’il ne saurait m’ôter,

Puisqu’il me laisse un cœur qui peut tout supporter.

VASTHI.

Espérez néanmoins un sort plus salutaire,

L’amour étant pour vous, rien ne vous est contraire,

Espérez, espérez un bel événement,

Puisqu’en ce grand procès le juge est votre Amant.

 

 

Scène IV

 

MARDOCHÉE, ESTHER

 

MARDOCHÉE.

Hélas sur qui des deux doit tomber la tempête !

ESTHER.

À tout événement le Ciel me verra prête.

MARDOCHÉE.

Si vous ne méritez que le plus grand des Rois

Brûle de votre amour et soutienne son choix,

Faites voir pour le moins un cœur magnanime,

Que d’un Roi si puissant vous méritez l’estime.

Je le confesse Esther, nos ennemis sont grands,

Quelques-uns sont cachés, quelques-uns apparents,

Et tous et tous enfin joignent leur artifice,

Pour vous faire tomber du Trône au précipice.

J’ai su même qu’Haman, que vous comptez pour vous,

Vous attaque en secret, et nous attaque tous.

ESTHER.

Haman dont les discours témoignent tant de zèle !

MARDOCHÉE.

Lui, lui, de qui le cœur est un cœur infidèle :

Il vous rend des respects à vos yeux complaisants ;

Mais c’est un ennemi qui vous fait des présents.

ESTHER.

Que fais-je à ce méchant, pour en être opprimée.

MARDOCHÉE.

Ce que fait aux méchants l’innocence estimée.

Mais enfin attendez avec un front égal,

Ou le Trône, ou les fers, ou le bien, ou le mal.

 

 

Scène V

 

MARDOCHÉE, HAMAN, ESTHER

 

MARDOCHÉE.

Enfin Haman revient, qu’apporte-t-il ?

HAMAN.

Madame,

Que j’ai de part aux maux qui traversent votre âme ;

Et que je suis touché de ce triste destin,

Qui semble des grandeurs vous fermer le chemin.

MARDOCHÉE, à part.

Le méchant.

HAMAN.

Mais au moins ai-je cet avantage

D’avoir tâché pour vous de détourner l’orage,

Et de contribuer avec votre vertu,

Afin de vous garder un rang qui vous est dû.

ESTHER.

Certes quand la fortune en disgrâces féconde

Nous rend et le mépris, et le rebut du monde ;

Ce nous est un bonheur, et bien grand et bien doux

Que d’avoir des amis généreux comme vous.

HAMAN.

Mais ce m’est un malheur de manquer de puissance.

ESTHER.

La volonté suffit, et j’en ai connaissance.

HAMAN.

Que n’ai-je sur le Prince un moment de pouvoir.

On vous verrait Madame, où je voudrais vous voir.

ESTHER.

Que n’ai-je le pouvoir de qui je suis sujette,

On vous verrait de même où mon cœur vous souhaite.

Mais enfin, faut-il vaincre, ou faut-il succomber ?

Faut-il monter au Trône, ou faut-il en tomber ?

Qu’a résolu le Roi ?

HAMAN.

Rien encore, Madame,

Mais enfin...

ESTHER.

Mais parlez.

HAMAN.

Mais c’est vous percer l’âme.

ESTHER.

Non, non, ne craignez point.

HAMAN.

Le Roi presque rendu,

Entre Esther et Vasthi demeure suspendu.

MARDOCHÉE.

Quoi Seigneur il balance ?

HAMAN.

Oui, mais de telle sorte

Qu’il paraît...

ESTHER.

Dites tout.

HAMAN.

Que la Reine l’emporte ?

Il semble que pour elle un rayon de pitié

Rallume dans son cœur sa première amitié.

Mille raisons d’État qu’il pèse et qu’il ramène,

Semblent venir en foule au secours de la Reine.

Enfin j’ai par mes soins voulu l’en divertir,

Mais pour y rêver seul, il nous a fait sortir.

Ainsi je crains pour vous.

ESTHER.

Il faut au moins attendre,

Je ne tomberai pas, je saurai bien descendre.

HAMAN.

Il est même honorable en cette extrémité,

De quitter librement ce qui nous eût quitté.

ESTHER.

Avez-vous ordre, Haman, de tenir ce langage ?

Et de me préparer à mon proche naufrage ?

HAMAN.

Non pas, mais dans les biens qui vous seraient offerts,

Je crains pour vous les maux que d’autres ont soufferts.

Quoi qu’en votre faveur le Roi veuille résoudre,

Comme le Trône est haut, il est près de la foudre :

Et tel y croit monter afin de vivre heureux,

Qui monte seulement en un lieu dangereux.

ESTHER.

Si le Trône est un lieu dangereux et funeste,

Qu’attaque incessamment la colère céleste,

Je ferai voir un cœur, et ferme et généreux,

En montant sans trembler sur un lieu dangereux.

HAMAN.

Vous venez d’éprouver qu’à l’instant qu’on y monte

On peut au premier pas rencontrer de la honte ;

Croyez qu’un lieu si haut doit être redouté,

Et lorsque l’on y monte, et lorsqu’on est monté.

On trouve quelquefois avecques moins d’ombrage,

Et dans un moindre sort, un plus grand avantage.

ESTHER.

Il ne m’importe Haman, si le Roi, si les Cieux

Me destinent à choir d’un lieu si glorieux.

Je ferai voir alors une vertu si haute,

Qu’on croira que je donne un Sceptre que l’on m’ôte.

HAMAN.

L’exemple de Vasthi vous doit épouvanter.

ESTHER.

Il m’apprend les chemins que je dois éviter.

HAMAN.

Si l’orgueil la fit choir, on peut, on peut de même

Tomber par mille endroits de ce degré suprême,

Puisque de tous côtés le Trône infortuné

Est un siège d’honneur, de gouffres couronnés.

ESTHER.

On peut, on peut périr, et c’est là mon attente,

Mais ce n’est pas périr que périr innocente.

HAMAN.

Mais Madame, ce mal des maux le plus affreux,

Ce seul tourment des cœurs que l’on croit généreux,

La honte qui nous tue, et qui nous persécute,

Accompagne toujours cette mortelle chute.

ESTHER.

Bien qu’un Trône éminent fut le Ciel de l’honneur,

Bien qu’il fut ici-bas le souverain bonheur,

Bien que la gloire suive aussitôt qu’on y monte,

En tomber innocent, c’est en tomber sans honte.

HAMAN.

Mais enfin c’est tomber.

ESTHER.

Mais c’est vaincre en tombant

Et se faire un appui mêmes en succombant.

Quand le Ciel nous fait choir, quand un Roi nous rebute,

La honte est dans la cause, et non pas dans la chute.

Enfin sans m’abaisser par une lâche peur,

Enfin sans m’élever par un espoir trompeur,

Quoiqu’on ait résolu, ma gloire ou ma disgrâce,

Si le Roi m’appela, j’attendrai qu’il me chasse.

HAMAN.

Je vous souhaite un sort plus heureux et plus doux,

Et pour vous dire tout, un sort digne de vous.

Mais on apporte ici les marques de l’Empire.

Un Sceptre, une Couronne ! Ha quel est mon martyre !

 

 

Scène VI

 

ZÉTHAR, ESTHER, HAMAN, MARDOCHÉE

 

ZÉTHAR.

Voyez dans ces grands biens qui vous sont présentés

D’un Roi qui vous chérit les justes volontés.

Votre illustre Vertu mérita la Couronne,

Par les mains de l’amour un grand Roi vous la donne ;

Vos yeux ont su le vaincre, il veut vous témoigner

Que qui surmonte un Roi mérite de régner.

Recevez donc Madame, Et le Sceptre et sa gloire,

Comme présents d’un Roi qui paye une victoire,

Et tenant sous vos pieds les dangers abattus,

Jouissez sans douleur du prix de vos vertus.

ESTHER.

Comme de cet honneur trop grand et trop insigne,

Mes propres sentiments me déclarent indigne,

Je reçois cet honneur dont mes yeux sont surpris,

Ainsi qu’une faveur, et non pas comme un prix.

Mais enfin de ce Sceptre et de cette Couronne,

Allons rendre un hommage à la main qui les donne,

J’ai déjà trop tardé.

HAMAN.

Désespérerons-nous ?

MARDOCHÉE.

Cieux, assurez ces biens s’ils nous viennent de vous.

 

 

Scène VII

 

HAMAN, MARDOCHÉE

 

HAMAN.

Enfin un bel effet succède à votre attente.

MARDOCHÉE.

Le seul plaisir du Roi rend mon âme contente.

Quiconque a pour son Roi d’avantageux désirs,

Des plaisirs de son Roi fait ses propres plaisirs.

HAMAN.

Il vous en doit sans doute une ample récompense.

MARDOCHÉE.

Je la reçois Seigneur, plus grande qu’on ne pense.

HAMAN.

La fortune d’Esther vous promet du support.

MARDOCHÉE.

Je me tiens satisfait et content de mon sort.

HAMAN.

Espérez d’autres biens le Ciel vous le commande.

MARDOCHÉE.

Que pourrais-je espérer, j’ai ce que je demande.

 

 

Scène VIII

 

HAMAN, THARÈS

 

HAMAN.

Il nous quitte en vainqueur, il rit de mon courroux,

Et triomphe en effet, puisqu’il vit malgré nous.

Ha Tharès ! que de maux, que d’horreur, que de gênes,

Et que mon cœur sans force est accablé de chaînes !

Fallait-il ma raison te laisser désarmer,

Fallait-il voir Esther ? mais fallait-il l’aimer ?

Je la perds, je me meurs, un ennemi me brave,

Et de mes passions je demeure l’esclave.

Hélas qui l’eût pensé ! qu’un Roi, qu’un grand vainqueur,

Dans des liens si bas dût arrêter son cœur ?

Lâche Roi, mais que dis-je, au mal qui me surmonte,

Je veux que d’un grand Roi cette amour soit la honte ;

Et si j’étais placé dans le nombre des Rois,

Esther est le seul bien que je souhaiterais,

Ô Ciel ! ta cruauté en amour n’eût-elle pas pu paraître

Sans me rendre en amour compagnon de mon maître ?

Fortune, Dieux destins, grands auteurs de mon mal,

Je vous rends vos grandeurs, ôtez-moi mon rival.

THARÈS.

Plutôt que d’un Rival l’autorité suprême

Vous dérobe à l’amour, et vous rende à vous-même.

Il est fort, il est Roi.

HAMAN.

Cessons de soupirer,

Et parce qu’il est Roi commençons d’espérer.

THARÈS.

Près d’un si grand Rival votre amour persévère !

HAMAN.

C’est parce qu’il est Roi que mon amour espère.

Il ne faut qu’un soupçon pour ébranler les Rois,

Qui du bien de l’État se composent des lois :

Il ne faut qu’un soupçon pour éteindre la flamme,

Que la plus forte amour allume dans leur âme.

Esther n’est pas encore en ce lieu de plaisirs

Où l’ambition même assouvis ses désirs ;

Puisque le jour me reste au milieu des supplices,

Il reste à mon amour cent nouveaux artifices.

THARÈS.

Que faites-vous Seigneur ? que voulez-vous tenter ?

HAMAN.

Je résous de me perdre, ou de me contenter.

THARÈS.

D’où viendrait du secours à l’espoir qui vous reste ?

HAMAN.

Les Juifs me serviront, les Juifs que je déteste.

THARÈS.

Eux qui vous ôteraient la force et le pouvoir.

HAMAN.

Eux que ma haine attaque, et qu’elle fera choir.

Je sais que Mardochée espère en la victoire

Qui va porter Esther au Trône de la gloire,

Je crois même qu’Esther se déclarant pour lui

Fait espérer aux Juifs sa grâce et son appui ;

Je veux par elle-même aujourd’hui m’en instruire,

Et puis montrer au Roi combien elle peut nuire.

Ainsi par des soupçons aisés à fomenter

Dedans l’esprit du Roi nous détruirons Esther,

Étant trop assuré qu’il préfère en son âme,

L’amour se son État, à l’amour d’une femme.

Si l’orgueil de Vasthi précipita son sort,

Pour faire choir Esther un soupçon est trop fort.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MARDOCHÉE, ESTHER, THAMAR

 

ESTHER.

Pourquoi ne vois-je en vous que des marques de crainte ?

De quel trait de douleur votre âme est-elle atteinte ?

Et pourquoi sans parler vous vois-je épouvantés,

Lorsque le Ciel me porte où vous me souhaitiez ?

Vous avez désiré comme un bonheur extrême,

De voir dessus mon front briller le Diadème ;

Et quand l’amour du Ciel contente vos désirs,

L’un en jette des pleurs, et l’autre des soupirs.

D’où vient ce changement, d’où viennent ces alarmes ?

Ce mal qui vous fait peur, qui vous tire des larmes,

Et dont par vos soupirs je sens déjà les coups,

L’apportons-nous au Trône, ou bien l’y trouvons-nous ?

MARDOCHÉE.

Il faut mourir Esther, si le Ciel favorable

N’achève par vos mains un œuvre mémorable.

Déjà le fer est prêt qui doit trancher vos jours,

Il faut mourir Esther, ou chercher du secours.

ESTHER.

Hé bien il faut mourir.

MARDOCHÉE.

Mais non pas sans défense,

Puisqu’il s’agit ici de sauver l’innocence.

ESTHER.

Quel sort ! quelle fortune ! et qu’en dois-je espérer ?

MARDOCHÉE.

De combattre, de vaincre, et de vous assurer,

Ou de mourir au moins rayonnant de gloire,

Si nos propres malheurs vous ôtent la victoire.

ESTHER.

Mais enfin de quels maux sommes-nous menacés ?

MARDOCHÉE.

De tous les maux, Esther, l’un sur l’autre amassés.

Que votre esprit travaille à se faire une image

D’horreur, de trahison, de flamme, de carnage,

D’innocents poursuivis, de Trônes renversés,

Vous verrez de quels maux nous sommes menacés.

Enfin pour dire tout, ce Peuple misérable

Qui languit dans les fers dont la Perse l’accable,

Les Juifs dont vous sortez, les Juifs de qui je sors

Sont aujourd’hui vivants, et demain seront morts.

ESTHER.

Hélas !

MARDOCHÉE.

Moi qui vous parle, et qu’en votre misère

Vous avez tant de fois regarder comme père,

Moi-même dont les soins tant de fois témoignés,

Sont le premier degré du Trône où vous régnez.

Peut-être qu’en ce jour où régnera le crime

Je serai des méchants la première victime,

Et le premier objet affreux, ensanglanté,

Sur qui vous jetterez votre œil épouvanté.

Enfin, enfin de Juifs la perte est arrêtée.

ESTHER.

N’est-ce point par la crainte une chose inventée ?

MARDOCHÉE.

Vous savez que Tharès de Thamar amoureux,

Par l’hymen qu’il attend, croit devenir heureux.

ESTHER.

Je le sais.

MARDOCHÉE.

Ce Tharès, qui ne craint que pour elle,

Lui vient de découvrir cette trame mortelle,

Lui vient de découvrir ce que l’on a résolu

D’exercer sur les Juifs un pouvoir absolu,

Qu’on doit ensevelir dans le même naufrage

Les vieillards, les enfants, et tout sexe, et tout âge,

Et sans considérer le mérite ou le rang

En étouffer la race, et l’éteindre en leur sang.

Voilà nos maux Esther.

ESTHER.

Quoi Thamar...

THAMAR.

Oui Madame,

Il m’a dit l’œil en pleurs, et la crainte dans l’âme,

Que si je ne fuyais pour sortir du danger,

Mêmes entre vos bras on viendrait m’égorger.

ESTHER.

D’où sait-il ce malheur ?

THAMAR.

Il ne veut point le dire,

C’est assez m’a-t-il dit, que l’on vous en retire,

Et qu’enfin vous sachiez que pour ce grand dessein,

Le Roi donne sa voix, son pouvoir, et sa main.

MARDOCHÉE.

Ce n’est donc pas à tort, que mon esprit en peine

L’a soupçonné pour nous d’une mortelle haine.

Dès l’heure que mon soin découvrit l’attentat

Qui menaçait ses jours de même que l’État,

(Il vous en ressouvient de ces noires pratiques

Qui faisaient le chemin à tant d’actes tragiques,

Et qui dessus le Roi tombant de toutes parts

Déjà près de son sein approchaient les poignards)

Enfin depuis ce temps que la bonté céleste

Découvrit par mes soins un dessein si funeste,

Trop de signes certains témoignent à mes yeux

Que les Juifs sont aux Rois des Peuples odieux.

Quelle grâce a suivi ce signalé service

Par qui je le retins penchant au précipice ?

Hélas on jugerait qu’en ce moment fatal

Je fis un autre mal de découvrir ce mal.

C’est à vous maintenant de calmer tant d’alarmes,

C’est à vous de marcher, et de prendre les armes ;

Et puisqu’en ce haut rang le Ciel vous fait asseoir,

C’est à vous d’opposer le pouvoir au pouvoir.

ESTHER.

Hélas !

MARDOCHÉE.

Consultez-vous ?

ESTHER.

Le danger m’épouvante.

MARDOCHÉE.

Le danger vous étonne, ou la gloire vous tente !

ESTHER.

Le danger qui vous suit, non celui qui me perd,

Tient mon cœur à la crainte incessamment ouvert.

MARDOCHÉE.

L’infortune des Juifs, leurs douleurs et leurs craintes

Ont besoin de secours, et non pas de vos plaintes.

Ce n’est pas les aider que de craindre pour eux,

Et c’est agir pour vous qu’aider ces malheureux :

Car enfin croiriez-vous éviter les tempêtes

De qui le coup mortel tomberait sur leurs têtes,

Et que leur mauvais sort respectant votre rang

N’allât pas jusqu’au Trône épuiser votre sang ?

Si pour sauver les Juifs votre bras ne s’emploie,

Le Ciel pour les sauver peut faire une autre voie,

Il peut fendre la terre en des chemins nouveaux,

De même que pour eux il sut fendre les eaux.

Mais aussi redoutez que le ciel qu’on outrage

Ne laisse sur vous seule éclater cet orage,

Pour avoir négligé des peuples malheureux,

Et retenu le bien qu’il vous donna pour eux.

Croyez-vous que le Ciel vous rende Souveraine,

Et vous donne l’éclat et le titre de Reine,

Pour briller seulement de l’illustre splendeur

Que répandent sur vous la pourpre et la grandeur ?

Croyez-vous aujourd’hui posséder la Couronne

Pour jouir seulement des plaisirs qu’elle donne ?

Que si vous abusant par un nouveau désir

Vous croyez que les Rois sont nés pour le plaisir,

Croyez que le plaisir des Princes équitables

Consiste à secourir les peuples misérables.

Dans le même moment que des cœurs inhumains

Arment contre les Juifs de sanguinaires mains,

Un Roi qui vous chérit vous donne une puissance

Capable d’étouffer cette injuste licence ;

Pensez-vous que ce Dieu qui fait tout sagement

Nous fasse voir en vain ce grand événement ?

Non, non, c’est pour un bien que cette grâce éclate,

C’est pour vous témoigner qu’il faut que l’on combatte ;

Le pouvoir qu’il vous donne avecques tant d’éclat

Est pour vous le signal qu’il donne du combat.

ESTHER.

Pensez-vous donc qu’Esther peu forte et magnanime

Comme un faible soldat ait besoin qu’on l’anime ?

Si j’ai peur maintenant, hélas ! hélas j’ai peur

De manquer de succès, non de manquer de cœur.

Je n’ai pas souhaité cette grandeur suprême

Pour jouir des plaisirs que donne un Diadème ;

Mais je n’ai souhaité son pouvoir et ses biens

Qu’afin d’en secourir l’infortune des miens.

Et si le Trône même où le Ciel m’a portée

De cet aimable espoir n’eût mon âme flattée,

Quoiqu’un Trône ait de grand et d’illustre et d’heureux,

Je l’eusse refusé comme un bien dangereux.

Comme par la grandeur si pompeuse et si chère

D’un esprit étonné chacun me considère,

On considérerait mon courage indompté

Par l’illustre refus d’un Trône rejeté.

Enfin, enfin les Juifs jusqu’ici déplorables

Verront faire pour eux des efforts favorables,

Ils auront part aux biens dont me comble le Roi,

Ou j’aurai part aux maux qui les comblent d’effroi.

Noble et chère Patrie, autrefois florissante,

Maintenant dans les fers esclave et languissante,

Si je ne puis t’aider, ni te rendre ton rang

Au moins dans ce dessein je te rendrai mon sang ;

J’opposerai mon sein aux couteaux effroyables,

Qui doivent égorger tes enfants misérables,

Et malgré les fureurs qui les font succomber,

Pas un ne tombera qu’on ne m’ait vu tomber.

Si je ne méritais l’honneur de la Couronne

Quand un Roi m’a donné l’éclat qui m’environne,

Comme pour mon pays je la prodiguerai,

Au moins en la perdant je la mériterai.

MARDOCHÉE.

Allez donc mériter cette éclatante gloire

Ou par votre défaite, ou par votre victoire.

ESTHER.

Mais avant que d’user d’un remède fatal

N’est-il pas à propos d’être assuré du mal ?

Peut-être sur un bruit avez-vous pris l’alarme.

MARDOCHÉE.

Un si funeste bruit veut au moins que l’on s’arme.

ESTHER.

Mon courage est tout prêt. Mais Haman vient me voir.

Retirez-vous d’ici, j’en pourrai tout savoir.

 

 

Scène II

 

HAMAN, ESTHER

 

HAMAN.

Ravi de vos honneurs, ravi de votre gloire,

Je viens avecques vous célébrer la victoire,

Et consacrer encore à votre Majesté,

Mon courage, mon sang, et ma fidélité.

Enfin votre vertu justement Couronnée,

Arrête sous vos pieds la fortune enchaînée,

Et si le Ciel répond à nos justes souhaits,

Le Trône aura pour nous une éternelle paix.

ESTHER.

Dans l’état glorieux où l’on me considère

La paix est le seul bien que le Ciel me peut faire ;

Mais cette paix me manque, elle fuit de mon cœur

Comme d’un lieu funeste où le trouble est vainqueur,

Et n’ayant pas la paix que j’appelle à mon aide,

Je ne crois pas avoir les biens que je possède.

HAMAN.

Qui pourrait vous troubler où le Ciel libéral

Sous le comble des biens semble étouffer le mal ?

Si vos prospérités vous font des adversaires,

Ne sont-ils pas sans force, ou bien vos tributaires ?

Les efforts de Vasthi sont vains et superflus,

Son orgueil l’a fait choir pour n’en relever plus,

Et le Roi s’en assure, et la traite de sorte,

Qu’elle est même en vivant comme une Reine morte.

Enfin il la relègue en des lieux écartés

D’où son bras ne peut nuire à vos prospérités,

Enfin elle est détruite, et sa dernière audace

D’un Monarque amoureux vous confirme la grâce.

D’où vient donc le souci qui semble vous saisir ?

ESTHER.

Le malheur de Vasthi ne fait pas mon plaisir,

Bien que pour l’agrandir le Ciel la persécute,

Bien qu’un Roi si puissant m’élève par sa chute,

Si j’étais insensible aux traits de sa douleur,

J’aurais mieux que son rang mérité son malheur.

Mais enfin d’autres maux qui m’attaquent moi-même

Portent jusqu’à mon cœur leur violence extrême,

Et parmi les honneurs viennent m’ôter la paix,

Qui fait seule aujourd’hui mes vœux et mes souhaits.

Un Peuple, un Peuple esclave, Haman le peut-on croire,

M’empêche de goûter les douceurs de la gloire.

HAMAN.

Un Peuple.

ESTHER.

Oui les Juifs dans nos fers arrêtés

Séparent le repos de mes prospérités

Et m’ôtant le repos, qui vaut une Couronne,

Ils m’ôtent plus de biens que le Sceptre m’en donne.

HAMAN.

Quoi leur calamité vous donne du souci.

ESTHER.

Non, non, j’ai pour ce peuple un courage endurci,

Et je crains que ma main ne soit pas assez forte

Pour l’arrêter au moins dans les chaînes qu’il porte.

HAMAN.

Les Juifs seraient pour vous des objets odieux !

ESTHER.

Je les vois, je les hais comme des factieux,

De secrets sentiments à mon repos contraires

Les peignent dans mon cœur comme mes adversaires.

HAMAN.

Toutefois Mardochée espère en votre appui.

ESTHER.

Jusqu’ici l’ayant craint j’ai tout souffert de lui,

Mais il saura bientôt qu’elle est la différence

De moi dans la faiblesse, à moi dans la puissance.

Et si le Roi s’accorde à mon ressentiment,

Tous les Juifs avec lui sauront ce changement.

HAMAN.

Non, non, ne doutez point que le Roi n’autorise

Contre ce Peuple ingrat une juste entreprise ;

Haïr et détester ces barbares sans foi,

C’est avoir dans le cœur les sentiments du Roi,

Et condamner enfin cette engeance mutine,

C’est avecques le Roi prononcer leur ruine.

ESTHER.

Le Roi veut donc les perdre ?

HAMAN.

Oui Madame, et les Cieux

Qui défendent les Rois, et qui veillent pour eux,

Vous inspirent peut-être une si juste haine,

Pour avancer leur perte aussi bien que leur peine.

Par eux ce grand État est plein de factions

Par eux la porte s’ouvre à cent divisions ;

Ils méprisent nos lois secrètes et publiques,

Ils sont les artisans de cent actes tragiques,

Et peut-être bientôt ces Monstres de l’Enfer

Feraient d’un Trône d’or, un Trône tout de fer.

Mais ils sont peu contents de causer ces misères,

Leur orgueil criminel en veut à nos Mystères.

Et leur Religion bravant les immortels

Attaque insolemment nos Dieux et nos Autels.

Déjà de leur venin les Provinces s’infectent,

Déjà par leurs erreurs nos peuples les respectent,

Présage malheureux de ces noirs attentats,

Qui traînent avec eux la chute des États,

Car enfin quelle flamme et quels malheurs éclatent

Quand deux religions dans un État combattent ?

Quel sang épargne-t-on, ignoble ou glorieux

Quand on croit le verser pour la gloire des Dieux ?

Alors tout est permis, tout semble légitime,

Du nom de Piété l’on couronne le crime ;

Et comme on pense faire un sacrifice aux Dieux,

Qui verse plus de sang paraît le plus pieux.

Le Roi qui voit ces maux, et qui connaît leur source

Veut se montrer bon Prince en arrêtant leur course.

Ainsi par un Arrêt rendu secrètement

Il a de tous les Juifs conclu le châtiment.

ESTHER.

Quand doit s’exécuter cet Arrêt salutaire ?

HAMAN.

On va mettre la main à cette grande affaire.

ESTHER.

Mais par quelle clarté favorable à l’État

A-t-on de ces méchants découvert l’attentat ?

HAMAN.

C’est par mes soins, Madame, heureux et nécessaires

Que le Roi reconnaît ses secrets adversaires,

Et c’est par mes conseils que son bras irrité

Va faire choir sur eux le foudre mérité.

Mais Madame pressez cet effet équitable

Qui doit rendre pour vous le Trône inébranlable,

Et par le grand succès de ce coup important

Affermissez un bien qu’on vous donne inconstant.

Comme vous avez part aux honneurs de l’Empire,

Vous devez avoir part au soin de le conduire ;

Et si par vos vertus vous méritez ce rang

Qu’une autre sans vertu ne devrait qu’à son sang,

Faites juger aussi que notre aimable Reine

Mérite par ses soins le rang de Souveraine.

ESTHER.

Je ferai mon devoir.

HAMAN.

Je vous ai dit le mal.

ESTHER.

Vous m’avez fait un bien qui n’eut jamais d’égal.

Mais je perdrai bientôt le jour et la puissance

Ou vous en recevrez la juste récompense,

J’y vais songer Haman.

 

 

Scène III

 

HAMAN, THARSIS

 

THARSIS.

Ha Seigneur quel effet !

HAMAN.

Si j’étais sans amour, j’en serais satisfait.

Hélas pour contenter mon amour abusée

Il fallait à mes vœux la trouver opposée :

Si j’attaque les Juifs par moi seul malheureux,

Il fallait voir Esther me combattre pour eux.

Ainsi par des soupçons qui refroidissent l’âme

D’un Roi qui la chérit s’eusse altéré flamme ;

Et si Vasthi tomba par de nobles dédains,

Esther eût pu tomber et tomber dans mes mains.

Ô trop cruel amour ! N’es-tu dedans mon âme

Armé contre moi-même, et de fers et de flamme,

Que pour faire des maux aussi longs que mes jours,

De tout ce que j’emploie à me donner secours.

Mais que veux-je, et que puis-je, où tout est impossible ?

Veux-je arracher du Trône une Reine invincible ?

Hélas je le voudrais ! et pour ce grand dessein,

À toute cruauté s’engagerait ma main ;

Oui pour me contenter je pourrais entreprendre

De mettre tout en sang, de mettre tout en cendre,

À quelque extrémité qu’on porte la rigueur,

On n’achète point trop le repos de son cœur.

THARSIS.

Cédez à l’impossible.

HAMAN.

Il faut bien que je cède,

Et que le temps au moins devienne mon remède.

THARSIS.

Cependant...

HAMAN.

Cependant il faut se consoler

Par l’espoir de ce sang que nous verrons couler ;

Tâcher d’adoucir une amour inhumaine

Par le contentement que recevra ma haine,

Mais de la mort des Juifs cache bien le dessein.

THARSIS.

Il vaut mieux que mon cœur cache dedans mon sein.

HAMAN.

Mais remettre si loin la mort de Mardochée,

C’est faire une autre plaie à mon âme troublée ;

Il faut pour satisfaire à mon ressentiment

Que ce Juif orgueilleux ait à part son tourment,

Comme c’est par lui seul qu’Esther me fut ôtée,

Je veux voir de son sang la terre ensanglantée,

Et je pourrais douter que l’on l’eût répandu

Si parmi d’autre sang il était confondu.

Il n’est point de secours, si prompt, si salutaire,

Qui soulage à l’égal du sang d’un adversaire,

Il n’est point de spectacle et plus grand et plus beau

Que de notre ennemi le meurtre et le tombeau.

THARSIS.

Représentez au Roi que c’est par cet infâme,

Que l’État va brûler d’une funeste flamme ;

Représentez au Roi que ce Juif odieux

Est le Père et le Chef de tous les factieux

Et cependant Seigneur, puisqu’il faut qu’il périsse,

Faites de ce méchant préparer le supplice,

Car je ne doute point que sur votre rapport

Un Roi qui sait régner ne résolve sa mort.

HAMAN.

Je suivrai ton conseil qui me fait par avance

Goûter avec plaisir les fruits de la vengeance.

Je ne crains plus qu’Esther renverse mon dessein,

Elle me prêtera son pouvoir souverain ;

Et si par elle seule une amour inhumaine,

Me remplit de fureur, et me comble de peine,

Par elle une vengeance égale à mes désirs

Me va remplir de joie et combler de plaisirs.

Enfin il n’est plus rien que mon âme appréhende.

Allons trouver le Roi.

 

 

Scène IV

 

ZÉTHAR, HAMAN

 

ZÉTHAR.

Seigneur, le Roi vous mande.

HAMAN.

En sais-tu le sujet ?

ZÉTHAR.

On peut bien le penser.

Il parle de service, et de récompenser.

Enfin, enfin Seigneur, sa Royale justice

Se prépare à payer quelque illustre service.

HAMAN.

À qui destine-t-il un si beau traitement ?

ZÉTHAR.

À vous Seigneur, à vous, n’en doutez nullement,

De la façon qu’il parle, il fait assez entendre

Que ce prix est un bien que vous devez attendre.

HAMAN.

Va Zéthar, je te suis. Le Ciel peut-il pour nous

Se montrer aujourd’hui plus propice et plus doux ?

Mon amour lui déplut, je l’apprends par ma peine,

Mais au moins il fait voir qu’il approuve ma haine.

Ainsi mon cher Tharsis, puisque l’amour du Roi

Cherche de nouveaux biens à répandre sur moi,

Pour soulager les maux dont mon âme est touchée,

Allons lui demander le sang de Mardochée.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE ROI, accompagné

 

LE ROI.

Certes quand mon esprit revoit cet attentat

Qui menaçait mes jours, ma gloire et mon État,

Et que je songe enfin que le rare service

Qui me fit triompher dessus mon précipice,

Demeure enseveli comme dans le mépris,

Sans qu’une récompense en témoigne le prix ;

Je crois contribuer à ces sourdes pratiques

D’où naissent tous les jours tant d’accidents tragiques,

Ayant toujours jugé que les Princes ingrats

Sont complices contre eux des plus noirs attentats.

Quoi je devrai mes jours aux soins de Mardochée,

Il aura découvert cette trame cachée,

Il aura conservé ma gloire et ma splendeur,

Ses bras auront été l’appui de ma grandeur,

Et je ne montrerai pour de si grands services

Que de l’ingratitude, et que des injustices !

Non, non, ayant dessein d’apprendre à m’obéir,

Ne pas récompenser c’est apprendre à trahir.

Je veux que Mardochée ait une récompense

Qui montre en même temps sa gloire et ma puissance,

Je veux que Mardochée ait un prix de sa foi

Digne d’un bon sujet, et digne d’un grand Roi.

Mais Haman ne vient point ; il faut qu’il me conseille,

Et suivre son conseil en affaire pareille.

 

 

Scène II

 

ZÉTHAR, LE ROI, HAMAN

 

ZÉTHAR.

Sire, Haman est ici.

LE ROI.

Qu’il entre, je l’attends.

HAMAN, en entrant.

Enfin nous allons vaincre, et nous rendre contents.

LE ROI.

Haman, comme en faveur de l’heureux Hyménée,

Dont le Ciel qui nous aime amène la journée,

Comme en faveur d’Esther je veux de tous côtés

Répandre heureusement mes libéralités,

Tirer les criminels de la crainte des gênes

Et porter le bonheur même au milieu des chaînes.

Comme je veux enfin pour comble de bienfaits,

Qu’un oubli général efface tous forfaits.

HAMAN.

Quoi Sire, voulez-vous que ce peuple perfide

Qui s’allait signaler par votre parricide,

Voulez-vous que les Juifs prêts à faire un effort,

Vivent par vos faveurs pour vous donner la mort ?

LE ROI.

Non, non, ils périront, quand un Prince fait grâce,

Jamais le factieux n’y doit avoir de place.

Mais comme mes faveurs vont jusques aux cachots

Porter aux criminels le jour et le repos,

Je veux, je veux, Haman, comme en une victoire,

Sur ceux qui m’ont servi, répandre aussi ma gloire,

Montrer que la vertu peut seule me ravir,

Et par la récompense apprendre à bien servir.

HAMAN.

C’est aussi d’un grand Roi le plus noble exercice,

Puisque récompenser c’est rendre la justice.

Ouvrez donc aujourd’hui vos libérales mains,

Soyez égal aux Dieux qu’adorent les humains,

Et puissent vos sujets par une belle envie,

Avecques tant d’ardeur vous consacrer leur vie,

Que votre Majesté puisse aussi désormais

Donner autant de prix qu’elle aura de sujets.

LE ROI.

Haman j’aime un sujet généreux et fidèle,

De qui de grands effets m’ont témoigné le zèle,

Je l’estime, je l’aime, et lui dois tant de biens,

Que c’est trop peu pour lui du haut rang que tu tiens.

Dis-moi de quels honneurs ma puissance Royale

Doit envers sa vertu se montrer libérale ?

Dis-moi, que dois-je faire afin de l’honorer

Autant que ma grandeur le peut faire espérer.

HAMAN.

Comme mieux qu’un sujet un Prince magnanime

D’un fidèle sujet sait le prix et l’estime,

Il n’appartient aussi qu’aux Princes valeureux

De savoir honorer des sujets généreux.

LE ROI.

Parle je le souhaite, et je te le commande.

HAMAN.

À vos commandements il faut que je me rende.

Puisqu’un sujet fidèle et prudent à la fois

Est le plus grand trésor que possèdent les Rois,

Jugeant en sa faveur, Sire, j’oserai croire

Qu’on ne peut le combler d’une trop haute gloire,

Et qu’un Prince régnant ne doit rien réserver,

Ou pour se l’acquérir, ou pour le conserver.

Si donc de vos faveurs la splendeur immortelle

Doit luire abondamment sur un sujet fidèle,

Si vous lui destinez des honneurs sans égaux,

Faites-le revêtir des ornements Royaux,

Faites dessus son front briller le Diadème,

Faites-le voir au peuple en ce degré suprême,

Et que quelqu’un des Grands publie à haute voix

Qu’ainsi sont honorés ceux qu’honorent les Rois.

Que si quelque envieux ose attaquer sa vie,

Immolez à son bien l’envieux et l’envie.

Enfin pour le combler d’honneur et de plaisirs,

On doit tout accorder à ses justes désirs.

LE ROI.

J’estime ton avis, et pour mieux te l’apprendre,

Ton avis est celui que ton Prince veut prendre.

Connais-tu Mardochée ?

HAMAN.

Oui Sire.

LE ROI.

C’est celui

Que j’aime, que j’honore, et qui fut mon appui.

HAMAN.

Quoi Sire, Mardochée est ce sujet fidèle ?

LE ROI.

C’est lui, mon cher Haman, dont j’honore le zèle,

Ce n’est qu’en sa faveur que j’ai pris tes avis,

Ce n’est qu’en sa faveur qu’on les verra suivis.

Enfin j’ai souhaité que ta main généreuse

M’aidât à relever la vertu malheureuse.

HAMAN.

Quoi Sire, à Mardochée un même honneur qu’au Roi ?

LE ROI.

Tu l’as ordonné tel, tel il l’aura de moi.

HAMAN.

Mais il fit son devoir s’il vous rendit service.

LE ROI.

Et je ferai le mien si je lui rends justice.

HAMAN.

Sire, il faut à son rang mesurer vos bienfaits.

LE ROI.

Je les dois mesurer par les biens qu’il m’a faits.

HAMAN.

Ils peuvent être grands, sans devenir extrêmes.          

LE ROI.

Ils me sembleraient bas s’ils n’étaient pas suprêmes.

Quoi veux-tu t’opposer à tes propres conseils ?

À qui destinais-tu ces honneurs sans pareils ?

HAMAN.

Aux Princes seulement, ces appuis des Provinces.

LE ROI.

Haman, de bons sujets me tiennent lieu de Princes ;

Je sais bien estimer la noblesse du sang,

Mais la fidélité me plaît plus que le rang.

HAMAN.

Mais Sire...

LE ROI.

Mais enfin, pour tirer Mardochée

De cette obscurité dont sa gloire est cachée,

Pour rendre avec usure à sa fidélité

Le bien que je lui dois, et qu’elle a mérité,

Je veux en sa faveur devant que tu sommeilles,

Te voir exécuter ce que tu me conseilles,

Je veux rendre par toi ses honneurs sans égaux,

Fais-le donc revêtir des ornements Royaux,

Fais briller sur son front l’éclat du Diadème,

Fais-le voir à mon peuple en ce degré suprême ;

Toi-même en sa faveur publie à haute voix

Qu’ainsi sont honorés ceux qu’honorent les Rois.

Que si quelque envieux ose noircir sa vie,

Immole à son repos l’envieux et l’envie ;

Enfin quelques grands biens qu’il puisse demander,

À qui m’a tout sauvé je dois tout accorder.

Va m’obéir Haman, va-t’en me satisfaire,

Exécute cet ordre, ou crains de me déplaire.

Et montre par l’ardeur que j’espère de toi,

Que tu chéris les cœurs qui chérissent leur Roi.

 

 

Scène III

 

HAMAN, seul

 

Moi que par des honneurs sans borne et sans exemples,

Même à mon ennemi je bâtisse des temples !

Et qu’à ma dignité moi-même injurieux,

Je mette ma victime au nombre de mes Dieux !

Non, non, tombe sur moi pour me réduire en poudre

Et des Rois et des Dieux la disgrâce et la foudre ;

Nous avons triomphé parmi de si grands coups

Si l’heur d’un ennemi ne lui vient pas de nous,

Nous aurons en mourant obtenu la victoire

Si nous ne servons pas à le combler de gloire.

Quel plus horrible coup me peut épouvanter ?

Quel plus cruel destin me peut persécuter ?

Je pense recevoir un honneur, un salaire,

Et j’en viens décerner à mon propre adversaire ?

Je crois trouver sa mort, sans peine et sans combat,

Et je viens à sa vie apporter de l’éclat !

Si le voir seulement, et même comme infâme,

Est un tourment des yeux qui passe jusqu’à l’âme,

Le voir en même temps et vivre et triompher,

N’est-ce pas proprement ce que l’on nomme Enfer ?

Si je résiste au Roi, ma disgrâce est jurée,

S’il lui faut obéir, ma honte est assurée ;

Lequel est, Dieux cruels le moins rude pour moi,

Ou de me voir l’objet de la haine d’un Roi,

Ou de me voir contraint comme par la victoire

De mettre un ennemi dans le Char de la gloire ?

Perdons, perdons plutôt cette vaine faveur

Qui n’est douce qu’aux yeux, et qui gêne le cœur.

Tomber au précipice est une loi plus douce,

Que d’en faire sortir l’ennemi qu’on y pousse ;

Et la faveur des Rois n’est faveur qu’à demi,

Quand elle ne sert pas à perdre un ennemi.

Que fais-je malheureux, ou bien que veux-je faire ?

Veux-je ajouter ma perte aux biens d’un adversaire ?

Veux-je par mon malheur, dont il sera charmé

Lui donner le plaisir de m’avoir opprimé ?

Il chérira ma perte, il chérira ma cendre

Bien plus que les honneurs que je pourrais lui rendre,

Puisque l’adversité d’un ennemi défait

Contente bien autant que l’honneur satisfait.

Comme de mes conseils, hélas le peut-on croire !

J’ai de mon ennemi sollicité la gloire ;

Veux-je par ma disgrâce, et par mes longs tourments

Contribuer encor à ses contentements ?

Pourrai-je enfin prétendre, ô fortune infidèle,

D’être au vouloir d’un Prince impunément rebelle,

D’un Prince rigoureux, et dès le même jour

Qu’il n’a pas épargné sa femme et son amour !

Ô redoutable effet d’un destin sanguinaire !

Qui veut ou que j’honore un infâme adversaire,

Ou que je sois réduit pour comble de douleurs,

À le rendre content par mes propres malheurs.

Mais enfin il est Juif, donnons-en connaissance ;

Mais comme je craignis, je crains son innocence,

Je redoute aujourd’hui ce que j’ai redouté,

Je redoute ma fraude et sa fidélité.

Si je vais l’accuser, son service l’excuse,

Il peut sauver les Juifs du succès de ma ruse ;

Je crains que tout le mal ne tombe dessus nous,

Et qu’en faveur d’un seul on ne pardonne à tous.

Recourons toutefois à ce dernier remède ;

Que ma fraude m’opprime, ou que ma fraude m’aide,

Remontrons qu’il est Juif, et tentons pour le moins

Ce qui peut m’affranchir et de peine, et de soins,

Mais le voici, feignons.

 

 

Scène IV

 

HAMAN, MARDOCHÉE

 

HAMAN.

Enfin les Dieux propices

Joindront la récompense à vos rares services.

Triomphez maintenant de ces longues douleurs !

Qu’une éternelle crainte ajoute à vos malheurs !

Votre fidélité vous gagne une victoire

Qui vous couronnera d’une immortelle gloire.

MARDOCHÉE.

Cesse, cesse, orgueilleux de tes prospérités,

D’ajouter la risée à nos calamités ;

Et crois méchant esprit, âme dénaturée,

Que le bien des méchants n’est jamais de durée.

HAMAN.

N’outragez point celui qui vous doit honorer.

MARDOCHÉE.

Flatterai-je celui qui me doit massacrer ?

HAMAN.

Vous oubliez sans doute et mon rang, et le vôtre.

MARDOCHÉE.

Nous savons votre rang, nous connaissons le nôtre ;

Enfin je sais cruel, qui nous sommes tous deux,

Je suis un misérable, et vous êtes heureux ;

Mais si le Roi de Perse est encore équitable

Je serai bienheureux, vous serez misérable.

HAMAN.

Déjà l’événement répond à vos désirs,

Puisque même le Roi travaille à vos plaisirs.

MARDOCHÉE.

Il y travaillera pour la honte d’un traître,

Et s’il nous veut ouïr, et s’il peut vous connaître.

HAMAN.

Enfin... Mais il revient, je crains quelques malheurs.

 

 

Scène V

 

LE ROI, ESTHER, HAMAN, MARDOCHÉE

 

LE ROI, parlant à quelqu’un des siens.

Esther, me dites-vous, vient me trouver en pleurs ?

Haman suivez votre ordre.

HAMAN.

Ô loi trop inhumaine !

Toutefois espérons, je vois venir la Reine.

ESTHER.

Sire, qu’Haman demeure.

LE ROI.

Arrêtez près de moi,

Et recevez d’Esther cette première loi.

ESTHER, remettant aux pieds du Roi la Couronne et le Sceptre.

Sire, puisque le Ciel, d’où dépend notre gloire,

Attache de si près ma perte à ma victoire,

Sire, puisque le ciel ne veut que d’un moment

Séparer ma grandeur de mon abaissement,

Je remets à vos pieds ces marques glorieuses

Qui perdraient leur éclat dans des mains malheureuses,

Aimant bien mieux les rendre à votre Majesté,

Que de les voir ravir par mon adversité.

LE ROI.

Quelle raison vous force à rendre une Couronne

À l’instant bienheureux que le ciel vous la donne ?

Que craignez-vous, Esther, et d’où vient cet effroi ?

Craignez-vous les présents, et l’amitié d’un Roi ?

ESTHER.

Ha, sire, si les traits d’une affreuse tourmente

Déjà prêts de tomber ne pendaient sur ma tête,

Ou que cet attentat plein de rage et d’horreur

Contre moi seulement fit agir sa fureur,

On ne me verrait pas par une juste plainte

Au calme de la Cour donner la moindre atteinte,

Et je perdrais la vie avec la liberté

Plutôt que de troubler votre tranquillité.

Mais le coupable auteur d’un si sanglant orage,

Sur un peuple innocent veut étendre sa rage,

Il veut de votre État faire un funeste étang,

Qui ne soit composé que de pleurs et de sang ;

Et pour combler l’horreur d’une trame si noire,

Il va jusques à vous attaquer votre gloire.

LE ROI.

On veut vous attaquer ! De quelle lâche main

Pourrait sortir l’effet de ce cruel dessein ?

Quelle rigueur, quels maux, quels tourments légitimes

Ne sont pas dus, Haman, à l’auteur de ces crimes !

HAMAN.

Il n’est point de tourment, ni d’inhumanité,

Qui ne soit moindre encore que cette impiété.

Pour perdre le coupable, et lui faire un supplice,

Même la cruauté peut devenir justice,

Mais ne différez point, Sire, et n’épargnez rien,

Laisser vivre un méchant, c’est nuire aux gens de bien.

LE ROI.

Parlez, parlez Esther, montrez le misérable

Qu’un si noir attentat a rendu si coupable.

Bien que contre moi seul il tournât son effort

Pour vous avoir fait craindre il mérite la mort.

Parlez, parlez enfin, montrez-nous cet infâme ?

ESTHER.

Ha Sire, c’est Haman.

LE ROI.

Vous Haman ?

HAMAN.

Moi Madame ?

ESTHER.

Oui traître, oui méchant, Sire pardonnez-moi,

Si je semble oublier le respect de mon Roi ;

C’est le premier tourment que nous devons aux traîtres,

Que de les mépriser à l’aspect de leurs Maîtres.

Sire, il vous ressouvient de ce grand attentat

Qui tramait votre perte, et celle de l’État,

Et de qui Mardochée eût l’honneur et la gloire,

De vous faire obtenir une heureuse victoire.

Le traître dont la main devait l’exécuter,

Le traître qui s’enfuit, quand on crût l’arrêter,

Enfin.

LE ROI.

L’a-t-on trouvé ?

ESTHER.

Les Juifs, ces misérables

Qu’on vous a figurés, comme de grands coupables,

Et qui voudraient mourir pour votre Majesté,

L’ayant suivi partout, l’ont enfin arrêté.

Jusques ici, méchant, tu parais sans offense,

Et brillant de l’éclat que donne l’innocence,

Mais écoute, et bientôt on verra tes forfaits,

Si déjà sur ton front on n’en voit les effets.

Sire, ce prisonnier que les Juifs ont su prendre,

Et que dans vos prisons les Juifs vienne de rendre,

Ce complice d’Haman l’accuse des desseins

Qui poussaient contre vous ces criminelles mains,

Et pour le confirmer le ciel voulut permettre

Que l’on surprit un Grec qui portait cette lettre.

HAMAN.

Hélas !

LE ROI, après avoir lu la lettre.

Haman écrire, aux ennemis des miens,

Recommander un traître aux Macédoniens.

HAMAN.

Moi Sire ?

LE ROI.

Toi méchant.

HAMAN.

Ô Dieux quelle imposture !

LE ROI.

Reconnais-tu ta main ? vois-tu ton écriture ?

Ce sont là des témoins qui procèdent de toi,

Dont tu ne peux combattre et démentir la foi.

ESTHER.

Cependant c’est par lui, c’est par ses artifices

Qu’on destine les Juifs à d’horribles supplices.

Et je venais enfin solliciter pour eux,

N’espérant qu’aux bontés d’un Prince généreux ;

Mais sire, mais le Ciel, ami de l’innocence

A fait en même temps éclater sa puissance,

Et pour les affranchir de leurs calamités

Il a joint son pouvoir avecques vos bontés.

Ainsi dans le moment que malgré la menace

Je venais à vos pieds vous demander leur grâce,

Ils ont fait un effort dont le fruit est pour vous,

Et qui doit en amour changer votre courroux.

Ils ont dans vos prisons amené le perfide

De qui la main s’arma pour votre parricide,

Et par les soins du Ciel qui les garda toujours,

Ils ont avec ce traître amené leur secours.

S’il est vrai maintenant que les Juifs soient des traîtres,

Des infracteurs de lois, des ingrats à leurs maîtres,

Pour nous répondre, Haman, sortez pour un moment

Ou de la modestie, ou de l’étonnement,

Les Juifs que vous blâmez, les eût-on vu paraître

Avecques tant d’ardeur à la prise d’un traître ?

Et si les factions, et si les attentats

Du faible Mardochée étaient les seuls ébats,

Aurait-il découvert ces attentats funestes,

Qui rendent au Soleil vos crimes manifestes ?

Mais si l’ingrat Haman eut gardé pour son Roi

Quelques ressentiments et d’amour et de foi,

Eût-il de Mardochée attaqué l’innocence,

Comme un sort opposé contre sa violence ?

Viendrait-il aujourd’hui vous demander secours,

Pour perdre un innocent qui conserva vos jours ?

LE ROI.

Quel barbare artisan d’aventures tragiques,

Voudrais-tu m’engager dans tes lâches pratiques ?

Il ne te suffit pas de troubler notre paix,

Tu veux donc que ton Prince ait part à tes forfaits ?

ESTHER.

Je ne demande pas qu’on perde ce coupable,

Mais qu’un peuple innocent vous trouve favorable.

Si l’on détruit les Juifs, on me perd avec eux,

Et vous me haïssez s’ils vous sont odieux.

Il ne faut plus cacher Esther à votre vue,

Il faut rompre le voile, et qu’elle soit connue,

Ce n’est pas un défaut de sortir comme moi

D’un peuple malheureux, mais fidèle à son Roi.

Ce peuple infortuné fut celui de mes Pères,

Il eût été le mien sans nos longues misères,

Et s’il n’eût point senti la colère des Cieux,

Je régnerais au Trône où régnaient mes aïeux.

LE ROI.

Quoi vous sortez des Juifs ! leurs Rois sont vos ancêtres !

ESTHER.

Oui, je sors des grands Rois qu’ils connurent pour Maîtres,

Et lorsqu’à mon amour votre cœur s’est rendu,

Toujours grand, toujours haut, il n’a point descendu.

LE ROI.

Quoi vous sortez des Juifs ?

ESTHER.

Oui Sire, et Mardochée,

Qu’attaque injustement une haine cachée,

Lui qui vous conserva, lui qui veille pour vous,

Fut Frère de mon Père, et Prince parmi nous.

HAMAN.

Quelle étrange aventure, et qu’en faut-il attendre !

ESTHER.

Sire, après ce discours qui vous a dû surprendre,

Je remets à vos pieds ma grandeur et mon sort

Pour attendre de vous ou ma vie ou ma mort.

LE ROI.

Vivez, régnez Esther, et gardez la puissance,

Comme un don de l’amour, et de votre naissance.

Il fallait que le Ciel couronnât devant moi,

Celle qu’il destinait pour compagne d’un Roi.

Je ne saurais des Juifs, peuple juste et fidèle,

Avec plus de splendeur récompenser le zèle,

Qu’en donnant à la Perse, et joignant à mon rang,

Une Reine qui sorte, et d’eux et de leur sang.

MARDOCHÉE.

Il faut mourir pour vous pour mériter ces grâces.

LE ROI.

Il ne faut que marcher dessus les mêmes traces.

Mais toi méchant esprit, exécrable à jamais,

Sur qui jusques ici j’ai perdu mes bienfaits,

Toi qui de l’innocent voulais faire à ton crime

Ainsi qu’à ta fureur, une injuste victime,

Coupable et digne objet de la rigueur des Rois,

Attends, attends les maux que tu lui préparais.

Et crois que ma justice encore trop humaine

Aux biens que je te fis, mesurera ta peine.

Vous Gardes saisissez ce butin des enfers,

Et que la seule mort l’arracha de nos fers.

ESTHER.

Ha Sire, en sa faveur écoutez la clémence !

LE ROI.

La Clémence est un crime en pareille occurrence,

Et quelque beau laurier qu’on en puisse cueillir,

Pardonner aux méchants, c’est montrer à faillir.

Mais enfin que les Juifs reprennent leur franchise,

Qu’ils soient plus honorés que l’on ne les méprise,

Et qu’en fasse d’Esther, on voie en même jour,

Triompher l’innocence, aussi bien que l’amour.

MARDOCHÉE.

Ô Ciel ! c’est de toi seul que ce bien va descendre,

Et ce n’est qu’à toi que nous devons le rendre.

PDF