La Pièce et le Prologue (Denis DIDEROT)
- À MADAME DE M...
- Scène première
- Scène II
- Scène III
- Scène IV
- Scène V
- Scène VI
- Scène VII
- Scène VIII
- Scène IX
- Scène X
- Scène XI
- Scène XII
- Scène XIII
- Scène XIV
- Scène XV
- Scène XVI
- Scène XVII
- Scène XVIII
- Scène XIX
- Scène XX
- Scène XXI
- Scène XXII
- Scène XXIII
- Scène XXIV
- Scène XXV
- Scène XXVI
- Scène XXVII
- Scène XXVIII
- Scène XXIX
- Scène XXX
- Scène XXXI
- Scène XXXII
- Scène XXXIII
- Scène XXXIV
- Scène XXXV
- Scène XXXVI
- Scène XXXVII
Pièce en un acte.
1771.
Personnages
MADAME DE CHEPY, amie de Madame de Malves
MADAME BERTRAND, veuve d’un capitaine de vaisseau
MADEMOISELLE BEAULIEU, femme de chambre de Madame de Chepy
MONSIEUR HARDOUIN, ami de Madame de Chepy
MONSIEUR RENARDEAU, avocat bas-normand
MONSIEUR POULTIER, premier commis de la marine
M. DE SURMONT, poète, ami de M. Hardouin
BINBIN, enfant de Madame Bertrand
PICARD, laquais
FLAMAND, laquais
DES DOMESTIQUES
DES ENFANTS
La scène est à Palin, dans la maison de Madame de Malves.
À MADAME DE M...
Madame,
Cette pièce est l’ouvrage d’un jour. On a mis à la composer moins de temps qu’à la transcrire. Tant pis, direz-vous. Pourquoi tant pis ! L’auteur sera content de son succès, si votre ami s’est justifié d’un oubli dont vous l’avez un peu légèrement soupçonné. Vous oublier ! lui ! En être oubliée ! vous ! Non, jamais, jamais. Pour expier cette double injustice, il ne vous en coûterait que quelques moments d’ennui, et d’un ennui facile à supporter, si vous permettiez que ce fût aux pieds de l’amitié qui pardonne beaucoup, et non sur l’autel du goût qui ne pardonne rien, qu’il déposât son hommage.
D...
Scène première
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, PICARD, FLAMAND
MADAME DE CHEPY.
Picard, écoutez-moi. Je vous défends d’ici à huit jours d’aller chez votre femme ; entendez-vous ?
PICARD.
Huit jours ! c’est bien long.
MADAME DE CHEPY.
En effet, c’est fort pressé d’aller faire un gueux de plus : comme si l’on en manquait.
PICARD, à voix basse.
Si l’on nous ôte la douceur de caresser nos femmes, qu’est-ce qui nous consolera de la dureté de nos maîtres ?
MADAME DE CHEPY.
Et vous, Flamand, retenez bien ce que je vais vous dire... Mademoiselle, la Saint-Jean n’est-elle pas dans huit jours ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
non, madame, c’est dans quatre.
MADAME DE CHEPY.
Miséricorde ! je n’ai pas un moment à perdre... Si d’ici à quatre jours (le terme est court), je découvre que vous ayez mis le pied au cabaret, je vous chasse. Il faut que je vous aie tous sous ma main, et que je ne vous trouve pas hors d’état de faire un pas et de dire un mot. Songez qu’il n’en serait pas cette fois comme de vendredi dernier. L’opéra fini, nous descendons, madame de Malves et moi ; nous voilà sous le vestibule : on appelle, on crie ; personne ne vient. L’un est je ne sais où ; l’autre est mort-ivre ; et, sans un galant homme qui nous prit en pitié, je ne sais ce que nous serions devenues.
PICARD.
Madame, est-ce là tout ?
MADAME DE CHEPY.
Vous, Picard, allez chez le tapissier, le décorateur, les musiciens ; soyez de retour en un clin d’œil ; et, s’il se peut, amenez-moi tous ces gens-là. Vous, Flamand... Quelle heure est-il ?
FLAMAND.
Il est midi.
MADAME DE CHEPY.
Midi ! il ne sera pas encore levé. Courez chez lui... allez donc...
FLAMAND.
Qui, lui ?
MADAME DE CHEPY.
Oh ! que cela est bête !... M. Hardouin. Dites-lui qu’il vienne, qu’il vienne sur-le-champ, que je l’attends, et que c’est pour chose importante.
Scène II
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADAME DE CHEPY.
Beaulieu, par hasard, sauriez-vous lire ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oui, madame.
MADAME DE CHEPY.
N’avez-vous jamais joué la comédie ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Plusieurs fois. C’est la folie de ma province.
MADAME DE CHEPY.
Vous déclameriez donc un peu ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Un peu.
MADAME DE CHEPY.
Dans quelle pièce avez-vous joué ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Dans le Bourgeois gentilhomme, la Pupille, Cénie, le Philosophe marié.
MADAME DE CHEPY.
Et que faisiez-vous dans celle-ci ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Finette.
MADAME DE CHEPY.
Vous rappelleriez-vous l’endroit... là, un endroit où Finette...
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Fait l’apologie des femmes ?
MADAME DE CHEPY.
Précisément.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Je le crois.
MADAME DE CHEPY.
Dites-le.
MADEMOISELLE BEAULIEU récite le morceau qui suit.
Soit. Mais, telles que nous sommes,
Avec tous nos défauts nous gouvernons les hommes,
Même les plus huppés, et nous sommes recueil
Où viennent échouer la sagesse et l’orgueil.
Vous ne nous opposez que d’impuissantes armes ;
Vous avez la raison, et nous avons les charmes.
Le brusque philosophe, en ses sombres humeurs,
Vainement contre nous élève ses clameurs ;
Ni son air renfrogné, ni ses cris, ni ses rides,
Ne peuvent le sauver de nos yeux homicides.
Comptant sur sa science et ses réflexions,
Il se croit à l’abri de nos séductions :
Une belle paraît, lui sourit et l’agace ;
Crac... au premier assaut, elle emporte la place.
MADAME DE CHEPY.
Mais pas mal ; point du tout mal.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Est-ce que madame se proposerait de faire jouer une pièce ?
MADAME DE CHEPY.
Tout juste.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oserai-je, madame, vous en demander le titre ?
MADAME DE CHEPY.
Le titre ! je ne le sais pas. Elle n’est pas faite.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
On la fait apparemment.
MADAME DE CHEPY.
Non. Je cherche un auteur.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Madame ne sera embarrassée que du choix ; elle en a cinq ou six autour d’elle.
MADAME DE CHEPY.
Si vous saviez combien ces animaux-là sont quinteux. Chacun d’eux aura sa défaite.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais j’avais ouï dire que c’était une chose difficile à faire qu’une pièce.
MADAME DE CHEPY.
Oui, comme on les faisait autrefois.
Scène III
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, PICARD, en clopinant
MADAME DE CHEPY.
Et vous revenez sans m’amener personne ?
PICARD, se frottant la jambe.
Ahi ! ahi !
MADAME DE CHEPY, en clopinant aussi.
Ahi ! ahi ! il s’agit bien de cela. Mes ouvriers ?
PICARD.
Je ne les ai pas vus. Il y a quatre marches à la porte du tapissier ; j’ai voulu les enjamber toutes quatre à la fois ; le pied m’a tourné et je me suis donné une bonne entorse. Ahi ! ahi !
MADAME DE CHEPY.
Peste soit du sot et de son entorse. Qu’on fasse venir Valdajou[1], et qu’il voie à cela.
Scène IV
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADAME DE CHEPY.
Ces contrariétés-là ne sont faites que pour moi. Au lieu de se donner une entorse aujourd’hui, que ne se cassait-il la jambe dans quatre jours !
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais puisque madame n’a point de pièce, et qu’elle ne sait pas même si elle en aura une, il me semble...
MADAME DE CHEPY.
Il vous semble ! Il me semble qu’il faudrait se taire ; je n’aime pas qu’on me raisonne. Je sais toujours ce que je fais.
MADEMOISELLE BEAULIEU, bas.
Et ce que vous dites.
Scène V
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, FLAMAND, ivre, avec un mouchoir autour de la tête
FLAMAND.
Madame, je viens... c’est, je crois, de chez M. Hardouin... Oui, M. Hardouin... là, au coin de la rue... de la rue qu’elle m’a dite... Il demeure diablement haut, et son escalier était diablement difficile à grimper... un petit escalier étroit ;
En se dandinant comme un homme ivre.
à chaque marche on touche la muraille et la rampe... J’ai cru que je n’arriverais jamais... j’arrive pourtant... Parlez donc, mademoiselle, cette porte, n’est-elle pas celle de monsieur ? Qui, monsieur ? me répond une petite voisine... Jolie, pardieu, très jolie ! Un monsieur qui fait des bouteilles... Des vers, vous voulez dire ?... Des vers, des bouteilles, qu’importe... Oui, c’est là : frappez ; mais frappez fort. Il est rentré tard, et je crois qu’il dort.
MADAME DE CHEPY.
Maudite brute, archibrute, finiras-tu ton bavardage ? Viendra-t-il ? ne viendra-t-il pas ?
FLAMAND.
Mais, madame, il n’est pas encore éveillé ; il faut d’abord que je l’éveille. Je me dispose à donner un grand coup de pied... et voilà la tête qui part la première, et la porte jetée en dedans, et moi étendu à la renverse... Et voilà le faiseur de bouteilles ou de vers qui s’élance de son lit, en chemise, écumant de rage, sacrant, jurant... avec une grâce ! Au demeurant, bon homme, il me relève... Mon ami, ne t’es-tu point blessé ?... Voyons ta tête.
MADAME DE CHEPY.
Finis, finis, finis. Que t’a-t-il dit ? que lui as-tu dit ?
FLAMAND.
Est-ce que madame ne pourrait pas faire ses questions l’une après l’autre ?... Je lui ai dit que madame... madame... comme vous vous appelez... là, votre nom.
MADAME DE CHEPY.
Sortez, vilain ivrogne.
FLAMAND.
Moi, Flamand, un ivrogne !... Parce que je rencontre mon compère, celui qui a tenu le dernier enfant de ma femme... Oui, de ma femme... il est bien d’elle... Et puis voilà un autre compère, le compère Lahaye... comment résister à deux compères ?
MADAME DE CHEPY.
Je les chasserai tous, cela est décidé.
FLAMAND.
Si madame est si difficile, elle n’en gardera point.
MADAME DE CHEPY.
L’un s’éclope, l’autre s’enivre et se fend la tête. Qu’on est malheureux de ne pouvoir s’en passer !
Scène VI
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, FLAMAND, MONSIEUR HARDOUIN
FLAMAND.
Hé ! madame, le voilà... je le reconnais... c’est lui... c’est, ma foi, bien heureux.
MADAME DE CHEPY.
Mademoiselle, si vous n’avez pas la bonté de lui donner le bras, il ne sortira jamais d’ici.
MONSIEUR HARDOUIN.
Si ma porte n’avait pas cédé il était mort.
FLAMAND.
Allons, mademoiselle, obéissez à votre maîtresse. Donnez-moi le bras. Comme il est rond ! comme il est ferme !...
MONSIEUR HARDOUIN.
Il a la tête dure et le cœur tendre.
FLAMAND.
Madame, puisque mademoiselle fait tout ce que vous lui dites...
MADAME DE CHEPY.
Tirez, tirez, insolent.
Scène VII
MADAME DE CHEPY, MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU, qui rentre sur la fin de la scène
MONSIEUR HARDOUIN.
Est-ce de votre part que ce laquais est venu ?
MADAME DE CHEPY.
Oui.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est pas de sa faute si je l’ai deviné ; car il ne savait à qui il était, d’où il venait, ce qu’il voulait.
MADAME DE CHEPY.
Puis fiez-vous à ces maroufles-là.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il m’a fait grand tort. Je dormais si bien, et j’en avais si grand besoin ! Il était près de cinq heures quand je suis rentré, après la journée la plus ennuyeuse et la plus fatigante. Imaginez donc la lecture d’un drame détestable, comme ils sont tous, la compagnie la plus triste, un souper maussade, et qui ne finissait point, et un brelan cher où j’ai perdu la possibilité, et essuyé la mauvaise humeur des gagnants, fâchés à tout coup de ne pas gagner davantage.
MADAME DE CHEPY.
C’est bien fait ; que ne veniez-vous ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
M’y voilà ; et toutes mes disgrâces seront bientôt oubliées, si je puis vous être de quelque utilité ; de quoi s’agit-il ?
MADAME DE CHEPY.
De me rendre le plus important service. Vous connaissez madame de Malves ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non pas personnellement ; mais on lui accorde d’une voix unanime de la finesse dans l’esprit, de la gaieté douce, du goût, de la connaissance dans les beaux-arts, un grand usage du monde, et un jugement sûr et exquis.
MADAME DE CHEPY.
Voilà les qualités qu’elle a pour tout le monde, et dont je fais grand cas assurément ; mais j’estime encore plus celles qu’elle tient en réserve pour ses amis.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je vis avec quelques-uns qui la disent mère tendre, excellente épouse et très bonne amie.
MADAME DE CHEPY.
Il y a six à sept ans que nous sommes liées, et je lui dois la meilleure partie du bonheur de ma vie ; c’est auprès d’elle que je trouve un bon conseil, quand j’en ai besoin ; la consolation dans mes peines, qui lui font quelquefois oublier les siennes ; et cette satisfaction si douce qu’on éprouve à confier ses instants de plaisir à quelqu’un qui sait les écouter avec intérêt. Eh bien, c’est incessamment le jour de sa fête.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je vous entends ; et il vous faudrait un divertissement, un proverbe, une petite comédie.
MADAME DE CHEPY.
C’est cela, mon cher Hardouin.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis désespéré de vous refuser net, mais tout net ; premièrement, parce que je suis excédé de fatigue, et qu’il ne me reste pas une idée, mais pas une ; secondement, parce que j’ai heureusement ou malheureusement une de ces têtes auxquelles on ne commande pas. Je voudrais vous servir que je ne le pourrais pas.
MADAME DE CHEPY.
Ne dirait-on pas qu’on vous demande un chef-d’œuvre !
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais, madame, vous demandez au moins une chose qui vous plaise, et cela ne me paraît pas aisé : qui plaise à la personne que vous voulez fêter, et cela est très difficile ; qui plaise à sa société, qui n’est pas composée de gens indulgents ; enfin qui me plaise à moi, et je ne suis presque jamais content de ce que je fais.
MADAME DE CHEPY.
Tout cela ne sont que les fantômes de votre paresse, ou les prétextes de votre mauvaise volonté. Vous me persuaderez peut-être que vous craignez beaucoup mon jugement ? Mon amie a, je l’avoue, le sentiment très délicat, et le tact exquis : mais elle est juste, mais elle est plus touchée d’un mot heureux, que blessée d’une mauvaise scène ; et, quand elle vous trouverait un peu plat, qu’est-ce que cela vous ferait ? Vous auriez le plus grand tort de redouter nos beaux esprits : nous n’aurons qu’à vous nommer pour modérer leur critique. Pour vous, monsieur, c’est autre chose : après avoir été mécontent de vous-même tant de fois, vous en serez quitte pour être injuste une fois de plus.
MONSIEUR HARDOUIN.
D’ailleurs, madame, je n’ai pas l’esprit libre. Vous connaissez madame Servin ; c’est, je crois, votre amie ?
MADAME DE CHEPY.
Je la rencontre dans le monde, je la vois chez elle, nous nous embrassons ; mais nous ne nous aimons pas.
MONSIEUR HARDOUIN.
Sa bienfaisance inconsidérée lui a fait une affaire très ridicule, et vous savez ce que c’est que le ridicule pour elle : elle a découvert que j’étais lié avec son adverse partie, et il faut absolument que je la tire de là, j’ai même pris la liberté de donner rendez-vous ici à mon homme.
MADAME DE CHEPY.
Tenez, mon pauvre Hardouin, il faut que chacun fasse son rôle dans ce monde : celui des avocats est de terminer les procès, le vôtre de faire des ouvrages charmants. Voulez-vous savoir ce qui va vous arriver ? C’est de vous brouiller avec la dame dont vous êtes le négociateur, avec son adversaire, et avec moi, si vous me refusez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pour une chose aussi frivole ? C’est ce que je ne craindrai jamais.
MADAME DE CHEPY.
Mais c’est à moi, ce me semble, à juger si la chose est frivole ou non : cela tient à l’intérêt que j’y mets.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est-à-dire que s’il vous plaisait d’y en mettre dix fois, cent fois plus qu’elle ne vaut...
MADAME DE CHEPY.
Je serais peu sensée, peut-être ; mais vous n’en seriez que plus désobligeant. Allons, mon cher, promettez-moi.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne saurais.
MADAME DE CHEPY.
Faites ma pièce.
MONSIEUR HARDOUIN.
En vérité, je ne saurais.
MADAME DE CHEPY.
Le rôle de suppliante ne me va guère, et celui de la douceur ne me dure pas. Prenez-y garde, je vais me fâcher.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, madame, vous ne vous fâcherez pas.
MADAME DE CHEPY.
Et je vous dis, moi, monsieur, que je suis fâchée, très fâchée que vous en usiez avec moi comme vous n’en useriez pas avec cette grosse provinciale rengorgée, qui vous commande avec une impertinence qu’on lui passerait à peine si elle était jeune et jolie ; avec cette petite minaudière, qui est l’un et l’autre, mais qui gâte tout cela, qui ne fait pas un geste qui ne soit apprêté, qui ne dit pas un mot qui ne montre la prétention, et qui est aussi satisfaite de toute sa personne que mécontente des autres ; avec ce petit colifichet de précieuse, qui n’a pas des nerfs, mais des fibres, ce qui veut dire des cheveux ; dont on est tout étonné d’entendre sortir de grands mots, qu’elle a ramassés dans la société des savants, des pédants, et qu’elle répète à tort et à travers, comme une perruche mal sifflée ; avec mademoiselle, oui, avec mademoiselle que voilà, qui vous donne quelquefois à ma toilette des distractions dont je pourrais me choquer si je voulais, mais dont je continuerai de rire.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Moi, madame !
MADAME DE CHEPY.
Oui, vous ; il ne faut pas que cela vous offense : ce bel attachement vous fait assez d’honneur.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il est vrai, madame, que je trouve mademoiselle très honnête, très décente, très bien élevée.
MADAME DE CHEPY.
Très aimable.
MONSIEUR HARDOUIN.
Très aimable, pourquoi pas ? L’état, quel qu’il soit, n’est ni un privilège, ni une exclusion à ce titre que je lui donne quelquefois en plaisantant ; mais je la respecte assez, elle et moi-même, pour n’y pas mettre un sérieux qui l’offenserait.
MADAME DE CHEPY, ironiquement.
Mademoiselle, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien intercéder pour moi auprès de monsieur.
Scène VIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle n’en sera pas dédite. Je suis aussi piqué de mon côté ; ces femmes qu’elle vient de déchirer la valent bien, sans la dépriser. Voulez-vous que la pièce se fasse ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
J’aurais une bien étrange vanité, si j’osais me flatter d’obtenir de vous ce que vous avez si durement refusé à madame.
MONSIEUR HARDOUIN.
Expliquez-vous nettement ; cela vous fera-t-il plaisir ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
On ne saurait davantage ; mais madame n’en pourrait être que très mortifiée. Qui sait si cela ne m’éloignerait pas de son service ? Ce ne serait pas demain ; mais petit à petit, la délicieuse mademoiselle Beaulieu deviendrait gauche, maladroite, maussade : je ne l’entendrais pas dire longtemps ; je sortirais, et je ne sortirais pas sans chagrin, car je suis très attachée à madame ; sans compter que votre complaisance ne serait pas secrète, et ne pourrait être que mal interprétée. Tenez, monsieur, le mieux est de persister dans votre refus, ou de céder au désir de madame.
MONSIEUR HARDOUIN.
De ces deux partis, le premier est le seul qui me convienne. Je suis obsédé d’embarras de toute espèce, j’en ai pour mon compte, j’en ai pour le compte d’ autrui : pas un instant de repos. Si l’on frappe à ma porte, je crains d’ouvrir ; si je sors, c’est le chapeau rabattu sur les yeux ; si l’on me relance en visite, la pâleur me prend. Ils sont une nuée qui attendent après le succès d’une comédie que je dois lire aux Français. Ne vaut-il pas mieux que je m’en occupe, que de perdre mon temps à ces balivernes de société ? Ou ce que l’on fait est mauvais, et ce n’était pas la peine de le faire ; ou si cela est passable, le jeu pitoyable des acteurs le rend plat.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Il paraît que monsieur Hardouin n’a pas une haute idée de notre talent.
MONSIEUR HARDOUIN.
Si vous voulez, mademoiselle, que je vous dise la vérité, j’ai vu les acteurs de société les plus vantés, et je vous jure que le meilleur n’entrerait pas dans une troupe de province, et figurerait mal chez Nicolet. Cela fait pitié.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Voilà que je suis aussi piquée de mon côté ; savez-vous que je me mêle de jouer ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Tant pis, mademoiselle.
Bas.
Faites des boucles.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Ne m’avez-vous pas dit que vous feriez la pièce si je voulais ? Je ne sais si un poète est un fort honnête homme ; mais j’ai toujours entendu dire qu’un honnête homme n’avait que sa parole. Je veux vous convaincre que l’auteur s’en prend souvent à l’acteur, quand il ne devrait s’en prendre qu’à lui-même. Je veux que vous vous entendiez siffler, et que vous nous entendiez applaudir.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mademoiselle me jette le gantelet, il faut le ramasser ; j’ai promis de faire la pièce, et je la ferai.
Scène IX
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU, MADAME DE CHEPY
MADAME DE CHEPY.
Eh bien, mademoiselle, avez-vous réussi ? Je crois vous en avoir donné le temps et la commodité.
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui, madame, elle a réussi, et je ferai la pièce.
MADAME DE CHEPY.
Mademoiselle, je vous en suis infiniment obligée et je vous en remercie.
Scène X
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Vous voyez, la voilà outrée, et je suis sûre de n’avoir pas un mois à rester ici. Je voudrais que les fêtes, les pièces et les poètes fussent tous au fond de la rivière.
Scène XI
MONSIEUR HARDOUIN, seul
Que diable faire ?... Soyons, rêvons un moment... Cela serait assez plaisant, mais usé... Ils ont tout pris... Ah ! si Molière revenait avec son génie, il aurait bien de la peine à obtenir le suffrage de gens qu’il a rendus si difficiles... Me demander une de ces facéties, telles qu’on en joue à l’hôtel de Condé ou au Palais-Royal, n’est-ce pas me dire ayez subito, subito, l’esprit et la délicatesse de Laujon ; la verve et l’originalité de Collé[2]... Et voilà ce que je me laisse ordonner ! Rien que cela... Je suis un sot ; tant que je vivrai, je ne serai qu’un sot, et ma chaleur de tête m’empiégera comme un sot... Mais ne pourrais-je pas ?... Non, cela ne va pas à la circonstance... Et si je mettais en scène ce petit conte ?... Encore moins, cela est triste, et ne cadre pas aux personnes ; et puis je n’ai plus que deux ou trois jours, un pour faire et pour copier, un pour apprendre, un pour jouer, sans répéter... Aussi cela ira, Dieu sait comme... Ils s’imaginent qu’une pièce se souffle comme une bouteille de savon.
Scène XII
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
Monsieur, c’est un homme qui a le dos voûté, les deux coudes et les deux genoux en forme de croissants ; cela ressemble à un tailleur comme deux gouttes d’eau.
MONSIEUR HARDOUIN.
Au diable.
LE LAQUAIS.
C’en est un autre qui a de l’humeur, et qui grommelle entre ses dents ; il m’a tout l’air d’un créancier qui n’est pas encore fait à revenir.
MONSIEUR HARDOUIN.
Au diable, au diable.
LE LAQUAIS.
C’en est un troisième, maigre et sec, qui tourne ses yeux autour de l’appartement, comme s’il le démeublait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Au diable, au diable, au diable, et toi aussi... Que fais-tu là, planté comme un piquet ? As-tu comploté avec les autres de me faire devenir fou ?
LE LAQUAIS.
C’est de la part de madame Servin, qui vous prie de ne pas oublier son affaire.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’y ai pensé.
LE LAQUAIS.
C’est une femme.
MONSIEUR HARDOUIN.
Une femme ?
LE LAQUAIS.
Enveloppée dans vingt aunes de crêpe ; je gagerais bien que c’est une veuve.
MONSIEUR HARDOUIN.
Jolie ?
LE LAQUAIS.
Triste, mais assez bonne à consoler.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quel âge ?
LE LAQUAIS.
Entre vingt-sept et trente.
MONSIEUR HARDOUIN.
Fais-la entrer.
LE LAQUAIS.
Il y a encore un autre personnage hétéroclite, en bas jaunes, en culotte noire, en veste de basin, et en habit gris : il a passé chez vous, et on l’a envoyé ici.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est mon avocat bas-normand : dis-lui qu’il attende, et fais entrer la veuve.
Scène XIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND
MADAME BERTRAND.
Permettez, monsieur, que je m’asseye ; je suis excédée de fatigue : j’ai fait aujourd’hui les quatre coins de Paris, et je crois que j’ai vu toute la terre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Reposez-vous, madame...
À part.
Elle est fort bien...
Haut.
Madame, je ne crois point avoir l’honneur de vous connaître ; mais faites-moi la grâce de m’apprendre ce qui vous amène ici. Ne vous trompez-vous pas ? Je m’appelle Hardouin.
MADAME BERTRAND.
C’est vous-même que je cherche. On m’a dit que vous étiez ici, et j’y suis venue.
MONSIEUR HARDOUIN, à part.
Le pied petit, et des mains !...
Haut.
Madame, vous seriez mieux dans ce grand fauteuil.
MADAME BERTRAND.
Je suis fort bien. Avez-vous le temps, monsieur, et aurez-vous la patience de m’entendre ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Parlez, madame, parlez.
MADAME BERTRAND.
Vous voyez la plus malheureuse créature.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous méritez sûrement un autre sort ; et avec une figure comme la vôtre, il n’y a point de malheur qu’on ne fasse cesser.
MADAME BERTRAND.
C’est ce que vous m’allez apprendre. N’auriez-vous point entendu parler du capitaine Bertrand ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Qui commandait le Dragon, qui a mis tout son équipage dans la chaloupe, et qui s’est laissé couler à fond avec son vaisseau.
MADAME BERTRAND.
C’était mon époux : il avait vingt-trois ans de service.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’était un brave homme, et je n’ai jamais rien vu de plus intéressant que sa veuve. Mais que puis-je pour elle ?
MADAME BERTRAND.
Beaucoup.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’en doute, et je le souhaite.
MADAME BERTRAND.
Il m’a laissée sans fortune, et avec un enfant ; je sollicite une pension qu’on a le front de me refuser.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et qui vous paraît mesquine ? Madame, l’État est obéré.
MADAME BERTRAND.
J’en suis satisfaite ; mais je la voudrais réversible sur la tête de mon fils.
MONSIEUR HARDOUIN.
À vous parler vrai, madame, et votre demande, et le refus du ministre me semblent également justes.
MADAME BERTRAND.
Si je venais à manquer, que deviendrait mon pauvre enfant ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous êtes jeune, vous êtes fraîche.
MADAME BERTRAND.
Avec tout cela, on ne sait qui meurt ni qui vit. Tout ce qu’il est possible de mettre de protection à mon affaire, je l’ai inutilement employé : des princes, des ducs, des archevêques, des évêques, des prêtres, d’honnêtes femmes.
MONSIEUR HARDOUIN.
Les autres vous auraient mieux servie.
MADAME BERTRAND.
Vous l’avouerai-je ? Je ne les ai pas négligées.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est que tous ces gens-là ne savent pas solliciter.
MADAME BERTRAND.
Et vous le savez, vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Très bien ; il y a des principes à tout. Il faut d’abord s’intéresser fortement à la chose.
MADAME BERTRAND.
Et vous prendrez cet intérêt à la mienne ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Pourquoi pas, madame ? Rien ne me semble plus aisé. Ils ont des âmes de bronze, il faut savoir amollir ces âmes-là.
MADAME BERTRAND.
Et ce talent-là, qui est-ce qui le possède ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est vous, madame.
MADAME BERTRAND.
Qui est-ce qui se soucie de l’employer pour autrui ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est moi ; mais ce n’est pas tout : et ce dernier point est le grand point, le point essentiel ; le point sans lequel point de succès : c’est de se rendre personnelle la grâce qu’on demande : on est à peine écouté, même de son ami, quand on ne parle pas pour soi.
MADAME BERTRAND.
Et celui de qui mon affaire dépend est le vôtre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Eh ! vous avez raison ; c’est Poultier ; et j’oserais presque vous répondre du succès.
MADAME BERTRAND.
Vous aurez la bonté de lui parler ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Assurément.
MADAME BERTRAND.
Dieu soit loué ! On ne m’a point trompée, lorsqu’on m’a dit que je trouverais en vous l’ami de tous les malheureux.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est aujourd’hui, ou dans quelques jours, la fête de la maîtresse de la maison. Il est à Paris, il est l’ami du mari ; et il faudrait qu’il eût de grandes affaires, s’il ne venait pas.
MADAME BERTRAND.
Et vous lui parlerez ? Et vous vous rendrez mon affaire personnelle ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne m’en charge qu’à cette condition. Ne m’avez-vous pas dit que vous aviez un enfant ?
MADAME BERTRAND.
C’est le premier et le seul.
MONSIEUR HARDOUIN.
Quel âge a-t-il ?
MADAME BERTRAND.
Environ six ans.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il n’en peut guère avoir davantage.
MADAME BERTRAND.
On aurait pu le croire il y a six mois ; mais depuis ce temps, j’ai tant pleuré, tant fatigué, tant souffert ; je suis si changée...
MONSIEUR HARDOUIN.
Il n’y paraît pas.
MADAME BERTRAND.
Il revenait de la Chine... La Chine ne me sort plus de la tête.
MONSIEUR HARDOUIN.
Nous l’en chasserons.
MADAME BERTRAND.
Je puis compter sur vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous le pouvez ; mais, songez-y bien, c’est à la condition que je vous ai dite, sans quoi je ne réponds de rien.
MADAME BERTRAND.
Vous êtes un homme de bien ; il n’y a là-dessus qu’une voix. Faites, dites tout ce qui vous plaira ; je vous donne carte blanche.
Scène XIV
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR RENARDEAU
MONSIEUR HARDOUIN.
Et puis faites une pièce au milieu de tout cela !... Mille pardons, cher Renardeau, de vous avoir fait attendre.
MONSIEUR RENARDEAU.
Je vous le pardonne, car elle est, ma foi, charmante.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous avez encore des yeux.
MONSIEUR RENARDEAU.
C’est tout ce qui me reste. Hé bien, de quoi s’agit-il ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne sais comment je puis rire, car je suis profondément désolé.
MONSIEUR RENARDEAU.
Votre pièce est tombée ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est bien pis.
MONSIEUR RENARDEAU.
Comment, diable !
MONSIEUR HARDOUIN.
J’avais une sœur que j’aimais à la folie ; un peu dévote ; mais, à cela près, la meilleure créature, la meilleure sœur qu’il y eût au monde : je l’ai perdue.
MONSIEUR RENARDEAU.
Et l’on vous dispute sa succession.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est bien pis.
MONSIEUR RENARDEAU.
Comment, diable !
MONSIEUR HARDOUIN.
On en a disposé sans mon aveu. Elle vivait avec une amie : celle-ci, accoutumée à jouer la maîtresse dans la maison, a tout donné, tout pris, tout vendu, lits, glaces, linge, vaisselle, meubles, batterie de cuisine ; et il ne me reste de mobilier non plus que vous en voyez sur ma main.
MONSIEUR RENARDEAU.
Cela était-il considérable ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Assez. Je ne sais quel parti prendre. Perdre son bien, surtout quand on n’est pas mieux dans ses affaires que moi, cela me paraît dur. Attaquer l’ancienne amie d’une sœur, cela me semble indécent. Que me conseillez-vous ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Ce que je vous conseille ? De demeurer en repos.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est bientôt dit.
MONSIEUR RENARDEAU.
Demeurez en repos, vous dis-je. Savez-vous ce que c’est que votre affaire ? Précisément la même que j’ai avec votre vieille amie, madame Servin, qui dure depuis dix ans ; qui en durera dix autres ; pour laquelle j’ai fait cinquante voyages à Paris ; qui m’y rappellera cinquante fois encore ; qui me coûte en faux-frais à peu près deux cents louis, qui m’en coûtera plus de deux cents autres ; et qui, grâce aux puissants protecteurs de la dame, ne sera peut-être jamais jugée ; ou dont, après la sentence, si j’en obtiens une, je ne tirerai que le quart de mes déboursés. Entendez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ainsi, vous ne voulez pas absolument que je plaide ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Non, de par tous les diables qui emportent et votre amie madame Servin, et l’amie de votre sœur !
MONSIEUR HARDOUIN.
Si c’était à recommencer, vous ne plaideriez donc pas ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Non.... À quoi rêvez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Il me vient une bonne idée. Si par reconnaissance du service que vous me rendez, en me dissuadant d’entamer une mauvaise affaire, je finissais la vôtre ? Savez-vous que cela ne me serait point du tout impossible ?
MONSIEUR RENARDEAU.
J’y consens de tout mon cœur ; et, s’il ne vous fallait qu’une procuration en bonne forme, par laquelle je vous autoriserais à terminer, et m’engagerais à ratifier, sans exception, tout ce qu’il vous aurait plu d’arbitrer, faites-moi donner de l’encre et du papier, je la dresse et la signe.
MONSIEUR HARDOUIN.
Voilà sur cette table ce qu’il vous faut... Mon cher Renardeau, bride en main. Je ferai de mon mieux : vous n’en doutez pas ; mais, à tout événement, point de reproches.
MONSIEUR RENARDEAU.
N’en craignez point.
MONSIEUR HARDOUIN, à part, tandis que M. Renardeau écrit.
Ah ! ah ! ah ! Si l’avocat bas-normand savait que j’ai là, dans ma poche, la procuration de la dame !... Voilà qui est fort bien... Mais la pièce que j’ai promise !... Allons, il faut se résigner à son sort ; et le mien est de promettre ce que je ne ferai point, et de faire ce que je n’aurai pas promis.
MONSIEUR RENARDEAU.
La voilà : Je soussigné, Issachar des Renardeaux...
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne doute point que cela ne soit à merveille.
MONSIEUR RENARDEAU.
Mais encore faut-il prendre lecture du titre en conséquence duquel on doit opérer. Cela est dans la règle.
MONSIEUR HARDOUIN.
Est-ce que j’ai jamais suivi de règles ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Vous n’en avez pas été plus sage. La règle, mon ami, la règle. Au reste, que j’obtienne seulement de quoi faire meubler décemment ce petit corps de logis qui donne sur la rivière et sur la forêt, qui doit vous inspirer les plus beaux vers du monde ; que vous devez, depuis dix ans, venir occuper, et que vous n’occuperez jamais ; et je tiens quitte de tout madame Servin, pour moi, pour ma femme, pour mes enfants, et leurs ayants cause. À propos, j’ai vu dans sa cour une chaise à porteurs, le seul effet mobilier qui reste de feu madame Desforges, ma parente, qui a cessé de marcher, longtemps avant que de mourir. Stipulez, en sus, la chaise à porteurs. Ma femme commence à pécher par les jambes, et ce serait un cadeau à lui faire. N’oubliez pas la chaise à porteurs.
MONSIEUR HARDOUIN.
J’y penserai.
MONSIEUR RENARDEAU.
Vous êtes distrait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mon ami, je suis excédé de ce maudit pays-ci. La vie s’y évapore. On n’y fait quoi que ce soit ; et je suis résolu d’aller vivre et mourir à Gisors.
MONSIEUR RENARDEAU.
Vous viendrez vivre à Gisors ?
MONSIEUR HARDOUIN.
À Gisors ; c’est là que la gloire, le repos et le bonheur m’attendent.
MONSIEUR RENARDEAU.
Vous viendrez mourir à Gisors ?
MONSIEUR HARDOUIN.
À Gisors.
MONSIEUR RENARDEAU.
Et moi je vous dis que les têtes comme la vôtre ne savent jamais ce qu’elles feront ; et que vous irez vivre et mourir où il plaira à votre mauvais génie de vous mener : ne faites point de projets.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ma foi, j’en ai tant fait qui n’ont point eu lieu, que ce serait le plus sage : mais on fait des projets comme on se remue sur sa chaise, quand on est mal assis.
MONSIEUR RENARDEAU.
Quand verrez-vous la dame ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Aujourd’hui.
MONSIEUR RENARDEAU.
Elle est fine ; prenez garde qu’elle n’évente notre complot.
MONSIEUR HARDOUIN.
Est-ce que cela vous viendrait à sa place, à vous avocat, et avocat bas-normand ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Peut-être. Je suis quelquefois délié. Et quand vous reverrai-je ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Dans la journée.
MONSIEUR RENARDEAU.
Où ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ici.
MONSIEUR RENARDEAU.
Au revoir. Ne plaidez pas, entendez-vous ; et tirez de la dame le meilleur parti que vous pourrez. J’ai trois enfants, et elle n’a que sa fille, cette vieille folle qui est laide et méchante comme un singe malade, et sourde comme un pot. Elle est riche, et je ne le suis pas. Adieu.
MONSIEUR HARDOUIN.
Adieu.
MONSIEUR RENARDEAU, du fond du théâtre.
Et la chaise à porteurs.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et la chaise à porteurs.
Scène XV
MONSIEUR HARDOUIN et LE LAQUAIS
MONSIEUR HARDOUIN.
Me voilà pourtant seul ; et je peux rêver à cette pièce...
LE LAQUAIS.
Pour celui-ci, je ne sais ce qu’il est.
MONSIEUR HARDOUIN.
Encore quelqu’un ? C’est une persécution.
LE LAQUAIS.
Il est entré brusquement ; je lui demande ce qu’il veut : point de réponse. Je le tire par la manche : il me regarde et continue à se promener en long et en large. Il a l’œil un peu hagard ; il se parle à lui-même ; il fait des éclats de rire. Du reste, il est très poli. Si ce n’est pas un fou, c’est un poète.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je n’y tiens plus ; et, en dépit de votre prédiction, monsieur Renardeau, vous me verrez à Gisors.
LE LAQUAIS.
Entrera-t-il ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Si c’était quelque pauvre diable d’auteur qui eût besoin d’un conseil et qui vint le chercher ici du fond du faubourg Saint-Jacques ou de Picpus... Un homme de génie qui manquât de pain, car cela peut arriver... Qu’il entre.
Scène XVI
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE SURMONT
MONSIEUR HARDOUIN.
Eh ! c’est vous, mon ami !
MONSIEUR DE SURMONT.
Pourrait-on vous demander ce que vous faites ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
J’y enrage. Et vous, qu’y venez-vous faire ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Je n’en sais rien. On m’a fait appeler, vite, vite, vite, et j’accours.
MONSIEUR HARDOUIN.
Dieu soit loué ! voilà ma pièce faite. Vous ignorez ce qu’on vous veut ? Moi, je vais vous le dire. C’est sous quelques jours la fête d’une amie. On veut la célébrer ; et l’on va vous demander une parade, un proverbe, un petit divertissement, que vous ferez, n’est-ce pas ?
MONSIEUR DE SURMONT.
Et pourquoi pas vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Pourquoi ? C’est qu’il m’a semblé que madame de Chepy, l’amie de la maîtresse de la maison, ne vous était pas indifférente, et qu’il eût été bien mal à moi de vous ravir une aussi belle occasion de lui faire la cour.
MONSIEUR DE SURMONT.
Et c’est pour m’obliger ?...
MONSIEUR HARDOUIN.
Sans cloute. Ainsi voilà la chose arrangée : vous ferez la parade, le proverbe, la pièce, ce qu’il vous plaira.
MONSIEUR DE SURMONT.
Je ne m’entends guère à cela.
MONSIEUR HARDOUIN.
Tant mieux. Ce que je ferais ressemblerait à tout : ce que vous ferez ne ressemblera à rien.
MONSIEUR DE SURMONT.
Il y aura là des beaux esprits, des gens du monde. Je voudrais bien garder l’incognito.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je vais vous mettre à l’aise. Si vous réussissez, le succès sera pour votre compte ; si vous tombez, la chute sera pour le mien.
MONSIEUR DE SURMONT.
Rien de plus obligeant.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais payez le service que je vous rends d’un peu de confiance. N’est-il pas vrai qu’avec toutes ses fantaisies, ses caprices, ses brusqueries, madame de Chepy...
MONSIEUR DE SURMONT.
Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira ; je vous remercierai même, si vous l’exigez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je n’exige rien ; je sais obliger sans ostentation et sans intérêt ; allons, partez.
MONSIEUR DE SURMONT.
Verrai-je madame de Chepy ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, non ; écrivez-lui seulement un billet honnête qu’elle puisse interpréter comme il lui plaira ; et partez, vous dis-je. Surtout que cela soit bien gai, bien fou et sente tout à fait l’impromptu.
MONSIEUR DE SURMONT.
Mais encore faudrait-il un peu connaître l’héroïne du jour.
MONSIEUR HARDOUIN.
Louez, louez ; la louange est toujours bien accueillie.
MONSIEUR DE SURMONT.
Est-on jeune ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR DE SURMONT.
Vieille ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non. Tous les charmes que l’âge ne détruit pas, on les a. Vous pouvez tomber à bras raccourci sur tous les vices, tous les ridicules, sans nous effleurer. Vous pouvez vous étendre à votre aise sur les qualités de l’esprit et du cœur, sans qu’il y ait un mot de perdu. Insistez surtout sur l’usage du monde, la franchise, la discrétion, la dignité, la décence, et cætera, et cætera.
MONSIEUR DE SURMONT.
Je la connais peut-être. Ne serait-ce pas par hasard une femme que j’ai vue une fois chez madame de Chepy, pendant sa maladie, et qui s’appelle madame de... ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle ou une autre, qu’est-ce que cela fait ? Partez. Attendez : écrivez là le billet pour madame de Chepy ; je le ferai remettre.
Scène XVII
MONSIEUR HARDOUIN, seul, à un domestique.
Portez ce billet à madame de Chepy... Ouf ! je respire : me voilà soulagé d’un poids énorme ; je me sens léger comme un oiseau, et je puis me livrer gaiement à l’affaire de ma veuve et à celle de mon avocat bas-normand. Puisque mon premier commis de la marine ne vient point, il faut que j’envoie chez lui ou que j’y aille.
Scène XVIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADEMOISELLE BEAULIEU, avec un faisceau de fleurs à la main et un bouquet à son côté
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Je vous l’avais bien dit : madame est d’une humeur empestée. J’ai cru que je ne viendrais jamais à bout de la coiffer. Et vous, monsieur, où en êtes-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est fait.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Fort bien. Je viens de sa part vous casser aux gages et vous prévenir qu’elle ne veut absolument rien de vous. Vous dirai-je le reste ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Dites, mademoiselle.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Elle a ajouté qu’elle n’aurait pas de peine à trouver un aussi mauvais poète, et qu’elle en aurait encore moins à trouver un homme plus honnête.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mademoiselle, vous aurez la bonté de lui répondre de ma part que j’aurais le plus grand plaisir à me conformer à ses derniers ordres, mais qu’ils arrivent trop tard ; qu’au reste, il est plus aisé de brûler une pièce que de la faire.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Vrai, elle est faite ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non ; elle se fait. Qu’est-ce que cet énorme bouquet-là ? Il est beau, très beau ; mais toutes ces roses ne vaudront jamais la touffe de lis ou le seul bouton qu’elles nous cachent.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
S’il nous faut des couplets, il nous faut aussi des bouquets ; et nous sommes allés tous mettre au pillage les parterres de M. Poultier. Comme il n’est jamais sûr de son temps, et que les affaires pourraient l’arrêter à Versailles le jour de la fête de madame de Malves, il est venu présenter son hommage d’avance.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il est ici ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Je crois que je l’entends descendre.
Scène XIX
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR POULTIER
MONSIEUR HARDOUIN, vers la coulisse.
Monsieur Poultier, monsieur Poultier, c’est Hardouin, c’est moi qui vous appelle. Un mot, s’il vous plaît.
MONSIEUR POULTIER.
Vous êtes un indigne ; je ne devrais pas vous apercevoir. Y a-t-il deux ans que vous me promettez, de semaine en semaine, de venir dîner avec nous ? Il est vrai qu’on m’a dit que c’était par cette raison qu’il n’y fallait pas compter. Mais, rancune tenante, que me voulez-vous ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Auriez-vous un quart d’heure à m’accorder ?
MONSIEUR POULTIER.
Une heure, si vous voulez.
MONSIEUR HARDOUIN, à un laquais.
Qui que ce soit qui vienne, sans aucune exception, je n’y suis pas.
MONSIEUR POULTIER.
Cela semble annoncer une affaire grave.
MONSIEUR HARDOUIN.
Très grave. Avez-vous toujours de l’amitié pour moi ?
MONSIEUR POULTIER.
Oui, traître. Malgré tous vos travers, est-ce qu’on peut s’en empêcher ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Si je me jetais à vos genoux, et que j’implorasse votre secours, dans la circonstance de ma vie la plus importante, me l’accorderiez-vous ?
MONSIEUR POULTIER.
Auriez-vous besoin de ma bourse ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR POULTIER.
Vous seriez-vous encore fait une affaire ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR POULTIER.
Parlez, demandez, et soyez sûr que si la chose n’est pas impossible, elle se fera.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne sais par où commencer.
MONSIEUR POULTIER.
Avec moi ! allez droit au fait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Connaissez-vous madame Bertrand ?
MONSIEUR POULTIER.
Cette diable de veuve qui, depuis six mois, tient la ville et la cour à nos trousses, et qui nous a fait plus d’ennemis en un jour, que dix autres solliciteuses ne nous en auraient fait en dix ans ! Encore trois ou quatre clientes comme elle, et il faudrait déserter les bureaux. Que veut-elle ? une pension, on la lui offre. Que voulez-vous ? qu’on l’augmente, on l’augmentera.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est pas cela. Elle consent qu’on la diminue, pourvu qu’on la rende réversible sur la tête de son fils.
MONSIEUR POULTIER.
Cela ne se peut, cela ne se peut. Cela ne s’est pas encore fait, cela ne doit pas se faire, et cela ne se fera point. Voyez donc, mon ami, vous qui avez du sens, les conséquences de cette grâce, voulez-vous nous attirer sur les bras cent autres veuves pour lesquelles madame Bertrand aura fait la planche ? Faut-il que les règnes continuent çà s’endetter successivement ? Savez-vous qu’il en coûte autant pour les dépenses passées que pour les dépenses courantes ; nous voulons nous liquider, et ce n’en est pas là le moyen. Mais quel intérêt pouvez-vous prendre à cette femme, assez puissant pour vous fermer les yeux sur le bien général ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Quel intérêt j’y prends ! le plus grand. Avez-vous regardé madame Bertrand !
MONSIEUR POULTIER.
D’accord ; elle est fort bien.
MONSIEUR HARDOUIN.
Savez-vous qu’il y a dix ans que je la trouve telle ?
MONSIEUR POULTIER.
Dix ans ! vous devez en avoir assez.
MONSIEUR HARDOUIN.
Laissons la plaisanterie. Vous êtes un très galant homme, incapable de compromettre la réputation d’une femme, et de faire mourir de douleur un ami. Ces gens de mer, peu aimables d’ailleurs, sont sujets à de longues absences.
MONSIEUR POULTIER.
Et ces longues absences seraient fort ennuyeuses, si leurs femmes étaient folles de leurs maris.
MONSIEUR HARDOUIN.
Madame Bertrand estimait fort le brave capitaine Bertrand, mais elle n’en avait pas la tête tournée ; et cet enfant pour lequel elle sollicite la réversibilité de la pension, cet enfant...
MONSIEUR POULTIER.
Vous en êtes le père ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je le crois.
MONSIEUR POULTIER.
Et pourquoi, diable, lui faire un enfant ?
MONSIEUR HARDOUIN.
En vérité, je n’y tâchais pas.
MONSIEUR POULTIER.
Cependant cela change un peu la thèse.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne suis pas riche ; vous connaissez ma façon de penser et de sentir : dites-moi, si cette femme venait à mourir, croyez-vous que je pusse supporter les dépenses de l’éducation d’un enfant, ou me résoudre à l’oublier, à l’abandonner ? Le feriez-vous ?
MONSIEUR POULTIER.
Non ; mais est-ce à l’État à réparer les sottises des particuliers ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ah ! si l’État n’avait pas fait, et ne faisait pas d’autres injustices que celle que je vous propose ! Si l’on n’eût accordé et si l’on n’accordait de pensions qu’aux veuves dont les maris se sont noyés pour satisfaire aux lois de la marine et de l’honneur, croyez-vous que l’État en fut obéré ? Permettez-moi de vous le dire, mon ami, vous êtes d’une probité trop stricte ; vous craignez d’ajouter une goutte d’eau à un océan. Si ma demande était la première folie du ministère, je ne vous en parlerais pas.
MONSIEUR POULTIER.
Et vous feriez bien.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais des prostituées, des proxénètes, des chanteuses, des danseuses, des histrions, une foule de lâches, de coquins, d’infâmes, de vicieux de toute espèce, épuiseront le fisc ; et la femme d’un brave homme...
MONSIEUR POULTIER.
C’est qu’il y en a d’autres qui ont aussi bien mérité que le capitaine Bertrand, et laissé des veuves indigentes avec des enfants.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et que m’importent ces enfants que je n’ai pas faits, et ces veuves en faveur desquelles ce n’est pas un ami qui vous sollicite ?
MONSIEUR POULTIER.
Il faudra voir.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je crois que tout est vu ; et vous ne sortirez pas d’ici que je n’aie votre parole.
MONSIEUR POULTIER.
À quoi vous servira-t-elle ? Ne faut-il pas l’agrément du ministre ? Mais il a de l’estime et de l’amitié pour vous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous lui confierez...
MONSIEUR POULTIER.
Il le faudra bien. Cela vous effarouche, je crois ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Un peu. Ce secret n’est pas le mien, c’est celui d’un autre, et cet autre est une femme.
MONSIEUR POULTIER.
Dont le mari n’est plus. Vous êtes un enfant. Savez-vous comment votre affaire tournera ? Je dirai tout. On sourira : je proposerai la diminution de la pension à condition de la rendre réversible ; on y consentira. Au lieu de la diminuer, nous la doublerons ; le brevet sera signé sans avoir été lu, et tout sera fini.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous êtes charmant ; votre bienfaisance me touche aux larmes. Venez, que je vous embrasse. Et notre brevet se fera-t-il longtemps attendre ?
MONSIEUR POULTIER.
Une heure, une demi-heure peut-être. Je vais travailler avec le ministre. Il y a beaucoup d’affaires ; mais il n’y a d’expédiées que celles que je veux ; la vôtre passera la première ; et, dans un instant, je pourrais venir moi-même vous instruire du succès.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je ne saurais vous dire combien je vous suis obligé.
MONSIEUR POULTIER.
Ne me remerciez pas trop ; je n’ai jamais eu la conscience plus à l’aise. Voilà, en effet, une belle récompense pour un homme qui a passé les trois quarts de sa vie à nous amuser et à nous instruire ; à qui le ministère n’a pas encore donné le moindre signe d’attention, et qui, sans la munificence d’une souveraine étrangère...[3] Adieu, je pourrais, je crois, vous rappeler votre promesse ; mais je ne veux pas que l’ombre de l’intérêt obscurcisse ce que vous regardez comme un bienfait. Vous retrouverai-je ici ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Assurément, si j’ai le moindre espoir de vous y revoir... monsieur Poultier, encore un mot.
MONSIEUR POULTIER.
Qu’est-ce qu’il y a, tout n’est-il pas dit ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Tenez, cette confidence au ministre...
MONSIEUR POULTIER.
Vous répugne, je le conçois ; mais elle est indispensable.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous croyez ?
Scène XX
MONSIEUR HARDOUIN, seul
Et voilà comment il faut s’y prendre quand on veut obtenir. Je n’avais qu’à dire à Poultier : « Cette femme ne m’est rien, je ne la connais que d’hier, je l’ai rencontrée, en courant le monde, chez des personnes qui s’y intéressent ; on sait que je vous connais ; on a pensé que je pourrais quelque chose pour elle ; j’ai promis de vous eu parler, je vous en parle, voilà ma parole dégagée ; faites du reste ce qui vous conviendra, je ne veux rien qui soit injuste ou qui vous compromette. » Poultier m’aurait répondu froidement : « Cela ne se peut ; » et nous aurions causé d’autre chose. Mais madame Bertrand approuvera-t-elle le moyen dont je me suis servi ? Si par hasard elle était un peu scrupuleuse ?... Je l’oblige, il est vrai, mais à ma manière, qui pourrait bien n’être pas la sienne... Au demeurant, que ne s’en expliquait-elle ? Ne lui ai-je pas exposé mes principes ? Ne lui ai-je pas demandé, ne m’a-t-elle pas permis de me rendre son affaire personnelle ? Qu’ai-je fait de plus ?... Si Poultier pouvait m’envoyer, ou plutôt m’apporter le brevet avant le retour de la veuve... La bonne folie qui me vient !... J’arrive ici pour y faire une pièce ; car madame de Chepy comptait me chambrer tout le jour, et peut-être toute la nuit... Elle avait bien pris son moment... À propos, il faut que j’envoie chez de Surmont, pour savoir où il en est. Je ne voudrais pourtant pas que la fête manquât.
Scène XXI
MONSIEUR HARDOUIN, UN LAQUAIS
MONSIEUR HARDOUIN.
Allez chez M. de Surmont, dites-lui que je l’attends dans la journée avec ce qu’il m’a promis ; et que si le rôle de mademoiselle Beaulieu est prêt, il le lui envoie, parce qu’elle a peu de mémoire. Retiendrez-vous bien cela ?
LE LAQUAIS.
Parfaitement.
MONSIEUR HARDOUIN.
Répétez-le-moi.
LE LAQUAIS.
Aller chez M. de Surmont, lui dire que vous l’attendez chez vous avec ce qu’il sait bien, et que, si le rôle de mademoiselle Beaulieu est prêt, de vous l’envoyer... de le lui envoyer tout de suite.
MONSIEUR HARDOUIN.
De vous, de lui : lequel des deux ?
LE LAQUAIS.
De vous l’envoyer.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, butor ; non. C’est de le lui envoyer ; et ce n’est pas chez moi, c’est ici que je l’attends, lui, de Surmont.
LE LAQUAIS.
Sauf votre respect, monsieur, je crois que vous n’avez pas dit comme cela.
MONSIEUR HARDOUIN.
Cela me ferait sauter aux solives. Allez. Ils font une sottise ; et, pour la réparer, ils en disent une autre... Mais voilà ma veuve ; elle arrive un peu plus tôt que je ne la désirais.
Scène XXII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND
MADAME BERTRAND.
Vous allez dire, monsieur, que ceux qui n’ont qu’une affaire sont bien incommodes ; mais, si je vous importune, ne vous gênez point du tout, je reviendrai dans un autre moment.
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, madame, les malheureux et les femmes aimables ne viennent jamais à contretemps chez celui qui est bienfaisant, et qui a du goût.
MADAME BERTRAND.
Pour les femmes aimables, cela peut être vrai ; pour les malheureux, il m’est impossible d’être de votre avis. Si vous saviez combien de fois j’ai lu sur les visages, malgré le masque de politesse dont ils se couvraient : « Toujours cette veuve ! que vient-elle faire ici ? j’en suis excédé ; elle s’imagine qu’on n’a dans la tête qu’une chose, et que c’est la sienne. » À peine m’offrait-on une chaise, on s’élançait rapidement au-devant de moi, non par politesse, mais pour ne pas me laisser le temps d’avancer. On m’arrêtait à la porte, et là, on me disait entre les deux battants : « J’ai pensé à votre affaire ; je ne la perdrai point de vue ; comptez sur tout ce qui dépendra de moi. – Mais, monsieur... – Madame, je suis désolé de ne pouvoir vous arrêter plus longtemps ; je suis accablé d’affaires... » Je faisais ma révérence, on me la rendait, et j’ai quelquefois entendu le maître dire à son laquais : « J’avais consigné cette femme : pourquoi l’a-t-on laissée passer ? si elle se remontre, je n’y suis pas, entendez-vous ? »
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous me parlez là de gens sans âme et sans yeux.
MADAME BERTRAND.
Tout en est plein ; mais ce n’est rien que cela. J’ai trouvé des gens pires que ceux dont je viens de parler ; on n’ose dire à quel prix ils mettent les grâces qu’on en sollicite ; cela fait horreur.
MONSIEUR HARDOUIN.
Malgré leur peu de délicatesse, je les conçois plus aisément.
MADAME BERTRAND.
En vérité, monsieur, vous êtes presque le seul bienfaiteur honnête que j’aie rencontré.
MONSIEUR HARDOUIN.
Hélas ! madame, peu s’en faut que je ne rougisse de votre éloge.
MADAME BERTRAND.
Non, monsieur, sans flatterie ; tel on vous avait peint à moi, tel je vous ai trouvé.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce sont mes amis qui vous ont parlé, et l’amitié est sujette à s’aveugler et à surfaire ; s’ils avaient été vrais, ou plutôt s’ils m’avaient connu comme je me connais, voici ce qu’ils vous auraient dit : « Hardouin est officieux ; lui présenter une occasion de faire le bien, c’est l’obliger, et s’il avait eu le bonheur de servir une femme pour laquelle il se sentît du penchant, il craindrait tellement de flétrir un bienfait, que cette considération suffirait pour le réduire à un très long silence. »
MADAME BERTRAND.
Oserais-je, monsieur, vous faire une question ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous voulez me demander si j’ai vu M. Poultier le premier commis du ministre ? Oui, madame, je l’ai vu.
MADAME BERTRAND.
Eh bien, monsieur ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Votre affaire souffre des difficultés ; mais je ne la crois point du tout, mais point du tout désespérée.
MADAME BERTRAND.
Quoi ! monsieur.
MONSIEUR HARDOUIN.
Madame, attendons ; ne nous flattons de rien : au lieu de nous bercer d’une espérance qui ne nous laisserait que du chagrin, ménageons-nous une surprise agréable.
Scène XXIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
C’est de la part de M. Poultier ; il m’a dit de vous remettre ce paquet à vous-même, et de vous prévenir que dans un moment il serait ici.
Scène XXIV
MADAME BERTRAND, MONSIEUR HARDOUIN
MONSIEUR HARDOUIN.
Notre sort est là dedans.
MADAME BERTRAND.
Je tremble.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et moi aussi. Ouvrirai-je ?
MADAME BERTRAND.
Ouvrez, ouvrez vite.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est le brevet de votre pension, signé du ministre. Elle est de mille écus.
MADAME BERTRAND.
C’est le double de ce qu’on m’avait offert ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Oui, j’ai bien lu ; et réversible sur la tête de votre fils.
MADAME BERTRAND.
La force me manque ; permettez que je m’asseye, monsieur, un verre d’eau : je me trouve mal.
MONSIEUR HARDOUIN, à un laquais.
Vite, un verre d’eau à madame.
Cependant M. Hardouin la délace ; écarte son fichu, et la met un peu en désordre.
MADAME BERTRAND.
J’ai donc enfin de quoi subsister ! mon enfant, mon pauvre enfant ne manquera ni d’éducation, ni de pain ; et c’est à vous, monsieur, que je le dois ! Pardonnez, monsieur, je ne saurais parler, la violence de mon sentiment m’embarrasse la parole, je me tais ; mais regardez-moi, monsieur, voyez et jugez.
Madame Bertrand ne s’aperçoit qu’alors de son désordre.
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous n’avez jamais été de votre vie ni aussi touchante, ni aussi belle. Ah ! que celui qui vous voit en ce moment est heureux ; j’ai presque dit qu’il est à plaindre de vous avoir servie.
MADAME BERTRAND.
Me permettrez-vous d’attendre ici M. Poultier ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Il faut faire mieux. Cet enfant deviendra grand. Qui sait si quelque jour il n’aura pas besoin de la faveur du ministre et des bons offices du premier commis ? Mon avis serait que vous l’allassiez chercher, et que vous le présentassiez à M. Poultier.
MADAME BERTRAND.
Vous avez raison, monsieur. À votre sang-froid, qui vous permet de penser à tout, il est aisé de voir que l’exercice de la bienfaisance vous est familier. Je cours chercher mon enfant. Comme je vais le baiser ! Si je ne vous apparais pas dans un quart d’heure, c’est que je serai morte de joie.
MONSIEUR HARDOUIN, en lui offrant le bras.
Permettez, madame...
MADAME BERTRAND.
Non, monsieur, je me sens beaucoup mieux.
MONSIEUR HARDOUIN, au laquais.
Donnez le bras à madame, jusque chez elle.
Scène XXV
MONSIEUR HARDOUIN, seul
Moi, un bon homme, comme on le dit ! Je ne le suis point ; je suis né foncièrement dur, méchant, pervers. Je suis touché presque jusqu’aux larmes de la tendresse de cette mère pour son enfant, de sa sensibilité, de sa reconnaissance. J’aurais même du goût pour elle, et, malgré moi, je persiste dans le projet peut-être de la désoler... Hardouin, tu es un fieffé monstre... Cela est mal ; cela est très mal... Il faut absolument que je me défasse de ce mauvais tour d’esprit-là, et que je renonce à la malice que j’ai résolu de faire... Oh non !... Mais ce sera la dernière de ma vie.
Scène XXVI
MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR POULTIER
MONSIEUR HARDOUIN.
Mon ami, un autre que moi vous remercierait, et j’en remercierais peut-être un autre que vous ; mais vous allez recevoir tout à l’heure la véritable récompense de l’homme bienfaisant ; vous allez jouir du plus beau de tous les spectacles, celui d’une femme charmante transportée de son bonheur. Vous allez voir couler les larmes de la reconnaissance et de la joie. Elle tremblait comme la feuille à l’ouverture de votre paquet ; elle s’est trouvée mal à la lecture de son brevet ; elle voulait me remercier, et elle ne trouvait point d’expression. La voici qui vient avec son enfant. Permettez que je me retire. Ces secousses-là sont douces, mais je les trouve trop violentes pour moi. J’en suis presque malade le reste de la journée.
Scène XXVII
MADAME BERTRAND, BINBIN, son enfant, MONSIEUR POULTIER
MADAME BERTRAND, en se précipitant aux genoux de M. Poultier.
Monsieur, permettez... mon fils, embrassez les genoux de monsieur.
MONSIEUR POULTIER.
Madame, vous vous moquez de moi... cela ne se fait point... Je ne le souffrirai pas.
MADAME BERTRAND.
Sans vous, que serais-je devenue, et ce pauvre enfant ?
M. Poultier prend l’enfant entre ses bras, s’assied dans un fauteuil, et le pose sur ses genoux.
MONSIEUR POULTIER.
C’est son père ; c’est à ne pouvoir s’y méprendre. Qui a vu l’un, voit l’autre.
MADAME BERTRAND.
J’espère, monsieur, qu’il en aura la probité et le courage ; mais il ne lui ressemble point du tout.
MONSIEUR POULTIER.
Nous pourrions avoir raison tous les deux. Ce sont ses yeux, même couleur, même vivacité, même forme.
MADAME BERTRAND.
Mais, non, monsieur. M. Bertrand avait les yeux bleus, et mon fils les a noirs ; M. Bertrand les avait petits et renfoncés, et mon fils les a grands et presque à fleur de tête.
MONSIEUR POULTIER.
Et les cheveux, et le front, et la bouche, et le teint, et le nez ?
MADAME BERTRAND.
Mon mari avait les cheveux châtains, le front étroit et carré, la bouche énormément grande, les lèvres épaisses et le teint enfumé. Mon fils n’a rien de cela, monsieur, regardez-le donc : ses cheveux sont brun-clair, son front haut et large, sa bouche petite, ses lèvres fines ; pour le nez, M. Bertrand l’avait épaté, et celui de mon fils est presque aquilin.
MONSIEUR POULTIER.
C’est son regard vif et doux.
MADAME BERTRAND.
Son père l’avait sévère et dur.
MONSIEUR POULTIER.
Combien cela fera de folies !
MADAME BERTRAND.
Grâce à vos bontés, j’espère qu’il sera bien élevé ; et, grâce à son heureux naturel, j’espère qu’il sera sage. N’est-il pas vrai, Binbin, que vous serez bien sage ?
L’ENFANT.
Oui, maman.
MONSIEUR POULTIER.
Combien cela nous donnera de chagrin ! Que cela fera couler de larmes à sa mère !
MADAME BERTRAND.
Est-il vrai, mon fils ?
L’ENFANT.
Non, maman. Monsieur, j’aime maman de tout mon cœur, et je vous assure que je ne la ferai jamais pleurer.
MONSIEUR POULTIER.
Quelle nuée de jaloux, de calomniateurs, d’ennemis, j’entrevois là !
MADAME BERTRAND.
Des jaloux, je lui en souhaite, pourvu qu’il en mérite ; des calomniateurs et des ennemis, s’il en a, je m’en consolerai, pourvu qu’il ne les mérite pas.
MONSIEUR POULTIER.
Comme cela aura la fureur de dire tout ce qu’il est sage de taire !
MADAME BERTRAND.
Pour ce défaut-là, j’en conviens, c’était bien un peu celui de son père.
MONSIEUR POULTIER.
Et puis, gare la lettre de cachet, la Bastille ou Vincennes. Bonjour, madame. Je suis heureux de vous avoir été bon à quelque chose. Petit, vous vous rappellerez peut-être un jour ce que je vous ai dit aujourd’hui. Je vous salue.
Scène XXVIII
MONSIEUR POULTIER, MADAME BERTRAND, MONSIEUR HARDOUIN
MONSIEUR HARDOUIN, qui rentre, à M. Poultier qui sort.
Est-ce que vous ne soupez pas avec nous ?
MONSIEUR POULTIER.
Je ne saurais m’engager.
MONSIEUR HARDOUIN.
Restez. J’ai à démêler avec madame de Chepy et quelques autres, des querelles qui pourraient vous amuser.
MONSIEUR POULTIER.
Je n’en doute pas, vous êtes excellent quand vous avez tort. Mais ces Insurgents nous tracassent, et il faut que j’aille[4]...
MONSIEUR HARDOUIN
Voir leur patriarche ?
M. Poultier fait un signe de la tête.
Quel homme est-ce ?
MONSIEUR POULTIER.
Comme on l’a dit : un acuto quakero.
Scène XXIX
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND
MADAME BERTRAND.
Je n’en reviens pas : ou il n’a jamais vu mon mari, ou il prend un autre pour lui... Monsieur, me pardonnerez-vous une question ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Quelle qu’elle soit.
MADAME BERTRAND.
Vous allez penser mal de moi. Votre ami M. Poultier a le cœur excellent, mais a-t-il la tête bien saine ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Très saine. Et qu’est-ce qui peut vous en faire douter ?
MADAME BERTRAND.
Ce qui vient de se passer entre nous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il aura été distrait : c’est le défaut de sa place et non le sien. Vous aurez voulu déployer votre reconnaissance : il ne vous aura pas écoutée, parce qu’il met peu d’importance aux services qu’il rend. Il est blasé sur ce plaisir.
MADAME BERTRAND.
C’est quelque chose de plus singulier. À peine suis-je entrée que, sans presque me regarder, sans s’apercevoir si je suis assise ou debout, toute son attention se tourne sur mon fils.
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est qu’il aime les enfants ; moi, je suis pour les mères.
MADAME BERTRAND.
Il se met ensuite à tirer son horoscope, et à lui prédire la vie la plus troublée et la plus malheureuse ; des jaloux, des ennemis ; que sais-je encore, des querelles avec la cour, la ville, les magistrats : bref, la Bastille et Vincennes.
MONSIEUR HARDOUIN.
Cela m’étonne moins que vous.
MADAME BERTRAND.
Est-ce qu’il est astrologue ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non, mais grand physionomiste.
MADAME BERTRAND.
Le bon, c’est qu’il me soutient que cet enfant ressemble comme deux gouttes d’eau à son père dont il n’a pas le moindre trait.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mais, pardonnez-moi, madame, c’est une chose qui m’a frappé comme lui. Savez-vous que les formes de mon visage et celles de monsieur votre fils sont tout à fait approchées ?
MADAME BERTRAND.
Qu’est-ce que cela prouve ? Vous ne ressemblez point à M. Bertrand.
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis surpris que vous ne deviniez pas.
MADAME BERTRAND.
Est-ce qu’il aurait quelque soupçon bizarre sur le vif intérêt que vous avez daigné prendre à mon sort et à celui de mon enfant ? En agissant pour nous, est-ce qu’il vous soupçonnerait d’avoir travaillé pour votre fils ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Il ne soupçonne pas ; il est convaincu.
MADAME BERTRAND.
Tâchez, monsieur, de me débrouiller cette énigme.
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle n’est pas fort obscure. Vous rappelleriez-vous ce qui s’est dit entre nous, lorsque je me suis chargé de votre affaire ? Ne vous ai-je pas prévenue qu’un des moyens de réussir, c’était de se rendre la chose personnelle ? n’en êtes-vous pas convenue ? Ne m’avez-vous pas permis expressément d’en user ? Et quel intérêt plus vif et plus personnel que celui d’un père pour son enfant !
MADAME BERTRAND.
Qu’entends-je ? Ainsi votre ami me croit... vous croit...
MONSIEUR HARDOUIN.
J’avoue que cela me fait un peu trop d’honneur ; mais, madame, quel si grand inconvénient y a-t-il à cela ?
MADAME BERTRAND.
Vous êtes un indigne, un infâme, un scélérat ; et vous m’avez crue assez vile pour accepter une pension à ce prix ! Vous vous êtes trompé. Je saurai vivre d’eau et de pain ; je saurai mourir de faim, s’il le faut. Mais j’irai chez le ministre ; je foulerai aux pieds, devant lui, cet odieux brevet ; je lui demanderai justice d’un insigne calomniateur et je l’obtiendrai.
MONSIEUR HARDOUIN.
Il me semble que madame fait bien du bruit pour peu de chose : elle ne songe pas qu’il n’y a que Poultier, le ministre et sa femme qui le sachent ; et je vous réponds de la discrétion des deux premiers.
MADAME BERTRAND.
J’en ai trouvé de bien méchants ; voilà le plus méchant de tous. Je suis perdue, je suis déshonorée.
MONSIEUR HARDOUIN.
Mettons la chose au pis, le mal est fait ; et il n’y a plus de remède. Plus vous ferez de cris, plus cette histoire aura d’éclat. Ne serait-il pas plus sage d’en recueillir paisiblement le fruit, que d’apprêter à rire à toute la ville ? Songez, madame, que le ridicule ne sera pas également partagé.
MADAME BERTRAND.
Ce sang-froid me met en fureur ; et, si je m’en croyais, je lui arracherais les deux yeux.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ah ! madame, avec ces deux jolies mains-là ?
Scène XXX
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, désolée et renversée dans un fauteuil, MONSIEUR RENARDEAU
MONSIEUR RENARDEAU.
Qu’est-ce ceci ? d’un côté un homme interdit ; de l’autre une femme qui se désole. L’ami, est-ce une délaissée ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Non.
MONSIEUR RENARDEAU.
Elle est trop aimable, et vous êtes trop jeune, pour que ce soit une mécontente.
MADAME BERTRAND, à M. Renardeau.
Vous êtes un impertinent, vous êtes un sot ; et cet homme-là est un scélérat avec lequel je ne vous conseille pas d’avoir quelque chose à démêler.
Puis elle se remet dans son fauteuil.
MONSIEUR RENARDEAU.
Elle a de l’humeur. Et notre affaire ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Finie.
MONSIEUR RENARDEAU.
Et vous avez mis cette femme à la raison ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Dix mille francs, et tous les frais de procédure payés.
MONSIEUR RENARDEAU.
J’aurais pu porter mes demandes jusqu’où il m’aurait plu, la loi est formelle. Celui qui adiré... Mais dix mille francs, cela est honnête. Et la chaise à porteurs ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Et la chaise à porteurs.
MONSIEUR RENARDEAU.
Vous avez donc perdu votre sœur ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Moi, j’ai perdu ma sœur ? Et qui est-ce qui vous a fait ce conte-là ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Pardieu, c’est vous.
MONSIEUR HARDOUIN.
Ma sœur est pleine de vie.
MONSIEUR RENARDEAU.
Quoi ! vous ne m’avez pas dit que son amie...
MONSIEUR HARDOUIN.
Chansons, chansons.
MONSIEUR RENARDEAU.
Est-ce qu’on fait de ces chansons-là à un vieil avocat bas-normand !
MONSIEUR HARDOUIN.
Et qui est quelquefois délié !
MONSIEUR RENARDEAU.
Vous êtes un fripon, un fieffé fripon. Je gagerais que, quand je vous ai donné ma procuration, vous aviez dans votre poche la procuration de la dame.
MONSIEUR HARDOUIN.
Et vous devinez cela ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Madame, joignez-vous à moi, et étranglons-le.
MADAME BERTRAND.
Et deux.
MONSIEUR RENARDEAU.
Ah ! si j’avais su... J’y perds dix mille francs... mais nous verrons... Il y a lésion, lésion d’outre-moitié... Il y a la voie d’appel, il y a la voie de rescision.
MONSIEUR HARDOUIN.
En faveur des innocents.
Renardeau s’est jeté dans un autre fauteuil.
Scène XXXI
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR RENARDEAU, MADAME DE CHEPY
MADAME DE CHEPY.
Puisque monsieur donne ses audiences chez moi, aurait-il la bonté de m’y admettre, et de me dire s’il est bien satisfait de la manière dont il oblige ses amis ?
MADAME BERTRAND.
Et trois ; quand nous serons à six nous ferons une croix.
MONSIEUR HARDOUIN.
Pas infiniment, madame ; et cela n’encourage pas à bien faire ; mais venons au fait. De quoi madame de Chepy se plaint-elle ?
MADAME DE CHEPY.
Elle se plaint de ce que M. Hardouin lui permet de le compter au nombre de ses amis ; qu’elle arrive à Paris malade, et pour six semaines ; de ce qu’on daigne à peine une fois s’informer de sa santé, et qu’on choisit tout juste ce temps pour se renfermer dans une campagne, et s’exténuer l’âme et le corps, à quoi faire ? peut-être un mécontent.
MONSIEUR HARDOUIN.
Peut-être deux : un autre et moi.
MADAME DE CHEPY.
Ce n’est pas M. Hardouin qui me cherche, c’est madame de Chepy qui court après lui, à force d’émissaires ; enfin elle parvient à le déterrer. Elle est installée chez une femme charmante qui l’estime et qui l’aime. Elle désire lui témoigner sa sensibilité pour toutes ses attentions, par une petite fête. Elle a recours à son ancien ami, M. Hardouin ; et ce qu’il a fait pour vingt autres qui ne lui sont rien, qu’il connaît à peine, ou qu’il méprise peut-être, il le refuse à madame de Chepy. Monsieur, madame, qu’en pensez-vous ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Ce n’est que cela ? Et s’il vous en coûtait dix mille francs, comme à moi ?
MADAME BERTRAND.
Et s’il vous en coûtait l’honneur comme à moi ? Je les trouve plaisants tous deux, l’une avec sa pièce, l’autre avec ses dix mille francs ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Fort bien, madame ; mais si la pièce était faite ?
MADAME DE CHEPY.
Oui, si ; mais si elle ne l’est pas ? Et, quand elle le serait, si elle m’est inutile, à présent qu’il n’y a rien de prêt, et que tous mes acteurs sont en déroute ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Ce n’est pas ma faute.
MADAME DE CHEPY.
Et l’humeur enragée et la migraine que cela m’a données : c’est peut-être la mienne ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Je suis né, je crois, pour ne rien faire de ce qui me convient, pour faire tout ce qui plaît aux autres, et pour ne contenter personne, non, personne, pas même moi.
MADAME BERTRAND.
C’est qu’il ne s’agit pas de servir, mais de servir chacun à sa manière, sous peine de se tourmenter beaucoup pour n’engendrer que des ingrats.
MONSIEUR RENARDEAU.
C’est bien dit.
MADAME DE CHEPY.
Rien n’est plus vrai.
Scène XXXII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR RENARDEAU, MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, son rôle à la main
MONSIEUR HARDOUIN.
Je gage que voici encore une mécontente.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Pourriez-vous m’apprendre, monsieur, quel est l’impertinent qui a écrit cela ?
Scène XXXIII
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR RENARDEAU, MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, MONSIEUR DE SURMONT
MONSIEUR HARDOUIN.
Le voilà.
MONSIEUR DE SURMONT.
C’est fait, je vous l’apporte. Cela est gai, cela est fou ; et, pour une de ces pièces de société, j’espère que cela ne sera pas mal... Voilà nos acteurs, apparemment : je les trouve tous diablement tristes. Messieurs, mesdames, si je vous ai fait attendre, je vous en demande mille pardons.
MONSIEUR HARDOUIN.
Voulez-vous vous taire ? Ne voilà-t-il pas un incognito bien gardé.
MONSIEUR DE SURMONT.
Ma foi, je n’y pensais plus, messieurs, mesdames, j’ai travaillé sans relâche ; il m’a été impossible d’aller plus vite. Encore cette bagatelle était-elle en ébauche dans mon portefeuille. On a copié les rôles à mesure que j’écrivais.
À la veuve.
Madame, voilà le vôtre ; il vous ira à merveille, et vous voilà dans le costume que j’aurais désiré... Vous êtes une jeune et jolie veuve qui joue la douleur de la perte d’un mari bourru qu’elle n’aimait pas.
MADAME BERTRAND.
Et vous, vous êtes un... Laissez-moi en repos.
MONSIEUR DE SURMONT, à M. Renardeau.
Vous, monsieur, vous êtes un vieil avocat.
MONSIEUR RENARDEAU.
Bas-normand, ridicule et dupé.
MONSIEUR DE SURMONT.
Tout juste, tout juste. Je n’avais pas pensé à le faire bas-normand ; mais l’idée est heureuse, et je m’en servirai.
MONSIEUR RENARDEAU.
Ne pourriez-vous pas, monsieur, me dispenser de faire en un jour deux fois le même rôle ? car je trouve que c’est trop d’une.
MONSIEUR DE SURMONT, à mademoiselle Beaulieu.
Ah ! mademoiselle, j’espère que votre rôle vous aura plu, car je vous ai faite rusée, silencieuse et discrète, comme vous l’êtes.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais il ne fallait pas oublier que j’étais honnête et décente.
MONSIEUR DE SURMONT, à M. Hardouin.
Parle donc, l’ami ; est-ce que je me serai tué à faire une pièce qu’on ne jouera pas ?
MONSIEUR HARDOUIN.
J’en ai peur.
MONSIEUR DE SURMONT.
Cela est horrible, abominable.
MONSIEUR HARDOUIN.
Elle est peut-être mauvaise.
MONSIEUR DE SURMONT.
Bonne ou mauvaise, elle est faite ; il faut qu’on la joue, ou je la fais imprimer sous ton nom.
MONSIEUR HARDOUIN.
Le tour serait sanglant.
MONSIEUR RENARDEAU.
Ne s’est-il pas fait là de belles affaires ? Nous voilà cinq ici, et pas un avec lequel il ne soit brouillé.
Scène XXXIV
MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND, MONSIEUR RENARDEAU, MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, MONSIEUR DE SURMONT, UN LAQUAIS
Le laquais présente un billet à M. Hardouin, qui le lit et le déchire avec humeur.
MADAME DE CHEPY.
Je gage qu’il est de la dame Servin, et que ma prédiction est accomplie. J’en suis enchantée.
MONSIEUR RENARDEAU.
Et ma chaise à porteurs ?
MONSIEUR HARDOUIN.
Vous l’aurez ; mais à la condition que monsieur l’avocat de Gisors se mettra dans ce grand fauteuil à bras, et nous jugera tous.
MONSIEUR RENARDEAU.
J’y consens. Mademoiselle, je vous constitue huissière-audiencière : appelez les parties.
MADEMOISELLE BEAULIEU, à la veuve.
Madame, paraissez. Quels sont vos griefs ? De quoi vous plaignez-vous ?
MADAME BERTRAND.
De ce que monsieur, que voilà, se dit père de mon enfant.
MONSIEUR RENARDEAU.
L’est-il ?
MADAME BERTRAND.
Non ; et de ce que, sous ce titre usurpé, il sollicite une pension pour cet enfant.
MONSIEUR RENARDEAU.
L’obtient-il ?
MADAME BERTRAND.
Oui.
MONSIEUR RENARDEAU.
Condamnons la susdite dame à restituer la façon.
MADEMOISELLE BEAULIEU, à madame de Chepy.
À vous, madame.
MONSIEUR RENARDEAU.
Je sais l’affaire. Renvoyés dos à dos, sauf à se retourner en temps et lieu. Vous, monsieur, qui avez fait la pièce qu’on ne jouera pas, condamnons celui qui l’a demandée à une amende de six louis, applicables aux cabalistes du parterre de la Comédie-Française, sans compter le salaire du chef de meute, à la première représentation de celle que vous ferez, et qu’on jouera. Il faut, pour cette fois, que je sois juge et partie. Pardonnons au sieur Hardouin, à la condition de nous mettre, sous huitaine, en possession certaine d’une chaise à porteurs, et le condamnons en deux mois de retraite à Gisors, pour n’y rien faire, ou pour y faire ce que bon lui semblera.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Et moi donc, monsieur le juge, est-ce qu’il ne sera rien statué sur ma pudeur alarmée par la lecture d’un vilain rôle ?
MONSIEUR RENARDEAU.
Condamnons le sieur de Surmont, poète indécent, à s’observer à l’avenir ; et, pour le moment, à prendre la main de mademoiselle, sans la serrer, et à la présenter à l’amie de sa maîtresse, pour en obtenir quelque grâce, s’il y échoit.
TOUS ENSEMBLE.
Bravo ! bravo ! bravo !
MADEMOISELLE BEAULIEU, en même temps.
Paix-là ! paix-là ! paix-là !
Scène XXXV
LES MÊMES[5]
Des petits enfants sont cachés dans les coulisses.
MONSIEUR DE SURMONT.
Allons, mademoiselle, le juge a prononcé ; il faut obéir à justice.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Non, monsieur ; non, monsieur ; je ne me fie point à vous. Vous irez dire quelques polissonneries qui me feront rougir, et qui blesseraient madame de Malves, qui n’est pas faite à ce ton-là.
MONSIEUR DE SURMONT.
Ne craignez rien... Vos enfants sont-ils là ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Oui.
MONSIEUR DE SURMONT, à madame de Malves.
Madame, vous êtes toujours bonne, et nous avons pensé que vous le seriez encore davantage aujourd’hui. Je me suis chargé de vous apprendre une nouvelle, et de vous demander deux grâces. La première de ces grâces, c’est de faire pardonner à mademoiselle d’avoir caché à sa maîtresse qu’elle n’était pas mariée.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Mais, monsieur, je ne le suis pas non plus.
MONSIEUR DE SURMONT.
Vous direz qu’il faut qu’elle épouse le père. S’il n’y en avait qu’un, à la bonne heure. Mais ces demoiselles se sont mises à la mode ; chacun de nos enfants a son père : autant de pères que d’enfants, ni plus ni moins. L’autre grâce, c’est de vous présenter ces enfants. Quoique tous vos jours soient autant de fêtes pour vos amis, il n’arrive pas souvent à une fille honnête de mener à sa suite un petit troupeau d’enfants. Permettez aux nôtres d’entrer... Mademoiselle, avez-vous assez rougi, sans savoir de quoi ?... Faites entrer vos petits. Madame y consent.
Scène XXXVI
LES MÊMES, et les petits enfants avec des bouquets
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Madame, permettez à l’innocence de vous offrir...
MONSIEUR DE SURMONT.
L’hommage de la malice.
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Ne voilà-t-il pas que vous me brouillez, et que je ne sais plus où j’en suis.
MONSIEUR DE SURMONT.
Je ne vous aurais pas soupçonnée de perdre si facilement la tête... Allons, petits, présentez vos bouquets...
Tandis que les enfants présentent leurs bouquets, M. de Surmont dit tout bas à mademoiselle Beaulieu.
Mademoiselle, parmi ces enfants-là, n’y en aurait-il pas un que vous aimeriez mieux que les autres ? montrez-le-moi, afin que je le baise.
On commence à chanter des couplets.
Scène XXXVII
LES MÊMES et MONSIEUR POULTIER
MADAME BERTRAND, interrompant les couplets.
C’est M. Poultier ! C’est lui ! Monsieur, je suis une femme honnête ; sans ma triste affaire, je n’aurais jamais vu votre perfide ami. Je ne le connais que d’aujourd’hui. Ne croyez rien de ce qu’il vous a dit.
MONSIEUR RENARDEAU, bas.
Tant pis pour elle.
MONSIEUR POULTIER, à M. Hardouin.
Et cet enfant ? Parlez donc. Cet enfant ?
MADAME BERTRAND.
Le cruel homme, parlera-t-il ?
MONSIEUR HARDOUIN.
L’enfant ? Il est charmant ; mais, en conscience, il faut que je le restitue au capitaine Bertrand.
MONSIEUR POULTIER.
Le traître ! Comme j’ai été dupé !
MADAME BERTRAND.
Et avec moi, lorsque vous teniez mon enfant sur vos genoux ?...
MONSIEUR POULTIER.
Très ridicule ! Qui est-ce qui n’y aurait pas donné ? C’est qu’il en avait les larmes aux yeux. Plus de confiance en celui qui sait feindre avec cette vérité !
MONSIEUR HARDOUIN.
Monsieur l’avocat de Gisors, défendez-moi donc.
MONSIEUR RENARDEAU.
C’est sa mine hypocrite qu’il fallait voir ; c’est son discours pathétique qu’il fallait entendre, lorsqu’il s’affligeait sur la mort de sa sœur.
MADAME BERTRAND, à M. Poultier.
Me voilà réhabilitée dans votre esprit. Mais le ministre ? mais sa femme ?...
MONSIEUR HARDOUIN, à madame Bertrand.
Et vous croyez à cette confidence ?
MONSIEUR POULTIER.
Pourquoi non ?
MONSIEUR HARDOUIN.
C’est que vous ne l’avez pas faite.
MONSIEUR POULTIER.
Le scélérat ! L’insigne scélérat ! Je croyais m’amuser de lui, et c’est lui qui se moquait de moi.
MADAME DE CHEPY.
Est-il bon ? Est-il méchant ?
MADEMOISELLE BEAULIEU.
Tour à tour.
MONSIEUR BAUDOUIN.
Comme tout le monde.
MADAME BERTRAND, à M. Poultier.
Et je n’ai point à rougir...
MONSIEUR POULTIER.
Non, non, madame... Mais je venais partager votre joie, et je crains de l’avoir troublée.
MONSIEUR DE SURMONT.
Nous chantions quelques couplets à l’honneur de madame de Malves, et nous allons les reprendre.
On reprend les couplets, et la pièce finit.
[1] Dans la première édition on lisait : « Qu’on fasse venir Moreau. » (Br.)
[2] Au lieu de « me demander une de ces facéties, etc., » le premier texte portait : « Encore s’il ne fallait qu’une platitude, comme on en fait à l’hôtel de Condé, ou quelque bonne grosse ordure, telle que ces dames du Palais-Royal en écoutent sans rougir... » (Br.)
[3] Allusion au trait généreux et délicat de l’impératrice de Russie envers Diderot (Br.)
[4] Dans le premier texte, M. Poultier complétait sa phrase en disant : « Passer la soirée à Passy ; » et M. Hardouin, au lieu de dire : « Voir leur patriarche ? » reprenait : « Avec Franklin. » On sait que Franklin vint en France vers la fin de 1776 pour assurer l’indépendance américaine, et qu’il habitait Passy. (Br.) – Nous pensons que cette phrase, dans le premier comme dans le second texte, est une addition à l’original, addition motivée par le désir de donner de l’actualité à une pièce que Diderot jouait déjà avant 1772 et qu’il retouchait à l’occasion.
[5] Ici paraît Madame de Malves pour qui la pièce a été faite.