Une nuit de la Garde nationale (Eugène SCRIBE - Charles-Gaspard (DELESTRE-POIRSON)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le samedi 4 novembre 1815.

 

Personnages

 

LE CAPITAINE

SAINT-LÉON, caporal

DORVAL, garde national

PIGEON, garde national

LE PÈRE LAQUELLE, caporal-instructeur

ERNEST DE VERSAC

MADAME DE VERSAC, sa femme

L’ÉVEILLÉ, tambour

LA MÈRE BRISEMICHE, marchande de petits gâteaux

UN CAPORAL du poste voisin

PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, formant le poste

UN SERGENT, formant le poste

 

Le théâtre représente l’intérieur d’un corps-de-garde ; à droite un lit de camp et une petite porte qui mène à la chambre du capitaine ; à gauche des fusils rangés sur le râtelier ; une porte au fond et deux grandes croisées à travers lesquelles on voit ce qui se passe dans la rue ; en dehors un réverbère allumé ; une guérite à la porte et une sentinelle en faction ; sur le premier plan un poêle ; sur le second une table, un banc, des chaises ; sur la table un chandelier en fer, du papier, des livres, un jeu de dames. Les murs sont tapissés de grandes pancartes sur lesquelles on lit en grosses lettres : GARDE NATIONALE. ORDRE DU JOUR. CONSIGNE GÉNÉRALE, etc.

 

 

Scène première

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX

 

Au lever du rideau, les personnages sont groupés différemment : Saint-Léon, en dehors, relève un factionnaire ; Pigeon et Dorval jouent aux cartes, d’autres jouent aux dames, ou lisent, etc. ; quelques uns sont sur le lit de camp.

DORVAL.

Quatre-vingt-dix, quatre-vingt-onze, et la dernière quatre-vingt-douze, quatre-vingt-treize, gagné. Vous êtes capot, monsieur Pigeon.

PIGEON.

Soit ! je ne suis pas fâché que la partie soit finie. Je m’en vais dormir.

DORVAL.

Bah ! déjà ?

PIGEON.

Écoutez donc, ma faction est à trois heures du matin ; il est bien naturel que je me repose d’avance. Je ne sais pas comment cela se fait, je suis toujours de faction pendant la nuit, et plutôt deux fois qu’une.

DORVAL.

Quand on est biset.

SAINT-LÉON.

Vous, un riche marchand !

PIGEON.

Air : Oui, je suis soldat, moi.

Oui, je suis biset, moi,
Qu’importe la forme ?
On peut bien aimer son roi
Sans être en uniforme.

Qu’importe dans cet état
Une allure guerrière :
Puisqu’au fait on est soldat,
Sans être militaire.

Oui, je suis biset moi, etc.

Mais ne vous fâchez pas. Vous savez que je dois être habillé pour la revue : j’ai commandé mon uniforme.

SAINT-LÉON.

À la bonne heure.

Air : Ainsi jadis un grand prophète.

Avec raison chacun s’étonne
Qu’un instant l’on puisse hésiter,
Quand parmi nous il n’est personne
Qui ne soit fier de le porter !
Non, je ne connais pas en somme,
D’habit plus noble et plus brillant,
Puisqu’il rassure l’honnête homme,
Et qu’il fait trembler le méchant.

DORVAL.

Et je vous demande si on peut avoir peur d’un héros en habit marron.

PIGEON.

Ils ont raison ; il est de fait qu’avec un habit marron... j’aurois mieux fait de prendre ma redingote. La nuit sera froide.

Il se couche.

Ah ! ah !

DORVAL, à Saint-Léon.

C’est fort bien, chacun est au corps-de-garde comme chez soi : M. Pigeon dort, moi je m’ennuie ; ces messieurs jouent ; et toi, tu rêves sans doute à tes amours, car tu fais une mine...

SAINT-LÉON.

C’est vrai, je suis furieux ; et quand un jeune homme honnête se présente pour épouser...

DORVAL.

Il y en a si peu qui se présentent ainsi !

SAINT-LÉON.

Au moins doit-on le refuser poliment. La lettre la plus impertinente ! Écoute seulement cet endroit-là, je t’en prie :

Lisant.

« Je n’aime pas les fats, et je crains que ma sœur ne pense comme moi. Que voulez-vous ? c’est un goût de famille. »

DORVAL.

Comment ! c’est cette jolie madame de Versac qui écrit ainsi à toi, qui es la modestie même.

SAINT-LÉON.

Que veux-tu ? elle a su que j’étais ton ami intime, voilà ce qui m’a perdu !

DORVAL.

Ingrat ! cela t’a servi auprès de tant d’autres ! D’ailleurs, pourquoi t’adresser à madame de Versac ? Parle à son mari, à Versac, qui est notre ami. Il y a deux mois encore qu’il étoit garçon :

Il saura compatir aux maux qu’il a soufferts !

SAINT-LÉON.

Bah ! il est amoureux de sa femme, et il n’ose plus nous voir depuis qu’elle le lui a défendu.

En confidence.

Elle a peur que nous ne débauchions son mari.

DORVAL.

Voilà bien le comble de l’injustice.

LA SENTINELLE, en dehors.

Qui vive ?

UN CAPORAL, en dehors.

Patrouille !

LA SENTINELLE, criant.

Halte-là. Caporal, hors la garde reconnaître patrouille.

SAINT-LÉON, à deux gardes qui sortent avec lui.

Allons, messieurs.

PIGEON.

Voilà les rondes qui commencent ! Il n’y a rien qui vous réveille comme ça en sursaut.

 

 

Scène II

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE

 

LAQUILLE, entrant.

C’est un’ bonn’ grivoise
Que mamselle Fanchon,
Alle vous amboise,
Et se rend sans façon.
Un jour à Cythère,
Cupidon disait...

DORVAL.

Eh ! voici notre brave instructeur, le vieux père Laquille.

LAQUILLE.

Oui, le vieux père Laquille ! qui vous apprend tout ce qu’il sait, et de bien bon cœur encore.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

Pendant vingt ans, de ma vaillance
Les ennemis ont senti les effets ;
Soldat dès ma plus tendre enfance,
J’ai triomphé sous les drapeaux français ;
À mon pays, que j’ai servi, que j’aime,
J’ai consacré jusqu’au dernier soupir ;
Ne pouvant plus le bien servir moi-même,
Du moins j’enseigne à le servir.

DORVAL.

Vous êtes un brave.

LAQUILLE.

Prendrons-nous leçon ce soir ?

DORVAL.

Ma foi non, tantôt. Mais tenez, voilà Saint-Léon qui est amoureux, ça le dissipera.

SAINT-LÉON.

Ma foi non, père Laquille, je ne suis pas en train ; plus tard, si vous voulez.

LAQUILLE.

Morbleu ! qu’est-ce que ça veut dire ? amoureux !

Air : Le briquet frappe la pierre.

Vous, caporal, est-c’ possible ?
Du désord’ donner l’ signal.

DORVAL.

Mais, pour être caporal,
Faut-il donc être insensible ?

LAQUILLE.

Oui, le service d’abord,
Fût-on mêm’ sergent-major.
J’ons brûlé tout comme un autre,
Et des feux les plus ardens ;
Car on était de mon temps
Amoureux tout comme au vôtre ;
Mais j’ nous arrangions chacun
Pour l’être de deux jours l’un.

Ainsi, décidez-vous.

Air : Gai, gai, mariez vous.

Il faut, c’est là ma loi,
Qu’au service
On obéisse ;
Il faut, c’est là ma loi,
Choisir entr’ l’Amour et moi.
À ce chef plein de malice,
Drès que vous vous adressez,
Gnia plus besoin d’exercice
L’Amour en fait faire assez.
Il faut, etc.

 

 

Scène III

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE, L’ÉVEILLÉ, chargé de divers objets qu’il remet à chaque garde national

 

L’ÉVEILLÉ.

Air : On dit partout dans le monde.

À vos désirs fidèle,
J’ai rempli tous vos vœux ;
Je vais, grâce à mon zèle,
Vous rendre tous heureux.

Donnant à l’un le journal.

Voilà ce qu’on annonce.

À un autre.

Voilà votre billet.

À un autre.

Voilà votre réponse.

À M. Pigeon, en lui donnant une volaille enveloppée dans du papier.

Voilà votre poulet.

TOUS.

À nos désirs fidèle,
Tu remplis tous nos vœux, etc.

PIGEON.

Allons, tu as oublié mon bonnet de coton ; tout est conjuré contre mon repos.

SAINT-LÉON.

Tu as été bien longtemps.

L’ÉVEILLÉ.

J’avais tant de choses à faire ! L’un m’envoie porter une lettre d’excuse à sa maîtresse, l’autre demander de l’argent à sa femme. Savez-vous que pour être tambour de la garde nationale, il faut de la tête et des jambes, et de l’oreille donc ?

PIGEON.

C’est juste, faut être musicien.

L’ÉVEILLÉ.

Et il n’y en a pas un pour pincer un roulement comme moi. Ce n’est pas moi qui prendrai un ffla pour un rrra ; et ça sans avoir étudié au Conservatoire encore.

DORVAL.

Dis donc, petit joufflu, c’est toi qui portes les billets de garde ?

L’ÉVEILLÉ.

Je le crois bien.

DORVAL.

Eh bien ! tâche donc de ne pas venir si souvent chez moi. Mon portier ne voit que ton visage.

L’ÉVEILLÉ.

Vous êtes difficile. Il y a bien des belles dames de votre quartier qui me paieraient pour apporter des billets à leurs maris.

DORVAL.

Bah !

L’ÉVEILLÉ.

Air : Du froid avec courage (Gaspard).

Quand l’heureuse missive,
Arrive un beau matin ;
Crac... l’épouse attentive
L’envoie à son voisin :
Soudain il y regarde
Le jour du rendez-vous ;
C’est le billet de garde
Qui sert de billet doux.

On s’en est plaint à la poste. Le facteur du quartier ne fait plus rien ; mais moi, c’est différent.

Air du vaudeville de Lantara.

Si monsieur craint ma visite,
Madam’ la trouve d’son goût ;
L’un m’ paierait pour v’nir plus vite,
L’autr’ pour ne pas v’nir du tout !
D’ sorte qu’ j’arrive ou que j’ tarde,
Toujours on donne au facteur ;
Et pour moi z’un billet d’ garde
Est un billet z’au porteur.

SAINT-LÉON, à part.

Parbleu, il me vient une idée.

Haut.

Messieurs, quelle heure est-il ?

PIGEON.

Est-ce que vous voudriez vous allez coucher ? Pas de ça, au moins.

SAINT-LÉON.

Eh ! non, soyez tranquille. Est-ce qu’un caporal quitte son poste ?

À un garde.

Camarade, voulez-vous me céder la table un instant ?

LE GARDE.

Bien volontiers.

Saint-Léon se met à la table et écrit.

 

 

Scène IV

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE, L’ÉVEILLÉ, LE CAPITAINE

 

L’ÉVEILLÉ.

Dites donc, père Laquille, jouons-nous une partie ? la mouche ou la brisque ?

LAQUILLE.

J’aime mieux les jeux de combinaison, la drogue, la bataille.

S’adressant au capitaine.

Salut à notre digne capitaine.

LE CAPITAINE.

Bonjour, mon brave. Mes amis, sommes-nous au complet ?

SAINT-LÉON.

Oui, capitaine.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure.

Sévèrement.

Messieurs,

Air du vaudeville de l’Asthénie.

Oui, je vous le dis sans détours,
Dans les heures de l’exercice,
Qu’à son poste l’on soit toujours ;
Point d’excuse pour le service.
À la rigueur je suis enclin :
Qu’à ma voix tout le monde tremble !
Ce soir obéissez,

Riant.

demain
Nous déjeunerons tous ensemble.

SAINT-LÉON.

Je n’ai pas oublié que vous nous avez promis un pâté.

L’ÉVEILLÉ.

Et un pâté solide au poste.

LE CAPITAINE.

Et six bouteilles de vin de Soterne, qui nous attendent en faction.

DORVAL.

Capitaine, si vous renforciez le poste ?

LE CAPITAINE.

C’est juste. Il y en aura douze ; mais, messieurs, je vous le demande en grâce, des bonnets à poil ; il nous en manque encore dans la compagnie.

On entend en dehors : Buvez la goutte, cassez la croûte.

 

 

Scène V

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE, L’ÉVEILLÉ, LE CAPITAINE, LA MÈRE BRISEMICHE, avec des petits pains

 

DORVAL.

Eh ! c’est la mère Brisemiche.

MADAME BRISEMICHE.

Allons, mes enfans, buvez la goutte, cassez la croûte. De la bonne eau-de-vie, des bons gâteaux, ils sont tous chauds.

UN GARDE, sur le lit de camp.

Laissez-nous dormir.

LE CAPITAINE.

Bah ! elle en a réveillé bien d’autres.

Pigeon et Laquille prennent de ses petits pains.

SAINT-LÉON, bas à l’Éveillé.

Tiens, il faut, à l’instant, porter cette lettre à son adresse ; ça n’est pas loin.

L’ÉVEILLÉ.

Et si le capitaine me demande ?

SAINT-LÉON.

Je m’en charge. Vas vite ; mais ne dis pas que ça vient du corps-de-garde.

L’ÉVEILLÉ.

Soyez tranquille.

MADAME BRISEMICHE, l’arrêtant.

Dites donc, mon petit, vous ne me prenez rien ? Vous savez bien que je donne toujours le treizième par dessus le marché.

L’ÉVEILLÉ.

Volontiers, la mère, si vous voulez me donner une douzaine de treizièmes.

 

 

Scène VI

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE, LE CAPITAINE, LA MÈRE BRISEMICHE

 

LAQUILLE.

Cette mère Brisemiche, c’est bien la doyenne des marchandes.

MADAME BRISEMICHE, lui versant à boire.

Dam ! voilà bientôt dix ans que j’ai ouvert mon commerce de gâteaux.

PIGEON, essayant d’en manger.

En voilà un qui date de l’ouverture.

MADAME BRISEMICHE versant à Laquille.

Bah ! c’est fait d’hier.

LAQUILLE, qui a bu.

Je le vois bien.

MADAME BRISEMICHE.

Eh bien ! v’là comme ils sont tous !

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Sur moi la médisanc’ s’exerce,
Car, voyez-vous, j’ons des enn’mis ;
On veut fair’ tort à mon commerce,
Mais de leurs caquets je me ris.
Quand on a d’la conduite et d’ l’ordre,
On est au dessus des propos ;
Et j’ défions qu’ jamais on puiss’ mordre
Ni sur moi, ni sur mes gâteaux.

LE CAPITAINE.

Au moins, la mère, ça va-t-il comme vous voulez ?

MADAME BRISEMICHE.

Oh ! nous avons eu un mauvais moment à passer.

Air : Sans mentir (des Landes).

Pendant c’ temps pas un p’tit verre,
Et pas un gâteau d’ vendus,
On n’ faisait rien à Nanterre,
Le commerce n’allait plus ;
Maint’nant contre un’ présidente
Je n’ changerions pas d’emploi :
On dirait qu’ la soif augmente
Et tout l’ mond’ veut boire, j’ croi,
D’puis qu’on boit,
D’ puis qu’on boit,
À la santé d’ not bon roi.

LE CAPITAINE.

S’il est ainsi, je me dévoue.

TOUS.

Et nous aussi, nous boirons à la santé du roi !

LE CAPITAINE, qui a bu.

Diable ! il faut bien l’aimer.

LAQUILLE, avalant un grand verre.

Bah ! l’enthousiasme fait tout passer.

LE CAPITAINE, tirant sa montre.

Eh ! eh ! messieurs, voilà l’heure de la première patrouille.

MADAME BRISEMICHE.

Adieu, mes enfans, je m’en vas au poste voisin ; bonne nuit. Buvez la goutte, cassez la croûte.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE, LE CAPITAINE

 

LE CAPITAINE, lisant sur la feuille.

La caporal Saint-Léon, Dorval et cinq hommes.

SAINT-LÉON, à part.

Ah diable ! et l’Éveillé qui n’est pas revenu !

LE CAPITAINE.

Allons, messieurs, il faut vous disposer.

SAINT-LÉON.

Oui, mon capitaine ; allons, messieurs.

DORVAL, à Saint-Léon.

Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ?

SAINT-LÉON.

Ce que j’ai. Sais-tu à qui j’ai écrit ? à Versac.

DORVAL.

À Versac !

SAINT-LÉON.

Oui, un billet doux, un rendez-vous que je lui donne de la part d’une jolie dame de ce quartier, qu’il courtisait avant son mariage.

DORVAL.

Et tu crois qu’il y viendra ?

SAINT-LÉON.

Il se ferait pendre plutôt que d’y manquer. À minuit, une heure, il doit arriver sous les fenêtres de sa belle, qui demeure en face.

DORVAL.

Eh bien ?

SAINT-LÉON.

Eh bien ! eh bien ! tu ne comprends rien ? nous nous moquerons de lui, et nous lui ferons passer au corps-de-garde une nuit qu’il croyait mieux employer.

DORVAL, vivement.

C’est charmant ! il nous paiera du punch.

SAINT-LÉON.

Et conçois-tu la colère !... les soupçons !... la jalousie de sa femme ?... car elle est jalouse, ah ! c’est une bénédiction !

DORVAL.

Ah ! elle ne veut pas que nous voyions son mari, et elle nous refuse sa sœur !... nous verrons.

SAINT-LÉON.

Et ce l’Éveillé qui ne vient pas.

LE CAPITAINE, lisant près du poêle.

Eh bien ! messieurs, cette patrouille ?

SAINT-LÉON.

Voilà, voilà, mon capitaine.

Air : Ma belle est la belle des belles.

L’ordre en ce moment vous réclame,
Allons, messieurs, disposez-vous.

Bas à Dorval.

Juge du dépit de sa femme,
En ne voyant pas son époux.

DORVAL.

Certes la vengeance est cruelle.

SAINT-LÉON.

Je dois, pour ne pas être ingrat,
Condamner au veuvage celle
Qui me condamne au célibat.

Allons, messieurs, disposez-vous. M. Pigeon !

PIGEON.

Ce n’est pas encore mon heure de faction.

DORVAL.

C’est une patrouille, entendez-vous ?

 

 

Scène VIII

 

SAINT-LÉON, DORVAL, PIGEON et PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, LAQUILLE, LE CAPITAINE, L’ÉVEILLÉ

 

L’ÉVEILLÉ, bas à Saint-Léon.

J’ai remis la lettre.

SAINT-LÉON.

À lui ?

L’ÉVEILLÉ.

Non, à la femme de chambre. Monsieur n’était pas rentré, et madame l’attendait avec impatience.

DORVAL.

Et on la lui remettra ?

L’ÉVEILLÉ.

Avant qu’il ne se couche.

SAINT-LÉON.

Bon ! il ne se couchera pas. Tu as été bien longtemps.

L’ÉVEILLÉ.

Le temps de changer. Est-ce que je pouvais y aller en militaire ? J’ai mis ma veste, pour être en habit bourgeois.

LE CAPITAINE, les passant en revue.

C’est bien, fort bien ! Eh bien ! M. Pigeon, et votre giberne ? Messieurs, on ne doit pas sortir du poste sans gibernes.

DORVAL.

On ne doit même pas les quitter ; c’est de rigueur.

PIGEON, au capitaine.

Eh bien ! et la vôtre ? Ah ! pardon.

SAINT-LÉON, bas, à l’Éveillé.

Air : Eh ! ma mère.

Surtout le plus grand silence,
Pas un mot, souviens-t’en bien.

L’ÉVEILLÉ.

Je vous en réponds d’avance,
Primo d’abord je n’ sais rien !
Mais ma renommée est faite,
Et l’on sait qu’en fait d’amour
J’sis galant comme un trompette,
Et discret comme un tambour.

DORVAL, bas à Saint-Léon.

Et s’il devançait l’heure, s’il venait avant notre retour ?

SAINT-LÉON.

Je vais dire un mot à la sentinelle. Allons, partons.

LE CAPITAINE.

Air du Branle sans fin.

Allons, partez tous enfin
En silence,
Qu’on s’avance,
Et que sur votre chemin
Règnent l’ordre et la prudence.

SAINT-LÉON.

Versac en ces lieux conduit...
Nous allons tout à notre aise
Passer une bonne nuit,
Et sa femme une mauvaise.

TOUS.

Allons, partons tous enfin
En silence,
Qu’on s’avance,
Et que l’ordre et la prudence
Règnent sur notre chemin.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

LAQUILLE et L’ÉVEILLÉ sur le lit de camp, LA SENTINELLE à la porte du fond, LE CAPITAINE achevant de lire la feuille

 

LAQUILLE.

Allons, je vois qu’ils ne prendront leçon qu’à leur retour... Bonne nuit, mon capitaine.

LE CAPITAINE.

Bonsoir, mon brave.

L’ÉVEILLÉ.

Prends garde au serein, malin.

 

 

Scène X

 

LAQUILLE, L’ÉVEILLÉ, LA SENTINELLE, LE CAPITAINE, ERNEST passant dans la rue

 

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

ERNEST.

Bourgeois.

Ernest est en costume de bal, bas de soie blancs, etc., et la croix d’honneur.

ERNEST, entrant.

Salut, camarades. Pourriez-vous avoir la bonté de me dire qui est-ce qui commande ici ?

L’ÉVEILLÉ.

C’est le capitaine lui-même.

ERNEST.

Me serait-il permis de lui parler ?

LE CAPITAINE.

C’est moi, monsieur : que puis-je faire pour vous ?

ERNEST.

Monsieur, je viens vous prier... de vouloir bien m’arrêter.

LE CAPITAINE.

Comment, monsieur !

ERNEST.

C’est un service que j’attends de votre obligeance.

LE CAPITAINE.

Enchanté de faire quelque chose qui vous soit agréable ; mais ne puis-je savoir...

ERNEST.

C’est trop juste. Je vous avouerai donc que, quoique je sois militaire, et que j’aie vingt-cinq ans, j’aime prodigieusement à m’amuser.

LE CAPITAINE.

Voilà qui est bien étonnant !

ERNEST.

Mais j’ai une femme.

LE CAPITAINE.

Et cela ne vous amuse pas ?

ERNEST.

Au contraire, monsieur, la plus jolie petite femme ! gentille, aimable, spirituelle, qui m’aime, qui m’adore ; il y a deux mois que je l’ai épousée.

LE CAPITAINE.

Tant que cela ?

ERNEST.

Tout autant. Mais ce qui va bien plus vous surprendre, c’est que moi... Ah ! ça, je vous demande le plus grand secret. C’est que j’en suis amoureux fou !

LE CAPITAINE.

Bah !

ERNEST.

Mais qui n’a pas eu de faiblesses ! Vous-même ! les plus grands capitaines ! et la mienne va au point que j’ai promis à ma femme de rentrer tous les soirs à neuf heures.

Air du Verre.

Croyez-vous que depuis deux mois,
Moi, jadis léger et frivole,
C’est ici la première fois
Que je lui manque de parole ;
Et jugez de son désespoir,
Car soit amour, soit habitude,
Ma femme, à ce que j’ai cru voir,
Tient beaucoup à l’exactitude.

Elle sera désolée, mais que voulez-vous ? Un dîner charmant, du vin de Champagne, de jolies femmes. On dîne si tard à présent ! et puis, il y a eu un petit bal.

LE CAPITAINE.

Oh ! je me mets bien à votre place.

ERNEST.

Vous voyez, d’après tout cela, que si je ne suis pas arrêté, je suis un homme perdu ! tandis que si demain matin on me voit arriver au logis, conduit par deux gardes nationaux !... « Comment ! ce pauvre mari !... il a passé la nuit au corps-de-garde !... et moi qui osais l’accuser !... » Elle m’en aimera deux fois mieux.

LE CAPITAINE.

C’est même une spéculation. Mais vous allez passer une mauvaise nuit ?

ERNEST.

Bah ! l’autre sera meilleure. D’ailleurs, demain, après-demain, ne puis-je pas être des vôtres ?

LE CAPITAINE.

Ah ! vous êtes aussi de la garde nationale ?

ERNEST.

Je m’en fais un devoir.

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

Croyez que de votre obligeance
J’aurai toujours le souvenir ;
Ah ! pour combler mon espérance,
Que ne puis-je ainsi vous servir !
Si jamais les destins vous mettent
Dans le cas où nous nous trouvons,
Songez que nous nous fâcherons
Si d’autres que moi vous arrêtent.

LE CAPITAINE.

Vous êtes trop bon ! mais je serais charmé de faire plus ample connaissance, et de savoir le nom d’un mari aussi fidèle.

ERNEST.

Ah ! Volontiers : je suis...

Il le tire du coté opposé à l’Éveillé et à Laquille, et lui parle bas à l’oreille.

LE CAPITAINE.

Comment ! je l’ai vue autrefois chez son père. Elle était bien jeune alors ! Mais donnez-vous donc la peine d’entrer dans mon appartement.

Air : Nous verrous à ce qu’il dit (de Bancelin.)

Acceptez donc sans façons
L’asyle que je vous présente ;
Oui, votre femme est charmante,
De ses attraits nous parlerons.
Ah ! d’ici je vois
Son joli minois ;
Je vois
Sa taille élégante
Et son air fripon,
Et son pied mignon.

ERNEST.

Eh bien !
Vous ne voyez rien.

Ensemble.

LE CAPITAINE.

Acceptez donc sans façons, etc.

ERNEST.

Oui, j’accepte sans façons,
Monsieur, une offre qui m’enchante,
Puisque ma femme est absente,
De ses attraits nous parlerons.

 

 

Scène XI

 

L’ÉVEILLÉ, LAQUILLE, endormis, ensuite MADAME DE VERSAC

 

LA SENTINELLE, à la porte.

Qui vive ?... qui vive ?... qui vive ? ou je tire.

MADAME DE VERSAC, paraissant à la porte du corps-de-garde.

Garde nationale !

LA SENTINELLE.

Comment, garde nationale ! Soldat du poste, vous voulez dire ?

MADAME DE VERSAC.

Oui, monsieur, soldat du poste.

LA SENTINELLE.

Comment ! sans sabre ni giberne ?

Vivement, à part.

Et cet homme suspect dont parlait le caporal.

Haut.

Entrez vous expliquer.

MADAME DE VERSAC.

Ne vous fâchez pas, je reste... il n’y a que manière de prier.

 

 

Scène XII

 

LAQUILLE, L’ÉVEILLÉ, endormis, LA SENTINELLE, dans le fond, MADAME DE VERSAC en habit de garde national

 

MADAME DE VERSAC.

Ah ! mon Dieu, et ma femme de chambre...

Apercevant Laquille.

Ah ! il m’a fait une peur ! Non, il dort... Mais qui m’aurait dit que jamais !... aussi, conçoit-on rien à mon aventure !.. Le perfide ! à minuit n’être pas rentré !

Montrant une lettre.

et il arrive pour lui un rendez-vous, quand peut-être il est déjà à un autre ! Cette lettre que m’a donnée ma femme de chambre... ce n’est pas bien à moi de l’avoir décachetée, c’est vrai ! mais enfin, pour qui me trahit-il ? pour une madame de Sénanges, la plus grande prude, ou plutôt la plus grande coquette. Fiez-vous donc aux femmes ! Que j’aurais eu de plaisir à la confondre, à me trouver à ce rendez-vous ; c’est pour cela que j’ai pris l’habit de mon mari ; et encore, à peine suis-je descendue de ma voiture, où m’attend ma femme de chambre, que je me trouve arrêtée ici, dans un corps-de-garde :

Regardant autour d’elle.

ça n’est pas beau du tout. Des bancs, une table, ah ! des cartes, des papiers, des livres. Nos maris ne sont pas si à plaindre qu’ils veulent bien le dire, et s’ennuient moins au corps-de-garde que nous a les attendre ! C’est là sans doute que, tous réunis, ils rient à nos dépens, ou s’occupent peut-être des moyens de nous tromper.

Air : du vaudeville de Jadis et aujourd’hui.

Hélas ! crédules que nous sommes,
Plaignons donc encor nos époux !
Lorsque ces messieurs sont entre hommes,
Dieu sait ce qu’ils disent de nous.
Dans ces lieux où chacun outrage
Notre constance et nos vertus,
Que d’époux se perdraient, je gage...
S’ils n’étaient pas déjà perdus !

Aussi ma sœur ne se mariera pas, et quoi qu’elle en dise, je la forcerai bien à rester fille, et à être heureuse malgré elle.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE VERSAC, LAQUILLE se réveillant

 

LAQUILLE.

Si je n’y avais pas pris garde, j’allais m’endormir. Ah ! voilà un camarade. Allons, camarade, voyons, la leçon.

MADAME DE VERSAC.

Quelle leçon ?

LAQUILLE.

D’exercice, apparemment ; est-ce que j’en donne d’autres ?

MADAME DE VERSAC.

Comment me tirer de là ?

LAQUILLE.

Allons, prenez votre fusil. Eh bien ! ne savez-vous pas où est votre fusil ?... là... avec les autres. Est-ce que vous êtes aussi amoureux ? Il n’y a que des amoureux dans la compagnie.

MADAME DE VERSAC.

Allons, de la hardiesse ; je ne m’en tirerai peut-être pas plus mal que beaucoup de ces messieurs.

LAQUILLE.

Bien, tenez-vous droit, l’œil fixe, les épaules effacées ; rentrez-moi cet estomac. Comme c’est gauche un soldat qui n’a pas vu le feu ! Attention au commandement. Portez... (Au commandement de porter, vous élevez l’arme vivement vers l’épaule gauche ; la main gauche sous la crosse, la droite à la batterie.) Portez armes !

Madame de Versac porte armes.

Pas mal, mais ça pourrait être mieux. Ah ! j’oubliais de vous dire, ainsi qu’à ces messieurs, que je ne pourrai pas cette semaine aller donner de leçon chez vous.

MADAME DE VERSAC, à part.

Je n’y tiens pas du tout.

LAQUILLE.

Air du vaudeville de Sophie, ou de l’Auberge.

N’allez pas perdre en mon absence
La leçon qu’vous r’cevez ici.

La tête haute.

MADAME DE VERSAC.

Je vous en donne l’assurance ;
Je n’oublierai pas celle-ci !

J’enrage !

LAQUILLE.

Jugez pour vous quel avantage,
D’être au poste venu coucher !
Vous n’auriez pas eu d’leçon , j’ gage,
Si vous n’étiez v’nu la chercher.

MADAME DE VERSAC.

Il a raison.

LAQUILLE.

Allons, présentez armes ! Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là ?

MADAME DE VERSAC.

C’est qu’aussi c’est trop lourd.

LAQUILLE.

Bah ! vous vous y ferez ; et sur le champ de bataille donc ! dix coups à la minute ! Pif, paf ; on tire, on tue, on est tué : la seconde fois on n’y fait pas attention.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

SAINT-LÉON, en dehors.

Patrouille rentrante.

LAQUILLE.

C’est notre ronde qui revient avec le caporal ; je vais en prévenir le commandant.

Il entre chez la capitaine.

MADAME DE VERSAC.

Si je pouvais parler à ce caporal, et obtenir de lui la liberté et le secret. Mais comment répondre aux premières questions ? Feignons de dormir.

Elle s’assied sur une chaise, et tourne le dos à ceux qui arrivent.

On relève la sentinelle du fond ; les autres déposent leurs fusils, ou se couchent sur le lit de camp.

 

 

Scène XIV

 

LA SENTINELLE, SAINT-LÉON, DORVAL, MADAME DE VERSAC, PIGEON, et AUTRES GARDES NATIONAUX, qui dorment

 

TOUS.

Air des Vendanges du Vaudeville.

Nous voilà tous de retour,
Nous avons fini la ronde,
Quand on fait dormir le monde,
On peut dormir à son tour.

DORVAL.

Notre zèle fait merveille,
Et l’on doit être content ;
Dans le quartier tout sommeille.

PIGEON.

Moi, je vais en faire autant.

TOUS.

Nous voilà, etc.

LA SENTINELLE, bas à Saint-Léon.

J’ai fait entrer un homme au corps-de-garde ; je ne sais pas si c’est votre homme. Tenez, il est là qui dort.

SAINT-LÉON.

C’est bien.

Bas à Dorval.

Versac est arrêté.

Ils s’avancent tous deux, pas à pas, et aperçoivent madame de Versac qui dort.

Que vois-je ? c’est sa femme !

DORVAL.

Quelle rencontre !

SAINT-LÉON.

Ma foi, je n’y conçois rien. Mais ce tour-ci vaut mieux que le nôtre. Dors, et laisse-moi parler.

Haut.

Voyons donc ce garde national que l’on a arrêté.

Feignant d’apercevoir madame de Versac.

En croirai-je mes yeux !

MADAME DE VERSAC.

Monsieur de Saint-Léon !

SAINT-LÉON, à voix basse, les premiers mots.

Quoi ! c’est vous, madame, à la caserne, en uniforme ? Auriez-vous, par hasard, reçu un billet de garde ? Notre sergent-major en envoie à tout le monde ; ou plutôt, ce qu’on disait des dames de Paris serait-il vrai ?

Air : Tu vois en nous le régiment (Journée au camp).

Ces dames avaient le projet
De former plusieurs compagnies ;
Pour les commander on devait
Choisir, dit-on, les plus jolies.
Mais je vois que c’est une erreur ;
Si la nouvelle était certaine,
Au lieu d’être simple chasseur,
Madame serait capitaine.

MADAME DE VERSAC.

Vous triomphez, monsieur, vous pouvez m’accabler.

SAINT-LÉON.

Moi ! ah ! vous me connaissez bien mal.

Avec intention.

Et quoique vous n’aimiez pas les fats...

MADAME DE VERSAC, confuse.

Ah ! monsieur, combien je suis honteuse !

SAINT-LÉON.

Non, je sais que vous ne les aimez pas. On ne peut pas disputer des goûts ; mais un fat peut quelquefois être utile. Que puis-je faire pour vous ?

MADAME DE VERSAC.

Vous le savez, me faire sortir de ces lieux.

SAINT-LÉON.

Impossible pour le moment, à moins d’en parler, au sergent, qui en parlerait au capitaine, qui en parlerait...

MADAME DE VERSAC, avec impatience.

À toute la légion.

SAINT-LÉON.

Non, pas tout-à-fait, mais qui en ferait son rapport, et vous sentez que demain cela irait à l’état-major. J’aime mieux, sans en rien dire, saisir la première occasion. D’ailleurs, déjà nous quitter, cela n’est pas galant.

MADAME DE VERSAC.

Et comment justifier mon absence aux yeux de mon mari ? que lui dire ?

SAINT-LÉON.

Mais ce qu’il vous dit lui-même en pareil cas.

MADAME DE VERSAC.

Oh ! les maris ne manquent jamais d’excuses ; ils s’entendent avec le capitaine ; ils disent qu’ils sont de garde, et tout finit par là : mais moi, quel prétexte prendre ? Encore, s’il y avait bal de l’Opéra.

SAINT-LÉON.

C’est si commode les bals de l’Opéra !

DORVAL, à part.

C’est la garde nationale des dames.

MADAME DE VERSAC.

Et d’ici là, si quelqu’un de connaissance, si quelqu’un moins discret que vous ?...

SAINT-LÉON.

Il n’y en a pas. Personne ici ne vous connaît, à moins cependant que le jeune Dorval... N’avez-vous pas idée ?...

MADAME DE VERSAC.

Oui, oui, je l’ai vu une ou deux fois en société ; et peut-être aura-t-il remarqué ma figure.

SAINT-LÉON.

Il serait difficile qu’il ne l’eût pas fait. Mais rassurez-vous, je vais parer le coup.

Lui frappant sur l’épaule.

Hein, Dorval, Dorval !

MADAME DE VERSAC.

Quoi ! vous le réveillez ?

SAINT-LÉON.

Ne connais-tu pas madame de Versac ?

DORVAL, feignant de s’éveiller.

Oui, parbleu ! la plus jolie femme du monde ; un peu maligne, un peu prude, un peu...

SAINT-LÉON.

Je te présente M. Dorlis, son frère, un de mes camarades.

DORVAL.

Monsieur, enchanté de faire votre connaissance ; comme vous voyez, je suis l’ami de la famille, et je tiens beaucoup à devenir le vôtre.

MADAME DE VERSAC.

Monsieur...

DORVAL, à madame de Versac.

C’est qu’en effet vous ressemblez beaucoup à votre sœur ; charmante petite femme, qui ne peut pas me souffrir : c’est le seul défaut qu’on lui reproche dans le monde. Pardi, vous devriez bien nous raccommoder avec elle.

SAINT-LÉON.

Je n’osais vous en prier, mais c’est là le plus ardent de mes vœux.

Air du vaudeville de la Robe et les bottes.

Dites-lui bien qu’à l’amitié fidèle,
Parfois malin, mais toujours généreux.

DORVAL.

De faux rapports nous ont noircis près d’elle,
Des étourdis ne sont pas dangereux.

SAINT-LÉON.

Daignez, pour nous, employer vos prières.
De vos bontés c’est peut-être abuser ;

Avec intention, et lui prenant la main.

Mais on sait qu’entre militaires
On ne peut rien se refuser.

TOUS TROIS.

Oui, l’on sait qu’entre militaires
On ne peut rien se refuser.

SAINT-LÉON, à madame de Versac.

Silence ! voici le capitaine.

 

 

Scène XV

 

LA SENTINELLE, SAINT-LÉON, DORVAL, MADAME DE VERSAC, PIGEON, et AUTRES GARDES NATIONAUX, LE CAPITAINE

 

LE CAPITAINE.

Eh bien ! messieurs, vous voilà de retour. Qu’avez-vous vu pendant la patrouille ?

SAINT-LÉON.

Oh ! rien de nouveau, capitaine.

PIGEON.

Excepté la pluie.

LE CAPITAINE.

Encore faut-il que je sache...

SAINT-LÉON.

Oh ! très volontiers.

Valse du Havre.

Je pars,
Déjà de toutes parts
La nuit sur nos remparts
Jette une ombre
Plus sombre.
Chez vous
Dormez, époux jaloux,
Dormez, tuteurs, pour vous
La patrouille
Se mouille.
Au bal
Court un original,
Qui, d’un faux pas fatal
Redoutant l’infortune,
Marche d’un air contraint,
S’éclabousse et se plaint
D’un réverbère éteint
Qui comptait sur la lune.
Un luron,
Que l’instinct gouverne,
À défaut de sa raison,
Va frappant à chaque taverne,
La prenant pour sa maison.
J’examine,
Cette mine
Qu’enlumine
Un rouge bord ;
Quand au poste
Qui l’accoste,
Il riposte :
Verse encor.
Je vois
Revenir un grivois
Qui, charmé de sa voix,
Sort gaiment du parterre ;
Il chante, et plus content qu’un dieu,
Il écorche avec feu
Un air de Boyeldieu.
Plus loin,
Près du discret cousin,
En modeste sapin,
Rentre la financière ;
Quand sa couturière
Sort de Tivoli
Dans le galant wiski
Que prêta son mari.
À mes yeux s’ouvre une fenêtre
Que lorgnait un amateur,
Mais je crois le reconnaître,
Et ce n’est pas un voleur.
Je m’efface
Pour qu’on fasse
Volte-face
À l’instant ;

À voix basse.

Car la belle,
Peu cruelle,
Était celle
Du sergent.
Jugeant
En chef intelligent
Que rien n’était urgent
Quand la ville
Est tranquille ;
Je rentre, et voici, général,
Le récit littéral
Qu’en fait le caporal.

LE CAPITAINE.

Bien ! fort bien !

PIGEON.

Et ce qui m’en plaît, à moi, c’est que, grâce à ma patrouille, mon heure de faction est passée, et que je ne la ferai pas.

DORVAL.

Laissez donc, votre tour va revenir.

PIGEON.

Comment, mon tour va venir ! il y en a donc qui manquent ? On devrait avoir l’œil à cela. Je ne monterai pas ma faction qu’on n’ait fait l’appel.

LE CAPITAINE.

C’est juste ; aussi bien je ne l’ai pas encore fait.

MADAME DE VERSAC, bas à Saint-Léon.

Il va tout découvrir !

LE CAPITAINE.

Vous devez être dix, y compris le caporal.

PIGEON.

Voyez-vous, et je parie que nous ne sommes pas sept.

LE CAPITAINE.

Tambour, réveillez tout le monde.

L’ÉVEILLÉ, fait un roulement.

Allons, messieurs, à l’appel, à l’appel.

PLUSIEURS GARDES NATIONAUX, sortant de la chambre du Capitaine, ou venant du fond.

Présent, présent !

TOUS.

Présent, présent.

LE CAPITAINE.

Rangez-vous ; je vais commencer par vous compter.

PIGEON.

On va bien voir.

Ils se rangent tous sur la même ligne ; Pigeon est à la tête, madame de Versac est à l’extrémité ; après elle Saint-Léon, Dorval, etc. Laquille et l’Éveillé regardent.

LE CAPITAINE, comptant.

Air : Un bandeau couvre les yeux.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six,
Et sept, et huit, et neuf, et dix :
Ma surprise est extrême,
Sur ma liste j’ai bien compté,
Notre nombre à dix est porté :
D’où vient donc le onzième ?

TOUS.

Un onzième !

LE CAPITAINE, qui a examiné madame de Versac.

Eh mais !... cela serait trop singulier !

LAQUILLE.

Eh bien ! vous voyez, monsieur Pigeon, il y en a un de trop au contraire. Qu’est-ce que vous disiez donc ?

PIGEON.

Je dis... je dis que s’il y en a un de trop, je m’en vais. C’est qu’aussi... qui diable avait vu monsieur ?

Montrant madame de Versac.

Je ne l’ai pas encore aperçu.

SAINT-LÉON, faisant signe à l’Éveillé de dire comme lui.

Bah ! il y a cinq ou six heures que j’ai causé avec lui.

DORVAL.

Moi de même.

L’ÉVEILLÉ.

Moi de même.

LAQUILLE.

Pardi ! je lui ai donné une leçon d’exercice.

LE CAPITAINE, même jeu.

Vous lui avez donné une leçon ?

LAQUILLE.

Et bonne encore.

SAINT-LÉON.

C’est monsieur Dorlis.

DORVAL.

Notre ami intime.

LE CAPITAINE, avec surprise.

Dorlis !

PIGEON.

D’ailleurs, s’il est de garde aujourd’hui, son nom doit être sur la feuille ; on peut bien voir.

MADAME DE VERSAC, à Saint-Léon.

Je suis perdue !

LE CAPITAINE.

Ce n’est pas la peine. Vous dites Dorlis ?... Oui je me le rappelle... c’était le troisième sur la liste ; je l’ai vu.

SAINT-LÉON.

Ah ! vous l’avez vu ?

LE CAPITAINE.

Oui, j’en suis sûr à présent.

DORVAL, à part, à Saint-Léon.

Il est bon enfant, le capitaine.

LE CAPITAINE.

Oh, oh ! voilà le jour qui paraît.

À Saint-Léon.

Caporal, je voulais vous prévenir. Il y aura une corvée à faire ce matin : c’est un mauvais sujet, à ce que je soupçonne au moins, qu’il faut reconduire chez lui ; vous l’escorterez, vous et un homme de bonne volonté.

PIGEON.

Ce n’est pas moi, d’abord.

Il se met sur la chaise et se rendort.

LE CAPITAINE, montrant madame de Versac.

Mais peut-être pourriez-vous demander à monsieur Dorlis.

SAINT-LÉON, bas à madame de Versac.

Acceptez vite.

MADAME DE VERSAC.

Oui, volontiers, capitaine.

LE CAPITAINE, à part.

Ma foi, je ne m’attendais pas à une semblable aventure.

SAINT-LÉON, bas.

Nous sortons ensemble. Je vous reconduis chez vous ; cela vous convient-il ?

MADAME DE VERSAC.

À merveille ; et je ne sais comment reconnaître...

LE CAPITAINE, à Saint-Léon et à madame de Versac.

Ah ça, je vous prie d’avoir quelques égards pour ce jeune homme ; il se peut qu’il m’ait dit la vérité. Imaginez-vous qu’il est amoureux fou de sa femme.

TOUS se rassemblent près du capitaine.

Ah ! ah !

LE CAPITAINE.

Et qu’il est venu me prier de l’arrêter... ah !... ah !... afin d’avoir un prétexte pour ne rentrer que ce matin... ah !... ah !... sans être grondé.

TOUS.

Ah ! ah !

DORVAL.

Le moyen est délicieux !

 

 

Scène XVI

 

LA SENTINELLE, SAINT-LÉON, DORVAL, MADAME DE VERSAC, PIGEON, et AUTRES GARDES NATIONAUX, LE CAPITAINE, L’ÉVEILLÉ, sortant de la chambre du capitaine

 

L’ÉVEILLÉ.

Grande nouvelle ! ce monsieur... vous savez bien... ce malin qui est là dedans, veut, avant son départ, payer du punch à tout le corps-de-garde, et je vais en chercher.

Il sort.

TOUS.

Comment, du punch ! du punch !

PIGEON, s’éveillant. Se levant.

Présent ! présent ! Qu’est-ce que c’est ?

DORVAL.

Bravo ! il faut boire à la santé de cet original, et en même temps griser le nouveau camarade.

PIGEON.

C’est ça, il faut le rendre mauvais sujet.

DORVAL.

Air du vaudeville de Haine aux femmes.

Cet air et modeste et discret
Ne convient pas à la jeunesse ;
Dites bonsoir à la sagesse,
Et devenez mauvais sujet.

SAINT-LÉON, à madame de Versac.

Que ce discours vous persuade,
Allons, prenez ce parti-là ;
Vous n’y perdrez rien, camarade,
Et tout le monde y gagnera.

TOUS.

Oui, tout le monde y gagnera.

 

 

Scène XVII

 

LA SENTINELLE, SAINT-LÉON, DORVAL, MADAME DE VERSAC, PIGEON, et AUTRES GARDES NATIONAUX, LE CAPITAINE, ERNEST, sortant de la chambre du capitaine, un peu endormi

 

ERNEST.

Eh bien ! capitaine, vous me laissez là ?

À madame de Versac et à Saint-Léon.

Ah ! ce sont ces messieurs qui ont la bonté de me reconduire.

Prenant la main de madame de Versac.

Touchez là, camarade.

MADAME DE VERSAC, le regardant.

Ciel ! mon mari !

ERNEST.

Ma femme !

PIGEON.

Tiens, le camarade est sa femme.

Air : On m’avait vanté la guinguette.

Quelle aventure surprenante,
Comment croire que deux époux,
Dans leur ardeur toujours constante,
Se donnent ici rendez-vous.

MADAME DE VERSAC, lui donnant une lettre.

Eh quoi ! me tromper de la sorte !

VERSAC, prenant la lettre.

Eh quoi ! c’est vous sous cet habit !

MADAME DE VERSAC.

Je devais vous servir d’escorte.

ERNEST.

J’étais vraiment fort bien conduit.

TOUS.

Quelle aventure, etc., etc.

Pendant la reprise du chœur, Saint-Léon et Dorval ont eu l’air d’expliquer à Versac que ce sont eux qui ont écrit la lettre.

MADAME DE VERSAC, à son mari.

Si vous étiez chez vous, monsieur, quand il vous arrive des rendez-vous, je ne serais pas obligée d’y aller à votre place.

ERNEST.

Comment, un rendez-vous ?

SAINT-LÉON, à madame de Versac.

Rassurez-vous, ce rendez-vous, adressé à votre mari, était de ma façon.

ERNEST.

Comment, ma bonne amie, vous osiez soupçonner ?

MADAME DE VERSAC.

J’avais tort en effet ; toute une nuit dehors !

SAINT-LÉON.

Qu’avez-vous à dire, vous l’avez passée ensemble ? c’est comme si vous n’étiez pas sorti de chez vous.

MADAME DE VERSAC.

Et qu’en dira-t-on, s’il vous plaît ?

SAINT-LÉON.

Air du Pot de fleurs.

On dira qu’en soldat fidèle,
Notre ami veillait avec nous,
Et que sa femme, aimable autant que belle,
Vint pour consoler son époux.

LE CAPITAINE.

L’aventure n’est pas moderne,
Et dans l’Olympe, nous dit-on,
Quand Mars était de faction,
Vénus venait à la caserne.

 

 

Scène XVIII

 

LA SENTINELLE, SAINT-LÉON, DORVAL, MADAME DE VERSAC, PIGEON, et AUTRES GARDES NATIONAUX, LE CAPITAINE, ERNEST, L’ÉVEILLÉ, avec un bol de punch allumé

 

L’ÉVEILLÉ.

Air : Honneur à ce grand sorcier (Bachelier de Salamanque).

Qu’on se mette
Tous en train,
Gai, gai, voici la recette,
Pour se mettre tous en train
Et pour bannir le chagrin.

TOUS.

Qu’on se mette
Tous en train, etc.

DORVAL, à Ernest.

À toi, je bois le premier verre,
Nous devons te remercier.

ERNEST.

À toi, c’est ça.

C’est toujours, en pareille affaire,
L’époux qui finit par payer.

CHŒUR.

Qu’on se mette
Tous en train,
Gai, gai, voici la recette
Pour se mettre tous en train
Et pour noyer le chagrin.

SAINT-LÉON, à madame de Versac.

En quittant l’habit militaire,
Daignerez-vous vous souvenir
Des promesses de votre frère ?

MADAME DE VERSAC.

C’est à ma sœur à les tenir.

ERNEST.

Bien, ma femme.

CHŒUR.

Qu’on se mette
Tous en train, etc.

ERNEST, au capitaine.

Air : Bouton de rose.

Mon capitaine,
De vous je m’éloigne à regret,
Un autre sous ses lois m’enchaîne ;

Montrant sa femme.

J’y reste, et voilà désormais
Mon capitaine.

CHŒUR.

Qu’on se mette
Tous en train,
Gai, gai, voici la recette,
Pour se mettre tous en train
Et pour noyer le chagrin.

On entend le tambour.

LE CAPITAINE.

Déjà la garde montante ! on vient relever le poste. Allons, messieurs, sous les armes.

LAQUILLE, à l’Éveillé, qui est occupé à boire.

Eh bien, joufflu, n’entends-tu pas l’appel ? Allons donc, à ton instrument, le chef d’orchestre.

L’Éveillé, prenant son tambour.

Ronde.

LAQUILLE.

Air : P’tit bonhomme prend sa hache.

Entends-tu l’appel qui sonne ?

L’ÉVEILLÉ, accompagnant avec son tambour.

R’lan tan plan, lironfa, lironfa.

LAQUILLE.

Au signal que l’honneur donne
Toujours le Français répondra.

TOUS.

Entends-tu, etc.

LAQUILLE.

Par fois un buveur sommeille,
Près d’un flacon qu’il vida ;
Mais quand d’une autre bouteille
Le doux glou glou lui dira :
Entends-tu l’appel qui sonne ?

L’ÉVEILLÉ.

R’lan tan plan, lironfa, lironfa.

LAQUILLE.

Au signal que Bacchus donne,
Toujours le Français répondra !

TOUS.

Entends-tu, etc.

SAINT-LÉON.

Goûtant, après tant d’alarmes,
Le repos qu’il désira,
Le Français pose les armes,
Mais quand l’honneur lui dira :
Entends-tu l’appel qui sonne ?

L’ÉVEILLÉ.

R’lan tan plan, lironfa, lironfa.

SAINT-LÉON.

Au signal que l’honneur donne,
Toujours le Français répondra. (bis)

L’ÉVEILLÉ.

Hier près de nymphe mignonne,
J’ m’embarquais dans l’ sentiment ;
J’triomphais quand la friponne,
Me repousse en me disant :
Entends-tu l’appel qui sonne ?
R’lan tan plan, lironfa, lironfa ;
Lorsque le devoir l’ordonne,
Faut toujours qu’un tambour soit là. (bis)

TOUS.

Entends-tu, etc.

Pendant ce couplet ils se sont mis sous les armes, et sur deux rangs.

LE CAPITAINE.

Portez armes !

MADAME DE VERSAC, au public.

À l’appel toujours docile,
Aucun de vous n’y manqua ;
Et lorsque du Vaudeville
Le tambourin vous dira :
Entends-tu l’appel qui sonne ?

L’ÉVEILLÉ.

R’lan tan plan, rangeons-nous sous ses lois.

MADAME DE VERSAC.

Au signal que l’on vous donne,
Daignez répondre quelquefois, (bis.)

TOUS.

Entends-tu l’appel qui sonne ?

LE CAPITAINE.

Présentez armes !

Ils présentent les armes au public. Roulement. La toile tombe.

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