Mon oncle César (Eugène SCRIBE -Jean-Henri DUPIN)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 3 février 1821.

 

Personnages

 

M. DALLAINVILLE

CÉSAR

CHARLES CÉSAR, son neveu

JASMIN, valet de César

UN DOMESTIQUE de M. Dallainville

UN CHASSEUR, en livrée

LISE, fille de M. Dallainville

MADEMOISELLE BOLIVAR, marchande de modes

CRÉANCIERS

 

À Paris.

 

 

ACTE I

 

Un salon, dans l’hôtel de M. Dallainville.

 

 

Scène première

 

M. DALLAINVILLE et LISE, assis à une table

 

DALLAINVILLE.

Ah ! il était hier au bal...

LISE.

Oui, mon papa, et tout le monde le remarquait : il est si poli, si aimable, il danse si bien ! un jeune homme du plus grand mérite : à vingt-cinq ans, secrétaire d’ambassade ; point fat, point suffisant, quoiqu’il ait de la fortune, et saluant tout le monde, quoiqu’il ait cabriolet...

DALLAINVILLE.

C’est bien quelque chose.

Tirant sa montre.

Mais je te ferai observer que voilà à peu près une heure un quart que nous sommes à déjeuner et que nous n’avons parlé que de lui.

LISE.

Comment ! mon papa, vous croyez...

DALLAINVILLE.

Air : C’est le meilleur homme du monde. (Monsieur Guillaume.)

Je sais que le sujet prêtait.
Eh quoi ! tu gardes le silence ?
Je connais déjà ton secret,
Tu peux m’en faire confidence.
En vain d’un pareil sentiment
La pudeur fait souvent mystère :
On doit le taire à son amant.
Mais on peut le dire à son père.

L’âge, le rang, la fortune me semblent à peu près convenables... et si les informations que je vais prendre sont satisfaisantes... si ses mœurs, sa conduite surtout, sa famille nous conviennent... ma foi, alors...

LISE, avec joie.

Eh bien ! alors...

DALLAINVILLE.

Eh bien ! alors, nous verrons !... Et quand devez-vous vous rencontrer...

LISE.

Je l’ignore, mon papa... mais je lui ai dit hier que vous seriez toute la matinée chez vous et que nous allions ce soir à l’Opéra...

DALLAINVILLE.

J’entends... c’est-à-dire que nous allons avoir sa visite... et que ce soir nous sommes sûrs de le rencontrer... par hasard à la porte de notre loge...

LISE.

Ah ! mon Dieu ! non, rien n’est moins sûr... car si madame Crépon ne m’envoie pas ma nouvelle toque, je ne m’exposerai pas !... mais concevez-vous, mon papa ? une toque que j’ai commandée depuis huit jours !

DALLAINVILLE.

Air : Un jour il est agriculteur.

Mais à quoi bon ? mais de quoi prix
Sera pour lui cette parure ?
Il doit, en amant bien épris,
Ne regarder que la figure.
Ne le penses-tu pas ?...

LISE.

Mais oui.
Aussi mes calculs sont les vôtres :
Ma figure sera pour lui
Et ma toilette pour les autres.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

De la part de madame Crépon.

 

 

Scène II

 

M. DALLAINVILLE, LISE, MADEMOISELLE BOLIVAR, portant un carton

 

LISE.

Ah ! Dieu soit loué ! j’ai cru qu’on m’avait tout à fait oubliée.

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Point du tout... madame Crépon était si occupée... nous avions un ouvrage extraordinaire pour les États-Unis...

DALLAINVILLE.

Pour les États-Unis !...

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Oui... une jeune lady qui avait commandé elle-même son trousseau et qui attendait qu’il fût fini pour se faire enlever... vous sentez que c’était pressé... alors, mademoiselle, c’est moi qui me suis chargée du travail, l’élève et l’associée de madame Crépon... mademoiselle Bolivar, il n’est pas que vous n’en ayez entendu parler.

DALLAINVILLE.

Mais oui, ce nom-là me semble en effet bien connu, madame Bolivar.

MADEMOISELLE BOLIVAR.

J’ai dit mademoiselle... je vous demande bien pardon.

DALLAINVILLE.

Vous n’êtes pas mariée ?

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Non, monsieur... mais cela, je crois, ne tardera pas... Mon intention est alors de m’établir pour mon propre compte, et si mademoiselle veut bien me continuer sa clientèle...

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Pour nos jeunes Parisiennes,
Je confectionne avec art
Toques à la Sicilienne
Et cornettes à la Stuart.
Nous avons des nœuds qui s’attachent ;
Bref, selon l’âge ou le maintien,
Nous avons des chapeaux qui cachent
Et d’autres qui ne cachent rien.

LISE.

Nous verrons... si je suis contente de ma toque ; et quand comptez-vous vous établir ?...

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Mais cela dépend d’un procès que je gagnerai dès que je pourrai plaider, car la seule difficulté est de rencontrer mon adversaire... un M. Dervigny, un homme immensément riche, auquel malgré toutes ses richesses, je n’aurais certainement pas fait attention s’il n’avait pas voulu à toute force me signer une promesse de mariage. Vous sentez que, dans notre partie, les établissements sont si rares... j’avais presque dit oui... lorsqu’il y a quelques jours, le perfide a disparu sans qu’on sache ce qu’il est devenu ; mais vous sentez bien qu’il faut qu’il reparaisse, et que ce serait jouer de malheur si nous ne trouvions pas là de quoi faire un bon procès, à présent qu’on en fait sur tout...

DALLAINVILLE, souriant.

Et vous êtes bien sûre que le procès aura lieu ?

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Mais j’ai déjà un avoué...

DALLAINVILLE.

Oui... C’est bien une raison, et je vous souhaite bonne chance...

LISE.

Mais, la toque...

MADEMOISELLE BOLIVAR.

La voici, et j’espère que vous n’aurez jamais rien vu de meilleur goût... Toutes nos connaissances seront au tribunal... l’avocat général et le président sont contre moi... Si vous voulez, on peut les changer... d’ailleurs on connaîtra tous les détails... et avec un peu de gaze dans certains endroits... Et puis je plaiderai moi-même ; on assure que c’est d’un effet immanquable.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants. (Sophie.)

Les beautés du quartier d’Antin
En foule assiègent l’audience
Et de l’avocat féminin
Viennent applaudir l’éloquence !
Puis, le lendemain, quel bonheur !
La vertu de la demoiselle
Est insérée au Moniteur
Dans la partie officielle.

Mademoiselle n’a pas besoin d’autre chose pour le moment ?

LISE.

Non... je ne vois pas, à moins que bientôt peut-être...

DALLAINVILLE.

Allons, tu n’oses pas dire qu’il te faudra une parure de noces ; mais au fait, c’est au jeune César à s’en charger.

MADEMOISELLE BOLIVAR.

J’entends, M. César, c’est le futur... je puis répondre à mademoiselle que quand elle sera mariée... si elle veut se confier à mes soins, personne ne l’égalera pour la mise, la tenue, l’élégance... et surtout pour la nouveauté... La belle avance d’avoir la mode d’après la seconde ou la troisième édition... avec moi mademoiselle aura tout inédit.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur César !

DALLAINVILLE.

C’est juste... faites entrer.

LISE, à Mademoiselle Bolivar.

Voulez-vous porter cela dans ma chambre à coucher et examiner en même temps mon dernier chapeau dont je voudrais changer les fleurs ?

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Pourquoi donc ?

Air : La loterie est la chance. (Sophie Arnould.)

Votre guirlande est fort belle,
Nous connaissons notre état,
Et je vais, mademoiselle,
Lui rendre tout son éclat.
Après deux ou trois épreuves,
Nous avens des fleurs de prix,
Que l’on fait passer pour neuves,
Et les plus fins y sont pris.

Ensemble.

DALLAINVILLE.

Puisqu’enfin mademoiselle
Connaît si bien son état.
On s’en rapporte à son zèle
Pour lui rendre son éclat.

LISE.

Puisqu’enfin mademoiselle
Connaît si bien son état,
Je m’en rapporte à son zèle
Pour lui rendre son éclat.

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Votre guirlande est fort belle, etc.

Mademoiselle Bolivar sort par la droite.

 

 

Scène III

 

DALLAINVILLE, LISE, CÉSAR neveu

 

DALLAINVILLE.

Ah ! c’est vous, mon cher ami ? Qu’est-ce qui nous procure le plaisir de vous voir si matin ?

CÉSAR neveu.

Une affaire très importante... Oserais-je demander à mademoiselle des nouvelles de sa santé ?... C’est une affaire...

À Dallainville.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

J’ai dans certain vieux secrétaire
Trouvé des papiers qui, je croi,
Pourraient vous être nécessaires.

Cherchant.

Les aurais-je laissés chez moi ?

LISE.

Seraient-ils perdus, quel dommage.

DALLAINVILLE, à Lise, à part.

Tout cela se retrouvera,
Et tu verras qu’il viendra, je le gage,
Nous les porter ce soir à l’Opéra.

Haut, à César.

Ces vieux parchemins-là sont quelquefois très intéressants et très précieux ; il y a souvent des comtes et des barons dont on ne se doute pas, et l’on ne peut s’imaginer combien, depuis quelque temps, il s’en est retrouvé dans les papiers de famille. Mais puisque vous aviez à parler d’affaires, il fallait donc venir déjeuner avec nous.

CÉSAR neveu.

Il m’aurait été impossible... j’ai un oncle que je viens d’embarquer dans la diligence de Bordeaux, lui et son domestique...

DALLAINVILLE.

Ah ! vous avez un oncle !... qui est sans doute, comme vous, dans la diplomatie ?

CÉSAR neveu.

Mon oncle ne veut occuper aucun emploi, il n’est rien.

DALLAINVILLE.

J’entends... vingt-cinq à trente mille livres de rentes... un riche propriétaire et peut-être garçon ?

CÉSAR neveu.

Justement.

DALLAINVILLE.

Diable ! un oncle à succession ; parbleu ! je suis fâché qu’il soit parti aujourd’hui, et c’est fort mal à vous de ne pas nous l’avoir présenté !...

CÉSAR neveu.

Mille pardons... parti de bonne heure pour les colonies, il fuit la société... le monde... il n’en a pas l’habitude et en connaît peu les usages...

DALLAINVILLE.

Tant mieux ! morbleu ! tant mieux ! un marin, n’est-ce pas ? franc, brusque, un bon cœur...

CÉSAR neveu.

Ah !... un cœur excellent.

DALLAINVILLE.

Et une tête...

CÉSAR neveu.

Il n’y en a pas deux pareilles.

DALLAINVILLE.

Voilà les caractères que j’aime. Et vous n’avez que lui de parents ?

CÉSAR neveu.

Non, monsieur.

À part.

Ah ! mon Dieu, voilà des informations... j’ai bienfait, je crois, d’éloigner mon oncle...

 

 

Scène IV

 

DALLAINVILLE, LISE, CÉSAR neveu, JASMIN

 

JASMIN, à la cantonade.

Je vous dis que je parlerai à M. César... il doit être ici, car j’ai vu son cabriolet à la porte.

CÉSAR neveu.

Eh ! mon Dieu !... c’est Jasmin, le domestique de mon oncle... Comment ! toi que, il y a trois heures, j’ai vu partir dans la diligence...

JASMIN.

Oui, monsieur... je vous expliquerai ce qui nous a fait revenir, mon maître et moi.

CÉSAR neveu.

Comment ! mon oncle...

JASMIN.

Oui, monsieur... il est là, en bas, sous la porte cochère, qui voudrait vous parler... et qui siffle un petit air en vous attendant.

CÉSAR neveu.

Ah ! mon Dieu... j’y cours...

DALLAINVILLE.

Je ne le souffrirai pas...

Au domestique.

Faites monter...

À César neveu.

Je veux que vous receviez votre oncle dans ce salon.

CÉSAR neveu.

Je vous remercie infiniment... mais je ne veux point abuser... il a sans doute à me parler en particulier...

DALLAINVILLE.

Qu’à cela ne tienne, nous nous retirons... point de résistance, ou je me fâche. Je cours m’habiller pour recevoir votre oncle... je vous prie d’en user comme chez vous.

Air du vaudeville du Bouquet du Roi.

Faites attendre en ces lieux
Cet oncle que je révère,
Dans quelques instants j’espère
Vous recevoir tous les deux.

À Lise.

Accueillons-le comme il faut ;
Moi, je t’engage à lui plaire :
Cet oncle pourrait bientôt
Devenir le tien, ma chère.

Ensemble.

DALLAINVILLE et LISE.

Faites attendre en ces lieux, etc.

Lise et Dallainville sortent.

 

 

Scène V

 

CÉSAR neveu, seul

 

Ah ! je crois deviner ce qu’il a voulu me dire... mais mon oncle, qui diable peut le ramener ? c’est ma mauvaise étoile...

 

 

Scène VI

 

CÉSAR oncle, CÉSAR neveu

 

CÉSAR oncle, vêtu très simplement, chapeau rond ; il a une petite badine à la main, il entre avec rapidité et renverse un fauteuil en entrant.

Air : Verse encor.

Oui, c’est moi. (Ter.)
Enfin je te revoi ;
Au destin j’en rends grâce.
Quel bonheur ! c’est toi
Que je revoi...
Il faut que je l’embrasse
Une seconde fois.

CÉSAR neveu.

Par quelle circonstance ?

CÉSAR oncle.

Tu le vois, mon ami,
Les tourments de l’absence
Ne m’ont pas trop maigri.
Oui, c’est moi, etc.

Parbleu ! mon cher ami, je ne croyais pas te revoir de sitôt ; partir pour Bordeaux et se retrouver au bout de trois heures... c’est charmant... Que je l’embrasse encore !

CÉSAR neveu.

Mais comment se fait-il ?...

CÉSAR oncle.

Je te jure que ce n’est pas ma faute... je voulais partir... je te l’avais promis... parce que voilà assez longtemps. Dieu merci ! que j’use de ta bourse et de ton crédit, et que je t’ai déjà occasionné deux ou trois mauvaises affaires... dont tu t’es toujours tiré à ton avantage, parce que, je ne sais pas comment tu fais... mais toi... tout le monde t’aime, t’estime... aussi, morbleu ! je suis fier de mon neveu, et, je te l’ai toujours dit, tu feras honneur à la famille.

CÉSAR neveu.

Mon oncle... votre aventure ?

CÉSAR oncle.

Tu sais que j’avais de fortes raisons de quitter Paris, sans compter celles que tu ne connais pas.

Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

Me voilà donc dans les célérifères,
Fuyant Paris et cherchant le repos ;
Malgré les cahots, les ornières,
Je roulais gaiement vers Bordeaux.
Je savais bien dans cette ville immense
Que je n’aurais de guide ni d’appui,
Mais de son vin je gardais souvenance,
Et j’étais sûr d’y trouver un ami.

J’avais en outre cinquante louis dans ma bourse... je te les dois encore, mais je ne l’en parle pas... parce que ça m’est arrive si souvent...

CÉSAR neveu.

Oui, mon oncle.

CÉSAR oncle.

Tu sens bien que, dans une diligence, il faut dormir ou causer... On faisait des calembours dans le cabriolet, de la politique sur l’impériale, et nous avions entamé dans l’intérieur une petite dissertation sur le tric-trac, où je suis d’une certaine force... lorsqu’à Bourg-la-Reine, à deux lieues de Paris... le conducteur, qui était dans une discussion sur l’équilibre de l’Europe, ne s’aperçoit pas que la diligence vient de perdre le sien, et nous versons au milieu de la route. Pendant que le postillon relève la voiture, on entre dans une auberge... nous ne trouvons ni rafraîchissements ni déjeuner, mais en revanche et par un grand bonheur, nous trouvons un tric-trac dans la salle des voyageurs. Moi qui n’aime pas à perdre de temps, me voilà au jeu avec un de mes voisins, un sournois qui n’avait rien dit de toute la route... Morbleu ! je n’ai jamais, je crois, si bien joué, et tout le monde m’adressait des compliments ; mais on ne peut pas tout faire à la fois : je jouais toujours bien, mais je ne gagnais jamais ; en moins d’une heure mes cinquante louis avaient changé de poche et, quand la voilure s’est trouvée sur pied, je me suis trouvé à sec... impossible d’aller à Bordeaux. Ma foi, je prends mon parti : le temps est beau, la route est belle, et je reviens à Paris à pied, la canne à la main, en propriétaire... ruiné !... car je n’ai plus rien pour le moment, qu’une faim d’enfer, et je comptais aller te demander à déjeuner à ton hôtel lorsque j’ai cru reconnaître ton cabriolet arrêté à cette porte.

CÉSAR neveu.

Comment ! mon oncle, vous ne serez donc jamais raisonnable... aller jouer sur la grande route, dans une hôtellerie... avec un inconnu, peut-être un fripon... En vérité, je ne conçois pas...

CÉSAR oncle.

La ! qu’est-ce que je disais à Jasmin ? j’étais sûr que tu allais me gronder... Cependant, mon garçon, ce n’est pas ma faute, j’avais juré de ne plus entrer dans une maison de jeu... mais je n’avais pas pensé aux auberges... Si tu avais un peu réfléchi, tu aurais senti qu’il est impossible d’aller d’ici à Bordeaux sans s’arrêter... il faut être juste aussi !

CÉSAR neveu.

Eh bien ! non... mon oncle, je ne vous gronde pas... mais voyons promptement ce qu’il faut faire. Vous avez ici des créanciers qui peuvent vous inquiéter... jusqu’à ce que j’aie arrangé vos affaires, il faut donc vous éloigner et repartir dès demain ; vous n’avez plus d’argent, je vous en donnerai... mais, au nom du ciel ! soyez un peu plus rangé... moi je ne vous demande rien...

CÉSAR oncle.

Voilà pourquoi je liens à n’avoir d’autre créancier que toi, mon pauvre Charles, mon ami... mon neveu... tu es bien le fils de ton père.

S’essuyant les yeux.

Il m’a prêté de l’argent toute sa vie, ton père ; mais ce n’est pas ma faute, j’ai toujours été mauvais sujet... c’est-à-dire je l’étais, car je te jure bien que maintenant tu peux t’en rapporter à moi...

 

 

Scène VII

 

CÉSAR oncle, CÉSAR neveu, MADEMOISELLE BOLIVAR, sortant de l’appartement à droite

 

CÉSAR oncle, apercevant Mademoiselle Bolivar.

Ah ! mon Dieu, quelle rencontre !...

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Je ne me trompe pas... c’est bien lui.

Bas à César neveu.

N’est-ce pas M. Dervigny avec qui vous causiez là ?

CÉSAR neveu.

M. Dervigny, non, on ne l’a jamais appelé ainsi... c’est M. César.

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Monsieur César ! quelle découverte...

À part.

Courons faire prévenir M. Dallainville, sa fille et mon avoué.

À César oncle.

Je ne vous ferai pas de reproches, monsieur, je sais maintenant où vous retrouver.

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

L’avoué, l’avocat, le notaire
M’ont promis d’employer tous leurs soins,
Et c’est vingt mille écus, je l’espère,
Qu’il vous en coûtera pour le moins.
Vous verrez enfin, vous et les vôtres,
Puisqu’ hélas rien ne vous a touché,
Qu’avec des vertus comme les nôtres
On n’en est pas quitte à bon marché.

Elle salue et sort.

 

 

Scène VIII

 

CÉSAR oncle, CÉSAR neveu

 

CÉSAR neveu.

Eh bien ! mon oncle, qu’est-ce que c’est que cette petite demoiselle ?...

CÉSAR oncle.

Ma foi, mon ami, je ne sais pas trop... c’est une personne fort estimable... du reste... j’espère que tu ne lui as pas dit qui j’étais ?

CÉSAR neveu.

Si, mon oncle, je lui ai dit votre nom...

CÉSAR oncle.

Diable ! tu as eu tort... très grand tort... parce qu’il ne faut jamais... moi, d’abord, je ne la connais que de vue... pour l’avoir saluée quelquefois rue Vivienne...

CÉSAR neveu.

Aussi, mon oncle, je vous le demande, pourquoi saluez-vous une marchande de modes ?

CÉSAR oncle.

Écoute donc, un garçon salue tout le monde.

Air : Ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut. (Rien de trop.)

On peut, je crois, être poli
Sans que cela vous déshonore ;
Je le fus toujours jusqu’ici
Et j’espère bien l’être encore.
Cela n’engage à rien vraiment,
S’il fallait épouser sans cesse
Celles qu’on salue en passant,
Que deviendrait la politesse ?

Je te le répète, je suis garçon.

CÉSAR neveu.

Mais aussi, pourquoi êtes-vous garçon ?... Depuis dix ans... quinze ans... que ne vous êtes-vous marié ? vous seriez dans votre ménage, vous auriez des enfants...

CÉSAR oncle.

Eh bien ! vois-tu, si je ne me suis pas marié, ingrat, c’est pour toi, parce que je ne voulais pas te priver de ma succession...

CÉSAR neveu.

Eh ! mon oncle... votre succession... j’y renonce d’avance... pourvu que vous soyez tranquille... heureux... c’est tout ce que je désire ; mais est-ce une existence que la vôtre ?... à cinquante ans, sans famille, sans état, et par vos inconséquences vous attirant tous les jours de fâcheuses affaires... car enfin, si tout à l’heure quelqu’un de la maison avait été témoin...

CÉSAR oncle.

Mais écoute donc aussi... tu me grondes toujours.

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

Si ma fortune est défunte,
Ma bonne humeur ne l’est point :
Même elle augmente en un point
C’est que ceux à qui j’emprun
S’en amusent les premiers ;
J’ai même, ces jours derniers,
J’ai fait rire trois huissiers.
Que me reste-t-il sur terre ?
Ma folie et ma gaîté,
La seule propriété
Dont je n’aie pu me défaire,
Car je ne les aurais plus
Si l’on prêtait là-dessus.

 

 

Scène IX

 

CÉSAR oncle, CÉSAR neveu, UN VALET

 

LE VALET.

Monsieur m’a chargé de vous dire qu’il était prêt à vous recevoir dans son cabinet.

CÉSAR oncle.

Hein ! qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ? Je ne sais pas où je suis... je présume que c’est un de tes amis.

CÉSAR neveu.

Non pas...

À part.

Diable ! il agirait sans façon et se mettrait à son aise.

Haut.

C’est un monsieur que je connais très peu et avec qui je suis en relations d’affaires, il n’est pas nécessaire que vous m’accompagniez chez lui... si vous voulez m’attendre à l’hôtel...

CÉSAR oncle.

C’est que je n’aurais pas été fâché de déjeuner...

CÉSAR neveu.

Eh bien ! mon cher oncle, partez, je vous prie... je vous rejoins sur-le-champ.

À part.

Il vaut mieux ne m’arrêter qu’un instant chez M. Dallainville.

Au valet.

Lafleur, je vous suis.

César neveu sort, suivi du valet.

 

 

Scène X

 

CÉSAR oncle, seul

 

Partir... partir... c’est bientôt dit ; je ne partirai certainement pas seul et à pied dans Paris, en plein midi... D’abord, je ne vois pas trop quelle route tenir... pour traverser les ponts... Si je prends par la rue Mazarine... je passe devant ce juif à qui je dois de l’argent et qui est toujours à sa fenêtre... rue Dauphine... j’ai mon tailleur... rue de Seine, mon bottier et mon libraire... je ne vois pas une me de Paris qui ne m’offre un inconvénient... Mon neveu a raison, voilà longtemps que je fais le garçon, il faut absolument que je me marie... ne fût-ce que pour circuler librement dans la capitale.

Air de Julie.

Pour être à l’abri de l’orage,
Pour éviter tout fâcheux créancier,
Pour être heureux enfin, peut-être sage,
Chacun le dit, il faut se marier.
Mainte folie ai fait dans ma jeunesse,
Qui ne menait à rien, c’est un grand tort.
Faisons cette dernière encor,
Puisqu’elle mène à la sagesse.

Mais je veux une jolie femme et une jolie dot, une jolie dot surtout à cause démon neveu... Pauvre garçon, je veux qu’il ait tout mon bien... tout... dès que j’en aurai, parce qu’enfin, je suis son oncle... si on ne faisait pas quelque chose pour sa famille... Hein ! qui vient là ?...

 

 

Scène XI

 

LISE, CÉSAR oncle

 

CÉSAR oncle, à part.

Diable... une jolie personne qui a l’air d’être chez elle... c’est sans doute la fille de la maison...

Haut, à Lise.

Mille pardons... mademoiselle, de me trouver ainsi dans ce salon sans être connu...

LISE.

Vous l’êtes plus que vous ne croyez... M. votre neveu nous avait prévenus de votre arrivée...

CÉSAR oncle.

Ah ! mon neveu vous avait dit... c’est, parbleu ! fort bien à lui.

LISE.

Mon père se fait un plaisir de vous recevoir... et c’est en attendant que j’ai pris la liberté de venir vous tenir compagnie.

À part.

C’est son oncle ! si je pouvais me le rendre favorable...

CÉSAR oncle.

Certainement, mademoiselle...

À part.

Ma foi, le père et la fille sont très honnêtes... jolie tournure... physionomie décente... c’est bien quelque chose comme va qu’il me faudrait...

LISE.

Mais vous arrivez, nous a-t-on dit... Si vous vouliez prendre quelque chose...

CÉSAR oncle.

Ma foi... très volontiers, puisque vous voulez avoir cette bonté-là... une tranche de jambon... une côtelette ou ce qu’il y aura.

LISE.

Lafleur ! hé ! vite à déjeuner à monsieur.

On apporte le déjeuner et César oncle mange avec avidité.

CÉSAR oncle.

Je vous demande pardon d’en agir ainsi sans façon.

LISE.

Au contraire, si vous saviez quel plaisir vous me faites ! Vous aviez bien faim ?

CÉSAR oncle.

Air du vaudeville du Mariage de Figaro.

J’en conviens, pour mille causes,
Au repas je fais honneur :
Teint de lis, lèvres de roses,
Mets choisis... œil enchanteur,
Vins exquis... combien de choses
Dont une seule suffit
Pour donner de l’appétit !

À part, mangeant.

Diable... maison charmante.

Haut.

Mais je suis honteux que vous daigniez rester là... Si j’avais une vingtaine d’années de moins, le tête-à-tête serait plus agréable.

LISE.

Eh ! mon Dieu, quelle idée avez-vous donc de moi ? Je vous jure, monsieur, que j’ai toujours préféré les gens raisonnables.

CÉSAR oncle.

Vous ne pouviez pas mieux tomber.

LISE, souriant en le regardant.

Les gens de cinquante ans, par exemple.

CÉSAR oncle.

Eh ! mais, c’est à peu près mon âge.

LISE.

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)

En raisonnant ainsi, je pense,
On fait prouve d’un grand bon sens.
Je conçois peu la préférence
Que l’on accorde aux jeunes gens.
Oui, savoir plaire est un art véritable,
Et de l’apprendre ils n’ont pas eu le temps,
On doit être bien plus aimable
Quand on l’est depuis cinquante ans.

CÉSAR oncle, à part.

Voilà la première femme que je rencontre qui ait un goût aussi décide pour l’âge mûr.

Haut.

Comment ! vrai, je ne vous fais pas peur ?

LISE.

Un peu d’abord... mais maintenant cela s’est dissipé, vous avez l’air si bon !

CÉSAR oncle, à part.

C’est fini, je ne trouverai pas mieux que cela.

Haut.

Tenez, puisque mon neveu vous a parlé de moi, il a dû vous dire que j’appelais les choses par leur nom... moi, je vous trouve charmante.

LISE.

Dites-vous vrai ?... Ah ! que je suis heureuse.

À part.

Moi qui avais peur de ne pas lui plaire.

CÉSAR oncle.

Et vous n’êtes pas encore mariée ?

LISE, baissant les yeux.

Mariée !...

À part.

Si j’osais, ce serait là l’occasion de lui parler.

Haut.

Mariée... non, monsieur, mais si vous vouliez...

CÉSAR oncle, vivement.

Comment ! si je voulais...

LISE, de même.

Ah ! monsieur, j’ai peut-être eu tort de vous parler ainsi ! je suis légère, étourdie ; mais, je vous en prie, monsieur, ne me jugez pas là-dessus et n’allez pas concevoir de moi une mauvaise idée...

CÉSAR oncle.

Du tout... je suis au contraire enchanté de votre franchise, c’est ce qu’il me faut, c’est ce que j’aime.

À part.

Mais quel dommage que mon neveu ne soit pas là dans la maison ! parce que décidément, voilà l’épouse qui me convient ; il est fâcheux que...

 

 

Scène XII

 

LISE, CÉSAR oncle, DALLAINVILLE

 

LISE, l’apercevant.

C’est mon père... mais je n’aperçois pas avec lui M. votre neveu.

DALLAINVILLE, à César oncle.

Il vient de me quitter, à peine est-il resté quelques minutes avec moi, tant il avait hâte de vous retrouver.

CÉSAR oncle.

Oui, il m’avait donné rendez-vous à son hôtel... mais le désir de faire connaissance avec vous... surtout d’après l’accueil enchanteur que m’a fait mademoiselle votre fille...

DALLAINVILLE, saluant.

Monsieur, je vous prie de croire que je partage tous ses sentiments.

CÉSAR oncle, à part.

Par exemple, voilà un père surnaturel...

DALLAINVILLE.

Sans flatterie, là... comment la trouvez-vous ?

CÉSAR oncle.

Ma foi, monsieur... je la trouve...

À part.

Ah çà ! qu’est-ce qu’ils ont donc ?...

Haut.

je la trouve si bien que si j’osais...

À part.

Ma foi, je ne vois pas pourquoi je ne me présenterais pas... au pis aller... je serai refusé et voilà tout !

Haut.

Monsieur, vous connaissant à peine, ma proposition va vous paraître bien étrange et bien hardie...

DALLAINVILLE.

En aucune sorte, je sais que vous êtes franc et loyal comme un marin.

CÉSAR oncle.

C’est vrai...

Air du vaudeville des Scythes et des Amazones.

J’ai passé trente ans de ma vie
Parmi les marins, les colons,
Je parle sans cérémonie
Et j’agis toujours sans façons.
Oui, ce bon ton, morbleu ! que je dédaigne
N’est qu’un vain nom, qu’un inutile soin ;
Du cabaret, voyez-vous, c’est l’enseigne.
Et le bon vin n’en eut jamais besoin.

Oui, mais vous ne vous doutez peut-être pas du sujet sur lequel je vais vous entretenir...

DALLAINVILLE.

Au contraire... je vous ai deviné et je vous comprends à merveille, il s’agit de ma fille, n’est-il pas vrai ?... Eh bien ! vous me prévenez, car j’allais vous en parler.

CÉSAR oncle.

Comment ?...

DALLAINVILLE.

Oui, d’après ce que m’a dit votre neveu, j’ai vu qu’on pouvait se fier à vous... que vous étiez homme d’honneur... et fort aimable, quoique un peu brusque.

CÉSAR oncle.

Mon neveu est trop bon... il a toujours pensé trop de bien de son oncle.

DALLAINVILLE.

Du tout, monsieur, et je me fais un honneur de m’allier à une famille telle que la vôtre...

CÉSAR oncle.

Non, monsieur... c’est moi.

DALLAINVILLE.

C’est moi, vous dis-je...

CÉSAR oncle.

Je vous disais donc que votre fille m’a paru charmante... et d’après ce que j’ai cru voir tout à l’heure...

DALLAINVILLE, lui prenant la main.

Vraiment... c’est très bien... c’est à merveille... mais ne parlons pas de ces choses-là tout haut...

CÉSAR oncle.

C’est trop juste, c’est entre nous.

DALLAINVILLE.

Ma chère Lise...

LISE.

Mon père, je vous laisse.

CÉSAR oncle, la saluant.

Vous me permettez donc de m’occuper de vous ?

Lise lui fait la révérence et sort.

 

 

Scène XIII

 

CÉSAR oncle, DALLAINVILLE

 

CÉSAR oncle.

Ah çà ! maintenant que nous sommes seuls... je ne vais pas par quatre chemins... je vous prie ne pas m’en vouloir si j’aborde franchement la question.

DALLAINVILLE.

Nullement, vous pouvez parler.

CÉSAR oncle.

Air : Femmes voulez-vous éprouver. (Le Secret.)

Eh bien ! il faut trancher le mot,
Dût ma franchise vous déplaire,
Dans le mariage la dot
Est le point le plus nécessaire.
Votre fille, on le dit partout,
Réunit grâce, esprit, tournure :
La nature lui donna tout ;
Faites-vous comme la nature ?

DALLAINVILLE.

Écoutez... je n’ai qu’une fille et je suis riche ; mais j’aime beaucoup mes aises et je tiens à ne pas me dessaisir.

CÉSAR oncle.

Diable !...

DALLAINVILLE.

Je lui donne vingt mille livres de rente aujourd’hui et autant après ma mort... ça vous convient-il ?

CÉSAR oncle, lui prenant la main.

Touchez là.

DALLAINVILLE.

À moins que vous n’ayez là-dessus quelques objections à me soumettre.

CÉSAR oncle.

Du tout, du tout... Ce que vous ferez sera bien fait.

DALLAINVILLE.

Quant à vous, monsieur, vous agirez comme vous l’entendrez et d’après ce que votre cœur vous dictera.

CÉSAR oncle.

Tout, monsieur, tout, à l’exception de l’argent comptant.

DALLAINVILLE.

Je vous prie de croire que nous n’exigeons rien de vos biens, absolument rien ! nous vous laissons à cet égard toute la latitude...

CÉSAR oncle.

Et vous faites bien.

DALLAINVILLE, lui serrant la main avec affection.

Je le sais !

CÉSAR oncle, de même.

Monsieur !... vous êtes l’homme le plus honnête et le plus étonnant que je connaisse.

 

 

Scène XIV

 

CÉSAR oncle, DALLAINVILLE, UN VALET

 

LE VALET, à Dallainville.

Monsieur, c’est une lettre et une feuille de papier timbré à votre adresse...

DALLAINVILLE.

À moi... une signification ?

À César oncle.

Voulez-vous permettre ?

À part, lisant.

« J’ai l’honneur de vous prévenir... »

Regardant la signature.

Ce n’est pas pour moi... c’est la marchande de modes de ma fille... « de vous prévenir, monsieur... » Si vraiment !

Lisant à voix basse.

« que le M. César qui doit épouser votre fille n’est autre que mon traître, mon perfide. Vous trouverez ci-jointe la promesse de mariage qu’il m’a faite, dûment signifiée et enregistrée... » Qu’est-ce que cela veut dire ?... « J’espère qu’il n’y aura pas besoin d’autre opposition au mariage, surtout quand vous saurez qu’il est criblé de dettes, ainsi que l’attesteront les visites de ses créanciers que je vais faire prévenir et envoyer chez vous. »

Haut.

Voilà qui est bien inconcevable !...

CÉSAR oncle.

Eh bien ! mon cher, qu’avez-vous donc ?

DALLAINVILLE.

Rien... Je sais d’ordinaire le peu de cas qu’on doit faire de pareils avis ; mais cependant, il serait peut-être imprudent de les négliger tout à fait.

CÉSAR oncle.

Que voulez-vous dire ?

DALLAINVILLE.

Je vous l’avouerai... je viens de recevoir sur les mœurs et la conduite de votre neveu les renseignements les plus défavorables...

CÉSAR oncle, voulant prendre le papier.

Comment ! il serait possible...

DALLAINVILLE.

Allons ! n’allez pas vous fâcher... et lui faire des scènes... je vous déclare, moi, que je n’en crois rien... mais encore faut-il savoir...

CÉSAR oncle.

Comment, savoir... mais sur-le-champ ! Je voudrais bien voir que mon neveu se permît... diable ! c’est que je ne plaisante pas...

DALLAINVILLE.

Vous êtes aussi trop sévère... ce n’est peut-être qu’une folie de jeune homme, et, d’ailleurs, dans nos lois, cette promesse de mariage... car c’en est une... ne peut être valable et n’est sans doute qu’une plaisanterie.

CÉSAR oncle.

Une promesse de mariage !... Comment ! morbleu ! lui qui a un air si sage, si Caton... qui à chaque instant me fait des sermons...

DALLAINVILLE.

Ah ! il vous fait des sermons !

CÉSAR oncle.

Oui, monsieur... et il a fait des promesses de mariage ! parbleu ! et moi aussi j’en ai fait... c’est-à-dire que j’en ai fait dans mon temps... mais au moins j’en convenais. Tenez, voyez-vous, ce qui me fait le plus de peine dans sa conduite, c’est qu’il est sournois !

Air : Morbleu ! je ne prétends pas dire. (L’Éclipse totale.)

Avec chagrin je vois qu’il se déguise ;
Chacun peut errer ici-bas,
Mais tout s’excuse avec de la franchise,
Aussi, morbleu ! je ne me cache pas.
La modestie au fond pourtant me touche :
Sur le bien que j’ai fait déjà,
Sur l’argent que ma main prêta,
Je défierais que l’on ouvrît la bouche,
Mais mes défauts, chacun vous les dira.

DALLAINVILLE.

Je vous en estime davantage.

CÉSAR oncle.

Ah çà ! mon neveu et moi, ça fait deux... et j’espère que pour nous ça ne changera pas...

DALLAINVILLE.

Non, certainement, cela ne changera rien à nos relations ensemble... vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus... Mais vous sentez bien maintenant que jusqu’à ce que tout cela soit éclairci... il est impossible de conclure... ce serait même une imposture, que la tranquillité et l’honneur de la famille exigent qu’on sache à quoi s’en tenir... je suis sûr qu’un retard de quelques mois ne vous fera rien et que vous serez de mon avis.

Il le salue et sort.

 

 

Scène XV

 

CÉSAR oncle, seul

 

Quelques mois ! quelques mois... il est bon, comme si j’avais le temps d’attendre... Morbleu !... une affaire qui était en si bon train ! faut-il que l’inconduite de mon neveu... il y a toujours comme cela, dans les familles, des gens qui vous font du ton !...

 

 

Scène XVI

 

CÉSAR oncle, JASMIN

 

CÉSAR oncle.

Ah ! c’est toi, Jasmin...

JASMIN.

Eh ! oui, monsieur... j’étais las de vous attendre, et je vous croyais parti.

CÉSAR oncle.

Il s’agit bien de cela... une affaire magnifique... un établissement superbe...

JASMIN.

Pour vous, monsieur ?

CÉSAR oncle.

Oui, pour moi... et j’ai besoin plus que jamais de toute ton adresse.

JASMIN.

J’entends... faire la cour à la fille, endoctriner le père...

CÉSAR oncle.

Tout cela est arrangé, conclu, décidé : je ne sais pas comment ils ont fait, ils m’adorent tous... Mais il y a un grand inconvénient, ils demandent du temps...

JASMIN.

Ils en demandent ?... Eh bien ! il faut leur en donner, et d’autant plus facilement que c’est à peu près la seule chose dont nous puissions disposer.

CÉSAR oncle.

Oui, mais attendre, c’est vouloir tout perdre... ces gens-là ont de moi la plus haute opinion... tu sens bien que ça ne peut pas durer...

JASMIN.

Sans doute... il est même déjà assez étonnant que... Quel parti prendre ?...

CÉSAR oncle.

Si on brusquait les événements ?...

JASMIN.

Ma foi, oui... Le père y consent ?...

CÉSAR oncle.

La fille aussi !... Ce n’est pas la première folie que nous ferons.

JASMIN.

Celle-là du moins est louable et légitime... c’est pour épouser !...

CÉSAR oncle.

Mon ami... je t’entends, il n’y a pas d’autres moyens... c’est même un service à leur rendre.

JASMIN.

Sans doute... le père se fâchera d’abord, et puis en sera enchanté...

CÉSAR oncle.

C’est dit, comme l’autre fois.

JASMIN.

Oui, monsieur, mais pour ces coups-là il faut de l’argent.

CÉSAR oncle.

Eh bien ! n’avons-nous pas mon neveu ?... Il ne peut pas s’opposer à mon établissement.

JASMIN.

Oui, monsieur, mais nous lui avions promis de ne plus être mauvais sujet.

CÉSAR oncle.

C’est juste, au seul mot d’enlèvement, ce serait encore des objections... des sermons, et cependant...

Air du vaudeville de Florian.

Je sais qu’il ne s’épargne rien,
Quoiqu’il fasse le bon apôtre,
Et lui qui me prêche si bien
En cachette en fait plus qu’un autre.
Il met à profit les instants,
Et fait, d’une façon charmante,
Autant de tours qu’à dix-huit ans
Et plus de sermons qu’à soixante.

C’est ennuyeux de ne pas pouvoir emprunter... gratis... Écoute, ne lui disons rien... je me fais avancer l’argent de demain pour mon voyage... et quand l’affaire sera terminée, je lui apprendrai tout en lui présentant sa tante...

JASMIN.

À merveille... il ne faut plus maintenant que trouver un moyen.

 

 

Scène XVII

 

CÉSAR oncle, JASMIN, DALLAINVILLE, LISE

 

DALLAINVILLE.

Ah ! monsieur, vous nous voyez désolés... Votre malheureux neveu...

CÉSAR oncle.

Eh bien ! morbleu ! Qu’est-ce que c’est ?

DALLAINVILLE.

Tout se confirme... il a donc de bien mauvaises affaires... On vient de présenter de lui une lettre de change de mille écus qui est protestée.

CÉSAR oncle.

Cela n’est pas possible !

LISE.

Il y a là-bas une douzaine de créanciers... des figures !... si vous les aviez vus...

CÉSAR oncle.

Je sais ce que c’est, je le sais !...

Air du Lendemain.

À part.

Ne pouvait-il par quelqu’épître
Les renvoyer ?... pauvre garçon !
Il faudra que, sur ce chapitre,
Je lui donne quelque leçon.
Mais d’où vient donc l’exactitude
De tout ce peuple créancier ?
C’est qu’il aura pris l’habitude
De les payer.

Toujours à part.

S’il faisait comme moi !...

LISE.

Et ils veulent entrer, sous prétexte qu’il est dans cette maison. Ce n’est pas cela qui m’effraie, mais je crains... qu’ils ne se rendent ensuite ou chez lui ou à son ministère, avant qu’on ait le temps de le prévenir.

CÉSAR oncle.

Non, parbleu ! je ne le souffrirai pas... Si j’avais des fonds dans ce moment, je paierais pour lui... mon pauvre neveu... le plus brave jeune homme !... Si vous saviez ce que je lui dois... je me ferais plutôt mettre en prison à sa place.

LISE.

Monsieur !

CÉSAR oncle.

Au fait, une bonne idée... puisque vous craignez pour lui... pendant qu’ils m’emmèneront... mon neveu aura le temps de s’éloigner... Jasmin, cours l’avertir, moi je reste ici.

DALLAINVILLE.

Monsieur ! une pareille générosité...

CÉSAR oncle.

Laissez donc, il en a t’ait bien d’autres pour moi... c’est à charge de revanche.

LISE.

Les voici...

 

 

Scène XVIII

 

CÉSAR oncle, JASMIN, DALLAINVILLE, LISE, TROUPE DE CRÉANCIER

 

Finale.

Air nouveau.

LISE.

Ah ! grand Dieu : quel fâcheux hasard !

LES CRÉANCIERS.

Il faut qu’on nous livre César.

CÉSAR oncle, sans regarder.

C’est moi, qui suis César.

LES CRÉANCIERS.

Oui, c’est lui, c’est bien lui,
Nous le tenons aujourd’hui.

JASMIN.

Monsieur, que venez-vous de faire ?

CÉSAR oncle, qui les voit.

Diable ! je suis pris, je le voi,
Mais c’est pour mon compte, ma foi !

TOUS.

Quelle aventure !

CÉSAR oncle, à Jasmin.

Sortons-en avec dignité.

À Dallainville et à Lise.

Adieu ! je perds ma liberté,
Pour l’amitié, pour la nature.
Adieu, (Bis.) mes bons amis.

LISE.

Mon père ! mon père,
Le laisserez-vous faire ?

DALLAINVILLE.

Je suis électrisé, vraiment,
Par ce noble dévouement.
Quel beau caractère !

Aux créanciers qui vont pour l’emmener.

Arrêtez... oui, dans cette occasion,
Moi je me rends sa caution.

JASMIN.

Voilà, j’espère,
D’honnêtes gens.

LES CRÉANCIERS.

Monsieur, c’est dix mille francs.

DALLAINVILLE.

Que m’importe ! avec un si galant homme
Je ne suis point inquiet de ma somme ;
Je signe.

JASMIN.

L’honnête homme !

CÉSAR oncle, à Dallainville.

Monsieur...

À part.

Je ne sais pas son nom...

Haut.

Voilà bien un trait de Caton.

DALLAINVILLE.

Avec un aussi galant homme.
J’aurai bientôt, je crois, ma somme.

CÉSAR oncle, aux créanciers.

Voilà votre argent compté,
Et maintenant dans Paris, je l’espère,
Je puis marcher en liberté.

LES CRÉANCIERS.

Voilà mon mémoire acquitté.

CÉSAR oncle.

Adieu, bon, excellent père.
Je l’échappe belle, morbleu !
Courons, courons chez mon neveu.

DALLAINVILLE et LISE.

Partez, homme estimable, adieu !
Et prévenez votre neveu.

LES CRÉANCIERS.

Nous l’échappons belle, morbleu !
Nous aurons notre argent. Adieu.

 

 

ACTE II

 

Un salon élégant, chez César neveu.

 

 

Scène première

 

CÉSAR oncle, seul, assis dans un fauteuil

 

Ma foi, reposons-nous de nos fatigues... me voici, grâce au ciel, arrivé à bon port et en sûreté chez mon neveu. Il est tort bien logé, mon neveu, et quand je compare son salon à ma petite mansarde... c’est fini, je renonce aux logements de garçon... c’est trop haut.

Air : Tous les matins, dans le jardin.

Oui, j’y renonce pour jamais.
Grâce à ma fortune nouvelle,
J’aurai des chevaux, des laquais,
Une maison et vaste et belle.
Jadis le plus simple logis
Suffisait au goût de mon âme.
Car je n’avais que mes amis.
Je vais avoir ceux de ma femme.

Mais je ne vois pas revenir Jasmin... je l’ai chargé de se tenir en embuscade et de tout voir... tout examiner... Pourvu que ce maraud-là n’aille pas me faire quelque étourderie... plus difficile et de plus scabreux... Je ne parle pas des enlèvements de l’Opéra... il y a toujours un tel accord que...

 

 

Scène II

 

CÉSAR oncle, CÉSAR neveu

 

CÉSAR neveu, à la cantonade.

Oui... que personne n’entre et qu’on me laisse seul...

Il se jette dans un fauteuil.

CÉSAR oncle.

Ah ! c’est toi, mon cher ami ?

CÉSAR neveu.

Oui, mon oncle... oui, c’est moi.

À part.

Je n’y tiens plus... j’étouffe de colère... me faire un pareil accueil...

CÉSAR oncle.

Qu’as-tu donc ?

CÉSAR neveu.

Rien... mon oncle... rien...

À part.

Mais j’apprendrai la cause de cet affront... refuser de me voir... de s’expliquer... son père, encore, cela pourrait se concevoir, mais elle !...

CÉSAR oncle.

Ah çà ! tu as quelque chose...

CÉSAR neveu.

Mais non, vous dis-je, laissez-moi...

CÉSAR oncle.

Que je te laisse, quand tu as du chagrin !...

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

Quand les honneurs, les plaisirs te surviennent,
Je ne vais pas t’offrir mon amitié ;
Mais tes chagrins, ventrebleu ! m’appartiennent
Et j’en réclame la moitié.
De tes bienfaits j’abuse sans excuses :
Tes soins, ton or, tout est à moi ;
Mais ton cœur change, et voilà, je le voi,
Le premier jour que tu refuses
De tout partager avec moi.

Voyons, Charles... mon garçon, qui t’a fait de la peine ? dis-moi seulement son nom, et je jure qu’avant une heure... tu m’entends... ou tu n’auras plus d’oncle, le diable m’emporte !

CÉSAR neveu.

Allons, qu’allez-vous donc supposer ?

CÉSAR oncle.

Alors c’est que tu es amoureux...

CÉSAR neveu.

Eh bien ! oui, mon oncle... je ne vous en ai pas parlé, c’était tout à fait inutile.

CÉSAR oncle.

Eh ! pourquoi cela ? j’aurais été trouver celle que tu aimes, je lui aurais dit : Mon neveu est un garçon charmant, un garçon d’esprit, vous ne trouverez pas mieux dans tout Paris... et corbleu ! vous l’épouserez... ou nous verrons.

CÉSAR neveu.

Voilà justement ce que je ne voulais pas... d’ailleurs tout serait inutile... Apprenez qu’aujourd’hui même, sans raison, sans motif... on me refuse la porte, et son père me donne à entendre qu’il me prie de suspendre mes visites...

CÉSAR oncle.

Refuser la porte à mon neveu !... dis-moi son nom, j’y vais tout de suite.

CÉSAR neveu.

Mais non... encore une fois vous gâteriez tout... Vous sentez bien qu’il y a là-dessous quelque rival... qu’on a cherché à me desservir... qu’on a calomnié ma conduite... Mais, grâce au ciel, on n’a rien à me reprocher... et je défie bien...

CÉSAR oncle.

Ah ! prends garde, cependant, il se pourrait que quelques-unes de tes... comment dirais-je cela... de tes espiègleries fussent parvenues...

CÉSAR neveu.

À moi, mon oncle ?...

CÉSAR oncle.

Air : Mahomet ! ton paradis des femmes.

Nous connaissons tes petites fredaines,
Tu peux parler devant moi franchement.
Allons, allons, mon cher, je sais des tiennes :
Je le vois bien, morbleu ! c’est dans le sang.

CÉSAR neveu.

Mais est-ce à moi ?...

CÉSAR oncle.

Cela court dans le monde.

CÉSAR neveu.

Quelle imposture ! ici je vous réponds !...

CÉSAR oncle.

Mais ne crains pas, mon Dieu ! que je te gronde :
Tu sais combien j’aime peu les sermons.

Il faut bien que jeunesse se passe, mais au moins on prend garde que cela ne se sache... car enfin, à moi qui te parle, ça m’a fait du tort.

CÉSAR neveu.

Ah çà ! mon oncle, avez-vous juré de me faire perdre la tête ?...

CÉSAR oncle.

Allons, allons ! je vois que tu n’es pas franc, je ne te presserai pas davantage... mais quelles sont tes intentions et que comptes-tu faire ?...

CÉSAR neveu.

D’abord découvrir mon rival, ce qui ne sera pas difficile... en examinant attentivement quelles sont les personnes qui fréquentent la maison.

CÉSAR oncle.

C’est bon... charge-moi de cela, je m’établis dans quelque café des environs, j’y prends négligemment une demi-douzaine de petits verres ou de demi-tasses... parce que, vois-tu, un homme qui prend un petit verre, ça n’excite pas de soupçons...

CÉSAR neveu.

Je vous remercie mille fois... mais vous oubliez que vous ne pouvez faire un pas sans courir le risque d’être arrêté par vos créanciers...

CÉSAR oncle.

Qu’est-ce à dire ?... Apprenez, monsieur, que je peux aller partout tête levée... Dieu merci ! on a du crédit et des amis qui donnent caution pour vous...

CÉSAR neveu.

Comment ! vous avez trouvé quelqu’un qui a donné caution pour vous ?

CÉSAR oncle.

Oui, monsieur, et si je voulais, je vous en dirais bien d’autres ; ainsi, sois tranquille... je vais te seconder et te servir dans tes amours... tu me connais.

CÉSAR neveu, à part.

C’est cela qui me fait trembler...

Haut.

Mon oncle, je vous en prie, je vous en supplie, ne vous mêlez de rien que je ne vous le dise... si j’ai besoin de vous, je jure de vous employer... mais jusque-là... attendez...

CÉSAR oncle.

Eh ! bien, mon garçon... je te le promets...

CÉSAR neveu.

Air : Je regardais Madelinette. (Le Poète satirique.)

Si Lise devient infidèle,
Hélas ! jugez de mon chagrin !
De nouveau je me rends chez elle,
Je veux connaître mon destin.

CÉSAR oncle.

Dans le danger qui t’environne,
Ton oncle au moins te restera.
L’amour parfois nous abandonne.
Mais la nature est toujours là.

Ensemble.

CÉSAR neveu.

Si mon amante est infidèle, etc.

CÉSAR oncle.

Si son amante est infidèle,
Hélas ! jugez de son chagrin !
De nouveau retourne chez elle,
Tâche d’apprendre ton destin.

César neveu sort.

 

 

Scène III

 

CÉSAR oncle, seul

 

Pauvre garçon !... j’en suis là tout ému... Conçoit-on qu’il y ait des gens qui puissent le refuser ?... un joli sujet... un charmant cavalier... qui tient à une excellente famille, et un cœur, surtout... Enfin lui et son père ont tout fait pour moi et je n’ai jamais rien fait pour eux ! rien... Je ne compte pas ce soufflet que j’ai donné l’autre jour à ce blanc-bec qui osait dire du mal de mon neveu, parce que ce soufflet-là ne lui a rien rapporté... mais son rival... Ah ! si je le rencontrais, mon pauvre Charles, quel plaisir j’aurais à donner ou à recevoir pour toi un bon coup d’épée ! je ne risque rien, je suis encore garçon... demain, je ne dis pas.

 

 

Scène IV

 

CÉSAR oncle, UN CHASSEUR en livrée

 

CÉSAR oncle.

Qui vient là ? Qu’est-ce que c’est ?...

LE CHASSEUR, tenant une lettre.

Monsieur César...

CÉSAR oncle.

C’est ici... donne.

Lisant.

« Monsieur, vous ne devez pas trouver étonnant que j’aie tout à l’heure refusé de vous recevoir... » Diable ! c’était pour mon neveu, et c’est sans doute une lettre du père inflexible... dont il m’avait parlé... Ma foi, puisque j’ai commencé...

Continuant.

« Quoiqu’il n’y ait entre nous aucune promesse formelle... vous devez comprendre qu’au point où nous en étions, votre présence serait pénible pour ma fille et nuirait même à tout autre établissement que je puis avoir en vue... » C’est clair, voilà le rival. « Je vous crois donc trop galant homme pour ne pas cesser vos visites, et vous prie de croire à l’expression de mes regrets et de ma considération. – Dallainville. » Ah ! il s’appelle Dallainville ?... Je ne le connais pas et n’en ai jamais entendu parler... Mais, parbleu ! voilà l’occasion que je désire.

Écrivant.

« Monsieur, je suis fâché de vous dire que vous êtes un sot, car  celui qui convient le mieux à votre fille est celui qu’elle aime ; je n’en obéirai pas moins à vos ordres, mais à une condition, c’est que vous m’apprendrez le nom et l’adresse de mon rival ; réponse s’il vous plaît et sur-le-champ. » Et je signe : « César. »

Au chasseur.

Tiens, porte cela à ton maître, à M. Dallainville, n’est-il pas vrai ?

LE CHASSEUR.

Oui, monsieur.

CÉSAR oncle.

Eh bien ! va, ne perds pas de temps et dis-lui que j’attends la réponse avec impatience.

 

 

Scène V

 

CÉSAR oncle, puis JASMIN

 

CÉSAR oncle.

J’ai mené ça rondement, et bientôt j’espère, sans que mon neveu s’en soit seulement douté... une... deux... Ah çà ! et mes affaires à moi, car il ne faut pas non plus les négliger.

JASMIN, passant sa tête par la porte et à voix basse.

Monsieur !...

CÉSAR oncle.

Eh ! arrive donc, malheureux...

JASMIN.

Ma foi ! monsieur, j’aurais voulu vous y voir... si vous saviez ce que j’ai fait... j’ose dire qu’à ma place vous n’auriez pas fait pire.

CÉSAR oncle.

Quelque gaucherie... j’en suis sûr, car je te vois un air tout effaré.

JASMIN, mystérieusement.

Monsieur votre neveu est-il chez lui ?

CÉSAR oncle.

Non, il est sorti.

JASMIN.

Tant mieux... cela nous laisse un peu de temps pour réfléchir et rassembler nos idées... là-dedans on peut attendre...

CÉSAR oncle.

Et qui ?

JASMIN.

Un instant, parlons bas, s’il vous plaît et procédons par ordre... D’après vos instructions, je me suis mis en embuscade dans la maison du faubourg Saint-Germain où vous avez ce matin déjeuné... impossible, comme vous l’espériez, de tenter un coup demain ; une maison superbe... de nombreux domestiques et des voisins...

CÉSAR oncle.

Ah diable !

JASMIN.

Attendez... Près de moi... sous la porte cochère... car je faisais mes observations dans la rue, une voiture élégante avait l’air d’attendre ses maîtres, lorsque je vois descendre et s’arrêter sous un vestibule une jeune personne que je reconnais du premier coup d’œil et qui était accompagnée d’une espèce de femme de chambre... on appelle plusieurs fois et d’un air d’impatience : « Lafleur... Lafleur !... » Point de Lafleur ; j’ai pensé que c’était le cocher, et, comme il ne venait pas, j’ai présumé qu’il était au cabaret... d’abord tous les Lafleur que j’ai connus étaient ivrognes... alors je me présente... je ne vous dirai pas dans quelle intention... car franchement je n’en avais aucune... on me reconnaît. « C’est le domestique de M. César... » J’offre mes services et me voilà appelant à tue-tête ce Lafleur, ce coquin, ce maraud de Lafleur qui laisse ainsi ses chevaux et fait attendre ses maîtres... pendant ce temps, j’entends la jolie demoiselle dire à la suivante : « Mon Dieu ! nous n’arriverons jamais, et une visite indispensable, une grand’tante qui arrive de province et qui demeure rue de Babylone... » rue de Babylone, je ne sais seulement pas de quel côté... peut-être à l’extrémité de Paris... Je salue encore... Puisque mademoiselle est si pressée, j’offre de monter sur le siège... je conduis à merveille, et M. César sera enchanté que mademoiselle ait bien voulu se servir de ses gens... Moment d’hésitation... on finit par accepter et me voilà en route pour la rue de Babylone que je déclare connaître parfaitement... Ma foi, monsieur, je vous avoue qu’il me survint alors une idée diabolique... et que sans doute votre génie m’avait inspiré... Monsieur m’envoyait en reconnaissance pour tenter un enlèvement... jamais je ne pouvais trouver une plus belle occasion puisque j’étais là comme la Providence, tenant les rênes et dirigeant les événements.

CÉSAR oncle.

Comment ? tu aurais osé...

JASMIN.

Oui, monsieur, j’ai improvisé un coup de main ; mais, n’ayant rien médité, rien arrêté entre nous, quel parti prendre ? où conduire votre prétendue ?... chez vous ?... Vous savez bien que nous n’en avons jamais, du moins de positif ; d’ailleurs il fallait que l’apparence répondit... ma foi j’ai pensé à l’hôtel de monsieur votre neveu... je suis arrivé par la porte des jardins, qui donne sur une rue peu fréquentée... on me dit de demander madame de la Blandinière... vous sentez bien quelle y était... seulement je suppose qu’elle est à sa toilette et ne peut pas paraître avant dix minutes... j’installe ces dames dans l’appartement à côté et viens vous prévenir que, grâce à mon audace, votre prétendue et sa femme de chambre sont maintenant en notre pouvoir... Jugez et décidez.

CÉSAR oncle.

Il serait possible !... mon ami, mon sauveur !... il n’y a que nous autres mauvais sujets pour avoir de tels héros, de tels valets de chambre à noire service. Tu es le César de la livrée... une hardiesse... mais je t’avoue que, malgré toute la mienne, je tremble de me présenter devant elle et d’entamer l’explication.

Air : T’en souviens-tu.

J’aurais besoin d’un interprète habile.

JASMIN.

Allons ! monsieur, il faut vous rassurer.
Faire l’amour est-il si difficile ?

CÉSAR oncle.

Le difficile est de le déclarer.
Jusqu’à présent, vivant en vrai cosaque,
Faisant, morbleu ! la guerre sans façon,
Je fus toujours bien plus fort sur l’attaque
Que sur la déclaration.

Comment diable va-t-elle me recevoir ?... À propos de moyens de séduction, as-tu songé à ce que je t’ai dit ?...

JASMIN.

Oui, monsieur, j’y ai pensé, vous aurez la corbeille la plus élégante et la plus riche, nous serons servis en amis... je me suis adressé à des connaissances, à madame Crépon.

CÉSAR oncle.

Morbleu ! tu as eu tort, très grand tort, et cette petite fille qui est là, avec qui j’ai des arrangements...

JASMIN.

Dame ! monsieur, je ne savais pas.

CÉSAR oncle.

Où diable vas-tu dans ces endroits-là ?

JASMIN.

Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)

Comme on y travaille à merveille
Et qu’il est un des plus voisins,
J’ai choisi là votre corbeille.

CÉSAR oncle.

On ne prend dans ces magasins
Que les bagatelles d’usage,
Rubans, faveurs et cætera ;
Mais tu sais qu’on ne va pas là
Dès qu’il s’agit de mariage.

Mais entrons toujours.

 

 

Scène VI

 

CÉSAR oncle, JASMIN, CÉSAR neveu

 

CÉSAR neveu, entrant comme un furieux.

Ah ! mon oncle, je vous trouve à propos, si vous saviez quelle nouvelle !...

CÉSAR oncle.

Qu’est-ce que c’est, mon garçon ?

CÉSAR neveu.

Cette fois, c’est à vous que j’ai recours.

CÉSAR oncle.

Parle, morbleu ! me voilà, je suis à toi...

JASMIN, lui faisant signe qu’on l’attend.

Monsieur...

CÉSAR oncle.

Laisse-moi tranquille, tu vois bien que mon neveu a besoin de moi.

CÉSAR neveu.

Apprenez donc, ce que vous ne croirez jamais, que Lise, celle que j’aime, est enlevée.

CÉSAR oncle.

Bah !

À part.

C’est donc aujourd’hui la journée...

CÉSAR neveu.

Venez, mon oncle... venez avec moi, nous la chercherons, nous la trouverons, et malheur au perfide !... je vous disais bien que j’avais un rival, je l’aurais parié.

CÉSAR oncle.

Et moi j’en suis sûr.

CÉSAR neveu.

Vous en êtes sûr... mon oncle, vous en êtes sûr... Ah ! si nous pouvons le rencontrer !...

CÉSAR oncle.

Sois tranquille, je m’en charge, et dans un instant j’aurai son adresse.

CÉSAR neveu.

Vous ?...

CÉSAR oncle.

Eh ! oui, te dis-je, j’ai écrit au père, j’ai arrangé tout cela, il ne faut pas croire qu’en ton absence...

CÉSAR neveu.

Eh bien ! mon oncle, partons à l’instant.

CÉSAR oncle.

Un moment, monsieur... un moment... comme vous y allez ! ce n’est pas ainsi qu’on traite ces affaires-là, il faut du calme, du sang-froid, cela me regarde.

CÉSAR neveu.

Mais, mon oncle, songez donc qu’il faudra sans doute...

CÉSAR oncle.

Eh bien ! ne suis-je pas là ?

CÉSAR neveu.

D’accord ; mais c’est moi, moi seul...

CÉSAR oncle.

Ah ! tu crois que je le souffrirais... que j’exposerais l’héritier de mon nom, mon ami, mon neveu ?... Non, monsieur, non, cela ne sera pas : les gens d’honneur, les gens de mérite sont rares, il faut les conserver... moi, c’est différent.

Air du vaudeville de La Somnambule.

De mes jours que le destin dispose,
À ses coups, loin de me dérober,
En riant, morbleu ! je les expose ;
Et, quand je devrais succomber,
Entre nous, la perte n’est pas grande
Qu’un mauvais sujet soit de côté,
Qui pourra, je te le demande,
Le remarquer sur la quantité ?

CÉSAR neveu.

Mais encore une fois...

CÉSAR oncle.

Écoute ! si tu me mets en colère, tu ne sauras rien et je garderai pour moi son adresse ; j’en suis le maître, j’espère... mais, puisque je le promets de tout arranger... Que diable ! tu peux t’en rapporter à moi une fois en ta vie... D’ailleurs, une autre considération qui va l’arrêter, c’est qu’en restant ici, je te devrai un signalé, un important service... je le connais, tu n’hésiteras pas... j’ai ici chez toi, dans ton appartement, une jeune personne...

CÉSAR neveu.

Comment, mon oncle ?

CÉSAR oncle.

En tout bien, tout honneur... nous devons nous épouser, c’est depuis ce matin que je lui fais ma cour, et comme ça n’en finissait pas, j’ai pris le parti de l’enlever.

CÉSAR neveu.

Comment !... vous qui comme moi blâmiez tout à l’heure...

CÉSAR oncle.

C’est bien différent... nous nous aimons, tout est d’accord avec la famille.

CÉSAR neveu.

J’entends ! encore quelque intrigue comme celle de ce matin...

CÉSAR oncle.

Du tout... du tout... une jeune personne comme il faut, d’une haute naissance, d’un très bon ton, c’est même là ce qui m’empêche de me livrer, parce que, vois-tu, ce genre-là, ça me gène... tandis que toi, qui es gentil, qui as l’usage du monde...

Il fait un geste à Jasmin.

Air : Pardon, si malgré la défense.

Que ton esprit la persuade,
Avec art parle-lui de moi,
Charge-toi de cette ambassade,
Cela rentre dans ton emploi ;
Vante mes mœurs, ma vertu, mon génie :
Quand le portrait serait un peu flatté,
Tu sais fort bien dans la diplomatie
Qu’on ne dit pas toujours la vérité.

Pendant que je vais chercher ta prétendue, tu consoleras ici la mienne... D’ailleurs, toi qu’elle connaît déjà un peu, elle aura plus de confiance. Silence... la voici.

 

 

Scène VII

 

CÉSAR oncle, JASMIN, CÉSAR neveu, LISE

 

LISE.

Ô ciel !...

CÉSAR neveu.

Que vois-je, vous, dans ces lieux ?...

CÉSAR oncle, à son neveu.

Mon ami... c’est elle !...

CÉSAR neveu.

Eh ! oui, c’est elle... mais par quel hasard ?... vous qui m’étiez ravie et que j’ai cru perdre pour jamais...

CÉSAR oncle.

Eh ! qui donc ? morbleu !

CÉSAR neveu.

Celle qui m’était promise... celle que j’aime.

CÉSAR oncle.

Celle que tu aimes ?

LISE.

Eh ! oui, vous le saviez bien.

CÉSAR oncle.

Comment... corbleu ! j’ai fait là de joli ouvrage !

LISE, à César oncle.

Ah ! monsieur, je vous en supplie, daignez me protéger ; où suis-je, et pourquoi m’a-t-on amenée ici ?

CÉSAR oncle.

Pourquoi, pourquoi ?... Eh parbleu ! vous êtes enlevée.

CÉSAR neveu.

Enlevée !

CÉSAR oncle.

Eh ! oui, par moi qui suis un fou, un extravagant... qui ne fais jamais que des sottises ; moi qui donnerais mon sang, ma vie, pour mon neveu, et qui lui ai fait plus de tort que son plus mortel ennemi... Mon gardon, je te cède tous mes droits... mes droits de conquête bien entendu... car je n’en ai pas d’autres... aussi pourquoi te défier de moi et ne pas me faire part de tes projets ? tu vois que tu m’exposais à chasser sur tes terres. Bien heureusement encore que c’est chez toi que j’ai enlevé ta prétendue.

LISE, à César neveu.

Comment ! je suis chez vous, grands dieux ! si mon père vient à savoir ! il est déjà contre vous dans une telle colère... ce matin il vous aimait, vous estimait, vous nommait son gendre ; à présent, il ne veut plus vous voir et m’a ordonné de vous oublier.

CÉSAR neveu.

Eh ! qui a pu me desservir ainsi auprès de lui ?...

CÉSAR oncle.

Tu le demandes ?

En pleurant.

C’est moi, c’est encore moi !...

CÉSAR neveu.

Vous, mon oncle !...

CÉSAR oncle.

Mon ami, tue-moi... je t’en prie, tu me rendras service.

CÉSAR neveu.

Eh ! non, mon oncle, le ciel m’en préserve ! cherchons plutôt quelque moyen de tout réparer... D’abord reconduire Lise chez elle avant qu’on s’aperçoive de son absence, et peut-être par ce moyen son père ignorera toujours...

DALLAINVILLE en dehors.

Morbleu ! je lui parlerai, et il m’en fera raison.

LISE.

Ciel ! mon père ! je suis perdue !

CÉSAR neveu.

M. Dallainville, qui ne veut plus me voir... Qui peut l’amener chez moi ?

CÉSAR oncle, sans parler et se montrant lui-même.

Mon ami... c’est toujours moi.

CÉSAR neveu.

Il serait possible ?

CÉSAR oncle.

Que veux-tu ? je l’ai injurié, défié en ton nom, je lui ai presque envoyé un cartel, et je suis sûr que ce brave homme vient se battre avec toi, pour le moins.

LISE.

Grands dieux !...

CÉSAR neveu.

Ah çà ! mon oncle, vous avez donc juré ma perte ?

CÉSAR oncle.

Non, mon ami, non ; mais je jure de réparer mes fautes et de faire votre bonheur... je t’en supplie, daigne une seule fois avoir confiance en moi... j’ai des idées... des pressentiments qui ne m’ont jamais trompé, et je suis sûr de réussir... de rétablir vos affaires... d’abord je ne peux pas les gâter plus qu’elles ne le sont.

LISE.

Mais, monsieur...

CÉSAR oncle.

Vous, de ce côté... toi, de celui-là... et ne paraissez que quand je vous le dirai ; j’ai perdu la partie, j’en conviens, mais au moins vous me devez ma revanche, et j’espère te rendre l’estime de M. Dallainville sans lui faire perdre la bonne opinion qu’il a de moi, parce que j’y tiens.

 

 

Scène VIII

 

DALLAINVILLE, CÉSAR oncle

 

DALLAINVILLE, à la cantonade.

Oui, quand je demande votre maître, je trouve bien impertinent qu’on ose me faire attendre.

CÉSAR oncle.

Comment ! ils ont osé ?... Corbleu ! je mettrai tous ces marauds-là à la porte : faire attendre M. Dallainville !...

DALLAINVILLE.

Ah ! c’est vous, mon cher, mon respectable ami, je suis enchanté de vous trouver ; vous êtes un homme estimable, un galant homme ; mais votre neveu, morbleu ! je viens ici pour le traiter comme il le mérite...

CÉSAR oncle.

Vous savez que je suis franc, que je ne ménage personne ; c’est vous qui avez tort.

DALLAINVILLE.

Comment ! j’ai tort, quand j’ai entre les mains les preuves...

CÉSAR oncle.

D’abord, vous avez tort de ne pas m’écouter... on ne condamne pas les gens sans les entendre, et j’aide fortes raisons de croire que mon neveu n’est pas aussi coupable que vous le croyez... vous êtes aussi trop sévère !

DALLAINVILLE.

C’est vous aussi qui êtes trop indulgent ; si vous saviez tout ce qu’il a fait !

CÉSAR oncle.

Là-dessus, vous ne m’apprendrez rien... et nul ne peut le savoir mieux que moi ; mais enfin, voyons, qu’avez-vous à lui reprocher ?... des créanciers ?... qu’est-ce que c’est que des créanciers ? Des gens qui, sous prétexte qu’on ne les paie pas, vous accusent des dettes... mais des dettes, tout le monde en a plus ou moins ; il n’en aura jamais autant que moi, et pourtant me voilà.

DALLAINVILLE.

Quelle différence ! vous un homme sage, rangé...

CÉSAR oncle.

Rangé... rangé, ne parlons plus de ça.

Air de Turenne.

D’où vient, d’abord, la colère où vous êtes ?
Quels sont ses torts, que vous dites si grands ?
Il doit beaucoup ; eh bien ! ses dettes,
Il n’en a plus : car je les prends,
Oui, sur mon compte, je les prends.

DALLAINVILLE.

Eh quoi ! monsieur, sans que rien vous effraie ?...

CÉSAR oncle.

Oui, je consens à m’en charger ;

À part.

Je puis le faire sans danger :
Car c’est toujours lui qui les paie.

DALLAINVILLE.

Votre procédé ne m’étonne pas, et de vous, monsieur, je devais m’y attendre ; mais si ce n’était que cela...

CÉSAR oncle.

Eh ! bien, voyons, de quoi l’accuse-t-on encore ?

DALLAINVILLE.

De quoi ?... cette lettre d’abord, qu’il a eu l’insolence de m’écrire ; cette promesse de mariage, qu’il a faite et qu’on m’a signifiée par huissier... voyez plutôt vous-même, ce ne sont pas, j’espère, des accusations vagues et incertaines : « À la requête de mademoiselle Bolivar... »

CÉSAR oncle.

De mademoiselle... comment ! il serait possible ! Ah ! le pauvre garçon !...

Vivement.

Apprenez qu’il y a erreur... qu’il est innocent, et que c’est moi, moi seul, qui ai fait tout ce que vous lui reprochez.

DALLAINVILLE.

À d’autres ! vous ne me tromperez pas.

CÉSAR oncle.

Oui, monsieur, c’est moi qui ai été assez indigne, assez scélérat...

DALLAINVILLE.

Vous ?...

CÉSAR oncle.

Foi d’honnête homme !

DALLAINVILLE.

Je devine votre projet, votre générosité... c’est comme les dettes, vous voulez prendre encore cela sur votre compte, mais je ne serai pas votre dupe.

Air : Fille à qui l’on dit un secret.

Oui, j’en conviens, ce nouveau trait
Ajoute encore à votre gloire ;
Qui ? vous, monsieur... mauvais sujet !...

CÉSAR oncle.

Allons, il ne veut pas me croire !
Je serai forcé maintenant,
La circonstance est des plus neuves,
D’en faire serment... et pourtant
Je croyais avoir fait mes preuves.

DALLAINVILLE.

Non, monsieur, je ne croirai jamais qu’un homme tel que vous, un homme respectable...

CÉSAR oncle.

Ce n’est pas probable, j’en conviens ; mais cela est. Puisque enfin je ne puis vous persuader, puisque votre cœur est inflexible, je vous forcerai bien à faire le bonheur de nos enfants... le vôtre... car ils s’aiment, ils s’adorent... les séparer serait leur donner le coup de la mort, et je suis trop votre ami pour ne pas vous épargner des remords, des regrets... vous ne me connaissez pas, quand j’aime les gens, je les servirais malgré eux ; j’ai pris mes précautions et il faudra bien que vous consentiez à un mariage qui est maintenant immanquable.

DALLAINVILLE.

Que voulez-vous dire ?

CÉSAR oncle.

Oui, monsieur, immanquable ; où croyez-vous que soit votre fille en ce moment ?

DALLAINVILLE.

Eh ! mais, je présume qu’elle est chez moi.

CÉSAR oncle.

C’est ce qui vous trompe, elle n’y est plus, elle est enlevée.

DALLAINVILLE.

Enlevée !... votre perfide neveu aurait osé... s’il en est ainsi, je jure bien que jamais...

CÉSAR oncle.

Quoi ! vous pouvez supposer... Eh ! pour qui donc me prenez-vous ?... je souffrirais que mon neveu osât braver toutes les convenances, outrager un père de famille, violer l’hospitalité... Non, monsieur, non... ce n’est point mon neveu ; s’il avait commis une pareille action, je ne le reverrais de ma vie. Ce n’est point lui... c’est moi...

DALLAINVILLE.

Vous ?...

CÉSAR oncle.

Oui, c’est un oncle respectable qui par sa présence a légitimé cette entreprise... et pourquoi l’ai-je enlevée ?... pourquoi ai-je protégé sa fuite ? pour forcer un père barbare à consentir au bonheur de ses enfants... oui, vous ne ferez pas pour eux moins que je n’ai fait moi-même, vous êtes bon, généreux, sensible, vous êtes père enfui... je le vois, vous allez céder au cri de la nature... Venez, mes enfants, venez tomber à ses pieds.

 

 

Scène IX

 

DALLAINVILLE, CÉSAR oncle, CÉSAR neveu et LISE, sortant chacun de leur cabinet et tombant aux pieds de Dallainville et de César oncle

 

LISE et CÉSAR neveu.

Air du vaudeville du Secret de madame.

Calmez votre juste colère,
Et, nous pardonnant en ce jour,
Daignez ne plus être contraire
À ma tendresse, à son amour.

CÉSAR oncle.

Malgré moi, je me sens attendri ; levez-vous, mes enfants, levez-vous, je n’y résiste plus, je vous unis.

DALLAINVILLE.

Comment, monsieur ?

CÉSAR oncle.

J’ai pleuré, me voilà désarmé, je donne mon consentement et vous ne pouvez refuser le vôtre.

DALLAINVILLE.

Vous le voulez donc, monsieur ?... J’imite votre exemple.

À César neveu.

Mais remerciez monsieur, voilà le chef-d’œuvre des oncles !...

 

 

Scène X

 

DALLAINVILLE, CÉSAR oncle, CÉSAR neveu, LISE, MADEMOISELLE BOLIVAR sortant une corbeille de mariage

 

MADEMOISELLE BOLIVAR, en dehors.

Je vous dis que ce sont les présents de noce et qu’on m’attend...

Entrant.

Je suis enchantée de vous trouver tous réunis.

À César oncle.

Voici, monsieur, la corbeille de mariage que vous avez eu l’audace de commander... dans notre propre magasin, et je viens voir si, malgré l’opposition que j’ai formée sur vous

Montrant Dallainville.

entre les mains de monsieur, vous aurez l’audace de passer outre au mariage.

DALLAINVILLE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

MADEMOISELLE BOLIVAR.

Oui, monsieur, ainsi que me l’a appris mon avoué, j’ai eu l’honneur de vous signifier que j’avais hypothèque sur monsieur ; mais je viens d’apprendre que bien d’autres que moi avaient les mêmes titres et les mêmes prétentions, ce qui fait, monsieur, que je renonce aux miennes ; je n’ai pas l’habitude d’enlever un cœur par autorité de justice... que d’autres plaident, monsieur, pour vous épouser ; je craindrais trop, même en gagnant mon procès, d’être condamnée aux dépens.

CÉSAR oncle.

Allons, allons, mettons dépens compensés.

DALLAINVILLE.

Comment ! monsieur, ce mauvais sujet ?...

CÉSAR oncle.

C’était moi, monsieur, voilà une heure que je vous le dis et que vous ne voulez pas m’entendre ; ce que c’est qu’une bonne réputation !

CÉSAR neveu.

Oui, monsieur, mon oncle vous a dit la vérité.

CÉSAR oncle.

Ah ! bientôt vous la connaîtrez tout entière ; car je ne vous quitte plus, je renonce au monde, à mes anciennes erreurs... désormais je veux vivre en oncle ; je vois que ce rôle-là a bien aussi ses charmes ; je vieillirai près de vous, avec vous, en famille ;

À son neveu.

mais, sois tranquille, je ne resterai pas oisif... je me chargerai de l’éducation de vos enfants. 

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