Dieu vous bénisse ! (Jacques-François ANCELOT - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 14 février 1839.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE ROSAMBERT

MONSIEUR DE SURGRON

AGATHE DE SURGEON

ÉLISE DE MÉRAINVILLE, sa sœur

SAINT-JEAN, valet de chambre du marquis

 

La scène se passe à 50 lieues de Paris, près d’Amboise, en Touraine, dans un château appartenant à M. de Surgeon, en 1775, quelque temps après la représentation du Barbier de Séville.

 

Le théâtre représente un jardin élégant, dans le goût du dernier siècle. À gauche du spectateur, une aile du château de M. de Surgeon. Au fond allées à droite et à gauche. Sièges de jardin. Table de marbre, à gauche, sar laquelle est tout ce qu’il faut pour faire du filet.

 

 

Scène première

 

AGATHE, ÉLISE

 

ÉLISE, accourant avec joie de l’allée de droite, sans voir Agathe.

C’est lui ! c’est lui !... le voilà !...

AGATHE, assise près de la table à gauche.

Qu’as-lu donc, Élise ?

ÉLISE, avec embarras.

Ah ! ma sœur, je venais t’annoncer que ton mari, que M. de Surgeon va rentrer dans l’instant.

AGATHE.

Et c’est pour mon mari que tu es si émue ?

ÉLISE.

Émue, moi ?... je ne sais ce que tu veux dire.

AGATHE.

Ni moi non plus.

Appuyant.

Et il est seul, mon mari ?

ÉLISE, avec une expression involontaire.

Oh ! non !

AGATHE.

Ah !

ÉLISE, se reprenant.

C’est-à-dire, je ne crois pas... de loin il m’a semblé voir, avec lui, sur la route...

AGATHE.

Où tu étais en observation ?

ÉLISE, avec embarras.

Mon Dieu, du tout !... le hasard seul... ou plutôt, si fait !... j’aime tant à voir revenir mon cher beau frère, avec toutes ces jolies plantes qu’il rapporte toujours, quand il est allé herboriser dans les environs !...

AGATHE.

Il faut, en effet, que ce soit un bien vif plaisir, mon mari a fait encore un autre prosélyte que toi, M. le marquis de Rosambert,

Élise baisse les yeux.

qui était venu passer vingt-quatre heures dans son château, voisin du nôtre, et qui déjà y est resté quinze jours, à cause de cette passion soudaine qui lui a pris pour la botanique.

ÉLISE.

Oh ! oui !... ce sera un bien bon élève pour ton mari... car il a un zèle !... encore aujourd’hui, ils sont en semble.

AGATHE.

Ah ! fort bien !... c’est lui que tu avais cru voir de loin.

ÉLISE.

Oui, ma sœur... il passera sans doute la journée ici...

AGATHE.

Et tu n’en seras pas fâchée ; car sa conversation paraît l’intéresser beaucoup.

ÉLISE.

Écoute donc, ma sœur, moi, je n’ai pas, comme foi, l’habitude du grand monde. Restée au couvent jusqu’à seize ans, j’entendais vanter l’esprit, l’élégance, les manières charmantes de la cour de Louis XV ; je cherchais en vain à m’en faire une idée, et j’aspirais à l’époque où je pourrais en juger par moi-même. Enfin, on me donne un mari ; je me dis : C’est bon, il me mènera à Versailles... pas du tout... Oh ! je suis bien malheureuse !

AGATHE.

Plains-toi donc ?

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Ah voilà bien ton caractère !
Tournant sans cesse au moindre vent,
Tu t’abandonnes toute entière
À l’impression du moment,
Qu’efface un nouveau changement.
Dans sa vivacité mobile,
Ton âme cède au mal, au bien,
Et comme le miroir fragile,
Reçoit tout, mais ne garde rien.

Tu étais si contente du mari que nous l’avions donné, M. de Mérainville, jeune, aimable, spirituel...

ÉLISE.

Raison de plus pour que je sois malheureuse de l’avoir perdu.

AGATHE.

Pendant quelques mois.

ÉLISE.

En voilà déjà quatre : c’est bien long !

AGATHE.

Est-ce ma faute, si presque aussitôt après votre mariage, et par suite du changement de règne, il reçoit de M. de Vergennes une mission importante pour Saint-Pétersbourg ? Comptant sur un retour prochain, et ne voulant pas t’exposer aux fatigues du voyage, il l’avait confiée à nous... depuis, le service du jeune roi a prolongé son absence, et...

ÉLISE.

Et, aussi, je ne lui en veux pas, à mon mari... je me trouverais même heureuse auprès de vous si vous n’habitiez pas cette terre...

AGATHE.

Où nous recevons toute la noblesse de Touraine.

ÉLISE.

De braves gens, sans doute, mais des provinciaux, chez qui les ridicules abondent... et le ridicule, vois-tu, c’est mon antipathie... quiconque en est frappé, n’existe plus pour moi... Quelle différence avec Paris, Versailles, ce monde si brillant que je me faisais une fête de connaître ! Et quand il nous en arrive un représentant aussi aimable que M. le marquis, n’est il pas tout simple que, je l’observe, que je l’étudie...

Mouvement d’Agathe ; Élise se reprend.

par curiosité ?

AGATHE.

Ah ! mais je les entends... tu sais que mon mari est toujours affamé quand il revient des champs. Va, Élise, va faire avancer le déjeuner.

ÉLISE, se dirigeant vers la gauche.

Oui, ma sœur.

AGATHE.

Ça le distraira...

Avec intention.

Il ne faut pas toujours

Appuyant.

étudier.

ÉLISE, baissant les yeux, et en sortant par la gauche.

C’est bien dommage.

 

 

Scène II

 

AGATHE, seule, et ensuite SURGEON, LE MARQUIS

 

AGATHE.

Oh ! oui, j’aime à le croire, l’esprit seul est préoccupé... et, grâce aux précautions que je vais prendre...

On entend le Marquis appeler Surgeon dans la coulisse.

Mais les voici ; attendons, pour parler au marquis, que mon mari soit éloigné.

Elle sort par la gauche.

LE MARQUIS, entrant par la droite avec un paquet de plan tes fraiches.

Allons donc, Surgeon, vous n’avancez pas...

SURGEON, le suivant avec un paquet semblable.

Je n’en peux plus, marquis, je me meurs de faim !... Ainsi, c’est entendu, vous passerez la journée avec nous.

LE MARQUIS.

Vous le voulez ?...

SURGEON.

Je l’exige.

LE MARQUIS.

Soit donc, pour causer de ce titre de comte que vous désirez obtenir, et des démarches que j’ai déjà fait faire, à ce sujet, auprès de M. de Maurepas.

SURGEON.

Vous avez daigné...

LE MARQUIS.

Certainement ; j’ai fait remarquer qu’étant de bonne noblesse de robe, vous pouviez bien prétendre...

SURGEON.

Merci, merci !... vous aurez comblé tous mes vœux, car c’est vrai...

Air : Femmes, voulez-vous éprouver.

Jusqu’ici sans ambition,
Épris de la seule nature,
J’ai refusé malgré mon nom,
D’entrer dans la magistrature.
Aux champs venant me reposer,
Je n’ai que deux goûts, je vous jure,
D’être comte et d’herboriser,
Pour rester près de la nature.

Aussi, en reconnaissance de votre dévouement, allez, je vous pousserai dans la botanique, je vous ferai connaître les simples.

LE MARQUIS.

J’ai déjà bien profité depuis que je vous vois.

SURGEON.

Trop bon !... vous me flattez. Ah ça ! mais que je vous débarrasse de ces plantes... donnez, donnez-moi, je vais les porter au laboratoire.

LE MARQUIS.

Tenez...

Il lui remet les plantes.

SURGEON.

Le temps seulement de les mettre dans l’herbier... et je reviens.

LE MARQUIS.

À votre aise.

Air : Vaudeville des blouses.

Entre nous deux point de cérémonie ;
Oui, loin de moi, restez tout à loisir.
Moins vous viendrez me tenir compagnie,
Et plus, mon cher, vous me ferez plaisir.

SURGEON, à lui-même.

Que je lui plais !... en tout sur lui je compte !
Quand j’herborise, me suit pas à pas,
Dîne à ma table, et veut me faire comte !
Il m’aime, enfin. comme l’on n’aime pas !

ENSEMBLE.

Mon cher marquis, croyez que j’apprécie
Votre amitié si prompte à me servir,
Quelques instants restez là, je vous prie,
Tt près de vous je m’en rais revenir.
Il entre dans le château, à gauche.

LE MARQUIS.

Entre nous deux, etc.

 

 

Scène III

 

AGATHE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Peste soit du gentilhomme campagnard, et de sa manie d’être un second Linnée !... et moi, forcé de la flatter pour m’ouvrir un libre accès chez lui, près de sa belle-sœur, de cette Élise, si jolie et si candide, ce qui est encore plus rare... Ah çà ! mais où peut-elle être ?... Si elle descendait au jardin pendant que je suis seul...

Il regarde à droite.

AGATHE, s’approchant de lui du côté opposé à celui où il regarde.

Monsieur le marquis.

LE MARQUIS, se retournant vivement.

Ah ! chère Él...

Voyant Agathe.

Madame...

AGATHE.

Ce n’est pas moi que vous attendiez ; je vous gêne.

LE MARQUIS.

Au contraire, madame... et je suis trop heureux...

AGATHE.

Voilà un mensonge d’une galanterie...

LE MARQUIS.

Un mensonge ?

AGATHE.

Ah ! mon Dieu, oui... épargnez-vous la peine de feindre avec moi : je n’en serais plus dupe.

LE MARQUIS.

Madame...

AGATHE.

Oh ! c’est que je l’ai été, je l’avoue à ma honte ; jusqu’ici, je vous regardais comme un bon et bonnète voisin, incapable de dissimulation, de perfidie ; je ne me doutais pas de vos talents.

LE MARQUIS.

Mais, madame...

AGATHE.

Mais, monsieur, j’ai reconnu mon erreur ; ainsi vous aurez plus tôt fait d’être sincère avec moi.

LE MARQUIS.

En vérité, il m’est impossible...

AGATHE.

D’être sincère ?... Au fait, si c’est trop contraire à vos habitudes...

LE MARQUIS.

Ce persiflage, madame... je n’en puis deviner la cause...

AGATHE.

Rien n’est plus simple. Il y a quelques jours, écrivant à une de mes amies, à Paris, je lui parlais de votre voisinage, de vos fréquentes visites, du plaisir que nous y trouvions.

LE MARQUIS.

Trop bonne...

AGATHE.

Attendez... Quelle est ma surprise lorsque hier je reçois d’elle une réponse où elle m’avertit de me défier de vous, te me tenir sur mes gardes, vous dépeignant comme le séducteur le plus dangereux !...

LE MARQUIS.

Quoi, madame ! vous craindriez...

AGATHE.

Pour moi ?... oh ! mon Dieu, non ; pas le moins du monde !

LE MARQUIS.

Alors, je ne vois pas...

AGATHE.

Mais, moi, j’ai vu... car je vous épiais hier au soir... j’ai très bien vu qu’à tout instant, et par des manœuvres savantes, vous aviez l’art de vous rapprocher de ma sœur, de lui lancer une œillade, un sourire, un demi-mot à l’oreille...

LE MARQUIS.

Ciel ! je vous jure que jamais...

AGATHE.

Un serment !... je ne faisais que croire, et me voilà sûre.

LE MARQUIS.

Qu’ai-je donc de si dangereux ?

AGATHE.

Que sais-je ?... votre esprit, votre aplomb, la grâce que vous mettez à pirouetter en causant, à chiffonner jabot et manchettes, à jouer avec votre tabatière, ou à y puiser négligemment une prise de tabac d’Espagne ; enfin, ces mille petits riens charmants.

Air : du Fleuve de la vie.

Qui, par leur élégance aimable,
Vous rendant le héros du jour,
Font de vous un homme... adorable !

LE MARQUIS.

Ah ! vous calomniez l’amour !
Auprès d’un sexe que j’honore
Suffirait-il de ces riens là
Pour se faire aimer ?

AGATHE.

Non... voilà
Pourquoi l’on vous adore.

Ce serait donc bien mal à nous de vous retenir ici ; et pour, ma part, je vous invite à retourner au plus tôt sur le théâtre de vos triomphes.

LE MARQUIS.

J’entends... madame me met à la porte.

AGATHE.

Pardon, si je n’ai pas eu l’esprit de le mieux dire.

LE MARQUIS.

Et si je n’avais pas, moi, l’esprit de comprendre ?

AGATHE.

Prenez-y garde, monsieur le marquis ; rester, c’est une déclaration de guerre.

LE MARQUIS, souriant.

Vous m’effrayez !

AGATHE.

Ah ! vous le prenez ainsi ? Eh bien ! soit, la guerre... car je vous en préviens, vous ne séduirez pas ma sœur.

LE MARQUIS.

Mais, madame...

AGATHE.

Vous vous êtes dit : Elle est légère, sans expérience, véritable enfant gâté, qui passe en un instant d’une disposition d’esprit à une autre, et les porte toutes à l’excès ; et en profitant d’un premier mouvement... Mais c’est ce premier mouvement-là que je ne vous laisserai pas le temps de faire naître.

LE MARQUIS.

C’est-à-dire que vous me dénoncerez à votre mari ?

AGATHE.

C’est sans doute ce qu’il y aurait de plus commode et de meilleur.

LE MARQUIS.

Mais M. de Surgeon m’entendra ; c’est un homme d’esprit, et...

AGATHE.

Et, comme tel, capable de faire quelque sottise ; aussi, je ne veux pas plus exposer ma sœur à être compromise par ses inconséquences que par vos assiduités ; c’est donc à moi, monsieur, à moi seule que vous aurez affaire ; c’est moi que vous trouverez partout sur votre chemin, déjouant toutes vos ruses, parant toutes vos attaques, et je vous prouverai que je suis une ennemie infatigable...

LE MARQUIS.

Moi, madame, je vais vous prouver que je suis un ami plein de zèle.

AGATHE.

Comment ?

LE MARQUIS.

Oh ! bien peu de chose, il est vrai ! mais en fin je reçois de Paris la riche tabatière que vous m’aviez en secret chargé de commander pour en faire cadeau à M. de Surgeon. La voici, remplie de mon meilleur tabac d’Espagne.

AGATHE, prenant la boîte.

Ah ! cette attention... combien je vous remercie !... Tenez, marquis, vous êtes un homme aimable ; vous allez perdre votre temps ici, et ce serait dommage. Croyez-moi, allez-vous-en tout de suite et de bonne amitié... Oh ! je vous serais si reconnaissante de m’avoir fait ce plaisir-là !

LE MARQUIS.

C’est la seule manière de vous plaire à la quelle je ne puisse me décider.

AGATHE.

Vous persistez donc ?

LE MARQUIS.

Ne fût-ce que l’honneur de lutter avec vous !

AGATHE.

Eh bien ! gageons qu’avant ce soir vous en aurez assez de la lutte !

LE MARQUIS.

J’accepté la gageure... mais quel sera l’enjeu ?

AGATHE.

L’enjeu ?...

LE MARQUIS.

Cette tabatière ?

AGATHE.

Elle est à vous, si je ne vous ai pas dès aujourd’hui forcée de quitter la place.

LE MARQUIS.

Et moi, madame, si je perds, je mets à votre discrétion toutes les parures de mon joaillier.

AGATHE.

Fort bien ! À partir de ce moment les hostilités commencent ; et, songez-y, tout sera de bonne guerre, et point d’autre condition de paix que votre départ ; car, je vous le répète, quelles que puissent être vos tentatives, à quelque moyen que je doive recourir pour les combattre, monsieur le marquis, vous ne séduirez pas ma sœur.

Elle fait la révérence et sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, seul

 

Ah ! un défi ! ah ! des menaces !... à merveille ! voilà de quoi m’attacher encore davantage à la conquête que je méditais... car, c’est vrai, il ne manquait rien à Élise, excepté le charme des obstacles.

Air du Baiser au porteur.

À la tromper j’avais trop peu de peine,
Car son esprit irréfléchi, léger,
N’a jamais su, quand vers moi je, l’entraine,
Comprendre même le danger ;
Et, la voyant si prompte à s’engager,
Je suis parfois près de lui dire : Arrête !
Défends-toi mieux ; daigne, par charité,
Joindre au plaisir de la conquête
Celui de la difficulté !

Eh bien, maintenant, grâce à la sœur, tous les plaisirs vont être réunis, et mon succès sera devenu assez difficile pour être cité avec ceux qui ont fait ma réputation à l’Œil-de-Bœuf. Mon succès... c’est bientôt dit ; mais il faut que je l’obtienne ; et avec ma spirituelle adversaire il n’y a pas à s’endormir ; d’autant qu’elle m’en a prévenu, tous les moyens lui seront bons contre moi... il est vrai qu’à cet égard-là, j’ai le droit de représailles, c’est trop juste ; et pour commencer, si je pouvais adroitement lui susciter quelque embarras personnel qui fit diversion et l’empêchât d’être si attentive à mes affaires, en la forçant de s’occuper un peu des siennes... Sans doute ce serait là un coup de maître... oui, mais comment m’y prendre ? j’ai beau chercher...

 

 

Scène V

 

SAINT-JEAN, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, se retournant.

Ah ! c’est toi, Saint-Jean ?

SAINT-JEAN, qui est entré par la gauche.

Oui, monsieur, moi-même, qui viens vous demander mon congé.

LE MARQUIS.

Ton congé ? quelle fantaisie ! et pourquoi ?

SAINT-JEAN.

Parce que, monsieur, ma moralité me défend d’être plus longtemps le complice de ce que vous appelez vous même vos roueries.

LE MARQUIS.

Plaît-il, drôle ? votre moralité...

SAINT-JEAN.

Oui, monsieur, ma moralité... et mon intérêt.

LE MARQUIS.

Ah ! à la bonne heure !

SAINT-JEAN.

Dam ! c’est que tant de gens confondent l’un avec l’autre.

LE MARQUIS.

Eh bien donc ! cet intérêt...

SAINT-JEAN.

Voilà, monsieur... Depuis notre arrivée à Amboise, je fais la cour à Denise, la fille du concierge de M. de Surgeon, qui, en sa qualité de parrain, a promis de la doter richement ; mais on le dit très jaloux, M. de Surgeon ; il peut ouvrir les yeux d’un moment à l’autre, et alors je vous demande s’il voudra donner sa filleule au valet de confiance d’un homme qui aura séduit sa femme ?

LE MARQUIS.

Comment ! sa femme ?

SAINT-JEAN.

Oui, monsieur, oui, Mme Agathe de Surgeon.

LE MARQUIS.

Et qui diable te fait supposer que je veuille la séduire ?

SAINT-JEAN.

Oh ! je ne suppose plus.

LE MARQUIS.

Explique-toi.

SAINT-JEAN.

Tout à l’heure elle m’a fait appeler pour me dire : « Saint-Jean, dix louis pour vous, si vous me faites connaître les principales bonnes fortunes de votre maître dans la capitale. »

LE MARQUIS.

Eh bien ?

SAINT-JEAN.

Eh bien, monsieur, voilà ses dix louis !

LE MARQUIS.

Comment, traître, tu as révélé...

SAINT-JEAN.

Par dévouement pour vous, monsieur. Ne me recommandiez vous pas toujours à Paris d’être indiscret sur le chapitre de vos maîtresses ?

LE MARQUIS.

Enfin Mme de Surgeon...

SAINT-JEAN.

Oh ! dam ! à l’empressement de ses questions, à l’avidité avec laquelle elle écoutait les moindres détails, j’ai bien vu qu’il avait de l’amour sous jeu... autrement, pourquoi serait-elle venue me demander l’histoire de vos autres maîtresses, et quel intérêt y aurait-elle pris ?

LE MARQUIS, passant à la droite de Saint-Jean, à part.

Je devine lequel... Ah ! madame, vous n’avez pas perdu de temps ; vous cherchez déjà à miner le terrain sous mes pas... belle occasion de riposter par une contreminé.

SURGEON, en dehors.

Oui, que l’on ne dérange rien dans mon laboratoire.

LE MARQUIS, à part.

Le mari !... ah ! je tiens mon plan !

Haut.

Saint-Jean !

SAINT-JEAN.

Monsieur...

LE MARQUIS, le poussant du côté opposé de la maison.

Écoute.

 

 

Scène VI

 

SURGEON, LE MARQUIS, SAINT-JEAN

 

LE MARQUIS, élevant la voix, quoique d’un air conspirateur.

Il faut que tu m’aides à tromper M. de Surgeon.

SURGEON.

Hein ?

Il s’arrête.

SAINT-JEAN.

C’était donc vrai, monsieur ?

LE MARQUIS.

Oui, mon ami ; je nourris pour sa femme la passion la plus profonde.

SURGEON, à part.

Ciel ! c’est bon à savoir.

LE MARQUIS.

Passion que j’ai tout lieu de croire bien près d’être partagée.

SURGEON, à part.

Quelle horreur ! c’est très bon à savoir.

LE MARQUIS.

Ainsi, il faut que tu m’aides à tromper le mari dans son intérêt même.

SAINT-JEAN.

Par exemple !

SURGEON.

Comment, dans mon intérêt ?

LE MARQUIS.

Tu sais combien M. de Surgeon a d’esprit.

SURGEON, à part, faisant jabot.

Quant à ça...

SAINT-JEAN.

Pas déjà trop.

SURGEON, à part.

Hein ? qu’est-ce qu’il a dit ? j’ai mal entendu.

LE MARQUIS.

S’il se doute de quelque chose, il me fermera sa maison ; ça fera une querelle ; il est très brave, nous nous battrons, et je n’aurais qu’à le tuer...

SURGEON, à part.

Malheureux !

SAINT-JEAN.

Comme ça vous est arrivé plus d’une fois !

LE MARQUIS.

Je serais désolé.

SURGEON, à part.

Et moi donc ! Mais j’ai pitié de toi... je t’épargnerai ce remords là.

LE MARQUIS.

Au lieu que si tu m’aides à lui cacher mes rendez-vous, à l’éloigner avec adresse de sa femme.

SURGEON, vivement.

Je ne la quitte plus.

LE MARQUIS, se retournant au bruit, et jouant l’étonnement.

Quelqu’un !

SAINT-JEAN, se retournant.

M. de Surgeon !

LE MARQUIS, avec affectation.

Chut ! tais-toi !

Allant à Surgeon.

Ah ! mon ami, mon bon ami !

SURGEON, à part.

Son bon ami !

SAINT-JEAN.

Pauvre cher homme !

LE MARQUIS, feignant d’être inquiet.

Vous ne faites que d’arriver, n’est-ce pas ?

SURGEON, à part.

Dissimulons.

Haut.

Mon Dieu, oui.

LE MARQUIS.

Je donnais des ordres pour envoyer demain un de mes gens à Paris, dans l’intérêt de votre grande affaire, de ce titre que vous sollicitez.

SURGEON.

Ah ! oui, oui, le titre...

LE MARQUIS.

C’est que vous n’imaginez pas mon dévouement pour vous.

SURGEON, à part.

Laisse donc ! tu ne te bornes pas à vouloir me faire comte.

SAINT-JEAN, à part.

Infortuné mari, comme on le trompe !

LE MARQUIS.

Saint-Jean, allez m’attendre, je dîne ici.

Saint-Jean sort.

SURGEON, à part.

Et c’est moi qui l’ai invité !

LE MARQUIS, regardant à gauche.

Ah ! voici ces dames.

SURGEON.

Eh ! vite, à mon poste ! toujours près de ma perfide.

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, LE MARQUIS, SURGEON, AGATHE

 

LE MARQUIS, saluant.

Mesdames...

Elles lui font la révérence.

SURGEON, passant devant le marquis et Élise, et attirant Agathe à la droite du théâtre.

Agathe ! Agathe ! venez par ici.

AGATHE.

Mon ami... Ah ! mon Dieu !... cette mine sinistre ! qu’avez-vous donc ?

SURGEON, à part.

Elle le demande !

LE MARQUIS.

Peut-être des crampes d’estomac... en arrivant, Surgeon avait une faim...

SURGEON, à part.

Que j’aurais bien encore, si on m’en laissait le temps... oh !

Il pose la main à son estomac d’un air de souffrance comique.

Le fait est ça me tiraille.

AGATHE.

Mon pauvre ami !... heureusement, Élise est allée faire avancer le déjeuner.

ÉLISE.

Et je viens vous dire qu’il sera prêt dans l’instant.

SURGEON.

Bien obligé, ma chère belle sœur.

LE MARQUIS, à Élise, à demi-voix.

Toujours bonne, toujours sensible ! Ah ! si tous ceux qui souffrent pouvaient compter de même sur votre cœur !

AGATHE, qui les observe, s’avançant vers le marquis.

Hein ? comment ? vous dites...

SURGEON, la retenant.

Restez donc, Agathe !

LE MARQUIS, à part.

À merveille ! voilà ce que je voulais ; il me débarrasse d’elle.

Il remonte en causant avec Élise.

SURGEON, à Agathe, qui fait un mouvement.

Où allez-vous ?

AGATHE, montrant la gauche du théâtre.

Faire de la tapisserie là-bas.

SURGEON.

Vous ferez de la tapisserie ici.

Il se dirige vers la gauche pour prendre la tapisserie qui est sur une chaise.

AGATHE, à part.

Ici, toujours ici ! et voir que sous mes yeux...

Haut.

Marquis ?

SURGEON, à part.

Hein ?

Il revient précipitamment à droite.

LE MARQUIS, redescendant, ainsi qu’Élise, à Agathe.

Madame...

AGATHE.

Vous ne nous jugez donc pas dignes des jolies choses que vous débitez à ma sœur ?

ÉLISE.

Mais, monsieur ne me dit que des choses fort indifférentes.

LE MARQUIS.

Je parlais à madame de cette représentation qu’on prépare à Chanteloup, chez M. de Choiseul.

AGATHE.

Ah ! oui ! on doit y jouer le Barbier de Séville, un chef-d’œuvre d’esprit !

SURGEON.

Je ne trouve pas, moi.

AGATHE.

Pourquoi ?

SURGEON.

Pourquoi ? parce que...

AGATHE.

Parce que ?

SURGEON.

Parce que rien que le second titre, la Précaution inutile, selon moi, c’est une chose tout-à-fait...

LE MARQUIS.

Inutile.

SURGEON, à part.

Voyez-vous ! voyez-vous !

ÉLISE.

N’y avez-vous pas pris un rôle ?

AGATHE.

Celui d’Almaviva, sans doute, du séducteur ?

SURGEON, à part.

Élie l’agace ! elle l’agace !

LE MARQUIS.

Mon Dieu, non... tous les bons rôles étaient déjà pris : devinez celui qu’on m’offrait ? La jeunesse.

AGATHE.

L’homme qui éternue ?

Élise et Agathe rient.

SURGEON.

Je vous aurais fourni un sternutatoire, moi !... de la bétoine... j’en ai d’excellente dans mon herbier.

LE MARQUIS.

Merci !

Élise et Agathe rient.

Vous riez, mesdames ? je le conçois... y a-t-il rien de plus ridicule que la figure qu’on fait en pareil cas ? c’est à perdre pour jamais un homme auprès de toutes les jolies femmes.

AGATHE.

Et ce serait dommage ! car, d’après les renseignements qui me sont arrivés par hasard sur vos nombreuses passions et sur vos infidélités tout juste aussi nombreuses...

SURGEON, à part.

Voyez-vous la jalousie qui perce !

LE MARQUIS.

Madame !

AGATHE.

Par exemple, votre dernier hiver ?

LE MARQUIS.

Mais...

AGATHE.

Mais, entre autres, la manière dont vous avez enlevé la fille du premier président Mauléon, le jour même de et puis, cette jeune comtesse de Vintimille que vous aviez entraîné au bal de l’Opéra, ou vous l’abandonnâtes toute seule, comme une autre Ariadne...

SURGEON.

Pour emmener à sa place la marquise de Faverolles, qui fut, il est vrai, sacrifiée deux jours plus tard à la duchesse de Solènes...

AGATHE.

Laquelle fut délaissée à son tour pour la maréchale de...

ÉLISE, avec effroi.

Ciel !

LE MARQUIS, à Agathe.

Madame, madame... arrêtez, de grâce !

ÉLISE, à part.

Ah ! ses noces...

LE MARQUIS.

On vous a trompée, je ne mérite pas...

AGATHE.

Vous êtes trop modeste !

LE MARQUIS.

Il y a erreur ou calomnie... mais je pro teste...

AGATHE.

À quoi bon ? si vous tenez à nous convaincre, un moyen plus simple vous suffira.

LE MARQUIS.

Lequel ?

AGATHE, passant entre le marquis et Surgeon.

Vous n’avez qu’à dire : « J’affirme, sur mon honneur de gentilhomme, que tout cela est faux. »

LE MARQUIS, à part.

Piège infernal !

SURGEON, à part.

Ah çà ! moi, quelle figure fais-je dans tout ceci, quelle figure-fais-je ?

ÉLISE, qui à regardé le marquis, en passant entre le marquis et Agathe.

Il paraît que monsieur le marquis n’a rien à ré pondre.

AGATHE.

Air d’Aristippe.

C’est que, vois-tu, monsieur, je dois le dire,
Est gentilhomme par le cœur ;
Capable de tout pour séduire,
Hors de forfaire à son honneur !

LE MARQUIS, à part.

Et contre moi l’on tourne cet honneur.
J’ai vingt défauts ; près de la plus bégueule
Chacun de ces défauts me sert ;
Mais des vertus, je n’en ai qu’une seule...
Et c’est juste ce qui me perd !

AGATHE.

Ainsi, voilà qui est clair et constaté... la séduction de cette foule de victimes, prises à la cour, dans l’armée, dans la magistrature, et toutes trahies, l’une après l’autre, pour prix de leur amour.

SURGEON, à part.

Alors, pourquoi donc l’aimes-tu aussi, toi ? c’est d’un bête !

LE MARQUIS, à Élise.

Madame, vous, devant qui on m’accuse, vous entendrez ma justification, et...

ÉLISE, d’un air de dépit.

Moi, monsieur ? que m’importe ? vrai ou faux, quel intérêt puis-je prendre à tout cela ?

AGATHE, qui observe, à part.

J’ai réussi !

 

 

Scène VIII

 

ÉLISE, LE MARQUIS, SURGEON, AGATHE, UN VALET

 

LE VALET, à Agathe.

Madame est servie.

SURGEON, à part.

Le déjeuner ! tant mieux ! ça fera diversion à mes chagrins.

Haut.

Allons, à table ! à table !

LE MARQUIS, à Élise.

Madame daignera-t elle accepter mon bras ?

ÉLISE, sèchement.

C’est inutile, monsieur, je n’ai pas faim, je reste.

AGATHE, à part.

Très bien !

LE MARQUIS.

Ah ! comme ça se rencontre ! je n’ai pas faim non plus ; je vous tiendrai compagnie.

ÉLISE, avec impatience.

Monsieur !

AGATHE, à part.

Pour se réconcilier...

Haut.

C’est donc une fatalité ; car, moi aussi, je suis absolument comme vous, et nous resterons tous les trois.

LE MARQUIS, à part.

Au diable !

SURGEON, à part.

Ah ! pour le coup, c’est trop fort !

Haut.

Madame...

AGATHE.

Quant à vous, mon ami, que ça ne vous gêne pas, vous qui avez-annoncé votre appétit...

SURGEON, à part.

Parbleu !... heureusement, Élise sera là... Allons...

Il remonte par derrière comme pour aller à la maison.

ÉLISE, tournant le dos au Marquis.

Puisque tu restes, Agathe, je te laisserai seule avec monsieur le marquis, car décidément je rentre chez moi.

SURGEON, qui s’est arrêté, descendant entre le Marquis et Élise.

Hein ?

LE MARQUIS, à part.

Elle me fuit.

AGATHE, à part.

À merveille !

SURGEON, à Élise.

Vous rentrez chez vous, ma sœur ? pourquoi donc cela ? pourquoi vous en aller ?

ÉLISE.

Une migraine subite...

SURGEON.

Justement... restez donc, la société vous dis traira.

AGATHE, avec impatience, à Surgeon.

De quoi vous mêlez vous, monsieur ?... allez déjeuner.

SURGEON.

Mais, madame, si votre sœur...

ÉLISE.

Ne vous inquiétez pas de moi, mon frère... allez déjeuner.

SURGEON.

Mais, c’est que le marquis...

LE MARQUIS.

Point de façons entre nous, Surgeon... allez déjeuner.

SURGEON, à part, impatienté.

Allez déjeuner !... c’est ça, pour que...

Haut.

Bien obligé... ma faim est passée.

LE MARQUIS.

Vrai, Surgeon ?... Alors, puisque je ne crains plus

Montrant Agathe.

de laisser madame seule... des ordres à donner à Saint-Jean...

SURGEON, à part, remontant deux pas.

Quel bonheur !

LE MARQUIS, passant entre Élise et Surgeon.

Me pardonnerez-vous ?

SURGEON.

Comment donc !... allez, allez... et au fait, voilà une petite pointe d’appétit qui reparaît.

Ensemble.

Air du Domino noir. (Pourquoi se taire ?)

LE MARQUIS.

Contre la chance
Qui vient trahir
Mon espérance
Et mon désir,
Je saurai faire
Nouvel effort.
Toujours, en guerre,
Qui cède a tort !

SURGEON.

Puisse la chance
Me bien servir !
Ma vigilance
Ne peut faillir.
Je persévère
Dans mon effort :
Toujours, en guerre,
Qui cède a tort.

ÉLISE.

Heureuse chance
Qui vient trahir
Son inconstance !
Je veux le fuir !
S’il sut me plaire,
Mon cœur a tort.
Je saurai faire
Un noble effort.

AGATHE.

Devant la chance
Qui vient servir
Mon espérance
Il semble fuir ;
Je n’ai dû faire
Qu’un seul effort,
Destin prospère !
Je touche au port !

Le Marquis sort par la droite, Surgeon et Élise par la gauche.

 

 

Scène IX

 

AGATHE, seule

 

Victoire ! voilà l’ennemi en déroute ; j’en étais sûre !... ma pauvre sœur !... tous mes conseils n’auraient fait que révolter son orgueil ; au lieu qu’en voyant par elle-même le trouble du marquis à mes accusations, métamorphose complète !... Il s’est aperçu de sa colère... et peut-être même les ordres qu’il est allé donner ne sont que pour disposer son départ... Quel triomphe !... quelle joie pour moi de pouvoir me dire : J’ai sauvé ma sœur !... Il y a tant de femmes qui ont déjà bien de la peine à se sauver elles-mêmes !

Air de l’Artiste.

Un mentor de mon âge !
Vraiment, j’aurai encor
Pour moi-même, je gage,
Grand besoin d’un mentor.
Mais, te sauvant d’un traître,
Mon zèle te fera
Rester sage, et peut-être
Le ciel me le rendra.

 

 

Scène X

 

AGATHE, SAINT-JEAN, entrant par la droite un papier à la main

 

AGATHE, voyant Saint-Jean.

Ah ! Saint-Jean...

SAINT-JEAN.

Madame...

AGATHE.

Qu’est-ce que vous tenez donc là ?

SAINT-JEAN.

Un billet de mon maître.

AGATHE, à part.

Peut-être pour nous faire ses adieux...

Haut.

Pour mon mari, sans doute ?

SAINT-JEAN, d’un air fin.

Non, madame, non... je ne crois pas que ça soit destiné à être vu par un mari.

AGATHE.

Comment ?

SAINT-JEAN.

Parce que, d’après l’empressement de mon maître à griffonner ça, et me dire ensuite : « Ne perds pas une minute pour aller remettre ce papier à Mme de Mérainville... »

AGATHE, avec surprise.

À ma sœur !...

À part.

Il oserait encore !...

Haut.

Elle n’est pas là... mais vous pouvez me confier...

 

 

Scène XI

 

AGATHE, SAINT-JEAN, SURGEON, entrant par la gauche

 

SURGEON.

J’ai mis les morceaux doubles... Dieu ! son valet avec ma femme !

Il prend le milieu du théâtre au deuxième plan.

AGATHE, à Saint-Jean.

Donnez, vous dis-je !

SAINT-JEAN.

Dès que madame le veut absolument...

Il se tourne et regarde à droite.

Personne ne peut nous voir ?

AGATHE, tendant la main gauche pour prendre le papier, et regardant à gauche.

Eh ! non !

SAINT-JEAN, lâchant le papier qu’il tient de la main droite entre les mains de Surgeon, qui s’est avancé entre eux deux sans être vu.

La... voilà !

Surgeon se retire au fond.

AGATHE, se retournant avec impatience du côté de Saint Jean.

Allons donc !

SAINT-JEAN, se retournant du côté d’Agathe.

Plaît-il ma dame ?

AGATHE.

Où est-il ?

SAINT-JEAN.

Quoi ?

AGATHE.

Le billet ?

SAINT-JEAN.

Madame vient de le prendre...

AGATHE.

Moi ?

SAINT-JEAN.

Dam !

AGATHE.

Vous rêvez !

SAINT-JEAN.

À moins que ce ne soit le diable !

SURGEON, qui a lu, éclatant.

Dieu !

AGATHE.

Mon mari !

SAINT-JEAN.

Le mari !

Il se sauve par la droite.

AGATHE, à Surgeon.

Qu’avez-vous fait, monsieur ?

SURGEON.

Je me suis emparé de cette lettre, madame.

AGATHE.

Monsieur, vous vous oubliez !

SURGEON.

Pas du tout, madame !... c’est vous qui m’oubliez.

AGATHE.

Vous allez me la rendre ?

SURGEON.

Ce n’est pas pour cela que je l’ai prise, apparemment.

 

 

Scène XII

 

ÉLISE, SURGEON, AGATHE

 

ÉLISE.

Qu’est-ce donc ?... une querelle ?

SURGEON.

Arrivez, ma chère belle sœur, arrivez !

ÉLISE.

Qu’y a t-il ?

SURGEON.

Il y a que l’honneur d’une femme compromis intéresse toute sa famille ; qu’on doit s’éclairer les uns, les autres ; arrêtez une imprudente sur le bord de l’abîme !

ÉLISE, à part.

Que veut-il dire ?

AGATHE.

Qu’est-ce que cela ?

SURGEON.

Lorsque la séduction la menace, cette femme, et que de sages conseils peuvent encore la retenir, ce serait un crime de les lui refuser.

ÉLISE, à part.

Ah ! mon Dieu !. soupçonnerait-il...

Haut.

Je ne vous comprends pas, monsieur.

SURGEON.

Vous allez me comprendre.

AGATHE, à part.

Lui qui ne voit rien ordinairement, est-ce que, par hasard, il aurait devine ?

SURGEON.

Le marquis de Rosambert a conçu ici des projets de séduction ; une intrigue d’amour est entamée ; elle est même tout près de réussir...

ÉLISE.

Monsieur !...

AGATHE.

Que dites-vous là ?

SURGEON.

Ce que je dis ? une chose dont je suis sûr, parfaitement sûr ! dont j’ai la preuve entre les mains, et cette preuve la voilà !

ÉLISE.

Une lettre ?

SURGEON.

Une lettre d’amour écrite par le marquis pour la coupable qui a osé encourager ses espérances.

ÉLISE, à part.

Je suis perdue !

AGATHE, à part.

Ma pauvre sœur !

SURGEON.

Et cette coupable, elle est ici.

ÉLISE.

Encore une fois, monsieur...

SURGEON.

Cette coupable, c’est madame Agathe de Surgeon !... c’est ma femme !

ÉLISE.

Ma sœur ?

AGATHE.

Moi ?

À part.

J’aurais été bien étonnée s’il n’avait pas deviné une bêtise.

ÉLISE.

Mais, monsieur, vous pouvez vous tromper, ce n’est peut-être pas de l’amour.

SURGEON.

Ce n’est pas de l’amour ! vous allez voir, si ce n’en est pas ! du plus tendre et du plus passionné ! je vous en fais juge.

AGATHE.

Vous allez lire ?

SURGEON.

Tout haut.

AGATHE.

Devant ma sœur ?

SURGEON.

Devant elle.

AGATHE, à part.

Juste ce que je voulais éviter !

ÉLISE, à part.

Ah ! c’est à moi qu’il écrivait, sans doute, pour me fléchir ; mais qu’il ne l’espère pas !

SURGEON.

Écoutez ! écoutez !

Lisant.

« Vous, qui paraissiez sensible à mon amour. »

Parlé.

Sensible ! hein ? vous voyez, vous voyez !

Lisant.

« Me jugerez-vous sans m’entendre ?... Oui, je l’avoue avec franchise, je fus longtemps coupable. »

Parlé.

Et aujourd’hui, qu’est-ce qu’il est, je vous le demande !

Lisant.

« Mais ces fautes qu’on me reproche, que prouvent-elles maintenant ? l’empire que vous exercez sur moi, puisque pour vous, pour vous seule, j’ai renoncé pour jamais à des triomphes qui ont fait ma gloire, et que je maudis aujourd’hui. »

ÉLISE, à part.

Serait-il vrai ?

AGATHE, à part.

Comme elle écoute !

SURGEON, lisant.

« C’est vous, madame, qui m’avez ramené à l’amour honnête et pur. »

Parlé.

Il appelle cela un amour honnête et pur ! Et moi donc, scélérat ! et moi ?

AGATHE.

En voilà assez, monsieur !

SURGEON.

Non pas, madame, non pas ! je veux achever de vous confondre !

Il lit.

« Vous voir, vous entendre, c’est tout ce que je demande ! me placer sous la protection de votre vertu. Revenir au bien sous votre égide, tel est mon vœu ! »

ÉLISE, à part.

Quels nobles sentiments !

SURGEON.

Revenir au bien ! mais c’est le bien d’autrui, scélérat !

ÉLISE, à part.

Oh ! oui, c’est là le langage de la vérité.

AGATHE, à part.

Elle est émue !

SURGEON.

Eh bien ! cela est-il clair ?

ÉLISE.

Mais, monsieur, les sentiments exprimés dans cette lettre...

SURGEON.

Cachent les plus perfides intentions. Oh ! je ne suis pas bête !

ÉLISE.

En êtes-vous bien sûr ?

SURGEON.

Hein ?

ÉLISE.

Oui, êtes-vous bien sûr que vos soupçons ne s’égarent point, que ma sœur est l’objet de cet amour ?

SURGEON.

Pardieu ! je le liens de bonne source,

AGATHE, à part.

Ah ! je devine !... donner des soupçons à mon mari pour qu’il s’acharne après moi, qu’il m’empêche de vous surveiller ! Bien joué, monsieur le marquis ! mais, à mon tour !...

ÉLISE.

Monsieur, je ne dois pas souffrir plus longtemps que ma sœur soit victime de vos injustes accusations ; elle est innocente, vous vous trompez, et...

AGATHE.

Eh ! mon Dieu, non, ma chère Élise, mon mari ne se trompe pas,

ÉLISE, vivement.

Comment ?

SURGEON.

Là !... qu’est-ce que je disais ?

AGATHE.

Je ne suis pas aussi innocente que tu le crois, puisque j’ai eu la faiblesse d’écouter les déclarations de M, de Rosambert.

ÉLISE, étonnée.

Ses déclarations ?... à toi ?

SURGEON.

Je ne le lui fais pas dire.

AGATHE.

Mais la colère de mon mari n’en est pas moins ridicule ; car enfin, puis je empêcher un homme de me trouver jolie ? puis-je l’empêcher de n’aimer et de me le dire ?

ÉLISE, avec surprise et colère.

Il t’a dit qu’il t’aimait ?

AGATHE, souriant.

Est-ce que cela te paraît impossible ?

SURGEON.

Et vous osez me conter cela tranquillement, en face ?

AGATHE.

Dam ! puisque votre finesse a tout découvert !

ÉLISE.

Air : Paris et le village.

C’est affreux, ma sœur !

SURGEON, lui serrant la main.

Ah ! merci !

AGATHE, souriant.

Tu me trouves donc bien coupable ?

ÉLISE.

Un trompeur ! l’écouter ainsi !

SURGEON.

Elle sourit ! c’est incroyable !

ÉLISE.

Ma sœur, il fallait résister.

SURGEON.

Ma femme, il fallait vous défendre !

AGATHE.

Mais comment ne pas écouter
Ce que l’on est charmé d’entendre ?

ÉLISE.

Le vilain homme ! comme je le déleste !

AGATHE, à part.

Bravo !

SURGEON, à Élise.

Ah ! je savais bien que vous prendriez mes intérêts.

AGATHE, souriant.

Eh ! là, là !... tout peut se réparer ! il est encore temps !

SURGEON.

C’est bien heureux !

AGATHE.

Voyons ! la présence de M. le marquis serait main tenant désagréable à M. de Surgeon ?

SURGEON.

Il n’y a pas de quoi, peut-être ?

AGATHE.

Ma sœur le déteste ?

ÉLISE.

Oh ! oui !

AGATHE.

Eh bien ! il y a un moyen tout simple d’arranger cela : c’est de le mettre poliment à la porte.

SURGEON.

Ah ! oui !

AGATHE.

Et je m’en charge.

SURGEON.

Vous !... Ah ! non ! non pas, s’il vous plaît.

AGATHE.

Ah ! vous avez peur ? Eh bien ! soit, ce sera vous qui le renverrez.

SURGEON.

Moi ?

AGATHE.

N’êtes-vous pas le maître ici ?

SURGEON.

Sans doute, sans doute ! mais, voyez-vous, je me connais ; je suis très vif, je suis très brave, nous pourrions nous fâcher, et s’il en résultait un duel ?

Air de la Famille de l’Apothicaire.

C’est tout ce que je désirais ;
Si le sort l’eût voulu permettre,
Avec bonheur je me battrais !
Une, deux, ah !
Mais ce serait vous compromettre.
Dieu ! quel plaisir serait le mien,
Si je pouvais entrer en lice !

AGATHE, feignant l’effroi.

Ciel !

SURGEON.

Rassurez-vous ! il faut bien
Vous faire encore ce sacrifice.

AGATHE.

Je comprends.

SURGEON.

Non, non, il vaut mieux lui faire parler par une personne désintéressée dans la question, par votre sœur.

ÉLISE.

Par moi ?

SURGEON.

Oui ! ce sera plus convenable.

AGATHE, à part.

Un tête-à-tête !

SURGEON, à Élise.

Pour l’expulser vous choisirez un pré texte.

ÉLISE.

Mais lequel ?

SURGEON.

Vous en trouverez un : les femmes en trouvent toujours. Elles manquent quelquefois de raisons, mais de prétextes... jamais !

AGATHE, à part.

S’il reste seul avec elle, il détruira mon ouvrage.

SURGEON.

Allons, allons !, voilà qui est décidé... suivez moi, madame de Surgeon.

AGATHE.

Non pas, monsieur !... Je veux être là quand ma sœur va le congédier.

SURGEON.

Comment, madame ?... Est-ce pour le voir encore une fois ?

AGATHE.

Si vous vous défiez de moi, restez aussi.

SURGEON.

Par exemple !...

À part.

Pour qu’il demande satisfaction, peut-être !

 

 

Scène XIII

 

ÉLISE, SURGEON, AGATHE, LE MARQUIS et SAINT-JEAN, au fond, à droite

 

LE MARQUIS, à demi-voix à Saint-Jean.

Maladroit !... laisser prendre à Mme de Surgeon...

SURGEON, à part.

Ciel ! c’est lui !...

SAINT-JEAN, à demi-voix.

Dam ! monsieur, j’ai cru...

LE MARQUIS, de même.

Tais-toi... et va-t’en.

Saint-Jean disparaît.

SURGEON, qui s’est avancé vers le Marquis.

Vous voilà, mon cher marquis ?...

LE MARQUIS.

Vous sortez ?

SURGEON.

Oui... je vous laisse avec ces dames... On ne dira pas que je suis un jaloux, un Bartholo... Par exemple, je ne sais pas ce que ma belle-sœur a contre vous.

LE MARQUIS, à part.

Je le sais bien, moi !

SURGEON.

J’ai eu beau prendre votre défense...

LE MARQUIS.

Je vais essayer de me défendre moi-même.

SURGEON.

Allez, allez !...

À Élise.

Élise, veillez bien sur ma femme...

Au marquis.

Je vous laisse.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène XIV

 

ÉLISE, LE MARQUIS, AGATHE

 

LE MARQUIS.

Si je pouvais croire à ce qui vient de m’être dit, mesdames, je ne m’approcherais de vous qu’en tremblant.

AGATHE.

Monsieur le marquis est si timide !...

LE MARQUIS.

L’esprit le devient quand le cœur souffre.

AGATHE.

Le cœur de monsieur le marquis n’est pas habitué à souffrir longtemps.

LE MARQUIS.

Cela dépend de celle qui l’a blessé.

AGATHE.

Ces blessures-là ne sont jamais bien profondes.

LE MARQUIS.

Il en est dont on ne guérit point.

ÉLISE, à part.

Il ose encore me regarder ?

LE MARQUIS.

Mais, au nuage qui semble obscurcir vos traits, je dois penser qu’on ne m’a pas trompé... une triste pré occupation...

ÉLISE, vivement.

Au contraire, monsieur... nous sommes très gaies.

LE MARQUIS.

Je ne m’en serais pas douté.

ÉLISE.

Nous rions, ma sœur et moi, d’une aventure récente que je veux vous raconter.

LE MARQUIS.

J’écoute.

ÉLISE.

Un homme, réputé fort habile dans l’art de la séduction, faisait en même temps la cour aux deux sœurs, et il ménageait ses protestations d’amour avec tant d’adresse, qu’un instant elles purent s’y tromper toutes deux.

LE MARQUIS.

Ah !...

ÉLISE.

Mais le moment vint où le hasard amena entre elles une explication, et, justement irritées, elles se réunirent pour signifier son congé au séducteur en parties doubles.

LE MARQUIS.

Vraiment ?...

À Mme de Surgeon.

Très bien, madame de Surgeon !...

À part.

À moi la revanche !

ÉLISE.

Qu’en pensez-vous, monsieur le marquis ?... Mon anecdote n’est-elle pas intéressante ?

LE MARQUIS.

Oui, si elle est vrai.

ÉLISE.

Elle est historique.

LE MARQUIS.

Je n’en doute pas... et elle m’en rappelle une autre qui a bien quelques rapports éloignés avec celle-là... Vous allez voir !...

AGATHE, à part.

Que va-t-il dire ?

LE MARQUIS.

Un homme, fort calomnié se trouvait placé entre deux sœurs, toutes deux charmantes, toutes deux dignes d’hommages et d’amour ; mais le héros de mon histoire, bien différent du vôtre, donnait son cœur et ne le partageait point... Qu’arriva-t-il à cet infortuné ?... Il aimait avec passion ; il aimait, comme on n’aime qu’une fois dans sa vie, la plus jeune des deux sœurs !... Eh bien ! il eut le malheur de plaire à l’autre.

ÉLISE.

Ah !

AGATHE.

Comment ?

LE MARQUIS, à Agathe.

Oui, madame, oui, sans le vouloir, sans le désirer, il lui plut !...

Se tournant vers Élise.

Et voyez s’il fut à plaindre... l’amour passionné qu’il éprouvait, la pureté de ses sentiments, avaient peut-être touché l’ange de beauté qui les avait fait naître... Il espérait obtenir d’elle cette douce compassion, ce tendre intérêt que tout être sensible ne refuse point à des maux qu’il a causés, lorsque l’autre sœur, jalouse, dépitée, parce qu’il n’avait pu profiter de ses avances...

AGATHE.

Ses avances ?... Monsieur !...

LE MARQUIS.

Pardonnez-moi le mot, madame ; je ne suis qu’up historien fidèle.

ÉLISE, à part.

S’il était possible !...

LE MARQUIS, à Agathe.

Cela vous paraît étrange, et ce n’est pas nouveau pourtant !... L’antiquité, nous en offre des exemples fameux : Phèdre était fort belle, dit-on, et cependant son amour fut repoussé... Vous savez ce qu’il en arriva à ce pauvre Hippolyte ?... Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler aussi de la femme de Potiphar.

AGATHE, avec colère.

La femme de Potiphar.

LE MARQUIS, souriant.

Ah ! je n’affirmerai pas que le héros de mon anecdote ait été forcé de laisser son manteau entre les mains de la dame ; d’autant qu’il n’avait pas de manteau... Mais enfin elle était furieuse, et que ne peut la fureur d’une femme ?... Il paraît certain que, pour se venger, pour livrer à un malheur éternel l’homme qu’elle n’avait pu enchaîner à son char, elle ne craignit pas de le calomnier, de lui supposer un amour qu’il n’avait pas, qu’il ne pouvait avoir...

ÉLISE, à part.

Quel trait de lumière !... Oh ! ce serait affreux !

AGATHE, avec impatience, cherchant à l’interrompre.

Mais...

LE MARQUIS, vivement.

Elle poussa, dit-on, la colère jus qu’à s’accuser elle-même.

ÉLISE, à part.

Oui... c’est bien cela !...

AGATHE.

Mais enfin...

LE MARQUIS, vivement.

Une lettre, écrite pour sa sœur, fut interceptée par elle.

ÉLISE, à part.

En effet...

AGATHE, avec impatience.

Mais, monsieur, cette histoire...

LE MARQUIS, d’un ton solennel.

Eut un dénouement tragique, madame ; car le malheureux, voyant qu’il ne pouvait triompher : d’une calomnie qui lui enlevait sa seule espérance...

ÉLISE, avec intérêt.

Eh bien ?...

LE MARQUIS.

Eh bien !... il se tua.

ÉLISE, effrayée.

Il se tua !

AGATHE, riant.

Allons donc !

LE MARQUIS, reprenant vivement.

Il se tua, madame... et celle que seule il avait aimée reconnut trop tard l’erreur cruelle qui l’avait conduit au tombeau.

ÉLISE.

Oh ! qu’elle dut être malheureuse !

LE MARQUIS.

Je vous le laisse à penser.

AGATHE, riant.

En vérité, ma sœur, nous sommes folles d’écouter un pareil conte.

ÉLISE, avec aigreur.

Et pourquoi cela serait-il un conte ?

AGATHE.

Comment !... tu pourrais croire...

ÉLISE.

Je crois aux choses vraisemblables, ma sœur... et je l’avouerai, ce récit m’a vivement émue.

LE MARQUIS, souriant.

Madame de Surgeon, en cherchant dans ses souvenirs, n’y trouverait-elle pas de quoi la rendre moins incrédule ?

ÉLISE, à part.

Comme elle m’abusait !

AGATHE, à part.

Vaincue encore une fois !... Ah ! il n’y aurait plus qu’un moyen de le perdre... le ridicule !... Comment en jeter sur lui ?... avec son esprit, ses grâces, impossible.

LE MARQUIS, à demi-voix, à Agathe.

Eh bien ! madame, qu’en dites-vous ?

AGATHE, à demi-voix.

Raillez, monsieur, raillez !... Malgré votre adresse, vous n’êtes pas encore où vous voulez aller.

LE MARQUIS, à demi-voix.

Soit ; mais j’avance.

Ensemble.

Air : Pour moi, plus de mystère. (Trois dimanches).

ÉLISE, à part.

J’étouffe de colère !
Eh quoi ! c’était ma sœur
Qui cherchait à lui plaire
Pour attirer son cœur ?
Quel tourment pour mon cœur !

AGATHE, à part.

J’étouffe de colère !
Ah ! pour sauver ma sœur,
Que résoudre, que faire
Contre le séducteur ?
C’est vraiment une horreur !

LE MARQUIS, à part.

Je ris de sa colère,
J’ai désarmé sa sœur,
Et du combat, j’espère,
Je sortirai vainqueur.
Ah ! pour moi quel bonheur !

AGATHE, à Élise.

Il faut rentrer.

LE MARQUIS, bas à Élise.

Je vous en prie
Revenez ! si je ne vous vois,
Songez qu’il y a de ma vie !

AGATHE, passant à Élise.

Allons, ma sœur, viens avec moi.

Reprise de l’ensemble.

Les deux femmes sortent par la gauche.

 

 

Scène XV

 

LE MARQUIS, seul

 

Victoire ! victoire ! c’est incroyable comme toutes les femmes se laissent prendre au même piège ! On menace de se tuer pour elles, personne n’en meurt ! Eh bien, ça réussit toujours ! j’ai vu dans les regards d’Élise qu’elle reviendra... oui, oui, elle trouvera moyen d’échapper à la surveillance de sa sœur ! Qu’en dites-vous, maintenant, madame de Surgeon ? oh ! vous m’avez bien attaqué, c’est une justice à vous rendre ! mais vous aviez affaire à trop forte partie ! Elle riait, elle plaisantait ce matin... je suis sûr qu’à présent elle enrage de tout son cœur !

Air : Amis, voici la riante semaine.

Quel doux tableau pour mon âme ravie.
Après avoir vaillamment combattu,
Je vois ici pester la pruderie,
Je vois par la chanceler la vertu.
Dans ce combat quel destin est le nôtre !...
Près des deux sœurs, je savoure en ces lieux
L’amour de l’une et le dépit de l’autre.
Et ne sais pas ce que j’aime le mieux !
(bis.)

 

 

Scène XVI

 

SAINT-JEAN, entrant par la gauche, LE MARQUIS

 

SAINT-JEAN.

Monsieur.

LE MARQUIS.

Que veux-tu ?

SAINT-JEAN.

Avant d’entrer au salon, Mme de Surgeon m’a chargé d’un message pour vous.

LE MARQUIS.

Ah ! ah ! quel est-il ?

SAINT-JEAN.

Pardon, monsieur... attendez que je me rappelle... car, je n’ai rien compris à ses paroles... mais oui, oui, les voilà ! « Tu diras de ma part à ton maître qu’il était né pour jouer les Almaviva, et qu’il a raison de ne pas accepter d’autres rôles. »

LE MARQUIS, étonné.

Qu’est-ce que ça signifie ?

SAINT-JEAN.

Et, en même temps, elle m’a dit de vous remettre cette tabatière.

LE MARQUIS.

Vraiment ? notre gageure de ce matin ! c’est bon, donne et va-t’en !

 

 

Scène XVII

 

LE MARQUIS, seul

 

Je n’en reviens pas ! Comment, cette terrible ennemie, si fière tantôt et menaçante, s’avouer déjà vaincue, proclamer elle-même sa défaite !... raison de plus pour être sur mes gardes. Elle ne feint sans doute de renoncer au combat que pour ralentir mes attaques, en m’inspirant une confiance que lui laissera le temps de préparer contre moi de nouvelles batteries... Le calcul est bon peut-être avec quelque novice... mais nous autres grands conquérants : « Rien de fait, tant qu’il reste encore quelque chose à faire. » C’était la devise de César ; c’est aussi la mienne : ainsi, madame de Surgeon, n’attendez de moi ni grâce ni merci, j’en jure par cette boîte, que je conserverai toujours comme un talisman de victoire.

 

 

Scène XVIII

 

SURGEON, arrivant à la gauche, LE MARQUIS

 

SURGEON, qui a entendu les derniers mots du marquis.

C’est ce que nous verrons !

LE MARQUIS.

Plaît-il ?

SURGEON.

Oui, monsieur... car je ne me possède plus ! et je serais accouru plus tôt, sans un maudit grand oncle... enfin, il est reparti, et je viens vous demander compte de ce qui se passe.

LE MARQUIS.

Quoi donc ?

SURGEON.

Ah ! vous en êtes aux petits cadeaux !

LE MARQUIS.

Que voulez-vous dire ?

SURGEON.

Qu’est-ce que ma femme vous a envoyé par Saint-Jean ?

LE MARQUIS.

Rien, je vous assure.

SURGEON.

Si fait, monsieur ? cette tabatière ! ça ne peut plus durer comme ça !

LE MARQUIS.

Mais, Surgeon !

SURGEON.

Air du Vers.

Non, je me révolte à la fin,
Et de tout je me sens capable !...
Car pour moi, depuis ce matin,
L’existence est intolérable !
Toujours trembler et soupçonner,
Guetter monsieur quand il arrive,
Déjeuner mal, ne pas dîner...
Comment voulez-vous que je vive ?

LE MARQUIS.

Mon ami !

SURGEON.

Je ne suis plus votre ami ! vous m’avez exaspéré, poussé à bout... je sors de mon caractère ! Nous nous battrons, monsieur !

LE MARQUIS.

Vous voulez rire ?

SURGEON.

Nous nous battrons, vous dis-je ! vous me tuerez peut-être, tant mieux ! ce sera plus tôt fait !

LE MARQUIS.

Est-ce que je peux vouloir me battre avec vous ?

SURGEON.

Ah ! vous ne voulez pas ?... je cours chercher des armes !

Il remonte la scène.

LE MARQUIS.

Allons donc ! vous êtes trop raisonnable...

SURGEON, redescendant à la gauche du marquis.

Non, monsieur !... et à moins que vous ne quittiez sur-le champ ma maison...

LE MARQUIS.

Dieu m’en garde !

SURGEON.

Hein ?

LE MARQUIS.

Oui !... vous n’êtes pas si méchant que vous voulez le paraître... je vous connais ; vous vous calmerez !

Il lui présente sa tabatière ouverte.

SURGEON, y puissant machinalement.

Non, monsieur, je ne me calmerai pas... j’ai mauvaise tête quand je m’y mets... aussi mauvaise tête que qui que ce soit, et je prouverai que la noblesse de robe ne recule pas devant celle d’épée... Ah ! je me calmerai !... vous allez voir, vous allez voir !

Il hume violemment sa prise.

Je reviens avec des armes !...

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XIX

 

ÉLISE, LE MARQUIS

 

ÉLISE, sortant de la maison.

Quel est ce bruit ?

LE MARQUIS, suivant Surgeon.

Il est fou ! Surgeon ! Surgeon !...

Apercevant Élise.

Ah ! chère Élise !

ÉLISE.

Que vous disait mon beau-frère ?

LE MARQUIS.

Il me renvoie de chez lui.

ÉLISE.

En effet sa jalousie... ma sœur compromise !... vous ne pouvez plus rester.

LE MARQUIS.

Eh bien, soit, je partirai !... mais...

ÉLISE.

Mais...

LE MARQUIS.

Mon cœur vous est connu maintenant... et vous ne voudriez pas me réduire au désespoir !

ÉLISE.

Monsieur !...

LE MARQUIS.

Banni par eux, vous permettrez que je vous voie encore.

ÉLISE.

C’est impossible !

LE MARQUIS.

Ce pavillon situé au bout du pare où vous allez souvent rêver et travailler seule, j’en vois la clef à cette chaine.

ÉLISE.

Que me demandez-vous ?

LE MARQUIS.

Si vous me la refusez, je vous prouverai, moi, que j’étais sincère !

ÉLISE.

Comment ?

LE MARQUIS.

Je me tuerai, madame...

Il prend une prise de tabac.

ÉLISE.

Ô ciel !

LE MARQUIS, se jetant à genoux.

Cette clef !... par grâce... cette clef !... accordez-la moi... ou je jure...

Il éternue.

Atch !

ÉLISE.

Ce que vous exigez...

LE MARQUIS.

C’est le bonheur pour tous deux...

Il éternue.

Atch !

ÉLISE.

Eh bien !

LE MARQUIS.

Oh ! oui... c’est le bon... on...

Il éternue.

Atch !

ÉLISE.

Ah ! mon Dieu !

LE MARQUIS.

Vous ne soupçon... onnez pas... quelle enivrante félici...

Il éternue.

Atch !

ÉLISE.

Mais qu’est-ce qui vous prend donc ?

LE MARQUIS.

Je ne puis compren... endre...

Il éternue.

Atch !

ÉLISE, riant malgré elle.

Ah ! ah ! ah ! il est impossible d’y tenir !

LE MARQUIS.

C’est qu’en vérité...

Il éternue.

Atch !

ÉLISE, riant.

Quelle drôle de grimace !... Oh ! vraiment, monsieur...

LE MARQUIS.

Je parviendrai, madame, à vous convaincre de mon amour !...

ÉLISE, riant aux éclats.

On ne peut pas parler d’amour dans cet état-là ! Je vous en prie, monsieur, allez-vous-en !

LE MARQUIS.

Atch ! atch !...

ÉLISE, de même.

J’en serai malade à force de rire !... vous éternuez comme la Jeunesse. il ne vous manque plus que de bâiller comme l’Éveillé !

LE MARQUIS.

Oh ! il faut que... on... c’est épouvantable ! Atch !

 

 

Scène XX

 

ÉLISE, LE MARQUIS, SURGEON et AGATHE entrant par la gauche

 

Surgeon tient deux pistolets, un de chaque main, et une épée sous chaque bras.

SURGEON, éternuant.

Atch !

AGATHE, riant.

Ah ! ah ! ah !

SURGEON, présentant ses pistolets.

Choisissez... et so... sortons, monsieur !...

Il éternue.

Atch !

LE MARQUIS.

Mais, Su... urgeon... Atch !

AGATHE, riant.

En duo ?...

ÉLISE, riant.

Mon beau-frère aussi !... qu’est-ce qu’ils ont donc ?

LE MARQUIS.

Au fait... qu’est-ce que nous avons ?...

SURGEON.

À éternuer comme ça ?... Atch !

AGATHE.

Le marquis vous aura donné une prise dans sa tabatière ?...

LE MARQUIS.

Comment, madame, c’était... !

AGATHE.

Un moyen désespéré !... de la bétoine prise dans le laboratoire de mon mari.

SURGEON.

Et pou... ourquoi ça ?

Il éternue.

Atch !

Le Marquis éternue en même temps.

AGATHE.

Il ne me restait plus que le ridicule pour vaincre le marquis et sauver ma sœur.

SURGEON.

Votre sœur ?...

ÉLISE.

Oui !... toutes ces armes sont inutiles !... j’étais seule l’objet des poursuites de M. le marquis.

SURGEON.

Ah ! bah !... Atch !

LE MARQUIS.

Et je ne m’en suis pas délié !...

AGATHE, à Surgeon.

J’ai obtenu un double triomphe, sans m’en douter... car vos soupçons et votre colère n’avaient pas le sens commun, rien n’était vrai.

LE MARQUIS.

Que mon amour... Atch !

ÉLISE, riant.

Qu’il n’en soit jamais question !... je vous verrais toujours éternuant et je n’y pourrais plus songer sans rire.

AGATHE, au marquis.

Je vous avais dit que tous les moyens me seraient bons ; j’ai tenu parole ! vous avez été ridicule un moment ; vous n’êtes plus à craindre... pourtant nous partirons demain pour rejoindre le mari de ma sœur à son ambassade.

LE MARQUIS.

Je n’ai donc plus qu’à retourner à... Atch !

LES AUTRES PERSONNAGES.

Dieu vous bénisse !...

SURGEON.

Et nous, nous allons partir pour la... Atch !...

LES AUTRES PERSONNAGES.

Dieu vous bénisse !...

Chœur final.

Ensemble.

LE MARQUIS et SURGEON, au public.

Pour terminer votre supplice,
Messieurs, nous n’espérons qu’en vous !
Quand on nous dit : Dieu vous bénisse !
Nous vous disons : Bénissez-nous !

AGATHE et ÉLISE, au public.

Pour mettre un terme à leur supplice,
Messieurs, nous n’espérons qu’en vous :
Nous leur disons : Dieu vous bénisse !
Nous vous disons : Bénissez-nous !

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