La mort et le bûcheron (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)
Folie-Vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 20 mai 1815.
Personnages
ARLEQUIN, bûcheron
LE MARQUIS DE BETACORNELIO
COBARDO, médecin du marquis
PEDRILLO, lazzarone
LE GÉNIE
ZERBINE, nièce du médecin
LAZZARONI
CHASSEURS
PAYSANS, etc.
En Italie.
ACTE I
Une forêt.
Scène première
ARLEQUIN, arrivant avec des fagots sur le dos
Air : Votre pavillon m’enchante. (Monsieur Guillaume.)
Je tombe de lassitude,
Je suis peu fait à ce poids.
Et trouve qu’il est bien rude
De porter ainsi du bois.
Tant d’autres que je vois,
Ce que c’est que l’habitude.
En portent ici-bas,
Que ça ne fatigue pas !
À peine aurai-je la force de regagner ma chaumière... ces fagots, c’est lourd... c’est dur comme du bois...
Il s’assied et se met à pleurer.
Hi ! hi ! hi !... Pauvre Arlequin, je ne fais que pleurer, c’est mon seul amusement : moi le fils du plus célèbre médecin de Bergame, me voilà devenu homme des bois... un garçon d’esprit comme moi, obligé de vivre avec des bêtes !... Dans le monde on me trouvait aimable, toutes les femmes disaient que j’étais joli garçon : j’étais bien de leur avis... Mais quand j’ai eu mangé la succession de mon père, elles ont prétendu que je n’avais plus d’esprit et que j’étais laid.
Air de Une Heure de mariage.
Quand les destins me souriaient,
Quand ma cave était bien garnie,
Mes bons amis entretenaient
Et mon ivresse et ma folie ;
Mais quand mon bonheur fut usé,
Je vis partir leur troupe avide,
Et je me trouvai dégrisé
Lorsque la bouteille fut vide.
Tout le monde me fuyait... excepté mes créanciers, qui, au contraire, mettaient tant d’assiduité dans leurs visites, que j’ai été obligé de leur faire dire par le portier que je n’y étais pas, et de venir me cacher dans ces bois, où je voudrais en vain les oublier ; car j’ai toujours conservé leur mémoire... dans ma poche... C’est tout ce qui me reste de mes richesses... Voici la note du traiteur : Fourni à M. Arlequin, pour macaroni au parmesan, deux mille francs.
Flairant le papier.
Il était bien bon, et tant que j’ai eu de l’argent, il a été le premier payé... Mémoire du rôtisseur : Fourni pour ortolans, quatre mille francs... Ils étaient bien gras... Mémoire du pâtissier : Pour tartes aux confitures, six mille francs... Je l’ai bien mangée, ma fortune... Ah ! si l’on pouvait vivre de souvenir !... Mais non, et sans cette petite fille qui, l’autre jour, partagea son déjeuner avec moi... Elle est bien jolie, et si je n’avais pas tant de chagrins, je serais bien tenté d’en devenir amoureux... mais, est-ce que j’ai le temps ?... Vivre sans joie, sans amour, autant mourir... Eh bien, oui, mourons ! Qu’est-ce que je fais ici-bas ? Il se trouvera toujours assez de gens sans moi qui feront des fagots.
Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra comique.)
Oui, je vais quitter à l’instant,
Sans regrets, ce monde perfide !
D’ailleurs un motif important
À m’en séparer me décide :
Il faut, ici, bon gré malgré,
Travailler la journée entière ;
Quand je serai mort, je pourrai
Passer mes jours à ne rien faire.
Allons ! c’est décidé... Ne m’en veux pas, mon pauvre Arlequin, donne-moi une poignée de main.
Air : Allons chercher fortune ailleurs.
Afin d’oublier à jamais
L’ingrate beauté que j’aimais,
Pour attraper mes créanciers
Et dérouter tous les huissiers,
Pour me donner un instant de repos,
Me dispenser de porter mes fagots,
Ô mort, ma voix t’implore ici !
Ô mort, viens finir mon souci !
Scène II
ARLEQUIN, LE GÉNIE, sous la figure d’une belle femme, une faux d’argent à la main
LE GÉNIE, achevant l’air.
Me voici ! (Bis.)
ARLEQUIN.
Ohimé ! c’est fait de moi...
LE GÉNIE.
Air de la Belle Fermière.
Tu réclames mon secours
Pour sortir de ton esclavage,
À la voix soudain j’accours
Et j’applaudis à ton courage.
Avec soin l’on fuit mes pas ;
Et j’ai peu d’amants, hélas !
Pourtant des beautés d’ici-bas
Je suis la moins cruelle.
Je viens toujours quand on m’appelle. (Bis.)
Cette vie est un bal que le hasard commence, que l’amour embellit, et que la mort termine.
ARLEQUIN.
Je n’aurais pas été fâché de danser encore un peu.
Air : On se déguise à la ronde.
L’affaire devient très grave.
LE GÉNIE.
Tu baisses les yeux, je crois ?
ARLEQUIN, à part.
On en a vu de plus braves
Y regarder à deux fois.
LE GÉNIE.
Mais quelle est donc ton envie ?
Pourquoi m’appeler si haut ?
ARLEQUIN.
C’est pour m’aider, je vous prie,
À recharger mon fagot. (Bis.)
LE GÉNIE.
Très volontiers.
Elle lui remet le fagot sur les épaules.
ARLEQUIN.
Prenez garde, ne me touchez pas... Rien que de sentir les approches de la mort, ça me donne le frisson... À présent, je vous en prie, que je ne vous retienne pas... Vous devez avoir des affaires.
LE GÉNIE.
Où vas-tu ?
ARLEQUIN.
Mais je vais me promener, et je vous conseille d’en faire autant...
À part.
Je n’ose la regarder...
Il fait quelques pas pour sortir ; en se retournant il aperçoit la Mort, et s’arrête tout à coup.
Oh ! sangodémi, la belle femme !... Vous qu’on disait si laide !
LE GÉNIE, souriant.
Tu ne sais donc pas qu’il y a bien des espèces de mort ?
Air : J’aime ce mot de gentillesse. (Gentil-Bernard.)
Pour une âme peu généreuse,
La mort a des traits effrayants ;
Elle est terrible, elle est affreuse
Pour les pervers, pour les méchants ;
Elle est douce quand on l’éprouve
Pour sa maîtresse et ses amis,
Elle est belle quand on la trouve
Pour son prince et pour son pays.
ARLEQUIN.
Mais pour moi, qui voulais mourir par misère, pourquoi avez-vous fait tant de frais de toilette ?
LE GÉNIE.
Toi, c’est différent, c’est par reconnaissance : ton père était médecin, et il a tant fait pour moi, que je puis bien faire quelque chose pour son fils ; voyons, qui l’obligeait à implorer mon secours ?
ARLEQUIN.
J’ai des créanciers qui me poursuivent, car il semble que ces coquins-là ne prêtent de l’argent que pour avoir le plaisir d’en demander.
LE GÉNIE.
J’entends, tu leur as fait durer le plaisir longtemps.
ARLEQUIN.
Du reste, je n’ai pour tout bien que l’existence.
LE GÉNIE.
C’est bien peu.
ARLEQUIN.
C’est beaucoup pour moi, qui n’ai que cela pour vivre.
LE GÉNIE.
Tu voulais cependant t’en débarrasser.
ARLEQUIN.
C’est que je croyais que vous ne me prendriez pas au mot.
LE GÉNIE.
Je vois que tu es franc, et je veux bien t’accorder ma protection.
ARLEQUIN.
Une belle protection que la vôtre ! Tout ce que vous pouvez faire, c’est de ne pas me tuer !
LE GÉNIE.
Ah ! tu crois ? je veux bien te prouver le contraire. Écoute, prends l’état de ton père, fais-toi médecin ; étant protégé par moi...
ARLEQUIN.
Diavolo ! il est vrai qu’ayant la Mort dans ma manche...
LE GÉNIE.
J’épargnerai tes malades.
ARLEQUIN.
Mais encore, faut-il qu’un docteur sache un peu de médecine, ne fût-ce que pour le décorum !
LE GÉNIE.
Air : Femmes voulez-vous éprouver. (Le Secret.)
On peut s’en passer aisément.
Tous ces grands docteurs que l’on cite,
Au hasard seul doivent souvent
Et leur succès et leur mérite ;
Aussi j’ai toujours approuvé
Ces médecins pleins de droiture
Qui, lorsqu’un malade est sauvé
En rendent grâce à la nature.
ARLEQUIN.
Il faut au moins pouvoir donner quelques recettes.
LE GÉNIE.
N’est-ce que cela ?
Elle frappe avec sa faux, il sort de terre un sac.
Air du vaudeville de Nice.
Pour briller dans ce nouvel art,
Prends ce sac d’ordonnances,
Tu n’as qu’à puiser au hasard,
Et moque-toi des chances.
ARLEQUIN.
Oui, s’il vient un malade, crac,
Je mettrai la main dans le sac.
Et je lui dirai sans mic-mac,
Dieu te la donne
Bonne !
Ainsi, quoi qu’il arrive, me voilà sûr que mes malades ne mourront jamais ?
LE GÉNIE.
Jamais !... non pas, et que diraient leurs héritiers ?... Il faut de la justice.
ARLEQUIN.
C’est vrai, il faut que tout le monde vive.
LE GÉNIE.
Un peu plus tôt, un peu plus tard, le moment arrive où chaque mortel me voit paraître à son chevet.
ARLEQUIN.
Ah ! quand vous paraissez au chevet, c’est mauvais signe.
LE GÉNIE.
C’est fini, le médecin n’a plus rien à faire ; et quand tu me verras paraître à la tête d’un de tes malades... ton sac te deviendra inutile.
ARLEQUIN.
Eh bien, tâchez de venir à mon oreiller le plus lentement qu’il vous sera possible. Un mot encore : si jamais vous rencontrez Zerbine...
LE GÉNIE.
Qu’est-ce que Zerbine ?
ARLEQUIN.
C’est ma bonne amie, la nièce del signor Cobardo, qui demeure au château d’un grand seigneur, ici près.
Air du vaudeville des Maris ont tort.
Faites que votre faux terrible,
Épargne le fil de ses ans ;
Et que l’amour, s’il est possible,
Avec nous demeure longtemps.
Tous deux vous nous rendez visite,
Mais rarement comme il le faut :
L’amour s’en va toujours trop vite,
Et la mort vient toujours trop tôt.
LE GÉNIE.
Eh bien, je te promets de tarder longtemps.
Ensemble.
Air : Mais enfin après l’orage.
ARLEQUIN.
Plus de soins, plus de murmures !
Par vous me voilà docteur,
Et de mes brillantes cures,
Je vous devrai tout l’honneur.
LE GÉNIE.
Plus de soins, plus de murmures,
Par moi te voilà docteur,
Et de tes brillantes cures,
Tu me devras tout l’honneur.
ARLEQUIN.
Frappez sur les ingrats,
Les méchants, les parjures,
Et l’ouvrage, ici bas,
Ne vous manquera pas.
Ensemble.
LE GÉNIE.
Plus de soins, plus de murmures, etc.
ARLEQUIN.
Plus de soins, plus de murmures, etc.
Le génie sort.
Scène III
ARLEQUIN, seul
Ah ! la mort m’a rendu la vie. Sangodémi ! quel plaisir ! quelle joie ! j’en ai la fièvre.
Se tâtant le pouls.
Attendez donc... non, ça ne sera rien... Mais, j’y pense, elle a oublié de m’envoyer des pratiques.
On entend le son du cor.
C’est le seigneur du château voisin, le marquis de Betacornelio.
Scène IV
ARLEQUIN, LE MARQUIS, CHASSEURS
LES CHASSEURS.
Air de chasse.
Mes amis, redoublons d’adresse ;
Sur ce coteau que l’on voie affluer
Tout le gibier que Son Altesse
Veut bien avoir la bonté de tuer.
On entend plusieurs coups de fusil.
LE MARQUIS, arrivant, avec frayeur.
Ne tirez plus.
Pour les chasseurs, le plus beau de la fête
Est le moment où j’ai le plus d’effroi ;
Quand ils sont prêts à tirer sur la bête,
J’ai toujours peur qu’ils ne tirent sur moi.
J’ai assez de chasse comme cela... Laissez-moi.
LES CHASSEURS.
Mes amis redoublons d’adresse, etc.
LE MARQUIS.
Je veux promener en ces lieux mes rêveries mélancoliques, cela me guérira peut-être !
La suite du marquis sort.
ARLEQUIN, à part.
Oh ! oh ! serait-ce déjà un malade que le sort m’envoie !
LE MARQUIS.
Ce ruisseau... ce bocage... le gazouillement des oiseaux ; tout cela ne laisse pas de me faire faire des réflexions sur mon ménage.
Air : Il faut qu’ ça finisse comme ça.
Oiseaux, que votre sort est doux !
Vous êtes les maîtres chez vous !
Quand votre femme vous querelle,
Vous volez près d’une autre belle.
Vous changez en toutes saisons,
Ou bien vous demeurez garçons,
Tandis que moi, dans mon ménage,
Depuis vingt ans j’enrage !
Oiseaux, que votre sort est doux !
Vous êtes les maîtres chez vous !
Apercevant Arlequin.
Mais quel est cet homme ?
ARLEQUIN, à part.
Allons, du front !
Haut.
Monseigneur, je ne fais pas ordinairement mon éloge, mais comme il n’y a là personne pour le faire... je suis obligé de vous dire que je suis un célèbre docteur... et que j’ai des recettes pour toutes les maladies physiques et morales.
LE MARQUIS.
Toutes... Diable ! le médecin de mon château n’en sait pas si long... Je veux en essayer... Moi, par exemple, pourriez-vous me guérir ?
ARLEQUIN.
Vous n’avez qu’à parler.
Lui prenant le pouls.
Je vous dirais bien ce que vous avez ; mais j’aime mieux que ce soit vous qui m’expliquiez vous-même...
LE MARQUIS.
Monsieur, j’ai une grande maladie... j’ai une femme...
ARLEQUIN.
Et y a-t-il longtemps que cette maladie-là vous tourmente ?
LE MARQUIS.
Jugez-en vous-même.
Air du Ballet des Pierrots.
Souvent, le long de la semaine,
Je ne puis placer quatre mots !
Je mange peu, je bois à peine,
Et je n’ai jamais de repos.
Enfin, sauf une maladie
Dont ma femme pensa mourir,
Il n’est pas un jour de ma vie
Où j’aie un peu pris déplaisir.
Puisque vous avez des recettes contre tous les maux, ne pourriez-vous m’en enseigner une pour faire taire ma femme, et pour être le maître chez moi ?
ARLEQUIN, à part.
Ah, diable !... Il faut être plus que médecin pour cela, et cette ordonnance-là ne sera pas dans mon sac !
LE MARQUIS.
Si vous pouvez réussir, je vous promets deux cents écus d’or.
ARLEQUIN.
Deux cents écus d’or ! Attendez, vous me demandez une recette pour faire taire une femme.
Tirant un papier du sac.
Tenez, faites-lui prendre ceci.
LE MARQUIS.
Voyons, voyons.
Lisant.
Du cornouiller... Comment, le cornouiller a cette vertu-là ? Qui se serait attendu qu’un remède aussi simple... Ah ! le grand homme !... Mais comment le prendre ?
ARLEQUIN, à part.
Si j’en sais un mot...
Haut.
Il faut le prendre en bâton... J’ai justement là ce qu’il vous faut.
Lui donnant sa batte.
C’est d’une espèce de cornouiller que je me suis appliqué à composer moi-même.
LE MARQUIS.
Que de remerciements !... Et quelle est, s’il vous plaît, la manière de s’en servir ?
ARLEQUIN.
Au premier mot que dira votre femme, vous reculerez d’un pas, vous sortirez cet admirable spécifique, et en levant le bras droit bien haut, le bras droit, prenez bien garde, c’est nécessaire, vous lui en administrerez deux coups, zig, zag ; et aussitôt elle se taira.
LE MARQUIS.
Voilà qui est prodigieux !... Et si elle ne se taisait pas ?
ARLEQUIN.
Il faudrait redoubler la dose ; si même elle tombait en pâmoison, il faudrait appliquer encore le remède ; et elle reviendrait, vous entendez bien... Si vous craignez d’oublier, je vais vous écrire l’ordonnance...
LE MARQUIS.
Non, non, vous dites qu’il faut reculer d’un pas, lever le bras bien haut, et puis toucher.
Il frappe Arlequin.
Est-ce comme cela ?
ARLEQUIN.
Prenez donc garde, je n’ai pas envie de devenir muet...
Air du vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.
Pardon, j’oubliais de vous dire
Qu’il faut le plus profond secret.
Si la moindre chose en transpire.
Le remède perd son effet.
Je crains quelque langue indiscrète.
Et si vous en disiez deux mots,
J’aurais grand’peur que ma recette
Ne me retombât sur le dos.
LE MARQUIS.
Je jure de n’en parler à personne, mais vous ne me quitterez pas ; je veux que vous veniez avec moi au château.
ARLEQUIN, à part.
Quel bonheur ! je verrai Zerbine.
LE MARQUIS.
Si le spécifique produit l’effet que j’en attends, je ne mettrai pas de bornes à ma reconnaissance... et je veux d’abord vous présenter à mon médecin ordinaire, le seigneur Cobardo.
ARLEQUIN, à part.
L’oncle de Zerbine.
LE MARQUIS.
C’est un homme qui n’est jamais de l’avis de personne, excepté du mien, et qui a tant d’attachement pour mes intérêts qu’il dit du mal de tout le monde, excepté de moi... et tenez, c’est lui-même entouré de mes paysans.
Scène V
ARLEQUIN, LE MARQUIS, COBARDO, PAYSANS
LES PAYSANS.
Air : Ah ! le bel oiseau, maman.
Écoutez-moi, grand docteur !
Je souhaite
Une recette.
Daignez, monsieur le docteur,
Compatir à mon malheur.
COBARDO.
Je ne traite que les grands ;
Laissez vos jérémiades,
C’est bien à des paysans
Qu’il convient d’être malades !
LES PAYSANS.
Écoutez-moi, grand docteur, etc.
LE MARQUIS, à Arlequin.
Quand je vous le disais, il ne veut traiter que moi.
À Cobardo.
Mon cher Cobardo, je vous présente un grand homme, que mon étoile m’a fait rencontrer, c’est un confrère.
COBARDO.
Un confrère !...
LE MARQUIS.
Air du vaudeville de Partie carrée.
J’estime beaucoup sa science,
De son art je veux essayer.
COBARDO.
Qu’ai-je fait à Votre Excellence,
Pour me voir ainsi renvoyer !
Je cesse donc d’être votre Esculape ?
LE MARQUIS.
Non, je prétends vous garder tous les deux.
COBARDO.
Deux médecins !
ARLEQUIN.
Parbleu ! s’il en réchappe,
Il sera bien heureux.
COBARDO.
Mais je ne me trompe pas, c’est un homme qui fait des fagots ; je l’ai rencontré deux ou trois fois dans la forêt.
ARLEQUIN.
Ce n’est pas vrai, je suis bûcheron pour mon plaisir ; ce sont des fagots de cornouiller.
COBARDO.
De cornouiller ou de chêne, qu’importe ?
LE MARQUIS.
Oh ! c’est bien différent.
ARLEQUIN.
Monseigneur sait bien que je suis médecin.
COBARDO.
Un médecin dans un pareil accoutrement, un habit de pièces et de morceaux... où est sa robe ?
ARLEQUIN.
C’est-à-dire que je suis pauvre, et l’on juge ici les hommes sur leur habit. Eh bien ! pour vous prouver que je ne tiens pas à l’argent, je veux obliger ces braves gens que vous avez rebutés, et je fais cadeau d’un petit écu à chacun de ces messieurs qui me fera l’honneur de l’accepter.
LES PAYSANS, l’entourant et tendant la main.
Nous le voulons bien.
COBARDO.
Serait-il vrai ?
LE MARQUIS.
C’est un grand homme !
ARLEQUIN.
Voici comment. Je vends ordinairement toutes mes ordonnances six francs ; mais, en considération de monseigneur, je les passerai toutes à trois livres : c’est un petit écu que je mets dans votre poche.
LES PAYSANS.
C’est vrai.
LE MARQUIS.
Quel désintéressement !
LES PAYSANS.
Air du Nouveau Seigneur de village.
À moi monsieur, servez-nous à la ronde.
PREMIER PAYSAN.
V’là mon écu.
DEUXIÈME PAYSAN.
Monsieur, voilà le mien.
TROISIÈME PAYSAN.
Mon fils est mal.
QUATRIÈME PAYSAN.
Ma femme n’est pas bien.
CINQUIÈME PAYSAN.
Mon âne est mort.
SIXIÈME PAYSAN.
Moi j’ai perdu mon chien.
ARLEQUIN.
Rassurez-vous, j’en ai pour tout le monde.
LES PAYSANS.
Vraiment, c’est un autre docteur
Que le docteur de monseigneur,
Honneur (Bis.)
Au grand docteur !
COBARDO.
Paix, insolents !...
LES PAYSANS, à voix basse.
C’est vraiment un grand docteur.
LE MARQUIS.
C’est bon, c’est bon ! rentrons au château ! ma femme doit être levée.
À part.
Et je suis impatient d’appliquer le spécifique !
Finale.
LES PAYSANS.
Air de Boieldieu.
Eh ! gaiement mes amis, chantons joyeux refrain,
Ranimons l’allégresse au son du tambourin.
Dès longtemps ce village
Veut un grand médecin.
Reprenons tous courage,
Puisqu’ici le destin
Amène enfin
Ce médecin.
ARLEQUIN.
Vouloir quitter la vie,
Ah ! ma foi, c’est folie ;
Souvent, je le vois bien.
Il n’est qu’un pas du mal au bien.
Ensemble.
LES PAYSANS.
Eh ! gaiement mes amis, chantons joyeux refrain, etc.
COBARDO.
Hélas ! ils sont contents, et leur joyeux refrain
Ne fait en ce moment que doubler mon chagrin.
Dès longtemps ce village
Veut un grand médecin.
Ah ! j’étouffe de rage,
Quel bizarre destin
Amène enfin
Ce médecin !
ACTE II
Une salle dans le château du marquis.
Scène première
ZERBINE, seule
Ah ! mon Dieu ! quel tapage dans le château ! Monseigneur vient de revenir avec un célèbre docteur qu’il a ramassé dans les bois. Je ne sais ce qui va arriver ; mais il s’est enfermé avec madame, et il a ordonné qu’on ne vint pas l’interrompre. Monseigneur rit, mon oncle enrage ; il a fait venir quatre lazzaroni ; et je gagerais qu’il complote contre le nouveau venu. Ah ! il a un bien mauvais caractère !
Air : J’ai vu le Parnasse des Dames. (Rien de trop.)
Mon oncle jamais ne pardonne,
Et s’en va toujours se fâchant.
Je trouve si doux d’être bonne,
Pourquoi donc est-il si méchant ?
Mon Dieu ! riches comme nous sommes,
Doit-il se tourmenter ainsi ?
Il veut du mal à tous les hommes...
Ah ! je ne suis pas comme lui.
Tout le monde s’occupe ici de ce nouveau médecin. Si je pouvais pendant ce temps me rendre à la foret !... Voilà bientôt six jours que je n’ai vu mon pauvre Arlequin. Il croira que je l’ai oublié... et cependant j’aime bien mieux causer avec lui que de rester au château à étudier avec mon oncle !
Air du Ménage de Garçon.
Fable, histoire, musique, danse,
Il m’apprend tout avec succès ;
Mais l’amour est une science,
Dont il ne me parle jamais...
Il ne peut donc voir avec peine
Qu’Arlequin veuille m’éclairer,
Il faut bien qu’un autre m’apprenne
Ce qu’il ne peut pas me montrer.
Scène II
ZERBINE, ARLEQUIN
ARLEQUIN, à la cantonade.
C’est bon ! c’est bon, mon ami ! faites ce que je vous dis. Mettez six cailloux dans un seau d’eau fraîche, et prenez-en un verre tous les jours ; ça ne peut pas vous faire de mal.
Avançant et comptant de l’argent.
Ça va fort bien. J’ai déjà visité deux ou trois malades... Ah ! seigneur Cobardo, nous verrons qui des deux l’emportera dans la lutte que vous m’avez proposée.
ZERBINE, à part.
C’est, sans doute, ce grand docteur ?
ARLEQUIN, à part.
Sangodémi ! c’est ma jolie Zerbine.
ZERBINE, à part.
Ah ! mon Dieu, comme il lui ressemble !
ARLEQUIN.
Qu’est-ce, qu’y a-t-il ? Vient-on me consulter ?
ZERBINE.
Pardon, monseigneur ; mais j’ai cru que c’était toi... que c’était vous qui étiez...
À part.
C’est la même voix... le même teint...
Haut.
Ah ! je l’en prie, dis-moi si c’est toi... si c’est vous qui êtes Arlequin ?
ARLEQUIN.
Qu’est-ce que cet Arlequin ?
ZERBINE.
Un fort joli garçon.
ARLEQUIN.
Écoutez donc ; ça pourrait bien être moi.
ZERBINE.
Et qui était amoureux !
ARLEQUIN.
Je le suis d’une charmante personne.
ZERBINE, baissant les yeux.
Et peut-on savoir, monsieur le docteur, de quel pays est cette personne ?
ARLEQUIN.
Ce n’est pas aisé à vous dire.
Air : Dans ce salon où du Poussin. (Florian.)
On n’a jamais su, par malheur,
Quelle patrie était la sienne ;
À ses yeux noirs, pleins de douceur.
On la croirait Italienne.
De la Française elle a l’esprit.
De l’Anglaise la taille fine,
Mais elle a le pied si petit
Qu’on peut la croire de la Chine.
Prenant la main de Zerbine.
Air : L’avez-vous vu mon bien-aimé. (La Fée Urgèle.)
Ma bien-aimée est près d’ici ;
Ma main presse la sienne.
ZERBINE.
Quoi ! c’est toi ?... d’où vient, aujourd’hui,
Ta fortune soudaine ?
ARLEQUIN.
Par mes amis je suis trahi,
Par mes créanciers poursuivi,
Le genre humain
Me jure enfin
La haine la plus franche,
Et je me suis fait médecin
Pour prendre ma revanche !
ZERBINE.
Comment, tu as assez de talent pour être médecin ?
ARLEQUIN.
Tu vas en juger.
Lui prenant le pouls.
Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)
Votre pouls me dit, ma chère,
Que vous brûlez en secret.
ZERBINE.
Monsieur, je vois, s’y connaît ;
Eh bien, que faudra-t-il faire ?
Ordonnez, et vos avis
Par moi seront tous suivis.
ARLEQUIN.
J’ai pour cette maladie.
Plus d’un remède assuré
Et je vous en guérirai.
ZERBINE.
Oh ! non, je vous remercie,
Ce mal-là fait tant plaisir
Que j’aime mieux en mourir
Que d’en guérir.
Scène III
ZERBINE, ARLEQUIN, COBARDO, il entre avec QUATRE LAZZARONI qu’il fait cacher dans un cabinet à gauche, et auxquels il a l’air de donner des instructions
COBARDO, apercevant Arlequin.
Ce charlatan auprès de ma nièce !
ZERBINE, s’enfuyant.
Ah ! mon Dieu, mon oncle !
Scène IV
ARLEQUIN, COBARDO
ARLEQUIN.
Elle est bien jolie, votre nièce... si vous vouliez seulement me la donner un peu en mariage...
COBARDO.
Quoi ! vous l’aimez ?
À part.
Ah ! que je suis content, je pourrai donc lui faire de la peine !
Haut.
Touchez là, mon ami, mon cher confrère, vous pouvez vous vanter que vous ne serez jamais mon neveu.
ARLEQUIN.
Comment ! et pourquoi donc ça ?
COBARDO.
Pourquoi ?... c’est que je ne puis souffrir de concurrents, et que je vous apprendrai à venir m’enlever mes pratiques... Ah ! vous ne me connaissez pas !
Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)
Un rien me fait prendre la chèvre.
Un rien me fait sécher d’ennui.
Et je suis sûr que j’ai la fièvre
Quand je vois les succès d’autrui ;
C’est avec dépit que je lorgne
Leur bonheur... et je sens qu’enfin,
Volontiers je deviendrais borgne,
Pour rendre aveugle mon voisin.
Scène V
ARLEQUIN, COBARDO, LE MARQUIS
LE MARQUIS, à Arlequin.
Air : Verse encor.
Ah ! docteur, docteur,
Mon cher docteur !
À vos soins je devrai le repos de ma vie.
Ah ! docteur, docteur,
Mon cher docteur !
C’est à votre génie
Que je dois mon bonheur.
Ma femme, qui l’eût dit,
A perdu la parole.
COBARDO.
J’en perdrai l’appétit...
LE MARQUIS.
Ah ! j’en perdrai l’esprit :
Elle n’ose crier,
Et c’est là le plus drôle.
COBARDO.
L’empêcher de crier !
Il faut qu’il soit sorcier.
Ensemble.
LE MARQUIS.
Ah ! docteur, docteur, etc.
ARLEQUIN.
Ah ! docteur, docteur,
Heureux docteur !
Tes richesses bientôt vont exciter l’envie.
Ah ! docteur, docteur,
Heureux docteur !
C’est ton rare génie
Qui fera ton bonheur.
COBARDO.
Ah ! docteur, docteur,
Maudit docteur !
Ta présence a détruit le repos de ma vie.
Ah ! docteur, docteur,
Maudit docteur !
Ton prétendu génie
Excite ma fureur.
ARLEQUIN.
Ça a donc bien été ?...
LE MARQUIS.
Elle a d’abord mal pris la chose.
ARLEQUIN.
C’est qu’elle n’a pas l’habitude.
LE MARQUIS.
Mais j’ai redoublé la dose... et le remède a fait effet... ah ! c’est fatigant.
COBARDO.
Pour elle ?...
LE MARQUIS.
Non, pour moi.
COBARDO.
Que diable ça peut-il être ?
LE MARQUIS.
C’est égal, je lui en ferai prendre souvent, car ce qu’il y a de drôle, c’est que ce remède-là m’amuse.
À Arlequin.
Aussi je vous prie d’accepter ces deux cents écus d’or.
COBARDO.
Aïe ! ça m’arrache le cœur !
Il prend la bourse que le marquis va donner à Arlequin.
Un moment, seigneur, cet homme n’est peut-être qu’un charlatan... parce qu’il a réussi une fois par hasard !...
LE MARQUIS.
Eh !... eh !... c’est vrai... c’est vrai.
COBARDO.
Je ne vous empêche pas de le récompenser, je vous demande seulement de l’éprouver. Il s’est vanté de guérir en un quart d’heure le malade le plus désespéré.
LE MARQUIS.
Ah ! ah ! il s’est vanté de cela ?
COBARDO.
Dieu merci, je ne manque pas chez moi de malades, j’ai là un échantillon de ce qu’il y a de mieux en fait de maladies incurables ; et s’il n’en vient pas à bout, c’est qu’il vous aura trompé, et je vous supplierai de le renvoyer.
LE MARQUIS.
À la bonne heure !
COBARDO.
Seigneur, j’entends mes malades, laissons-les ensemble.
LE MARQUIS.
Oui, nous reviendrons dans un quart d’heure, et s’il m’a trompé, je le ferai chasser du château avec les étrivières.
COBARDO.
C’est trop juste.
À part.
Nous allons voir comment il s’y prendra pour guérir des gens qui se portent bien.
Le marquis et Cobardo sortent.
Scène VI
ARLEQUIN, PEDRILLO, LAZZARONI, tous droits et bien portants
LES LAZZARONI.
Air : Gai, gai, mariez-vous !
Gai, gai, bravons le sort !
En cadence,
Qu’on s’avance,
Gai, gai, bravons le sort,
Dansons jusqu’à notre mort.
PEDRILLO.
On vient de nous arracher
De notre lit de souffrance,
Et si chacun de nous danse,
C’est qu’il ne peut pas marcher.
LES LAZZARONI.
Gai, gai, bravons le sort, etc.
ARLEQUIN.
Voilà des malades bien gais !...
À Pedrillo.
Dites-moi un peu, mon ami, qui semblez si gras et si vermeil, qu’est-ce que vous avez ?
PEDRILLO.
Monsieur, je bois, je mange, je dors à merveille... mais, du reste, je suis très malade, très malade, très malade.
ARLEQUIN.
Et où avez-vous mal ?
PEDRILLO.
Je n’en sais rien ; cela ne me regarde pas... C’est à vous, qui êtes le médecin, à savoir ces choses-là...
ARLEQUIN.
Il a raison, c’est au médecin...
À un second lazzarone.
Et vous, mon autre ami, qu’est-ce que vous avez ?
PEDRILLO.
Monsieur, il est muet.
ARLEQUIN.
Ah ! ah ! c’est différent : vous avez là une maladie qui me gênerait bien. Et comment cela vous est-il arrivé ?
PEDRILLO.
Un jour qu’il voulait parler en mangeant il s’est coupé la langue tout net.
ARLEQUIN.
Ah ! il a la langue coupée ?
DEUXIÈME LAZZARONE.
Oui, monsieur.
ARLEQUIN.
Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?... Je vous entends.
PEDRILLO.
Oui, parce que vous êtes le médecin... Mais, faites venir une autre personne... monseigneur, par exemple, et vous verrez qu’il ne peut pas parler.
ARLEQUIN.
Mais ces messieurs l’entendent !
À un troisième lazzarone.
N’est-ce pas, mon ami, vous l’entendez ?...
TROISIÈME LAZZARONE.
Je ne peux pas, puisque je suis sourd.
ARLEQUIN, à part.
Ils s’entendent tous...
Montrant le quatrième lazzarone.
Et lui, qu’est-ce qu’il a ?
Le lazzarone rit bêtement.
PEDRILLO.
Lui, il est dans un état d’imbécillité.
ARLEQUIN.
Il en a tous les symptômes...
À part.
Ah ! c’est une ruse... Je suis joué.
PEDRILLO.
Air : Nous n’avons qu’un temps à vivre.
Nous n’avons qu’une heure à vivre ;
Et, cher docteur, nous partons
Si votre art ne nous délivre
Des maux que nous ressentons !
ARLEQUIN, à part.
Volontiers d’une gourmade
J’assommerais ce coquin ;
Je vois que le plus malade.
Est ici le médecin.
LES LAZZARONI.
Nous n’avons qu’une heure à vivre, etc.
ARLEQUIN, à part.
Ah ! le coquin de Cobardo... Je crois bien qu’il est sûr de les guérir d’un seul mot. Allons, cherchons dans mon sac... Mais il ne peut pas y avoir des remèdes pour des malades qui ne le sont pas ! N’importe...
Il tire une ordonnance. Il lit.
« Moyen de guérir quelqu’un qui se porte bien... Faites-le infuser dans de l’eau bouillante avec de la bourrache. » Ah !... je n’ai pas grande idée de ce moyen-là. Oh !...
Haut.
Mes amis, comme vous êtes dans un état désespéré, je vous préviens que monseigneur m’a permis de tout employer. J’ai une recette immanquable ; c’est de prendre le plus malade d’entre vous, et de le faire infuser dans de l’eau bouillante.
LES LAZZARONI.
Dans de l’eau bouillante !
ARLEQUIN.
Avec de la bourrache, et, moyennant cette décoction, je réponds de vous guérir tous.
LES LAZZARONI.
Ah ! mon Dieu !
ARLEQUIN, à part.
Il ne reste plus qu’à connaître le plus malade ; ce qui ne sera pas bien difficile.
À Pedrillo.
Vous, mon ami, vous avez l’air d’être bien mal, et vous ne perdrez pas grand’chose à être infusé.
PEDRILLO.
Moi, monsieur, ça va beaucoup mieux.
ARLEQUIN.
J’en étais sûr, la chaleur vous a fait du bien... Ce sera donc vous, monsieur le muet, qu’il faudra que je choisisse...
DEUXIÈME LAZZARONE.
Moi, monsieur, je parle à merveille ; ces messieurs peuvent vous l’attester.
TROISIÈME LAZZARONE.
Sans contredit... puisque, moi qui étais sourd, je l’entends très distinctement.
ARLEQUIN, désignant le quatrième lazzarone.
À l’exception de monsieur, je vois alors que vous êtes tous guéris.
LES LAZZARONI.
Air : Les coucous sont gras.
Depuis un instant,
Ô rare merveille !
Depuis un instant,
Je suis bien portant !
Ah ! plus de soucis,
Cure sans pareille ;
Oui, mes chers amis,
Nous sommes guéris.
Scène VII
ARLEQUIN, PEDRILLO, LAZZARONI, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Qu’entends-je !...
ARLEQUIN.
Vous le voyez, monseigneur, un quart d’heure est à peine expiré, et ils sont tous guéris.
LE MARQUIS.
Guéris ! Ah ! le grand homme ! Il faudra bien que Cobardo lui rende la bourse.
Air : Un cordelier de sa voix fait parure.
Il est beaucoup de savants qu’on révère,
Mais le plus grand des docteur ? de la terre,
C’est Arlequin !
TOUS.
Il est beaucoup de savants qu’on révère, etc.
LE MARQUIS.
En ces lieux que sa gloire éclate !
C’est l’héritier, le rival d’Hippocrate !
C’est, c’est, c’est Arlequin,
C’est Arlequin,
Le plus grand médecin !
TOUS.
C’est, c’est, c’est Arlequin, etc.
Scène VIII
ARLEQUIN, PEDRILLO, LAZZARONI, LE MARQUIS, ZERBINE
ZERBINE, pleurant et criant de toute sa force.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu, ne criez pas si fort !
ARLEQUIN.
Qu’est-ce qu’elle a donc, cette petite fille-là ?
ZERBINE, pleurant plus fort.
Mon oncle était là, dans la chambre à côté :
Air : Daignez m’épargner le reste. (Les Visitandines.)
En entendant ce bruit soudain,
D’abord son trouble fut extrême ;
On a crié : vive Arlequin !
Il est demeuré pâle et blême ;
On l’a nommé grand médecin,
Voilà que soudain il se pâme ;
Puis enfin, quand il a fallu
Rendre l’argent, nous avons cru
Qu’il allait rendre l’âme.
Et il est là, à moitié mort.
LE MARQUIS.
Diable ! ça me contrarie... Moi qui voulais m’amuser de sa colère... Il prend bien son temps...
À Arlequin.
Mon ami, il faut que vous me rendiez un service... puisque tout vous est possible, rappelez-le à la vie.
ARLEQUIN.
Non.
LE MARQUIS.
Eh ! pourquoi non, puisque ça me plaît ?
ARLEQUIN.
Parce qu’entre confrères, il faut des égards ; je ne veux pas aller sur ses brisées ; c’est une maladie à lui ; chacun les siennes... Et puis, s’il en revient, il m’empêchera d’épouser Zerbine.
ZERBINE, pleurant.
Et s’il n’en revient pas, je ne t’épouserai jamais.
LE MARQUIS.
C’est ça ; ils y mettent de la mauvaise volonté...
À Arlequin.
Si Cobardo meurt, je m’en prends à toi et je te fais pendre.
ZERBINE, pleurant.
Pen-endre !
ARLEQUIN.
Hein !... comment dites-vous ?... Ah çà ! ne plaisantez pas comme ça ; car enfin, si sa maladie est mortelle, je ne saurais qu’y faire.
LE MARQUIS.
Ça m’est égal... arrangez-vous avec lui...
À part.
Comment va-t-il s’en tirer ?... ça va m’amuser.
ARLEQUIN.
Diable ! pendu, allons donc... puisqu’il le faut...
Au marquis.
Mais ce que j’en fais, c’est pour vous obliger, et parce que vous m’en priez ainsi, car sans cela... Où est-il, ce médecin malade ?
ZERBINE, pleurant.
Le voici... hi ! hi ! hi !
Scène IX
ARLEQUIN, PEDRILLO, LAZZARONI, LE MARQUIS, ZERBINE, COBARDO endormi, on l’apporte sur un fauteuil
Air du vaudeville de l’Avare et son ami.
ARLEQUIN.
C’est prendre une inutile peine,
En vain mon art le guérirait,
Comment veut-on qu’il en revienne,
Avec l’humeur qu’on lui connaît ?
Quand il saura que mon génie
Au trépas vient de le ravir,
Il est capable de mourir
De chagrin d’être encore en vie.
LE MARQUIS.
Eh bien ! comment le trouvez-vous ?
ARLEQUIN, éloignant tout le monde.
Laissez-moi un peu méditer et combiner le genre de médicament.
Regardant si on l’observe et fouillant dans son sac pendant longtemps. À part.
En voilà une qui était au fond...
À Cobardo.
Tenez, mon ami, grand bien vous fasse !
Le Génie, caché par un voile de gaze qui le rend invisible pour tous sauf Arlequin, paraît à la tête de Cobardo.
Aïe... je suis perdu !
LE MARQUIS.
Est-ce qu’il va plus mal ?
ZERBINE.
Quel trouble l’agite !
LE GÉNIE, à Arlequin.
Tu sais nos conventions.
LE MARQUIS.
Prenez garde, ne le laissez pas mourir.
ARLEQUIN, à part.
Il est impossible qu’il en réchappe... Ah ! mon Dieu ! Oh ! la plus jolie petite idée... Si je pouvais... Oui, oui, elle m’a dit que lorsqu’elle se trouverait à la tête du malade...
Air : Il faut que l’on file, file.
Un malheur vient nous surprendre,
Ayons courage et gaîté,
Il ne s’agit que de prendre
Les choses du bon côté.
La girouette au beau séjourne ?
Si par hasard elle tourne,
Sans en prendre de souci,
Il faut que l’on tourne, tourne, tourne,
Il faut que l’on tourne aussi.
Il retourne le fauteuil de Cobardo, de manière que la Mort se trouve aux pieds.
COBARDO, se levant.
Je me sens beaucoup mieux.
ARLEQUIN, au Génie.
Vous ne vous attendiez pas à celui-là... mais vous savez nos conditions...
LE GÉNIE.
Le tour est assez gai : je fais grâce pour cette fois, et cesse d’être invisible.
Le voile de gaze tombe et laisse apercevoir le Génie.
TOUS.
Air de La Belle au bois dormant.
Ô ciel ! quelle est donc cette femme,
Qui soudain paraît à nos yeux ?
Amis, quelle céleste flamme
Brille sur son front radieux !
LE GÉNIE, à Arlequin.
C’est moi, je suis ton bon génie,
Sous un nom trompeur, aujourd’hui
J’ai voulu te sauver la vie.
ARLEQUIN.
Ah ! trompez-moi toujours ainsi.
TOUS.
Ô ciel ! quelle est donc cette femme, etc.
LE GÉNIE, à Cobardo.
J’espère maintenant que vous ne refuserez pas votre nièce à mon protégé.
LE MARQUIS.
Oui, d’abord moi, je le veux, nous ferons une grande noce, et ça m’amusera.
COBARDO.
Ils feront mauvais ménage.
LE MARQUIS.
Tant mieux, je ne serai pas le seul au château.
LE GÉNIE.
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
Tu peux vivre heureux désormais.
Et compter sur ton bon génie.
Cher Arlequin, je te promets
De veiller toujours sur ta vie.
ARLEQUIN.
Rien alors ne peut m’effrayer,
Sous les lois d’hymen je m’engage.
LE MARQUIS, lui rendant sa batte.
Puisque tu vas te marier,
Je te rends la paix du ménage.
ZERBINE.
Qu’est-ce donc ?
ARLEQUIN.
Tu le sauras, tu le sauras.
Finale.
TOUS.
Air : Honneur à la musique. (Le Bouffe et le Tailleur.)
Honneur à sa science !
Mais avant de partir,
Encore une ordonnance
Pour les maux à venir.
COBARDO.
Air du vaudeville de Madame Scarron.
Je renonce à la science,
Pour se fixer près des grands,
Auriez-vous quelqu’ordonnance ?
ARLEQUIN.
Prenez ces huit grains d’encens.
Tant que le malade engraisse,
Doublez la dose souvent.
Dès que son crédit cesse,
Cessez le traitement.
TOUS.
Honneur à sa science, etc.
LE MARQUIS.
Auriez-vous quelques recettes
Qui puissent calmer assez
Toutes les haines secrètes
Et tous nos malheurs passés ?
ARLEQUIN.
Prenez cette eau souveraine,
À tous je l’ordonne ici.
Buvez à tasse pleine
Dans le fleuve d’oubli.
TOUS.
Honneur à sa science, etc.
ZERBINE, à Arlequin.
Toi dont l’heureuse planète
Brave tout noir pronostic,
Aurais-tu quelque recette
Pour contenter le public ?
ARLEQUIN.
Il faudrait ici, ma chère,
Quelque bon tour de jarnac ;
Car, dès qu’il faut lui plaire,
S’apercevant que son sac est vide.
C’est là le fond du sac.
LE GÉNIE, au public.
Que ce soir l’indulgence
Agisse en sa faveur.
Messieurs, votre ordonnance
Peut sauver le docteur.
TOUS.
Que ce soir l’indulgence, etc.