Est-il bon, est-il méchant ? (Denis DIDEROT)
Pièce en quatre actes, en prose.
1781.
Personnages
MADAME DE CHEPY, amie de madame de Malves
MADAME DE VERTILLAC, amie de madame de Chepy
MADEMOISELLE DE VERTILLAC
MADAME BERTRAND, veuve d’un capitaine de vaisseau
MADEMOISELLE BEAULIEU, femme de chambre de madame de Chepy
MONSIEUR HARDOUIN, ami de madame de Chepy
MONSIEUR DES RENARDEAUX, avocat, bas-normand
MONSIEUR DE CRANCEY, amant de Mademoiselle de Vertillac
MONSIEUR POULTIER, premier commis de la marine
MONSIEUR DE DURMONT, poète, ami de M. Hardouin
LE MARQUIS DE TOURVELLE, de la connaissance de M. Hardouin
BINBIN, enfant de madame Bertrand
DES DOMESTIQUES
DES ENFANTS
La scène est dans la maison de madame de Malves.
ACTE I
Scène première
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, sa femme de chambre, PICARD et FLAMAND, DEUX LAQUAIS
MADAME DE CHEPY.
Picard ; écoutez-moi : je vous défends d’ici à huit jours d’aller chez votre femme.
PICARD.
Huit jours ! c’est bien long.
MADAME DE CHEPY.
En effet, c’est fort pressé de faire un gueux de plus, comme si l’on en manquait !
PICARD, à part.
Si l’on nous ôte la douceur de caresser nos femmes, qu’est-ce qui nous consolera de la dureté de nos maîtres ?
MADAME DE CHEPY.
Et vous, Flamand, retenez bien ce que je vais vous dire... Mademoiselle, la Saint-Jean n’est-elle pas dans huit jours ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Non, madame ; c’est après-demain.
MADAME DE CHEPY.
Miséricorde ! je n’ai pas un moment à perdre... Si d’ici à deux jours (le terme est court) je découvre que vous ayez mis le pied au cabaret, je vous chasse. Il faut que je vous aie tous sous ma main et que je ne vous trouve pas hors d’état de faire un pas et de prononcer un mot. Songez qu’il n’en serait pas cette fois comme de vendredi dernier. L’opéra fini, nous quittons la loge avant le ballet ; nous descendons. Madame de Malves et moi, nous voilà sous le vestibule ; on appelle, on crie, personne ne vient ; l’un est je ne sais où, l’autre est mort ivre ; point de voitures ; et sans le marquis de Tourvelle qui se trouva là par hasard et qui nous prit en pitié, je ne sais ce que nous serions devenues.
PICARD.
Madame, est-ce là tout ?
MADAME DE CHEPY.
Vous, Picard, allez chez le tapissier, le décorateur, les musiciens ; soyez de retour dans un clin d’œil, et s’il se peut, amenez-moi tous ces gens-là. Vous, Flamand... Quelle heure est-il ?
FLAMAND.
Il est midi.
MADAME DE CHEPY.
Midi ? Il ne sera pas encore levé. Courez chez lui... Allez donc.
FLAMAND.
Qui, lui ?
MADAME DE CHEPY.
Oh ! que cela est bête !... M. Hardouin. Dites-lui qu’il vienne, qu’il vienne sur-le-champ, que je l’attends, et que c’est pour chose importante.
Scène II
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADAME DE CHEPY.
Baulieu, par hasard sauriez-vous lire ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oui, madame.
MADAME DE CHEPY.
Avez-vous jamais joué la comédie ?
MADEMOISELLE BAULIEU.
Plusieurs fois. C’est la folie de ma province.
MADAME DE CHEPY.
Vous déclameriez donc un peu ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Un peu.
Scène III
MADAME DE CHEPY, MADAME DE VERTILLAC, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADAME DE CHEPY.
C’est vous ! Quand je vous aurais appelée, vous ne m’arriveriez pas plus à propos.
MADAME DE VERTILLAC.
À quoi vous serais-je bonne ?
MADAME DE CHEPY.
Embrassons-nous d’abord... Embrassons-nous encore... Mademoiselle, approchez une chaise, laissez-nous, et revenez avec plume, encre, papier ; il faut qu’il trouve tout préparé.
Scène IV
MADAME DE CHEPY, MADAME DE VERTILLAC, en habit de voyageuse, MADEMOISELLE BEAULIEU, rentrant sur la fin de la scène avec papier, plume et encre, et suivie d’un domestique qui porte une table
MADAME DE VERTILLAC.
Je descends de ma chaise, je m’informe de votre demeure et je viens. Je suis brisée. Un temps horrible, des chemins abominables, des maîtres de poste insolents, les chevaux de l’Apocalypse, des postillons polis, oui, polis, mais d’une lenteur à périr. « Allons donc, postillon, nous n’avançons pas ; à quelle heure veux-tu que nous arrivions ?... » Ils sont sourds, ils n’en donnent pas un coup de fouet de plus, et nous avons été trois journées, trois mortelles journées à faire une route de quinze heures.
MADAME DE CHEPY.
Et pourrait-on, sans être indiscrète, vous demander quelle importante affaire vous amène ici dans cette saison ? Ce n’est rien de fâcheux, j’espère.
MADAME DE VERTILLAC.
Je fuis devant un amant.
MADAME DE CHEPY.
Quand on fuit devant un amant, ce n’est pas de la lenteur des postillons qu’on se plaint.
MADAME DE VERTILLAC.
Si c’était devant un amant de moi, vous auriez raison ; mais c’est devant un amant de ma fille.
MADAME DE CHEPY.
Votre fille est en âge d’être mariée, et c’est une enfant trop raisonnable pour avoir fait un mauvais choix.
MADAME DE VERTILLAC.
Son amant est charmant ; une figure intéressante, de la naissance, de la considération, de la fortune, des mœurs ! mon amie, des mœurs !
MADAME DE CHEPY.
Ce n’est donc pas votre fille qui est folle ?
MADAME DE VERTILLAC.
Non.
MADAME DE CHEPY.
C’est donc vous ?
MADAME DE VERTILLAC.
Peut-être.
MADAME DE CHEPY.
Et pourrait-on savoir ce qui empêche ce mariage ?
MADAME DE VERTILLAC.
La famille du jeune homme. Enterrez-moi ce soir toute cette ennuyeuse, impertinente et triste famille, toute cette clique maussade de Crancey, et je marie ma fille demain.
MADAME DE CHEPY.
Je connais peu les Crancey, mais ils passent pour les meilleures gens du monde.
MADAME DE VERTILLAC.
Qui le leur dispute ? Je commence à vieillir, et je me flattais de passer le reste de mes jours avec des gens aimables, et me voilà condamnée à entendre un vieux grand-père radoter des sièges et des batailles ; une belle-mère m’excéder de la litanie des grandes passions qu’elle a inspirées, sans en avoir jamais partagé aucune, cela va sans dire ; et du matin au soir deux fanatiques bigotes de sœurs se haïr, s’injurier, s’arracher les yeux sur des questions de religion auxquelles elles ne comprennent pas plus que leurs chiens ; et puis un grand benêt de magistrat, plein de morgue, idolâtre de sa figure, qui vous raconte, en tirant son jabot et ses manchettes et en grasseyant, des histoires de la ville et du palais qui m’intéresseront encore moins que lui. Et vous me croyez femme à supporter le ton familier et goguenard de son frère le militaire ? Point d’assemblées, point de bal. Je gage qu’on n’use pas là deux sixains de cartes dans toute une année. Tenez, mon amie, la seule pensée de cette vie et de ces personnages me fait soulever le cœur.
MADAME DE CHEPY.
Mais il s’agit du bonheur de votre fille.
MADAME DE VERTILLAC.
Et du mien aussi, ne vous déplaise.
MADAME DE CHEPY.
Et vous avez pensé que votre fille perdrait ici sa passion ?
MADAME DE VERTILLAC.
Je m’attends bien qu’ils s’écriront, qu’ils se jureront une constance éternelle, et que ces belles protestations iront et reviendront par la poste un mois, deux mois, mettons un an ; mais l’amour ne tient pas contre l’absence. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il se présentera un homme aimable qu’on rebutera d’abord, qui me conviendra et qui finira par lui convenir.
MADAME DE CHEPY.
Et par faire son malheur.
MADAME DE VERTILLAC.
Malheureuse par l’un ou par l’autre, qu’importe ?
MADAME DE CHEPY.
Il importe beaucoup que ce soit de sa faute et non de la vôtre.
MADAME DE VERTILLAC.
Mais laissons cela, nous aurons le temps de traiter cette affaire plus à fond. Je vous supplie seulement de ne pas achever d’entêter ma fille ; je vous connais, vous en seriez bien capable. Et mon petit Hardouin, dites-moi, le voyez-vous ?
MADAME DE CHEPY.
Rarement.
MADAME DE VERTILLAC.
Qu’en faites-vous ?
MADAME DE CHEPY.
Rien qui vaille. Il court le monde, il pourchasse trois ou quatre femmes à la fois : il fait des soupers, il joue, il s’endette : il fréquente chez les grands, et perd son temps et son talent peut-être un peu plus agréablement que la plupart des gens de lettres.
MADAME DE VERTILLAC.
Où loge-t-il ?
MADAME DE CHEPY.
Est-ce que vous vous y intéresseriez encore ?
MADAME DE VERTILLAC.
J’en ai peur. Je comptais lui trouver sinon une réputation faite, du moins en bon train.
MADAME DE CHEPY.
Si vous désirez le voir, il sera ici dans un moment, et, je crois, pour toute la journée.
MADAME DE VERTILLAC.
Tant mieux. J’ai à lui parler d’une affaire qui me tient fort à cœur. Ne connaît-il pas ce marquis, ce grand flandrin de marquis, à qui il ne manquait qu’un ridicule, celui de la bigoterie, et qui va le dos courbé, la tête penchée comme un homme qui médite les années éternelles, avec un énorme bréviaire sous le bras ?...
MADAME DE CHEPY.
Le marquis de Tourvelle ?
MADAME DE VERTILLAC.
Lui-même.
MADAME DE CHEPY.
Je l’ignore.
Ici mademoiselle Beaulieu rentre avec le laquais.
MADAME DE VERTILLAC.
Je vais prendre un peu de repos dont j’ai grand besoin, m’habiller et revenir. Vous me donnerez votre marchande de modes et votre coiffeur, n’est-ce pas ? Vous voilà fraîche comme la rose ; et je compte bien qu’un de ces matins vous me confierez le secret de se bien porter et de ne pas vieillir. Au plaisir de vous revoir... Mais ne m’avez-vous pas dit que je pouvais vous être utile ? À quoi ?
MADAME DE CHEPY.
Vous le saurez ; ne tardez pas à revenir.
Scène V
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADAME DE CHEPY.
Elle est un peu folle, mais elle en fait les rôles à ravir. Et vous, dans quelle pièce avez-vous joué ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Dans le Bourgeois gentilhomme, la Pupille, le Philosophe sans le savoir, Cénie, le Philosophe marié.
MADAME DE CHEPY.
Et dans celle-ci, que faisiez-vous ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Finette.
MADAME DE CHEPY.
Vous rappelleriez-vous un endroit... un certain endroit où Finette fait l’apologie des femmes ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Je le crois.
MADAME DE CHEPY.
Récitez-le.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
...Soit. Mais telles que nous sommes,
Avec tous nos défauts nous gouvernons les hommes,
Même les plus huppés, et nous sommes recueil
Où viennent échouer la sagesse et l’orgueil.
Vous ne nous opposez que d’impuissantes armes,
Vous avez la raison, et nous avons les charmes.
Le brusque philosophe, en ses sombres humeurs,
Vainement contre nous élève ses clameurs ;
Ni son air refrogné, ni ses cris, ni ses rides,
Ne peuvent le sauver de nos yeux homicides.
Comptant sur sa science et ses réflexions,
Il se croit à l’abri de nos séductions :
Une belle paraît, lui sourit, et l’agace ;
Crac... au premier assaut, elle emporte la place.
MADAME DE CHEPY.
Mais pas mal, point du tout mal.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Est-ce que madame se proposerait de faire jouer une pièce ?
MADAME DE CHEPY.
Tout juste.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oserais-je lui en demander le titre ?
MADAME DE CHEPY.
Le titre ? Je ne le sais pas ; elle n’est pas faite.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
On la fait apparemment.
MADAME DE CHEPY.
Non, je cherche un auteur.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Madame ne sera embarrassée que du choix ; elle en a cinq ou six autour d’elle.
MADAME DE CHEPY.
Si vous saviez combien ces animaux-là sont quinteux ! Chacun d’eux aura sa défaite.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais j’avais ouï dire que c’était une chose difficile à faire qu’une pièce.
MADAME DE CHEPY.
Oui, comme on les faisait autrefois.
Scène VI
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, PICARD, en clopinant
MADAME DE CHEPY.
Et vous revenez sans m’amener personne ?
PICARD, se tenant la jambe.
Ahi ! ahi !
MADAME DE CHEPY, en clopinant aussi.
Ahi ! ahi ! il s’agit bien de cela. Mes ouvriers.
PICARD.
Je ne les ai pas vus. Il y a quatre marches à la porte de ce maudit tapissier ; j’ai voulu les enjamber toutes quatre à la fois, et je me suis donné une bonne entorse. Ahi ! ahi !
MADAME DE CHEPY.
Peste soit du sot et de son entorse ! Qu’on fasse venir Valdajou et qu’il voie à cela.
Scène VII
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADAME DE CHEPY.
Ces contrariétés-là ne sont faites que pour moi. Au lieu de se donner une entorse aujourd’hui, que ne se cassait-il la jambe dans quatre jours ! Cela prend toujours mal son temps.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais puisque madame n’a point de pièce et qu’elle ne sait pas même si elle en aura une, il me semble...
MADAME DE CHEPY.
Il vous semble ! il vous semble ! Il me semble à moi qu’il faudrait se taire ; je n’aime pas qu’on me raisonne. Je sais toujours ce que je fais.
MADEMOISELLE BEAULIEU, à part.
Et ce que vous dites.
Scène VIII
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, FLAMAND, ivre, avec un mouchoir autour de la tête
FLAMAND.
Madame, je viens... c’est, je crois, de chez M. Hardouin... Oui, Hardouin... là, au coin de la rue... au coin de la rue qu’elle m’a dite... Il demeure diablement haut, et son escalier était diablement difficile à grimper ; un petit escalier étroit...
En se dandinant comme un homme ivre.
à chaque marche on touche ou la muraille ou la rampe... J’ai cru que je n’arriverais jamais... J’arrive pourtant... « Parlez donc, mademoiselle, cette porte n’est-ce pas celle de monsieur... de monsieur ? – Qui, monsieur ? me répond une petite voisine... jolie, pardieu très jolie... – Un monsieur qui fait des vers, oui, des vers. – Frappez, mais frappez fort, il est rentré tard, et je crois qu’il dort... »
MADAME DE CHEPY.
Maudite brute, archibrute, finiras-tu ton bavardage ? Viendra-t-il, ne viendra-t-il pas ?
FLAMAND.
Mais, madame, il n’est pas encore éveillé, il faut d’abord que je l’éveille... Je me dispose à donner un grand coup de pied dans sa porte... et voilà la tête qui part la première ; la porte jetée en dedans ; moi, Flamand, étendu à la renverse le faiseur de vers s’ élançant de son lit en chemise, écumant de rage, sacrant, jurant, et jurant avec une grâce ! au demeurant bon homme ; il me relève. « Mon ami, ne t’es-tu point blessé ? Voyons ta tête. »
MADAME DE CHEPY.
Finis, finis, finis ! Que t’a-t-il dit ? que lui as-tu dit ?
FLAMAND.
Est-ce que madame ne pourrait pas faire ses questions l’une après l’autre ? Tant de questions à la fois, cela me brouille.
MADAME DE CHEPY.
Je n’y tiens plus.
FLAMAND.
Je lui ai dit que madame... madame... comme vous vous appelez... là, votre nom...
MADAME DE CHEPY.
Sortez, vilain ivrogne.
FLAMAND.
Moi, Flamand, un ivrogne !... Parce que je rencontre mon compère, celui qui a tenu le dernier enfant de ma femme... Oui, de ma femme... Il est bien d’elle... Et puis voilà un autre compère, le compère La Haie... Comment résister à deux compères ? à deux compères !
MADAME DE CHEPY.
Je les chasserai tous, cela est décidé.
FLAMAND.
Si madame est si difficile, elle n’en gardera point.
MADAME DE CHEPY.
L’un s’éclope, l’autre s’enivre et se fend la tête. Qu’on est à plaindre de ne pouvoir s’en passer !
Scène IX
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, FLAMAND, MONSIEUR HARDOUIN
FLAMAND.
Eh ! madame, le voilà... Je le reconnais, c’est lui... Monsieur... monsieur le faiseur de vers, n’est-ce pas ? c’est ma foi bien heureux !...
MADAME DE CHEPY.
Mademoiselle, si vous n’avez pas la charité de lui donner le bras, il ne sortira jamais d’ici.
MONSIEUR HARDOUIN.
Si ma porte eût résisté, il était mort.
FLAMAND.
Allons, mademoiselle, obéissez à votre maîtresse, donnez-moi le bras... Comme il est rond !... Comme il est ferme !
MONSIEUR HARDOUIN.
Il a la tête dure et le cœur tendre.
FLAMAND.
Madame, puisque mademoiselle fait tout ce que vous lui dites...
MADAME DE CHEPY.
Tirez, tirez, insolent.
Scène X
MADAME DE CHEPY, MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU, assise sur le fond et travaillant
MONSIEUR HARDOUIN.
Est-ce de votre part que ce laquais est venu ?
MADAME DE CHEPY.
Oui.
MONSIEUR HARDOUIN.
Si je l’ai deviné, ce n’est pas sa faute, car il ne savait à qui il était, d’où il venait, ce qu’il voulait.
MADAME DE CHEPY.
Puis comptez sur ces maroufles-là !
MONSIEUR HARDOUIN.
Il m’a fait grand tort ; je dormais si bien et j’en avais si grand besoin ! Il était près de cinq heures quand je suis rentré, après la journée la plus ennuyeuse et la plus fatigante. Imaginez la lecture d’un drame détestable, comme ils sont tous ; la compagnie la plus triste, un souper maussade et qui ne finissait point, et un brelan cher, où j’ai perdu la possibilité et essuyé la mauvaise humeur des gagnants dépités, à chaque coup, de n’avoir pas gagné davantage.
MADAME DE CHEPY.
C’est bien fait ; que ne veniez-vous ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
M’y voilà ; et toutes mes disgrâces seront bientôt oubliées, si je puis vous être de quelque utilité. De quoi s’agit-il ?
MADAME DE CHEPY.
De me rendre le plus important service. Vous connaissez madame de Malves ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non pas personnellement ; mais on lui accorde, d’une voix assez unanime, de la finesse dans l’esprit, de la gaieté douce, du goût, de la connaissance dans les beaux-arts, un grand usage du monde, et un jugement sûr et exquis.
MADAME DE CHEPY.
Voilà les qualités qu’elle a pour tous et dont je fais cas assurément, mais je prise encore davantage celles qu’elle tient en réserve pour ses amis.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je vis avec quelques-uns qui la disent mère indulgente, bonne épouse et excellente amie.
MADAME DE CHEPY.
Il y a six à sept ans que nous sommes liées, et je lui dois la meilleure partie du bonheur de ma vie. C’est auprès d’elle que je vais chercher et que je trouve un sage conseil quand j’en ai besoin ; la consolation dans mes peines qui lui font quelquefois oublier les siennes, et cette satisfaction si douce, qu’on éprouve à confier ses instants de plaisir à quelqu’un qui sait les écouter avec intérêt. Eh bien, c’est incessamment le jour de sa fête.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et il vous faudrait un divertissement, un proverbe, une petite comédie ?
MADAME DE CHEPY.
C’est cela, mon cher Hardouin.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis désespéré de vous refuser net, mais tout net. Premièrement, parce que je suis excédé de fatigue et qu’il ne me reste pas une idée, mais pas une. Secondement, parce que j’ai heureusement, ou malheureusement, une de ces têtes auxquelles on ne commande pas. Je voudrais vous servir que je ne le pourrais.
MADAME DE CHEPY.
Ne dirait-on pas qu’on vous demande un chef-d’œuvre ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous demandez au moins une chose qui vous plaise, et cela ne me paraît pas aisé ; qui plaise à la personne que vous voulez fêter, et cela est très difficile ; qui plaise à sa société qui est faite aux belles choses ; enfin qui me plaise à moi, et je ne suis presque jamais content de ce que je fais.
MADAME DE CHEPY.
Ce ne sont la, que les fantômes de votre paresse ou les prétextes de votre mauvaise volonté. Vous me persuaderez peut-être que vous redoutez beaucoup mon jugement ! Mon amie, j’en conviens, a le goût délicat et le tact exquis, mais elle est juste, et sera plus touchée d’un mot heureux que blessée d’une mauvaise scène ; et quand elle vous trouverait un peu plat, qu’est-ce que cela vous ferait ? Vous auriez tort de craindre nos beaux esprits, dont nous suspendrons la critique en vous nommant. Pour vous, monsieur, c’est autre chose ; après avoir été mécontent de vous-même tant de fois, vous en serez quitte pour être injuste une fois de plus.
MONSIEUR HARDOUIN.
D’ailleurs, madame, je n’ai pas l’esprit libre. Vous connaissez madame Servin ? c’est, je crois, votre amie.
MADAME DE CHEPY.
Je la rencontre dans le monde, je la vois chez elle. Nous ne nous aimons pas, mais nous nous embrassons.
MONSIEUR HARDOUIN.
Sa bienfaisance inconsidérée lui a attiré une affaire très ridicule, et vous savez ce que c’est qu’un ridicule, surtout pour elle. N’a-t-elle pas découvert que j’étais lié avec son adverse partie, et ne faut-il pas absolument que je la tire de là ? J’ai même pris la liberté de donner rendez-vous ici à mon homme.
MADAME DE CHEPY.
Tenez, mon cher Hardouin, laissez faire à chacun son rôle ; celui des avocats est de terminer les procès, le vôtre de produire des ouvrages charmants. Voulez-vous savoir ce qui vous arrivera ? Vous vous brouillerez avec la dame dont vous êtes le négociateur, avec son adversaire, et avec moi, si vous me refusez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pour une chose aussi frivole ? C’est ce que je ne croirai jamais.
MADAME DE CHEPY.
Mais c’est à moi, ce me semble, à juger si la chose est frivole ou non ; cela tient à l’intérêt que j’y mets.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est-à-dire que s’il vous plaisait d’y en mettre dix fois, cent fois plus qu’il ne faut...
MADAME DE CHEPY.
Je serais peu sensée peut-être, mais vous n’en seriez que plus désobligeant. Allons, mon cher, promettez-moi, ou je vous fais une abominable tracasserie avec une de vos meilleures amies.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quelle amie ? Qui que ce soit, je ne ferai sûrement pas pour elle ce que je ne ferai pas pour vous.
MADAME DE CHEPY.
Promettez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne saurais.
MADAME DE CHEPY.
Faites la pièce.
MONSIEUR HARDOUIN.
En vérité, je ne saurais.
MADAME DE CHEPY.
Le rôle de suppliante ne me va guère, et celui de la douceur ne me dure pas ; prenez-y garde, je vais me fâcher.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, madame, vous ne vous fâcherez pas.
MADAME DE CHEPY.
Et je vous dis, moi, monsieur, que je suis fâchée, très fâchée de ce que vous en usez avec moi comme vous n’en useriez pas avec cette grosse provinciale rengorgée qui vous commande avec une impertinence qu’on lui passerait à peine si elle était jeune et jolie ; avec cette petite minaudière qui est l’un et l’autre, mais qui gâte tout cela, qui ne fait pas un geste qui ne soit apprêté, qui ne dit pas un mot sans prétention, et qui est toujours aussi mécontente des autres que satisfaite d’elle-même ; avec ce petit colifichet de précieuse qui a des nerfs, non, ce n’est pas des nerfs, mais des fibres, ce qui veut dire des cheveux, dont on est tout effarouché d’entendre sortir de grands mots qu’elle a ramassés dans la société des savants, des pédants, et qu’elle répète à tort et à travers comme une perruche mal sifflée ; avec mademoiselle, oui, avec mademoiselle que voilà, qui vous donne quelquefois à ma toilette des distractions dont je pourrais me choquer, s’il me convenait, mais dont je continuerai de rire.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Moi, madame !
MADAME DE CHEPY.
Oui, vous. Il ne faut pas que cela vous offense, ce bel attachement vous fait assez d’honneur.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il est vrai, madame, que je trouve mademoiselle très honnête, très décente, très bien élevée.
MADAME DE CHEPY.
Très aimable.
MONSIEUR HARDOUIN.
Très aimable ; pourquoi pas ? Aucun état n’a le privilège exclusif de cet éloge que je lui donne quelquefois en plaisantant ; mais je la respecte assez, elle et moi-même, pour n’y pas mettre un sérieux qui l’offenserait.
MADAME DE CHEPY, ironiquement.
Mademoiselle, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien intercéder pour moi auprès de M. Hardouin.
Scène XI
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle n’en sera pas dédite ; je suis piqué de mon côté. Sans la dépriser, ces femmes qu’elle vient de déchirer lavaient bien. Voulez-vous que la pièce se fasse ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
J’aurais une étrange vanité, si j’osais me flatter d’obtenir ce que vous avez si durement refusé à madame.
MONSIEUR HARDOUIN.
Expliquez-vous nettement, cela vous fera-t-il plaisir ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
On ne saurait davantage, mais madame n’en pourrait être que très mortifiée. Qui sait si cela ne m’éloignerait pas de son service ? Ce ne serait pas demain, mais petit à petit ; la délicieuse mademoiselle Beaulieu deviendrait gauche, maladroite, maussade ; je ne me l’entendrais pas dire longtemps, je sortirais, et je ne sortirais pas sans chagrin ; car, malgré ses violences, madame est bonne, et je lui suis très attachée ; sans compter que votre complaisance ne serait pas secrète et ne pourrait être que mal interprétée. Tenez, monsieur, le mieux est de persister dans votre refus, ou de céder au désir de madame.
MONSIEUR HARDOUIN.
De ces deux partis, le premier est le seul qui me convienne. Je suis obsédé d’embarras : j’en ai pour mon compte, j’en ai pour le compte d’autrui ; pas un instant de repos. Si l’on frappe à ma porte, je crains d’ouvrir ; si je sors, c’est le chapeau rabattu sur les yeux. Si l’on me relance en visite, la pâleur me vient. Ils sont une nuée qui attendent après le succès d’une comédie que je dois lire aux Français ; ne vaut-il pas mieux que je m’en occupe que de perdre mon temps à ces balivernes de société ? Ou ce que l’on fait est mauvais, et ce n’était pas la peine de le faire ; ou si cela est passable, le jeu des acteurs le rend plat.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il paraît que monsieur Hardouin n’a pas une haute idée de notre talent.
MONSIEUR HARDOUIN.
S’il faut, mademoiselle, vous en dire la vérité, j’ai vu les acteurs de société les plus vantés, cela fait pitié ; le meilleur n’entrerait pas dans une troupe de province et figurerait mal chez Nicolet.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Voilà que je suis aussi piquée de mon côté. Savez-vous que je me mêle de jouer.
MONSIEUR HARDOUIN.
Tant pis, mademoiselle ; faites des boucles.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Ne m’avez-vous pas dit que vous feriez la pièce si je le voulais ? Je ne sais si un poète est un honnête homme, mais on a dit de tout temps qu’un honnête homme n’avait que sa parole. Je veux vous convaincre que l’auteur s’en prend souvent à l’acteur, quand il ne devrait s’en prendre qu’à lui-même ; je veux que vous vous entendiez siffler, et que vous nous entendiez applaudir jusqu’aux nues.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mademoiselle me jette le gantelet, il faut le ramasser. J’ai promis de faire la pièce, et je la ferai.
Scène XII
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU, MADAME DE CHEPY
MADAME DE CHEPY.
Eh bien, mademoiselle, avez-vous réussi ? Je crois vous en avoir laissé le temps et la commodité.
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui, madame, elle a réussi, et la pièce se fera.
MADAME DE CHEPY.
Mademoiselle, je vous en suis infiniment obligée et je vous en remercie très humblement.
Scène XIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Vous voyez, la voilà outrée, et je suis sûre de n’avoir pas un mois à rester ici. Je voudrais que les fêtes, les pièces et les poètes fussent tous au fond de la rivière.
Hardouin reste sur la scène dans l’entr’acte ; il se promène ; il s’assied ; il exécute, et l’orchestre joue la pantomime d’un poète qui compose, tantôt satisfait, tantôt mécontent, etc.
ACTE II
Scène première
MONSIEUR HARDOUIN
J’ai beau rêver, m’agiter, me tourmenter, il ne me vient rien. Voyons encore... Cela serait assez plaisant, mais usé... Ah ! si Molière revenait, avec tout son incroyable génie, combien il aurait de peine à obtenir le suffrage des gens qu’il a rendus si difficiles !... Les autres ont tout pris... Me demander une de ces facéties telles qu’on en joue aux Palais-Royal ou Bourbon, n’est-ce pas me dire : Hardouin, ayez subito, subito, l’esprit et la facilité d’un Laujon, la verve et l’originalité d’un Collé ? Voilà ce que je me laisse ordonner, rien que cela... Je suis un sot ; tant que je vivrai je ne serai qu’un sot, et ma chaleur de tête m’empiégera comme un sot... Mais ne pourrais-je pas ?... Non, cela ne va pas à la circonstance... Et si je mettais en scène ce petit conte ? Encore moins, ils le savent tous ; et quand il serait neuf pour eux, il ne cadre guère aux personnes. Et puis je n’ai que deux ou trois jours pour faire, pour copier les rôles, pour apprendre, pour jouer sans répéter... On dirait qu’ils s’imaginent qu’une scène se souffle comme une bulle de savon... Aussi cela ira Dieu sait comme.
Scène II
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS qui entre au milieu de la scène précédente
LE LAQUAIS.
Monsieur, c’est un homme qui a le dos voûté, les deux bras et les deux jambes en forme de croissant ; cela ressemble à un tailleur comme deux gouttes d’eau.
MONSIEUR HARDOUIN.
Au diable !
LE LAQUAIS.
C’en est un autre qui a de l’humeur et qui grommelle entre ses dents ; il m’a tout l’air d’un créancier qui n’est pas encore fait à revenir.
MONSIEUR HARDOUIN.
Au diable !
LE LAQUAIS.
C’en est un troisième, maigre et sec, qui tourne ses yeux autour de l’appartement, comme s’il le démeublait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Au diable ! au diable !
LE LAQUAIS.
C’est...
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est le diable qui t’emporte... Que fais-tu là planté comme un piquet ? Et toi aussi, as-tu comploté avec les autres de me faire devenir fou ?
LE LAQUAIS.
C’est de la part de madame Servin qui vous prie de ne pas oublier son affaire.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’y ai pensé.
LE LAQUAIS.
C’est une femme...
MONSIEUR HARDOUIN, prenant un visage gai.
Une femme !
LE LAQUAIS.
Enveloppée de vingt aunes de crêpe. Je gagerais bien que c’est une veuve.
MONSIEUR HARDOUIN.
Jolie ?
LE LAQUAIS.
Triste, mais assez bonne à consoler.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quel âge ?
LE LAQUAIS.
Entre vingt et trente.
MONSIEUR HARDOUIN.
Faites entrer la veuve.
LE LAQUAIS.
Il y a encore deux personnages hétéroclites ; l’un en bottes fortes, et un fouet de poste à la main...
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est de Crancey. Faites entrer la veuve.
LE LAQUAIS.
L’autre, en bas jaunes, en culotte noire, en veste de basin et en habit gris. Ils ont passé chez vous, et on leur a dit que vous étiez ici.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce dernier sera mon avocat bas-normand ; dis-leur qu’ils attendent ou qu’ils renoncent... Et faites entrer la veuve.
Scène III
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND
MADAME BERTRAND.
Permettez, monsieur, que je m’asseye. Je suis excédée de fatigue : j’ai fait aujourd’hui les quatre coins de Paris, et j’ai vu, je crois, toute la terre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Reposez-vous, madame...
À part.
Elle est fort bien...
Haut.
Madame, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais faites-moi la grâce de m’apprendre ce qui vous a conduite ici. Ne vous trompez-vous pas ? Je m’appelle Hardouin.
MADAME BERTRAND.
C’est vous-même que je cherche.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je m’en réjouis...
À part.
Le pied petit, et des mains !...
Haut.
Madame, vous seriez mieux dans ce grand fauteuil.
MADAME BERTRAND.
Je suis fort bien. Avez-vous le temps, monsieur, et aurez-vous la patience de m’entendre ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Parlez, madame, parlez.
MADAME BERTRAND.
Vous voyez la créature la plus malheureuse.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous méritez un autre sort, et avec les avantages que vous possédez, il n’y a point d’infortune qu’on ne fasse cesser.
MADAME BERTRAND.
C’est ce que vous allez m’apprendre. Vous aurez sans doute entendu parler du capitaine Bertrand ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Qui commandait le Dragon, qui mit tout son équipage dans la chaloupe, et qui se laissa couler à fond avec son vaisseau ?
MADAME BERTRAND.
C’était mon époux. Il avait vingt-trois ans de service.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’était un brave homme, et je n’ai jamais rien vu de plus intéressant que sa veuve. Que puis-je pour elle ?
MADAME BERTRAND.
Beaucoup.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’en doute, mais je le souhaite.
MADAME BERTRAND.
Il m’a laissée sans fortune et avec un enfant. Je sollicite une pension qu’on n’a pas le front de me refuser.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et qui vous paraît mesquine. Madame, l’État est obéré.
MADAME BERTRAND.
J’en suis satisfaite, mais je la voudrais réversible sur la tête de mon fils.
MONSIEUR HARDOUIN.
À vous parler vrai, votre demande et le refus du ministre me semblent également justes.
MADAME BERTRAND.
Si je venais à mourir, que deviendrait mon pauvre enfant ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous êtes jeune, vous êtes fraîche...
MADAME BERTRAND.
Avec tout cela on y est aujourd’hui, on n’y est pas demain. Tout ce qu’il était possible de mettre de protection à mon affaire, je l’ai inutilement employé : des princes, des ducs, des évêques, des prêtres, des archevêques, d’honnêtes femmes...
MONSIEUR HARDOUIN.
Les autres vous auraient mieux servie.
MADAME BERTRAND.
Vous l’avouerai-je ? je ne les ai pas dédaignées.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est que tous ces gens-là ne savent pas solliciter.
MADAME BERTRAND.
Et vous le savez, vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Très bien. Il y a des principes à tout : il faut d’abord s’intéresser fortement à la chose.
MADAME BERTRAND.
Et vous prendriez cet intérêt à la mienne ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Pourquoi pas, madame ? Rien ne me semble plus aisé. Ils ont des âmes de bronze, il faut savoir amollir ces âmes-là.
MADAME BERTRAND.
Et ce talent, qui est-ce qui le possède ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est vous, madame.
MADAME BERTRAND.
Qui est-ce qui se soucie de l’employer pour autrui ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est moi...
Il se promène, il rêve.
MADAME BERTRAND.
Oserais-je vous demander ce qui vous distrait ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Le succès de votre affaire.
MADAME BERTRAND.
Que vous êtes bon !
MONSIEUR HARDOUIN.
Le point important, le grand point, le point essentiel...
MADAME BERTRAND.
Quel est-il ?...
À part.
Que va-t-il me dire ? Ressemblerait-il aux autres ? et m’en aurait-on imposé ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est... c’est de se rendre personnelle la grâce qu’on sollicite, oui, personnelle. On est à peine écouté, même de son ami, quand on ne parle pas pour soi.
MADAME BERTRAND.
Celui de qui mon affaire dépend est le vôtre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Eh ! vous avez raison. C’est Poultier, et j’oserais presque vous répondre de toute sa bienveillance.
MADAME BERTRAND.
Vous auriez la bonté de lui parler ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Assurément.
MADAME BERTRAND.
Dieu soit loué ! on m’a dit vrai lorsqu’on m’assurait que vous étiez l’ami de tous les malheureux.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est aujourd’hui ou dans quelques jours la fête de la maîtresse de la maison. Il est ami du mari, il est à Paris, et il n’y aurait que les plus grandes affaires qui pussent l’empêcher de venir ici.
MADAME BERTRAND.
Et vous intercéderiez pour moi ? et vous vous rendriez mon affaire personnelle ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne m’en charge qu’à cette condition : ayez pour agréable de vous rappeler que je vous en ai prévenue et que vous avez consenti... Ne m’avez-vous pas dit, madame, que vous aviez un enfant ?
MADAME BERTRAND.
C’est le premier et le seul.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quel âge a-t-il ?
MADAME BERTRAND.
Environ six ans.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il n’en peut guère avoir davantage.
MADAME BERTRAND.
On aurait pu le croire il y a six mois, mais depuis ce temps j’ai tant pleuré, tant fatigué, tant souffert. Je suis si changée !
MONSIEUR HARDOUIN.
Il n’y paraît pas.
MADAME BERTRAND.
Il revenait de la Chine... La Chine ne me sort plus de la tête.
MONSIEUR HARDOUIN.
Nous l’en chasserons.
MADAME BERTRAND.
Je puis compter sur vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous le pouvez ; mais pensez-y bien, c’est à la condition que je vous ai dite, sans quoi je ne réponds de rien.
MADAME BERTRAND.
Vous êtes un galant homme, il n’y a là-dessus qu’une voix. Faites, dites tout ce qu’il vous plaira.
Scène IV
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DES RENARDEAUX, avocat de Gisors, se présentant pour entrer en même temps que madame Bertrand sort
MONSIEUR HARDOUIN.
Et puis faites une pièce, au milieu de tout cela !... Mille pardons, cher Des Renardeaux, de vous avoir fait attendre.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Je vous le pardonne, car elle est, ma foi, charmante.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous avez encore des yeux ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
C’est tout ce qui me reste. Me voilà à vos ordres ; eh bien, de quoi s’agit-il ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne sais comment je puis rire, car je suis profondément désolé.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Votre pièce est tombée ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est bien pis.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Comment, diable !
MONSIEUR HARDOUIN.
J’avais une sœur que j’aimais à la folie, un peu dévote, mais, à cela près, la meilleure créature, la meilleure sœur qu’il y eût au monde. Je l’ai perdue.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Et l’on vous dispute sa succession ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est bien pis.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Comment, diable !
MONSIEUR HARDOUIN.
On en a disposé sans mon aveu. Elle vivait avec une amie ; celle-ci, accoutumée au rôle de maîtresse dans la maison, a tout pris, tout donné, tout vendu, lits, glaces, linge, vaisselle, meubles, batterie de cuisine, argenterie, et il ne me reste de mobilier non plus que vous en voyez sur ma main.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Cela était-il considérable ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Assez. Je ne sais quel parti prendre. Perdre une bonne partie de son bien, surtout quand on n’est pas mieux dans ses affaires que moi, cela me paraît dur ; attaquer l’ancienne amie d’une sœur, cela me semble indécent. Que me conseillez-vous ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Ce que je vous conseille ? De rester en repos.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est bientôt dit.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Demeurez en repos, vous dis-je. Savez-vous ce que c’est que votre affaire ? La même que celle que j’ai avec votre vieille amie madame Servin, qui dure depuis dix ans, qui en durera dix autres ; pour laquelle j’ai fait cinquante voyages à Paris, qui m’y rappellera cinquante fois encore ; qui me coûte en faux frais à peu près deux cents louis, qui m’en coûtera plus de deux cents autres ; et qui, grâce aux puissantes protections de la dame, ou ne sera jamais jugée, ou dont après la sentence, si j’en obtiens une, je ne tirerai pas le quart de mes déboursés.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ainsi vous ne voulez pas absolument que je plaide.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Non, de par tous les diables qui emportent et votre amie madame Servin et l’amie de votre sœur !
MONSIEUR HARDOUIN.
Si c’était à recommencer, vous ne plaideriez donc pas ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Non... À quoi pensez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
À vous obliger, si je puis ; je n’aime pas à demeurer en reste avec mes amis. Il me vient une idée...
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Quelle ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais en retour du service que vous me rendez en me dissuadant d’entamer une mauvaise affaire, car je n’y pense plus, si par hasard je finissais la vôtre ? Savez-vous que cela ne me serait pas du tout impossible ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
J’y consens, j’y consens de tout mon cœur, et s’il ne vous fallait qu’une procuration en bonne forme, procuration par laquelle je vous autoriserais à terminer, procuration par laquelle je m’engagerais à ratifier sans exception tout ce qu’il vous aurait plu d’arbitrer, faites-moi donner encre, plume, papier, et je la dresse et je la signe.
MONSIEUR HARDOUIN.
Voilà sur cette table tout ce qu’il vous faut...
L’arrêtant.
Mon cher Des Renardeaux, bride en main. Je ferai de mon mieux, vous n’en doutez pas, mais à tout événement, point de reproches.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
N’en craignez point.
MONSIEUR HARDOUIN.
Que sait-on ?
Tandis que Des Renardeaux écrit.
Ah ! ah ! ah ! si l’avocat bas-normand savait que j’ai là dans ma poche la procuration de la dame !... Voilà qui est fort bien ; mais la pièce que j’ai promise ?... Allons, il faut suivre sa destinée, et la mienne est de promettre ce que je ne ferai point, et de temps en temps de faire ce que je n’aurai pas promis.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
La voilà. Je soussigné, Issachar des Renardeaux...
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne doute point que cela ne soit à merveille.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Mais encore faut-il prendre lecture du titre en conséquence duquel on doit opérer, cela est dans la règle. Je soussigné, Issachar...
MONSIEUR HARDOUIN.
Est-ce que j’ai jamais suivi de règles ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Vous n’en avez pas été plus sage. La règle, mon ami ; la règle, c’est la reine du monde. Au reste, que j’obtienne seulement le remboursement de mes frais qu’elle fera régler, avec de quoi meubler décemment ce petit corps de logis qui donne sur la rivière et sur la forêt, qui doit vous inspirer les plus beaux vers ; que depuis dix ans vous devez venir occuper et que vous n’occuperez jamais ; et je tiens quitte de tout madame Servin pour moi, pour ma femme, pour mes enfants et leurs ayants cause. À propos, j’ai vu dans sa cour une chaise à porteurs, le seul effet mobilier qui reste de feu madame Desforges ma parente, qui cessa de marcher longtemps avant que de mourir ; stipulez en sus la chaise à porteurs. Ma femme commence à manquer par les jambes, et ce serait un cadeau à lui faire. N’oubliez pas la chaise à porteurs.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne l’oublierai pas.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Vous êtes distrait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mon ami, je suis excédé de ce maudit pays-ci. La vie s’y évapore ; on n’y fait quoi que ce soit de bien, et je suis résolu d’aller vivre et mourir à Gisors.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Vous viendrez vivre à Gisors ?
MONSIEUR HARDOUIN.
À Gisors. C’est là que la gloire, le repos et le bonheur m’attendent.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Vous viendrez mourir à Gisors ?
MONSIEUR HARDOUIN.
À Gisors.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Et moi, je vous dis que les têtes comme la vôtre ne savent jamais ce qu’elles feront, et que vous irez vivre et mourir où il plaira à votre mauvais génie de vous mener. Ne faites point de projets.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ma foi, j’en ai tant fait qui se sont évanouis, que ce serait le mieux ; mais on fait des projets, comme on se remue sur sa chaise quand on est mal assis.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Et la dame, quand la verrez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Aujourd’hui.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Elle est fine ; prenez garde qu’elle n’évente notre complot.
MONSIEUR HARDOUIN.
Est-ce que cela vous viendrait à sa place, à vous avocat, avocat bas-normand ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Peut-être ; je suis quelquefois délié. Et quand vous reverrai-je ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Dans la journée.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Où ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ici. Habitez-vous toujours votre grenier, rue de la Flèche ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Toujours. Ne plaidez pas, entendez-vous, et tirez de la dame Servin le meilleur parti que vous pourrez. J’ai trois enfants ; et elle n’a que sa fille, cette vieille folle qui est laide et méchante comme un singe malade, et sourde en sus comme un pot. Elle est riche, et je ne le suis pas. Adieu.
MONSIEUR HARDOUIN.
Adieu.
MONSIEUR DES RENARDEAUX, du fond du théâtre.
Et la chaise à porteurs.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et la chaise à porteurs... Me voilà seul enfin, et je puis rêver.
Scène V
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE CRANCEY
MONSIEUR DE CRANCEY, en bottes fortes et le fouet à la main.
On a une peine du diable à pénétrer jusqu’à vous ; c’est pis que chez un ministre ou son premier commis ; savez-vous qu’il y a deux heures que j’écume de rage dans cette antichambre ? Avez-vous reçu ma lettre ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui ; et vous avez reçu ma réponse ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Non.
MONSIEUR HARDOUIN.
Comme vous voilà ! On vous prendrait pour un postillon.
MONSIEUR DE CRANCEY.
C’est que je le suis devenu, et que j’en ai fait l’apprentissage pendant quatre jours.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis un peu obtus, je ne vous entends pas.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je le crois. Mon ami, je vous ai prévenu que madame de Vertillac qui m’estime et qui m’aime, et qui me refuse opiniâtrement sa fille dont je suis aimé, dans le dessein absurde de rompre cette passion...
MONSIEUR HARDOUIN, ironiquement.
Qui ne finira qu’avec votre vie et celle de sa fille.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Assurément... l’emmenait à Paris.
MONSIEUR HARDOUIN.
Après ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Ah ! vous n’avez jamais aimé, puisque vous ne devinez pas le reste.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous êtes parti le premier et leur avez servi de postillon.
MONSIEUR DE CRANCEY.
C’est cela.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et sa fille vous a-t-elle reconnu ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Sans cloute, mais sa surprise a pensé tout gâter. Elle pousse un cri ; sa mère se retourne brusquement : « Qu’avez-vous, ma fille ? est-ce que vous vous êtes blessée ? – Non, maman, ce n’est rien... » Ah ! mon ami, avec quelle attention je leur évitais les mauvais pas ! Comme j’allongeais le chemin, en dépit des impatiences de la mère ! Combien de baisers nous nous sommes envoyés, renvoyés, elle du fond de la voiture, moi de dessus mon cheval, tandis que sa mère dormait ! Combien de fois nos yeux et nos bras se sont élevés vers le ciel ! C’était autant de serments ! Quel plaisir à lui donner la main en descendant de voiture, en y remontant ! Combien nous nous sommes affligés ! Que de larmes nous avons versées !
MONSIEUR HARDOUIN.
Et cet énorme chapeau rabattu vous dérobait aux regards de la mère ? Mais qu’avez-vous projeté ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Tout ce qu’il est possible d’imaginer d’extravagant.
Scène VI
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE CRANCEY, MADAME et MADEMOISELLE DE VERTILLAC
MONSIEUR HARDOUIN.
Les voilà ! Sortez vite.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Non, je reste. Je veux que cette femme me voie, et connaisse par ce que j’ai fait, ce que je serais capable de faire.
MADAME DE VERTILLAC, en grondant sa fille.
Mademoiselle, je ne vous conseille pas d’être de cette maussaderie, si vous voulez que je vous présente ailleurs.
MADEMOISELLE DE VERTILLAC, apercevant de Crancey.
Ah ! ciel ! Je suis prête à me trouver mal.
MADAME DE VERTILLAC.
Bonjour, mon cher Hardouin... Qu’avez-vous ? Est-ce avec ce visage-là qu’on reçoit ses anciens amis ? Vous voilà tout déconcerté. Vous ne m’attendiez pas.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pardonnez-moi, madame, je vous savais à Paris.
MADAME DE VERTILLAC.
Et c’est moi qui vous préviens ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis accablé d’affaires.
MADAME DE VERTILLAC.
Qu’est-ce que cet homme-là ? C’est notre postillon, je crois. L’ami, n’as-tu pas été mieux payé que tu ne nous as servies ? Parle, que veux-tu ? Un petit écu de plus ? Dis à mon laquais de te le donner...
De Crancey relevant son chapeau qu’il avait tenu rabattu.
C’est lui, c’est mon persécuteur ! Ce maudit homme cessera-t-il de me poursuivre ?... Monsieur, par hasard, est-ce que vous auriez été notre postillon ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Madame, j’ai eu cet honneur pendant toute la route.
MADAME DE VERTILLAC, à sa fille.
Et vous le saviez ?
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Il est vrai, maman.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous le saviez ! et vous ne m’en avez rien dit !
MONSIEUR HARDOUIN.
À sa place qu’eussiez-vous fait ?
MADAME DE VERTILLAC.
Je ne suis plus surprise de sa lenteur à nous mener. Que je suis à plaindre ! Ils me feront devenir folle.
À M. Hardouin.
Vous riez... Faut-il donc s’en retourner en province ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, mais les marier à Paris, et le plus tôt sera le meilleur.
MADAME DE VERTILLAC.
Monsieur, ce procédé est indigne.
MONSIEUR DE CRANCEY,
aux genoux de madame de Vertillac.
Madame, pardon, mille pardons. L’amour...
MADAME DE VERTILLAC.
L’amour, l’amour est un fou.
MONSIEUR HARDOUIN.
Madame, qui le sait mieux que nous ?
MADAME DE VERTILLAC, à Crancey.
Retirez-vous, je ne veux ni vous entendre, ni vous voir. Je crois que votre projet est de me tourmenter ici comme vous avez fait depuis trois ans en province. Mais écoutez-moi, et ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire. Vous aimez ma fille : si, sous quelque forme que ce soit, vous approchez de notre domicile, si vous nous obsédez au spectacle, à la promenade, en visite, si vous me causez le moindre souci, je l’enferme dans un couvent pour n’en sortir que quand il ne sera plus en mon pouvoir de l’y retenir. Adieu... adieu, mon ami.
Scène VII
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE CRANCEY
MONSIEUR DE CRANCEY.
Cette extravagante, cette cruelle mère ne sait ni ce qu’un amant tel que moi peut oser, ni jusqu’où sa rigueur, dont tout le monde est indigné, peut conduire sa fille. Il me semble que sa propre expérience aurait dû la mieux conseiller ; car enfin... Madame de Vertillac, prenez-y garde : nous ferons quelque extravagance d’éclat dont tout le blâme retombera sur vous, je vous en préviens. On dira... Ce que vous entendez, mon ami, je vous supplie de le rendre fidèlement à madame de Vertillac.
MONSIEUR HARDOUIN.
Doucement, modérez-vous, et voyons à tête reposée s’il n’y aurait pas quelque moyen de finir votre peine.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Elle passe pour avoir eu du goût pour vous : on croit même qu’une assez longue suite de successeurs ne vous a pas fait oublier : priez, suppliez, ordonnez ensuite, car on acquiert ce droit avec les femmes. Que mon sort se décide et promptement, ou je ne réponds de rien.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il faut y penser... J’y pense, et plus j’y pense, plus la chose me paraît difficile.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Quoi ? cette heureuse fécondité en expédients qui vous a fait tant de réputation...
MONSIEUR HARDOUIN.
Et de haines.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Cessera-t-elle pour votre ami ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis devenu pusillanime, scrupuleux.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je vois ce que c’est : vous avez encore des vues sur madame de Vertillac, comme elle pourrait bien en avoir sur vous, et vous craignez...
MONSIEUR HARDOUIN.
Je crains les reproches de ma conscience, les vôtres ; mon âme est devenue timorée, je ne me reconnais pas. Ah ! si j’étais ce que je fus autrefois ! Et puis, je ne vois que des gens qui veulent la chose et qui ne veulent pas les moyens.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je n’en suis pas.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous me donneriez carte blanche ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Sans balancer.
MONSIEUR HARDOUIN.
Sans me questionner ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Vous questionner ! Regardez-moi bien : lorsqu’il s’agira de finir mon supplice et celui de mon amie, fallût-il signer un pacte avec le diable, me voilà prêt.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est pas tout à fait cela ; mais, première condition, point de curiosité.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je n’en aurai point.
MONSIEUR HARDOUIN.
Seconde condition, de la docilité.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Qu’exigez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
D’ignorer le domicile de ces femmes, de les laisser en repos et de simuler un peu d’indifférence.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Moi ! moi ! simuler de l’indifférence ! Cela est au-dessus de mes forces, je ne saurais ; c’est à m’attirer le mépris de la mère et à faire mourir de douleur sa fille. Je ne saurais, je ne saurais.
MONSIEUR HARDOUIN.
Avez-vous oublié la menace de madame de Vertillac ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je me soucie bien de ses menaces. Un couvent ! On brise les portes d’un couvent, on en franchit les murs. Monsieur, l’amour est plus fort que l’enfer.
MONSIEUR HARDOUIN.
Remettez-vous.
MONSIEUR DE CRANCEY, en se démenant, en étouffant.
Me voilà remis ; oui, je suis remis.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous conviendrait-il que madame de Vertillac, madame de Vertillac, entendez-vous, vous suppliât à mains jointes d’épouser mademoiselle sa fille ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Me suppliât.
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui, oui, vous suppliât. Sans trop présumer de mes forces, je pourrais, je crois, l’amener jusque-là.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Mais la fuir ! Mais jouer l’indifférence ! Mon ami, ne pourriez-vous pas in imposer un rôle plus raisonnable et plus facile ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Homme enragé ! Que vous demandé-je ? De ne sortir de votre logis que quand je vous appellerai.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Et cette détention durera-t-elle longtemps ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Un jour peut-être.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Un jour sans la voir ! Cela ne m’est point encore arrivé. Un mortel jour entier ! Qu’en pensera-t-elle ? Vous êtes un tyran. Allons, j’accorde le jour, mais pas une minute de plus. À propos, vous ne savez pas ce qui m’est passé par la tête lorsque je conduisais leur voiture : au moindre signe de mon amie, je les enlevais toutes deux.
MONSIEUR HARDOUIN.
Qu’eussiez-vous fait de la mère ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je ne sais ; mais l’aventure eût fait un tapage enragé, et il aurait bien fallu qu’elle m’accordât sa fille. Celle-ci ne l’a pas voulu ; je crains bien qu’elle ne s’en repente.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous formiez ce projet sans scrupule ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Aucun.
MONSIEUR HARDOUIN.
Comment ! vous êtes presque digne d’être mon confident. Allez, renfermez-vous, et pour paraître, attendez mes ordres suprêmes.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Et je les recevrai avant la fin du jour ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Avant la fin du jour.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Combien je vais souffrir et m’ennuyer ! Que ferai-je ? Je relirai ses lettres, je lui écrirai, je baiserai son portrait, je...
MONSIEUR HARDOUIN.
Adieu ! adieu !... Quelle tête ! Mais c’est ainsi qu’il faut aimer, ou ne pas s’en mêler.
Scène VIII
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, je crois que le ciel, la terre et les enfers ont comploté contre cette pièce... Les obstacles se succèdent sans relâche... Un procès à terminer, une pension à solliciter, une mère à mettre à la raison, et puis arranger des scènes au milieu de tout cela... Cela ne se peut... Ma tête n’y est plus...
Il se jette dans un fauteuil, au laquais.
Eh bien ! qu’est-ce ? encore quelqu’un ?
LE LAQUAIS.
Pour celui-ci, je ne sais ce qu’il est. Il est entré brusquement. Je lui demande ce qu’il veut ; point de réponse. Je le tire par la manche, il me regarde et continue à se promener. Il a l’œil un peu hagard, il se parle à lui-même, il fait des éclats de rire. Du reste, il est très poli. Si ce n’est pas un fou, c’est un poète.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je n’y tiens plus. En dépit de votre prédiction, monsieur des Renardeaux, vous me verrez à Gisors.
LE LAQUAIS.
Entrera-t-il ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Si c’était quelque jeune auteur qui eût besoin d’un conseil et qui vînt le chercher de la porte Saint-Jacques ou de Picpus ; un homme de génie qui manquât de pain, car cela peut arriver. Hardouin, rappelle-toi le temps où tu habitais le faubourg Saint-Médard et où tu regrettais une pièce de vingt-quatre sous et une matinée perdue... Qu’il entre.
Scène IX
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE SURMONT
MONSIEUR HARDOUIN.
Eh ! c’est vous, mon ami ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Pourrait-on vous demander ce que vous faites ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous, qu’y venez-vous faire ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Je l’ignore. On m’a appelé vite, vite, et j’accours.
MONSIEUR HARDOUIN.
Dieu soit loué ! Voilà ma pièce faite. Vous ignorez ce qu’on vous veut ? moi je vais vous l’apprendre. C’est sous quelques jours la fête d’une amie : on se propose de la célébrer, et l’on va vous demander une petite pièce de société que vous ferez, n’est-ce pas ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Et pourquoi pas vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Pourquoi ? pour mille raisons dont voici la meilleure. Il m’a semblé que madame de Chepy, l’amie de la maîtresse de la maison, ne vous était pas indifférente, et j’ai pensé qu’il y aurait bien peu de délicatesse à vous ravir une si belle occasion de lui faire la cour.
MONSIEUR DE SURMONT.
Et c’est pour m’obliger...
MONSIEUR HARDOUIN.
Sans doute. Ainsi voilà la chose arrangée. Vous ferez la parade, le proverbe, la pièce, ce qu’il vous plaira, à charge de revanche.
MONSIEUR DE SURMONT.
Je ne m’entends guère à cela.
MONSIEUR HARDOUIN.
Tant mieux ; ce que je ferais ressemblerait à tout, ce que vous ferez ne ressemblera à rien.
MONSIEUR DE SURMONT.
Il y aura là de beaux esprits, des gens du monde. Je voudrais bien garder l’incognito.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je vais vous mettre à l’aise. Si vous réussissez, le succès sera pour votre compte ; si vous tombez, la chute sera pour le mien.
MONSIEUR DE SURMONT.
Rien de plus obligeant.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais payez le service réel que je vous rends, d’un peu de confiance. N’est-il pas vrai qu’avec toutes ses fantaisies, ses caprices, ses brusqueries, madame de Chepy est fort aimable ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira ; je vous remercierai même si vous l’exigez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je n’exige rien, je sais obliger sans ostentation et sans intérêt. Allons, partez.
MONSIEUR DE SURMONT.
Verrai-je madame de Chepy ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, si vous voulez rester anonyme. Mais écrivez-lui un billet honnête qu’elle puisse interpréter comme il lui plaira. Moins elle s’attendra à cette marque d’attachement, plus elle en sera touchée. Écrivez là... Comédie, proverbe, parade, impromptu, ce que vous voudrez, pourvu que cela soit bien gai et ne sente pas l’apprêt.
MONSIEUR DE SURMONT, en écrivant.
Mais encore faudrait-il connaître l’héroïne du jour.
MONSIEUR HARDOUIN.
Louez, louez, la louange est toujours bien accueillie.
MONSIEUR DE SURMONT.
Est-on jeune ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR DE SURMONT.
Vieille ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non. Tous les charmes que l’âge ne détruit pas, on les a. Vous pouvez tomber à bras raccourci sur les vices, sur les ridicules, sans nous effleurer ; vous étendre à votre aise sur les qualités de l’esprit et du cœur, sans qu’il y ait un mot de perdu. Insistez surtout sur l’usage du monde, la franchise, la bienfaisance, la discrétion, la politesse, la décence, la dignité, etc., etc.
MONSIEUR DE SURMONT.
Je la connais peut-être. Ne serait-ce pas par hasard une femme que j’ai vue une fois ou deux chez madame de Chepy pendant sa maladie ? ne s’appellerait-elle pas ?...
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle ou une autre, qu’est-ce que cela fait ? Donnez le billet, je vais le faire remettre, et partez.
Scène X
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS
MONSIEUR HARDOUIN, au laquais.
Portez ce billet à madame de Chepy et revenez sur-le-champ... Ah ! je respire, me voilà soulagé d’un poids énorme ; je me sens léger comme un oiseau, et je puis me livrer gaiement à l’affaire de mon avocat bas-normand. Pour celle-là, je la regarde comme faite. Celle de ma veuve souffrira peut-être de la difficulté, mais nous verrons ; mon ami Poultier est un si bon homme ! La dame de Vertillac me donnera du fil à retordre. Si c’était une autre mère, un peu raisonnable, un peu sensée ; mais c’est une folle, c’est une femme violente, et l’expédient que j’ai imaginé pourrait aisément produire l’effet opposé. À la bonne heure ; s’il manque, mon ami de Crancey n’en sera pas plus malheureux. Moi, je ne risque à cela que des invectives, mais j’y suis fait. Je marche depuis vingt ans entre la plainte de mes amis et mes propres remords... Dressons nos batteries. Il me faut... d’abord une lettre de moi à Crancey...
Il écrit.
La voilà faite...
Il la relit.
Il me faut une réponse de Crancey...
Il écrit.
La voilà faite...
Il la relit.
« Je me lasse, mon ami. Je suis honnête, mais l’homme le plus honnête finit par prendre son parti... » Fort bien ; cette réponse de Crancey a la juste mesure et me plaît... Mais il faut que celle-ci soit d’une autre main... Dans le trouble du premier moment je disposerai de madame de Vertillac, je n’en doute pas, mais elle est femme à revenir sur ses pas. Il me faudrait un dédit... oui, un dédit en bonne forme... Mais je n’entends rien à cela...
Scène XI
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
Monsieur, me voilà.
MONSIEUR HARDOUIN.
Écoutez : cette lettre, celle-là, vous vous assoirez à cette table, et vous me la copierez de votre plus belle écriture. Ensuite vous courrez rue de la Flèche chez M. des Renardeaux, et vous lui direz que je l’attends ici pour affaire ; il croira que c’est la sienne. Vous lui direz qu’il vienne sur-le-champ... Au reste, si on ne le trouve pas, nous dresserons l’acte comme nous pourrons, sauf à réparer le défaut de la forme par la force du fond... Ah ! si j’avais voulu, j’aurais été, je crois, un dangereux vaurien... Mais puisque mon premier commis de la marine ne vient pas, il faut que j’envoie chez lui... Non, il vaut mieux que j’y aille.
Scène XII
LE LAQUAIS
Quel griffonnage ! Cela sait tout, excepté peut-être lire et écrire... Voyons, et tâchons surtout de ne pas faire de faute ; une virgule de plus ou de moins suffirait pour le faire sauter aux solives... Mais qu’est-ce que cela signifie ?... Il répond lui-même à une lettre qu’il s’est écrite. Monsieur Hardouin, vous vous ferez quelque mauvaise affaire ; vous vous mêlez de bien des choses ; il vous en arrivera mal...
Le laquais reste sur la scène, et continue à copier la lettre en se souriant à lui-même de sa belle écriture, puis se dépitant, effaçant, grattant, déchirant et recommençant ; et, cependant, l’orchestre joue cette pantomime.
ACTE III
Scène première
MONSIEUR HARDOUIN et SON LAQUAIS, qui lui présente la copie de la lettre
MONSIEUR HARDOUIN.
Fort bien. Courez vite chez Des Renardeaux... Tous ces gens-là sont introuvables. On m’a dit que le Poultier était ici, et nous le verrons, j’espère.
Scène II
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU, avec un bouquet à son côté et un faisceau de fleurs à la main
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Je vous l’avais bien dit, madame est d’une humeur empestée ; j’ai cru que je ne viendrais pas à bout de la coiffer. Et vous, monsieur, où en êtes-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est fait.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Fort bien. Je viens de sa part vous casser aux gages, et vous prévenir qu’elle ne veut absolument rien de vous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pourquoi cela ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Ou parce qu’elle a changé d’avis : c’est un bon cœur, mais une tête de girouette ; ou, ce qui me semble plus vraisemblable, parce qu’elle compte sur le secours d’un autre. Achèverais-je ma commission ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Il n’y faut pas manquer.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
J’ai ordre d’ajouter qu’elle n’aura pas de peine à trouver un aussi mauvais poète, et qu’elle en aura moins encore à trouver un homme plus officieux.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mademoiselle, vous aurez la bonté de lui répondre de ma part que j’aurais le plus grand plaisir à me conformer à ses derniers ordres, mais qu’ils arrivent un peu tard ; qu’au reste, il est plus aisé de brûler une pièce que de la faire...
Mademoiselle Beaulieu sourit.
Vous souriez... Auriez-vous quelque chose de plus à me dire ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oui.
MONSIEUR HARDOUIN.
Qu’est-ce ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
C’est que si je fais des boucles, je fais aussi quelquefois des plaisanteries. Vrai, la pièce est faite ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, elle se fait. Qu’est-ce que cet énorme bouquet ? Il est beau, très beau, mais toutes ces roses ne vaudront jamais la touffe de lis ou le seul bouton qu’elles nous cachent.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
S’il nous faut des couplets, il nous faut aussi des bouquets et nous sommes allés mettre au pillage les parterres de M. Poultier. Comme il n’est jamais sûr de son temps, et .que ses affaires pourraient l’arrêter à Versailles, le jour de la fêle de madame de Malves, il est venu présenter un hommage d’avance.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il est ici ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Je crois que je l’entends descendre.
Scène III
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR POULTIER, premier commis de la marine
MONSIEUR HARDOUIN, vers la coulisse.
Monsieur Poultier, monsieur Poultier, c’est Hardouin, c’est moi qui vous appelle ; un mot, s’il vous plaît.
MONSIEUR POULTIER.
Vous êtes un indigne ; je ne devrais pas vous apercevoir. Y a-t-il deux ans que vous me promettez de venir dîner avec nous ? Il est vrai qu’on m’a dit que c’était par cette raison qu’il n’y fallait point compter ; mais, rancune tenante, que me voulez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Auriez-vous un quart d’heure à m’accorder ?
MONSIEUR POULTIER, tirant sa montre.
Oui, un quart d’heure, mais pas davantage, c’est jour de dépêches.
MONSIEUR HARDOUIN, vers l’antichambre.
Qui que ce soit qui vienne, je n’y suis pas ; qui que ce soit, entendez-vous ?
MONSIEUR POULTIER.
Cela semble annoncer une affaire grave.
MONSIEUR HARDOUIN.
Très grave. Avez-vous toujours de l’amitié pour moi ?
MONSIEUR POULTIER.
Oui, traître ; malgré tous vos travers, est-ce qu’on peut s’en empêcher ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Si je me jetais à vos genoux, et que j’implorasse votre secours dans la circonstance de ma vie la plus importante, me l’accorderiez-vous ?
MONSIEUR POULTIER.
Auriez-vous besoin de ma bourse ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR POULTIER.
Vous seriez-vous encore fait une affaire ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR POULTIER.
Parlez, demandez, et soyez sûr que si la chose n’est pas impossible, elle se fera.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne sais par où commencer.
MONSIEUR POULTIER.
Avec moi ! allez droit au fait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Connaissez-vous madame Bertrand ?
MONSIEUR POULTIER.
Cette diable de veuve qui depuis six mois tient la ville et la cour à nos trousses, et qui nous a fait plus d’ennemis en un jour que dix autres solliciteurs ne nous en auraient fait en dix ans ? Encore trois ou quatre clientes comme elle, et il faudrait déserter les bureaux. Que veut-elle ? Une pension ? on la lui offre. Que voulez-vous ? Qu’on l’augmente ? on l’augmentera.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est pas cela ; elle consent à ce qu’on la diminue, pourvu qu’on la rende réversible sur la tête de son fils.
MONSIEUR POULTIER.
Cela ne se peut, cela ne se peut. Cela ne s’est pas encore fait, cela ne doit pas se faire, cela ne se fera point. Voyez donc, mon ami, vous qui avez du sens, les conséquences de cette grâce. Voulez-vous nous attirer sur les bras cent autres veuves pour lesquelles votre madame Bertrand aura fait la planche ? Faut-il que les règnes continuent à s’endetter successivement ? Savez-vous qu’il en coûte presque autant pour les dépenses courantes ? Nous voulons nous liquider, et ce n’en est pas là le moyen. Mais quel intérêt pouvez-vous prendre à cette femme, assez puissant pour vous fermer les yeux sur la chose publique ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Quel intérêt j’y prends ? Le plus grand. Avez-vous regardé madame Bertrand ?
MONSIEUR POULTIER.
D’accord, elle est fort bien.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et si je la trouvais telle depuis dix ans ?
MONSIEUR POULTIER.
Vous en auriez assez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Laissons la plaisanterie. Vous êtes un très galant homme, incapable de compromettre la réputation d’une femme et de faire mourir de douleur un ami. Ces gens de mer, peu aimables d’ailleurs, sont sujets à de longues absences.
MONSIEUR POULTIER.
Et ces longues absences seraient fort ennuyeuses pour leurs femmes, si elles étaient folles de leurs maris.
MONSIEUR HARDOUIN.
Madame Bertrand estimait fort le brave capitaine Bertrand, mais elle n’en avait pas la tête tournée, et cet enfant pour lequel elle sollicite la réversibilité de la pension, cet enfant...
MONSIEUR POULTIER.
Vous en êtes le père.
MONSIEUR HARDOUTN.
Je le suppose.
MONSIEUR POULTIER.
Pourquoi diable lui faire un enfant ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est elle qui l’a voulu.
MONSIEUR POULTIER.
Cependant cela change un peu la thèse.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne suis pas riche, vous connaissez ma façon de penser et de sentir. Dites-moi, si cette femme venait à mourir, croyez-vous que je pusse supporter les dépenses de l’éducation d’un enfant, ou me résoudre à l’oublier, à l’abandonner ? Le feriez-vous ?
MONSIEUR POULTIER.
Non ; mais est-ce à l’État à réparer les sottises des particuliers ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ah ! si l’État n’avait pas fait et ne faisait pas d’autres injustices que celle que je vous propose ! si l’on n’eût accordé et si l’on n’accordait de pensions qu’aux veuves dont les maris se sont noyés pour satisfaire aux lois de l’honneur et de la marine, croyez-vous que le fisc en fût épuisé ? Permettez-moi de vous le dire, mon ami, vous êtes d’une probité trop rigoureuse, vous craignez d’ajouter une goutte d’eau à l’Océan. Si cette grâce était la première de cette nature, je ne la demanderais pas.
MONSIEUR POULTIER.
Et vous feriez bien.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais des prostituées, des proxénètes, des chanteuses, des danseuses, des histrions, une foule de lâches, de coquins, d’infâmes, de vicieux de toute espèce épuiseront le trésor, pilleront la cassette, et la femme d’un brave homme...
MONSIEUR POULTIER.
C’est qu’il y en a tant d’autres qui ont aussi bien mérité de nous que le capitaine Bertrand, et laissé des veuves indigentes avec des enfants.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et que m’importent ces enfants que je n’ai pas faits, et ces veuves en faveur desquelles ce n’est pas un ami qui vous sollicite ?
MONSIEUR POULTIER.
Il faudra voir.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je crois que tout est vu, et vous ne sortirez pas d’ici que je n’aie votre parole.
MONSIEUR POULTIER.
À quoi vous servira-t-elle ! Ne faut-il pas l’agrément du ministre ? Mais il a de l’estime et de l’amitié pour vous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous lui confierez...
MONSIEUR POULTIER.
Il le faudra bien. Cela vous effarouche, je crois ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Un peu. Ce secret n’est pas le mien, c’est celui d’un autre, et cet autre c’est une femme.
MONSIEUR POULTIER.
Dont le mari n’est plus. Vous êtes un enfant... Savez-vous comment votre affaire tournera ? Je dirai tout, on sourira. Je proposerai la diminution de la pension, à condition de la rendre réversible, on y consentira. Au lieu de la diminuer, nous la doublerons ; le brevet sera signé sans avoir été lu, et tout sera fini.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous êtes charmant. Votre bienfaisance me touche aux larmes ; venez que je vous embrasse. Et notre brevet se fera-t-il longtemps attendre ?
MONSIEUR POULTIER.
Une heure, deux heures peut-être. Je vais travailler avec le ministre ; il y a beaucoup d’affaires, mais on n’expédie que celles que je veux. La vôtre passera la première, et dans un instant je pourrai bien venir moi-même vous instruire du succès.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne saurais vous dire combien je vous suis obligé.
MONSIEUR POULTIER.
Ne me remerciez pas trop, je n’ai jamais eu la conscience plus à l’aise. Voilà en effet une belle récompense pour un homme de lettres qui a consumé les trois quarts de sa vie d’une manière honorable et utile, à qui le ministère n’a pas encore donné le moindre signe d’attention, et qui sans la magnificence d’une souveraine étrangère... Adieu. Je pourrais, je crois, vous rappeler votre promesse, mais je ne veux pas que l’ombre de l’intérêt obscurcisse ce que vous regardez comme un bienfait. Vous retrouverai-je ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Assurément, si j’ai le moindre espoir de vous y revoir.
Rappelant M. Poultier qui s’en va.
Mon ami ?...
MONSIEUR POULTIER.
Qu’est-ce qu’il y a ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Cette confidence au ministre...
MONSIEUR POULTIER.
Vous chiffonne, je le conçois, mais elle est indispensable.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous croyez ?
Il sourit.
Scène IV
MONSIEUR HARDOUIN
Et voilà comment il faut s’y prendre quand on veut obtenir. Je n’avais qu’à dire à Poultier : « Cette femme ne m’est rien. Je ne la connais que d’hier ; je l’ai rencontrée, en courant le monde, chez des personnes qui s’y intéressent. On sait que je vous connais, on a pensé que je pourrais quelque chose pour elle. J’ai promis de vous en parler, je vous en parle, voilà ma parole dégagée. Faites du reste ce qui vous conviendra, je ne veux ni vous compromettre, ni vous importuner ; » Poultier m’aurait répondu froidement : « Cela ne se peut... » Et nous aurions parlé d’autre chose... Mais madame Bertrand approuvera-t-elle le moyen dont je me suis servi ? Si par hasard elle était un peu scrupuleuse... Je l’oblige, il est vrai, mais à ma manière qui pourrait bien n’être pas la sienne... Au demeurant que ne s’en expliquait-elle ? Ne lui ai-je pas exposé mes principes, ne lui ai-je pas demandé, ne m’a-t-elle pas permis de me rendre son affaire personnelle ? Qu’ai-je fait de plus ?... Si Poultier pouvait m’envoyer ou plutôt m’apporter le brevet avant le retour de la veuve... La bonne folie qui me vient !... J’arrive ici pour y faire une pièce, car madame de Chepy comptait me chambrer tout le jour et peut-être toute la nuit ; elle avait bien pris son moment !... À propos, il faut envoyer chez Surmont pour savoir où il en est ; je ne voudrais pas que la fête manquât.
Scène V
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
M. des Renardeaux est allé chez un premier magistrat, mais il en reviendra dans un moment et vous l’aurez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Allez chez M. de Surmont, dites-lui que je l’attends ici dans la journée avec ce qu’il m’a promis, et que si le rôle de mademoiselle Beaulieu est prêt, il le lui envoie, parce qu’elle a peu de mémoire.
LE LAQUAIS, à part.
Chez M. de Surmont ! à une lieue ! il me prend pour un cheval de poste.
MONSIEUR HARDOUIN.
Retiendrez-vous bien tout cela ?
LE LAQUAIS.
Parfaitement.
MONSIEUR HARDOUIN.
Répétez-le-moi.
LE LAQUAIS.
Aller chez M. de Surmont, lui dire que vous l’attendez chez vous avec ce qu’il sait bien, et que si le rôle de mademoiselle Beaulieu est prêt, de vous l’envoyer... de le lui envoyer tout de suite.
MONSIEUR HARDOUIN.
De vous, de lui, lequel des deux ?
LE LAQUAIS.
De vous l’envoyer.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, butor ; non, c’est de le lui envoyer à elle ; et ce n’est pas chez moi, c’est ici que je l’attends, lui, de Surmont.
LE LAQUAIS.
Sauf votre respect, monsieur, je crois que vous n’avez pas dit comme cela.
MONSIEUR HARDOUIN.
Cela ferait sauter aux nues. Ils font une sottise, et pour la réparer ils en disent une autre. C’est qu’il faudrait toujours écrire... Mais voilà ma veuve ; elle arrive un peu plus tôt que je ne la désirais.
Scène VI
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND
MADAME BERTRAND.
Vous allez dire, monsieur, que ceux qui n’ont qu’une affaire sont bien incommodes ; mais si je vous importune, ne vous gênez point du tout, je reviendrai dans un autre moment.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, madame, les malheureux et les femmes aimables ne viennent jamais à contretemps chez celui qui est bienfaisant et qui a du goût.
MADAME BERTRAND.
Pour les femmes aimables, cela peut être vrai ; quant aux malheureux, il m’est impossible d’être de votre avis. Si vous saviez combien de fois j’ai lu sur les visages, malgré le masque officieux dont ils se couvraient : « Toujours cette veuve ! que vient-elle faire ici ? J’en suis excédé ; elle s’imagine qu’on n’a dans la tête qu’une chose, et que c’est la sienne. » À peine m’offrait-on une chaise. On s’élançait au-devant de moi, non par politesse, mais pour ne me pas laisser le temps d’avancer. On m’arrêtait à la porte, et là on me disait entre les deux battants : « J’ai pensé à votre affaire, je ne la perds pas de vue ; comptez sur ce qui dépendra de moi... – Mais, monsieur... – Madame, je suis désolé de ne pouvoir vous retenir plus longtemps ; je suis accablé. » Je faisais ma révérence, on me la rendait, et j’ai quelquefois entendu le maître dire à ses domestiques : « J’avais consigné cette femme, pourquoi l’a-t-on laissée passer ? Si elle reparaît, je n’y suis pas, je n’y suis pas. »
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous me parlez là de gens sans âme et sans yeux.
MADAME BERTRAND.
Tout en est plein ; mais ce n’est rien que cela, j’ai trouvé des gens pires que ceux dont je viens de vous parler. On n’ose dire à quel prix ils mettent leurs services ; cela fait horreur.
MONSIEUR HARDOUIN.
Malgré leur peu de délicatesse, je les conçois plus aisément.
MADAME BERTRAND.
En vérité, monsieur, vous êtes presque le seul bienfaiteur honnête que j’aie rencontré.
MONSIEUR HARDOUIN.
Hélas ! madame, peu s’en faut que je ne rougisse de votre éloge.
MADAME BERTRAND.
Non, monsieur, sans flatterie, tel on vous avait peint à moi, tel je vous ai trouvé.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce sont mes amis qui vous ont parlé, et l’amitié est sujette à s’aveugler et à surfaire. S’ils avaient été vrais, ou plutôt s’ils m’avaient connu comme je me connais, voici ce qu’ils vous auraient dit : « Hardouin a l’âme sensible ; lui présenter une occasion de faire le bien, c’est l’obliger ; et s’il avait eu le bonheur d’être utile à une femme pour laquelle il s’avouât du penchant, il craindrait tellement de flétrir un bienfait, que cette considération suffirait pour le réduire h un très long silence. »
MADAME BERTRAND.
Oserais-je, monsieur, vous faire une question ? J’ai passé chez le premier commis du ministre et j’ai appris qu’il était ici...
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous voulez savoir si je l’ai vu. Oui, madame, je l’ai vu.
MADAME BERTRAND.
Eh bien, monsieur ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Notre affaire souffre des difficultés, mais elle n’est point, mais point du tout désespérée.
MADAME BERTRAND.
Et vous croyez ?...
MONSIEUR HARDOUIN.
Madame, attendons, ne nous flattons de rien ; au lieu de nous bercer d’une attente qui pourrait être vaine, ménageons-nous une surprise agréable.
Scène VII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
C’est de la part de M. Poultier qui vous salue. Il m’a chargé de vous remettre ce paquet en main propre, et de vous prévenir que dans un moment il serait ici.
Scène VIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND
MONSIEUR HARDOUIN.
Notre sort est là dedans.
MADAME BERTRAND.
Je tremble.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et moi aussi. Ouvrirai-je ?
MADAME BERTRAND.
Ouvrez, ouvrez vite.
MONSIEUR HARDOUIN ouvre et lit.
C’est le brevet de votre pension, signé du ministre. Elle est de mille écus.
MADAME BERTRAND.
Le double de ce qu’on m’avait offert ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui, j’ai bien lu, et réversible sur la tête de votre fils.
MADAME BERTRAND.
La force me manque, permettez que je m’asseye ; monsieur, un verre d’eau, je me trouve mal.
MONSIEUR HARDOUIN, vers la coulisse.
Vite un verre d’eau.
Cependant M. Hardouin écarte le mantelet de madame Bertrand et la met un peu en désordre.
MADAME BERTRAND, toujours assise.
J’ai donc enfin de quoi subsister ! Mon enfant, mon pauvre enfant ne manquera ni d’éducation ni de pain ! Et c’est à vous, monsieur, que je le dois ! Pardonnez, monsieur, je ne saurais parler, la violence de mon sentiment m’embarrasse la voix. Je me tais, mais regardez, voyez et jugez.
Madame Bertrand ne s’aperçoit qu’alors de son désordre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous n’avez jamais été de votre vie aussi touchante et aussi belle. Ah ! que celui qui vous voit dans ce moment est heureux, j’ai presque dit est à plaindre de vous avoir servie !
MADAME BERTRAND.
Me permettrez-vous d’attendre ici M. Poultier ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Il faut faire mieux. Cet enfant deviendra grand ; qui sait si quelque jour il n’aura pas besoin de la faveur du ministre et des bons offices du premier commis ? Mon avis serait que vous allassiez le chercher et que vous le présentassiez à M. Poultier.
MADAME BERTRAND.
Vous avez raison, monsieur. À ce sang-froid qui vous permet de penser à tout, il est aisé de voir que l’exercice de la bienfaisance vous est familier. Je cours prendre mon enfant. Comme je vais le baiser ! Si je ne vous apparais pas dans un quart d’heure, c’est que je serai morte de joie.
MONSIEUR HARDOUIN, lui offrant le bras.
Permettez, madame...
MADAME BERTRAND.
Non, monsieur, non ; je me sens beaucoup mieux.
MONSIEUR HARDOUIN, vers la coulisse.
Donnez le bras à madame jusqu’à sa voiture.
Scène IX
MONSIEUR HARDOUIN, seul
Moi, un bon homme, comme on le dit ! je ne le suis point. Je suis né foncièrement dur, méchant, pervers. Je suis touché presque jusqu’aux larmes de la tendresse de cette mère pour son enfant, de sa sensibilité, de sa reconnaissance, j’aurais même du goût pour elle ; et malgré moi je persiste dans le projet peut-être de la désoler... Hardouin, tu t’amuses de tout, il n’y a rien de sacré pour toi ; tu es un fieffé monstre... Cela est mal, très mal... il faut absolument que tu te défasses de ce mauvais tour d’esprit... et que je renonce à la malice que j’ai projetée ?... Oh, non... mais après celle-là plus, plus ; ce sera la dernière de ma vie.
Scène X
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME DE VERTILLAC
MONSIEUR HARDOUIN.
Seule ?
MADAME DE VERTILLAC.
Seule !
MONSIEUR HARDOUIN.
Qu’avez-vous fait de votre fille ?
MADAME DE VERTILLAC.
Ma fille, nous en parlerons tout à l’heure ; mais il faut d’abord que je vous entretienne d’une chose qui presse et qui pourrait m’échapper. Vous avez été lié avec le marquis de Tourvelle ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui, avant que le Grisel[1] ne lui barbouillât la tête.
MADAME DE VERTILLAC.
L’êtes-vous encore ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Peu. J’ai quelque espoir de le voir aujourd’hui.
MADAME DE VERTILLAC.
Écoutez-moi bien. Il est devenu collateur d’un excellent bénéfice.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je le sais ; le prieuré de Préfontaine.
MADAME DE VERTILLAC.
Eh bien, le sot marquis ne veut-il pas conférer ce prieuré à un certain abbé Gaucher... Gauchat[2], sulpicien renforcé, à face blême, à cheveux plats, théologien sublime ! Mais que m’importe toute sa théologie, s’il est triste, ennuyeux à périr et sans la moindre ressource dans la société ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous avez raison ; il ne faut pas souffrir cela.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous emploierez donc tout ce que vous avez d’autorité sur l’esprit du marquis en faveur de l’abbé Dubuisson, garçon charmant, chez qui j’irai faire le reversis qui sera suivi d’un excellent souper. Si la table de l’abbé est délicate, c’est que sa conversation est encore plus amusante. Personne ne sait mieux les aventures scandaleuses et ne les raconte avec plus de décence ; et si je ne craignais d’être médisante, je vous dirais qu’il est excellent chansonnier et le bon, le tendre, l’intime ami de notre intendante, qui se charge en échange des petits couplets de l’abbé.
MONSIEUR HARDOUIN.
De Tourvelle connaît-il le Gauchat et votre Dubuisson ?
MADAME DE VERTILLAC.
Non. L’un n’est jamais sorti de son séminaire, et l’autre est trop bonne compagnie pour lui.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il suffit ; à présent venons à votre fille.
Scène XI
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME DE VERTILLAC, MONSIEUR DES RENARDEAUX, qui passe sa tête entre les deux battants de la porte
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Vous êtes en affaires, je reviendrai.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, non, restez. Je suis à vous dans le moment...
À madame de Vertillac.
C’est un ami avec qui j’en use sans conséquence.
Scène XII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME DE VERTILLAC
MONSIEUR HARDOUIN.
Et votre fille ?
MADAME DE VERTILLAC.
J’ai pensé que ces petites oreilles-là seraient au moins superflues pour ce que nous avons k nous dire, et je viens de les déposer chez notre amie, madame de Chepy.
MONSIEUR HARDOUIN.
La pauvre enfant, que je la plains !
Il sonne. Bas au laquais.
Faites dire à M. de Crancey de se rendre sur-le-champ chez madame de Chepy où il trouvera bonne compagnie.
MADAME DE VERTILLAC.
C’est pour qu’on ne vienne pas nous interrompre ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Tout juste.
MADAME DE VERTILLAC.
Eh bien, que dites-vous de ce Crancey ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je dis qu’il a la tête tournée de votre fille, et que ce n’est pas un grand malheur.
MADAME DE VERTILLAC.
Une dissimulation de quatre jours ! Je ne pardonnerai jamais ce mystère à ma fille. Mais parlons d’abord de nous, ensuite nous parlerons d’elle. Je me doute bien que depuis notre cruelle séparation votre cœur ne vous est pas resté. Point de question de ma part sur ce point, parce que vous me mentiriez peut-être ; aucune de la vôtre, s’il vous plaît, parce que je serais femme à vous dire la vérité. Mais votre temps, votre talent ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ma foi, je les donne à tous ceux qui en font assez de cas pour les accepter.
MADAME DE VERTILLAC.
C’est ainsi que la vie se passe sans acquérir ni réputation ni fortune.
MONSIEUR HARDOUIN.
Si la fortune vient à moi, je ne la repousserai pas ; mais on ne me verra jamais courir après elle. Quant à la réputation, c’est un murmure qui peut flatter un moment, mais qui ne vaut guère la peine qu’on s’en soucie, surtout quand on quitte Tartuffe et le Misanthrope pour courir à Jérôme Pointu[3] . Le bon goût est perdu.
MADAME DE VERTILLAC.
Mais vous êtes devenu philosophe.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et triste.
MADAME DE VERTILLAC.
Triste ! et pourquoi ? Ils disent tous que la sagesse est la source de la sérénité.
MONSIEUR HARDOUIN.
La mienne s’afflige de la folie.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous n’y pensez pas. Les fous ont été créés pour l’amusement du sage, il faut en rire.
MONSIEUR HARDOUIN.
On passerait son temps à rire de ses amis.
MADAME DE VERTILLAC.
Hardouin, prenez-y garde, vous couvez une maladie, vous changez de caractère.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quoi, si vous vous trouviez, à votre insu, dans une de ces circonstances critiques qui portent la désolation au fond du cœur d’une mère, vous me conseilleriez de n’envisager la chose que du côté plaisant, et de faire le rôle de Démocrite ?
MADAME DE VERTILLAC.
Non, mais je n’en suis pas là, et je ne vous permettrai jamais de prendre aux passants l’intérêt que vous me devez.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’ai vu de Crancey.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous a-t-il parle de moi ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est la plus belle âme, la plus ingénue. J’ai sa confiance au point que s’il avait commis un crime, je crois qu’il me l’avouerait.
MADAME DE VERTILLAC.
Et de ma fille que vous en a-t-il dit ? Tenez, mon cher Hardouin, j’aime de Crancey ; mais le reste de la famille, je l’ai en horreur, et je ne me résoudrai jamais à vivre avec ces gens-là.
MONSIEUR HARDOUIN.
Tant pis, tant pis.
MADAME DE VERTILLAC.
Ah ! ne voilà-t-il pas que votre héracliterie vous reprend ? Allons, éclaircissez ce front chargé d’ennui. Livrez-vous au plaisir de revoir votre première amie qui vous a toujours regretté. Vous étiez bien jeune ; il y a déjà des années... Vous vous taisez. Savez-vous que ce silence et ce maintien commencent à me soucier ? Ne craignez rien, Hardouin ; je ne suis pas venue pour vous rappeler les plus beaux jours de ma vie, et peut-être de la vôtre. Si vous avez un engagement, il faut y être fidèle. J’ai des principes.
MONSIEUR HARDOUIN.
De Crancey m’a écrit et je lui ai répondu.
MADAME DE VERTILLAC.
Je ne connais pas encore son style ; cela doit être bien emporté, bien tendre. Est-ce que vous me refuseriez la lecture de ces lettres ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, si je pouvais attendre de votre part un peu de modération et d’impartialité. Là, mon amie, quand vous jetteriez les hauts cris, ce qui serait fait n’en serait pas moins fait, et toutes vos fureurs ne répareraient rien.
MADAME DE VERTILLAC.
Que voulez-vous dire ? Les lettres ! les lettres, il faut que je les voie sans délai.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne me suis proposé ni de vous offenser, ni d’excuser votre fille, mais si j’osais vous rappeler au temps de votre mariage, vous concevriez qu’avec un esprit droit, une âme honnête et la meilleure éducation, l’opiniâtreté déplacée des parents, leurs persécutions, leurs délais peuvent amener un accident.
MADAME DE VERTILLAC.
Ciel ! qu’ai-je entendu ? Les lettres ! pour Dieu, mon cher ami, les lettres !
MONSIEUR HARDOUIN.
Les voilà, mais je ne vous les confierai que sur votre parole d’honneur de ne parler de rien à de Crancey, ni à votre fille, de vous conduire avec elle comme une mère indulgente et bonne, comme la vôtre se conduisit avec vous, de consulter avec moi sur le meilleur et le plus prompt expédient de tout réparer, et de n’éclater, s’il faut que vous éclatiez, que lorsque nous serons sortis d’embarras. Votre parole d’honneur.
MADAME DE VERTILLAC.
Je la donne : je me tairai ; et que lui dirais-je à elle ? J’ai perdu le droit de me plaindre. Ah ! ma pauvre mère, combien elle a dû souffrir ! C’est à présent que je l’éprouve.
Madame de Vertillac lit les lettres, elles lui tombent des mains. Elle se renverse dans un fauteuil, elle pleure, elle se désole. Elle dit.
Qui l’aurait imaginé d’une enfant aussi timide, aussi innocente ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous l’étiez autant qu’elle.
MADAME DE VERTILEAC.
D’un jeune homme aussi sage, aussi réservé ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Feu M. de Vertillac ne l’était pas moins.
MADAME DE VERTILLAC.
Je ne sais comment cela se fit.
MONSIEUR HARDOUIN.
Votre fille le sait encore moins.
MADAME DE VERTILLAC.
Mères, pauvres mères, veillez bien sur vos enfants !... Mais il veut que je signe un dédit ; est-il fou ? Ge n’est plus à lui à redouter mon refus ; il me tient pieds et poings liés, et c’est à moi à trembler du refroidissement qui suit presque toujours les passions satisfaites.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous voyez mal, souffrez que je vous le dise : de Crancey connaît toute l’impétuosité de votre caractère, et il craint de perdre celle qu’il aime, même après un événement qui doit lui en assurer la possession. Cela est tout à fait honnête et délicat.
MADAME DE VERTILLAC.
Où est ce dédit ? vite, vite que je le signe, et qu’on me les mène à l’église... Il était donc écrit que je vivrais avec les Crancey !
MONSIEUR HARDOUIN, à un laquais.
Faites entrer M. des Renardeaux.
Scène XIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME DE VERTILLAC, MONSIEUR DES RENARDEAUX, sa perruque énorme, le bonnet carré à la main, et en robe de palais
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
L’affaire m’a paru si pressante,-que je suis venu droit ici. La dame Servin...
MONSIEUR HARDOUIN.
Mettez-vous là, et dressez-nous un dédit entre une mère qui veut bien accorder sa fille à un galant homme qui la demande en mariage ; mais la mère a des raisons bonnes ou mauvaises de se méfier de la légèreté du jeune homme.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Cela est prudent, très prudent. Le nom de la mère ?
MADAME DE VERTILLAC.
Marie-Jeanne de Vertillac.
MONSIEUR DES RENARDEAUX, se levant et la saluant profondément.
C’est madame. Veuve ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Veuve.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Le nom de la fille ?
MADAME DE VERTILLAC.
Henriette.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
D’un premier, d’un second lit ?
MONSIEUR HARDOUIN.
D’un premier, sans plus.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Majeure, mineure ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Mineure, je crois.
MADAME DE VERTILLAC.
Oui, mineure. Cela finira-t-il ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Et le jeune homme ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Majeur, très majeur.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Tant mieux ; sans cela, une feuille de chêne et cet écrit seraient tout un. La somme du dédit ?
MADAME DE VERTILLAC.
La plus forte, la plus forte.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Madame est-elle bien sûre de ne pas changer d’avis ?
MADAME DE VERTILLAC.
Trente, quarante, cent, tout ce qu’il vous plaira.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Allons, vingt mille écus. La somme est honnête, et en cas d’événement, il ne faut pas s’exposer à une réduction que la loi ne manquerait pas d’ordonner. À présent il n’y a plus qu’à signer.
Madame de Vertillac se lève et signe, et Des Renardeaux dit.
Vous voilà dans les grandes affaires ; je vous laisse. Permettez que je dépose mon uniforme ici, et je vous reviens.
Scène XIV
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME DE VERTILLAC, MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MADAME DE CHEPY, MONSIEUR DE CRANCEY
MADAME DE CHEPY.
Allons, mon amie, il faut absolument terminer le supplice de ces deux charmants enfants-là. N’avez-vous point de remords de l’avoir fait durer si longtemps ?
MADAME DE VERTILLAC.
Le supplice ! J’en suis désolée.
MADAME DE CHEPY.
Dieu soit loué ! le bon sens vous est donc revenu ?
À M. Hardouin.
Et vous, monsieur Hardouin, au lieu de vous promener en long et en large comme vous faites, approchez, et joignez votre joie à la nôtre.
M. de Crancey et mademoiselle de Vertillac se jetant aux genoux de madame de Vertillac.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Ah ! madame !
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Ah ! maman, ma très bonne maman !
Madame de Vertillac les regarde tous deux sérieusement sans mot dire.
MADAME DE CHEPY, à madame de Vertillac.
Est-ce qu’il faut corrompre un si beau moment par de l’humeur ?
MADAME DE VERTILLAC.
Je n’y tiens plus.
MONSIEUR HARDOUIN, à madame de Vertillac.
Vous m’avez donné votre parole d’honneur.
M. de Crancey embrasse M. Hardouin.
MADAME DE VERTILLAC jette ses bras autour du cou de madame de Chepy et lui dit.
Ah ! mon amie, les enfants ! les enfants ! Je meurs de douleur.
MADAME DE CHEPY.
Mais c’est un délire.
MADAME DE VERTILLAC.
À ma place, vous en étoufferiez de rage.
MADAME DE CHEPY.
À votre place, je serais la plus heureuse des mères.
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Ma mère, j’aime tendrement M. de Crancey, je l’obtiendrai pour époux, ou je jure devant Dieu et devant vous de n’en avoir point d’autre.
MADAME DE VERTILLAC.
Et vous ferez bien.
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Mais je préférerai toujours votre bonheur au mien. Si vous vous repentez de votre consentement, retirez-le, il n’y arien de fait.
MADAME DE VERTILLAC.
Quelle impudence !
MONSIEUR DE CRANCEY.
Oserai-je vous demander, madame, quel jour sera le plus heureux de ma vie ?
MADAME DE VERTILLAC.
Vous ne savez que trop, monsieur, que le plus voisin sera le mieux.
Scène XV
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE CRANCEY
MONSIEUR DE CRANCEY.
Mon ami, que je vous embrasse encore. Je vous dois plus que la vie, qui n’est rien sans le bonheur, et point de bonheur pour moi sans mon Henriette. Mais dites-moi donc, tenez-vous les âmes des mortels dans votre main ? Êtes-vous un dieu, êtes-vous un démon ?
MONSIEUR HARDOUIN.
L’un plutôt que l’autre.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Comment avez-vous pu, dans un moment, persuader madame de Vertillac auprès de laquelle des sollicitations de plusieurs années, sollicitations de toute sa famille, sollicitations de la mienne, sollicitations d’une multitude de personnes distinguées, étaient restées sans effet ? Quelle nouvelle à leur apprendre ! Quelle joie pour mes parents, pour mes amis et pour les siens !
MONSIEUR HARDOUIN.
Approchez de cette table, et lisez.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Un dédit ! Quoi ! cette femme qui a rejeté ma main avec tant d’opiniâtreté, c’est elle à présent qui craint que je ne la retire ? Serait-ce une précaution que vous avez prise, qu’elle prend contre son caprice ? Après une épreuve de plusieurs années, douterait-elle de ma constance ? Plus j’y pense, plus je m’y perds ; permettez que je m’empare de ce précieux papier.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, il serait presque malhonnête qu’il passât entre vos mains, et j’en serai le dépositaire, s’il vous plaît.
MONSIEUR DE CRANCEY.
C’est le garant de ma félicité, de la félicité d’Henriette, signé de la main de sa mère.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous méfiez-vous de moi ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Après l’intérêt que vous avez pris à mon sort et le service que vous m’avez rendu, la moindre inquiétude serait d’un ingrat. Je vous le laisse, gardez-le, mais gardez-le bien, n’allez pas l’égarer. Si le feu prend à la maison, car qui sait ce qui peut arriver ? je suis si malheureux ! ne sauvez que le dédit. Mon ami, cette femme n’est pas la moins capricieuse des femmes. Elle a de l’humeur ; selon toute apparence elle n’a pas été libre, qui sait si elle ne sera pas tentée de revenir sur ses pas ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Cela ne sera pas.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Quoi qu’il en arrive, mon dessein, vous le pensez bien, n’est pas de faire usage de ce papier ; mais elle l’ignore, mais il suffirait...
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais il faut se délivrer avec toute la célérité possible des soins minutieux qui précèdent les mariages ; il faut écrire ; il faut se séparer sur-le-champ ; il faut...
MONSIEUR DE CRANCEY.
Vous avez raison, mais il faut avant tout voir Henriette, voir madame de Vertillac. Je suis libre à présent, et je puis disposer de moi sans attendre vos ordres ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je le pense.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Mon ami, je vous trouve un peu soucieux.
MONSIEUR HARDOUIN.
On le serait à moins.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Il y a dans votre conduite je ne sais quoi d’énigmatique qui s’éclaircira sans doute.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je le crains.
Scène XVI
MONSIEUR HARDOUIN, LE MARQUIS DE TOURVELLE avec son bréviaire sous le bras
MONSIEUR HARDOUIN.
Monsieur le marquis, je vous salue. Les beaux jours ne sont pas plus rares ; on ne vous voit plus. Qu’êtes-vous devenu depuis notre dernier souper ? c’était, je crois, chez la petite débutante.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Les temps sont bien changés. Mon cher, j’ai été jeune comme vous, mais je m’en suis tiré ; j’ai connu la vanité de tous ces amusements ; vous la connaîtrez, et vous vous en tirerez comme moi. Madame de Malves y est-elle ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je le crois.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Je la vois, je lui fais mon compliment et je m’enfuis. C’est aujourd’hui le père Élisée[4].
MONSIEUR HARDOUIN.
J’aurais pourtant quelque chose à vous dire.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Pourvu que cela ne soit pas long. Le père Élisée ! mon ami, le père Élisée !
Scène XVII
MONSIEUR HARDOUIN, seul
Ils vont se trouver tous les trois ensemble. Je les vois : d’abord ils garderont un profond silence, mais cette femme violente ne se contiendra pas longtemps ; non, il n’y faut pas compter. D’abord, ils n’entendront rien à ces lettres ni à ce dédit ; ensuite ils s’expliqueront... Quelle sera la surprise de la fille ! quelles seront les fureurs de la mère ! De Crancey, lui, rira ; et vous, monsieur Hardouin, que direz-vous ?... Nous verrons, il faut attendre l’orage.
Scène XVIII
MONSIEUR HARDOUIN, LE MARQUIS DE TOURVELLE
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Vous rêviez là bien profondément.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je rêvais ; oui, je rêvais, et si vous voulez que je vous le confesse, je rêvais à toutes ces fausses joies du monde... J’en suis las et très las.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Vous l’avouerai-je à mon tour ? J’ai toujours bien espéré de vous, car je vous ai remarqué des sentiments de religion : au milieu de vos égarements vous avez respecté la religion ; courage ! mon cher Hardouin ; point de mauvaise honte ; ce qui m’est arrivé, vous arrivera : les brocards pleuvront sur vous ; il faut s’attendre à cela ; mais il faut aller à Dieu quand il nous appelle, les moments de la grâce ne sont pas fréquents. Quand vous aurez pris intrépidement votre parti, venez me voir, je vous mettrai entre les mains d’un homme ; ah ! quel homme !... mais il faut que je vous quitte. Le père Élisée, et après le père Élisée, je nomme à ce prieuré de Préfontaine, pour lequel on me sollicite de tous les côtés.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais à propos, on dit par le monde, on m’a dit que vous le destiniez à un abbé Gauchat, et j’en suis vraiment affligé. L’abbé Gauchat est un de mes compagnons d’étude. Il fait de jolis vers, il fréquente la bonne compagnie, il joue, il a d’excellent vin de Champagne, dont il n’est pas économe, et il attend ce bénéfice pour faire usage de son revenu, mais, entre nous, un usage détestable.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
C’est l’abbé Dubuisson que vous voulez dire.
MONSIEUR HARDOUIN.
Fi donc ! l’abbé Dubuisson est un homme doué de toutes les vertus et de toutes les connaissances de son état, et qui, par ses mœurs, fait l’édification de son séminaire où il a toujours vécu.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Que m’apprenez-vous là ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je gagerais bien que c’est une petite dévote de vingt ans qui vous a recommandé le Gauchat.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Il est vrai, et une dévote dont la chaleur m’a paru suspecte.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et avec laquelle... Mon témoignage ne vous le paraîtra pas quand vous saurez que le Gauchat est de ma province, et peut-être un peu mon parent du côté de ma mère ; ainsi si je ne consultais que les liaisons du sang, c’est pour lui que je vous parlerais, mais il s’agit bien de cela ! Il n’y a déjà que trop de mauvais dépositaires du patrimoine des pauvres, sans en augmenter le nombre. Le patrimoine des pauvres !
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Le patrimoine des pauvres !... Venez que je vous embrasse pour le service important que vous me rendez. Quelle balourdise j’allais commettre ! Je manquerai le père Élisée, mais l’abbé Dubuisson aura le prieuré, je vous en réponds. Adieu, mon ami. Si vous m’en croyez, vous écouterez le mouvement salutaire de votre conscience, et le plus tôt sera le mieux.
Scène XIX
MONSIEUR HARDOUIN, seul
Je sers le vice, je calomnie la vertu... oui, mais la vertu simulée. Entre nous, ce Gauchat est un cafard, un fieffé cafard ; et de tous les reptiles malfaisants, le cafard m’est le plus odieux... Ma veuve ne vient point avec son enfant... Point de nouvelles, ni de Poultier, ni de Surmont, ni.de mademoiselle Beaulieu... Ce benêt de laquais aura fait sa commission tout de travers : aussi pourquoi n’avoir pas écrit ?... Voyons à tout ce monde-là.
ACTE IV
Scène première
MADAME DE VERTILLAC, MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MONSIEUR DE CRANCEY, MADAME DE CHEPY, filtrant sur la fin de la scène
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Maman, de grâce, expliquez-vous ; vos reproches, quels qu’ils soient, me seront moins cruels que cette indignation muette qui vous oppresse et qui me désole.
MADAME DE VERTILLAC.
Retirez-vous.
MONSIEUR DE CRANCEY.
C’est une faute, mais mademoiselle en est tout à fait innocente.
MADAME DE VERTILLAC.
Elle dormait peut-être ! elle était léthargique ! elle veillait, et vous avez usé de violence ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Elle ignorait...
MADAME DE VERTILLAC.
Et voilà l’effet de cette funeste réserve de nos parents ! et pourquoi ne pas nous dire de bonne heure...
MONSIEUR DE CRANCEY.
Et qu’eussiez-vous dit à votre fille, qui l’eût sauvée de mon désespoir ? Vous me l’enleviez ! Je la perdais !
MADAME DE VERTILLAC.
Et c’est sur une grande route ! dans un lit d’auberge !...
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Maman, me permettriez-vous de parler ?
MADAME DE VERTILLAC.
Non, mourez de honte et taisez-vous.
MONSIEUR DE CRANCEY.
Madame...
MADAME DE VERTILLAC.
Vous, monsieur, parlez, arrangez bien votre roman, mentez, mentez encore, mais songez que j’ai de quoi vous confondre. Approchez, reconnaissez-vous cette écriture ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
C’est celle d’Hardouin.
MADAME DE VERTILLAC.
Et cette lettre ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je ne sais de qui elle est.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous ne l’avez point écrite ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Non.
MADAME DE VERTILLAC.
Mais on y parle en votre nom, mais elle est signée de vous.
MONSIEUR DE CRANCEY.
J’en conviens.
À part.
Il y a de l’Hardouin dans ceci.
MADAME DE VERTILLAC.
Ma fille, regardez-moi, regardez-moi fixement... Malheureuse enfant, avoue, avoue tout, jette-toi à mes pieds, demande grâce. Hélas ! je n’ai que trop bien appris à connaître la subtilité de ces serpents-là ; l’excuse de ta faiblesse est au fond de mon cœur.
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Maman, que je sache du moins l’aveu que vous attendez : interrogez votre fille, elle est prête à vous répondre.
MADAME DE VERTILLAC.
Quoi ! vous n’avez pas cédé... Tenez, lisez, lisez tous deux...
Tandis qu’ils lisent.
Mais elle ne rougit point, elle ne pâlit point, ils ne se déconcertent pas.
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Rassurez-vous, maman ; c’est une calomnie, c’est une insigne calomnie.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous ne m’en imposez point ?
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
Non, maman.
MADAME DE VERTILLAC.
Et toute cette trame serait l’ouvrage d’Hardouin ?
MONSIEUR DE CRANCEY.
Je crois qu’il aurait pu mettre un peu plus de délicatesse dans les moyens de m’obliger ; mais il est mon ami, mais il voyait ma peine...
MADAME DE VERTILLAC.
Où est le scélérat ? Où est-il ? Quelque part qu’il soit, il faut que je le trouve. Il a beau fuir, je le suivrai partout ; rien ne me contiendra : en présence de toute la terre je parlerai ; j’exposerai son indignité ; toutes les portes lui seront fermées, je le déshonorerai... Et cela vous paraît plaisant à vous, monsieur de Crancey ?... Allez, ma fille, avec un peu de pudeur, vous rougiriez jusque dans le blanc des yeux.
MADAME DE CHEPY entre.
Quel bruit ! qu’est-ce qu’il y a ? Votre fille baisse la vue, M. de Crancey ne demanderait pas mieux que d’éclater, la fureur vous transporte. Que vous est-il donc arrivé depuis un moment ?
MADAME DE VERTILLAC.
Où est Hardouin ?
MADAME DE CHEPY.
Que sais-je ? Chez moi peut-être : j’ai une femme de chambre qui n’est pas mal...
MONSIEUR DE CRANCEY.
Et à qui il fait quelque chose de pis ou de mieux que de supposer un enfant.
MADAME DE VERTILLAC.
Chez vous ? Retournons, retournons, ce témoin ne sera pas de trop.
MADAME DE CHEPY.
Est-ce que la tête lui tourne ?
Scène II
MADAME DE VERTILLAC, MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MONSIEUR DE CRANCEY, MADAME DE CHEPY, MONSIEUR POULTIER
MADAME DE VERTILLAC.
Monsieur, qui êtes-vous ?
MONSIEUR POULTIER.
Madame, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
MADAME DE VERTILLAC.
Connaîtriez-vous un certain M. Hardouin ?
MONSIEUR POULTIER.
Beaucoup.
MADAME DE VERTILLAC.
Tant pis pour vous. Ce M. Hardouin, ne pourriez-vous pas me le livrer vif ou mort, ce qui me conviendrait davantage ?
MONSIEUR POULTIER.
Je le cherche.
MADAME DE VERTILLAC.
Et moi aussi. Si vous le trouvez, je m’appelle madame de Vertillac, envoyez-le-moi, chez madame de Chepy, ici, afin que je le tue, puisque vous ne voulez pas me le tuer.
Scène III
MONSIEUR POULTIER, seul, et regardant aller madame de Vertillac
C’est une folle... Mais où sera-t-il allé ?
Scène IV
MONSIEUR POULTIER, MONSIEUR HARDOUIN
MONSIEUR POULTIER.
Ah ! vous voilà ? d’où venez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
De cent endroits.
MONSIEUR POULTIER.
Auriez-vous, par hasard, passé chez une dame de Chepy qui demeure ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR POULTIER.
On m’a chargé de vous y envoyer. Il y a là une autre femme qui vous attend avec impatience pour vous tuer. Allez vite.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est rien... Mon ami, un autre que moi vous remercierait, et j’en remercierais peut-être un autre que vous ; mais vous allez, tout à l’heure, recevoir la véritable récompense de l’homme bienfaisant. Vous allez jouir du plus beau des spectacles, celui d’une femme charmante transportée de son bonheur, vous allez voir couler les larmes de la reconnaissance et de la joie. Elle tremblait comme la feuille à l’ouverture de votre paquet, elle s’est trouvée mal à la lecture de son brevet ; elle voulait me remercier, elle ne trouvait point d’expression. La voici qui vient avec son enfant. Permettez que je me retire.
MONSIEUR POULTIER.
Pourquoi ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ces secousses-là sont douces, mais trop violentes pour moi. J’en suis presque malade le reste de la journée.
MONSIEUR POULTIER.
Et de peur d’être malade, vous aimez mieux aller chez madame de Chepy, vous faire tuer.
Scène V
MONSIEUR POULTIER, MADAME BERTRAND, BINBIN, son enfant, MONSIEUR HARDOUIN caché entre les battants de la porte, moitié en dehors, moitié en dedans, et se prêtant à tous les mouvements de cette plaisante scène
MADAME BERTRAND, s’inclinant et fléchissant le genou de son fils devant M. Poultier.
Monsieur, permettez... Mon fils, embrassez les genoux de monsieur.
MONSIEUR POULTIER.
Madame, vous vous moquez de moi... Cela ne se fait point... Je ne le souffrirai pas.
MADAME BERTRAND.
Sans vous, que serais-je devenue, et ce pauvre petit !
MONSIEUR POULTIER s’assied dans un fauteuil, prend l’enfant sur ses genoux, le regarde fixement et dit.
C’est son père, c’est à ne pouvoir s’y méprendre ; qui a vu l’un voit l’autre.
MADAME BERTRAND.
J’espère, monsieur, qu’il en aura la probité et le courage ; mais il ne lui ressemble point du tout.
MONSIEUR POULTIER.
Nous pourrions avoir raison tous deux... Ce sont ses yeux, même couleur, même forme, même vivacité.
MADAME BERTRAND.
Mais non, monsieur ; M. Bertrand avait les yeux bleus, et mon fils les a noirs ; M. Bertrand les avait petits et renfoncés, mon fils les a grands et presque à fleur de tête.
MONSIEUR POULTIER.
Et les cheveux ? et le front ? et le teint ? et le nez ?
MADAME BERTRAND.
Mon mari avait les cheveux châtains, le front étroit et carré, la bouche énormément grande, les lèvres épaisses et le teint enfumé. Mon fils n’a rien de cela, regardez-le donc : ses cheveux sont brun-clair, son front haut et large, sa bouche petite, ses lèvres fines ; pour le nez, M. Bertrand l’avait épaté, et celui de mon fils est presque aquilin.
MONSIEUR POULTIER.
C’est son regard vif et doux.
MADAME BERTRAND.
Son père l’avait sévère et dur.
MONSIEUR POULTIER.
Combien cela fera de folies !
MADAME BERTRAND.
Grâce à vos bontés, j’espère qu’il sera bien élevé, et grâce à son heureux naturel, j’espère qu’il sera sage. N’est-il pas vrai, Binbin, que vous serez bien sage ?
BINBIN.
Oui, maman.
MONSIEUR POULTIER.
Combien cela vous donnera de chagrin ! que cela fera couler de larmes à sa mère !
MADAME BERTRAND.
Est-il vrai, mon fils ?
BINBIN.
Non, maman. Monsieur, j’aime maman de tout mon cœur, et je vous assure que je ne la ferai jamais pleurer.
MONSIEUR POULTIER.
Quelle nuée de jaloux, de calomniateurs, d’ennemis, j’entrevois là !
MADAME BERTRAND.
Des jaloux, je lui en souhaite, pourvu qu’il en mérite ; des calomniateurs et des ennemis, s’il en a, je m’en consolerai, pourvu qu’il ne les mérite pas.
MONSIEUR POULTIER.
Comme cela aura la fureur de dire tout ce qu’il est de la prudence de taire !
MADAME BERTRAND.
Pour ce défaut-là, j’en conviens, c’était bien un peu celui de son père.
MONSIEUR POULTIER.
Et puis gare la lettre de cachet, la Bastille ou Vincennes. Je vous salue, madame ; je suis trop heureux de vous avoir été bon à quelque chose. Bonjour, petit ; on vous rappellera peut-être un jour mes prédictions.
Scène VI
MONSIEUR POULTIER, MADAME BERTRAND, qui arrange ses cheveux et caresse son enfant, MONSIEUR HARDOUIN
MONSIEUR POULTIER qui sort, à M. Hardouin qui rentre sur la scène.
Je suis bien aise de vous revoir, je tremblais pour votre vie.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je n’ai pas été là. Est-ce que vous ne soupez pas avec nous ?
MONSIEUR POULTIER.
Je n’oserais m’engager.
MONSIEUR HARDOUIN.
Restez. J’ai à démêler avec la furibonde en question, avec madame de Chepy et beaucoup d’autres, des querelles qui vous amuseront.
MONSIEUR POULTIER.
Je n’en doute pas ; vous êtes surtout excellent quand vous avez tort. Mais ces insurgents nous tracassent, et il faut que j’aille...
MONSIEUR HARDOUIN.
À Passy ?
M. Poultier fait un signe de tête.
Quel homme est-ce ?
MONSIEUR POULTIER.
Comme on l’a dit, un acuto quakero.
Scène VII
MADAME BERTRAND, MONSIEUR HARDOUIN
MADAME BERTRAND.
Je n’en reviens pas ; ou il n’a jamais vu mon mari, ou il prend un autre pour lui... Monsieur, me pardonnerez-vous une question ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Quelle qu’elle soit.
MADAME BERTRAND.
Vous allez mal penser de moi. Votre ami M. Poultier a le cœur excellent, mais a-t-il la tête bien saine ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Très saine. Et quelle raison auriez-vous d’en douter ?
MADAME BERTRAND.
Ce qui vient de se passer entre nous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il aura été distrait, c’est le défaut de sa place et non le sien. Vous aurez voulu déployer votre reconnaissance, il ne vous aura pas écoutée, parce qu’il met peu d’importance aux services qu’il rend. Il est blasé sur ce plaisir.
MADAME BERTRAND.
C’est quelque chose de plus singulier. À peine suis-je entrée que, sans presque me regarder, sans s’apercevoir si je suis assise ou debout, toute son attention se tourne sur mon fils.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est qu’il aime les enfants ; moi, je suis pour les mères.
MADAME BERTRAND.
Il se met ensuite à tirer son horoscope et à lui prédire la vie la plus troublée et la plus malheureuse : des jaloux, des calomniateurs, des ennemis de toutes les couleurs ; des querelles avec l’Église, la cour, la ville, les magistrats ; bref, la Bastille ou Vincennes.
MONSIEUR HARDOUIN.
Cela m’étonne moins que vous.
MADAME BERTRAND.
Est-ce qu’il serait astrologue ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, mais grand physionomiste.
MADAME BERTRAND.
Le bon, c’est qu’il me soutient que cet enfant ressemble, comme deux gouttes d’eau, à son père dont il n’a pas le moindre trait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pardonnez-moi, madame, c’est une chose qui m’a frappé comme lui. Jugez vous-même : les formes de mon visage et celles de M. votre fils sont tout à fait rapprochées.
MADAME BERTRAND.
Qu’est-ce que cela prouve ? Vous ne ressemblez point à M. Bertrand.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quoi, vous ne devinez rien ?
MADAME BERTRAND.
Est-ce que M. Poultier aurait donné quelque interprétation bizarre au vif intérêt que vous avez daigné prendre à mon sort et à celui de mon enfant ? Soupçonnerait-il ?...
MONSIEUR HARDOUIN.
Il ne soupçonne pas, il est convaincu.
MADAME BERTRAND.
Tâchez, monsieur, de me débrouiller cette énigme.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il n’y a point là d’énigme. Vous rappelleriez-vous ce qui s’est dit entre nous lorsque je me suis chargé de votre affaire ? Ne vous ai-je pas prévenue qu’un des moyens, le seul moyen de réussir, c’était de se rendre la chose personnelle ? N’en êtes-vous pas convenue ? Ne m’avez-vous pas permis expressément d’en user ? Et quel intérêt plus vif et plus personnel que celui d’un père pour son enfant ?
MADAME BERTRAND.
Qu’entends-je ? Ainsi votre ami me croit... vous croit...
MONSIEUR HARDOUIN.
J’avoue que cela me fait un peu trop d’honneur ; mais, madame, quel si grand inconvénient y a-t-il à cela ?
MADAME BERTRAND.
Vous êtes un indigne, un infâme, un scélérat. Et vous m’avez crue assez vile pour accepter une pension à ce prix ? Vous vous êtes trompé ; je saurai vivre de pain et d’eau, je saurai mourir de faim, s’il le faut. J’irai chez le ministre, je foulerai aux pieds devant lui cet odieux brevet, je lui demanderai justice d’un insigne calomniateur, et je l’obtiendrai.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il me semble que madame fait bien du bruit pour peu de chose. Elle ne songe pas qu’il n’y a que Poultier, le ministre et sa femme qui le sachent, et je vous réponds de la discrétion des deux premiers.
MADAME BERTRAND.
J’en ai trouvé de bien méchants, voilà le plus méchant de tous. Je suis perdue ! je suis déshonorée !
MONSIEUR HARDOUIN.
Mettons la chose au pis : le mal est fait, et il n’y a plus de remède. Plus vos cris seront aigus, plus cette histoire aura d’éclat. Ne serait-il pas mieux d’en recueillir paisiblement le fruit que d’apprêter à rire à toute la ville ? Songez, madame, que le ridicule ne sera pas également partagé.
MADAME BERTRAND.
Ce sang-froid me met en fureur ; et si je m’en croyais, je lui arracherais les deux yeux.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ah ! madame, avec ces jolies mains-là !
Il veut lui baiser les mains.
Scène VIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, désolée et renversée dans un fauteuil, MONSIEUR DES RENARDEAUX
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Qu’est ceci ? D’un côté un homme interdit, de l’autre une femme qui se désole. L’ami, est-ce une délaissée ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Elle est trop aimable, et vous êtes trop jeune pour que ce soit une mécontente.
MADAME BERTRAND, à M. des Renardeaux.
Vous êtes un impertinent, vous êtes un sot, et cet homme-là est un scélérat avec lequel je ne vous conseille pas d’avoir quelque chose à démêler.
Puis elle se remet dans son fauteuil.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Elle a de l’humeur. Et notre affaire ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Finie.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Et vous avez mis la clame Servin à la raison ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Dix mille francs, et tous les frais de procédure payés.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
J’aurais pu porter mes demandes jusqu’où il m’aurait plu. La loi est formelle : Celui qui adiré... mais dix mille francs, cela est honnête. Et la chaise à porteurs ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Et la chaise à porteurs.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Fort bien. Mais tandis que vous terminiez mon affaire, je m’occupais de la vôtre. Je persiste dans mon premier avis. Je ne plaiderais pas ; mais si vous aviez résolu le contraire, je crois qu’il y aurait un biais à prendre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Que voulez-vous dire avec votre biais ? Je ne vous entends pas.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
N’avez-vous pas perdu votre sœur ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Moi, j’ai perdu ma sœur ! et qui est-ce qui vous a fait ce mauvais conte-là ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Pardieu, c’est vous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ma sœur est pleine de vie.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Quoi, vous ne m’avez pas dit que son amie...
MONSIEUR HARDOUIN.
Chansons, chansons. Est-ce qu’on fait de ces chansons-là à un vieil avocat bas-normand, et qui est quelquefois délié ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Vous êtes un fripon, un fieffé fripon, .le gagerais que quand je vous ai donné ma procuration, vous aviez en poche la procuration de la dame.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous devinez cela ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Madame, joignez-vous à moi et étranglons-le.
MADAME BERTRAND.
Et deux.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Ah ! si j’avais su ?... J’y perds dix mille francs, oui, dix mille francs... Vous avez été l’ami de la dame Servin, mais non le mien.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne désespère pas qu’elle ne m’en dise autant.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Mais nous verrons... nous verrons... Il y a lésion, il y a lésion d’outre moitié... Il y a la voie d’appel, il y a la voie de rescision.
MONSIEUR HARDOUIN.
En faveur des innocents.
M. des Renardeaux se jette dans un autre fauteuil.
Scène IX
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR DES RENARDEAUX, MADAME DE CHEPY
MADAME DE CHEPY.
Puisque monsieur donne ses audiences chez moi, aurait-il la bonté de m’y admettre et de m’apprendre s’il est bien satisfait de la manière dont il oblige ses amis ?
MADAME BERTRAND.
Et trois.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pas infiniment, madame, et cela n’encourage pas à servir. Mais venons au fait : de quoi madame de Chepy se plaint-elle ?
MADAME DE CHEPY.
Elle se plaint de ce que M. Hardouin lui permet de se compter au nombre de ses amis ; qu’elle arrive à Paris malade et pour six semaines ; de ce qu’on daigne à peine une fois s’informer de sa santé ; et qu’on choisit tout juste ce temps pour se renfermer dans une campagne et s’exténuer l’âme et le corps, à quoi faire ? peut-être un mécontent.
MONSIEUR HARDOUIN.
Peut-être deux ; un autre et moi.
MADAME DE CHEPY.
Ce n’est pas M. Hardouin qui me cherche, c’est madame de Chepy qui court après lui. À force d’émissaires, enfin elle parvient à le déterrer. Elle est installée chez une femme charmante qui l’estime et qui l’aime ; elle désire lui témoigner sa sensibilité pour toutes ses attentions, par une petite fête. Elle a recours à son ancien ami M. Hardouin, et ce qu’il a fait pour vingt autres qui ne lui sont rien, qu’il connaît à peine, il le refuse à madame de Chepy pour l’offrir à sa femme de chambre : monsieur, madame, qu’en pensez-vous ?
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Ce n’est que cela ? Et s’il vous en coûtait dix mille francs, comme à moi ?
MADAME BERTRAND.
Et s’il vous en coûtait l’honneur comme à moi ? Je les trouve plaisants tous deux, l’une avec sa pièce, l’autre avec ses dix mille francs.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais, madame, si la pièce était faite.
MADAME DE CHEPY.
Oui, si, mais elle ne l’est pas ; et quand elle le serait, si elle m’est inutile à présent qu’il n’y a rien d’arrangé et que tous mes acteurs sont en déroute ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est pas de ma faute.
MADAME DE CHEPY.
Et l’humeur enragée et la migraine que cela m’a données ; c’est peut-être de la mienne.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis né, je crois, pour ne rien faire de ce qui me convient, pour faire tout ce que les autres exigent et pour ne contenter personne, non, personne, pas même moi.
MADAME BERTRAND.
C’est qu’il ne s’agit pas de servir, mais de servir chacun à sa manière, sous peine de se tourmenter beaucoup pour n’engendrer que des ingrats.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
C’est bien dit, rien n’est plus vrai.
MADAME DE CHEPY.
Et vous attendez peut-être de la reconnaissance de madame de Vertillac.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pourquoi pas ?
MADAME DE CHEPY.
La voici. Je vous en préviens, elle va vous le dire.
Scène X
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR DES RENARDEAUX, MADAME et MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MONSIEUR DE CRANCEY, MADAME DE CHEPY
MADAME DE VERTILLAC, à M. Hardouin.
Monsieur, qu’est-ce que ces lettres que vous m’avez montrées ? Qu’est-ce que ce dédit que monsieur a dressé et que vous m’avez fait signer ? Répondez, répondez.
MONSIEUR HARDOUIN, à madame de Vertillac.
Je n’ai pas trop mémoire de tout cela. Monsieur de Crancey, ne vous ai-je pas écrit ? Ne m’avez-vous pas répondu ?
MADAME DE VERTILLAC.
Vous avez eu avec moi un procédé auquel on ne sait quel nom donner ; celui d’abominable est trop doux. Jamais un homme honnête s’est-il permis de pareils expédients ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Les circonstances et le caractère des personnes n’en laissent pas toujours le choix.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Qu’a-t-il donc fait à celle-ci ?
MADAME BERTRAND.
Il ne lui aura pas fait pis qu’à moi ; je l’en défie.
MADAME DE VERTILLAC.
Il me traduit mon enfant comme une fille sans mœurs.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Diable !
MADAME DE VERTILLAC.
Il me met dans l’alternative ou de perdre une portion considérable de ma fortune, ou de disposer de la main de ma fille à son gré.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Diable !
MADAME DE VERTILLAC.
Il fait pis : il m’humilie ; après m’avoir plongé un poignard dans le cœur, il s’amuse gaiement à le tourner... Éloignez-vous, monsieur ; éloignez-vous au plus vite, vous entendriez de moi des choses que je serais peut-être honteuse de vous avoir dites.
MONSIEUR HARDOUIN.
Voilà l’histoire du moment, mais c’est au temps que j’en appelle. J’ai causé une peine cruelle à madame, j’en conviens ; mais j’en ai fait cesser une longue et plus cruelle ; j’en appelle à M. de Crancey et à mademoiselle, voilà mes juges. J’ai ramené madame à l’équité et à sa bonté naturelle ; et sous quelque face que mon procédé soit considéré, s’il en résultait à l’avenir son propre bonheur, celui de mademoiselle sa fille, celui de Crancey, celui des deux familles...
MONSIEUR DE CRANCEY.
Cela sera, mon ami ; madame, cela sera, n’en doutez pas.
MONSIEUR HARDOUIN.
Alors madame verrait les choses comme elles sont, se ressouviendrait des reproches amers qu’elle m’adresse, et j’ose me flatter qu’elle en rougirait.
MADAME DE CHEPY.
En attendant, monsieur, vous vous êtes manqué à vous-même.
MADAME DE VERTILLAC.
Vous l’avez dit, mou amie, vous l’avez dit. Avec tout son esprit, l’imbécile a ignoré ce qu’il avait conservé d’empire sur mon cœur.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’aurai de la peine à me repentir d’une faute à laquelle je dois un aussi doux aveu.
MADAME DE CHEPY.
Êtes-vous folle ? Vous venez pour l’accabler d’injures, et vous lui dites des douceurs !
MADAME DE VERTILLAC.
Et voilà comme nous sommes toutes avec ces monstres-là.
Scène XI
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR DE CRANCEY,MONSIEUR DES RENARDEAUX, MADAME DE CHEPY, MADAME et MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MADEMOISELLE BEAULIEU, avec son rôle à la main
MONSIEUR HARDOUIN.
À l’air de celle-ci, je gage que c’est encore une mécontente.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Pourriez-vous m’apprendre, monsieur, quel est l’insolent qui a écrit cela ?
Scène XII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR DES RENARDEAUX, MADAME DE CHEPY, MONSIEUR DE CRANCEY,MADAME et MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MADEMOISELLE BEAULIEU, MONSIEUR DE SURMONT, sur les pas de mademoiselle Beaulieu
MONSIEUR HARDOUIN, en montrant M. de Surmont.
Le voilà.
MONSIEUR DE SURMONT, à M. Hardouin.
C’est fait, je vous l’apporte. Cela est gai, cela est fou, et pour un amusement de société, j’espère que cela ne sera pas mal... Voilà nos acteurs apparemment ? La troupe sera charmante.
Il les compte.
Une, deux, trois... C’est précisément le nombre qu’il me faut... Mais je les trouve tous diablement tristes... Mesdames, si je vous fais attendre, je vous en demande mille pardons.
MONSIEUR HARDOUIN.
Voilà un incognito bien gardé !
MONSIEUR DE SURMONT.
Ma foi, je n’y pensais plus... Messieurs, j’ai travaillé sans relâche ; il m’a été impossible d’aller plus vite, encore cette bagatelle était-elle en ébauche dans mon portefeuille. On copiait les rôles à mesure que j’écrivais... Il me faut d’abord deux amants, et deux amants bien doux, bien tendres, bien tourmentés par des parents bizarres, et les voilà.
À Crancey.
Souvenez-vous, monsieur, que vous êtes d’une violence dont le Saint-Albin du Père de famille n’approche pas...
MONSIEUR DE CRANCEY.
Cela ne me coûtera rien.
MONSIEUR DE SURMONT.
Ensuite une veuve bien emportée, bien têtue, bien folle, bonne pourtant.
À madame de Vertillac.
Ce rôle vous conviendra-t-il ?
MADAME DE VERTILLAC.
Bonne ! Pour mon malheur, je ne le suis que trop.
MONSIEUR DE SURMONT, à la veuve.
Eh ! vous voilà dans le costume que j’aurais désiré. Vous êtes, madame, une jeune et jolie veuve qui joue la douleur de la perte d’un mari bourru qu’elle n’aimait pas.
MADAME BERTRAND.
Et vous, monsieur, vous êtes... Laissez-moi en repos.
MONSIEUR DE SURMONT, à M. des Renardeaux.
Vous, monsieur, vous serez, s’il vous plaît, un vieil avocat.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Bas-normand, ridicule et dupé ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Tout juste, tout juste. Je n’avais pas pensé à le faire bas-normand ; mais l’idée est heureuse et je m’en servirai.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Ne pourriez-vous pas, monsieur, me dispenser de faire en un jour deux fois le même personnage ? car je trouve que c’est trop d’une.
MONSIEUR DE SURMONT.
Rond, gros, replet, bien épais ; non, non, je ne pourrais vous remplacer.
À mademoiselle Beaulieu.
Ah ! mademoiselle, je compte que votre rôle vous aura plu, car je vous ai faite rusée, silencieuse, discrète surtout.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais il ne fallait pas oublier que j’étais honnête et décente.
MONSIEUR DE SURMONT.
C’est une licence de théâtre. Mon ami, j’y suis, tu y es aussi, et voilà ton rôle ; il n’est pas court, je t’en préviens... Tu ne me réponds pas. Parle donc, est-ce que je me serais tué à faire une pièce qu’on ne jouera pas ?
MONSIEUR HARDOUIN.
J’en ai le soupçon.
MONSIEUR DE SURMONT.
Cela est horrible, abominable.
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle est peut-être mauvaise ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Bonne ou mauvaise, elle est faite ; il faut qu’on la joue, ou je la fais imprimer sous ton nom.
MONSIEUR HARDOUIN.
Le tour serait sanglant.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Bravo ! Combien sommes-nous ici ? dix, en le comptant, sans ceux qui sont absents et ceux qui surviendront, et pas un seul qu’il n’ait servi et avec lequel il ne soit brouillé.
Scène XIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR DES RENARDEAUX, MADAME DE CHEPY, MONSIEUR DE CRANCEY,MADAME et MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MONSIEUR DE SURMONT, MADEMOISELLE BEAULIEU, UN LAQUAIS
Le laquais présente un billet à M. Hardouin, qui le lit et le donne ensuite à M. des Renardeaux.
MADAME CHEPY, à M. Hardouin.
Parlez vrai ; c’est de madame Servin, et ma prédiction s’est accomplie. J’en suis enchantée.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Et ma chaise à porteurs ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous l’aurez, mais à une condition.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Quelle ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous voyez la récompense que j’obtiens de mes services. Je suis attaqué de tous côtés, et je reste sans défense. Monsieur l’avocat de Gisors se placera dans ce grand fauteuil à bras ; chacun des plaignants portera devant lui ses griefs, et il nous jugera.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
J’y consens. J’ai fort à propos déposé dans votre antichambre mon bonnet carré et ma robe de palais.
Scène XIV
LES MÊMES
MONSIEUR DES RENARDEAUX s’affuble d’une énorme perruque, d’un bonnet carré et d’une robe de palais, s’assied gravement dans le fauteuil à bras et dit à mademoiselle Beaulieu.
Je vous constitue huissière audiencière. Appelez les parties.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il y a plainte de la veuve madame Bertrand contre le sieur Hardouin.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Qu’elle paraisse... Quels sont vos griefs ? de quoi vous plaignez-vous ?
MADAME BERTRAND.
De ce que le sieur Hardouin que voilà se dit père de mon enfant.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
L’est-il ?
MADAME BERTRAND.
Non.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Levez la main et affirmez.
MADAME BERTRAND lève la main.
Et de ce que sous ce titre usurpé il sollicite une pension.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
L’obtient-il ?
MADAME BERTRAND.
Oui.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Condamnons ladite dame Bertrand à restituer la façon.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il y a plainte des dame et demoiselle de Vertillac et sieur de Crancey contre ledit sieur Hardouin.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Que les dame et demoiselle de Vertillac paraissent... Quels sont vos griefs ? de quoi vous plaignez-vous ?
MADAME DE VERTILLAC.
C’est un homme horrible, abominable.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Point d’injures. Au fond, au fond.
MADAME DE VERTILLAC, à madame de Chepy.
Bonne amie, parlez pour moi.
MADAME DE CHEPY.
Pour consommer un mariage auquel une mère s’opposait, il a supposé la fille grosse, il a contrefait des lettres et lié la mère par un dédit.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Je sais. Que le dédit soit lacéré sur-le-champ ; que le sieur Hardouin, la demoiselle de Vertillac et le sieur de Crancey se jettent aux pieds de madame de Vertillac et que la dame de Vertillac les relève et les embrasse.
Ils se jettent aux pieds de madame de Vertillac, qui hésite et qui dit à madame de Chepy.
MADAME DE VERTILLAC.
Que ferai-je, bonne amie ?
MADAME DE CHEPY.
Ce que le juge ordonne et ce que votre cœur vous dit.
MADAME DE VERTILLAC relève et embrasse sa fille et M. de Crancey, et dit à M. Hardouin.
Et toi, double traître, il faut t’embrasser aussi.
Et elle l’embrasse.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il y a plainte de madame de Chepy contre ledit sieur Hardouin.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Je sais. Renvoyés dos à dos, sauf à se retourner en temps et lieu.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il y a plainte du sieur Des Renardeaux, avocat, juge et partie, contre le sieur Hardouin.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Le sieur Des Renardeaux pardonnera au sieur Hardouin, à la condition que ledit sieur Hardouin le mettra, sans délai ni prétexte aucuns, en possession d’une certaine chaise à porteurs, et qu’il subira une retraite de deux mois au moins à Gisors pour n’y rien faire ou pour y faire ce que bon lui semblera.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il y a plainte du sieur de Surmont, bon ou mauvais poète, contre le sieur Hardouin.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Qu’il paraisse... Quels sont vos griefs ? de quoi vous plaignez-vous ?
MONSIEUR DE SURMONT.
De ce que l’on me demande une pièce ; qu’on se fait un mérite d’un service que je rends ; que je m’enferme toute une journée pour faire la pièce ; et quand je l’apporte, qu’on me déclare qu’elle ne se jouera pas.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Condamnons le sieur Hardouin, qui a commandé la pièce qu’on ne jouera pas, à une amende de six louis, applicable aux cabalistes du parterre de la Comédie-Française, sans compter les gages du chef de meute, à la première représentation de la pièce que le bon ou le mauvais poète de Surmont fera et qu’on jouera.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il y a plainte d’une demoiselle Beaulieu contre les sieurs de Surmont et Hardouin conjointement.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Qu’elle paraisse... Quels sont vos griefs ? de quoi vous plaignez-vous ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
D’un vilain rôle, d’un rôle malhonnête. À chaque ligne, à chaque mot ma pudeur alarmée.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Condamnons le sieur de Surmont, poète indécent, à s’observer à l’avenir, et, pour le moment, à prendre la main de mademoiselle, sans la serrer, et à la présenter à l’amie de sa maîtresse pour en obtenir quelque grâce, si le cas y échet.
TOUS, excepté madame Bertrand qui reste affligée dans son fauteuil.
Bravo ! bravo !
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Paix-là, paix-là, paix-là.
Scène XV
LES MÊMES et LE MARQUIS DE TOURVELLE
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Monsieur Hardouin, je n’ai qu’un mot à vous dire. Vous vous êtes fait un jeu cruel de m’en imposer. Je ne sais quels sont vos principes, mais vous ne tarderez pas à connaître ce que cette imposture a d’odieux, et vous en aurez un long repentir.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
Monsieur le marquis, présentez vos griefs à la cour, et il en sera fait justice sur-le-champ.
LE MARQUIS DE TOURVELLE.
Serviteur.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est madame de Vertillac qui a causé mon erreur, en brouillant les noms.
MADAME DE VERTILLAC.
Mais vous êtes-vous trompé de bonne foi ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne fais pas autre chose.
MADAME DE VERTILLAC.
Ah, ah, ah, cela est aussi trop comique. J’en écrirai demain à mon intendante ; comme elle en rira !
Scène XVI
LES MÊMES, avec LES PETITS ENFANTS cachés dans les coulisses, et MADAME DE MALVES
MONSIEUR DE SURMONT.
Allons, mademoiselle, le juge a prononcé, il faut obéir à justice.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Non, monsieur, non ; je ne me fie point à vous. Il vous échappera quelques indécences qui me feront rougir et qui blesseraient madame de Malves, qui n’est pas faite à ce ton-là.
MONSIEUR DE SURMONT.
Ne craignez rien. Vos enfants sont-ils là ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oui.
MONSIEUR DE SURMONT, à madame de Malves.
Madame, vous êtes toujours indulgente, et nous avons pensé que vous le seriez encore davantage aujourd’hui. Je me suis chargé de vous apprendre une nouvelle et de vous demander deux grâces. La nouvelle et la première des grâces, c’est de faire pardonner à mademoiselle d’avoir caché à sa maîtresse qu’elle n’était pas mariée.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais, monsieur, je ne le suis pas non plus.
MONSIEUR DE SURMONT.
Vous direz qu’il faut qu’elle épouse le père. S’il n’y en avait qu’un, cela se ferait ; mais ces demoiselles se sont mises à la mode, chacun de nos enfants a son père.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Monsieur, vous extravaguez.
MONSIEUR DE SURMONT.
Autant de pères que d’enfants, ni plus ni moins... L’autre grâce, c’est de vous présenter ces enfants. Il n’arrive pas souvent à une fille honnête de mener à sa suite un petit troupeau d’enfants ; permettez aux nôtres d’entrer... Mademoiselle, avez-vous assez rougi sans savoir de quoi ?... Faites entrer vos petits, madame y consent.
Scène XVII
LES MÊMES et LES PETITS ENFANTS avec des bouquets
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Madame, permettez à l’innocence de vous offrir...
MONSIEUR DE SURMONT.
L’hommage de la malice.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Ne voilà-t-il pas que vous m’embrouillez et que je ne sais plus où j’en suis.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne vous aurais pas soupçonnée de perdre si facilement la tête.
MONSIEUR DE SURMONT.
Mais j’ai fait le compliment et il faut qu’on le dise.
MONSIEUR HARDOUIN.
L’année prochaine... Allons, petits, présentez vos bouquets à madame.
Cependant M. de Surmont dit tout bas à mademoiselle Beaulieu.
Parmi ces enfants-là n’y en aurait-il pas un que vous aimeriez mieux que les autres ? Montrez-le-moi afin que je le baise.
On commence à danser un ballet et à chanter des couplets à la louange de madame de Malves.
Scène XVIII
LES MÊMES, MONSIEUR POULTIER
MADAME BERTRAND, interrompant les couplets.
C’est M. Poultier ! c’est lui !... Monsieur, je suis une femme honnête. Sans une triste aventure jamais je n’aurais approché de votre perfide ami. Je ne le connais que d’aujourd’hui. Ne croyez rien de ce qu’il vous a dit.
MONSIEUR DES RENARDEAUX, à part.
Tant pis pour elle.
MONSIEUR POULTIER, à M. Hardouin.
Et cet enfant ? Parlez donc... cet enfant ?
MADAME BERTRAND.
Le cruel homme ! Parlera-t-il ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Cet enfant ? Il est charmant. Je ne vous ai pas dit qu’il fût de moi, mais que je le supposais. En conscience, il faut que je le restitue au capitaine Bertrand.
MONSIEUR POULTIER.
Le traître ! comme il m’a dupé !
MADAME BERTRAND.
Lorsque vous teniez Binbin sur vos genoux...
MONSIEUR POULTIER.
J’étais bien ridicule. Mais qui est-ce qui n’y aurait pas donné ? Il en avait les larmes aux yeux.
MONSIEUR HARDOUIN.
Monsieur l’avocat de Gisors, plaidez donc pour moi.
MONSIEUR DES RENARDEAUX.
C’est sa mine hypocrite qu’il fallait voir ; c’est son ton pathétique qu’il fallait entendre lorsqu’il s’affligeait de la mort de sa sœur !
MADAME DE VERTILLAC.
Plus, plus de confiance en celui qui peut feindre avec tant de vérité. Quand je pense à mon désespoir, à son sang-froid, à ses consolations cruelles !
MADAME BERTRAND.
Me voilà réhabilitée dans votre esprit ; mais le ministre ? mais sa femme ?
MONSIEUR HARDOUIN, à Madame Bertrand.
Et vous donnez dans cette confidence ?
MONSIEUR POULTIER.
Pourquoi non ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est qu’elle ne s’est point faite.
MONSIEUR POULTIER.
Le scélérat ! l’insigne scélérat ! Je croyais m’amuser de lui, et c’est lui qui me persiflait.
MADAME DE CHEPY.
Est-il bon ? est-il méchant ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
L’un après l’autre.
MADAME DE VERTILLAC.
Comme vous, comme moi, comme tout le monde.
MADAME BERTRAND, à M. Poultier.
Et je n’ai point à rougir...
MONSIEUR POULTIER.
Non, non, madame... Mais je venais partager votre joie, et je crains de l’avoir troublée.
MONSIEUR DE SURMONT.
Nous chantions quelques couplets à l’honneur de madame de Malves, et nous allons les reprendre.
On reprend les couplets, et le quatrième acte finit.
[1] Voir, sur Grisel, une note du Paradoxe sur le comédien, ci-après.
[2] Il était de Langres.
Maître Gauchat pourrait embarrasser
Tous les rabbins sur le texte et la glose.
Pucelle, chant XVIII.
[3] Jérôme Pointu, farce de Robineau dit Beaunoir, fut joué en 1781.
[4] Carme, dont la vogue dura de 1763 à 1710 environ ; mort en 1783.