Napoléon Bonaparte (Alexandre DUMAS Père)

Drame en six actes, en vingt-trois trois tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 10 janvier 1831.

 

Personnages

 

NAPOLÉON           

UN ESPION

LORRAIN

JUNOT

LE GÉNÉRAL CARTAUX

SALICETTI, représentant du peuple

FRÉRON, représentant du peuple

GASPARIN, représentant du peuple

ALBITTE, représentant du peuple            

LE GÉNÉRAL DUGOMMIER

UN CAPORAL

UNE SENTINELLE

JOSÉPHINE

LE GÉNÉRAL DUROC

UN BANQUISTE

UN CRIEUR PUBLIC

UN PASSANT

UN AUTRE PASSANT

UN MARCHAND DE PARAPLUIE

CHARLES BOURRIENNE           

UN HUISSIER

LABREDÈCHE

UN MERVEILLEUX

UNE FEMME DU PEUPLE

UN ENFANT

LE GÉNÉRAL BERTHIER

CAULAINCOURT

DAVOUST

RAPP

MORTIER

TALMA

LE MINISTRE DE LA GUERRE

UN HUISSIER

MIRAT

L’EMPEREUR D’AUTRICHE, personnage muet

LE ROI DE SAXE, personnage muet    

LE ROI DE BAVIÈRE, personnage muet

LE ROI DE WURTEMBERG, personnage muet

LE ROI DE PRUSSE, personnage muet

PREMIER SOLDAT           

DEUXIÈME SOLDAT

TROISIÈME SOLDAT

QUATRIÈME SOLDAT

UN AIDE DE CAMP

UNE JEUNE FEMME

UNE ESTAFETTE

UN ENVOYÉ

RAGUSE

TRÉVISE

ROUSTAN

LOUIS XVIII, personnage muet

LE MARQUIS DE LA FEUILLADE

UN HUISSIER

UN SOLLICITEUR

UN VIEUX MILITAIRE

LE MINISTRE

LE GRAND MARÉCHAL

DEUXIÈME HUISSIER

LA MARQUISE

LE GRANS PARENT

L’ABBÉ

LA PETITE COUSINE

UN VALET

UN CAPITAINE DE VAISSEAU

PREMIER GARDE DU CORPS

DEUXIÈME GARDE DU CORPS

UN COURTISAN

UNE GENDARME

UN MATELOT

UN FACTIONNAIRE

SIR HUDSON LOWE

MARCHAND

ANTOMARCHI

BERTRAND

LAS CASES

UN OFFICIER ANGLAIS

MADAME BERTRAND

SES ENFANTS

PEUPLE

MARCHANDS

SOLDATS

DAMES

GRISETTES

VIVANDIÈRES, etc.

 

 

PRÉFACE

 

Mon drame de Napoléon a suscité, de la part de petites haines littéraires, tant de petites calomnies politiques, qu’une explication est nécessaire entre elles et moi. C’est un duel ; soit : le public en sera témoin.
Ces calomnies ont porté sur trois points : sur ma vie, sur mes opinions politiques et sur mon drame.
Il est donc nécessaire que ma vie dans ses relations avec le pouvoir, mes opinions dans leur harmonie avec ma conscience, mon drame développé comme système littéraire, soient mis au jour.
Puis, quand on aura lu, il sera possible qu’on dise : « Il se trompe ; » mais on ne dira pas : « Il trompe. »

Solus, pauper et nudus.

Je suis fils du général républicain Alexandre Dumas, mort en 1806, à la suite de onze tentatives d’empoisonnement faites contre lui, dans les prisons de Naples, par le gouvernement de Naples.
Il mourut en disgrâce de l’empereur, pour n’avoir pas voulu adopter son système de colonisation de l’Égypte, – et il avait tort, – pour n’avoir pas consenti à signer, lors de son avènement au trône, les registres des communes, – et il avait raison.
Mon père était un de ces hommes de fer qui croient que l’âme, c’est la conscience, qui fout juste ce qu’elle leur prescrit, et qui meurent pauvres.
Or, mon père mourut pauvre ; on lui devait vingt-huit mille francs de solde arriérée, on ne les paya pas à sa veuve ; on devait à sa veuve une pension, on ne la lui donna pas. Le sang de mon père versé sous la République n’a donc été payé ni par l’Empire, ni par la Restauration : à la Restauration et à l’Empire, merci ! car ils m’ont fait libre.
En 1823, la protection obstinée du général Foy m’obtint une place chez le duc d’Orléans : j’y entrai aux appointements de douze cents francs. Ces appointements ne s’élevèrent jamais au-dessus de dix-huit cents francs ; c’était assez, c’était beaucoup, puisqu’ils suffisaient à faire vivre ma mère et moi.
Puis vint Henri III, précédé et suivi d’absurdes questions littéraires. Son succès, contesté ou non, en m’ouvrant une autre carrière, me rendit mon indépendance engagée un instant. Je laissai s’acharner la critique, sans l’en remercier ni m’en plaindre ; mon but, qu’elle ne comprenait pas, était atteint : je respirai.
Comme je n’avais trouvé appui ni dans mes confrères, ni dans l’administration dont je faisais partie, lorsque j’eus fait représenter ce premier ouvrage, je le dédiai à Taylor, qui seul m’avait encouragé.
La soirée du 11 février 1820 avait fait une révolution dans mon existence. Je n’étais plus auprès de mes chefs un employé entêté et vaniteux ; mon succès m’avait presque égalé à un sous-chef. Je reçus les compliments d’hommes qui, pendant trois mois qu’avaient duré mes répétitions, m’avaient poursuivi de tant de persécutions étroites, que le droit de sortir de mon bureau ou d’y recevoir quelqu’un m’était interdit ; ils avaient conféré à un concierge et à un garçon de bureau le droit d’espionnage et de réprimande. J’écrivis au directeur que je conservais mon titre dans la maison du duc d’Orléans, parce que je le tenais du duc d’Orléans, et que je ne reconnaissais qu’à lui le droit de me l’ôter ; mais je donnai la démission de mes appointements : elle fut acceptée. Trois mois après eut lieu la première représentation de l’ouvrage dont ils avaient tout fait pour empêcher la représentation. Le duc d’Orléans, qui ne savait rien de toutes ces petites tracasseries, y vint, à leur grand étonnement, avec société royale de princes et de grands-ducs ; il applaudit, ils applaudirent. Le lendemain, mes persécuteurs de la veille étaient merveilleux avoir : chacun d’eux avait prédit depuis longtemps que je serais un poète dramatique. Si j’étais tombé, il est probable que la mémoire du général Foy et la bonté du duc d’Orléans ne m’auraient point sauvé d’une destitution.
Et dès lors il y eut séparation entre nous ; car ils se souvenaient de tout, et je n’avais rien oublié.
Trois mois après, le duc d’Orléans me nomma bibliothécaire adjoint, aux appointements de douze cents francs : c’était six cents francs de moins que lorsque j’étais simple employé : j’abandonnai cette pension à ma mère, et je n’eus plus à m’occuper que de moi.
C’est à cette époque que je vis le plus le duc d’Orléans ; je le trouvai constamment bon et affable : des influences lentes, mais continues, diminuèrent depuis à mon égard, non pas sa bonté, mais son affabilité : ce qu’on vient de lire expliquera ce changement.
Christine fut jouée avec succès le 30 mars 1830. Le duc d’Orléans en accepta la dédicace, et demanda pour moi à Charles X la croix de la Légion d’honneur[1] ; elle lui fut refusée. C’était tout simple : j’avais fait Henri III.
Ce second succès m’attira de nouvelles félicitations, à peu près dans la même proportion qu’il aigrissait les vieilles haines. Comment s’habituer à traiter d’égal à égal un homme auquel on avait eu un instant le droit de donner des ordres avec toute l’impertinente supériorité bureaucratique[2] !
À dater de cette époque, la marche du gouvernement, en commençant à exciter des craintes sérieuses, détourna de la littérature l’attention du public, pour la porter sur la politique. Chacun s’occupa plus de son fusil que de sa plume : c’était raison ; car vinrent les ordonnances, les gendarmes, les drapeaux noirs, la garde royale, les massacres, les pavés, et la victoire. Un grand peuple jeta un grand cri ; il se croyait libre.
Le duc d’Orléans était lieutenant général ; je le revis à mon retour d’une mission dont m’avait chargé le général la Fayette : il y avait dix à parier contre un que je serais fusillé dans cette mission. J’avais réussi et je n’avais pas été fusillé, heureusement ; car, certes, je le regretterais de grand cœur, en voyant d’en haut ce à quoi mon sang aurait servi.
Le lieutenant général, si populaire envers tout le monde, fut froid envers moi. C’était tout simple : autour de lui étaient des figures si bizarrement serviles, la mienne était si gauche et si déplacée au milieu d’elles, que ma joie, comparée à la leur, avait presque l’air d’une protestation. Je traversai, à grand’peine et à sueur de front, salons, galeries, antichambres ; encombrement partout : c’était presque comme aux Tuileries, le lendemain du 20 mars et du 12 avril ; c’étaient du moins les mêmes figures. Oh ! certes, après une révolution, on doit haïr les hommes ; mais, après deux révolutions, on ne peut plus que les mépriser.
Et, sous ce rapport, comme je leur accordais tout ce qu’ils avaient droit de réclamer, je les laissai à Paris, et je partis pour la Vendée.
Il me paraissait curieux d’étudier dans ce moment ce pays de révolution vivace. C’était le cœur du parti royaliste ; je voulais en calculer les battements.
J’y entrai le premier avec l’uniforme de garde national ; je le parcourus le premier avec la cocarde tricolore. Des cris de « Vive Charles X ! » m’accueillaient presque partout. Ce pays-là du moins, qu’il ait tort ou raison, est un pays loyal et qui ne change pas.
J’y restai six semaines ; puis je revins à Paris, que j’avais laissé resplendissant d’armes et de liberté. Bien des améliorations s’étaient faites : les pavés avaient repris leur place, M. Guizot la sienne ; et, à l’exception du drapeau tricolore, et de l’attente craintive que les souverains ne voulussent point reconnaître Louis-Philippe, c’était comme si nulle révolution n’avait passé par les rues.
Ceux que j’avais laissés tout près du roi avaient de nouveaux titres et des appointements doubles. Quant à moi, la commission populaire m’avait voté à l’unanimité la croix nationale : chacun de nous avait ce qu’il voulait avoir.
C’est alors que plusieurs directeurs vinrent me faire des offres pour un drame de Napoléon ; ils me rappelèrent qu’il y avait autre chose au monde que la politique ; quant à moi, j’avais totalement oublié la littérature.
Je leur répondis que, quoique je ne tinsse à la maison du roi que par des liens que la différence d’opinions rendait chaque jour plus faibles, il me paraissait inconvenant de traiter ce sujet sans une haute autorisation. Je promis de la demander. Je croyais que, moi surtout, je pouvais facilement approcher du roi.
Je me trompais. Je sollicitai audience par écrit, je fis antichambre. On me demanda, comme à un étranger, ce que je voulais ; et, moi, je ne pouvais dire ce que je voulais qu’au roi ; car le roi seul pouvait me dire, – et ses paroles devaient mourir entre nous deux : « Je veux, » ou « Je ne veux pas. »
Je le répète, je tentai tout. Six théâtres firent passer leur Napoléon, et, moi, j’attendais toujours. Chaque représentation nouvelle d’un Napoléon nouveau ôtait une chance de succès au mien. Je me décidai enfin. J’écrivis le litre de mon ouvrage le 25 octobre, et le mot fin neuf jours après. La pièce fut mise en répétition et jouée : on cria, dans la maison du roi, à l’ingratitude.
Et cependant ceux qui crièrent cela avaient tout demandé et tout obtenu pour eux ; et, moi, je n’avais rien demandé ni rien obtenu.
Ah ! si, je me trompe : j’avais demandé la grâce d’un malheureux condamné aux galères à perpétuité, et le roi me l’avait accordée. Ce fut une heure bien heureuse pour toute une famille et pour moi.

Mes opinions politiques se trouvant consignées d’une manière précise dans la démission que j’ai donnée au roi, je la mettrai sous les yeux du lecteur.
Et je fais cela, parce que, si je professe jamais d’autres principes, je veux que chacun puisse me souffleter avec cette préface.

« 11 février 1831.
« Sire,
« J’ai eu l’honneur de demander, il y a trois semaines, une nouvelle audience à Votre Majesté : j’avais l’intention de lui offrir de vive voix ma démission ; car je voulais lui expliquer comment, en faisant cela, je n’étais ni un ingrat ni un capricieux.
« Sire, il y a longtemps que j’ai écrit et imprimé que, chez moi, l’homme littéraire n’était que la préface de l’homme politique.
« L’âge auquel je pourrai faire partie d’une Chambre régénérée se rapproche pour moi.
« J’ai la presque certitude, le jour où j’aurai trente ans, d’être nommé député ; j’en ai vingt huit, sire.
« Malheureusement, le peuple, qui voit d’en bas et de loin, ne distingue pas les intentions du roi des actes des ministres.
« Or, les actes des ministres sont arbitraires et liberticides. Parmi ces hommes qui vivent de Votre Majesté, et qui lui disent tous les jours qu’ils l’admirent et qu’ils l’aiment, il n’en est peut-être pas un qui vous aime plus que je ne le fais ; seulement, ils le disent et ne le pensent pas, et, moi, je ne le dis pas et je le pense.
« Mais, sire, le dévouement aux principes passe avant le dévouement aux hommes. Le dévouement aux principes fait les la Fayette ; le dévouement aux hommes fait les Rovigo[3].
« Je supplie donc Votre Majesté d’accepter ma démission.
« J’ai l’honneur d’être avec respect,
« De Votre Majesté, etc.

« Alex Dumas. »

Je n’admets pas, en littérature, de système ; je ne suis pas d’école ; je n’arbore pas de bannière. Amuser et intéresser, voilà les seules règles, je ne veux pas dire que je suive, mais que j’admettre.
La création tout entière appartient au poète : rois et citoyens sont égaux pour lui, et, dans sa main, comme dans celle de Dieu, pèsent juste le même poids. Il soulève le linceul des morts, il arrache le masque des vivants, il fustige le ridicule, il stigmatise le crime : sa plume est tantôt un fouet, tantôt un fer rouge. Malheur donc à ceux qui méritent qu’il les fouette ! honte et malheur à ceux qui méritent qu’il les marque !
D’ailleurs, dès qu’il signe son œuvre, il en répond ; j’ai signé la mienne.
Mais, de même que j’accepterai quelques responsabilités, j’en écarterai d’autres.
Des journaux ont dit que j’avais voulu jeter du ridicule sur Louis XVIII : ils se sont trompés.
Louis XVIII est, au génie près, un roi de l’école de Louis XI, et Louis XI est peut-être un mauvais prince, mais c’est un des plus grands rois de France. S’il fait tomber par-ci par-là quelques têtes de nobles ou de prêtres, c’est toujours pour le plus grand bien du peuple ; car en lui tout est peuple, tête et cœur, mœurs et costumes. Richelieu a continué la grande œuvre démocratique commencée par lui ; Robespierre l’a achevée.
Le parallèle entre ces trois hommes ne serait peut-être pas aussi paradoxal qu’on le croirait au premier abord. L’histoire des peuples attend bien des réhabilitations qui feraient grincer les dents à MM. Mézeray, Vély et Anquetil, historiographes du roi. Le temps les amènera, et, Dieu aidant, nous les activerons.
Or, je le répète, mon intention n’a jamais été de faire rire aux dépens de notre petit Louis XI. La phrase qui précède son passage dans la pièce me paraît expliquer clairement mon intention ; mais il y a des gens pour qui il n’y a de clair qu’un démenti.
J’ai voulu retracer purement et simplement un fait historique. Louis XVIII a quitté le château des Tuileries le 19 mars, je crois. Sa sortie fut solennelle et attendrissante ; mais il la gâta par un mot. Arrivé à la porte, il se retourna vers M. d’Avaray : « Je crois que j’ai fait de l’effet, » dit-il.
Ainsi en lui tout était calculé, même sa fuite. Un journal a dit que j’avais voulu, par mon ministre de la guerre, désigner le maréchal Soult, et il s’appuie, pour cette accusation, sur la présence de ce maréchal au ministère lors de la rentrée de Napoléon.
Mon maréchal n’a pas de nom. C’est une allégorie vivante de la Restauration ; c’est le principe aristocratique incarné ; c’est tout ce que l’on voudra, enfin, excepté le maréchal Soult, second homme de guerre sous Bonaparte, premier ministre sous Louis-Philippe.
Le maréchal Soult est, avec Dupont (de l’Eure), le seul qui ait compris le mandat qui lui était confié ; il est le seul qui ait marché sur la même ligne que la révolution de 1830, portant le front à la même hauteur qu’elle.
Aucun motif ne me détermine à dire ce que je dis. Je n’ai jamais vu le maréchal, je ne le verrai peut-être jamais, et je n’ai rien à lui demander.
Quant à la chambre des pairs et à la chambre des députés, quoi qu’en ait dit le Constitutionnel, je n’ai fait que transcrire un décret du mois d’avril, signé « Napoléon. » Si ce que je répète, d’après lui, des Chambres de 1815 peut s’appliquer aux Chambres de 1830, tant pis pour elles ; car ce n’est pas près d’elles que je prendrai la peine de me justifier.

Voilà tout ce que j’avais à dire.

 

ALEX. DUMAS.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Devant Toulon. L’intérieur d’une redoute. À travers les embrasures, on aperçoit la ville assiégée, et la chaîne de rochers où sont échelonnés les forts.

 

 

Scène première

 

UNE SENTINELLE, UN RÉQUISITIONAIRE, SOLDATS, couchés par terre, puis JUNOT

 

Au lever du rideau, trois Hommes viennent relever la Sentinelle ; un Réquisitionnaire prend sa place.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

La consigne ?

LA SENTINELLE.

Ne laisser passer personne au milieu des travaux. Surveiller la route de Toulon à Marseille.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

Le mot d’ordre ?

LA SENTINELLE.

Toulon et liberté.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

Bon.

Les Soldats s’éloignent.

Dites donc ! dites donc !

Ils reviennent.

Comment avez-vous dit ça ?

LA SENTINELLE.

Toulon et liberté.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

Et je laisserai passer tous ceux qui me diront ça ?

LES SOLDATS.

Oui.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

Vous pouvez filer maintenant.

Il répète en allant de long en large.

Toulon et liberté... Toulon et liberté. C’est ça.

Chantant.

Ah ! le triste état
Que d’être gendarme !
Ah ! le noble état
Que d’être soldat !
Quand le tambour bat,
Adieu nos maîtresses !
Quand le tambour bat,
La nation s’en va ! (Ter.)

JUNOT, qui s’est levé au commencement du couplet et qui a suivi le soldat par derrière, au moment où il se retourne.

Dis donc, citoyen réquisitionnaire, comment t’appelles-tu ?

LE RÉQUISITIONNAIRE.

Je m’appelle Lorrain, vu que je suis de la Lorraine.

JUNOT.

Eh bien, citoyen Lorrain, ta faction achevée, tu iras faire un tour à la garde du camp.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

Pourquoi ça, sergent ?

JUNOT.

Parce qu’on ne chante pas sous les armes.

LE RÉQUISITIONNAIRE.

C’est dit ! – une autre fois, je m’en souviendrai. – Il est bon enfant, le sergent ; il aurait pu m’envoyer au cachot. Faut se consoler.

 

 

Scène II

 

LORRAIN, SOLDATS, JUNOT, BONAPARTE

 

BONAPARTE, entrant.

Et vous me faites dire qu’il n’y a plus d’artilleurs qui veuillent servir ma batterie ?

JUNOT.

Le fort Mulgrave n’est qu’à cent vingt toises, et, à la dernière attaque, soixante et dix artilleurs ont été tués sur quatre-vingts.

Un boulet passe et coupe des branches d’arbre qui tombent aux pieds de Bonaparte.

Tenez, ils tirent comme à une cible.

BONAPARTE.

Il fallait faire un appel aux hommes de bonne volonté.

JUNOT.

Je l’ai fait, et pas un ne s’est offert.

BONAPARTE.

Ah ! c’est comme cela ! Sergent, écrivez sur ce papier en grosses lettres : Batterie des hommes sans peur.

Un boulet enlève une partie de l’épaulement et couvre de terre le Sergent, qui écrit.

JUNOT, secouant son papier.

Bon ! je n’aurai pas besoin de sable.

BONAPARTE.

Ton nom ?

JUNOT.

Junot.

BONAPARTE.

Je ne l’oublierai pas.

LORRAIN.

Qui vive ?

JUNOT.

Imbécile ! tu vois bien que c’est le général en chef et les représentants du peuple.

 

 

Scène III

 

LORRAIN, SOLDATS, JUNOT, BONAPARTE, LE GÉNÉRAL, CARTAUX, SALICETTI, GASPARIN, FRÉRON

 

BONAPARTE, au Sergent.

Mets cet écriteau en avant de la batterie, tout le monde maintenant voudra en être.

CARTAUX.

Citoyen commandant, nous avons reçu de Paris un plan d’attaque, et nous venons te le communiquer.

BONAPARTE.

Et quel est l’auteur de ce plan ?

CARTAUX.

Le célèbre général d’Arçon.

BONAPARTE.

Qui n’a peut-être jamais vu la ville. – C’est le cinquième plan qu’on envoie de Paris, et le dernier de mes canonniers en ferait un moins mauvais que le meilleur d’eux tous... Voyons ce plan.

CARTAUX, lisant.

« Le général Cartaux s’emparera de tous les points occupés par l’ennemi du côté de la terre et abandonnera entièrement la mer. Il se rendra maître, à quelque prix que ce soit, des forts Faron, Saint-Antoine, Lartigues, Sainte-Catherine et Lamalgue. Une fois maître de ces forts, il fera procéder sans relâche au bombardement de la ville. »

BONAPARTE.

Et combien d’hommes de renfort nous envoie-t-il pour exécuter ce plan ?

CARTAUX.

Pas un ; il faudra nous contenter de ce que nous avons.

BONAPARTE.

Soixante mille hommes ne suffiraient pas ; et, avec les renforts venus de l’armée de Lyon, nous sommes à peine trente mille.

FRÉRON.

Il faudra pourtant bien exécuter les ordres du comité, ou ta tête, citoyen général, répond du succès.

BONAPARTE, lui prenant la main.

Citoyen représentant, vois-tu d’ici cette citadelle incrustée comme un nid d’aigle aux flancs de cette montagne ?... C’est le fort Faron, que ton comité parisien nous ordonne de prendre. Si tu veux que j’exécute ses ordres, trouve-moi des soldats qui aient des ailes ou amène-moi l’hippogriffe pour les y conduire.

GASPARIN.

Eh bien, bornons-nous à la prise du fort Lamalgue.

BONAPARTE.

Oui, et, pour y arriver, tu feras passer tes trente mille hommes entre le feu de quatre forts et celui du camp retranché qui est en avant de Toulon, et, quand tu y auras laissé la moitié de tes hommes, avec le reste tu iras attaquer le fort Lamalgue, étoilé par Vauban, avec ses angles opposés aux angles, sa batterie de soixante pièces d’artillerie et ses trois mille hommes de garnison.

S’asseyant sur une pièce.

Insensés !

CARTAUX, à Bonaparte.

Citoyen commandant, as-tu dirigé une batterie de quatre obusiers sur la poudrière ?

BONAPARTE.

Oui.

CARTAUX.

Eh bien ?

BONAPARTE.

J’y ai jeté vingt obus dont dix-sept ont porté.

CARTAUX.

Sans résultat ?

BONAPARTE.

Sans résultat.

CARTAUX.

Il faut continuer.

BONAPARTE.

Inutile !

CARTAUX.

Pourquoi ?

BONAPARTE.

La poudre a été transportée dans la ville.

FRÉRON.

Il faut tirer sur la ville alors, et profiter de l’explosion du magasin où on l’a transportée pour faire une attaque.

BONAPARTE.

Oui, ce serait bien ; mais qui m’indiquera celle des huit cents maisons de Toulon qu’il faut incendier ?

FRÉRON.

Brûle tout.

BONAPARTE.

Est-ce à moi qui suis Corse de te rappeler que Toulon est français ?

SALICETTI.

Qu’importe ! Turenne a bien brûlé le Palatinat.

BONAPARTE.

C’était nécessaire à ses desseins ; ici, c’est un crime inutile.

FRÉRON.

Serais-tu aristocrate, par hasard ?

Bonaparte hausse les épaules.

Citoyen général, il faut en finir. Attaque la ville comme tu l’entendras ; mais que, dans huit jours, la ville soit prise... ou, dans neuf jours, je t’envoie à Paris comme suspect... et, dans quinze, – tu comprends.

CARTAUX.

Oui, oui ; eh bien, alors, je m’en tiens au plan du comité... L’attaque générale aura lieu demain.

BONAPARTE.

Tu te perds, et, avec toi, tu perds l’armée.

CARTAUX.

Mais que faire alors ?

BONAPARTE, se levant et montrant sur la carte le fort du Petit-Gibraltar.

C’est là qu’est Toulon.

CARTAUX.

Là ?... Mais pas du tout... Il nous montre l’issue de la rade... Toulon n’est pas de ce côté...

À part.

Prendre le Petit-Gibraltar pour Toulon !

BONAPARTE, avec force.

C’est là qu’est Toulon, vous dis-je ! Prenons ce fort aujourd’hui, et, demain ou après-demain, nous entrons dans la ville.

SALICETTI.

C’est le mieux défendu.

BONAPARTE.

Preuve qu’il est le plus important.

GASPARIN.

Le commandant lui-même l’a jugé tellement imprenable, qu’il a dit que, si nous l’emportions, il se ferait jacobin.

BONAPARTE.

Qu’on me charge de l’attaque, et, dans douze heures, je lui enfonce moi-même, ou mon épée dans la poitrine, ou le bonnet rouge sur la tête.

SALICETTI.

Mais nous perdrons dix mille hommes.

BONAPARTE.

Dix mille, vingt mille, qu’importe ! pourvu qu’il m’en reste trois mille pour y mettre une garnison.

FRÉRON.

Ah ! voilà le philanthrope qui ne veut pas brûler huit cents maisons et veut faire tuer dix mille hommes...

BONAPARTE, s’éloignant.

Niais !

CARTAUX.

Ainsi donc, citoyen commandant, tiens-toi prêt à foudroyer la ville.

BONAPARTE.

D’ici. ?

CARTAUX.

Oui... Pendant ce temps...

BONAPARTE.

Il y a deux portées de canon.

CARTAUX.

Non... Tu peux tirer.

BONAPARTE.

Canonniers, commencez le feu.

Les Canonniers commandent sur toute la ligne : En action ! – Chargez ! Bonaparte pointe la pièce lui-même, prend une mèche, met le feu à la pièce et revient sans regarder où a porté le boulet.

GASPARIN, qui a regardé attentivement.

Il a raison ; le boulet est tombé à deux cents toises au moins des ouvrages extérieurs.

FRÉRON.

N’importe, ce jeune homme me déplaît : li sent l’aristocrate ; mais nous le ferons bien obéir.

GASPARIN.

Citoyens, le commandant paraît savoir ce qu’il faut faire mieux que personne ; il faudrait le charger...

FRÉRON, sans l’écouter, à Cartaux.

Général, viens donner tes ordres, et que, dans une heure, on commence l’attaque.

Bonaparte le suit des yeux avec compassion ; Cartaux sort avec Salicetti, Gasparin, Fréron, etc.

 

 

Scène IV

 

BONAPARTE, LORRAIN, L’ESPION, UN SERGENT

 

BONAPARTE.

Quand seront-ils donc las de nous envoyer des médecins et des peintres pour nous commander ?... – Ils ont beau dire, c’est là qu’est Toulon...

LORRAIN, à un Paysan qui cherche à se glisser sans être aperçu.

Qui vive ?... qui vive ?...

LE PAYSAN, avec un accent provençal très prononcé.

Qu’est-ce qu’il faut que je réponde ?

LORRAIN.

Eh bien, réponds : « Citoyen paysan, » pardi !

LE PAYSAN.

Citoyen paysan.

LORRAIN.

C’est bon... Et puis, maintenant, retourne d’où tu viens... On ne passe pas.

LE PAYSAN, sans accent.

On ne passe pas ?

BONAPARTE, tressaillant au changement de voix.

Si ! – par ici l’on passe.

LE PAYSAN, entrant en scène.

Merci, mon officier.

BONAPARTE.

Écoute donc.

LE PAYSAN, à part.

Que me veut-il ?

BONAPARTE.

Tu es de ce pays ?

LE PAYSAN.

Je suis d’Ollioules.

BONAPARTE.

Ah !... Et par quel hasard te trouves-tu de ce côté ?

LE PAYSAN.

C’est ces gueusards d’Anglais qui m’ont requis de force à Toulon, où j’étais, pour travailler aux fortifications du fort Malbousquet.

BONAPARTE.

Et ils t’ont renvoyé ?

LE PAYSAN.

Non, je me suis sauvé.

BONAPARTE.

Pourquoi ?

LE PAYSAN.

Il y avait trop d’ouvrage et pas assez d’argent.

BONAPARTE.

Et tu vas ?...

LE PAYSAN.

À Marseille.

BONAPARTE, lui tendant la main.

Bon voyage ?

LE PAYSAN, lui donnant la main.

Merci, citoyen.

BONAPARTE, l’arrêtant.

À quels travaux t’employait-on ?

LE PAYSAN.

À la tranchée.

BONAPARTE.

Et tu mettais des gants pour travailler ?

LE PAYSAN, à part.

Demonio !

Haut.

Pourquoi ?...

BONAPARTE.

Oui, si tu n’avais pas pris cette précaution, il me semble que le soleil et la fatigue t’auraient hâlé et durci les mains... Vois, moi qui me pique d’avoir la main blanche et belle... – Un paysan... qui a travaillé... Combien de jours ?

LE PAYSAN.

Quinze.

BONAPARTE.

Quinze jours aux fortifications... l’a aussi blanche et aussi belle que la mienne... Quel fat j’étais !

À un de ceux qui sont près de lui.

It is the spy !

LE PAYSAN, effrayé.

Moi ?

BONAPARTE.

Tu sais l’anglais ?

LE PAYSAN, à part.

Imbécile !

BONAPARTE.

Ah ! ce n’est pas étonnant !... tu es resté quinze jours avec les habits rouges, et tu as en le temps d’apprendre leur langue.

LE PAYSAN.

J’en ai retenu quelques mots.

BONAPARTE.

Assez pour lire l’adresse d’une lettre que l’on t’aura chargé de porter, n’est-ce pas ?

LE PAYSAN.

Moi ? et à qui ?

BONAPARTE.

Eh ! que sais-je ?... À quelque ci-devant, sans doute, pour lui annoncer que Louis XVII a été proclamé à Toulon.

LE PAYSAN.

Diable d’homme !... Ah !... si tu crois cela, tu n’as qu’à me fouiller.

BONAPARTE.

Non... Il suffira que tu me remettes ce que tu as dans cette poche.

LE PAYSAN, tirant de sa poche et donnant à mesure.

Voilà un briquet... un couteau espagnol...

BONAPARTE.

Oui, qui peut, au besoin, servir de poignard.

LE PAYSAN.

Et un portefeuille qui n’est pas élégant ; mais, nous autres, nous ne sommes pas des muscadins... Regarde dans les poches si tu veux ; va, citoyen commandant, je n’ai pas de secrets, moi !

BONAPARTE, examinant le portefeuille.

Et moi, je ne suis pas curieux...

S’arrêtant à une feuille plus blanche que les autres.

Tu avais craint de manquer de papier, que tu as fait ajouter cette feuille ?

LE PAYSAN.

Cette feuille ?

BONAPARTE.

Oui... Tu vois bien qu’elle n’est ni du même grain, ni de la même couleur. – Prête-moi ce couteau.

LE PAYSAN.

Ma foi, je n’y ai pas fait attention ; tout ce que je sais, c’est que c’est du papier blanc. Si tu veux écrire dessus...

BONAPARTE.

C’est mon intention ; mais il est humide, et il faudrait d’abord le sécher.

LE PAYSAN, troublé.

Au feu ?

BONAPARTE.

Oui ; en prenant garde de le brûler, cependant ! – Canonnier, une mèche !

LE PAYSAN, à part.

Ciel et terre !

Il regarde autour de lui, voit que la Sentinelle seule l’empêche de fuir. Il tire un pistolet de sa poche, s’élance sur la Sentinelle, tire le coup et blesse au bras Lorrain, qui le saisit ; aussitôt une lutte s’engage.

BONAPARTE, hautement.

Arrêtez l’espion des Anglais et des émigrés !

On se précipite sur l’Espion ; Lorrain, qui ne l’a pas lâché, le ramène sur le devant de la scène.

Maintenant, canonnier, approche cette mèche.

À l’Espion.

Eh bien, qu’en dis-tu ? n’est-ce pas une merveille comme ce papier se couvre ?... Signé du général en chef Hood... « À Monsieur, frère du roi ! »

L’ESPION.

Je suis perdu !

BONAPARTE.

Misérable !

L’ESPION.

Sot, oui ; misérable, non.

BONAPARTE, avec mépris.

Un espion !

L’ESPION.

Eh bien, les Anglais ont reçu ma parole d’espion, je les ai bien servis ; tu as été plus fin que moi, voilà tout.

Se retournant.

Sergent, neuf hommes de piquet.

BONAPARTE.

Comment ?

L’ESPION.

Eh bien, oui. Le procès d’un espion se borne à ces deux mots : Pris et fusillé. La procédure est bientôt faite.

BONAPARTE.

Où diable le courage va-t-il se nicher !

L’ESPION.

Ah ! tu es fier du tien, toi... Beau mérite ! le courage d’un soldat ! à qui il faut le bruit des instruments de guerre et l’odeur de la poudre pour l’exciter, et qui, s’il tombe, prononce en mourant le mot patrie ! Le véritable courage, c’est le mien : c’est celui de l’homme qui obscurément risque vingt fois par jour une vie qu’il ne peut perdre que d’une manière ignominieuse, à laquelle les hommes ont attaché le mot honte, pour une mort infâme, pour la mort d’un faussaire ou d’un assassin.

BONAPARTE.

Et qu’es-tu donc, toi ?

L’ESPION.

Je suis un homme qu’aucun préjugé n’arrête, qu’aucun danger n’effraye, qui joue depuis trop longtemps avec la mort pour la craindre ; qui, si un grand homme m’avait compris, me serais attaché à lui, corps et âme, comme son démon familier ; qui...

UN SERGENT, entrant avec neuf hommes armés.

Qui est-ce qu’on fusille ?

L’ESPION, se retournant.

Moi... – Qui, dis-je, pouvant revêtir tous les costumes, emprunter toutes les mœurs, parler toutes les langues, lui aurais rendu, en services de vie et de mort, mille fois la valeur de l’or qu’il m’aurait jeté. – Voici ce que je suis maintenant : un espion, une espèce d’animal pensant, une variété de l’homme dont le cœur bal, dont la voix parle, qui pourrait sauver un empire peut-être... et qui, dans dix minutes, sera un cadavre ayant huit balles dans le corps, et bon tout au plus à jeter aux poissons de la rade... Entends-tu ? voilà ce que je suis.

BONAPARTE.

As-tu quelque chose à me demander ?

L’ESPION.

Ah ! vous autres, soldats, quand vous êtes où j’en suis, vous demandez qu’on ne vous bande pas les yeux et qu’on vous laisse commander le feu vous-mêmes... Vous êtes privilégiés en tout ! Moi qui ne puis réclamer cela, je demanderai qu’on ne me fasse pas attendre.

BONAPARTE.

Je te donne cinq minutes. Tu peux les employer à charger le sergent de tes dernières volontés. Peut-être as-tu une femme, des enfants, une mère...

L’ESPION.

Rien.

Bonaparte s’assied rêveur et écrit.

Sergent, voici dans le manche de ce couteau un billet de vingt-cinq livres sterling, – c’est à peu près six cents francs – payable en bon or, vois-tu, et non pas en misérables assignats... Prends-le, tu en donneras la moitié à tes hommes, si je tombe sans faire un mouvement ; s’ils ne me tuent pas roide, tout est pour toi. – Où est le mouchoir ?

LE SERGENT.

Le voici.

L’ESPION.

Donne.

Il se bande les yeux.

LE SERGENT, le prenant par la main et le conduisant au fond du théâtre.

À genoux.

L’ESPION, relevant son bandeau.

Laissez-moi voir encore une fois le ciel... – C’est bien. Je suis prêt.

À un premier roulement de tambour, les Soldats s’alignent ; à un second roulement, ils apprêtent leurs armes ; an troisième, ils mettent en joue.

BONAPARTE, se levant, et d’une voix forte.

Arme au bras !

Il fait un geste de la main.

Allez...

Les Soldats sortent. Courant à l’Espion et lui arrachant le bandeau.

Viens ici. Ta mort me serait inutile, et j’ai besoin de ta vie. Tu es brave. – Eh bien, qu’as-tu ?

L’ESPION.

Rien... Attendez... Un éblouissement. Mes genoux fléchissent. – Laissez-moi m’asseoir.

BONAPARTE.

Tu es brave. – Ta vie touchait par un mot à l’éternité. Je n’ai pas laissé prononcer ce mot ; tu me dois donc les jours qui te restent, le ciel que tu vois, l’air que tu respires... Tout cela m’appartient. Me consacres-tu tout cela ?

L’ESPION, se levant avec solennité.

Éternellement ! Et je serai ton valet, ton chien, ton espion enfin. Eux ne m’ont donné que de l’argent ; toi, tu me donnes la vie.

BONAPARTE.

Je te crois. Écoute, et viens ici.

L’ESPION.

Un instant. Je ne serai qu’à toi, je n’appartiendrai qu’à toi ? Tu ne pourras ni me donner ni me vendre ?

BONAPARTE.

Non.

L’ESPION.

Si tu faisais l’un ou l’autre, je redeviendrais libre à l’instant ?

BONAPARTE.

Je t’y autorise.

L’ESPION.

C’est bien. Parle.

BONAPARTE.

Ton laissez passer du général Hood te rouvre les portes de Toulon ?...

L’ESPION.

J’y entrerai et j’en sortirai à toute heure.

BONAPARTE.

Dans quelle partie de la ville ont été transportées les poudres qui se trouvaient dans ce bâtiment ?

L’ESPION.

Dans les caves d’une maison de la rue Saint-Roch ou Roch, comme ils l’ont appelée.

BONAPARTE.

Eh bien, retournes-y à l’instant même. Au moyen d’une grenade, il faut mettre le feu à ces poudres.

L’ESPION.

Bien.

BONAPARTE.

Tu attendras le signal. Une fusée tirée d’ici te le donnera, et, pendant que Toulon, réveillé en sursaut comme par un tremblement de terre, aura besoin de sa garnison pour contenir le peuple, et de son peuple pour éteindre l’incendie, je m’emparerai du Petit-Gibraltar, qui est la clef des portes. – Entends-tu ?

L’ESPION.

Oui.

BONAPARTE.

Es-tu décidé ?

L’ESPION, se disposant à partir.

Je pars.

Revenant.

Le mot d’ordre ?...

BONAPARTE, hésitant.

Le mot d’ordre ?

L’ESPION.

Ne le dis pas, si tu veux, citoyen commandant ; mais on tirera sur moi, on me tuera probablement ; et alors qui rentrera dans la ville ? qui mettra le feu aux poudres ?

BONAPARTE.

Tu as raison. D’ailleurs, je ne veux point me confier à toi à demi... Toulon et liberté.

L’Espion fait un signe et s’éloigne rapidement.

LA SENTINELLE.

On ne passe pas.

L’ESPION, à demi-voix.

Toulon et liberté.

 

 

Scène V

 

BONAPARTE, GASPARIN, puis JUNOT

 

BONAPARTE.

Voilà encore un de ces représentants du peuple.

GASPARIN, entrant.

Je te cherchais.

BONAPARTE.

Me voici.

GASPARIN.

Sais-tu que tu me parais le seul ici qui entende quelque chose à un siège ?

BONAPARTE.

Dis-tu ce que tu penses ?

GASPARIN.

Oui.

BONAPARTE.

Eh bien, tu dis vrai, citoyen représentant.

GASPARIN.

Si j’étais le maître, je te chargerais de diriger tous les travaux... Je l’ai demandé ; mais le général en chef et mes deux collègues s’y sont opposés ; ils tiennent à leur plan d’attaque.

BONAPARTE.

Ils ont tort.

GASPARIN.

Écoute. Il y a déjà six jours que j’ai écrit au comité. Je demande le remplacement de Canaux par Dugommier.

BONAPARTE.

À la bonne heure ! avec celui-là, nous nous entendrons.

GASPARIN.

Je l’attends de moment en moment. Mais ils ont décidé pour cette nuit l’attaque des forts Faron et Lartigues.

BONAPARTE.

Nous y serons tous écrasés.

GASPARIN.

Oses-tu prendre sur toi une grande responsabilité ?

BONAPARTE.

Je ne crains rien.

GASPARIN.

Tu commandes l’artillerie ; oppose-toi à ce qu’aucune pièce sorte de cette batterie. Gagne du temps. Dugommier arrivera ; ton plan sera adopté. Je le crois bon. S’il réussit, tu es général de brigade ; s’il manque, la tête tombe sur l’échafaud.

BONAPARTE.

Pas une pièce d’artillerie ne bougera de place, je prends tout sur moi.

GASPARIN.

Mais réponds-tu de tes hommes ?

BONAPARTE.

Vois-tu cette batterie ? depuis qu’elle est dressée ici, deux cents artilleurs ont été tués sur leurs canons. Pas un seul n’y voulait faire le service ; il y a une heure que j’y ai fait mettre cet écriteau : Batterie des hommes sans peur. – Junot !

JUNOT, s’avançant.

Citoyen commandant ?

BONAPARTE.

Combien d’hommes se sont fait inscrire pour cette batterie ?

JUNOT.

Quatre cents environ.

BONAPARTE, à Gasparin.

Tu vois si l’on peut compter sur ces hommes-là...

GASPARIN.

Surtout commandés par toi. – Adieu ; et n’oublie pas que je suis le premier qui ait deviné et reconnu en toi le génie militaire.

BONAPARTE.

Ton nom ?

GASPARIN.

Gasparin.

BONAPARTE.

Je ne l’oublierai pas, fussé-je sur mon lit de mort.

GASPARIN.

Adieu, et vive la République !

BONAPARTE.

Vive la République ! Adieu.

Après qu’il est parti.

Junot, as-tu reçu quelque éducation ?

JUNOT.

Pas trop, mon commandant... Je sais lire, écrire, un peu de mathématiques... Quant au latin et au grec...

BONAPARTE.

C’est inutile pour lire Vauban, Folard et Montecuculli... Nous avons une bonne traduction de Polybe et des Commentaires de César : c’est tout ce qu’il faut.

JUNOT.

Quant à ma famille...

BONAPARTE.

Je ne m’informe jamais de cela... Je te demande ; veux-tu être bon Français avec moi ? Voilà tout.

JUNOT.

Oui, mon commandant.

BONAPARTE.

Je ne sais si je deviendrai autre chose que commandant d’artillerie... À tout hasard, veux-tu être mon secrétaire. ?

JUNOT.

Je le veux bien.

BONAPARTE.

Eh bien, va dire à Muiron, qui est ton capitaine, je crois, que je te demande à lui ; puis tu reviendras.

Junot sort.

 

 

Scène VI

 

BONAPARTE, ALBITTE, FRÉRON, DUGOMMIER

 

Les représentants du peuple Albitte et Fréron donnent au fond des ordres aux canonniers qui sont aux pièces.

BONAPARTE, qui entend du bruit.

Qui touche à mes pièces ?

ALBITTE.

Nous qui en avons besoin ailleurs et qui les faisons transporter où nous en avons besoin.

BONAPARTE.

Citoyens représentants, ces pièces ne bougeront pas de là... – Canonniers, en batterie.

Les Canonniers arrachent les pièces aux Représentants et les replacent.

FRÉRON.

Tu méconnais nos ordres !

BONAPARTE.

Faites votre métier de représentant du peuple, et laissez-moi faire celui d’artilleur.

FRÉRON.

Mais...

BONAPARTE.

Encore une fois, ces pièces ne bougeront pas de là, je les enclouerai plutôt... D’ailleurs, cette batterie est où elle doit être ; j’en réponds sur ma tête.

FRÉRON.

Enfant, tu la risques en désobéissant aux ordres des représentants du peuple.

BONAPARTE.

Eh bien, elle peut tomber, mais elle ne ploiera pas... Espionnez la gloire, retournez à Paris, dénoncez-moi à la barre... c’est votre métier ; le mien est de prendre Toulon, je le prendrai, j’en jure sur mon nom !

FRÉRON.

Et quel est ton nom ?

BONAPARTE.

Napoléon Bonaparte.

Le tambour bat aux champs ; on entend les cris de Vive la République !

ALBITTE.

Qu’est cela ?

BONAPARTE.

Rien... Le nouveau général qui arrive.

FRÉRON.

Quel est-il ?

BONAPARTE.

Dugommier.

FRÉRON.

Et qui te l’a dit, quand nous l’ignorons, nous ? Dugommier ! c’est impossible.

BONAPARTE.

Écoutez alors.

FRÉRON.

Il vient de ce côté ; allons au-devant de lui ; peut-être nous cherche-t-il.

Entrent Dugommier et Gasparin.

BONAPARTE.

Non, c’est moi qu’il cherche.

DUGOMMIER.

Le commandant d’artillerie ?

BONAPARTE.

Me voilà, citoyen général ?

DUGOMMIER.

Tu es un brave jeune homme ! – Éloignez-vous, citoyens ; nous avons à causer...

Revenant à Bonaparte.

Gasparin m’a parlé de ton plan d’attaque... Je l’approuve entièrement. Te sens-tu la force de l’exécuter ?... S’il manque, je prends tout sur moi ; s’il réussit, je t’en laisse l’honneur.

BONAPARTE.

J’en réponds.

DUGOMMIER.

Donne donc tes ordres.

BONAPARTE.

Nous allons attaquer ?

DUGOMMIER.

À l’instant.

BONAPARTE.

Canonniers, tirez une fusée de signal.

DUGOMMIER.

Que vas-tu faire ?

BONAPARTE.

Attendez...

Moment de silence ; explosion dans Toulon, tocsin, etc.

Maintenant, la ville est trop occupée de ses affaires pour se mêler des nôtres.

DUGOMMIER.

Citoyens soldats, obéissez aux ordres de ce commandant comme s’ils étaient les miens.

BONAPARTE.

L’armée de siège se divisera en quatre colonnes ; deux observeront les forts Malbousquet, Balagnier et de l’Éguillette. Une autre restera en réserve pour se porter partout où il y aura du danger : c’est moi qui la commande. La quatrième aura l’honneur de marcher sous les ordres du général en chef. Le capitaine Muiron, qui connaît les localités, se portera à l’avant-garde avec un bataillon... Pendant ce temps, je jetterai quelques centaines de bombes dans le Petit-Gibraltar.

Tambours.

Ah ! voilà nos voisins les Anglais qui s’éveillent. Allons, enfants, vive la liberté ! vive la République !

TOUT LES SOLDATS.

Vive la République !

BONAPARTE.

Commencez le feu.

Les Canonniers crient : En action, chargez !

DUGOMMIER.

Citoyens représentants, avancez et récompensez ce jeune homme ; car, si l’on était ingrat envers lui, je vous préviens qu’il s’avancerait tout seul. – Allons, enfants, au pas de charge !

TOUS LES SOLDATS.

Vive la République !

DUGOMMIER.

En avant ! et la Marseillaise.

Ils sortent tous en chantant la Marseillaise.

 

 

ACTE II

 

 

Deuxième Tableau

 

La foire de Saint-Cloud. Baraques, marionnettes, cafés, etc.

 

 

Scène première

 

UN SALTIMBANQUE, LABREDÈCHE, LORRAIN, UN MARCHAND, DEUX PASSANTS, UN CRIEUR, puis L’ESPION

 

LE SALTIMBANQUE, sur un tabouret, désignant alternativement deux tableaux avec une grande baguette.

Entrer, entrez, citoyens ! Vous y voyez la fameuse bataille des Pyramides, remportée par le général en chef Bonaparte sur le féroce Mourad-Bey, le plus puissant chef des Mamelouks. Vous y voyez encore la grande bataille de Marengo, remportée par le premier consul Bonaparte. Vous remarquerez, dans le coin à gauche, la mort du citoyen général Desaix, qui tombe dans les bras de son aide de camp en prononçant ces paroles mémorables : « Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour la République. » Entrez, entrez, citoyens ! on ne paye qu’après avoir vu, et, si vous n’êtes pas contents, on ne vous demande rien, absolument rien, rien du tout. Entrez, entrez, citoyens !

LABREDÈCHE.

Le grand homme est-il bien ressemblant ?

LE SALTIMBANQUE.

Parfaitement.

LABREDÈCHE.

Il faut que j’entre là ! – et de l’enthousiasme ! – On dit que le premier consul sait tout ce qu’on dit de lui en bien ou en mal. Ce sera une apostille pour ma pétition.

LE SALTIMBANQUE, à Lorrain.

Pardon, citoyen, on n’entre pas ici avec sa pipe.

LORRAIN.

Comment ! muscadin, on n’entre pas avec sa pipe ? Figure-toi donc qu’avec cette pipe je suis entré dans des palais égyptiens, que ta cabane et tout ton mobilier, toi compris, seraient passés par le soupirail de la cave...

LE SALTIMBANQUE.

C’est possible, parce qu’en Égypte, tout le monde fume.

LORRAIN.

C’est juste.

LE SALTIMBANQUE.

Mais, ici, ça gène la société.

LORRAIN.

C’est juste qu’on t’a dit. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Il entre.

UN MARCHAND.

Achetez, achetez. – Citoyenne, un beau parapluie ! – Citoyen, une belle canne !

UN CRIEUR.

Voilà ce qui vient de paraître à l’instant. C’est la marche de la cérémonie qui aura lieu demain, pour le couronnement du premier consul Bonaparte, sous le nom de Napoléon Ier, empereur des Français, avec le détail des rues par où passera le cortège. Voilà ce qui vient de paraître à l’instant sur le Moniteur. C’est le détail...

UN PASSANT.

Combien ?

LE CRIEUR.

Deux sous... Voilà ce qui vient de paraître...

LE PASSANT, à part.

C’est bon à savoir. Si je ne réussis pas ce soir, eh bien, demain, d’une fenêtre, d’un grenier, nous verrons... Il devait être ici de sept heures et demie à huit heures.

Donnant son papier à un homme du peuple.

Eh bien, qu’est-ce que tu dis de cela, toi ?

L’HOMME.

Je dis que ce sera une belle cérémonie.

LE PASSANT.

Et tu es content ?

L’HOMME.

Tiens, je crois bien ! y a distribution gratis.

LE PASSANT.

Et voilà le peuple sur lequel nous comptons ! – De quel quartier es-tu, citoyen ?

L’HOMME.

Faubourg Saint-Marceau, connu dans la Révolution.

LE PASSANT.

Et qu’est-ce que pense ton faubourg si républicain ?

L’HOMME.

Il est content.

LE PASSANT.

Et il se voit tranquillement arracher la liberté ?

L’HOMME.

Voyez-vous, citoyen, la liberté, c’est le pain à deux sous la livre. Y a de l’ouvrage, et on paye en argent. Vive la liberté et l’empereur Napoléon ! Je ne connais que ça.

LE PASSANT.

Les misérables ! pas un mot pour leur souverain légitime.

LE MARCHAND.

Achetez, achetez, etc.

LE PASSANT, suivant des yeux un homme dans la foule.

Est-ce lui ?

À demi-voix.

Saint-Régent et Carbon.

DEUXIÈME PASSANT.

Cerachies et Aréna.

PREMIER PASSANT.

C’est toi ? – Eh bien, quelles nouvelles ?

DEUXIÈME PASSANT.

J’ai fait passer un billet à Georges Cadoudal.

PREMIER PASSANT.

Comment ?

DEUXIÈME PASSANT.

Dans son pain. Je lui dis que, ce soir, nous avons un rendez-vous ici, que Bonaparte y vient quelquefois déguisé pour connaître l’opinion du peuple, et que, si nous pouvons le joindre... Enfin... il nous connaît.

PREMIER PASSANT.

Et Moreau ?

DEUXIÈME PASSANT.

Ah ! Moreau ! il n’y a rien à attendre de lui ; il fait de la délicatesse, de la grandeur d’âme. Nous étions parvenus à soulever les soldats en sa faveur, tous les moyens d’évasion étaient préparés, il a refusé d’en profiter ; il veut être jugé. Quant aux frères Polignac...

PREMIER PASSANT.

Chut !... Il n’y a pas un instante perdre. Demain, on le couronne ; s’il allait faire grâce aux conspirateurs, cela ruinerait le parti royaliste, en le dépopularisant encore davantage. Et puis, des gens graciés, il n’y a plus moyen de les faire conspirer. Écoute. L’un de nous le suivra s’il vient ce soir, et, au moment où il le frappera, l’autre criera au voleur à l’autre bout du marché.

Apercevant l’Espion, qui rôde autour de lui.

Cet homme nous observe toujours. – Viens.

LE CRIEUR.

Voilà ce qui vient de paraître, etc.

LABREDÈCHE, sortant de la baraque.

Tenez, mon ami ; – enchanté ! il est impossible de ne pas le reconnaître, quand on a eu le bonheur de voir une seule fois le grand homme... Je crois que voilà un homme qui m’écoute.

LORRAIN, sortant.

Je vous dis que je ne payerai pas.

LE SALTIMBANQUE.

Et pourquoi ?

LORRAIN.

Parce que vous avez dit que l’on ne payait que si l’on était content, et que je ne suis pas content du tout. – C’est pas pour les deux sous ; et la preuve...

Se retournant.

Garçon, un petit verre !

Il avale le petit verre, et paye.

Vous voyez bien que c’était pas pour les deux sous. Mais vous m’avez fait des pyramides qui me suffoquent, cré coquin ! et puis, à Marengo, le premier consul n’est pas ressemblant...

 

 

Scène II

 

LABREDÈCHE, LORRAIN, UN MARCHAND, L’ESPION, BONAPARTE, DUROC

 

LORRAIN.

Oh ! c’est que ce n’est pas à moi qu’il faut en faire accroire sur celui-là, au moins ! et me dire qu’il a les yeux noirs, quand il les a bleus ! Je l’ai vu à Toulon quand il a dit : « Ces batteries-là ne bougeront pas de là. » Je l’ai vu aux Pyramides quand il a dit : « Du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ! » Et tu te figures bien qu’après avoir été contemplé par quarante siècles, c’est pas toi qui me feras peur, entends-tu, paillasse ? – Je l’ai vu au 18 brumaire, quand ils ont voulu l’assassiner, et que Murat nous a dit : « Grenadiers, il y a là dedans cinq cents avocats qui disent que Bonaparte est un... – Ils en ont menti ! que je dis. – Eh bien, alors, dit-il, en avant, grenadiers ! et faites-moi évacuer la salle aux avocats. » Ça ne fut pas long. Et il vient me dire, à moi, que son Bonaparte est ressemblant ! tandis que je l’ai vu vingt fois face à face comme je vous vois...

Voyant Bonaparte.

Cré... cré... cré... coquin !

BONAPARTE.

Chut ! et paye.

À un Marchand.

Eh bien, comment va le commerce ?

LE MARCHAND.

Bien. Ça reprend. Oh ! il était temps que le premier consul se décidât à se faire empereur.

BONAPARTE.

Tout le monde est donc content ?

LE MARCHAND.

Je crois bien !

BONAPARTE, à Duroc.

Tu vois, Duroc...

Au Marchand.

Et les Bourbons ?

LE MARCHAND.

Bah ! qui est-ce qui y pense ?

BONAPARTE.

Il y a des conspirations tous les jours.

LE MARCHAND.

Oui, parce que, tant qu’il ne sera pas empereur et que l’hérédité ne sera pas dans sa famille, ils auront l’espoir de revenir, si on l’assassine. Mais, quand il faudra assassiner ses trois frères, tout le monde... bah ! – Et puis, tenez, il a un tort, le premier consul : il s’expose trop. On dit que, tous les soirs, il sort déguisé... Eh bien, qu’est-ce qui empêche un assassin... ?

DUROC.

Le citoyen a raison, et le premier consul a tort. – Vous entendez ?

BONAPARTE.

Oui ; mais n’est-ce pas le moyen de savoir ce que l’on pense véritablement de moi ? Crois-tu que le danger imaginaire que je cours ne soit pas bien racheté par le plaisir d’entendre faire mon éloge, de voir tout un peuple me regarder comme son sauveur ? Duroc, quand, un jour peut-être, on m’appellera usurpateur, j’aurai besoin de cette voix de ma conscience qui me criera : « Le seul souverain légitime est l’élu du peuple, et qui plus que toi est souverain légitime ?... »

Pendant ce temps, un Homme, qui s’est approché de lui, lire un poignard, lève la main, et va pour le frapper, mais l’Espion se jette au devant de lui.

DUROC.

À l’assassin !

L’ESPION, qui a détourné le coup.

On se jette au-devant du couteau, on reçoit le coup, et l’on ne crie pas.

CRIS DU PEUPLE.

À l’assassin !

BONAPARTE.

Silence ! Je puis être reconnu au milieu de ce tumulte. Donne ta bourse à cet homme qui m’a sauvé, et demande-lui son nom. – À demain, aux Tuileries.

Il sort.

DUROC, à l’Espion.

La personne que vous avez sauvée désire savoir votre nom.

L’ESPION.

Ai-je demandé le sien ?

DUROC.

Voilà sa bourse.

L’ESPION, montrant son bras.

Voilà mon sang.

DUROC.

Prends.

L’ESPION, jetant la bourse au peuple.

Tenez, mes amis, buvez à la santé du premier consul. C’est lui qui était tout à l’heure au milieu de vous.

TOUS.

Vive le premier consul !

 

 

Troisième Tableau

 

Un appartement des Tuileries.

 

 

Scène première

 

CHARLES, puis JOSÉPHINE

 

CHARLES, entrant.

Neuf heures et demie : le premier consul est en retard.

JOSÉPHINE, de la porte.

Charles ! Charles !

CHARLES.

Ah ! madame !...

JOSÉPHINE.

Mon mari n’est pas encore sorti de sa chambre ?

CHARLES.

Vous savez qu’il m’a dit de ne le réveiller que lorsque j’aurais de mauvaises nouvelles, et, aujourd’hui, je n’en ai que de bonnes.

JOSÉPHINE.

Pour tout le monde ?

CHARLES.

Oui.

JOSÉPHINE, vivement.

Il a signé ?

CHARLES.

Hier.

JOSÉPHINE.

Et... a-t-il grondé ?

CHARLES.

Un peu... Il trouve que six cent mille francs de dettes en six mois...

JOSÉPHINE.

Neuf mois.

CHARLES.

Eh bien, neuf mois... – Il trouve, dis-je...

JOSÉPHINE.

Charles, s’il savait !

CHARLES.

Ah ! madame, qu’est-ce que vous allez me dire ?...

JOSÉPHINE.

Charles, vous qui êtes son ami de collège...

CHARLES.

Ah ! mon Dieu, vous m’épouvantez.

JOSÉPHINE.

S’il savait que je n’ai osé en avouer que...

CHARLES.

Les trois quarts ?... les deux tiers ?

JOSÉPHINE, à demi-voix.

La moitié.

CHARLES.

Douze cent mille francs de dettes ! Savez-vous ce que la nation accorde par an au premier consul ?

JOSÉPHINE.

Oui, cinq cent mille francs.

CHARLES.

Eh bien, cela suffit à tout : pensions, faveurs, gratifications, traitements, tout est pris là-dessus.

JOSÉPHINE.

Charles, je vous jure que ce n’est pas ma faute...

CHARLES.

Voyons... en conscience ! J’ai vu un mémoire de Leroy : trente-quatre chapeaux pour un mois !...

JOSÉPHINE.

Ah ! vous savez que Bonaparte n’aime pas à me voir plusieurs fois les mêmes chapeaux.

CHARLES.

Oui ; mais trente-quatre pour un mois : est-ce que vous en mettez deux par jour ?

JOSÉPHINE.

Non ; mais ces fournisseurs me tourmentent ; ils m’envoient des caisses pleines d’objets du meilleur goût, je ne sais lesquels choisir ; alors, ils me disent de garder tout, qu’ils n’ont pas besoin d’argent... Je me laisse tenter ; puis, sans que je sache comment, cela fait des sommes énormes.

CHARLES.

Douze cent mille francs !

JOSÉPHINE.

Oh ! d’abord, tout cela n’a point passé à ma toilette... N’ai-je pas mes pensions aussi ?... mes veuves, mes orphelins ? Une main qui se tend vers moi peut-elle s’éloigner vide ?

CHARLES.

Oui, je sais que vous êtes bonne.

JOSÉPHINE.

Si vous saviez comme cela fait du bien, de donner !... Puis je leur dis de prier pour le premier consul... pour moi.

CHARLES.

Pour vous !... et que pouvez-vous désirer ?

JOSÉPHINE.

Charles... je suis quelquefois bien malheureuse !... Ah ! ce n’est point Bonaparte qui... Non, vous savez qu’il est bon avec moi ! Mais, empereur, empereur, sera-t-il toujours le maître ?... Charles, vous a-t-il jamais parlé de divorce ?

CHARLES, vivement.

Jamais.

JOSÉPHINE.

Oh ! s’il vous en parlait, Charles, au nom du ciel, au nom de ce qu’il y a de plus sacré au monde... – Ah ! le voilà, je l’entends... Je me sauve... – Charles, ne lui parlez pas des six cent mille francs qui restent... Plus tard... plus tard...

CHARLES.

Et le bon sur le Trésor ?

JOSÉPHINE.

Ah ! donnez, j’oubliais.

 

 

Scène II

 

BONAPARTE, CHARLES, UN HUISSIER

 

BONAPARTE, à l’Huissier.

Un homme viendra ce matin ; il prononcera ces deux mots : Toulon et liberté. Vous me l’amènerez par cette porte.

L’Huissier sort.

Asseyez-vous, Charles ; nous aurons de la besogne aujourd’hui. Avez-vous les journaux ? que disent-ils ?

CHARLES.

Les journaux français ?

BONAPARTE.

Non, ils ne disent que ce que je veux ; je sais d’avance ce qu’il y a dedans... Les journaux étrangers ?

CHARLES.

Les journaux anglais parlent de la guerre, et protestent de leur amour pour la paix.

BONAPARTE.

Leur amour pour la paix ! Et pourquoi alors n’observent-ils pas le traité d’Amiens ? Pourquoi s’obstinent-ils, contre toutes leurs promesses, à garder Malte, l’entrepôt de la Méditerranée, le relais de l’Égypte ? – J’aimerais mieux leur abandonner le faubourg Saint-Antoine.

 

 

Scène III

 

BONAPARTE, CHARLES, L’HUISSIER, puis L’ESPION

 

L’HUISSIER.

Voici la personne qu’attend le citoyen premier consul.

L’Espion entre enveloppé d’un manteau. Charles veut se retirer ; Bonaparte lui fait signe de rester.

BONAPARTE, à l’Espion.

Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ?

L’ESPION, montrant Charles.

Mous ne sommes pas seuls.

BONAPARTE.

Parlons bas... Que dit-on du couronnement ?

L’ESPION.

C’est le vœu général.

BONAPARTE.

Et les jacobins, complotent-ils toujours ?

L’ESPION.

Vous êtes prévenu contre eux ; ce ne sont point les jacobins ni les républicains qui sont à craindre, ce sont les royalistes.

BONAPARTE.

N’importe, ma police est mal faite.

L’ESPION.

Je le crois.

BONAPARTE.

J’ai manqué d’être assassiné hier à Saint-Cloud.

L’ESPION.

Je le sais.

BONAPARTE.

Comment ?

L’ESPION.

J’y étais.

BONAPARTE.

Qui t’y avait envoyé ?

L’ESPION.

Personne.

BONAPARTE.

Un homme m’a sauvé la vie.

L’ESPION.

En se jetant entre vous et l’assassin.

BONAPARTE.

Et il a reçu le coup.

L’ESPION, ouvrant son manteau et montrant son bras.

Dans le bras.

BONAPARTE, après un silence.

Comment ! c’est toi ?

L’ESPION.

Vous voyez bien qu’un espion peut être bon à autre chose que faire de la police ; quand ce ne serait qu’à servir de gaine à un poignard !...

BONAPARTE.

Que puis-je faire pour toi ? que veux-tu ?

L’ESPION.

Pour moi ! et quels sont les titres ou le rang que l’on accorde à un espion ? On lui donne de l’or, et vous ne m’en laissez pas manquer ; on lui donne des ordres, et j’attends les vôtres.

BONAPARTE.

Eh bien, retourne au milieu du peuple, dont je vais, dans une heure, traverser la foule pour aller à Notre-Dame. Dis que l’empereur Napoléon chérira encore plus ses sujets que le premier consul n’aimait ses concitoyens. Dis... dis enfin tout ce que ton dévouement pour moi t’inspirera.

L’Espion sort.

Que cet homme est bizarre !

 

 

Scène IV

 

BONAPARTE, CHARLES

 

BONAPARTE.

Vous avez beau dire, monsieur mon secrétaire, la France a assez de la République. Le Directoire a fait plus contre elle que la montagne. Et voyez ce qu’il reste de vieux Romains ! Sur trois millions cinq cent soixante-quatorze mille huit cent quatre-vingt-dix-huit votes, deux mille cinq cent soixante-neuf seulement sont négatifs. Vous voyez donc bien que c’est la France entière qui me donne le titre d’empereur, et non moi qui le prends.

CHARLES.

Votre Majesté aura beau faire !...

BONAPARTE.

Non, non, dites toujours : citoyen premier consul.

Regardant à sa montre.

Vous avez encore une heure à être républicain. – Eh bien, que disiez-vous ?

CHARLES.

Je disais, citoyen premier consul, que vous aurez beau faire, les rois de l’Europe vous regarderont toujours comme leur cadet.

BONAPARTE.

Eh bien, je les détrônerai tous, et alors je serai leur aîné.

CHARLES.

Prenez garde, si vous refaites le lit des Bourbons, de n’y pas coucher dans dix ans.

BONAPARTE.

Monsieur mon secrétaire ! donnez-moi la liste des maréchaux, de l’Empire, – que je la signe. – Appelez les noms.

CHARLES.

Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davoust, Bessières, Kellermann, Lefebvre, Pérignon et Serrurier.

BONAPARTE.

Dix-huit républicains ! – Eh bien, vous verrez si un seul refusera le bâton de maréchal, parce qu’il lui sera donné par la main d’un empereur. Je n’ai qu’un regret aujourd’hui : c’est de ne pouvoir joindre à cette liste les noms de Desaix et de Kléber. Votre misérable Directoire ! s’il ne m’avait pas oublié ou plutôt confiné en Égypte ; s’il m’avait envoyé, comme il me l’avait juré, hommes et argent, je n’en serais pas revenu comme un fugitif. – Il est vrai qu’arrivé, j’ai pris ma revanche. – Quels immenses projets cette bicoque de Saint-Jean-d’Acre est venue renverser ! Si je l’avais prise, je trouvais dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes ; je soulevais et j’armais toute la Syrie ; je marchais sur Damas et Alep ; je grossissais mon armée de tous les chrétiens, des Druses, et des mécontents que je recrutais, à mesure que j’avançais dans le pays ; j’arrivais à Constantinople avec des masses armées ; je fondais dans l’Orient, à la place de l’empire turc, un nouvel et grand empire qui fixait ma place dans la postérité, et peut-être revenais-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche... – Tout cela pouvait-être, et tout cela est à refaire.

Un silence.

Combien le port de Boulogne contient-il de bâtiments de descente ?

CHARLES.

Neuf cents. – Et à quand notre entrée à Londres ?

BONAPARTE.

Je n’en sais rien encore. – Oh ! c’est par l’Inde, c’est dans l’Inde qu’il faut attaquer l’Angleterre ; c’est dans son commerce, et non dans son gouvernement, qu’il faut l’atteindre. Quand je serai maître de tous les ports de la Méditerranée et de l’Océan ; quand, sous peine de désobéir à ma volonté, on ne pourra y recevoir une voile anglaise, nous verrons !...

CHARLES.

Mais, pour cela, il vous faut une monarchie européenne.

BONAPARTE, se mettant à griffonner.

Oui, quand je l’aurai !... Fou que je suis !... – Voilà de bonnes plumes.

CHARLES.

C’est que je les taille moi-même, attendu que, chargé de déchiffrer votre écriture, il est de mon intérêt que vous écriviez le moins mal possible.

BONAPARTE.

Oui, oui.

Le regardant fixement.

Que pensez-vous de moi, Charles ?

CHARLES.

Mais je crois que vous ressemblez à un architecte habile : vous bâtissez derrière un échafaudage que vous ferez tomber quand tout sera fini.

BONAPARTE.

Vous avez raison ; je ne vis jamais que dans deux ans. – Écrivez : « L’École polytechnique recevra désormais une organisation toute militaire. Les élèves porteront des uniformes, et seront assujettis à la discipline des casernes. » J’en veux faire une pépinière de grands hommes. Ce seront des généraux pour mon successeur. – J’ai bien fait de retrancher une lettre à mon nom : je gagne une signature sur neuf.

CHARLES.

Si vous voulez signer ?

On entend sonner les cloches.

BONAPARTE, s’interrompant.

Laissez-moi écouter le son des cloches ; vous savez combien je l’aime.

CHARLES.

Surtout le son de celles-ci, qui vous annoncent que, dans une demi-heure, le premier consul Bonaparte sera l’empereur Napoléon.

BONAPARTE.

Vous vous trompez : elles me rappellent les premières années que j’ai passées à Brienne. J’étais heureux alors...

Entre Joséphine.

Eh bien, que viens-tu faire ici, Joséphine ? – Voulez-vous nous laisser, Charles ?

Charles sort.

 

 

Scène V

 

BONAPARTE, JOSÉPHINE

 

BONAPARTE.

Tu n’es pas encore en costume ?

JOSÉPHINE.

Non, mon ami ; ce manteau impérial me coûte à jeter sur mes épaules. – Oh ! dis-moi, n’as tu pas de funestes pressentiments ?

BONAPARTE.

Moi ? Non ; et lesquels ?

JOSÉPHINE.

Ne crains-tu pas que la fortune ne puisse te reconnaître sous ton nouveau titre ? Elle te cherchera sous une tente et te trouvera sur un trône.

BONAPARTE.

Enfant !... Eh ! serai-je jamais autre chose que le soldat de Toulon, le général d’Arcole ou le consul de Marengo ? Ma fortune m’a toujours suivi ; pourquoi veux-tu qu’elle s’arrête quand je vais toucher le but ? Pourquoi l’étoile de Bonaparte ne serait-elle pas celle de Napoléon ?

JOSÉPHINE.

Oh ! n’étais-tu pas assez grand ?

BONAPARTE.

Crois-tu que ce soit une vaine ambition qui me fasse désirer un nouveau titre ? crois-tu que je ne m’estime pas ce que je vaux, et que le manteau impérial ou la main de justice me donneront, à moi, une plus haute opinion de moi ? L’Europe est vieille, et ma mission est de la régénérer : il faut que je l’accomplisse. Je ne voudrais pas être empereur, que le peuple m’élèverait malgré moi sur le pavois impérial. Mais je veux l’être, parce que, de même que, seul, je pouvais sauver la France, seul je puis la consolider. Général, un boulet pouvait m’emporter, et avec moi étaient perdues mes victoires. Consul à temps, un coup d’État, un coup de main peut me chasser comme j’ai chassé le Directoire ; consul à vie, il suffit d’un assassin ; et Cadoudal attend encore sous les verrous la peine d’un crime qu’il ne tente pas même de nier. Depuis quatre ans que dure le Consulat, la France est placée en viager sur ma tête ; l’empire et l’hérédité peuvent seuls... – Mais que je suis fou de faire de la politique avec toi, frivole et jolie, conseiller bâti de gaze et de dentelle ! Non, ma Joséphine, plus de ces conversations, elles attristent tes yeux et ta bouche, et tous deux doivent sourire. Soulage les malheureux, achète des chiffons et fais des dettes : voilà ta vocation, à toi ; suis-la, et ne tente pas d’arrêter la mienne. Ce n’est pas la plus heureuse !

JOSÉPHINE.

Pardon ! mais je veux encore te dire...

BONAPARTE.

Quoi ?

JOSÉPHINE.

Tu parles d’hérédité ! pour qui ?...

BONAPARTE.

J’aurai un fils, Joséphine. Le destin ne m’a pas conduit si haut par la main pour m’abandonner tout à coup. Peut-être serai-je malheureux un jour ; mais c’est quand il n’aura plus rien à m’accorder, quand, comblé de tous les biens, je ne pourrai plus que descendre. Mon existence est une de ces grandes combinaisons du sort que la fortune veut compléter, dans son bonheur comme dans ses revers. – Joséphine, j’aurai un fils.

JOSÉPHINE.

Mon Dieu ! quelle est donc ton intention ?... Écoute, j’adopterai qui tu voudras ; tout enfant que tu me présenteras, en me disant : « Aime-le, » je l’aimerai comme j’aime Eugène, – mon Eugène ! ce sera mon fils, aussi cher que si je l’avais porté dans mon sein...

BONAPARTE.

En bien, Joséphine, oui, si le sort me refuse un fils, oui, j’en adopterai un digne de moi, qui aura le cœur de sa mère et le courage de son père... – Me comprends-tu ?

JOSÉPHINE.

Oh ! je n’ose espérer...

BONAPARTE.

Espère.

JOSÉPHINE.

Eugène ?

BONAPARTE.

Eugène Beauharnais.

JOSÉPHINE.

Ô mon ami ! mon Bonaparte !

BONAPARTE.

Allez, mon impératrice ! Notre-Dame vous attend, et j’ai une couronne d’or à mettre sur vos beaux cheveux.

JOSÉPHINE, avec mélancolie.

Ami, j’aimerais mieux les fleurs de la Malmaison.

Elle sort.

BONAPARTE.

Bonne Joséphine ! – Qu’ya-t-il, Charles ?

CHARLES.

Le Sénat vient vous supplier d’accepter l’empire.

BONAPARTE.

Dans un instant, je vais le recevoir.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, puis LABREDÈCHE, HUISSIERS

 

LABREDÈCHE, dans l’antichambre, parlant avec l’accent italien.

Ze vous dis que ze souis de la société de notre saint-père le pape, – un mousicien de sa sapelle.

Il chante en fausset.

Voyez !... Et que ze viens prendre les ordres de Sa Majesté l’emperour, – ze veux dire du premier consoul.

CHARLES, à part.

Oh ! mon Dieu, encore cet homme, le plus intrépide solliciteur que je connaisse, et qui a toujours un parent mort victime de l’autre gouvernement ! – Eh bien, qu’y a-t-il ?

LABREDÈCHE.

Ah ! citoyen secrétaire, tirez-moi des mains de vos citoyens huissiers ; ce sont de véritables geôliers ! j’ai été obligé de renoncer à ma qualité de Français, dont je suis si fier en ce jour immortel, afin d’arriver...

CHARLES.

Eh bien, monsieur, vous voilà ; que voulez-vous ?

LABREDÈCHE.

Vous ne me reconnaissez donc pas ?

CHARLES.

Au contraire, je me rappelle qu’en 98...

LABREDÈCHE.

Je sollicitais.

CHARLES.

Qu’en 1802...

LABREDÈCHE.

Je sollicitais encore.

CHARLES.

Enfin maintenant...

LABREDÈCHE.

Je sollicite toujours. Que voulez-vous ! ce n’est pas ma faute ; c’est celle de ceux qui ne m’accordent pas ce que je demande ; mais j’espère que, sous le gouvernement paternel de Sa Majesté l’empereur, j’obtiendrai enfin justice ; car vous savez que mon père...

CHARLES.

Oui, oui.

LABREDÈCHE.

Mon malheureux père est mort victime de son dévouement à la République, en combattant les chouans...

CHARLES.

Ah ! votre père était républicain ?...

LABREDÈCHE.

Non, non.

À part.

Que diable ai-je dit là, le jour du couronnement !...

CHARLES.

Royaliste, alors ?

LABREDÈCHE.

Royaliste ? Encore moins, monsieur.

CHARLES.

Mais, enfin, il était l’un ou l’autre.

LABREDÈCHE.

Il était monarchiste, monsieur !...

À part.

Voilà le mot trouvé !...

Haut.

Mais non partisan de la vieille monarchie, non, non ; il rêvait une dynastie nouvelle, un trône militaire ; il disait comme M. de Voltaire : Le premier qui fut roi... Qu’il serait heureux aujourd’hui, s’il n’était pas mort victime...

CHARLES.

Mais vous n’avez jamais pu appuyer vos demandes d’un extrait mortuaire.

LABREDÈCHE.

Comment voulez-vous ?... Les mairies brûlées... – J’espère donc avoir part aux grâces qui seront accordées à l’occasion du grand jour...

CHARLES.

Mais, si vous êtes si dévoué à l’empereur, pourquoi ne pas vous engager ? Sa Majesté aura besoin d’hommes.

LABREDÈCHE.

M’engager, moi ?... moi ? Je suis fils unique de femme veuve.

À part.

J’ai tué mon père, je peux bien ressusciter ma mère.

Haut.

Mais, avec votre protection, monsieur le secrétaire... si vous daignez...

CHARLES.

Donnez.

LABREDÈCHE.

Douze cents francs... une pension de douze cents francs... ou une place dans les vivres.

Près du bureau.

Quand je pense que c’est ici que le grand homme s’est assis hier encore !...

Se retournant.

Voyez-vous, une place dans les vivres me serait peut-être plus agréable qu’une pension... parce que, dans les vivres, sur une place de quinze cents francs, avec un peu d’économie, on peut mettre par an six ou sept mille francs de côté...

Revenant au bureau.

Que c’est sur ce bureau qu’il a signé ses immortels décrets ; que cette plume, encore mouillée d’encre, est celle avec laquelle il signera peut-être mon brevet de pension !... Parce que, tout bien considéré, voyez-vous, j’aime mieux une pension qu’une place ; cela n’entraine pas à des heures de bureau ; on se présente tous les trimestres seulement, – tous les trimestres, n’est-ce pas ?

CHARLES.

Oui.

LABREDÈCHE.

Soyez tranquille, je serai exact. – Ainsi donc, vous avez la bonté de me dire que vous regardez cette faveur comme accordée ?

CHARLES.

Moi ? Point du tout !

LABREDÈCHE.

Je vous demande bien pardon, cela vous est échappé. Mais vous voulez vous soustraire à ma reconnaissance, c’est d’une belle âme, monsieur !... Si je pouvais vous montrer la mienne, vous verriez qu’elle n’est pas indigne... – Ainsi voilà la plume, voilà la pétition... – Une signature, un Bonaparte, je veux dire, un Napoléon !... qu’il n’aille pas se tromper, diable !

CHARLES.

Je la mettrai sous ses yeux, voilà tout ce que je puis vous dire.

LABREDÈCHE, à part.

Et moi, je cours sur le chemin de Notre-Dame lui remettre celle-ci, parce que, si celui-là m’oublie...

Haut.

Adieu, monsieur ! adieu, mon bienfaiteur ! je vais joindre ma voix à toutes celles qui louent, qui bénissent... – Huissier, vous voyez comme je suis avec M. le secrétaire : il désire que désormais j’entre toujours sans faire antichambre.

CHARLES.

Huissier, vous voyez bien ce monsieur qui sort ?

L’HUISSIER.

Oui, monsieur.

CHARLES.

Eh bien, reconnaissez-le pour ne jamais le laisser entrer.

 

 

Quatrième Tableau

 

Le jardin des Tuileries.

 

 

Scène première

 

LORRAIN, PEUPLE, BOURGEOIS, MILITAIRES

 

PLUSIEURS VOIX.

Le voilà, le voilà !... – Non... – Si... – Pas encore.

UNE VOIX.

Je vous dis que le cortège doit passer à onze heures précises. Voilà l’imprimé.

UN MONSIEUR.

Il est onze heures un quart.

LORRAIN.

Dites donc, est-ce que vous êtes chargé de faire l’appel, citoyen ? Il me semble qu’il est bien libre de sortir quand il voudra.

UNE FEMME.

On dit que l’impératrice s’est trouvée mal.

LORRAIN.

Je crois plutôt que c’est le pape, moi : – quand nous avons été au-devant de lui à Avignon, il était déjà tout malade, qu’il m’en a fait de la peine.

UN MONSIEUR.

Eh non, il se porte très bien.

LORRAIN.

Ah ! il se porte bien ? C’est donc pour ça que mon officier, qui commandait son escorte, a eu si peur qu’il ne lui passât entre les mains, qu’il a voulu on donner un récépissé à l’officier de l’autre escorte ; et, comme on aurait pu réclamer, à Paris, mieux qu’il n’avait reçu à Avignon, il a mis sur le susdit récépissé : « Reçu un pape en assez mauvais état... » Voilà comme il se porte bien. C’est donc probablement Sa Sainteté qui se fait attendre.

 

 

Scène II

 

LORRAIN, PEUPLE, BOURGEOIS, MILITAIRES, LABREDÈCHE, puis BONAPARTE, au balcon des Tuileries

 

LABREDÈCHE, à Lorrain.

Pas du tout, mon ami, pas du tout ; c’est que l’empereur reçoit le Sénat. Moi, je sors du cabinet de l’empereur, rien que ça, et je sais à quoi m’en tenir.

LE PEUPLE.

Ah ! v’là la fenêtre qui s’ouvre.

UN MONSIEUR.

Il va paraître ; l’empereur va venir au balcon... Le voilà ! le voilà !

LABREDÈCHE.

Laissez-moi passer.

LORRAIN.

Dites donc, citoyen, vous avez le coude pointu, je ne vous dis que ça.

UNE FEMME.

Est-il malhonnête, ce monsieur !... Vous voyez bien que vous ne pouvez pas passer.

LABREDÈCHE.

Il faut que l’empereur me voie, il faut que l’empereur m’entende...

TOUS.

Le voilà ! le voilà !

UN ENFANT.

Maman, prends-moi dans tes bras, je ne vois pas.

TOUS.

Vive le premier consul !

Bonaparte salue la foule.

LABREDÈCHE.

Vive l’empereur !

TOUS.

Vive l’empereur !

LABREDÈCHE.

Vive Napoléon le Grand !

LORRAIN, se découvrant.

Vive le général Bonaparte !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

L’intérieur du palais du roi, à Dresde.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, BERTHIER

 

NAPOLÉON, dictant à Berthier.

« Arrivée au Niémen, l’armée se disposera ainsi : à l’extrême droite, en sortant de la Galicie sur Droguizzin, le prince de Schwarzenberg et trente-quatre mille Autrichiens ; à leur gauche, venant de Varsovie, et marchant sur Bialystok et Grodno, le roi de Westphalie avec soixante-dix-neuf mille Deux cents Westphaliens, Saxons et Polonais ; à côté d’eux, le prince Eugène achèvera de réunir, vers Mariendal et Pilony, soixante-dix-neuf mille cinq cents Bavarois, Italiens et Français ; puis l’empereur, avec deux cent vingt mille hommes commandés par le roi de Naples, le prince d’Eckmühl, les ducs de Dantziek, d’Istrie, de Reggio, d’Elchingen ; enfin, devant Tilsitt, Macdonald et trente-deux mille cinq cents Prussiens, Bavarois et Polonais, formeront l’extrême gauche de la grande armée. » – Ainsi, Berthier, combien d’hommes en mouvement depuis le Guadalquivir et la mer des Calabres jusqu’à la Vistule ?

BERTHIER.

Six cent dix-sept mille.

NAPOLÉON.

Combien présents ?

BERTHIER.

Quatre cent vingt mille.

NAPOLÉON.

Combien d’équipages de pont ?

BERTHIER.

Six.

NAPOLÉON.

De voitures de vivres ?

BERTHIER.

Onze mille.

NAPOLÉON.

De pièces de canon ?

BERTHIER.

Treize cent soixante et douze.

NAPOLÉON.

Bien.

BERTHIER.

Et Votre Majesté croit pouvoir compter sur les soixante mille Autrichiens, Prussiens et Espagnols qui marchent dans l’armée ?

NAPOLÉON.

Oui.

BERTHIER.

Votre Majesté ne craint pas qu’ils ne se souviennent de Wagram, d’Iéna et de Saragosse !

NAPOLÉON.

Ils ne s’en souviendront pas, tant que je serai vainqueur. Il faut se servir de ses conquêtes pour conquérir ; d’ailleurs, la campagne ne sera pas longue ; c’est une guerre toute politique ; ce sont les Anglais que j’attaque en Russie ; ensuite, on se reposera : c’est le cinquième acte, le dénouement. – Datez mes ordres d’ici, de Dresde, et envoyez mes ordonnances aux journaux de Paris. Vous reviendrez avec Caulaincourt, Murat, Ney et nos autres maréchaux.

BERTHIER.

Votre Majesté recevra-t-elle ce matin les rois de Wurtemberg, de Prusse et de Westphalie, et quelques autres qui demandent à faire leur cour à Votre Majesté ?

NAPOLÉON.

Plus tard ; – j’attends Talma. Vous les inviterez au spectacle pour ce soir, je les y conduirai. Allez.

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, UN HUISSIER, TALMA, puis CAULAINCOURT

 

L’HUISSIER.

M. Talma.

NAPOLÉON.

Faites entrer.

Talma entre ; l’Huissier sort.

Vous vous faites bien attendre, Talma.

TALMA.

Sire, ce n’est pas ma faute ; j’ai donné, en entrant dans la cour, au milieu d’un embarras de rois dont j’ai eu toutes les peines du monde à me retirer.

NAPOLÉON.

Quand êtes-vous arrivé ?

TALMA.

Hier au soir, sire.

NAPOLÉON.

Êtes-vous trop fatigué pour jouer aujourd’hui ?

TALMA.

Non, sire.

NAPOLÉON.

Songez que vous aurez un parterre de têtes couronnées. – Quelles nouvelles du Théâtre-Français ?

TALMA.

Des querelles.

NAPOLÉON.

Toujours ! Entre... ?

TALMA.

Entre les sociétaires, pour les rôles, pour les emplois.

NAPOLÉON.

Je réglerai tout cela à Moscou. Votre république de la rue de Richelieu me donne plus de mal que mes cinq ou six royaumes.

TALMA.

Et que jouerai-je ? Mahomet ?

NAPOLÉON.

Non, non, ils prendraient cela pour une application ; d’ailleurs, depuis que j’ai vu l’Égypte, je trouve Voltaire encore plus faux qu’auparavant.

TALMA.

J’ai cependant entendu Votre Majesté louer Œdipe.

NAPOLÉON.

La fatalité antique le soutient. Voyez-vous, tout le théâtre de Voltaire est un système dont 93 est la dernière pièce. Mais, dites-moi, Talma, comprenez-vous, avec sa haine pour les rois, ses éloges exagérés de Louis XIV, roi d’Opéra, qui entendait assez habilement la mise en scène de la royauté, rien de plus ; qui faisait six mille francs de pension à Boileau, et laissait mourir de faim Corneille... Corneille que j’aurais fait ministre s’il eût vécu de mon temps !

TALMA.

Je vois que je jouerai ce soir du Corneille.

NAPOLÉON.

Oui ; il est toujours beau sans cesser d’être vrai, celui-là. Il agrandit les héros dont il s’empare... Il ne les force pas à se baisser pour passer par les petits escaliers de Versailles et les portes de l’Œil-de-bœuf : ses Grecs sont Grecs ; ses Romains, Romains... Ils ont les jambes et les bras nus, et ne portent pas la livrée de Louis XIV.

TALMA.

Votre Majesté me semble bien sévère.

NAPOLÉON.

Ah ! j’aime peu votre littérature moderne, Talma ! elle a pris autant de peine pour s’éloigner de ses deux grands modèles, Corneille et Molière, que les Grecs eu prenaient pour se rapprocher d’Eschyle et d’Aristophane. – Legouvé et de Belloy ont eu un instant l’intention de nous faire une littérature nationale ; mais, comme ces gardiens chargés de conserver les monuments du moyen âge, qui font blanchir les vieilles statues couchées sur les vieux tombeaux, de Belloy badigeonne Bayard, et Legouvé regratte Henri IV. Quand nous imitons les Grecs, que ce soit sur des sujets grecs, et alors ne nous écartons pas de leur belle simplicité. Voyez l’Agamemnon de Lemercier... Il faudra cependant en venir là, Talma, que l’on parle comme la nature... – Je suppose qu’un jour on me mette en scène, moi ! Croyez-vous que je me ressemblerai si l’on me fait faire des phrases sonores et de grands gestes, à moi, bonhomme, qui n’ai d’éloquence que par boutade, et qui gouverne le monde les bras croisés.

TALMA.

Votre Majesté à dû voir que cette opinion est la mienne.

NAPOLÉON.

Oui, oui, vous êtes toujours simple et naturel, vous. Aussi a-t-on été longtemps sans vous comprendre. Vous jouerez le rôle d’Auguste, Talma, et je voudrais qu’Alexandre fût là ce soir pour vous entendre dire : « Soyons amis, Cinna. » – Adieu ; voilà Caulaincourt, que j’ai fait demander.

TALMA.

Adieu, sire.

NAPOLÉON.

À propos, ils disent que c’est vous qui m’apprenez à me tenir sur mon trône ; c’est pour cela que je m’y tiens bien. – À ce soir.

Se retournant.

Je ne suis pas content de vous, Caulaincourt.

CAULAINCOURT, s’avançant.

Et comment aurais-je eu le malheur de déplaire à Votre Majesté.

NAPOLÉON.

Vous blâmez hautement la campagne de Russie.

CAULAINCOURT.

Oui, sire.

NAPOLÉON.

Et quels sont vos motifs ? Parlez ; vous savez que j’aime qu’on soit franc.

CAULAINCOURT.

Sire, jusqu’à présent, nous n’avons combattu que des hommes, et vous avez vaincu ; mais la Russie ! une campagne n’y est possible que de juin à octobre : hors l’intervalle compris entre ces deux époques, une armée engagée dans ces déserts de houe et de glace y péril tout entière sans gloire ! La Lithuanie est l’Asie encore plus que l’Espagne n’est l’Afrique. Les Français ne se reconnaissent plus au milieu d’une pairie qu’aucune frontière ne limite. On ne s’étend pas ainsi sans s’affaiblir. C’est perdre la France dans l’Europe... Car enfin, lorsque l’Europe sera la France, il n’y aura plus de France... Déjà même le départ de Votre Majesté la laisse solitaire, déserte, sans chef, sans armée... Qui donc la défendra ?

NAPOLÉON.

Ma renommée. J’y laisse mon nom et la crainte qu’inspire une nation armée.

CAULAINCOURT.

Je ne parle encore que de succès ; mais, en cas de retraite, sur quoi s’appuiera Votre Majesté ? Sur la Prusse, que nous dévorons depuis cinq ans, et dont l’alliance n’est que feinte ou forcée ?...

NAPOLÉON.

Ne suis-je pas assuré de sa tranquillité par l’impossibilité où je l’ai mise de remuer, même dans le cas d’une défaite ? Oubliez-vous que je tiens dans ma main sa police civile et militaire ? D’ailleurs, ne puis-je pas compter sur sept rois qui me doivent leurs nouveaux titres ? Six mariages ne lient-ils pas la France avec les maisons de Bade, de Bavière et d’Autriche ? Tous les souverains de l’Europe ne doivent-ils pas être effrayés comme moi du gouvernement militaire et conquérant de la Russie, de sa population sauvage, qui s’augmente d’un demi-million d’hommes tous les ans ? Pourquoi menacer mon absence des différents partis existants dans l’intérieur de l’empire ? Je n’en vois qu’un seul : celui de quelques royalistes. Eh bien, qu’ai-je besoin d’eux ? Quand je les soutiens, je me fais tort à moi-même dans l’esprit du peuple ; car que suis-je, moi ? Le roi du tiers état ; n’étant pas né sur le trône, il faut que je m’y soutienne comme j’y suis monté, – par la gloire. Un simple particulier comme j’étais, devenu souverain comme je le suis, ne peut plus s’arrêter ; il faut qu’il monte sans cesse ; ou il redescend à compter du jour où il reste stationnaire. Ces hommes que ma fortune a hissés après elle n’ont déjà plus assez de leur bâton de maréchal. C’est à qui l’échangera contre un sceptre et une couronne ; ma famille me tiraille de tous côtés par mon manteau impérial ; chacun réclame un trône, ou pour le moins un grand-duché. Il semble, à entendre mes frères, que j’aie mangé l’héritage du feu roi notre père. Eh bien, le moyen de contenir toutes ces ambitions, de réaliser toutes les espérances, c’est la guerre, la guerre toujours ! – Et croyez-vous donc que je n’en sois pas las, de la guerre ? L’empereur Alexandre pèse seul au sommet de l’immense édifice que j’ai élevé ; il y pèse jeune, plein de vie. Ses forces augmentent encore, quand déjà les miennes décroissent. Il n’attend que ma mort pour arracher à mon cadavre le sceptre de l’Europe. Il faut que je prévienne ce danger, quand l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la Prusse et l’Autriche marchent sous mes aigles, et que je consolide le grand empire en rejetant Alexandre et la puissance russe, affaiblie par la perte de toute la Pologne, au delà du Borysthène.

CAULAINCOURT.

Votre Majesté parle de sa mort, et, si sur le champ de bataille, où elle s’expose comme le dernier de ses soldats...

NAPOLÉON.

Vous craignez la guerre pour mes jours ! C’est ainsi qu’au temps des conspirations, on voulait m’effrayer de Cadoudal. Il devait tirer sur moi ; eh bien, il aurait tué mon aide de camp. Quand mon heure sera venue, une fièvre, une chute de cheval à la chasse me tueront aussi bien qu’un boulet. – Les jours sont écrits !

CAULAINCOURT.

Sire...

NAPOLÉON, le conduisant à une fenêtre.

Voyez-vous là-haut cette étoile ?

CAULAINCOURT.

Non, sire.

NAPOLÉON.

Regardez bien.

CAULAINCOURT.

Je ne la vois pas, sire.

NAPOLÉON.

Eh bien, moi, je la vois. – Passons au salon, l’heure de la réception est arrivée.

Ils entrent au salon du fond. La porte reste ouverte.

L’HUISSIER, annonçant.

Sa Majesté le roi de Saxe,

Sa Majesté le roi de Wurtemberg,

Sa Majesté l’empereur d’Autriche,

Sa Majesté le roi de Naples,

Sa Majesté le roi de Bavière,

Sa Majesté le roi de Prusse.

À mesure qu’un Roi entre, Napoléon le reçoit.

 

 

Sixième Tableau

 

Les hauteurs de Borodino.

 

 

Scène première

 

MURAT, UN OFFICIER, à la tête d’une colonne, UN SOLDAT, UN DOMESTIQUE

 

L’OFFICIER.

Halte !

MURAT, à son Domestique.

Julien, aie soin de mon cheval et amène m’en un autre. Lave la blessure qu’il a reçue au cou avec de l’eau-de-vie et du sel, et tu m’apporteras un sabre plus lourd que celui-ci. Ces Russes, il faut les fendre jusqu’à la ceinture pour qu’ils tombent.

UN SOLDAT.

Il est bien heureux de les joindre, ces gredins-là ! Voilà quatre cents lieues qu’ils nous font faire, et on n’a encore eu le plaisir de leur dire deux mots qu’à Vitepsk et à Smolensk.

MURAT.

Je crois qu’ils nous attendent ici, mes braves. Bagration, Barclay et Koutousof sont réunis, et nous aurons de la besogne demain, ou je ne m’y connais pas.

Jetant un de ses gants.

Ici, la tente de l’empereur ; là, la mienne. Vous, partout autour de nous ; couchez-vous près de vos armes, et ne dormez que d’un œil.

LE DOMESTIQUE.

Voilà le sabre que Votre Majesté a demandé ; son cheval l’attend.

MURAT.

Bien. – Messieurs, venez avec moi éclairer les flancs.

 

 

Scène II

 

LES SOLDATS, au bivouac

 

PREMIER SOLDAT.

En voilà un qui a de bonnes jambes, à la bonne heure !

DEUXIÈME SOLDAT.

On dit qu’y veut s’faire roi des Cosaques.

TROISIÈME SOLDAT.

Bah ! et son royaume de Naples ?...

PREMIER SOLDAT.

On le donnera à un autre, donc ! – Ah çà ! qu’est-ce qu’il y a pour la marmite, les enfants ?

Se retournant.

Dites donc, les anciens, peut-on vous demander du feu ? – Ces gaillards-là ! ils ont un pot-au-feu soigné ! – Ah çà ! vous, voyons, apportez à la masse, et de l’ordre surtout.

Les Soldats ouvrent successivement leurs sacs.

De la farine, de la farine et de la farine... – Eh bien, avec ça, nous aurons au premier service de la bouillie, au second de la bouillie, et au troisième de la bouillie... – Mille dieux ! en Prusse, en Allemagne, on avait toujours quelque dindon, quelque poule...

 

 

Scène III

 

LES SOLDATS, LORRAIN

 

LORRAIN, lui faisant passer une oie sous le nez.

Qu’est-ce que tu dis de ça, le vieux ?

PREMIER SOLDAT.

Je dis que, si c’était dans notre bouillie, ça lui donnerait une fameuse couleur.

LORRAIN, mettant l’oie dans la marmite.

Eh bien, gare les éclaboussures ! et une place au feu, place de soldat ; rien que ça, parce qu’on ne sait pas lire. La largeur de la main entre les deux genoux. – Voilà.

PREMIER SOLDAT.

Ah çà ! mais d’où viens-tu, toi ? Tu n’es pas de l’escouade.

LORRAIN.

J’arrive de l’Andalousie ; et je vous eu souhaite, des Andalouses...

Il envoie un baiser.

Je ne vous dis que çà. — Quant aux hommes, en Espagne, voyez-vous, c’est des drôles de particuliers : des manteaux qui marchent et une épée qui relève ; – voilà tout.

PREMIER SOLDAT.

Et qu’est-ce que ça mange ? Ça mange-t-il ?

LORRAIN.

Ça mange de l’ail au chocolat... ou du chocolat à l’ail, je ne sais pas au juste. Ça se dit noble comme la cuisse à Abraham ; ça n’a pas le sou dans sa poche ; c’est sec comme de l’amadou, noir comme une taupe, et ça fume comme un tulliau de poêle ; – voilà l’Espagnol.

PREMIER SOLDAT.

C’est un joli peuple tout de même.

LORRAIN.

Et le peuple russien, qu’est-ce que ça est ? car il faut faire connaissance avec ses nouveaux amis...

PREMIER SOLDAT.

Mais la cavalerie, ce qu’on appelle vulgairement Cosaques, c’est des chevaux avec des cordes, des lances avec des clous et des figures avec des barbes. Quant à ce que ça mange, on ne peut pas le dire, attendu que, comme on ne trouve rien dans le pays, y n’y a pas d’échantillon...

LORRAIN.

Et le pays par lui-même est-il agricole ?

PREMIER SOLDAT.

Agréable ?

LORRAIN.

Oui, agréable ou agricole, comme tu voudras...

PREMIER SOLDAT.

Du tout ! Par exemple, du brouillard à couper au couteau !

LORRAIN.

Du brouillard, voilà une grande affaire ! J’ai été dans des peillys où les cavaliers ne se servent pas d’autre chose pour cirer leurs bottes. C’est à cause du pôle.

PREMIER SOLDAT, à son voisin.

Qu’est-ce qu’y dit, hein ?

DEUXIÈME SOLDAT.

Je ne sais pas. Il dit le pôle.

LORRAIN.

Pour en revenir aux Espagnols...

TROISIÈME SOLDAT.

Ah bah ! tes Espagnols ! Un joli peuple ! Pas gai du tout.

LORRAIN.

Pas gai ? Il chante toute la journée.

TROISIÈME SOLDAT.

Quoi ?

LORRAIN.

Les vêpres.

TROISIÈME SOLDAT.

Merci.

LORRAIN.

Tenez, moi, je vas vous donner une idée du chant national. C’est l’histoire d’un vieux chrétien, brave homme, ma parole d’honneur !... Écoutez, et le refrain en chœur !

Au Tambour.

Voyons, donne ton la, toi !

Il tire des castagnettes.

Et toi aussi, fifmardo ! – En avant ! marche !

Premier couplet.

La mort a surpris dans un coin
Le valeureux don Sanche ;
Il est mort la tasse au groin,
Couché sur une planche.

Avec accompagnement de castagnettes.

  Tra, tra, etc.

Issu d’un alguazil hargneux,
Il naquit en Castille,
Où, dans des sentiments pieux,
Sa mère mourut fille...
Tra, tra, etc.

Un quart d’heure avant son trépas,
Son redoutable père,
D’un petit bien qu’il n’avait pas
Le nomma légataire.
Tra, tra, etc.

De la disette quand le vent
Souillait dans sa cuisine,
Il se régalait gravement...
D’un air de mandoline.
Tra, tra, etc.

L’azur et le carmin des fleurs
Brillaient à son panache ;
Cupidon suspendait les cœurs
Au croc de sa moustache.
Tra, tra, etc.

Sixième et dernier couplet.

Celui-ci se chante le crêpe au bras et la larme à l’œil, tenue de rigueur.

Pour payer son enterrement.
Ses anciennes maîtresses
Ont, avec leurs bagues d’argent,
Vendu leurs fausses...

Bruit de tambour.

UN SOLDAT.

L’empereur !

TOUS, se levant.

L’empereur !

LORRAIN.

L’empereur ? Cré coquin ! v’là quatre ans que nous ne nous sommes vus ; nous allons nous trouver joliment changés !

 

 

Scène IV

 

LES SOLDATS, LORRAIN, NAPOLÉON, DAVOUST, SUITE, puis MURAT, puis DUROC

 

NAPOLÉON.

Bonsoir, mes enfants, bonsoir ; j’ai voulu passer cette nuit au milieu de vous. Il paraît enfin qu’ils vont nous attendre.

PREMIER SOLDAT.

Pourvu qu’ils n’évacuent pas la nuit, comme d’habitude...

NAPOLÉON.

Non, non ; Murat a reconnu leurs feux. C’est une bataille décisive, enfants. Comme aux Pyramides, mon brave ; – car tu y étais.

PREMIER SOLDAT.

Un peu.

NAPOLÉON, à un autre.

Tu te souviendras d’Austerlitz, toi ! c’est là que tu as eu la croix.

DEUXIÈME SOLDAT.

Oui, pour avoir...

NAPOLÉON.

Pris un drapeau. – Eh bien, êtes-vous contents, mes amis ? votre capitaine a-t-il soin de vous ? votre solde est-elle bien payée ?

PREMIER SOLDAT.

Oh ! la solde est au courant. Il n’y a que la ration qui est en retard.

NAPOLÉON.

Voyons votre soupe.

Il la goûte.

Elle est bonne.

LORRAIN.

Je crois bien ! J’ai décroché une oie à balle ; et une oie sauvage qui s’en allait vers le Midi, – signe de froid.

NAPOLÉON, à part.

Oui, signe de froid !

Haut.

Mais nous aurons du bon feu à Moscou, mes amis ; et nous y attendrons le printemps. – J’ai soif ; reste-t-il de l’eau dans les bidons ?

LORRAIN.

Non ; mais j’ai aperçu une source en venant. Attendez...

Il sort.

NAPOLÉON, au prince d’Eckmühl.

Davoust, savez-vous que la retraite de ces gens-là m’épouvante ! Tout est brûlé sur la route. Cela ressemble à un plan arrêté. On dirait que, d’avance, toutes leurs positions ont été prises étape par étape. Alexandre se tait. Je n’ai négligé aucune occasion de lui proposer la paix. Il faut que je sois à Moscou pour qu’il se décide, sinon nous y prendrons nos quartiers d’hiver...

LORRAIN, la figure pleine de sang, et apportant de l’eau.

Voilà.

NAPOLÉON.

Qu’as-tu donc ?

LORRAIN.

Rien. J’ai pas vu un ravin et j’ai roulé dedans : histoire d’arriver plus vite.

NAPOLÉON.

Essuie ce sang, il empêche de voir tes cicatrices.

Après avoir bu.

Ton eau est excellente. – Tes cicatrices te vont bien. En voilà une que je ne le connaissais pas.

LORRAIN.

Ah ! c’est un Espagnol, un don, un señor, qui m’a envoyé, de derrière une haie, ma feuille de route pour l’autre monde. Heureusement que je me suis arrêté à la moitié de l’étape.

NAPOLÉON.

Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ?

LORRAIN.

Non, sire ; mais y n’y a pas d’affront : c’est la faute de mon père.

NAPOLÉON.

J’ai crée pour les braves comme toi, qui ne savent pas lire, des places de gardes de l’aigle. Ils ont le grade d’officier. Ce sont eux qui veillent de chaque côté du drapeau, et ils n’ont d’autres fonctions que de le défendre. Je te nomme garde de l’aigle du sixième.

LORRAIN.

Merci, mon empereur. – Allons ! allons ! v’là mon bâton de maréchal !

NAPOLÉON, se retirant sons sa tente avec Davoust ; à Murat, qui entre.

Ah ! te voilà. Murat ! Eh bien ?

MURAT.

Ils tiennent toujours. Des redoutes s’élèvent le long de la Moscova ; tout fait présager que, demain, nous les retrouverons dans les retranchements.

NAPOLÉON.

C’est une bataille d’artillerie qu’il faut livrer ; – tant mieux !

MURAT, à Davoust.

À propos d’artillerie, prince, pourquoi, hier, une de vos batteries a-t-elle refusé deux fois de tirer malgré mon ordre exprès ?

DAVOUST.

Parce que je ménage mes soldats et ne verse leur sang que lorsque c’est absolument nécessaire.

MURAT.

Oui, vous êtes prudent...

DAVOUST.

Et Votre Majesté est par trop téméraire, elle ; d’ailleurs, nous verrons ce qu’il restera de votre cavalerie à la fin de la campagne : elle vous appartient, vous pouvez en disposer ; quant à l’infanterie du premier corps, tant qu’elle sera sous mes ordres, je ne la laisserai pas prodiguer.

MURAT.

Oubliez-vous que, si vous commandez à l’infanterie, je vous commande, à vous ? L’empereur vous a mis sous mes ordres.

DAVOUST.

Et l’empereur a eu tort.

MURAT.

Ah ! je sais bien que votre prudence envers l’ennemi et votre inimitié envers moi datent de l’Égypte ; mais, si nous avons des différends, l’armée ne doit pas en souffrir, et nous pouvons les vider entre nous deux.

DAVOUST.

Votre Majesté descendrait jusqu’à se battre avec un simple maréchal ?

MURAT.

Je me bats bien avec un Cosaque !...

NAPOLÉON, roulant un boulet sous son pied.

C’est bien, messieurs ; je désire qu’à l’avenir vous vous entendiez mieux ; car, tous deux, vous m’êtes nécessaires : Murat avec sa témérité, et vous, Davoust, avec votre prudence. – Allez prendre quelque repos ; il ne vous sera pas inutile pour la journée de demain.

Ils sortent.

Ce sera une terrible bataille ! mais j’ai quatre-vingt mille hommes ; j’en perdrai vingt mille, j’entrerai avec soixante mille dans Moscou, les traînards nous y rejoindront, puis les bataillons de marche, et nous serons plus forts qu’avant la bataille. Quatre heures du matin... – Tous dorment ; seul, je veille avec ma pensée, pensée de guerre et de destruction ! Oh ! dormez, enfants ! rêvez de vos mères et de votre patrie : demain, des milliers de vous seront couchés encore, mais sur une terre froide et sanglante...

Une pause.

Que c’est une bizarre fortune que la mienne ! homme obscur comme eux, et qui traîne à ma suite des milliers d’hommes ! Oh ! il y a des moments ou quand je suis seul, face à face avec mon génie, je frissonne, car je doute ! Si ce que je crois mon étoile n’était que de l’audace et mon génie du hasard ! Quelle affreuse responsabilité que celle de la vie de tant de milliers d’hommes qui se lèveraient un jour sanglants et mutilés pour m’accuser devant Dieu, – devant Dieu qui me dirait : « Tu n’as point reçu mission de faire ce que tu as fait ; donc, que les pleurs et le sang retombent sur ta tête !... » Oh ! c’est impossible !... Quels hommes ! ne dirait-on pas une race à part, ayant plusieurs existences à risquer ? Il y a treize ans qu’avec eux je suis venu tenter l’Orient par l’Égypte, et les briser contre ses portes. Dans l’intervalle, nous avons conquis l’Europe, et les voilà, conduits par moi toujours, revenant par le Nord dans cette Asie, pour s’y briser encore peut-être !... Qui les a poussés dans cette vie errante et aventureuse ? Ce ne sont point des barbares cherchant de meilleurs climats, des habitations plus commodes, des spectacles plus enivrants ; au contraire, ils possédaient tous les biens, ils les ont abandonnes pour vivre sans abri, sans pain, et pour tomber chaque jour successivement, ou morts ou mutilés, sur la route que je parcours, qui embrasse le cercle du monde, que je sème de tombeaux et qui conduit à l’immortalité, au néant...

On entend battre la diane.

Le jour, déjà le jour !

Tout le monde s’est levé.

Eh bien, Duroc ?

DUROC, suivi de plusieurs Maréchaux.

L’ennemi a conservé sa même position.

NAPOLÉON.

Battons-nous ! Mes amis, voilà le soleil d’Austerlitz.

MURAT.

Qu’ordonne Votre Majesté ?

NAPOLÉON, aux Maréchaux qui l’entourent.

Voici le plan général. – Pendant le combat, mes aides de camp vous porteront mes ordres particuliers. Eugène sera le pivot. C’est la droite qui engagera la bataille. Dès qu’à la faveur du bois elle aura enlevé la redoute qui lui est opposée, elle fera un à gauche, marchera sur le flanc des Russes, ramassant et refoulant toute leur armée sur leur droite et dans la Kalouga. Trois batteries de soixante canons chacune seront opposées aux redoutes russes, deux en face de leur gauche, la troisième dans leur centre. Poniatovski et son armée s’avanceront par la vieille route de Smolensk ; vous attendrez ses premiers coups de canon pour donner : ce sera le signal. – Allez, messieurs. – Soldats ! voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais, la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver, et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitepsk et à Smolensk ; que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : « Il était à cette grande bataille, sous les murs de Moscou. »

 

 

Septième Tableau

 

À Moscou. Une salle du Kremlin.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, BERTHIER, MARÉCHAUX, puis L’ESPION

 

NAPOLÉON, entrant avec les Maréchaux.

Moscou vide ! Moscou déserte ! en êtes-vous bien sûr ? – Allez, Mortier, et tâchez de découvrir quelques habitants. Ici, tout est nouveau, eux pour nous, nous pour eux : peut-être ne savent-ils pas même se rendre. – Pas la moindre fumée, pas le plus léger bruit ! c’est l’immobilité de Thèbes, c’est le silence du désert. Trévise, surtout point de pillage ! vous m’en répondez sur votre tête. – Me voilà donc enfin dans Moscou, dans l’antique palais des tzars, dans le Kremlin !... Il était temps. – Où est Murat ?

UN MARÉCHAL.

À la tête de sa cavalerie, poursuivant l’arrière-garde russe sur le chemin de Vladimir.

NAPOLÉON.

Je l’aime, ce Murat ! toujours ardent, infatigable, comme en Italie, comme en Égypte ! six cents lieues et soixante combats ne l’ont point fatigué. Le voilà qui traverse Moscou au pas de course, sans s’arrêter au Kremlin, – où je m’arrête, moi ! Ah ! que vous êtes froids, messieurs !... Savez-vous bien où nous sommes ?

BERTHIER.

Oui, sire, à six cents lieues de Paris, avec une armée diminuée de quarante mille hommes par la bataille de la Moscova, sans vivres, sans habits, sans munitions.

NAPOLÉON.

Eh bien, ne sommes-nous pas dans la capitale ennemie ? Moscou, veuve de ses trois cent mille habitants, vous paraît-elle trop étroite pour loger quatre-vingt mille hommes ? Ces palais que vous partagerez entre vous, sont-ils moins somptueux ou moins commodes que vos hôtels du faubourg Saint-Honoré et du quai d’Orsay ? Pour moi, j’avoue que j’aime mes Tuileries et mon Louvre ; mais, pour cet hiver, je me contenterai du palais des Romanof et des Rurik.

CRIS, au dehors.

Un Français ! un Français !

NAPOLÉON.

Entendez-vous ? un Français ! Faites-le venir ; que je sache quelque chose de ce bizarre secret. – Moscou déserte !

Apercevant l’Espion.

Ah ! c’est toi ?

L’ESPION.

Oui, sire.

NAPOLÉON.

D’où sors-tu ?

L’ESPION.

De prison.

NAPOLÉON.

De prison ?

L’ESPION.

J’ai été reconnu pour Français et arrêté à Moscou lorsqu’on a appris que Votre Majesté avait passé le Niémen.

NAPOLÉON.

Est-il vrai que la ville soit déserte ?

L’ESPION.

J’ai vu sortir les derniers Russes par la porte de Kolomna.

NAPOLÉON.

Ah ! les Russes ne savent pas encore l’effet que produira sur eux la perte de leur capitale ! Vous l’avez entendu, messieurs ? Moscou est à nous, entièrement à nous ; que chacun établisse son quartier dans la partie de la ville qui lui plaira, mais avec ordre : songez que c’est notre Paris pour cet hiver. Allez, messieurs, et envoyez-moi le travail de Paris : je n’ai pas pu m’en occuper depuis Smolensk. À compter d’aujourd’hui, mes décrets seront datés du Kremlin.

Ils sortent. À l’Espion.

Eh bien, qu’as-tu vu dans cette Russie ?

L’ESPION.

Un peuple âpre et dur comme sa terre, pétri pour l’esclavage, ignorant pour un siècle encore, et repoussant la civilisation, comme les autres repoussent le despotisme.

NAPOLÉON.

Oui, oui, et il n’en est que plus dangereux, puisque la volonté d’un seul peut remuer ces énormes masses. Malheur, malheur à l’Europe, si je ne frappe pas le colosse au cœur ! car, si je le manque, qui le tuera ? Mais, d’ici, je veille, sentinelle du monde civilisé, un pied sur l’Asie, un pied sur l’Europe. Enfants ! ils n’ont vu dans mon désir d’arriver à Moscou que la vanité de signer un décret daté de la ville sainte, assis sur le trône de Rurik et abrité par la croix d’or du grand Ivan... – Dieu me donne le temps et la force, et je fais de Moscou une des portes d’entrée de mon royaume européen ! J’appelle d’ici l’univers à la civilisation, comme le muezzin appelle, du haut des minarets, les mahométans à la prière. Et alors

Regardant autour de lui.

quelle voix s’élèvera pour dire : « Napoléon n’est pas l’envoyé de Dieu ? » Et quand je pense que je pouvais ne pas atteindre cette Moscou, être arrêté par une fièvre, une chute de cheval, un boulet, et qu’alors on eût cru cette vaste combinaison une guerre ordinaire, une querelle d’empereur à empereur, un vulgaire envahissement de terrain !...

L’ESPION.

Ô Napoléon ! Napoléon ! ce n’est pas moi, du moins, que tu accuseras de ne pas te comprendre.

NAPOLÉON.

Non, non, je le sais, et je te rends justice. Mais va ; voici le portefeuille de Paris et mon ministre qui vient travailler avec moi.

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, LE MINISTRE, puis MORTIER, MURAT et LES AUTRES MARÉCHAUX, puis L’ESPION

 

NAPOLÉON.

Avez-vous dressé les trois décrets que je vous avais demandés ?

LE MINISTRE.

Oui, sire.

NAPOLÉON.

Voyons, quel est celui-ci ?

LE MINISTRE.

Il est relatif aux maisons de prêt actuellement existantes dans la ville de Florence.

NAPOLÉON.

Ah ! c’est la défense de recevoir aucun dépôt et de prêter sur nantissement, n’est-ce pas ? Ajoutez : « Le mont-de-piété de la ville de Florence est conservé. Tous les actes relatifs à l’établissement seront exempts des droits de timbre et d’enregistrement. » De cette manière, on pourra prêter à huit pour cent aux malheureux, qu’on ruine en leur prêtant à quinze et à vingt. – Quel est celui-ci ?

LE MINISTRE.

La création d’une commission spéciale pour l’exécution des travaux de redressement et d’élargissement du Gardon.

NAPOLÉON.

Bien... Dieu aidant, j’espère que, dans dix ans, la France sera traversée en tous sens par trente canaux navigables. – Et celui-ci ?

LE MINISTRE.

Un règlement sur le Théâtre-Français, sur les emplois des sociétaires, sur les pensions, sur celle de Talma, qui est portée à trente mille francs.

NAPOLÉON.

Donnez ; si nous passons l’hiver à Moscou, je veux y avoir la moitié de ma troupe ; je lui enverrai l’ordre d’être ici à la fin d’octobre. – Qu’est cela ? ce ne peut être le jour encore ?

CRIS, au dehors.

Le feu ! le feu ?

NAPOLÉON, s’élançant vers la fenêtre.

Le feu au palais marchand, au centre de la ville, dans son plus riche quartier ! – Malheur ! c’est quelque soldat ivre qui nous incendie un palais.

MORTIER, entrant.

Sire, sire, le feu !

NAPOLÉON.

Eh bien, je le sais, je le vois d’ici. – Ah ! je ne me trompe point : par là, vers la porte de Dorogomilof, le feu encore !... – Trévise, eh bien, vous le voyez, je vous charge de la police de la ville ; je remets Moscou, la riche Moscou endormie, entre vos mains, et voilà que de tous côtés les flammes surgissent !...

MORTIER.

Sire, je ne sais, mais les flammes sortent des maisons fermées ; le feu a été mis intérieurement.

NAPOLÉON.

Le feu mis, oui, par quelque pillard qui aura voulu séparer l’or de l’étoffe... – Oh ! voyez, voyez, et qu’on porte des secours.

MURAT, entrant.

Sire, les pompes sont brisées ; c’est un complot, ce sont les Russes qui nous brûlent ; ils ont changé Moscou en une machine infernale.

NAPOLÉON.

Voyez comme le feu accourt ! le vent est donc complice ?

L’ESPION, entrant.

Sire, sire, pardon ! mais tout brûle, tout est en feu.

NAPOLÉON.

Et qui brûle la ville ? qui a mis le feu ?

L’ESPION.

Les Russes, les mougiks.

NAPOLÉON.

Impossible !

L’ESPION.

Regardez, et voyez-les courir au milieu de cette fournaise.

NAPOLÉON.

Faites faire feu dessus, tuez-les commodes bêtes féroces !... – Mais cette ville est donc bâtie de sapin et de résine ?

CRIS, au dehors.

Le feu au Kremlin ! le feu !

MURAT.

Sortons, sire, sortons.

NAPOLÉON.

Oh ! restez, messieurs ! n’avez-vous pas peur que ce palais ne vous tombe sur la tête ? Restez et écoutez : À la lueur des flammes de Moscou allumées par les Russes, guerre éternelle aux Russes ! Ils nous chassent de leur première capitale : poursuivons-les dans la seconde. Laissez brûler et écoutez-moi.

LES SOLDATS, au dehors.

L’empereur ! l’empereur !

NAPOLÉON, de la fenêtre.

Me voilà, enfants, ne craignez rien. Je veille sur vous, et Dieu veille sur moi. Laissez brûler, messieurs, et, si le feu épargne quelque chose, anéantissez ce que le feu épargnera. À compter de cette heure, Moscou n’existe plus sur la carte du monde ; la Russie n’a plus qu’une capitale : c’est Saint-Pétersbourg, et, dans douze jours, nous y serons.

TOUS.

Saint-Pétersbourg !

UN MARÉCHAL.

Sire, y songez-vous ? Saint-Pétersbourg ? Impossible !

NAPOLÉON.

Et c’est vous, soldats de fortune, enfants de la guerre, qu’une si grande résolution étonne ? Ne voyez-vous pas que nous sommes tous perdus si nous reculons ? L’hiver, l’âpre hiver de la Russie va nous saisir à moitié route de la France...

UN AUTRE MARÉCHAL.

Sire, sire, le feu !

NAPOLÉON.

Et que ferez-vous alors ? Mes soldats, mes enfants, que feront-ils quand vos mains et les leurs se gèleront sur la poignée des sabres et le canon des fusils ; quand ils tomberont à chaque pas et qu’ils ne pourront plus se relever ; quand il faudra qu’ils reculent au milieu de l’hiver par une route dévastée par leur passage ? – Notre force est plutôt morale que matérielle : un prestige nous entoure. Jusqu’à présent, nous sommes les invincibles ; un pas en arrière, et le prestige est détruit.

Posant la main sur une carte.

Voilà Moscou, Paris, Saint-Pétersbourg ; voyez et choisissez.

LES MARÉCHAUX.

Paris.

NAPOLÉON.

Ah ! oui, Paris ! Là sont vos hôtels splendides, vos voitures à six chevaux, vos terres presque royales. Paris ! et y arriverez-vous, à ce Paris qui vous rend timides, lâches, traîtres ?

UN MARÉCHAL.

Sire, le feu ! le feu ! on ne peut plus rester ici.

NAPOLÉON, frappant du pied.

J’y reste bien, moi ! et m’écrase ce palais, plutôt que d’en sortir pour retourner en France ! À Saint-Pétersbourg ! Là, la paix, la gloire, les regards du monde, les applaudissements de l’univers ! – Non ? vous ne voulez pas ? Eh bien, meure le projet le plus gigantesque qu’ait enfanté le cerveau d’un homme ! Vous croyez ne m’ôter que Moscou, et vous m’arrachez le monde.

Il déchire la carte.

Vous voulez la retraite ? Eh bien, vous l’aurez ; et retombent sur vous tous les malheurs de cette funeste retraite ! Allez tout ordonner pour elle, et laissez-moi. Ah ! laissez-moi, vous dis-je ! je vous l’ordonne, je le veux.

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, puis L’ESPION

 

NAPOLÉON.

Oh ! c’est une mer de feu ! – Faiblesse humaine ! le souffle de Dieu seul pourrait éteindre cet incendie ! Napoléon ! tu te crois plus qu’un homme, parce que tu couvres la moitié de la terre de tes tentes et de tes soldats ; parce qu’un mot de toi renverse des rois et déplace des trônes. Eh bien, te voilà faible, sans pouvoir, eu face de l’incendie. Chaque pied de terrain qu’il gagne te dévore un empire. Napoléon ! Napoléon !... Eh bien, essaye ta puissance, ordonne à ce feu de s’éteindre, à cet incendie de reculer, et, s’ils obéissent, tu es plus qu’un homme, tu es presqu’un dieu. – Oh ! mes plus belles provinces pour Moscou. Rome, Naples, Florence, mon Italie tout entière, je pourrai la reprendre ; mais Moscou, Moscou, jamais !

L’ESPION, se précipitant.

Sire, au nom du ciel ! sire, le Kremlin est miné ! Mon Dieu ! les escaliers craquent, les portes s’embrasent. Vous êtes sous un ciel de feu, sur une terre de feu, entre deux murailles de feu.

NAPOLÉON.

Moscou ! Moscou !

L’ESPION, se tournant vers la porte.

Grenadiers, à moi, à l’empereur ! sauvez l’empereur. Il ne veut pas sortir, et le Kremlin est miné.

Les Grenadiers entrent.

NAPOLÉON, revenant à lui, avec calme.

Soldats, détachez la croix d’or du grand Ivan ; elle ira bien au dôme des Invalides.

Il sort.

 

 

Huitième Tableau

 

Une masure sur les bords de la Bérésina.

 

 

Scène unique

 

L’ESPION, puis UNE FEMME, DES SOLDATS, puis NAPOLÉON, UN AIDE DE CAMP, LORRAIN

 

L’ESPION, entrant, la barbe longue et couverte de glaçons et de neige.

Une masure !... Du moins, Napoléon aura un abri pour cette nuit. Quel temps ! quel pays ! Désolation ! Ah ! voilà du feu... Les Cosaques l’abandonnent à peine ; mais avec quoi le rallumer ?

Arrachant un volet.

Bien ! ce contrevent ! mon manteau le remplacera...

Il rallume le feu, puis suspend son manteau devant la fenêtre.

UN JEUNE HOMME, se traînant jusqu’à la porte.

Du feu ! pitié ! secours !

L’ESPION, prenant son fusil.

Au large ! c’est la cabane de l’empereur.

LE JEUNE HOMME.

Oh ! au nom de l’empereur, grâce ! grâce ! je suis une femme.

L’ESPION.

Une femme ?

LA FEMME.

Oui, oui. Me sauverez-vous si je suis une femme ?

L’ESPION.

Viens ici, et réchauffe-toi.

LA FEMME.

Vous n’avez rien à me donner ?

L’ESPION.

Quelques gouttes de ce vin.

Lui donnant une gourde.

Ce que vous laisserez sera pour l’empereur. – Il est sauvé, n’est-ce pas ?

LA FEMME.

Oui, et à temps. Vous ne savez pas, le pont fléchit.

L’ESPION.

Si, si, je le sais.

À des Militaires qui veulent entrer.

Arrière ! c’est la cabane de l’empereur.

LES SOLDATS.

Allons plus loin.

LA FEMME.

Et croyez-vous que l’empereur trouve cette cabane ?

L’ESPION, prenant un tison enflammé et l’agitant devant la porte.

L’empereur ! l’empereur !

SOLDATS, dans l’éloignement.

Hé !

D’AUTRES SOLDATS, à l’Espion.

Camarade, du feu, hein ! Donnez-nous du feu.

L’ESPION.

Prenez.

Ils prennent du feu et sortent.

SOLDATS, au dehors.

As-tu du bois ? où y a-t-il du bois ?

NAPOLÉON, de la porte.

Mes amis, démolissez cette cabane, prenez le chaume qui la couvre. Faites du feu, faites du feu.

LES SOLDATS.

Et vous ? et Votre Majesté ?

NAPOLÉON, ôtant son gant et leur prenant la main.

Moi, j’ai chaud ; tenez.

PREMIER SOLDAT.

Non, sire, nous aimerions mieux mourir.

NAPOLÉON.

Mes enfants !

L’ESPION.

Arrière !...

NAPOLÉON.

Laissez entrer les gardes de l’aigle ! Il faut que leurs mains se réchauffent pour soutenir leur drapeau.

Le Porte-drapeau et les Gardes entrent.

LORRAIN, à l’Espion.

Oh ! s’il vous plaît, camarade, une petite place au feu, place de sous-officier ! – Cré coquin ! que j’ai les mains gourdes !... – Dites donc, camarade, sans indiscrétion, peut-on vous demander ce que vous avez de gelé ?

L’ESPION.

Rien.

LORRAIN.

Vous êtes bien heureux ! Faites-moi l’amitié de me dire si j’ai encore mon nez... C’est que je ne le sens plus depuis Smolensk... Avec ça que j’ai une faim ! – Allons, allons, serrons la ceinture d’un cran : j’ai dîné.

NAPOLÉON.

Le canon ! le canon ! c’est l’avant-garde de Koutousof et de Wittgenstein qui a rejoint mon arrière-garde... Mais Ney est là, Ney, le brave des braves ! Charles XII ! Charles XII !...

À un aide de camp.

Eh bien, le canon a changé de direction... Qu’est-ce que ce canon ?

L’AIDE DE CAMP.

Tchitchakof, avec trente mille hommes, qui nous attaque en flanc.

NAPOLÉON.

Et l’armée, l’armée, passe-t-elle la Bérésina ?

L’AIDE DE CAMP.

Le tiers est passé, à peu près ; mais le pont fléchit...

NAPOLÉON.

Je le sais.

L’AIDE DE CAMP.

Et d’un moment à l’autre...

NAPOLÉON.

Silence ! – Et vous dites que Tchitchakof... ?

L’AIDE DE CAMP.

Voilà son canon qui se rapproche.

NAPOLÉON.

Combien le bataillon sacré compte-t-il encore d’hommes ?

L’AIDE DE CAMP.

Cinq cents, à peu près.

NAPOLÉON.

Qu’ils maintiennent Tchitchakof et ses trente mille hommes, et qu’ils donnent à l’armée le temps de passer la Bérésina ; en se déployant sur une seule ligne, ils feront croire à un nombre triple. – Allez. – Oh ! le pont ! le pont ! Je l’avais bien dit à Éblé, que les chevalets n’étaient pas assez forts. À chaque instant, je tremble d’entendre les cris des milliers de malheureux qui s’engloutiront ! Mon Dieu !... Quelqu’un a-t-il du vin ?

L’ESPION.

En voici quelques gouttes.

NAPOLÉON.

Merci.

Il va pour boire et voit un de ses Grenadiers mourant, qui se débat ; il lui porte la gourde.

Tiens, mon brave !

Cris de détresse mêlés aux hourras des Cosaques.

Ah ! voilà le pont qui se brise !

VOIX, au dehors.

Le pont ! le pont !

AUTRES VOIX.

L’ennemi ! les Cosaques !

NAPOLÉON.

À nous, enfants ! dehors et marchons ! La moitié de l’armée est engloutie, il faut sauver le reste.

LA FEMME, à l’Espion.

Oh ! par pitié, ne me laissez pas ici ; je ne puis marcher.

L’ESPION l’enveloppe dans son manteau et l’emporte dans ses bras.

Venez, il me reste encore quelque force.

 

 

Neuvième Tableau

 

La Bérésina.

 

 

Scène unique

 

NAPOLÉON, un bâton à la main, suivi de QUELQUES SOLDATS, TROUPES, en marche

 

LES MUSICIENS DU PREMIER CORPS, apercevant Napoléon.

L’empereur ! l’empereur !

Ils jouent Où peut-on être mieux ?

NAPOLÉON.

Non, mes enfants ; jouez Veillons au salut de l’empire !

À mesure que la musique s’éloigne, les Soldats deviennent plus rares ; ils tombent, la neige les couvre.

 

 

ACTE IV

 

 

Dixième Tableau

 

Le cabinet de l’empereur ans Tuileries.

 

 

Scène unique

 

NAPOLÉON, UN MINISTRE, SECRÉTAIRES, ENVOYÉS, puis L’ESPION, puis LES CHEFS DE LA GARDE NATIONALE, et BERTHIER

 

NAPOLÉON, aux Envoyés.

Toute l’Europe marchait avec nous il y a un an, toute l’Europe marche aujourd’hui contre nous. Il me faut une levée de trois cent mille hommes ; dites en mon nom au Sénat que je compte sur lui.

UN ENVOYÉ.

Sire, le Sénat vous supplie de tenter un dernier effort pour faire la paix ; c’est le besoin de la France et le vœu de l’humanité. Le peuple aussi demande des garanties ; sans cela, il est impossible...

NAPOLÉON.

Messieurs, avec ce langage, au lieu de nous réunir, vous nous diviserez. Ignorez-vous que, dans une monarchie, le trône et la personne du monarque ne se séparent point ?... Qu’est-ce que le trône ? Un morceau de bois couvert d’un morceau de velours ; – mais, dans la langue monarchique, le trône, c’est moi. Vous parlez du peuple ? Ignorez-vous que c’est moi qui le représente par-dessus tout ? On ne peut m’attaquer sans attaquer la nation elle-même. S’il y a quelque abus, est-ce le moment de faire des remontrances quand deux cent mille Cosaques sont prêts à franchir nos frontières ? Vous demandez au nom de la France des garanties contre le pouvoir ? Écoutez la France, elle n’en demande que contre l’ennemi. Si la France connaît parmi mes maréchaux un général plus capable que moi de repousser l’agression étrangère, qu’elle le nomme et je lui remettrai moi-même mon épée. Allez, messieurs, et portez mes ordres au Sénat.

À un Secrétaire.

Écrivez : « Des ingénieurs seront envoyés sur les routes et dans les places du Nord. »

À un autre Secrétaire.

Écrivez : « Les manufactures d’armes de Saint-Étienne, Liège et Maubeuge, mettront à la disposition du gouvernement... »

PREMIER SECRÉTAIRE, répétant.

« Du Nord. »

NAPOLÉON, allant à lui.

« Ils seront chargés de relever les vieilles murailles qui servent de rempart à l’ancienne France... »

À un autre.

Écrivez : « L’armée d’Allemagne vient de rentrer dans nos limites par les ponts de Mayence. »

DEUXIÈME SECRÉTAIRE, répétant.

« Du gouvernement. »

NAPOLÉON.

« Cent cinquante mille fusils et trente mille sabres d’ici à quinze jours au plus tard. » Donnez.

Il signe.

TROISIÈME SECRÉTAIRE, répétant.

« Par les ponts de Mayence. »

NAPOLÉON.

« Elle formera et étendra sa ligne depuis Huningue jusqu’aux sables de la Hollande. » Donnez.

PREMIER SECRÉTAIRE, répétant.

« Les vieilles murailles qui servent de rempart. »

NAPOLÉON.

 « À l’ancienne France ; de tracer des redoutes sur les hauteurs propres à servir de points de ralliement en cas de retraite... » Mettez le cachet, messieurs, et expédiez. « En cas de retraite... »

PREMIER SECRÉTAIRE.

Je n’y suis pas, sire.

NAPOLÉON.

Bien.

À un autre.

Mettez-vous à mon bureau et écrivez : « Monsieur le ministre de la guerre, M. le trésorier de la couronne versera entre les mains du ministre de la guerre... »

PREMIER SECRÉTAIRE, répétant.

« En cas de retraite... »

NAPOLÉON

« Enfin de tout préparer pour la rupture des digues et des ponts qu’il faudra abandonner. »

Il signe.

TROISIÈME SECRÉTAIRE, répétant.

 « Du ministre de la guerre... »

NAPOLÉON.

« La somme de trente millions. »

LE MINISTRE.

Votre Majesté sait que le grand trésorier n’a plus d’argent.

NAPOLÉON.

Ah !... Eh bien, alors, déchirez...

Écrivant.

Voici un bon de trente millions sur mon trésor privé.

LE MINISTRE.

Sur votre trésor privé ?... Votre Majesté sait que ces fonds étaient destinés à des placements secrets pour assurer le sort de sa famille en cas de revers...

NAPOLÉON, sévèrement.

Monsieur, l’empereur n’a rien à lui ; l’argent qu’il possède appartient à son peuple ; et, en cas de revers, il léguera au peuple sa femme et son fils. – Allez, messieurs. – Restez, monsieur le ministre ; j’ai des instructions à vous donner.

Déployant une carte.

Trois grandes armées se présentent pour entrer en France. Celle de Schwarzenberg pénètre par la Suisse ; l’empereur Alexandre, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche la suivent en personne : elle offre un total de deux, cent mille hommes. La seconde est commandée par le maréchal Blücher ; elle a forcé le passage de Mannheim et se jette dans la Lorraine : elle est forte de cent cinquante mille hommes. La troisième, sous les ordres du prince de Suède, renforcée des Russes de Voronzof et des Prussiens de Bulow, après avoir traversé le Hanovre et détruit le royaume de Westphalie, s’est renforcée des Anglais de Graham et a pris la Hollande et la Belgique : elle est forte de deux cent mille hommes. Ces forces rassemblées sont donc de cinq cent cinquante mille hommes, qui, en réunissant leurs réserves, peuvent êtres portées à huit cent mille. – Qu’elles sont les forces que vous pouvez mettre à ma disposition ?

LE MINISTRE.

Quatre vingt mille hommes, à peu près.

NAPOLÉON.

En tout ?

LE MINISTRE.

En tout.

NAPOLÉON.

Ce n’est pas beaucoup. Mais je les battrai séparément. Je tâcherai de ne les avoir que trois contre un. Je les joindrai dans les plaines de la Champagne, à Chalons ou à Brienne. Faites partir le maréchal Victor, et qu’il annonce mon arrivée aux troupes. Je pars cette nuit. – Adieu, monsieur le ministre. Prévenez l’impératrice que je vais passer chez elle, après avoir reçu les chefs de la garde nationale.

L’HUISSIER.

Sire, un homme est entré avec le mot d’ordre. Il dit qu’il faut qu’il vous parle à l’instant même.

NAPOLÉON.

Faites entrer.

Reconnaissant l’Espion.

Ah ! c’est toi ! Eh bien, qu’y a-t-il ?

L’ESPION.

Sire, les ennemis les plus dangereux de Votre Majesté ne sont pas à la frontière.

NAPOLÉON.

Parle vite.

L’ESPION.

Une régence royale vient d’être organisée à Paris.

NAPOLÉON.

Dans quel but ?

L’ESPION.

De ramener les Bourbons.

NAPOLÉON.

Comment le sais-tu ?

L’ESPION

J’en suis membre.

NAPOLÉON.

Quels sont les chefs ?

L’ESPION.

Voici la liste.

NAPOLÉON.

Où se réunit-on ?

L’ESPION.

Au château d’Ussé, en Touraine.

NAPOLÉON.

Les Bourbons ! les Bourbons ! ils verront, si jamais les Bourbons règnent sur eux !... Ainsi, ennemi à l’étranger, ennemi au dedans ! du sang sur le champ de bataille, du sang sur la place de Grève : c’est trop à la fois. – Une victoire peut seule nous sauver ; il faut vaincre encore, toujours.

Écrivant.

Tiens, porte cet ordre à Fouché ; qu’il veille sur eux sans les arrêter... Je ne le veux pas. Sors par ici. Voilà les chefs de la garde nationale.

Entrent les Chefs de la garde nationale.

Messieurs, je pars avec confiance. Je vais combattre l’ennemi. Je vous laisse ce que j’ai de plus cher : l’impératrice et mon fils. Jurez-vous de les défendre ?

LES CHEFS.

Nous le jurons !

NAPOLÉON.

Des lettres patentes confèrent la régence à l’impératrice ; je lui ai adjoint le prince Joseph comme lieutenant général de l’empire. Vous reconnaîtrez leur pouvoir et leur obéirez ?...

LES CHEFS.

Nous le jurons !...

NAPOLÉON.

Monsieur le prince de Neuchâtel, tout est-il prêt pour mon départ ?

BERTHIER.

Sa Majesté montera en voiture quand elle voudra.

NAPOLÉON.

Allons embrasser ma femme et mon fils – pour la dernière fois peut-être !...

 

 

Onzième Tableau

 

Montereau. Une hauteur sur laquelle se trouve une batterie de canons qui tirent.

 

 

Scène unique

 

NAPOLÉON, MARÉCHAUX, GÉNÉRAUX, AIDES DE CAMP, ARTILLEURS, ESTAFETTES, COURRIERS

 

NAPOLÉON. Il est assis sur l’affût d’un canon. Il fouette sa botte avec une cravache et se parle à lui-même.

Allons, allons, Bonaparte, sauve Napoléon !

Se levant et courant aux Artilleurs.

Dans les rues, mes amis, dans les rues ; les Wurtembergeois s’y entassent. Trop haut donc, vous pointez trop haut !

Il pointe lui-même.

Feu !

On entend le canon ennemi qui répond et le sifflement des boulets ; quelques Artilleurs tombent.

UN ARTILLEUR.

Sire, éloignez-vous.

NAPOLÉON.

Ne soyez pas jaloux, mes amis : c’est mon ancien métier.

L’ARTILLEUR.

Sire, c’est un véritable ouragan de fer... Éloignez-vous.

NAPOLÉON.

Soyez tranquilles, mes enfants ; le boulet qui me tuera n’est pas encore fondu. Ah ! les voilà qui débouchent au delà de la ville !

À un Aide de camp.

Courez, monsieur ! Que le général Pajol se porte sur Montereau par la route de Melun. Où donc est le corps du duc de Bellune ? Ah ! je les tiens dans mes deux mains... Je les tiens tous !... Faudra-t-il encore qu’ils me glissent entre les doigts ! Bellune ! pourquoi n’arrive-t-il pas de l’autre côté de la Seine ?

UN AIDE DE CAMP, accourant.

Sire, il est arrivé trop tard pour passer la Seine à temps ; il était fatigué. Il s’est mis à la poursuite de l’ennemi.

NAPOLÉON.

Trop tard !... fatigué ! Suis-je fatigué, moi ? Mes soldats sont-ils fatigués, eux ? Non, nous nous comprenons trop bien pour être fatigués. Courez dire au général Château de prendre deux mille hommes de cavalerie et de couper la retraite.

UN AIDE DE CAMP.

Il est tué.

NAPOLÉON.

Château tué ! C’était un brave. Bellune ! Bellune !... Ils ne veulent plus se battre. Ils sont trop riches, tous ! Je les ai gorgés de diamants ; il leur faut du repos dans leurs terres, dans leurs châteaux !

À un Aide de camp.

Allez dire au général Gérard de prendre le commandement du corps d’armée du général Victor, et à Victor que je lui permets de se retirer dans ses terres... Allez. Que de temps perdu !

LES SOLDATS, arrivant.

Vive l’empereur !

NAPOLÉON, regardant avec sa lorgnette.

Qu’est-ce qu’ils font donc ? Comment le général Guyon n’est-il pas là avec ses chasseurs et son artillerie ?

UN AIDE DE CAMP.

L’ennemi l’a surpris et a enlevé ses pièces.

NAPOLÉON.

Ses pièces ? il a laissé prendre ses pièces ? – Allons, voilà qu’ils ne tirent plus maintenant !

UN ARTILLEUR, traversant.

Des munitions ! Camarades, avez-vous des munitions ?

NAPOLÉON.

Qui t’envoie ?

L’ARTILLEUR.

Le général Digeon.

NAPOLÉON.

Comment, Digeon ? Digeon, ce brave, lui aussi, les munitions lui manquent ? Comment n’a-t-il pas pris ses précautions ? Croit-il que mes batailles soient des escarmouches où l’on tire cinq cents coups de canon ? Lui ! lui ! un de mes meilleurs généraux d’artillerie ! Allez, allez, il est trop tard. Laisser pour la dixième fois s’échapper l’armée ennemie, que pour la dixième fois je tenais à bras-le-corps !...

À une Estafette.

D’où arrives-tu, toi ?

L’ESTAFETTE.

De la forêt de Fontainebleau.

NAPOLÉON.

Montbrun la défend toujours, j’espère ?...

L’ESTAFETTE.

Il a été oblige de l’abandonner aux Cosaques.

NAPOLÉON.

Ainsi, encore une victoire inutile ; encore du sang perdu ! Et tout cela, parce que Bellune n’a pas marché assez vite !... Fatigué ! fatigué ! et moi, vais-je en berline ? Ah ! je ferai juger Digeon par un conseil de guerre, et malheur à lui !

LE GÉNÉRAL SORBIER.

Sire, vous savez que Digeon est un brave.

NAPOLÉON.

Si je le sais ! c’est justement parce que je le sais qu’il est plus coupable. Quel exemple pour les autres ! Monsieur le général, il y a des exemples qui sont pires que des crimes.

LE GÉNÉRAL.

Rappelez-vous sa belle charge à Champ-Aubert, ses deux chevaux tués à Montmirail, ses habits criblés de balles à Nangis !...

NAPOLÉON.

Oui, oui ; au fait, n’en parlons plus.

Une nouvelle Estafette apporte une lettre. Après l’avoir lue.

Murat aussi ! Murat pour qui je devais être sacré ; Murat, mon beau-frère ; il se déclare contre moi !... Allons, voilà l’armée de Lyon devenue inutile.

UN AIDE DE CAMP.

Un courrier.

NAPOLÉON.

De qui ?

LE COURRIER.

Du duc de Trévise.

NAPOLÉON.

Eh bien, il poursuit l’ennemi du côté de Château-Thierry, n’est-ce pas ? et il le reprendra entre lui et Soissons ?...

LE COURRIER.

Soissons est rendu.

NAPOLÉON.

Quel est le général qui y commandait ?

LE COURRIER.

Le général Moreau.

NAPOLÉON.

Ce nom-là m’a toujours porté malheur. Voilà encore un plan de campagne changé ! L’ennemi s’avance sur Paris par Villers-Cotterets et Nanteuil ?...

LE COURRIER.

Il est à Dammartin.

NAPOLÉON.

À dix lieues de ma capitale ! Pas un instant à perdre pour la sauver... Allons, messieurs... Ah ! nous lui ferons payer cher son audace !... Il s’aventure au milieu de nos provinces et nous laisse derrière lui pour lui fermer la retraite. Depuis le commencement de la campagne, j’ai rêvé cette manœuvre. Partez, messieurs, sur toutes les villes de guerre ; que les troupes les abandonnent et marchent sur Paris. Faites passer cet ordre par estafettes. Si Paris tient seulement deux jours, nous les prenons entre deux feux ; pas un n’échappe.

TOUS.

Un courrier de Paris ! un courrier de Paris !

NAPOLÉON.

Que m’apportes-tu ?

LE COURRIER.

Une lettre de M. de Lavalette.

NAPOLÉON, lisant.

« Sire, votre présence est nécessaire à Paris, sur lequel l’ennemi marche de tous côtés. Si vous voulez que la capitale ne soit point livrée à l’ennemi, il n’y a pas un instant à perdre... » Oui, je vaudrai mieux qu’une année au milieu d’eux : ma présence excitera mes braves Parisiens. Monsieur le maréchal, je vous laisse le commandement des troupes. Marchez par Fontainebleau ; faites parvenir des ordres à Raguse et à Trévise ; qu’ils se hâtent, qu’ils marchent sur Paris. Des chevaux à ma voiture ! Il faut que je sois dans ma capitale avant ce soir. Oh ! quelle guerre ! Qu’ils marchent sans retard, à triple étape. Nous nous rallierons tous au canon de Montmartre.

 

 

Douzième Tableau

 

Un salon du faubourg Saint-Germain.

 

 

Scène unique

 

LE MARQUIS DE LA FEUILLADE, LE BARON, LE VICOMTE

 

LE MARQUIS.

Ah ! bonsoir, monsieur le baron. Quelles nouvelles ?

LE BARON.

Mauvaises ! Bonaparte a battu les Prussiens à Champ-Aubert et à Montmirail.

LE MARQUIS.

Est-ce sûr ?

LE BARON.

Tenez, demandez au vicomte.

LE VICOMTE.

Ah ! mon cher, cela va mal. Les alliés sont en pleine retraite. On les a poursuivis, sabres jusqu’à Château-Thierry, Le peuple se lève, il s’est armé avec les fusils prussiens dont les routes sont couvertes ; si Soissons tient, tout est perdu.

LE MARQUIS.

Savez-vous si les souverains alliés ont reçu à temps nos lettres ?

LE BARON.

Elles ont été remises à un homme sûr.

LE VICOMTE.

La paix n’est point à craindre alors ?

LE MARQUIS.

Non. Les conditions qu’on lui imposera ne sont point acceptables. Il faut qu’il ait l’air de vouloir la guerre. Qu’est-ce que cela ?

LE BARON.

Quoi ?

LE MARQUIS.

Ce bruit ?

LE BARON, de la fenêtre.

Qu’y a-t-il, mon brave ?

UN HOMME, de la rue.

Dix mille prisonniers russiens qui passent sur le boulevard. Venez les voir.

UN CRIEUR.

Voilà ce qui vient de paraître ! Bulletin de la grande victoire remportée par l’empereur Napoléon à Montmirail et à Champ-Aubert.

LE MARQUIS.

Allons !

Se jetant dans un fauteuil.

Que faire ?

LE BARON.

Cela ne peut pas durer. Cet homme les bat partout où il se trouve, c’est vrai ; mais il ne peut pas être partout... Avez-vous reçu des lettres du comte d’Artois ?

LE VICOMTE.

Oui... Il est en Franche-Comté, à la suite des Russes.

LE MARQUIS.

Et ses fils ?

LE VICOMTE.

Le duc d’Angoulême est au quartier général des Anglais dans le Midi. Le duc de Berry est à Jersey. Tout va bien par là.

LE BARON.

Mais il faudrait le faire savoir aux souverains alliés.

TOUS.

Sans doute, sans doute.

LE MARQUIS.

Avez-vous vu la proclamation de Louis XVIII datée d’Hartwell ; Très bien ! des pardons, des places...

LE VICOMTE.

Eh bien, mais il est impossible que Bonaparte avec ses quarante mille hommes, puisse même résister...

LE MARQUIS.

Mais les alliés le croient bien plus puissant.

LE BARON.

Il faudrait les prévenir de sa faiblesse.

TOUS.

Certes !

LE VICOMTE.

Mais il faudrait un homme sûr qui ne craignît point de passer à travers les rangs français... Quant à Paris, il n’y a rien à craindre : la police est pour nous.

LE MARQUIS.

J’irai, moi, si vous voulez.

LE BARON.

Vous ?

LE VICOMTE.

Vous ?

LE MARQUIS.

Oui. Si je suis fusillé, eh bien, vous direz à ma mère : « Il est mort digne de vous, digne de son père ; il est mort pour ses princes légitimes. »

LE BARON.

Comment passerez-vous ?

LE MARQUIS.

Avec une livrée. J’aurai l’air d’appartenir à quelque général de l’armée. Mais un passeport ?

LE VICOMTE.

J’en ai trois ou quatre en blanc, que la préfecture m’a donnés en cas de besoin.

LE MARQUIS.

Eh bien, vite alors !... car il n’y a pas un instant à perdre... Donnez-moi les lettres...

Appelant.

Germain !

GERMAIN.

Monsieur ?

LE MARQUIS.

Donne-moi une de tes redingotes de livrée, et va chercher un cheval de poste. Tu m’attendras au coin de la rue de Rohan et de la rue Saint-Honoré. J’irai à franc étrier jusqu’à Villers-Cotterets ; de là, je passerai à pied... Bien ! les lettres du comte d’Artois et du duc de Berry. Vous, voyez ici le duc de...

TOUS.

Oui, oui.

LE MARQUIS.

Ne dites pas à ma mère où je suis. Elle aime bien son roi ; mais elle aime encore mieux son fils.

TOUS.

Adieu, adieu, mon brave marquis !

LE VICOMTE.

Bonne réussite !

LE BARON.

Bon voyage, mon ami !

LE MARQUIS.

Venez me conduire.

 

 

Treizième Tableau

 

Une rue de Paris.

 

 

Scène unique

 

LABREDÈCHE, OUVRIERS, GENS DU PEUPLE, UN ARMURIER, UN ÉLÈVE DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE, UNE ESTAFETTE, UN AGENT DE POLICE

 

UN OUVRIER.

Donnez-nous des fusils ! des fusils ! Nous ne demandons pas mieux que de nous battre, nous ! que les riches se cachent, c’est bien ; mais qu’on nous donne des armes, puisque les Prussiens sont à Montmartre !

TOUS.

Oui, des armes ! des armes !

UN AUTRE OUVRIER.

Dites donc, les autres ! j’arrive de la Poudrière, Voilà des cartouches.

LES OUVRIERS.

Des fusils, alors ; des fusils !

PREMIER OUVRIER.

Faut aller à la Ville.

UN ARMURIER, ouvrant sa boutique.

Tenez, mes braves, j’en ai, moi, des fusils, des fusils de munition, des fusils de chasse, des carabines ! Prenez, prenez tout ; laissez-en seulement un pour moi.

LES OUVRIERS.

Ah ! bravo ! bravo !

LABREDÈCHE.

Ça s’échauffe, ça s’échauffe.

PREMIER OUVRIER.

Mille tonnerres ! il y a du son dans les cartouches.

TOUS.

Du son ?

PREMIER OUVRIER.

Il y eu a dans celle-ci, du moins.

UN ÉLÈVE DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE.

Camarades, on nous a donné des boulets qui n’étaient pas de calibre, et des gargousses de cendre.

LES OUVRIERS.

On nous trahit ! on nous vend !

L’ÉLÈVE.

À l’Arsenal ! à l’Arsenal !

Des Élèves passent au fond, traînant des pièces et portant des boulets.

LES OUVRIERS.

Vive l’École polytechnique !

LABREDÈCHE.

Quels petits gaillards ! Si je leur parlais de mes deux frères gelés en Russie ?

TOUS.

À Montmartre ! à Montmartre !

PREMIER OUVRIER, à Labredèche.

Viens-tu à Montmartre avec nous, toi ?

LABREDÈCHE.

Non, mes braves, non ; je reste ici pour faire des barricades.

PREMIER OUVRIER.

Ah çà ! est-ce que tu as peur ?

LABREDÈCHE.

Moi, peur ? Du tout ; c’est que je n’ai pas de fusil.

L’ARMURIER.

Tiens, en voilà un, mon brave.

PREMIER OUVRIER.

Mets des cartouches dans tes poches et viens.

LABREDÈCHE.

Dites donc, dites donc, mon ami, faites-moi le plaisir d’éteindre votre cigare. C’est que je sauterais comme une poudrière, moi !

PREMIER OUVRIER.

Ah ! bah !

LABREDÈCHE.

Ce n’est pas pour moi, c’est pour les citoyens, que je peux blesser en éclatant.

UN AGENT DE POLICE.

Les rassemblements sont défendus.

DEUXIÈME OUVRIER.

Pardi ! si nous nous rassemblons, c’est pour aller nous battre.

DES GENS, se mêlant parmi eux.

Mais vous voyez bien que vous êtes trahis. Allez, croyez-nous, n’allez pas vous faire tuer.

PREMIER OUVRIER, revenant.

Mes amis, on ne veut pas nous laisser sortir de la barrière, mille dieux ! Nous sommes plus de dix mille armés. C’est une trahison ! tonnerre !...

LES OUVRIERS.

Forçons les portes.

LES FEMMES.

Sonnons le tocsin !

TOUS.

Ah ! oui, le tocsin !

Cris qui se prolongent. Une Estafette à cheval.

LES OUVRIERS.

Quelles nouvelles ? quelles nouvelles ?

L’ESTAFETTE.

L’empereur ! l’empereur qui revient du côté de Fontainebleau ! il n’est plus qu’à six lieues d’ici. Du courage ! du courage !

UN OUVRIER.

Nous en avons ; si on voulait nous conduire... Ah ! voilà le tocsin ! l’empereur revient, sais-tu ?

UN AUTRE.

Il est à la barrière de Fontainebleau.

UN AUTRE.

On dit qu’il est entré déguisé.

UN AUTRE.

L’impératrice est partie avec le roi de Rome.

Bruit.

Qu’est-ce que c’est ?

UN AUTRE.

Arrêtez ! arrêtez ! un homme qui a mis la cocarde blanche.

L’HOMME, qui se sauve.

Mes amis ! mes amis !

PREMIER OUVRIER.

Canaille ! brigand ! c’est donc toi qui veux nous ramener les Bourbons ?

L’HOMME.

Mes amis, je vous en prie...

PREMIER OUVRIER.

Va-t’en ! tu ne vaux pas une balle. À Montmartre, mes amis ! à Montmartre !

DEUXIÈME OUVRIER, à Labredèche.

Eh bien, est-ce que tu ne viens pas ?

LABREDÈCHE.

Vous voyez bien que je suis en serre-file ; je suis en serre-file, file, file.

UN OUVRIER, courant après ceux qui viennent de passer.

Ah ! dites donc, dites donc, vous autres ! avez-vous un fusil, des cartouches ?

LABREDÈCHE.

Mon ami, mon ami, voilà votre affaire ; je viens de la barrière, où je me suis battu comme un démon... Voilà le reste de trois cents cartouches, et voilà un fusil qui en a descendu...

L’OUVRIER, prenant le fusil.

Merci ; mais vous ?

LABREDÈCHE.

Moi, je suis chargé d’une mission importante et dangereuse.

L’OUVRIER.

Allons, bon courage !

LABREDÈCHE.

Et vous aussi.

L’Ouvrier s’en va.

Ramassons cette cocarde. Au fait, ce n’est pas si beau que la cocarde tricolore, mais c’est la couleur de la légitimité. Mettons la légitimité dans une poche, l’usurpation dans l’autre... Dieu décidera la question. Je ne m’en mêle plus, moi, c’est trop embrouillé...

CRIS, dans le lointain.

À Montmartre ! à Montmartre !

 

 

Quatorzième Tableau

 

Une salle du palais de Fontainebleau.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, MARÉCHAUX, ROUSTAN, UN ENVOYÉ, DOMESTIQUES, SOLDATS, puis CAULAINCOURT

 

NAPOLÉON, s’élançant dans l’appartement.

Des chevaux ! des chevaux !

ROUSTAN.

On les met à la voiture, sire.

NAPOLÉON.

Quinze lieues !... Quinze lieues de Fontainebleau à Paris : c’est trois heures qu’il me faut. Mes braves Parisiens, comme ils se défendent !

UN DOMESTIQUE.

Les chevaux sont mis.

NAPOLÉON.

Partons.

UN AUTRE DOMESTIQUE.

Un envoyé du duc de Vicence.

NAPOLÉON.

Arrivant de Paris ?

À l’Envoyé.

Qu’y a-t-il, monsieur ?

L’ENVOYÉ.

Paris s’est rendu, sire...

NAPOLÉON.

Qu’est ce que vous dites ? Paris rendu ? Cela ne se peut pas.

L’ENVOYÉ.

La capitulation a été signée à deux heures du matin. Et, dans ce moment, les alliés entrent dans la capitale...

NAPOLÉON.

Paris rendu ! et, bientôt, les colonnes que je ramène de la Champagne déboucheront par la route de Sens.

L’ENVOYÉ.

Et par la route d’Essonne ; vous pouvez voir d’ici l’avant-garde des troupes qui sortent de Paris.

NAPOLÉON.

Paris rendu ! en êtes-vous bien sûr ?

L’ENVOYÉ.

Demandez aux ducs de Raguse et de Trévise...

NAPOLÉON.

Oh ! Raguse, Raguse, est-ce vrai que vous avez rendu Paris ?

LE DUC DE RAGUSE.

Un ordre du prince Joseph m’a enjoint de traiter.

NAPOLÉON.

Et l’impératrice ? et mon enfant ? Vous m’en répondez, maréchal, de mon enfant !

LE DUC DE RAGUSE.

Leurs Majestés se sont retirées sur la Loire avec les ministres.

NAPOLÉON.

Combien me ramenez-vous d’hommes, messieurs ?

LE DUC DE RAGUSE.

Moi, neuf mille.

LE DUC DE TRÉVISE.

Moi, six mille.

NAPOLÉON, à Ney.

Prince, où sont les troupes que vous commandiez ?

NEY.

Sire, elles rejoignent le quartier général.

NAPOLÉON.

Combien d’hommes ? Paris rendu !...

NEY.

Dix mille.

NAPOLÉON.

Et vous, messieurs ?

LE DUC DE TARENTE et LE PRINCE DE NEUCHATEL.

Quinze mille, à peu près...

NAPOLÉON.

Ainsi donc, j’ai encore ici quarante mille hommes sous la main ?

NEY.

Oui, mais découragés, fatigués...

NAPOLÉON.

Qu’est-ce que vous dites, monsieur le prince ?

Il se montre à la fenêtre.

LES SOLDATS.

Vive l’empereur ! vive l’empereur ! Sur Paris ! sur Paris ! Marchons sur Paris !

NAPOLÉON, revenant.

Vous entendez ! eux ne se fatiguent pas, messieurs ! Monsieur le duc de Raguse, placez votre quartier général à Essonne. C’est vous qui serez mon avant-garde.

LE DUC DE RAGUSE.

Sire, c’est une grande responsabilité !...

NAPOLÉON.

Si je connaissais un homme plus sûr que toi, mon vieux camarade, c’est à lui que je confierais ton empereur. Je serai tranquille, Marmont, tant que tu veilleras sur moi, Monsieur le maréchal de Trévise, vous établirez votre camp à Mennecy ; ce qui viendra de Paris se ralliera derrière votre ligne ; ce qui arrivera de Champagne prendra une position intermédiaire du côté de Fontainebleau. Les bagages et le grand parc seront dirigés sur Orléans. Donnez vos ordres.

LE DUC DE TARENTE, à demi-voix.

Il va nous faire marcher sur Paris... Et nos femmes, nos enfants qui y sont en otage !... Quand finira-t-on ?...

NAPOLÉON, se retournant.

Hein ! vous m’avez entendu, messieurs.

VOIX, dans l’antichambre.

Le duc de Vicence ! le duc de Vicence !

LE DUC DE TARENTE.

Caulaincourt !

NAPOLÉON.

Caulaincourt !

LE DUC DE TARENTE.

Quelles nouvelles ? Qu’y a-l-il, monsieur le duc ? Eh bien Paris ?

CAULAINCOURT.

Rendu.

LES MARÉCHAUX.

Les alliés ?...

CAULAINCOURT.

Ils sont entrés ce matin.

NAPOLÉON.

Eh ! messieurs, c’est à moi que le duc de Vicence à affaire, je pense ; donnez donc vos ordres. Allez, allez.

Ils sortent. 

Qu’y a-t-il, Caulaincourt ? Voyons, parlez...

CAULAINCOURT.

Sire, le Sénat a proclamé la déchéance...

NAPOLÉON.

De qui ?

CAULAINCOURT.

De l’empereur Napoléon...

NAPOLÉON.

Ma déchéance, à moi ? le Sénat ?... Ah ! les malheureux ! Avez-vous vu les souverains alliés ?

CAULAINCOURT.

Tous...

NAPOLÉON.

Et Alexandre ?

CAULAINCOURT.

Oui.

NAPOLÉON.

Eh bien, que disent-ils, eux ? Quelles sont les conditions qu’on m’impose ? Parlez vite... Ne voyez-vous pas que je brûle ?

CAULAINCOURT.

Il y a un parti violent pour les Bourbons...

NAPOLÉON.

Les Bourbons ! les Bourbons ! C’est moi qui suis l’empereur. Ils m’ont tous reconnu comme tel, ils m’ont appelé leur frère... Les Bourbons ! c’est impossible.

CAULAINCOURT.

Sire, il n’y a peut-être qu’un moyen de conserver le trône dans la famille de Votre Majesté : c’est d’abdiquer en faveur du roi de Rome, avec la régence de l’impératrice...

NAPOLÉON.

Mais, monsieur le duc, j’ai ici quarante mille hommes, l’ennemi vient d’en laisser douze mille dans les fossés de Paris. Leurs généraux sont dispersés dans les hôtels. En huit jours, je peux faire marcher cent mille hommes sur la capitale...

CAULAINCOURT.

Sire, on est las de la guerre...

NAPOLÉON.

Les Parisiens se réveilleront au bruit de mon canon !...

CAULAINCOURT.

Sire, des cris de Vive le roi ! vivent les Bourbons ! ont été proférés hier dans les rues ; beaucoup de fenêtres étaient pavoisées de drapeaux blancs. Sire, au nom du ciel... il m’en coûte... sire, abdiquez en faveur du roi de Rome...

NAPOLÉON.

Eh ! que diraient mes vieux généraux ?...

Se tournant vers le fond.

Maréchaux, entrez, entrez tous... Où est Raguse ?

UN MARÉCHAL.

À l’avant-garde...

NAPOLÉON.

Savez-vous ce qu’on me propose ? Une abdication en faveur du roi de Rome...

LE MARÉCHAL.

Et croyez-vous que les souverains alliés s’en contentent ?

NAPOLÉON.

S’en contentent ?

LE MARÉCHAL.

Alors, sire...

NAPOLÉON.

Eh bien ?...

LE MARÉCHAL.

Il faut abdiquer, puisque le roi de Rome peut être reconnu. S’ils ne reconnaissaient pas le roi de Rome, nous vous dirions : Sire, nous sommes prêts à marcher...

NAPOLÉON.

Ah ! c’est votre avis aussi, à vous. Vous voulez du repos ! Ayez-en donc. Ah ! vous ne savez pas combien de chagrins et de dangers vous attendent sur vos lits de duvet !... Quelques années de cette paix que vous allez payer si cher en moissonneront un plus grand nombre que la guerre la plus désespérée. Allons...

Il écrit.

« Les puissances ayant proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l’impératrice, et du maintien des lois de l’empire... Fait en notre palais de Fontainebleau, le 3 avril 1814. Napoléon. » – Tenez, messieurs ; c’est bien ma signature ! vous devez la reconnaître : elle est sur tous vos brevets de maréchaux et sur toutes vos dotations de princes... Partez, monsieur le duc, et portez-leur ce chiffon. C’est la spoliation d’un beau trône. Oh ! si j’avais fait comme eux quand ils étaient comme moi !... Allez, messieurs, et laissez-moi seul.

À Caulaincourt.

Tarente et Trévise vous accompagneront.

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, puis CAULAINCOURT, GOURGAUD, UN SECRÉTAIRE, UN HISSIER

 

NAPOLÉON, prenant un médaillon.

Ah ! mon fils, mon enfant ! pour toi, tout pour toi... Oui je puis tout subir, tout supporter. Ces hommes que j’ai tirés à moi... que j’ai dorés sur toutes les coutures ! Il n’y a que mes soldats qui me soient restés fidèles et dévoués... Il faut que je les remercie.

Il appelle.

Monsieur le secrétaire...

LE SECRÉTAIRE, entrant.

Sire ?

NAPOLÉON.

Écrivez : « L’empereur remercie l’armée pour l’attachement qu’elle lui témoigne ; parce qu’elle reconnaît que la France est en lui, et non dans cet amas de pierres, de rues et de boue qu’on appelle la capitale. Le Sénat s’est permis de disposer du gouvernement français ; il a oublié qu’il doit à l’empereur le pouvoir dont il abuse maintenant. Aussi longtemps que la fortune lui est restée fidèle, le Sénat l’a été. Si l’empereur avait méprisé ces hommes comme on le lui a reproché alors, le monde reconnaîtrait aujourd’hui qu’il a eu des raisons qui motivaient son mépris. Il tenait sa dignité de la nation, la nation seule pouvait l’en priver. Il a toujours... »

Au duc de Vicence, qui entre.

Qu’y a-t-il, Vicence ? et pourquoi n’êtes-vous point parti ?

CAULAINCOURT.

J’ai rencontré un courrier au moment où j’allais monter en voiture, et il m’a remis cette nouvelle dépêche... Lisez...

NAPOLÉON.

Ah ! une formule d’abdication toute faite pour moi... et pour mon fils !... Abdiquer pour mon fils ? Jamais...

CAULAINCOURT.

Sire, Louis XVIII a été proclamé roi.

NAPOLÉON.

Que m’importe ! n’avez-vous pas entendu tout à l’heure mes maréchaux me dire que, si l’on exigeait que j’abdiquasse pour mon fils, ils seraient prêts à marcher sur Paris ? Ah ! s’il sont insensibles aux affronts qu’on fait à leur empereur, il vengeront du moins leur vieux camarade. Duc, appelez-les. Dans six heures, nous serons devant Paris.

CAULAINCOURT.

Il n’y a personne dans l’antichambre.

NAPOLÉON.

Dites à l’huissier de les appeler...

CAULAINCOURT, à un Huissier.

Santini, appelez les maréchaux... Comment ! ils n’y sont plus ?

NAPOLÉON, se retournant.

Que dit-il ? Cet homme se trompe... Je demande mes maréchaux.

SANTINI.

Sire, ils sont montés à cheval tout à l’heure, et sont partis les uns après les autres.

NAPOLÉON.

Pour aller où ?

SANTINI.

Ils ont pris la route de Paris.

NAPOLÉON, après un silence.

Oh ! je suis donc bien méchant !

CAULAINCOURT.

Vous le voyez, sire ; eux aussi vous abandonnent.

NAPOLÉON.

Que m’importe : Il me reste Raguse : Raguse et moi suffirons à notre armée, et notre armée nous suffira, monsieur le duc...

GOURCAUD, entrant.

Sire, sire, toute la route de Fontainebleau est découverte. Le duc de Raguse est passé à l’ennemi avec les dix mille hommes qu’il commandait.

NAPOLÉON.

Et lui aussi ! l’ingrat Raguse ! l’enfant que j’avais élevé sous ma tente ; lui à qui je disais de veiller quand je dormais ; lui un trahisseur ! Oh ! il sera plus malheureux, que moi...

Laissez-moi seul, messieurs.

CAULAINCOURT.

Sire...

NAPOLÉON.

Laissez-moi seul, je vous en prie.

COURGAUD.

Sire, Fontainebleau est à découvert du côté de Paris ; qu’ordonnez-vous, sire ?

NAPOLÉON.

Rien.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, puis L’ESPION, puis CAULAINCOURT

 

NAPOLÉON.

Ah ! c’est un infâme abandon... Je le vois bien : les alliés me craignent, autant comme général de mon fils que comme empereur de France... Mon enfant ! mon pauvre enfant ! lui pour qui j’amassais des couronnes ! Et c’est moi qui le prive de la sienne ! Tant que je vivrai, ils trembleront ! Oh ! quelle idée ! Oui !... moi mort, mon fils est le légitime héritier de mon empire. Du fond de mon tombeau, je ne suis plus à craindre. Les souverains auraient honte de dépouiller l’orphelin... Que je suis heureux d’avoir conservé le poison de Cabanis ! C’est le même qu’il avait préparé pour Condorcet...

Il détache précipitamment de son cou un petit sachet qu’il ouvre et dont il verse le contenu dans un verre.

Ils diront que je n’ai pas eu le courage de supporter la vie... que la mort est une fuite... Que m’importe ce qu’ils diront ! N’ai-je pas ma raison en moi ?

Coupant de ses cheveux et les mettant dans un papier.

Pour mon fils... Allons, allons ; c’est un toast à sa fortune.

Il boit.

Adieu, mon fils ! adieu, France !

Il tombe assis, la tête dans ses mains.

L’ESPION, de la porte.

Que fait-il ?

NAPOLÉON.

Ah ! voilà le poison... Eh bien, Cabanis qui m’avait dit que ce poison était rapide comme la pensée... Ah !... depuis quatre ans que je le porte sur moi, il se sera affaibli... Il n’a de force que pour me faire souffrir et pas assez pour me tuer... Ah !

L’ESPION, entrant.

Plus de doute, l’empereur est empoisonné... Sire...

NAPOLÉON.

Silence !

L’ESPION.

Au secours ! au secours ! l’empereur se meurt. Roustan ! Roustan ! Ah ! le misérable ! lui aussi l’a abandonné... Constant ! Personne !

Il sonne.

Ah ! si le sang était du contrepoison !... Au secours ! au secours !

NAPOLÉON.

Il n’en est pas besoin. Le poison est comme les boulets. La mort ne veut pas de moi...

CAULAINCOURT, entrant.

Qu’ya-t-il. ?

L’ESPION.

Ah ! monsieur le duc, où est le médecin Ivan ?...

CAULAINCOURT.

Il part à l’instant même à cheval... Mais qu’a donc l’empereur ?

L’ESPION.

Il s’est...

NAPOLÉON, à l’Espion.

Silence, sur ta tête !

À Caulaincourt.

Rien, monsieur le duc... Une indisposition...

À part.

Dieu ne le veut pas !

CAULAINCOURT.

Que Votre Majesté est pâle !

NAPOLÉON.

Monsieur le duc, quelle est la résidence qu’on m’accorde si j’abdique ?...

CAULAINCOURT.

Corfou, la Corse ou l’île d’Elbe...

NAPOLÉON.

Je choisis l’île d’Elbe. Me permet-on d’emmener quelqu’un de ma maison ou de mon armée ?

CAULAINCOUUT.

Quatre cents grenadiers, et les personnes de votre maison que vous désignerez. Si Votre Majesté se décide, Bertrand, Drouot et Cambronne demandent la faveur de vous suivre.

NAPOLÉON.

Eux ne m’ont jamais rien demandé aux jours de ma fortune... La postérité récompensera les courtisans du malheur.

Il s’approche lentement de la table et écrit.

« Les puissances alliées ayant proclamé que l’empereur Napoléon est le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu’il renonce pour lui et ses enfants aux trônes de France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice, même celui de sa vie, qu’il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France... Le 6 avril 1814. » – Êtes-vous content, monsieur le duc ?

CAULAINCOURT.

Je n’ai plus qu’une grâce à vous demander.

NAPOLÉON.

Laquelle ?

CAULAINCOURT.

Que Votre Majesté me permette de l’accompagner à l’île d’Elbe.

NAPOLÉON.

Vous, Caulaincourt ? Cela ne se peut pas.

CAULAINCOURT.

Sire...

NAPOLÉON.

Retournez à Paris ; votre présence y est attendue avec impatience.

À un Huissier.

Allez dire au général Petit de mettre ses soldats sous les armes dans la grande cour... Je veux dire adieu à mes braves pour la dernière fois. Adieu, Caulaincourt ; la France me regrettera ! et tous ceux qui auront pris part à ma ruine seront un jour maudits par elle. Adieu, Caulaincourt, adieu !

CAULAINCOURT, lui baisant la main.

Adieu, sire !...

Il sort par le fond. Napoléon prend son chapeau sur la table, reste un instant pensif et sort par la gauche.

 

 

Quinzième Tableau

 

La cour du Cheval blanc à Fontainebleau.

 

 

Scène unique

 

LE GÉNÉRAL PETIT, LORRAIN, SOLDATS, puis NAPOLÉON

 

LORRAIN.

Dites donc, hé ! les anciens ! on dit comme ça qu’on va nous renvoyer dans nos foyers respectives !... Cane vous va pas, hein ?

TOUS LES SOLDATS.

Non ! non !...

LORRAIN.

Ni à moi non plus. Ils disent encore que l’empereur n’est plus empereur... Ils en ont menti, n’est-ce pas ?

LES SOLDATS.

Oui, oui.

LORRAIN.

Et on ne nous le prendra pas tant que nous resterons quatre hommes pour lui faire un bataillon carré, n’est-ce pas ?

LES SOLDATS.

Nous mourrons tous !

LORRAIN, faisant sonner son fusil.

Cré coquin ! qu’ils y viennent maintenant !

LE GÉNÉRAL PETIT.

Soldats, à vos armes !

LES SOLDATS.

L’empereur ! l’empereur ! l’empereur !

Napoléon paraît au fond, sur le grand escalier.

LES SOLDATS.

Vive l’empereur ! à Paris ! à Paris !

Napoléon fait un signe de la main.

LES SOLDATS.

Chut ! silence ! il va parler.

NAPOLÉON.

Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment dans le chemin de l’honneur et de la gloire ; dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité, vous n’avez cessé d’être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n’était pas perdue, mais la guerre était interminable : c’eût été la guerre civile, et la France n’en serait devenue que plus malheureuse. J’ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie. Je pars. Vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée : il sera toujours l’objet de mes vœux ! Ne plaignez pas mon sort ; si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble ! Adieu, mes enfants. Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j’embrasse au moins votre drapeau...

Le général Petit saisit l’aigle et le présente à Napoléon, qui l’embrasse.

Adieu, encore une fois, mes vieux compagnons ! que ce baiser passe dans vos cœurs !

 

 

ACTE V

 

 

Seizième Tableau

 

Le ministère de la guerre. L’antichambre du ministre, un jour d’audience. Deux Huissiers. Solliciteurs au fond.

 

 

Scène première

 

DEUX HUISSIERS, SOLLICITEURS, LABREDÈCHE

 

UN HUISSIER.

Le numéro 4.

UN SOLLICITEUR.

C’est moi.

LABREDÈCHE, entrant.

Bonjour, mes amis, bonjour.

L’HUISSIER.

Monsieur ?...

LABREDÈCHE.

Comment ! vous ne me reconnaissez pas ?

L’HUISSIER.

Ah ! n’est-ce pas monsieur dont le père était fusillé ?...

LABREDÈCHE.

Oui, mon ami. Eh bien, il l’est toujours ; et je sollicite, vous savez, vous devez le savoir, vous, car voilà huit mois que je vous le répète chaque jour d’audience publique... Ah çà ! vous m’avez gardé mon numéro, n’est-ce pas ?

L’HUISSIER.

Nous en avons toujours de côté pour les habitués.

LABREDÈCHE.

Dites pour les amis, et je suis de vos amis, de vos véritables amis. Numéro 9. Où en est-on ?

L’HUISSIER.

Le numéro 4 vient d’entrer.

LABREDÈCHE.

Bravo ! le jour où j’obtiendrai la pension qui m’est si bien due, comme seul et unique rejeton d’une famille qui s’est sacrifiée pour la bonne cause, je n’oublierai pas, mon brave tout ce que vous avez fait pour moi. Est-ce le journal d’aujourd’hui que tous tenez là ?

L’HUISSIER.

Oui, mardi 28 février 1815.

 

 

Scène II

 

DEUX HUISSIERS, SOLLICITEURS, LABREDÈCHE, UN ANCIEN MILITAIRE

 

LE MILITAIRE.

Voulez-vous me donner un numéro, s’il vous plaît ?

L’HUISSIER, à son camarade.

Veux-tu voir s’il reste des numéros ?

DEUXIÈME HUISSIER.

Voici le numéro 18.

LE MILITAIRE.

Mon tour sera bien long à venir... Mon ami, n’en auriez vous pas un plus rapproché ? Vous le voyez, nous ne somme ; encore que sept ou huit...

DEUXIÈME HUISSIER.

Non.

LE MILITAIRE.

Voilà déjà deux fois que l’heure de l’audience publique se passe avant que mon numéro arrive. Et peut-être qu’aujourd’hui encore Son Excellence...

DEUXIÈME HUISSIER.

Eh bien, vous reviendrez mardi prochain.

LE MILITAIRE, s’asseyant.

Si, d’ici là, je ne suis pas mort de faim.

LABREDÈCHE, au premier Huissier.

J’ai déjà vu cette figure-là ici.

L’HUISSIER.

C’est un solliciteur.

LABREDÈCHE.

Les antichambres sont encombrées de ces gens-là... Et qu’y a-t-il sur le journal ?

L’HUISSIER, lisant.

« Le roi a entendu la messe dans ses appartements... »

LABREDÈCHE.

Ah : tant mieux ! tant mieux !

L’HUISSIER.

« Le ministre de la guerre a travaillé avec Sa Majesté... »

LABREDÈCHE.

Peut-être aura-t-il mis ma pétition sous les yeux du fils de saint Louis...

Élevant la voix.

C’est un grand homme que votre ministre ! et je dis cela parce qu’il ne peut pas m’entendre... Je ne suis pas flatteur.

L’HUISSIER, lisant.

« Le marquis de la Feuillade vient d’être nommé colonel du 3e régiment de chasseurs à cheval. »

LE MILITAIRE.

Colonel !... un enfant !

LABREDÈCHE.

C’est un homme dévoué, un royaliste pur, sans doute, qui a des droits acquis, et qui, comme moi, aura été victime ?

L’HUISSIER.

Oui, oui. Son père avait un poste élevé dans la maison de Louis XVI... Il était du gobelet ou de la garde-robe... je ne sais pas trop.

LABREDÈCHE.

C’est juste. Et dit-on que son régiment prendra le nom des chasseurs la Feuillade ?

LE MILITAIRE, à part, d’nue voix sourde.

Sous l’empereur, il s’appelait l’Intrépide.

DEUXIÈME HUISSIER, appelant.

Numéro 6.

LABREDÈCHE.

Il a dit numéro 6, n’est-ce pas ? Mon tour approche... Y a-t-il autre chose ?

L’HUISSIER, lisant.

« Sa Majesté a nommé chevaliers de la Légion d’honneur M. le comte de Formont, capitaine des chasses de Son Altesse royale Monsieur ; M. le marquis de Lartigues, troisième valet de chambre de Son Altesse royale monseigneur le duc de Berry ; M. de... »

Le Militaire arrache son ruban.

Ma foi, il y en a trop long... « Son Éminence l’archevêque de Toulouse a été reçu en audience particulière de Sa Majesté... »

DEUXIÈME HUISSIER, appelant.

Numéro 7.

L’HUISSIER.

Pardon, il faut que je vous quitte...

 

 

Scène III

 

L’HUISSIER, SOLLICITEURS, LABREDÈCHE, LE MILITAIRE

 

LABREDÈCHE.

Ne vous gênez pas, mon ami, ne vous gênez pas.

Allant à l’Ancien Militaire.

Monsieur Sollicite une place, une pension ?...

LE MILITAIRE.

Ni l’une ni l’autre ; je demande de l’activité.

LABREDÈCHE.

C’est difficile, c’est difficile dans ce moment.

LE MILITAIRE.

J’ai vingt ans de service.

LABREDÈCHE.

Voilà pourquoi : c’est le tour à d’autres... Et vous étiez ?...

LE MILITAIRE.

Capitaine.

LABREDÈCHE.

Capitaine... Vous concevez... C’est un grade qui convient à des fils de famille. Nous n’avons plus de guerre ; il nous faut des jeunes gens qui sachent soutenir notre ancienne réputation de galanterie et de légèreté dans les salons, qui puissent ouvrir un bal, chanter une romance, broder au tambour... D’ailleurs, vous serviez le tyran.

LE MILITAIRE.

Le tyran ?

LABREDÈCHE.

Écoutez, l’ancien gouvernement m’a fait assez de mal, pour que j’aie le droit... D’ailleurs, je ne l’ai jamais flatté, moi ! Lorsque l’ogre de Corse était sur le trône, je l’appelais toujours Buonaparte.

DEUXIÈME HUISSIER.

Numéro 9.

LABREDÈCHE.

Me voilà ! me voilà !

Il se glisse chez le Ministre.

 

 

Scène IV

 

L’HUISSIER, LE MILITAIRE, SOLLICITEURS

 

LE MILITAIRE.

On a bien fait de l’appeler...

Il prend le journal.

« Des nouvelles arrivées de l’île d’Elbe annoncent que son souverain paraît n’avoir aucun goût pour les exercices militaires. Depuis son arrivée, il n’a pas passé en revue les six cents hommes qui l’ont suivi. Il s’occupe constamment de botanique. On assure que la plupart des militaires qui sont auprès de lui demandent à revenir en France... » Que n’y suis-je, moi !

 

 

Scène V

 

L’HUISSIER, LE MILITAIRE, SOLLICITEURS, LE MARQUIS DE LA FEUILLADE, en colonel

 

LE MARQUIS.

Puis-je parler à Son Excellence ?

L’HUISSIER.

Mais... je ne sais si Son Excellence peut en ce moment...

LE MARQUIS.

Son Excellence peut toujours pour moi. Je suis le marquis de la Feuillade, qui vient d’être nommé colonel.

L’HUISSIER.

Ah ! pardon. Son Excellence...

LE MARQUIS.

Est avec quelqu’un ?

L’HUISSIER.

Non, non, ce n’est pas quelqu’un. Je vais annoncer M. le marquis.

Ouvrant la porte.

M. le marquis de la Feuillade.

LE MINISTRE, de son appartement, à Labredèche, qui sort à reculons.

C’est bien, c’est bien... Écrivez à Sa Majesté ; vous avez des droits à ses bontés, mais sur la liste civile. Tâchez de vous procurer les certificats constatant que votre mère est morte sur l’échafaud, et que votre père a été fusillé... Et alors nous verrons.

LABREDÈCHE.

Votre Excellence n’oubliera pas les persécutions dont j’ai été victime sous l’usurpateur...

LE MILITAIRE.

Non, non.

LABREDÈCHE.

Monseigneur voudra bien...

On lui ferme la porte au nez.

Il a raison, je demanderai au roi lui-même ; l’auguste fils de saint Louis ne refusera pas au dernier rejeton d’une famille qui s’est entièrement sacrifiée à sa dynastie la justice qu’il attend.

À l’Huissier.

Adieu, mon ami, à mardi prochain.

L’HUISSIER.

La voiture de monseigneur !

LE MILITAIRE.

Allons, encore huit jours de retard !... Oh ! il faut que je lui parle... Il m’entendra, dussé-je l’arrêter de force.

 

 

Scène VI

 

L’HUISSIER, LE MILITAIRE, SOLLICITEURS, LE MARQUIS DE LA FEUILLADE, LE MINISTRE

 

LE MINISTRE.

Mais comment donc, c’était une justice, mon jeune ami ! je suis enchanté d’avoir fait cela pour vous... Vous concevez : j’aurais voulu vous faire nommer maréchal de camp tout de suite... Mais cela aurait fait crier. Plus tard, quand vous aurez fait trois mois de garnison.

LE MILITAIRE.

Monseigneur...

LE MINISTRE, le regardant par-dessus l’épaule.

Hein ?

LE MILITAIRE.

Je suis ancien militaire... J’ai vingt ans de service. On m’a renvoyé sans pension.

LE MINISTRE.

L’heure de l’audience est passée. Revenez dans huit jours.

LE MILITAIRE.

Voilà deux mois que je viens chaque mardi, et qu’il m’est impossible de parvenir jusqu’à Votre Excellence.

LE MINISTRE.

Ce n’est pas ma faute.

LE MILITAIRE.

Monseigneur, j’ai fait toutes les campagnes de la Révolution et de l’Empire.

LE MINISTRE.

Et vous demandez du service ?... Vous êtes bien heureux de ne pas être exilé...

LE MILITAIRE.

Exilé, pour avoir servi mon pays ?

LE MINISTRE.

Non : pour avoir servi les jacobins et l’usurpateur.

LE MILITAIRE.

Monseigneur, il y avait au moins quelque danger à courir dans ce temps là ; par conséquent, quelque honneur...

LE MINISTRE.

Eh bien, allez demander récompense à ceux que vous avez servis.

LE MILITAIRE.

Sont-ce là les promesses que l’on nous avait faites au retour du roi ?

LE MINISTRE.

S’il fallait que Sa Majesté rendit compte de sa conduite à tous ces...

LE MILITAIRE.

Achevez, monsieur le ministre.

LE MINISTRE.

Allons, allons ; je n’ai pas le temps de vous écouter...

LE MILITAIRE, l’arrêtant.

Vous m’écouterez pourtant !

À la Feuillade, qui porte la main à son épée.

Oh ! laissez votre épée où elle est, jeune homme ; elle y est bien.

Au Ministre.

Vous m’écouterez ; car je vous parle au nom de soixante mille braves qui, comme moi, meurent de faim. Vous avez plus fait de mal à la France, depuis un an, que nos ennemis eux-mêmes n’osaient le désirer ; mais prenez-y garde ! on n’essaye pas impunément d’avilir une nation, et vous l’avez essayé. Vous avez prodigué à des espions et à des valets cette croix que nous n’osons plus porter, de peur d’être confondus avec eux... Malheur à vous ! Vous avez substitué aux enfants de la patrie des hommes qu’elle ne connaît pas... nés à l’étranger, et qui ne sauront pas la défendre contre l’étranger... Malheur à vous ! Vous avez débaptisé nos victoires, renversé nos arcs de triomphe et remplacé Kléber et Desaix par Cadoudal et Pichegru... Malheur à vous ! Mais le temps n’est pas loin où vous voudrez par toutes vos larmes payer nos larmes. Ce ne sera pas assez ! car nous voudrons du sang. Malheur, malheur à vous !... Allez, allez maintenant.

LE MINISTRE.

Gendarmes, arrêtez cet homme.

LE MILITAIRE.

Au moins me voilà sûr d’avoir du pain...

 

 

Dix-septième Tableau

 

L’île d’Elbe. Porto-Ferrajo, dimanche, 26 février 1815. En vue, le brick l’Inconstant.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, LORRAIN, montant la garde

 

NAPOLÉON.

Eh bien, mon vieux grognard, tu ne dis rien ?

LORRAIN.

On ne parle pas sous les armes.

NAPOLÉON.

Ah ! ah ! tu es sévère sur la consigne...

LORRAIN.

Il y a quelque part vingt-deux ans, c’était à Toulon, que le duc... je ne me rappelle pas son nom de duc... Junot enfin, me fit faire deux jours de garde du camp pour avoir chanté ;

Ah ! le triste état...

Vous n’étiez alors que commandant d’artillerie et moi simple conscrit ; nous avons fait notre chemin depuis ce temps...

NAPOLÉON.

Eh bien, je te relève de ta consigne. T’ennuies-tu ici ? Voyons.

LORRAIN.

Fastidieusement !

NAPOLÉON.

Veux-tu retourner en France ?

LORRAIN.

Avec vous ?

NAPOLÉON.

Avec moi, tu sais bien que c’est impossible. Sans moi ?

LORRAIN.

Sans vous, non.

NAPOLÉON.

Et crois-tu que tes camarades pensent comme toi ?

LORRAIN.

Tous.

NAPOLÉON.

Tu as pourtant des parents en France ?...

LORRAIN.

Un enfant n’a pas de plus proche parent que son père... et, cré coquin ! vous êtes notre père, à nous, ou je ne m’y connais pas. Je crois bien aussi que j’ai quelque part une vieille mère... y a à peu près quatorze ans que je n’ai reçu de ses nouvelles... J’étais en Italie... Beau pays, mille dieux ! pas trop chaud, pas trop froid ; et des victoires pour se rafraîchir !... La v’là sa lettre : je me la suis fait lire vingt fois, vu que je ne sais pas lire moi-même... Tant y a que, depuis Marengo, je n’ai plus entendu parler de la vieille. Elle m’aura peut-être bien écrit poste restante à Vienne ou à Moscou ; mais nous passions toujours si vite, qu’on n’avait pas le temps d’aller au bureau... Je ne sais plus où elle a établi son bivac maintenant ; mais, pourvu que le bon Dieu lui envoie tous les jours sa ration de pain et un peu de cendre chaude dans sa chaufferette, elle ira, elle ira la bonne femme... Ah ! ne parlons plus de ça ! ne parlons plus de ça !

NAPOLÉON.

Nous avons une grande revue sur le port aujourd’hui.

LORRAIN.

Oui, oui ; ça fait toujours plaisir. Ah ! j’avoue que nous avions besoin que le goût vous en reprit. Sire, je n’étais pas content de vous, moi !

NAPOLÉON.

Bah !

LORRAIN.

Ah ! bon, que je disais, le v’là encore dans son jardin, qui bêche et qui greffe ! Cré coquin ! peut-on oublier comme ça ce qu’on se doit à soi-même... Quand on a été quelque chose enfin !...

NAPOLÉON.

Ah ! tu disais cela !...

Se retournant.

Qu’est-ce que c’est donc que cette barque ? Peut-être vient-elle de France ?

LORRAIN.

Oui, quelque contrebandier de Livourne, quelque pêcheur de la Spezzia ; mais de la France ?...

Il fredonne Va l’en voir s’ils viennent, Jean, etc. S’interrompant.

Qui vive ?

NAPOLÉON.

Attends, attends ; c’est un ami, je crois.

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, LORRAIN, L’ESPION

 

L’ESPION.

Toulon et liberté !

NAPOLÉON, à Lorrain.

Oui ; ne laisse approcher personne : j’ai à parlera cet homme.

À l’Espion.

C’est toi...

L’ESPION.

Oui, sire.

NAPOLÉON.

D’où viens-tu ?

L’ESPION.

De France.

NAPOLÉON.

Directement ?

L’ESPION.

Non ; par Milan et la Spezzia.

NAPOLÉON.

Qui as-tu vu à Paris ?

L’ESPION.

Regnault et...

Il lui parle bas.

NAPOLÉON.

Que t’ont-ils donné pour moi ?

L’ESPION.

Rien ; ils ont eu peur que je ne fusse pris et fouillé.

NAPOLÉON.

Dis qu’ils m’ont oublié comme les autres.

L’ESPION.

Dites : pas plus que les autres.

NAPOLÉON.

On pense donc encore à moi en France ?

L’ESPION.

Toujours.

NAPOLÉON.

On y fait sur moi beaucoup de fables, de mensonges !... Tantôt on dit que je suis fou, tantôt on dit que je suis malade... On prétend qu’on veut me transporter à Sainte-Hélène... Je ne le leur conseille pas... J’ai des vivres pour six mois, des canons et des hommes pour me défendre. Les rois ne voudraient pas se déshonorer. Ils savent bien qu’en deux ans le climat m’y assassinerait. Comment se trouve-t-on en France de Bourbons ?

L’ESPION.

Sire, ils n’ont point réalisé l’attente des Français : chaque jour, le nombre des mécontents augmente.

NAPOLÉON, s’échauffant par degrés.

Je croyais, lorsque j’ai abdiqué, que les Bourbons, instruits et corrigés par le malheur, ne retomberaient pas dans les fautes qui les avaient perdus en 89. J’espérais que le roi gouvernerait en bonhomme. C’était le seul moyen de se faire pardonner les Cosaques. Depuis qu’ils ont remis le pied en France, ils n’ont fait que des sottises. Leur traité du 23 avril m’a profondément indigné ! D’un trait de plume, ils ont dépouillé la France de la Belgique : les limites de la France, c’est le Rhin. C’est Talleyrand qui leur a fait faire cette infamie ! On lui aura donné de l’argent. La paix est facile à ces conditions. Si j’avais voulu comme eux signer la ruine ou la honte de la France, ils ne seraient point sur mon trône ! mais j’aurais mieux aimé me trancher la main ! J’ai préféré renoncer au trône plutôt que de le conserver aux dépens de ma gloire et de l’honneur français. Une couronne déshonorée est un horrible fardeau. Mes ennemis ont dit que je ne voulais pas la paix ; ils m’ont représenté comme un misérable fou, avide de sang et de carnage ; mais le monde connaîtra la vérité : on saura de quel côté fut l’envie de verser le sang. Si j’avais été possède de la rage de la guerre, j’aurais pu me retirer avec mon armée au delà de la Loire, et savourer à mon aise la guerre des montagnes... Ils m’ont offert l’Italie pour prix de mon abdication ; je l’ai refusée : quand on a régné sur la France, on ne doit pas régner ailleurs.

Une pause.

Mes généraux vont-ils à la cour ? Ils doivent y faire une triste figure !...

L’ESPION.

Ils sont irrités de se voir préférer les émigrés, qui n’ont jamais entendu le bruit du canon.

NAPOLÉON.

Les émigrés seront toujours les mêmes. Tant qu’il ne s’est agi que de faire la belle jambe dans mon antichambre, j’en ai eu Plus que je n’en voulais. Quand il a fallu montrer de l’homme, ils se sont sauvés comme des.... J’ai fait une grande faute en rappelant en France cette race antinationale ! Que disent de moi les soldats ?

L’ESPION.

Ils disent que l’on reverra le petit caporal, et, quand on les force de crier : Vive le roi, ils ajoutent tout bas : de Rome...

NAPOLÉON.

Ils m’aiment donc toujours ! Que disent-ils de nos défaites... Je veux dire de nos malheurs ?

L’ESPION.

Ils disent que la France a été vendue.

NAPOLÉON.

Ils ont raison ! Sans l’infâme défection du duc de... Je ne lui ferai pas l’honneur de prononcer son nom, les allies étaient tous perdus... Il n’en serait pas échappé un seul... Ils auraient eu leur vingt-neuvième bulletin ! Le maréchal est un misérable. Il s’est balafré pour jamais ; il a perdu son pays et livré son prince ; tout son sang ne suffirait pas pour expier le mal qu’il a fait à la France. C’est sa mémoire qu’il me faut ! j’y attacherai le mot trahison, et je la dévouerai à l’exécration de la postérité.

Une pause.

D’après ce que tu viens de m’apprendre, je vois que mon opinion sur la France est exacte, La race des Bourbons n’est plus on état de régner ; son gouvernement est bon pour les prêtres, les nobles et les vieilles comtesses, et ne vaut rien pour la génération actuelle. Oui, le peuple a été habitué par la Révolution à compter dans l’État... Il ne redeviendra pas le patient de la noblesse et de l’Église. L’armée ne sera jamais aux Bourbons ; nos victoires et nos malheurs ont établi entre elle et moi un lien indestructible. Avec moi, elle peut retrouver la puissance et la gloire ; avec les Bourbons, elle n’attrapera que des injures et des coups. Les rois ne se soutiennent que par l’amour ou la crainte ; et les Bourbons ne sont ni craints ni aimés... Ils se jetteront d’eux-mêmes à bas du trône ; mais ils peuvent s’y maintenir longtemps ! Les Français ne savent point conspirer !... Il faut que je les aide ; ils n’attendent que moi. J’ai pour moi le peuple, l’armée... et contre moi quelques vieilles marquises dont les carlins n’oseront pas même aboyer à mon ombre... Allons ! le jour que j’attendais est levé ; l’heure est venue. Le sort en est jeté...

Appelant.

Monsieur le grand maréchal !

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, LORRAIN, L’ESPION, BERTRAND, puis LES SOLDATS

 

BERTRAND.

Sire !

NAPOLÉON.

Mon armée est-elle prête ?

BERTRAND.

Elle s’avance, selon l’ordre de Votre Majesté, pour être passée en revue sur le port... On entend le tambour d’ici.

NAPOLÉON, lui donnant de petits soufflets.

Monsieur le maréchal, avez-vous fait vos adieux à votre femme ?

BERTRAND.

Et pourquoi, sire ? Vous ne me renvoyez pas, j’espère ?...

NAPOLÉON.

Non ; mais je vous emmène.

BERTRAND.

Puis-je savoir ?...

NAPOLÉON.

Tout à l’heure.

Les Soldats arrivent au son de la musique, qui exécute Veillons au salut de l’empire. Napoléon fait un signe, la musique se tait.

Soldats ! vous avez tout quitté pour suivre votre empereur malheureux... Aussi votre empereur vous aime. Soldats, j’ai encore compté sur vous ; nous allons faire une dernière campagne. Depuis un mois, le brick l’Inconstant et trois felouques sont préparées par mes soins, armés en guerre, approvisionnés pour huit jours. Mes quatre cents grenadiers monteront le brick avec moi ; les deux cents chasseurs corses, les cent chevau-légers polonais feront la traversée sur les felouques. Soldats !... je n’ai plus qu’un mot à vous dire : Nous allons en France, nous allons à Paris.

LES SOLDATS.

En France ! à Paris ! vive la France ! vive l’empereur !

LORRAIN.

Cré coquin !... je suffoque.

On entend un coup de canon.

NAPOLÉON.

Voilà le signal du départ. Amis ! la première terre que nous verrons sera la terre de France. À vos rangs ! grenadiers, en avant, marche !

La musique exécute l’air Ah ! ça ira, ça ira, pendant que l’armée défile.

LORRAIN.

Eh bien, on m’oublie, moi ? je suis sacrifie dans une île déserte ?

L’ESPION.

Donne... J’achèverai ta faction. C’est moi qu’on oublie.

L’armée descend dans les canots.

 

 

Dix-huitième Tableau

 

Un salon du faubourg Saint-Germain.

 

 

Scène unique

 

LA MARQUISE, LABREDÈCHE, LE MARQUIS DE LA FEUILLADE, UN GRAND PARENT, UN ABBÉ, LA PETITE COUSINE, donnant le bras à la Feuillade

 

UN VALET, ouvrant la porte du salon.

Madame la marquise de la Feuillade est servie.

LA MARQUISE.

Combien je remercie madame la baronne de Corbelle de m’avoir procuré le plaisir de vous recevoir, monsieur !... et vous d’avoir bien voulu accepter ce petit dîner de famille !...

LABREDÈCHE.

J’étais loin de m’attendre, madame la marquise, quand j’entrevis monsieur, l’autre jour, chez Son Excellence, que j’aurais le plaisir de me trouver avec lui à la table de ses respectables parents...

Lisant les étiquettes.

Le chevalier de Labredèche.

LA MARQUISE.

Madame la baronne de Corbelle n’ayant pu me dire quel était précisément votre titre, à tout hasard, j’ai mis chevalier...

LABREDÈCHE.

Ce n’est pas précisément le mien... Quelque chose de mieux ! Mais j’aime beaucoup ce titre, c’est celui que je portais à l’époque où mon malheureux père !... d’ailleurs, chevalier a quelque chose de léger, de galant, de français enfin... Ou dit : « Le chevalier de Lauzun... le chevalier de... de... de... » Enfin, nous avons beaucoup de chevaliers...

LE MARQUIS.

Et M. le chevalier espère obtenir ce qu’il sollicite ?

LABREDÈCHE.

Oh ! sans doute ; je suis une victime de l’ancien gouvernement.

UN GRAND PARENT.

À propos ! vous savez marquise : il ne s’appelait pas Napoléon... On a découvert cela.

TOUS.

Et comment s’appelait-il donc ?

LE GRAND PARENT.

Il s’appelait... Nicolas.

LABREDÈCHE.

Vraiment ?

LE GRAND PARENT.

Foi de gentilhomme ! c’était aujourd’hui dans la Quotidienne... Il s’appelait Nicolas.

LABREDÈCHE.

Nicolas ! Nicolas ! quel nom roturier !

L’ABBÉ.

C’est celui d’un grand saint.

LABREDÈCHE.

Eh bien, il avait usurpé le nom de votre grand saint ; cet homme-là ne respectait rien.

L’ABBÉ.

Rien !... c’est le mot. Il avait décrété la liberté des cultes.

UN MONSIEUR.

Il ne croyait pas à la médecine.

LABREDÈCHE.

Il dînait en dix minutes... Hein ! quel homme dénaturé ! Je disais donc que le ministre, qui a de grandes bontés pour moi, s’étant assuré que ma famille avait tout perdu à la Révolution, que mon père avait été fusillé, que, moi-même, j’avais pris une part active à la guerre de la Vendée...

LA MARQUISE.

Ah ! chevalier, vous étiez dans la Vendée ?

LABREDÈCHE.

Oui, madame, à la fameuse bataille de Torfon, où Kléber et ses trente mille Mayençais ont été battus par nous... il n’en serait pas resté un, madame, si Kléber n’avait pas appelé un de ses aides de camp nommé Schewardin, et ne lui avait pas dit : « Schewardin, prenez deux cents hommes et allez vous faire tuer au pont de Roussay ; vous sauverez l’armée. » Hein ! quel despotisme !

LE GRAND PARENT.

Pardieu ! s’il m’avait ordonné cela, à moi, je lui aurais répandu : « Je n’ai pas d’ordres à recevoir d’un républicain, d’un bleu, d’un brigand, d’un roturier comme vous... »

LABREDÈCHE.

Eh bien, il n’osa pas lui répondre cela.

LA MARQUISE.

Et ?...

LE MARQUIS.

Il répondit : « Oui, général, » et se fit tuer.

LE GRAND PARENT.

Le lâche !...

LABREDÈCHE.

Je disais donc que le ministre, voyant tous mes droits, m’a renvoyé au roi. De sorte que je vais profiter de la première occasion de mettre sous les yeux de Sa Majesté le tableau des pertes que j’ai faites... Mais je ne sais comment arriver jusqu’au pavillon Marsan. Je n’ai pas encore pu obtenir mes entrées à la cour...

LA MARQUISE.

Mais voici mon frère qui est grand maître de la garde-robe et qui fera...

LA PETITE COUSINE.

Ma tante, le grand maître de la garde-robe, n’est-ce pas celui qui... ?

LA MARQUISE.

Taisez-vous, petite !... Quand on va se marier, on ne dit pas de ces choses-là.

LABREDÈCHE.

Mademoiselle va se marier ! et quel est l’heureux mortel ?...

LA MARQUISE.

C’est mon fils. Un mariage de convenance... de fortune. La petite, telle que vous la voyez, a vingt-neuf quartiers.

LABREDÈCHE.

Et M. le marquis ?...

LA MARQUISE.

Trente et un.

LABREDÈCHE.

Mais c’est fort joli ! vingt-neuf quartiers qui en épousent trente-un, cela fait un total de soixante... Je n’en ai encore que onze, moi.

LE GRAND PARENT.

Mais, monsieur le chevalier, le nom de Labredèche ne m’est pas particulièrement connu... Je sais pourtant mon d’Hozier par cœur.

LABREDÈCHE.

C’est un nom vendéen.

LE GRAND PARENT.

Il y a dans la noblesse vendéenne un Labretèche ?...

LABREDÈCHE.

Labredèche.

LE GRAND PARENT.

Tèche ?

LABREDÈCHE.

Dèche ! dèche ! dèche !...

LE GRAND PARENT.

Ah ! je me le rappelle, monsieur... Mais il me semble qu’à l’occasion du sacre, l’usurpateur vous avait accordé...

LABREDÈCHE.

Oui, c’est vrai, il m’a flétri d’une pension de douze cents francs... Je l’ai refusée ! mais il m’a menacé de me faire fusiller, et vous concevez... C’est à cette même époque, monsieur le baron, qu’il vous imposa le titre de comte...

LE GRAND PARENT.

Oui, oui ; mais, heureusement, il est tombé, le despote !

LABREDÈCHE.

Oui, heureusement !

LE GRAND PARENT.

Et j’ai perdu mon titre.

LABREDÈCHE.

Et moi ma pension.

LE GRAND PARENT.

Mais je réclame mon titre.

LABREDÈCHE.

Et moi ma pension...

LE GRAND PARENT.

Nous les aurons, mon ami, nous les aurons.

LABREDÈCHE, à part.

Il m’a appelé son ami ; son ami ! un homme qui voit tous les jours le roi face à face !...

Avec enthousiasme.

Ah ! monsieur le grand maître ! oui, le bon temps va revenir ! D’abord, monsieur le colonel, j’espère bien qu’on ne se battra plus l’hiver ; on prendra ses quartiers depuis le mois de septembre ou d’octobre jusqu’au printemps... Quant à nous qui avons émigré, – car j’ai émigré, moi, madame, un des premiers même, – on nous rendra nos biens, que des spoliateurs...

L’ABBÉ.

Et ceux du clergé, j’espère !

LABREDÈCHE.

Comment donc ! mais certainement ; chaque évêque rentrera dans ses droits de vasselage ; chaque...

LA PETITE COUSINE.

Ma tante, qu’est-ce que c’est que le droit de vasselage ?

LA MARQUISE.

Chut donc, petite ! Vous faites des questions d’une inconvenance...

LABREDÈCHE.

Chaque évêque aura mille paysans, chaque curé sa dîme, et le plus petit abbé ses six mille francs de rente, rien que pour dormir, et le double s’il ronfle...

LE GRAND PARENT.

Ah ! monsieur, ce temps est encore bien éloigné...

LABREDÈCHE.

Nous y touchons, monsieur, nous y touchons ! Voyez la Quotidienne, la Gazette, journaux bien estimables ! petit à petit, on fait des empiétements sur la Révolution. La titus commence à être de mauvais ton ; l’aile de pigeon reprend faveur, et la queue pointe imperceptiblement... Quant à ces dames, elles ont toujours été de l’opposition : elles n’ont pas quitté le rouge.

LA MARQUISE, se levant.

Messieurs, si vous voulez passer au salon, le café nous y attend.

LABREDÈCHE.

Madame la marquise !

LE MARQUIS.

Ma petite cousine !

LE GRAND PARENT.

Ma chère sœur !

LA MARQUISE.

L’abbé, apportez Cocotte.

L’Abbé prend la perruche sur son bâton et ferme la marche.

 

 

Dix-neuvième Tableau

 

À bord de l’Inconstant. Le pont du navire.

 

 

Scène unique

 

NAPOLÉON, BERTRAND, LORRAIN, UN SECRÉTAIRE, DEUX CAPITAINES DE VAISSEAU, MATELOTS

 

NAPOLÉON.

Monsieur le grand maréchal !

BERTRAND.

Sire...

NAPOLÉON.

Je vous ai remis, avant de partir de l’île d’Elbe, un paquet cacheté.

BERTRAND.

Le voici.

NAPOLÉON.

Il contient deux proclamations que j’ai rédigées d’avance. Mettez-vous à cette table avec mon secrétaire, et faites-en des copies...

Le Secrétaire et Bertrand s’asseyent.

LORRAIN, passant sa tête par une écoutille.

Pardon, sire ; excuse, sire... ce n’est que pour deux mots.

NAPOLÉON.

Parle, mon brave.

LORRAIN.

Voyez-vous, sire, nous sommes quatre cents dans l’entrepont, où on ne peut tenir que cent cinquante ; ça fait que nous sommes un peu gênés...

NAPOLÉON.

Du courage, mes braves ; la traversée ne sera pas longue maintenant.

LORRAIN.

Quand je dis un peu, c’est une manière de parler : nous sommes gênés beaucoup... Je leur ai bien donné un moyen : c’est de se coucher les uns dessous et les autres en travers ; mais c’est à qui ne voudra pas être dessous...

NAPOLÉON.

Eh bien ?

LORRAIN.

Eh bien, ils demandent à prendre un petit peu d’air sur le pont, parce qu’ils étouffent... Oh ! ma parole d’honneur, c’est qu’on étouffe là dedans... Tenez, en voilà qui sont plus pressés que les autres et qui passent leur tête.

NAPOLÉON, à part.

Pauvres gens !...

Haut.

Mes amis, il est important qu’on prenne ce navire pour un bâtiment marchand, et cela serait impossible si vous étiez tous sur le pont ; mais que la moitié de vous sorte quelques instants, et l’autre moitié lui succédera.

TOUS.

Vive l’empereur !

Ils sortent.

UN MATELOT, dans les haubans.

Une voile ! une voile !

NAPOLÉON.

Vient-elle sur nous ?

LE MATELOT.

Droit vent arrière.

NAPOLÉON.

Quelle est-elle ?

LE MATELOT.

Brick.

NAPOLÉON.

Armé en guerre ?

LE MATELOT.

Oui.

NAPOLÉON.

Quel pavillon ?

LE MATELOT.

Français.

NAPOLÉON.

Le reconnais-tu ?

LE MATELOT.

C’est le Zéphyr, capitaine Andrieux.

NAPOLÉON.

Canonniers, à vos pièces !

Aux Soldats.

Tous sur le pont ! que chacun se couche avec son fusil à côté de lui et se tienne prêt. S’il ne nous attaque pas, nous le laisserons passer, enfants ; s’il nous attaque, nous le prendrons... Ah ! ah ! on l’aperçoit, Vrai-Dieu ! il vient à nous comme un cheval de course... Trente-six bouches à feu ! et nous n’en avons que vingt-quatre... Capitaine, qu’en dites-vous ?

LE CAPITAINE DE l’INCONSTANT.

Votre Majesté commande ici.

NAPOLÉON.

Allons, me voilà officier de marine : soit. Donnez-moi votre porte-voix... Silence, enfants ! le voilà qui nous parle.

On aperçoit le brick le Zéphyr qui croise l’Inconstant. Le Capitaine est sur le pont avec un porte-voix.

LE CAPITAINE DU ZÉPHYR.

Hé ! pour quel port faites-vous voile ?

NAPOLÉON.

Golfe Juan.

LE CAPITAINE DU ZÉPHYR.

D’où venez-vous ?

NAPOLÉON.

Île d’Elbe.

LE CAPITAINE DU ZÉPHYR.

Comment se porte l’empereur ?

NAPOLÉON.

Bien.

LE CAPITAINE DU ZÉPHYR.

Bon voyage !

NAPOLÉON, rendant avec tranquillité le porte-voix au Capitaine de l’Inconstant.

Merci. – Eh bien, monsieur le grand maréchal, où en êtes-vous de votre proclamation ?

BERTRAND.

Sire, il est impossible de la lire.

NAPOLÉON.

Donnez.

Essayant de lire.

Maudite écriture !

Froissant le papier dans sa main et le jetant à la mer.

Écrivez :

Proclamation de Sa Majesté l’empereur à l’armée.

« Au golfe Juan, 1er mars 1815.

« Napoléon, par les constitutions de l’Empire, empereur des Français, roi d’Italie.

« Soldats,

« Nous n’avons pas été vaincus. Deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur bienfaiteur.

« Soldats, dans mon exil, j’ai entendu votre voix ; je suis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls. Votre général, appelé au trône par le choix du peuple et élevé sur votre pavois, vous est rendu. Venez le joindre. Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites, et qui, pendant vingt-cinq ans, ont servi de ralliement à tous les ennemis de la France. Arborez cette cocarde tricolore : vous la portiez dans vos grandes journées. Nous devons oublier que nous avons été les maîtres des nations, mais nous ne devons pas souffrir qu’elles se mêlent de nos affaires.

« Qui prétendrait être maître chez nous ? qui en aurait le pouvoir ? Reprenez ces aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Friedland, à Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Wagram, à Smolensk, à la Moscova, à Lutzen et à Montmirail. Pensez-vous que cette poignée de Français si arrogants puisse en soutenir la vue ? Ils retourneront d’où ils viennent, et, s’ils le veulent, ils régneront comme ils prétendent avoir régné pendant dix-neuf ans.

« Soldats, venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef ; son existence ne se compose que de la vôtre ; son intérêt, son honneur, sa gloire, ne sont autres que votre intérêt, votre honneur et votre gloire, La victoire marchera au pas de charge, et l’aigle impériale aux couleurs nationales volera, de clocher en clocher, jusqu’aux tours de Notre-Dame.

« Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits ; vous pourrez dire avec orgueil : « Et moi aussi, je faisais partie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans ceux, de Rome, dans ceux de Berlin, de Madrid, de Moscou, et qui a délivré Paris de la souillure et de la trahison que la présence de l’ennemi y avait empreintes. »

« Honneur à ces braves soldats, la gloire de la patrie ; et honte éternelle aux Français criminels, dans quelque rang que la fortune les ait fait naître, qui combattirent vingt-cinq ans avec l’étranger pour déchirer le sein de la patrie.

« Signé : Napoléon. »

LORRAIN.

Si, ma parole d’honneur, c’est bien ! J’en ai les larmes aux yeux, moi !... Et pourtant je n’ai pleuré qu’une fois dans ma vie, quand j’ai quitté ma pauvre mère... Bonne femme !

LE MATELOT, dans les haubans.

Terre !

UN AUTRE MATELOT.

Terre !

NAPOLÉON.

À genoux, enfants !... Et vous, messieurs, découvrez-vous : c’est la France !

Moment de silence solennel.

Et maintenant, il n’y a plus à nous cacher. Hissez le pavillon tricolore et assurez-le par un coup de canon.

Tous les Soldats mettent leur bonnet à poil au bout de leur baïonnette, en criant : Vive la France !

NAPOLÉON, au Général.

Général, prenez dix hommes, deux officiers ; allez reconnaître la côte avec la felouque la Caroline. Eh bien, oui, mes amis, c’est notre France, notre France chérie. Nous allons la revoir ! Notre Paris si beau, avec ses ponts d’Austerlitz et d’Iéna, son Panthéon et sa Colonne.

LORRAIN.

Cré coquin ! sire, croyez-vous que ces gueux de Cosaques n’ont pas emporté tout cela pour le mettre dans des cabinets de curiosités ?... Ma Colonne surtout !...

NAPOLÉON.

Non, mon ami, sois tranquille ; d’ailleurs, s’ils l’avaient abattue, nous leur reprendrions assez de canons pour en refondre une autre. À la côte ! à la côte !

Tout le monde s’embarque sur des chaloupes. Napoléon met le pied sur la terre de France.

Salut, sol sacre ! France bien-aimée ! Dieu m’est témoin que je n’aurais jamais remis le pied sur ton rivage, si je ne croyais le faire pour le bonheur de tes fils et le bien du monde ! Monsieur le grand maréchal, laissez approcher ces hommes ; ce sont mes enfants. Venez, mes amis ; c’est moi, votre empereur, votre père, votre Napoléon...

UN PAYSAN, se jetant à ses pieds.

Sire, je suis un vieux soldat. Je ne croyais jamais vous revoir ; je ne vous quitte plus.

NAPOLÉON.

Eh bien, vous le voyez, Bertrand, voilà déjà du renfort. Enfants, nous sommes débarqués au milieu d’un bois d’oliviers, c’est de bon augure... Lorrain, ton fusil ; voilà le seul coup de fusil qui sera tiré d’ici à Paris. En marche, mes enfants ! à Paris !

TOUS.

À Paris ! à Paris !

 

 

Vingtième Tableau

 

La salle des Gardes aux Tuileries.

 

 

Scène première

 

UN AIDE DE CAMP, GARDES DU CORPS

 

UN AIDE DE CAMP.

Faites préparer des relais tout le long de la route ; voilà un passeport. Qu’on n’attende pas un instant. Quelles nouvelles, messieurs ?...

PREMIER GARDE DU CORPS.

Vous le savez mieux que nous : on dit que Monsieur est revenu hier accompagné d’un seul gendarme.

L’AIDE DE CAMP.

C’est vrai ; mais le maréchal Ney ?...

DEUXIÈME GARDE.

Comment ! vous ne savez pas ?

PREMIER GARDE.

Quoi ?

DEUXIÈME GARDE.

Il a été abandonné de tous ses soldats, et forcé de se joindre à Bonaparte.

PREMIER GARDE.

Les maires et les officiers municipaux courent à sa rencontre, et, quand on lui refuse les clefs, le peuple brise les portes et les jette à ses pieds.

DEUXIÈME GARDE.

Ah ! messieurs !

 

 

Scène II

 

L’AIDE DE CAMP, LES GARDES DU CORPS, LE MARQUIS DE LA FEUILLADE, LABREDÈCHE, puis LE GRAND MAÎTRE DE LA GARDE-ROBE, L’INTRODUCTEUR DES AMBASSADEURS, COURTISANS, VALETS, puis LOUIS XVIII

 

LE MARQUIS

Bonjour, mes amis !

TOUS.

Des nouvelles ? des nouvelles ?

LE MARQUIS.

Eh bien, l’empereur vient au pas de charge.

PREMIER GARDE DU CORPS.

Où est-il, à peu près ?

LE MARQUIS.

Le sait-on ! cet homme va comme le vent.

L’AIDE DE CAMP.

Monsieur le colonel de la Feuillade, le roi veut vous voir... Entrez.

LE MARQUIS.

Adieu.

L’AIDE DE CAMP.

Messieurs, vous ne quitterez pas l’uniforme. Il est possible que vous montiez à cheval d’un moment à l’autre.

DEUXIÈME GARDE.

Ah ! voilà Régnier qui passe.

Par la fenêtre.

Quelles nouvelles ?

UNE VOIX, de la rue.

On dit que l’empereur a manqué d’être assassiné, mais que l’assassin a été arrêté.

DEUXIÈME GARDE.

C’est une infamie d’avoir mis sa tête à prix comme celle d’un chien enragé.

PREMIER GARDE.

Tous les moyens sont bons pour se débarrasser d’un homme aussi dangereux.

DEUXIÈME GARDE.

C’est-à-dire que vous l’assassineriez, vous ?

PREMIER GARDE.

Ma foi ! je crois que j’aimerais mieux être un assassin qu’un traître.

DEUXIÈME GARDE.

Monsieur, vous allez me rendre raison...

PREMIER GARDE.

Monsieur, vous savez qu’on nous a défendu de sortir.

DEUXIÈME GARDE.

Eh bien, ici.

D’AUTRES GARDES.

Dans ce palais, messieurs ! quand le roi a besoin de nous !...

PREMIER GARDE.

Où courez-vous, monsieur le grand maître ?

LE GRAND MAÎTRE.

Porter un ordre du roi... Messieurs, vous servirez d’escorte.

À son Domestique.

Cours chez moi, et prépare mon ancien habit de sénateur. Je tacherai d’y être dans une heure. Rassure ma femme ; dis-lui que je ne me compromettrai pas, qu’elle soit tranquille...

Grand bruit au dehors.

Qu’est cela ?

TROISIÈME GARDE.

Un rassemblement.

PREMIER GARDE.

Ah ! Régnier, qu’y a-t-il ?

UNE VOIX, de la rue.

Un homme qu’on vient d’arrêter avec le drapeau tricolore...

LABREDÈCHE, de la rue.

C’est moi, c’est moi qui l’ai arrêté !

TOUS LES GARDES DU CORPS.

Bien ! mon brave, bien !

UN VALET DE PIED, traversant.

Les équipages de madame la duchesse d’Angoulême !

TOUS LES GARDES.

Comment ?

LABREDÈCHE, entrant avec un drap au tricolore.

Me voilà, avec mon trophée !

PREMIER GARDE.

Donnez, donnez.

DEUXIÈME GARDE.

Est-ce que Madame part ?...

LABREDÈCHE.

Tout le monde déménage donc ? J’ai manqué d’être emballé tout vif en traversant le pavillon Marsan... Laissez donc ! laissez donc ! j’ai pris ce drapeau au risque de ma vie, et je ne le lâche pas...

À part.

Cela peut servir : on dit que l’autre a couché à Fontainebleau.

LE CAPITAINE DES GARDES.

À cheval ! messieurs, à cheval !

Tous les Gardes sortent.

UN VALET.

Les équipages de M. le comte d’Artois sont prêts.

L’AIDE DE CAMP.

Imbécile !... Où allez-vous, monsieur l’introducteur des ambassadeurs ?

L’INTRODUCTEUR.

Faites agréer mes excuses au roi... J’apprends que ma femme vient d’accoucher...

À part.

Si l’empereur consentait à être le parrain !...

LABREDÈCHE, après avoir déposé son drapeau derrière un meuble.

Ah ! monsieur le maître de la garde-robe, un instant ! Vous ne vous en irez pas comme cela. Ma pétition ! ma pétition ! Ah ! j’ai voulu voir ce que vous pensiez ; vous vous êtes trahi devant moi ; c’est un piège que je vous ai tendu... Et vous appelez un brigand, un ogre, Napoléon le Grand, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur delà confédération du Rhin, médiateur de la confédération suisse !... Ma pétition !...

LE GRAND MAÎTRE.

Monsieur, c’est impossible ; je l’ai mise sous les yeux du roi, et Sa Majesté, ayant égard à vos services et aux malheurs de votre famille, vous a accordé une pension de douze cents francs.

LABREDÈCHE.

Une pension de douze cents francs ?

LE GRAND MAÎTRE.

Elle est enregistrée au grand-livre depuis hier, et en voici le brevet.

LABREDÈCHE, à part.

Le brevet enregistré !... et l’autre qui sera ici dans une demi-heure !...

Haut.

Eh bien, il ne se ruine pas, votre roi !...ses grâces ne lui coûtent pas cher. Il accorde hier, et il s’en va aujourd’hui : sa pension m’aura été payée un jour... Douze cents francs par an, c’est trois livres dix sous que j’ai droit de toucher... Je ne veux rien de la famille des Bourbons ! je suis un homme désintéressé... J’aime et j’admire l’empereur, entendez-vous ? Je déchire votre brevet...

À part.

Ne jetons pas les morceaux... Cela peut servir...

Haut.

Apprenez, monsieur, que j’ai eu deux frères gelés en Russie...

À part.

Je crois que c’est le moment de replacer mes frères...

L’AIDE DE CAMP.

Factionnaire, ne laissez sortir personne...

LABREDÈCHE.

Eh bien, me voilà enfermé ici, moi ? compromis avec la famille royale ?

À des Courtisans.

C’est une indignité, messieurs !...

LA SENTINELLE.

Messieurs, on ne passe pas.

PLUSIEURS VOIX.

Comment ! pourquoi ?

UN COURTISAN.

Mais je serai compromis, moi, si l’empereur me trouve ici...

UN AUTRE COURTISAN.

Si j’avais pu du moins quitter cet habit !...

LABREDÈCHE.

Monsieur le comte...

À part.

Diable ! il a des décorations, des crachats pour douze cents francs au moins, une année de ma pension !...

Haut.

Monsieur le comte, si vous voulez le mien, vous pourrez vous mêler dans la foule sans être reconnu.

LE COMTE.

Oh ! mon ami, quel service !

Ils changent d’habit.

Là ! mon chapeau, donnez-moi le vôtre... Je me sacrifie.

DES VOIX.

C’est le roi qui nous perd tous.

D’AUTRES VOIX.

Non, c’est la Chambre...

D’AUTRES.

Si le roi n’avait pas proposé des lois...

LE MARQUIS, rentrant.

Le roi va passer, messieurs ; silence, quelles que soient les opinions !... Royalistes, n’oubliez pas qu’il est le fils de saint Louis... Libéraux, souvenez-vous que c’est à lui que vous devez la Charte. Respect au malheur et aux cheveux blancs !...

Louis XVIII passe : profond silence. Les Courtisans le suivent et parlent en sortant.

PREMIER COURTISAN.

Vas-tu à Gand ?

DEUXIÈME COURTISAN.

Non.

TROISIÈME COURTISAN.

Et M. le vicomte ?

QUATRIÈME COURTISAN.

J’accompagne Sa Majesté.

CINQUIÈME COURTISAN.

Et moi, je reste ici. On a dû parler à l’empereur... 

LABREDÈCHE, tirant de sa poche une cocarde tricolore.

Arborons les couleurs nationales !... Maintenant, l’autre peut venir.

UN DES COURTISANS QUI SONT RESTÉS.

Oh ! monsieur, où vous êtes-vous procuré cette cocarde ? Si je pouvais en avoir une !...

UN DEUXIÈME COURTISAN.

Et moi !

UN TROISIÈME.

Et moi aussi !

UN QUATRIÈME.

On ne nous en vendrait pas, peut-être ?...

LABREDÈCHE.

J’en ai, messieurs ! j’en ai pour nous tous ! Il y a longtemps que je conspire ! J’avais des correspondances avec l’île d’Elbe. Il y a trois mois que je sais que notre grand empereur va revenir... Quel homme !

UN AUTRE.

Et on l’appelait un tyran !

LABREDÈCHE.

Un tyran, lui !... Lui si bon, qui m’avait donné une pension parce que mes deux frères avaient été gelés en Russie.

À part.

Ce n’est plus le moment de parler de mon père...

Haut.

Ah ! messieurs, qu’est-ce qu’on entend ?

PLUSIEURS PERSONNES, survenant.

L’empereur vient d’entrer à Paris.

LABREDÈCHE, à un Huissier.

Mon ami, voilà cinq francs... Courez chez moi, rue de la Harpe, au cinquième ; faites mettre quatre lampions sur ma croisée... Un jour de fête, morbleu !... Vive l’empereur !

CRIS dans le lointain.

Ah ! ah ! le voilà !... le voilà !

LABREDÈCHE.

Entendez-vous, messieurs ? le voilà, le conquérant du monde ! il s’approche ; nous allons le voir face à face.

UN AUTRE.

Quel bonheur !

CRIS, plus rapprochés.

Vive l’empereur ! vive l’empereur !

Des officiers généraux entrent.

LABREDÈCHE.

Soyez les bienvenus, messieurs ! nous vous attendons, nous attendons l’empereur.

UN OFFICIER.

Il nous suit, messieurs...

VOIX, au dehors.

Le voilà ! Vive l’empereur !... Sire... Non ! nous vous porterons. C’est dans nos bras que Votre Majesté doit rentrer dans son palais...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, BERTRAND, SUITE

 

NAPOLÉON, entrant.

Oui, mes enfants, oui, je vous remercie. Oui, je suis votre père, votre empereur... Votre joie me va au cœur. Mes amis, vous savez, quand l’empereur revient aux Tuileries, on remet le drapeau...

DES VOIX.

Un drapeau ! un drapeau !

LABREDÈCHE, à part.

Quel trait de lumière !

Haut.

Un drapeau ? Moi, j’en ai un, drapeau... que j’ai apporté au milieu de mille dangers ! un drapeau que je conservais caché depuis huit mois, pour cette mémorable journée ! Le voilà, sire. Je suis heureux d’être le premier à offrir à Votre Majesté cette preuve de dévouement à son auguste personne.

PLUSIEURS VOIX.

Arborons-le ! arborons-le !

NAPOLÉON, à Labredèche.

Je vous ai déjà vu.

LABREDÈCHE.

Sire, Votre Majesté m’avait accordé une pension de douze cents francs...

DES COURTISANS.

Votre Majesté veut-elle recevoir nos félicitations !

TOUS.

Sire... Votre Majesté...

NAPOLÉON.

Oui, messieurs ; mais n’oublions pas que c’est une révolution de soldats et de sous-lieutenants ; d’autres en profiteront peut-être, mais c’est le peuple qui a tout fait, c’est à lui que je dois tout.

L’HUISSIER.

Sire, les envoyés de la chambre des députés sont là...

NAPOLÉON.

Faites entrer.

UN AUTRE HUISSIER.

Les envoyés de la chambre des pairs !

NAPOLÉON.

Messieurs les envoyés de la chambre des députés ! la Chambre s’est rendue indigne de la confiance de la nation en faisant payer au peuple les dettes contractées à l’étranger pour répandre le sang français. J’abolis la chambre des députés. Messieurs les envoyés de la chambre des pairs ! la Chambre est composée en partie d’hommes qui ont porté les armes contre la patrie ; ils ont intérêt au rétablissement des droits féodaux et à l’annulation des ventes nationales. Je casse la chambre des pairs. J’appellerai les électeurs au champ de mal, et, là, Je consacrerai les droits du peuple ; car le trône est fait pour la nation et non la nation pour le trône. J’espère la paix, je ne crains pas la guerre ; mes aigles ont toujours les ailes déployées, et ma devise est celle des preux : « Fais ce que dois, advienne que pourra... »

TOUS.

Vive l’empereur !

BERTRAND.

Sire, vous êtes plus grand que jamais !

NAPOLÉON, à part.

Puissé-je un jour ne pas regretter l’île d’Elbe !

 

 

ACTE VI

 

 

Vingt et unième Tableau

 

Sainte-Hélène, 1821. La vallée de James-Town. Point de vue d’où Napoléon considérait la rade, sur le versant de la chaîne de montagnes opposé à Longwood, et qui regarde Plantation-House. Le chemin, large d’abord et bifurqué, se rétrécit ensuite et disparait à son point de jonction sur le plan incliné de la côte, au bas de laquelle se laissent apercevoir quelques sommités d’édifices. C’est la ville de James-Town, au delà de laquelle on découvre la mer. La scène est encaissée à droite et à gauche de roches escarpées où les deux branches de chemin disparaissent et s’enfoncent : l’une, à la droite du spectateur, mène à Longwood ; l’autre, à sa gauche, conduit à Briars.

 

 

Scène unique

 

NAPOLÉON, SIR HUDSON LOWE, SANTINI, UN SOUS-OFFICIER ANGLAIS

 

Napoléon est sur la cime d’un rocher, regardant l’Océan.

SIR HUDSON LOWE, sur le devant, parlant à un Sous-Officier.

Si le général Bonaparte veut sortir à cheval aujourd’hui, comme j’ai reçu de nouveaux ordres de mon gouvernement, vous l’accompagnerez à dix pas de distance ; jamais plus loin.

LE SOUS-OFFICIER.

Yes, sir Hudson Lowe.

Napoléon, pensif, descend du rocher et s’éloigne lentement par la gauche.

SIR HUDSON LOWE.

Rappelez-vous, monsieur, que quiconque essayera de favoriser l’évasion du général sera puni de mort. Je vous rappelle cela, parce que vous n’êtes dans l’île que depuis un mois.

LE SOUS-OFFICIER.

Yes, sir.

Hudson Lowe s’éloigne. Santini paraît du côté opposé, met le Gouverneur en joue ; mais, apercevant le Sous-Officier anglais, il abaisse son fusil.

SANTINI, à part.

Demonio d’Inglese !...

Il se rapproche en chantant.

Ma tu chi sai
Si soverrai di me...

LE SOUS-OFFICIER, qui l’a vu mettre en joue Hudson Lowe.

Ah ! voï chassez, sir ?...

SANTINI.

Oui, l’empereur est si mal nourri, que je veux ajouter quelque chose à son dîner.

LE SOUS-OFFICIER.

Et qu’est-ce que voï chassez ?

SANTINI.

Des petits oiseaux, des alouettes.

LE SOUS-OFFICIER.

Yes ! yes ! des alouettes ! Voï avez un bel fousil...

SANTINI.

C’est un fusil de France.

LE SOUS-OFFICIER.

Montrez.

SANTINI.

Pourquoi ?

LE SOUS-OFFICIER.

Jé voulé voir s’il être bien en joue... Jy être chassir aussi...

SANTINI.

Ah ! ah !

LE SOUS-OFFICIER.

Yes, yes.

Mettant en joue.

Bien.

Il tire dans un tronc d’arbre ; la balle fait sauter des éclats. Il va à l’arbre, et, avec un couteau, il relire la balle ; puis, revenant à Santini.

Ah ! voilà le petit plomb avec lequel vous tirez les alouettes ?... Vous tirez bien, mon ami, si vous tuez à tout coup.

SANTINI.

Que veut dire cela ?

LE SOUS-OFFICIER.

Et pour qui était cette balle ?

SANTINI.

Pour le gouverneur, et celle qui reste pour moi.

LE SOUS-OFFICIER.

Pour tuer le gouverneur ?

SANTINI.

Vous n’êtes donc pas Anglais ?

LE SOUS-OFFICIER.

Imbécile !

SANTINI.

Comment êtes-vous ici ?

LE SOUS-OFFICIER.

Pour sauver l’empereur.

SANTINI.

Vos moyens ?

LE SOUS-OFFICIER.

Il les saura.

SANTINI.

Se fiera-t-il à vous ?

LE SOUS-OFFICIER.

Oui.

SANTINI.

Il vous connaît donc ?

LE SOUS-OFFICIER.

Oui.

SANTINI.

Depuis longtemps ?

LE SOUS-OFFICIER.

Avant que tu eusses entendu prononcer son nom.

SANTINI.

Je le sers depuis sept ans, moi.

LE SOUS-OFFICIER.

Et moi depuis trente, entends-tu ?

SANTINI.

Et comment lui parlerez-vous ?

LE SOUS-OFFICIER.

Je l’accompagnerai à cheval.

SANTINI.

Il ne voudra pas sortir.

LE SOUS-OFFICIER.

Alors j’entrerai.

SANTINI.

Il ne reçoit pas d’officiers anglais.

LE SOUS-OFFICIER.

Tu lui diras que j’ai le mot d’ordre.

SANTINI.

Il n’en donne pas.

LE SOUS-OFFICIER.

Il m’en a donné un, à moi.

SANTINI.

Lequel ?

LE SOUS-OFFICIER.

Toulon et liberté.

SANTINI.

Vous êtes Français ?

LE SOUS-OFFICIER.

Aussi vrai que tu es Corse.

SANTINI.

Quelle est votre famille ?

LE SOUS-OFFICIER.

Je n’en ai pas.

SANTINI.

Êtes-vous soldat ?

LE SOUS-OFFICIER.

Non.

SANTINI.

Mais qui êtes-vous ?

LE SOUS-OFFICIER.

Un espion. Va.

SANTINI.

Adieu.

L’ESPION.

Au revoir.

 

 

Vingt-deuxième Tableau

 

Le cabinet de Napoléon à Longwood.

 

 

Scène première

 

LAS CASES, MARCHAND, puis NAPOLÉON

 

LAS CASES, feuilletant une brochure.

Quel est cet infâme libelle !

MARCHAND.

Encore contre l’empereur ?

LAS CASES.

Cet archevêque de Malines ! cet aumônier du dieu Mars, écrire l’ambassade de Varsovie ! Aussi quelle hâte sir Hudson Lowe a mise à nous l’envoyer !... tandis qu’hier il a retenu l’ouvrage de ce membre du parlement anglais...

MARCHAND.

Songez donc, monsieur le comte, qu’il y avait en lettres d’or, sur la couverture : À Napoléon le Grand...

LAS CASES.

L’adresse était bien mise !

MARCHAND.

Aussi l’empereur ne l’a-t-il pas reçu.

LAS CASES.

Opprobre et pitié !

MARCHAND.

L’empereur ! l’empereur !

NAPOLÉON, entrant.

Vous cachez quelque chose, Las Cases.

LAS CASES.

Rien... Un nouveau libelle contre Votre Majesté.

NAPOLÉON.

Donnez, donnez donc, enfant ; est-ce que vous croyez que je suis sensible à leurs coups d’épingle ?... Ah ! c’est de ce pauvre abbé ! il calomnie, il injurie !... Ce que c’est que d’avoir perdu une ambassade !

LAS CASES.

Sire...

NAPOLÉON.

Laissez-les tirer à poudre et mordre sur le granit. Quand ils voudront être lus, ils seront justes ; quand ils voudront être beaux, ils me loueront. Donnez-moi le Morning-Chronicle et le Statesman.

MARCHAND.

Le gouverneur les a supprimés.

NAPOLÉON.

Ah ! c’est bien.

LAS CASES.

Votre Majesté a abrégé sa promenade aujourd’hui.

NAPOLÉON.

Oui.

À Marchand.

Faites-moi donner du café.

À Las Cases.

Ils m’ont parqué, mon cher. Sainte-Hélène, avec ses huit lieues de tour, est trop étendue ! moi qui me trouvais à l’étroit en Europe !... ou plutôt, l’air des montagnes est trop pur... Il me faut ma vallée malsaine... On me toise l’espace, et un soldat anglais me couche en joue quand j’approche des limites... Comment les souverains d’Europe peuvent-ils laisser polluer en moi le caractère sacré de souveraineté ?... Ne voient-ils pas qu’ils se tuent de leurs propres mains à Sainte-Hélène ?... Toutefois, je ne me plaindrai pas ; les plaintes sont au-dessous de ma dignité et de mon caractère... J’ordonne ou je me tais.

LAS CASES.

Le monde vous vengera, sire ; et vous êtes plus grand ici qu’aux Tuileries.

NAPOLÉON.

Je le sais bien, et cela me fait passer sur beaucoup de choses !... Mais, si c’est à ce prix qu’on devient un homme de Plutarque !... Au moins, Régulus n’a souffert que trois jours.

MARCHAND.

Voici votre café, sire. Il y avait là le médecin de sir Hudson Lowe...

NAPOLÉON.

Et pourquoi le médecin de sir Hudson Lowe ?

MARCHAND.

Le gouverneur a appris que Votre Majesté était souffrante.

NAPOLÉON.

Et il m’envoie son médecin ?...

Il flaire son café et le jette.

MARCHAND.

Est-ce que ce café est mauvais, sire ?

NAPOLÉON.

Non ; mais Corvisart m’a toujours dit de me défier du café qui sent l’ail. Il me semble pourtant que du café m’aurait fait du bien... Mais je n’en ai encore pris de bon qu’une fois depuis que je suis ici, et j’ai été mieux pendant trois jours... Marchand, il faudra vous en procurer, à quelque prix que ce soit.

MARCHAND.

Sire, nous n’avons pas d’argent.

NAPOLÉON.

Vous le troquerez contre un bijou quelconque à moi.

Bruit au-dehors.

Eh bien, qu’y a-t-il ? quel est ce bruit ? Voyez ; c’est la voix de Santini... Voyez.

SIR HUDSON LOWE, dans la coulisse.

French dog !

SANTINI.

Birbone !

NAPOLÉON.

Oh ! une dispute entre Santini et le gouverneur.

 

 

Scène II

 

LAS CASES, MARCHAND, NAPOLÉON, SIR HUDSON LOWE

 

MARCHAND, de la porte.

On n’entre pas.

SIR HUDSON LOWE.

Il faut que je lui parle.

NAPOLÉON, à Marchand.

Laissez !... laissez !... Je vous écoute, sir Hudson ! mais parlez de la porte ; c’est de là que me parlent mes valets.

SIR HUDSON LOWE.

Général Bonaparte...

NAPOLÉON.

D’abord, je ne suis pas pour vous le général Bonaparte : je suis l’empereur Napoléon. Nommez-moi du titre qui m’appartient, ou ne me nommez pas.

SIR HUDSON LOWE.

J’ai reçu l’ordre de mon gouvernement de ne vous appeler que...

NAPOLÉON.

Ah ! oui, de lord Castlereagh, de lord Bathurst ! Qu’ils m’appellent comme ils voudront ! ils ne m’empêcheront pas d’être moi. Eux tous, et vous qui me parlez, vous serez oubliés avant que les vers aient eu le temps de digérer vos cadavres ; ou, si vous êtes connus, ce sera pour les indignités que vous aurez exercées contre moi ; tandis que l’empereur Napoléon demeurera toujours l’étoile des peuples civilisés ! Parlez maintenant ; que voulez-vous ?

SIR HUDSON LOWE.

Que le Corse Santini soit remis entre mes mains.

NAPOLÉON.

Et qu’a fait le Corse Santini ?

SIR HUDSON LOWE.

Il a frappé l’un des soldats anglais qui abattaient les arbres qui sont sur le chemin de Plantation-House.

LAS CASES.

Et pourquoi abattait-on ces arbres ?

NAPOLÉON.

Pourquoi, mon pauvre Las Cases ? pourquoi ? Parce que l’empereur Napoléon aimait à se reposer sous leur ombre, qui seule brisait la force de leur soleil du tropique... S’ils pouvaient faire rougir la terre, ils le feraient.

SIR HUDSON LOWE.

Le gouvernement ignorait...

NAPOLÉON.

Vous ne l’ignoriez pas, vous ! vous qui m’avez vu vingt fois m’y asseoir, sous cette ombre qui me rappelait mes hêtres d’Europe.

SIR HUDSON LOWE.

On en plantera d’autres.

NAPOLÉON, se levant.

Malheureux !... Et que voulez-vous faire de Santini ?

SIR HUDSON LOWE.

Le renvoyer en France.

NAPOLÉON.

Oh ! je vous le livre alors, et de grand cœur !... Seulement, je demande à lui dire adieu... Vous le fouillerez en sortant... Si c’est tout ce que vous aviez à me dire, allez !

SIR HUDSON LOWE.

J’ai reçu des ordres de mon gouvernement pour restreindre la dépense de votre table.

NAPOLÉON.

Je ne croyais pas que ce fût possible. Et que m’accorde-t-on ?

SIR HUDSON LOWE.

À compter d’aujourd’hui, vous n’aurez qu’une table de quatre personnes ; une bouteille de vin par tête, et un dîner prié par semaine.

NAPOLÉON.

C’est bien : vous pouvez restreindre encore, et, si j’ai trop faim, j’irai m’asseoir à la table du 53e. Ce sont des braves ; ils ont reçu le baptême de feu... Ils ne repousseront pas le plus vieux soldat de l’Europe. Est-ce tout ?

SIR HUDSON LOWE.

J’ai à vous demander compte du refus que vous avez fait de recevoir mon médecin... Les vôtres peuvent mourir ou retourner en France, et alors qui prendra soin de votre santé ?

NAPOLÉON.

J’ai refusé votre médecin, parce qu’il est le vôtre, et que nous vous croyons capable de tout... mais vous entendez, de tout ! Et, tant que vous resterez avec votre haine, nous resterons avec notre pensée.

SIR HUDSON LOWE.

Vous avez tort. Moi qui ai demandé pour vous en Angleterre un palais de bois et des meubles...

NAPOLÉON.

Je n’ai besoin ni de meubles ni de palais ; je ne demande qu’un bourreau et un linceul. Marchand, mes bottes : je vais monter à cheval.

MARCHAND.

Les voilà, sire.

NAPOLÉON.

Ce sont des bottes neuves ?...

MARCHAND.

Oui.

NAPOLÉON.

Où les as-tu eues ?

MARCHAND.

Sire...

NAPOLÉON.

Où les as-tu eues ? J’espère que tu ne te serais pas abaissé à ne demander à ce gouverneur !...

MARCHAND.

Non, sire !... non ! mais il y a longtemps que, sans le dire à Votre Majesté... j’essaye... je tente... Enfin... c’est moi qui les ai faites.

NAPOLÉON, lui serrant la main.

Mon ami !... – Voyez ceci, sir Hudson Lowe ! et rendez-en compte à votre gouvernement.

SIR HUDSON LOWE.

Vous êtes décidé à monter à cheval ?

NAPOLÉON.

Oui.

SIR HUDSON LOWE.

Je vais donc donner l’ordre au sous-officier qui vous servira d’escorte...

NAPOLÉON.

Ah ! j’aurai un geôlier cavalcadour !... Ôtez mes bottes, Marchand ; je ne monterai pas à cheval. Je prendrai un bain.

SIR HUDSON LOWE.

Vous en avez déjà pris un ce matin, et l’eau est rare dans l’île...

NAPOLÉON, après une pause.

Écrivez, Las Cases.

À sir Hudson Lowe.

Restez, monsieur.

Dictant.

« Ce qui fera la honte du gouvernement anglais, ce ne sera pas de m’avoir envoyé à Sainte-Hélène, mais d’en avoir donné le commandement à sir Hudson Lowe. Quant à lui... à compter d’aujourd’hui, je voue son nom à l’exécration des peuples ; et, quand on voudra dire un peu plus qu’un geôlier, un peu moins qu’un bourreau... on dira : Sir Hudson Lowe... »

Il pousse avec violence la porte, qui se ferme sur le Gouverneur.

...Ah ! je sentais que je prenais ma figure d’ouragan, et je ne voulais pas compromettre ma colère avec cet homme... Eh bien, quand vous vous plaigniez du brave amiral George Cockburn !... C’était un homme un peu massif, un peu brusque, un peu requin ! mais celui-ci... c’est un fléau plus grand que toutes les misères de cet affreux rocher !...

LAS CASES.

Sire, il fallait toujours sortir. Le docteur O’Meara vous a prescrit l’exercice du cheval.

NAPOLÉON.

Oui, oui, je sais bien que j’en aurais besoin ; mais comment voulez-vous que je me trouve bien d’une promenade limitée comme un manège... moi qui faisais tous les jours quinze ou vingt lieues à cheval ! moi que mes ennemis avaient surnommé le cent mille hommes ! Marchand, donnez-moi mes éperons.

À Las Cases.

Tenez, Las Cases, voilà les éperons que je portais à Dresde et à Champ-Aubert ; je vous les donne, mon ami ; gardez-les ; je ne monterai plus à cheval.

LAS CASES, à genoux.

Votre Majesté me fait chevalier, sans que j’aie mérité de l’être...

NAPOLÉON.

Prenez, mon ami !... c’est un monument... et vous êtes curieux de monuments, je le sais... Il fallait venir me voir quand je possédais l’épée de François 1er et celle du grand Frédéric !

LAS CASES.

Il me semble qu’à la place de Votre Majesté, j’aurais voulu porter l’une ou l’autre.

NAPOLÉON, lui pinçant l’oreille.

Niais ! j’avais la mienne...

LAS CASES.

Que Votre Majesté me pardonne !... je suis quelquefois d’une bêtise !...

 

 

Scène III

 

LAS CASES, MARCHAND, NAPOLÉON, SANTINI

 

NAPOLÉON.

Ah ! c’est toi, Santini...

Avec gaieté.

Comment, brigand, tu te permets de battre un soldat anglais... et cela parce qu’il abat un arbre au pied duquel j’aimais à me reposer ?... Est-ce vrai ?

SANTINI.

Sire, outré des mauvais traitements du gouverneur...

NAPOLÉON.

Il avoue !... Voyez-vous le misérable qui avoue ?...

SANTINI.

Ah ! s’ils ne m’avaient pas arraché mon fusil !

NAPOLÉON.

Eh bien !

SANTINI.

J’aurais envoyé ce chien d’Anglais...

NAPOLÉON.

Eh bien, qu’une pareille idée te revienne, et tu verras comme je le traiterai !... Messieurs, voilà Santini qui voulait tuer le gouverneur... Il me ferait de belles affaires ! Vilain...

Cherchant un mot.

Corse !

SANTINI.

Oui, il fallait que l’île fût débarrassée du gouverneur ou de moi : le malheur veut que ce soit moi qui parte, sire ! moi qui complais mourir près de Votre Majesté !

NAPOLÉON.

Oui, c’est vrai. Tu pars, mon pauvre Santini...

SANTINI.

Ah ! Si Votre Majesté le permettait, je resterais malgré eux ; il faudrait qu’ils m’emportassent par morceaux.

NAPOLÉON.

Non pas ! ce n’est pas un séjour regrettable que Sainte-Hélène... Dépêche-toi d’en sortir, puisque tu le peux... Quant à moi, ils me feront mourir ici, c’est certain.

SANTINI.

Votre Majesté est sortie de l’île d’Elbe aussi !...

NAPOLÉON.

Sainte-Hélène me gardera... Va, mon ami, pars ! l’air de la mer est pur, l’Océan est immense. Il doit être doux de respirer l’air de la mer et d’être bercé par les vagues de l’Océan... Dans quelques jours, tu verras succéder à ce ciel ardent un ciel semé de nuages.

Allant à la fenêtre.

Oh ! des nuages ! des nuages !

SANTINI.

Sire, n’avez-vous aucun message, aucune lettre à me donner ?... Je retourne en France.

NAPOLÉON.

Non... Ils te l’enlèveraient d’ailleurs... Seulement, si ton destin te conduit du côté de Vienne, tâche de voir mon fils, mon pauvre enfant. Tu lui diras : « J’ai quitté votre père mourant, exilé du monde, jeté sur un rocher, au milieu de l’Océan. De tous les biens qu’il a perdus, il ne regrette que vous : c’est vous qu’il appelle quand il parle seul, vous qu’il nomme quand il rêve la nuit. Les seuls portraits qui décorent sa chambre sont les vôtres... Et, lorsqu’il mourra, il se fera apporter votre buste et mourra les yeux fixés sur lui... » Voilà ce que tu diras à mon fils, Santini ; puis tu ajouteras que je t’ai embrassé et que tu es parti...

SANTINI, embrassant l’empereur.

Sire, vous le reverrez...

NAPOLÉON.

Comment ?

SANTINI.

Il y a un officier anglais dans l’antichambre... Il faut que vous le voyiez.

NAPOLÉON.

Jamais.

SANTINI.

Il m’a dit de vous répéter ces deux mots : Toulon et liberté.

NAPOLÉON, tressaillant.

C’est bien, je lui parlerai. Et maintenant, mon ami, as-tu de l’argent ?

SANTINI.

Non, sire ; mais qu’importe !

NAPOLÉON.

As-tu quelques bijoux ?

SANTINI.

J’ai été obligé de les vendre tous depuis que je suis dans l’île.

NAPOLÉON, fouillant dans ses poches.

Marchand, apportez-moi quelques couverts d’argent.

SANTINI.

Pourquoi, sire ?

NAPOLÉON.

Bien. Brisez-les maintenant. Ils les lui enlèveraient en disant qu’il m’a volé...

Écrivant quelques mots.

Prends, mon ami, prends aussi ce papier...

SANTINI.

Une pension, sire !

NAPOLÉON.

Maintenant, adieu !... laisse-moi... N’oublie pas mon fils. Adieu ! Suivez-le, messieurs, et envoyez-moi l’officier anglais qui est dans l’antichambre...

Ils sortent en pleurant. L’Espion entre.

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, L’ESPION, puis SIR HUDSON LOWE, puis MARCHAND et ANTOMARCHI

 

NAPOLÉON.

Ah ! c’est toi ; je m’étonnais de ne pas l’avoir vu plus tôt.

L’ESPION.

Merci ; ce mot est déjà une récompense. . Je n’ai pas pu, sire. Lorsqu’un congrès vous déporta en 1815, j’eus la pensée de vous accompagner. On ne voulut pas de moi sur le Bellérophon ; on ne voulut pas de moi sur le Northumberland. J’offris d’être soldat, matelot, valet... On me refusa. Or, depuis 1815, il ne s’est pas écoulé un jour, une heure, une minute, sans que je fusse tourmenté de la pensée de votre évasion. Je me fis naturaliser Anglais, je m’engageai ; je passai à l’île de France, aux grandes Indes... Puis, un jour on m’embarqua pour Sainte-Hélène, et, depuis un mois, je suis près de vous, sans que vous ayez pu vous douter qu’un cœur dévoué à l’empereur et à la France battait sous cet uniforme rouge...

NAPOLÉON.

Eh bien ?

L’ESPION.

Sire, peut-être avez-vous remarqué un vaisseau à l’ancre, si loin, que ses voiles semblent les ailes étendues d’un goéland ?

NAPOLÉON.

Oui, et je me suis étonné qu’il restât toujours à la même place.

L’ESPION.

C’est qu’il vous attend, sire...

NAPOLÉON.

Et comment m’y rendre ?...

L’ESPION.

Dans une barque qui est cachée à l’autre extrémité de l’île.

NAPOLÉON.

Et ne suis-je pas toujours accompagné d’un officier anglais ?

L’ESPION.

Et ne suis-je pas l’officier qui vous accompagne ?

NAPOLÉON.

C’est vrai... Et quand pourrai-je partir ?

L’ESPION.

Quand vous aurez dit : « Je le veux. » Le vaisseau restera là jusqu’à ce que j’allume un amas de branches sèches au haut de ce rocher. Ils sauront alors que l’entreprise a échoué, et ils partiront. Mais les moments sont précieux, sire. Il m’a fallu cinq ans pour obtenir cette minute... Faites qu’elle ne soit pas perdue.

NAPOLÉON.

Tu m’es dévoué : je le savais.

Lui présentant sa tabatière.

Prends ceci comme un souvenir...

L’ESPION.

De l’or !...

NAPOLÉON.

C’est une tabatière.

L’ESPION.

Mais en or !

NAPOLÉON, gravant son chiffre dessus avec un poinçon.

Tiens : mon chiffre est dessus... gravé par moi...

L’ESPION.

Oh ! maintenant !...

NAPOLÉON.

Maintenant, monte sur la barque, et va-t’en.

L’ESPION.

Sans vous ?

NAPOLÉON.

Sans moi.

L’ESPION.

C’est vous que je suis venu chercher ; je ne partirai pas sans vous ; il faut que je vous rende à la France ; il faut que je vous restitue au monde. Une grande idée m’est venue ; il faut que je l’accomplisse ; il faut que je délivre l’empereur Napoléon, ou que j’y meure ! Dans l’un ou l’autre cas, mon nom est fait ! il vivra...

NAPOLÉON.

Ah ! de l’ambition ! je te croyais dévoué. Je me trompais...

L’ESPION.

Un soir, à Saint-Cloud, cessa mon dévouement, qui avait commencé à Toulon. Vous m’aviez laissé la vie, je sauvai la vôtre ; nous étions quittes. De ce jour où je cessai d’être votre obligé, je devins votre enthousiaste. Sire, rappelez-vous l’île d’Elbe, vous m’y reçûtes mieux, et vous revîntes en France...

NAPOLÉON.

Eh bien, c’est pour cela. Je ne ferais que ce que j’ai déjà fait : et à quoi bon ?

L’ESPION.

Sire, vous continuerez votre histoire.

NAPOLÉON.

Et quel chapitre y ajouterais-je ? Ma carrière regorge... En sortant d’ici, je risque de tomber ; en restant, je puis monter encore...

L’ESPION.

Je te devine, et je t’écoute à genoux. Parle ! parle !

NAPOLÉON, le regardant.

C’est cela, tu m’as compris. Vois-tu, te qui n’est qu’admiration vulgaire deviendra culte. Jésus-Christ n’eût pas fondé une croyance, s’il n’avait eu ses quarante jours de passion... Or, ma passion à moi... ma croix, c’est Sainte-Hélène : je la garde, il me la faut.

L’ESPION.

Kléber avait raison : tu es grand comme le monde !

NAPOLÉON.

M’évader ! m’enfuir ! manquer ma mort, pour quelques jours, quelques heures peut-être qui me restent à vivre... Car je sens là, vois-tu, tout ce qu’on sent quand on va mourir... Où trouverai-je un tombeau plus imposant à ton avis ? Sainte-Hélène, taillée à pic, n’est-elle point un magnifique piédestal pour la statue colossale que m’élèveront un jour les peuples ?

L’ESPION.

Mais votre fils ! votre fils !

NAPOLÉON.

Eh bien, mon nom n’est-il pas un assez bel héritage ?

L’ESPION.

C’est bien ; tout est dit.

NAPOLÉON.

Où vas-tu ?

L’ESPION, sortant.

Je reviens...

NAPOLÉON, pensif.

Cet homme avait l’instinct des bonnes choses : pourquoi a-t-il marché à côté de sa voie !

Se retournant.

Qu’est cela ? le feu ? un incendie ?

L’ESPION, rentrant.

Rien ; c’est moi qui ai mis le feu au signal.

NAPOLÉON.

Et le vaisseau va partir ?

L’ESPION.

Oui.

NAPOLÉON.

Et toi ?

L’ESPION.

Moi, je reste.

NAPOLÉON.

Oh ! malheureux !... voilà le gouverneur. Qu’as-tu fait ?

SIR HUDSON LOWE, de la porte.

Pourquoi ce feu ? est-ce un signal ?

L’ESPION.

Oui.

SIR HUDSON LOWE.

Pourquoi ?

L’ESPION.

Pour correspondre avec le vaisseau qui est à l’ancre, en mer.

SIR HUDSON LOWE.

Et que fait là ce vaisseau ?

L’ESPION.

Il attendait l’empereur, si l’empereur eût voulu fuir.

SIR HUDSON LOWE.

Et l’empereur ?

L’ESPION.

N’a pas voulu.

SIR HUDSON LOWE, étonné.

N’a pas voulu ?...

L’ESPION.

Non. Vous ne pouvez pas comprendre...

SIR HUDSON LOWE.

Et qui avait fait ce complot ?

L’ESPION.

Moi.

SIR HUDSON LOWE.

Vous ?... Un Anglais ?...

L’ESPION, jetant son chapeau.

Moi ! un Français !

SIR HUDSON LOWE, après une pause.

Vous connaissez le bill ?

L’ESPION.

Oui.

SIR HUDSON LOWE.

Ta peine ?

L’ESPION.

Oui.

SIR HUDSON LOWE.

Êtes-vous prêt ?

L’ESPION.

Oui.

SIR HUDSON LOWE.

Votre procès ne sera pas long.

L’ESPION.

Je le sais.

SIR HUDSON LOWE.

La grande vergue.

L’ESPION.

Soit !... j’aurai les honneurs du coup de canon.

À Napoléon.

Adieu, sire. Vous entendez ? je vais être pendu. C’est un peu de votre faute : vous pouviez me faire fusiller à Toulon... Adieu !

Il sort avec le Gouverneur.

NAPOLÉON.

Au revoir !... à bientôt !... Je sens... Mon Dieu ! Ah ! ah !

Il se couche sur son canapé et reste sans connaissance.

MARCHAND, de la porte.

Peut-on entrer ? sire, peut-on entrer ? L’empereur couché ! pâle, ne répondant pas ! Oh ! venez, docteur, et voyez...

ANTOMARCHI.

Il est évanoui ! Transportons-le dans son lit ; l’air du soir lui fera du bien.

 

 

Vingt-troisième Tableau

 

La chambre à coucher.

 

 

Scène unique

 

MARCHAND, LAS CASES, BERTRAND, ANTOMARCHI, puis NAPOLÉON, puis SIR HUDSON LOWE, LE DOCTEUR ARNOTT, MADAME BERTRAND et SES ENFANTS

 

MARCHAND, frappant à la porte.

Monsieur de Las Cases !... monsieur de La Cases !

LAS CASES.

Eh bien, comment va l’empereur ?

MARCHAND.

Il s’affaiblit de plus en plus. Savez-vous quelque chose de cet espion français, et pourquoi, depuis huit jours, il n’a pas été exécuté, quand le bill porte que tout Français qui essayera de favoriser la fuite de l’empereur sera exécuté à l’instant même ?

LAS CASES.

Il était porteur d’un brevet de sous-officier anglais, et, considéré comme tel, il n’a pu être jugé que par un conseil de guerre ; mais cela ne le sauvera pas. Antomarchi est allé à la ville pour en savoir des nouvelles.

MARCHAND.

Son arrestation a fait plus de mal à l’empereur qu’une année de souffrance.

LAS CASES.

Oh ! Marchand ! le voir ainsi s’éteindre jour par jour, heure par heure, et ne pas pouvoir lui porter secours au prix de mon sang, de ma vie ! Il me semble que l’Europe nous dira à tous : « Vous étiez là, près de lui, et vous l’avez laissé mourir ! »

BERTRAND, de la porte.

L’empereur demande son testament ; il veut y ajouter quelques legs.

LAS CASES.

Je le lui porte. Marchand, tâchez de savoir où en est la procédure du Français. Je donnerais dix années de ma vie pour apprendre à l’empereur qu’il est sauvé.

MARCHAND, le suivant jusqu’à la porte.

Oh ! si l’empereur était plus mal, rappelez-moi. Son testament !... Il craint d’avoir oublié quelqu’un... Le monde qui le calomnie saura s’il était bon !

UN SOLDAT ANGLAIS.

Une lettre du gouverneur pour le général Bonaparte.

MARCHAND.

Bien. Dois-je la lui remettre ? Peut-être contient-elle quelque nouvelle de France... C’est le cachet de sir Hudson Lowe ; cela ne promet rien de bon.

BERTRAND, de la porte.

Marchand, l’empereur a vu par la fenêtre un soldat anglais porteur d’une lettre ; il la demande.

MARCHAND.

Monsieur le maréchal, elle est du gouverneur ; oserez-vous la lui remettre ?

BERTRAND.

Il la veut.

Il rentre.

MARCHAND.

Ah ! voilà le docteur Antomarchi. Eh bien, quelles nouvelles ?

ANTOMARCHI.

Condamné.

MARCHAND.

À mort ?

ANTOMARCHI.

À mort.

On entend sonner violemment dans la chambre.

MARCHAND.

Désespoir ! qu’est-cela ?

LAS CASES, sortant.

Antomarchi ! Antomarchi ! Oh ! docteur, venez, venez, l’empereur a une crise affreuse ! Une lettre qu’on lui a remise contenait l’arrêt du conseil de guerre...

NAPOLÉON, dans la coulisse.

Laissez-moi ! laissez-moi !

ANTOMARCHI.

Sire...

NAPOLÉON.

Arrière !

LAS CASES.

Ah ! voyez, voyez ! qu’il est pâle !

NAPOLÉON.

Écoutez, écoutez tous mon dernier legs ?... et je vendrais que l’univers tout entier fût là pour l’entendre... Je lègue l’opprobre de ma mort à la maison régnante d’Angleterre !... Et maintenant, j’en ai fini avec le monde. Venez, mes amis, mes enfants, je ne suis plus l’empereur... Je suis un homme mourant, qui souffre !... un père qui vous bénit ! Ah ! si Larrey était ici, mon brave Larrey ! il ne me guérirait pas, je le sens bien, mais peut-être qu’il déplacerait mon mal ; et souffrir autre part, ce serait presque du repos. Cela me mord, cela me  ronge ! c’est comme un couteau dont la lame se serait brisée  dans les chairs. Oh ! cela est atroce !... Fermez cette fenêtre. Oui, oui, mon pauvre Marchand ; comme cela... Merci. Que je ne voie plus ce ciel ardent ! c’est le ciel qui me tue. Oh ! mes amis !... où sont les nuages de Charleroi ?... Mon enfant...

ANTOMARCHI.

Portons l’empereur dans son lit.

NAPOLÉON.

Non ; je souffre trop. Prenez ce manteau, couvrez-moi de ce manteau. Il ne me quittera plus... C’est celui que je portais à Marengo... Ah ! mes amis, que je vous donne de peine, et qu’on a de mal à mourir !...

ANTOMARCHI.

Que faites-vous, sire ?

NAPOLÉON.

Je prie ! Tout le monde n’a pas l’avantage d’être athée, ou médecin, docteur... Maintenant, je voudrais voir mon fils de plus près... Oh ! mon fils, mon enfant ! s’il savait que son père est ici mourant, gardé par des geôliers !... Mais il ne sait rien... Il est heureux, il joue... Pauvre petit ! N’est-ce pas qu’il saura un jour ce que j’ai souffert... par vous, mes amis ; par ce bon Las Cases ; par mes Mémoires, si l’Angleterre ne les détruit pas ?... Ah ! si mon fils ne portait pas bien le nom de son père !... si ces Autrichiens qui l’entourent allaient lui inspirer de l’horreur pour moi ! Mon fils me haïr, mon Dieu ! Ah ! dites-moi que mon fils ne me haïra pas ! qu’il ne haïra pas son père !

Entre le Gouverneur, suivi du docteur Arnott.

Oh ! que me veut encore cet homme ?...

LAS CASES, à sir Hudson Lowe.

Sortez, monsieur, sortez.

SIK HUDSON LOWE.

J’ai ordre de mon gouvernement de ne pas quitter le général Bonaparte, du moment que l’on pourra craindre...

LAS CASES, levant une cravache.

Silence !

NAPOLÉON.

Laisse, laisse cet homme, Las Cases !... Je ne le verrai pas, je regarde mon fils... Ouvrez la fenêtre. L’air du soir me fera du bien peut-être... Le soleil se couche, s’éteint ; et moi aussi, je m’éteins ! Ah ! un nuage ! un nuage qui ait passé sur la France !... France ! ma chère France !... Mon enfant ! Donnez-moi un de ses portraits : celui qui est brodé par Marie-Louise... Je ne puis plus voir son buste, mais je le sentirai encore dans mes mains. Merci !... Ah ! s’il était là ! si je sentais ses petites mains !... si je voyais ses beaux cheveux blonds !... Mais rien !... rien ! à deux mille lieues !... Oh ! ma poitrine !... On dirait qu’on me tenaille... Oh ! ces rois ! qu’ils viennent voir leur patient !... Cet uniforme me fait mal ! Mon épée !... donnez-moi mon épée !... À moi !... à moi mes grandes batailles !... Marengo ! Austerlitz ! Iéna ! Waterloo ! Waterloo !...

Il tombe sur le lit. Entrent madame Bertrand et ses Enfants, toute la Maison.

BERTRAND.

Secourez l’empereur, secourez-le, monsieur Antomarchi ! ne voyez-vous pas qu’il se meurt ?...

NAPOLÉON.

Pour mon fils... mon nom... rien que mon nom...

Une panse.

Tête d’armée !... Mon Dieu ! mon Dieu !... Nation française !

Il meurt.

ANTOMARCHI, mettant sa main sur le cœur de Napoléon.

L’empereur est mort.

On s’agenouille.

SIR HUDSON LOWE, tirant sa montre.

Six heures moins dix minutes... Bien.

On entend un coup de canon.

LE DOCTEUR ARNOTT, se retournant.

Qu’est cela ?

SIR HUDSON LOWE.

Rien : un espion qu’on vient de pendre...


[1] « Palais-Royal, ce 9 avril 1830.

« J’apprends, monsieur, que vous avez l’intention de soumettre au roi la proposition d’accorder à M. Alex. Dumas la croix de la Légion d’honneur, à l’époque de l’année où Sa Majesté est dans l’usage de faire une promotion dans l’ordre. Les succès dramatiques de M. Dumas me semblent, en effet, de nature à mériter cette faveur, et je serai d’autant plus aise qu’il l’obtienne, qu’il a été attaché pendant près de six ans à l’administration de mes forêts, et qu’il a été, pendant ce temps, le soutien de sa famille de la manière la plus honorable. Il me dit qu’il est au moment de faire un voyage dans le nord de l’Europe, et qu’il attacherait un grand prix à ce que sa nomination put avoir lieu avant son départ. Je ne sais si le 12 avril ne serait pas une occasion où vous pourriez en soumettre la proposition au roi ; mais j’ai voulu vous en suggérer l’idée, en vous témoignant l’intérêt que je porte à M. Dumas ; et je profite avec grand plaisir, monsieur, de cette occasion de vous offrir l’assurance de mes sentiments pour vous.

« Votre affectionné

« Louis-Philippe d’Orléans. »

On conçoit qu’après de pareilles marques d’intérêt et de protection, il ne fallut pas moins qu’une conscience politique, trop méticuleuse peut-être, pour me décider à donner ma démission.

[2] J’excepte de cette attaque deux ou trois personnes ; du reste, je n’ai pas besoin de prononcer leur nom ; celles que j’excepte et celles que j’attaque se reconnaîtront facilement. Mais ni les unes ni les autres, j’en suis sûr, ne me démentiront.

[3] Nous sommes obligé d’avouer que, dans notre opinion, le parallèle entre la Fayette et le duc de Rovigo est au désavantage de ce dernier ; mais combien, en le comparant aux autres hommes de l’Empire, il est au-dessus d’eux ! L’amour de la Fayette pour la liberté est sublime ; le dévouement du duc de Rovigo pour Napoléon est respectable ; car tout dévouement est une belle et surtout rare chose par le temps qui court.

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