Les deux amis (Denis DIDEROT)

Plan d’une Pièce, inédit.

 

 

Denys, tyran de Syracuse, avait à sa cour deux philosophes, Damon et Pythias.
Damon était d’un caractère aimable et doux, ami de la monarchie. Pythias était au contraire ferme, austère, violent, âme républicaine. Ces deux philosophes étaient amis.
Damon avait une mère et une sœur. Pythias aimait la sœur de Damon, qui favorisait la passion de son ami ; mais cette passion était croisée par sa mère, femme de cour, ennemie de la philosophie et des philosophes, ambitieuse, sans cesse occupée à dégoûter son fils de sa liaison avec Pythias et de son attrait pour la philosophie, et à tourmenter sa fille sur sa passion.
Il y avait aussi à la cour de Denys une espèce de courtisan subalterne, bel esprit, homme sans principes et sans mœurs, esclave de la fortune et des grands, cherchant à s’avancer par toutes sortes de voies, introduit auprès des grands par ses vices et des intrigues de femmes, protégé du ministre, également ennemi de la philosophie et des philosophes, parce qu’il croyait que les lumières rendaient les peuples difficiles à conduire. Ce courtisan bel esprit avait capté la bienveillance de la mère de Damon par son aversion pour les philosophes ; il était, auprès de sa fille, le rival de Pythias, et ses prétentions étaient appuyées de toute la protection du ministre.
On conçoit bien que Damon et Pythias ne pouvaient avoir que le plus profond mépris pour ce personnage : mais Damon, plein de respect pour sa mère, en usait modérément avec le courtisan. Pour Pythias, il lui rompait ouvertement en visière. Il n’était pas mieux traité par la sœur de Damon. Cette jeune fille était d’un caractère honnête, haut et d’une fierté ironique. La mère de ces deux enfants était malheureuse par le goût de sa fille pour Pythias, l’aversion de cette fille pour le courtisan bel esprit, et l’attachement de son fils à la philosophie et aux philosophes.
Tel était l’état des-choses, à cela près que Denys, malgré son penchant à la tyrannie, ne haïssait ni la vertu ni la vérité, et ne dédaignait pas de voir et de converser avec les philosophes, dont il écoutait les conseils, ce qui avait achevé d’indisposer les ministres contre eux. Ils craignaient que ces hommes ne prissent de l’ascendant sur le tyran, ne l’éclairassent et ne nuisissent à leur crédit, à leur intérêt et à leurs vues. Ils empoisonnaient sans cesse dans son esprit les principes, les discours, les ouvrages et la conduite de Pythias et des philosophes.
Le courtisan bel esprit était auprès d’eux bouffon, satellite, espion, délateur. C’est de lui que le ministère se servait pour décrier les philosophes dans le public et auprès de Denys, qui avait aussi la fureur de bel esprit, qui était sans cesse flatté par son courtisan dans son penchant à la tyrannie, à la dissipation, aux plaisirs et aux beaux-arts.
Denys fit un acte de tyrannie, je ne sais pas encore quel ; cet acte souleva tous les habitants de Syracuse. Pythias fut chargé d’aller faire des remontrances au tyran. Il s’en acquitta avec la plus grande force ; il peignit l’injustice de l’acte, la douleur des peuples, la méchanceté des ministres. Mais Denys persista dans son entêtement.
Pythias se laissa entraîner dans une conspiration ; je ne sais si la conspiration sera réelle ou simulée ; ce sera comme il me conviendra. Le courtisan bel esprit fut son accusateur ou son délateur. Pythias fut mis en prison. Tiré de la prison, il parut devant Denys comme un homme qui ne craint ni la tyrannie ni la mort, grand et ferme. Denys, irrité, persécuté par ses ministres, alarmé sur le danger d’un homme aussi ferme, lui fait proposer l’exil ou la mort. Il préfère la mort s’il est coupable.
Dans ces entrefaites, le père de Pythias, moribond dans une contrée d’un continent voisin de Syracuse, désire de voir son fils avant que de mourir. Pythias est désolé de ne pouvoir satisfaire la dernière volonté de son père. Je ne sais pas encore si cet envoyé du père de Pythias à son fils sera réel ou une scélératesse du courtisan ; c’est comme il me conviendra. Pythias désolé entretient Damon de sa peine. Damon lui propose de se constituer prisonnier à sa place et d’obtenir du tyran la permission d’aller voir son père. Pythias accepte. Mais de qui se servir pour obtenir cette grâce du tyran ? On ne peut s’adresser ni à sa mère, ni au ministre, ni au tyran. Damon s’adresse au courtisan.
Le courtisan s’en charge ; il confère avec le ministre qu’il détermine à faire accorder la permission, et voici sa raison : on corrompra un batelier qui tuera Pythias, et le ministre sera libre d’un homme dangereux et lui d’un rival aimé. Mais Damon périra ?... Mais qu’importe qu’il périsse ? Les philosophes seront couverts d’ignominie aux yeux du tyran et des peuples, et tous leurs vœux seront remplis.
La permission est accordée : le batelier corrompu ; Pythias embarqué ; Damon constitué prisonnier. Le temps fixé au retour de Pythias s’écoule, et Pythias ne reparaît point. Denys, le ministre, le courtisan insultent à la philosophie et aux philosophes. La mère de Damon vomit des imprécations contre Pythias ; la fille est désespérée de la perte de son frère et de son amant. Damon et sa sœur restent fermes dans la juste opinion qu’ils ont conçue de Pythias, ils n’ont qu’un mot : ou il a péri, ou il reviendra. Cependant Pythias ne revient point, et l’on conduit Damon au supplice.
Comme on conduisait Damon au supplice, Pythias, qui dans la traversée avait inspiré aux passagers le plus profond respect, est sauvé de la perfidie du batelier ; il s’acquitte envers son père des derniers devoirs et revient. Il se jette au cou de son ami, il s’écrie : « C’est moi qu’il faut conduire à la mort ; me voilà ! » Le bruit de cet événement amène Denys. Il admire le courage et la tendresse de ces deux amis. Il soupçonne la fausseté de la prétendue conspiration ; il est éclairci sur le complot de son ministre et de son courtisan. Il exile le ministre, il envoie le bel esprit aux carrières ; il comble d’honneurs Pythias qu’il marie à la sœur de Damon. Il demande pour récompense à Damon et à Pythias d’être admis au nombre de leurs amis. Ils le refusent, parce qu’il ne peut y avoir d’amitié qu’entre des égaux et que Denys ne veut pas renoncer à la tyrannie ; et la pièce finit. 

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