David (Antoine DE MONTCHRESTIEN DE VASTEVILLE)

Sous-titre : l’adultère

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1600.

 

Personnages

 

DAVID

NADAB

CHŒUR

URIE

MESSAGER

BETHSABÉE

NATHAN

 

 

Que l’homme est misérable si Dieu l’abandonne à lui-même ! Ses propres sens sont autant d’ennemis domestiques conjurés contre lui ; ses propres désirs de cordeaux , qui le tirent insensiblement à sa ruine. Comme sans la grâce de Dieu il ne pouvait vouloir ni faire aucun bien ; sans son assistance il ne peut vouloir ni faire que tout mal. Ayant la guerre contre Dieu, il n’a jamais paix ne trêve avec sa conscience ; aussi bien qu’ayant la paix avec lui rien n’en trouble jamais le repos. On jugerait quelquefois que le pécheur est stupide en son vice ; mais c’est alors qu’il court plus grand péril. Les maladies qui sont sans ressentiment de douleur, sont les plus à craindre. Au contraire le patient qui se plaint fort, et qui peut dire au médecin où le mal le tient, donne encor beaucoup d’espérance de sa guérison. Le pécheur qui s’afflige de la connaissance de son péché, est en chemin de salut : celui qui endort son âme d’une profonde léthargie, et ne se réveille point à la voix de l’Éternel, minute lui-même sa réprobation. David prouve une partie de ceci ; David, dis-je, qui fut le mignon de Dieu et l’homme selon son cœur. Il fallait qu’il fût entré en quelque présomption de se pouvoir tout seul tenir ferme debout, puisque Dieu qui lui avait toujours servi d’appui au chemin glissant de cette vie, lui quitta la main, le laissa chanceler, voire trébucher, pout lui faire connaître en sa chute, que l’homme n’est que faiblesse, en sa ressource, que Dieu n’est que puissance. Il le cite à la fin devant lui par son prophète Nathan, l’accuse, le convainc et le condamne, sans qu’il puisse douloir ni appeler. Mais aussitôt le pauvre criminel revient à soi-même, se trouve coupable de deux crimes énormes, et les confesse franchement devant la justice de Dieu, pour en obtenir une abolition devant sa miséricorde. Elle est entérinée aussitôt que Dieu reconnaît sa vraie pénitence, signée et scellée par le ministère du Prophète. Exemple singulier à tous pécheurs, pour leur apprendre qu’ils ne doivent point désespérer de leur salut. Clair enseignement aux gens de bien, pour leur montrer qu’il ne faut point se glorifier de soi-même, ains en celui de qui procède tout le bien et jamais le mal, et qui couronne ses grâces en ceux auxquels il les départ.

 

 

ÉPIGRAMME

 

David ayant offensé Dieu,

À Dieu lui-même a son refuge

Et n’attend secours d’autre lieu ;

Car il est son Père et son Juge.

Merci donc, ô Seigneur merci,

Dit-il d’une voix languissante ;

Ne frappe plus longtemps ainsi,

Je sais que ta main est pesante.

 

 

STANCES SUR LA TRAGÉDIE DE DAVID

 

Montchrétien désireux que son nom lui convienne,

Quand il fait à David ses péchés ressentir,

Charge sa Tragédie en école Chrétienne

Pour apprendre aux pécheurs qu’il se faut repentir.

Suivons de ce grand Roi le salutaire exemple,

Et pleurons nos péchés pendant qu’il en est temps ;

Sa vie est un miroir où notre foi contemple

La grâce que Dieu donne aux pécheurs repentants.

Nous avons la nature aux vices tant apprise,

Qu’ils se font éléments de notre humanité ;

L’inconstance en est l’eau, le feu, la paillardise ;

La terre en est le ventre, et l’air la vanité.

Puis donc que le péché nous tient lieu de nature,

Le seul et sur moyen pour ne pécher jamais ;

C’est de sortir de nous qui ne sommes qu’ordure,

Et nous faire la guerre afin de vivre en paix.

Ainsi David dolent de sa faute commise,

Se bande contre lui, se combat, se défait ;

Puis quand il eut sur soi la victoire conquise,

Il conquit le pardon du mal qu’il avait fait.

Aussi ce n’est l’Enfant qui meurt par maladie,

Ni la mort du mari qu’on tue en autre lieu ;

C’est la mort de David qui fait la Tragédie,

Car il mourut en lui afin de vivre en Dieu.

 

BRINON.

 

 

ÉPIGRAMME

 

Chrétiens laissez le mont Parnasse,

Et venez à ce Montchrestien :

C’est là que Jésus-Christ amasse,

D’une particulière grâce,

Tout ce qu’on peut dire de bien.

 

BRINON.

 

 

ÉPIGRAMME

 

Deux Tragiques Grégeois sont encore en débat,

Pour la palme d’honneur qu’au mieux disant l’on donne :

Mais notre Montchrestien est hors de ce combat,

Puisque Garnier lui cède aujourd’hui la couronne.

 

D. P. BAILLIF DE HOTOT.

 

 

ACTE I

 

DAVID

 

DAVID.

Un Démon furieux qui possède mon Âme,

Ores me glace de crainte ores de désir m’enflamme ;

Depuis que la Raison à l’Appétit cédant,

À mon cœur amoureux un œil va commandant.

Lorsque le blond Phœbus ses rais nouveaux desserre

Sur les nouvelles fleurs dont s’émaille la terre,

Cet œil à ses douceurs mêlant de la rigueur,

Des soucis jaunissants fait éclore en mon cœur :

Si la chaleur du Ciel à midi se renflamme,

Tout de même s’accroît la chaleur de mon Âme :

Mais las ! dessus le soir l’une va finissant,

Et l’autre de sa fin va toujours commençant.

Ô Soleil, dis-je alors, tu vas finir ta tâche,

Et tes chevaux lassés vont prendre une relâche ;

Où mon travail n’a cesse, et ne veut le sommeil

Son voile ténébreux étendre sus mon œil.

Un Vautour inhumain me ronge le courage,

Quand je pense dormir il réveille sa rage ;

Pour me faire passer avecques mille ennuis,

Les jours sans patience, et sans repos les nuits.

Ainsi tout consommé de douleurs nonpareilles,

Ainsi tout affaibli de tant de longues veilles,

Les fleurs de mon visage ont perdu la vigueur ;

Mon doux Printemps se change en Hiver de langueur :

Mes yeux ores luisants d’ardentes étincelles,

Montrent que mon cœur brûle en des flammes cruelles ;

Mon teint ores livide et jaunâtrement blanc,

Fait voir que j’ai du souffre allumé dans le sang,

Que les esprits bouillants qui meuvent mes artères,

Sont or’ destitués de leurs forces légères ;

Que ma cervelle est sèche, et que mes os brisés

Ne sont comme ils soulaient de moelle arrosés.

Qui me pourra connaître en ce martyre extrême ?

Moi-même je ne puis reconnaître moi-même.

Suis-je ce grand David que la commune voix,

Tient un miracle en Force et un oracle en Lois ?

Suis-je ce grand David qui dès sa tendre enfance,

D’un ours ou d’un lion surmonta la puissance ?

Suis-je ce grand David qui vainquit ce mutin,

Ce contempteur de Dieu, ce Géant Philistin,

Non à force de coups mais avec une pierre,

Qui lui froissa le front et le jeta par terre ?

Suis-je ce grand David qui eut tant de vertu,

Qu’il rendit Amalec sur la place abattu ?

Suis-je ce grand David qui par sa renommée,

Fît recevoir ses lois à la terre Idumée ?

Suis-je ce grand David qui força les remparts

Du cruel Ammonite, et dîma ses soldats ?

Bref qui mâta si bien les bandes Palestines,

Que les armes tombaient de leurs dextres mutines

Au seul bruit de mon nom, qui vole glorieux,

Sur l’aile du bonheur jusques dedans les Cieux ?

Sans doute je le suis ; mais un amour extrême,

Que seul je ne puis vaincre ores m’ôte à moi-même.

Je suis vraiment David ; mais mon cœur n’est plus tel,

Que quand il n’aspirait qu’à l’honneur immortel.

De verdoyants lauriers la tête je m’ombrage ;

Mais le foudre d’Amour néanmoins me saccage :

Il réduit tout en poudre au dedans de mon corps,

Encor que tout entier je semble par dehors,

Las il me souvient bien et du jour et de l’heure,

Et telle souvenance est cause que je meure,

Que le trait d’un bel œil pénétrant en mon cœur,

Y fît entrer l’Amour et le rendit vainqueur.

Le Soleil peu à peu retirait sa lumière ;

Et la brave Vesper des Astres la fourrière,

Dessus notre Horizon jà déjà paraissait,

Qui leur cours inégal dans le Ciel avançait :

À l’heure que pensif de mon lit je me lève,

Où je prends aux longs jours du labeur quelque trêve,

Quand le chaud Syrien ardemment bluettant

La faiblesse et la soif en nos corps va jetant.

Ainsi que le malheur à son vouloir me mette,

Sur mon toit étendu longtemps je me pourmène ;

Où comme de mes yeux s’éloignait le Soleil,

Un autre s’y présente ; il était tout pareil

Au premier, son Idée, alors qu’il sort de l’onde

Le front resplendissant et la perruque blonde :

Mais il était dans l’eau qui d’un éclair glissant,

La pointe de ma vue allait éblouissant :

Comme on voit quelquefois lorsque l’autre y rayonne,

En jaillir un éclat qui les yeux nous étonne.

Sur ce cristal coulant ores il s’allongeait ;

Ores dessous les flots à demi se plongeait :

Telle qu’en l’Orient on voit la belle Aurore,

Semant mille couleurs faire un beau jour éclore,

Et distiller du Ciel des agréables pleurs,

Sur les herbes des champs et sur les douces fleurs :

Ou telle comme on dit qu’une belle Déesse

Poussa des flots féconds le trésor de sa tresse,

Quand sur une coquille à Cythère elle vint,

Séjour plaisant et beau que depuis elle tint :

Il me sembla de voir cette Beauté plaisante,

Tirer son chef luisant de cette onde luisante.

Un humeur cristallin de ses cheveux coulait,

Et jusqu’à ses talons goutte à goutte roulait.

Les belles tresses d’or en sa tête amassées,

Du nœud qui les serrait se trouvant délassées,

Sur son col blanchissant vaguaient folâtrement ;

Un zéphire mignard les crêpait lentement :

Je pensais que ce fût de Pactole les ondes,

Qui par son dos d’argent coulassent vagabondes.

Tantôt dessus son front elles allaient flottant,

Tantôt ses doigts polis les allaient écartant ;

Puis tantôt les peignaient les couvraient d’un voile ;

Comme on voit une nue offusquer une étoile.

Mon Esprit enlacé dedans ce rhé mignard,

Y voulait de mes yeux arrêter le regard,

Alors qu’Aigles d’amour, ils tournent leur paupière,

Sur deux Astres jumeaux pleins de vive lumière.

Comme si le Soleil à l’œil ne se fait voir,

Aucun visible objet l’œil ne peut recevoir ;

Ainsi sans leurs rayons qui luisaient davantage,

Je n’eusse vu les traits de ce divin visage,

Ni ce teint aussi clair qu’un Soleil radieux,

Quand au sortir des flots il se montre à nos yeux.

Lors de plus de beautés sa face était fleurie,

Que de fleurs en Avril une grasse prairie

 Son front était un Ciel doucement éclairci ;

L’Amour n’avait point d’arc que son double sourcil.

Sur ses tétins volaient les grâces immortelles,

Comme font les oiseaux par les branches nouvelles,

Quand on les voit s’ébattre au retour du Printemps,

Leur martyre amoureux mignardement chantant.

La neige de sa peau blanche et vive à merveille,

Était entremêlée à la couleur vermeille :

Il me semblait de voir nager dessus du lait,

La rosoyante rose, et l’œillet vermeillet :

Mais si du flanc au chef paraissait sa charnure,

L’autre moitié de l’eau se fait couverture.

Le Ciel qui d’œil ravi la Belle apercevait,

Une moisson d’odeurs dessus elle pleuvait,

Bref toutes les Beautés qui se miraient en elle,

Sur toute autre Beauté la jugeaient toute belle.

En sa seule faveur les vents et les Oiseaux,

Faisaient un doux concert avecques les ruisseaux ;

On oyait soupirer tout cela qui respire,

Sentant pour l’amour d’elle un gracieux martyre.

Las sans l’apercevoir mon cœur elle entama !

Las sans qu’elle me vît mon Âme, elle enflamma !

Las je devins Amant sans qu’elle fût Amante !

Et comme sous l’ardeur au coupeau d’Érimante,

Et sur le froid Riphée, épouvantablement mont,

La neige amoncelée en eau coulante fond ;

Ou bien la cire molle exposée à la flamme :

Je sentis s’écouler la vigueur de mon Âme

Sous un feu qui restant dedans l’onde allumé,

Jaillissant hors de l’eau m’a rendu consumé.

Lorsque mes sens assoupis d’une humeur léthargique,

Semblaient comme languir sous un charme magique :

Je mourus pour la voir ; et pour ne la voir pas

Je souffrais en un jour mille et mille trépas.

Je disais en moi-même elle n’est point mortelle ;

Une fille d’Adam ne peut être si belle :

C’est quelque Ange des Cieux qui se transforme ainsi,

Pour me combler le cœur d’amour et de souci :

Ou si ce n’en est un, c’est une Grâce aimable,

À qui la Beauté même est seulement semblable.

Jamais au grand jamais ne verront nos neveux

De femme dont le chef ait tant de beaux cheveux,

Le teint tant de beaux lis, tant de roses la face ;

Les yeux tant de clarté, la bouche tant de grâce.

Las elle s’en alla ! mais moi je demeurai,

Depuis ce point fatal de pensers dévoré,

Travaillé de soucis, épouvanté de craintes,

Percé de part en part d’amoureuses atteintes.

Qu’ai-je fait, ô bon Dieu ! plutôt que n’ai-je fait,

Pour m’arracher du cœur la pointe de ce trait ?

Mon Âme maintenant en est toute affaiblie :

C’est force, pour l’amour il faut que je m’oublie,

Et que de mon État j’abandonne le soin ;

Adieu braves desseins je vous rejette au loin :

Je quitte le désir de sceptre et de couronne,

Puisque Madame est mienne, à elle je me donne :

Son amour est dans mon Âme, et sans elle je crois,

Que je cesserais d’être, ou de n’être plus moi.

Mais vois-je pas quelqu’un qui devers moi s’adresse ?

C’est sans doute Nadab ; il a vu ma maîtresse,

Je vais parler à lui. Qui te conduit ici ?

NADAB.

C’est votre Bethsabée, elle est en grand souci.

DAVID.

Dis-moi, mon cher Nadab, qui la rend mécontente ?

NADAB.

Elle est grosse de vous, c’est ce qui la tourmente.

Par votre mandement allant la visiter ;

Sitôt qu’elle me voit elle se vient jeter

À mes pieds toute en pleurs et toute échevelée :

La voyant en ce point triste et déconsolée,

Je demandai pourquoi ces pleurs elle épandait,

Par soupirs seulement elle me répondait ;

Car son cœur était plein d’un si confus orage,

Qu’à peine à ce propos elle ouvrit le passage :

Secours, Nadab, secours ; si jamais l’amitié

Peut échauffer ton Âme aie de moi pitié :

Je suis à cette fois pour jamais misérable,

Si tu n’es résolu de m’être secourable.

Va-t’en donc de ma part prier sa Majesté,

Qu’il me garde l’honneur puisqu’il me l’a ôté :

Veuille l’en conjurer par la royale couche,

Où premier il reçut les baisers de ma bouche.

J’ai conçu de son fait ; fais qu’il prenne du soin

De son humble servante autant qu’il est besoin.

En proférant ces mots les larmes par sa face,

Coulaient dedans son sein d’une glissante trace ;

Et ces larmes encor qui lui couvraient les yeux,

En rendaient les rayons plus doux et gracieux ;

Je crois qu’un fier Lion aurait eu pitié d’elle,

La voyant en son deuil si pitoyable et belle.

C’est donques maintenant qu’il vous faut aviser

À prendre un bon conseil, et puis en bien user.

DAVID.

L’amour est fort en moi ; mais la raison débile.

Je me tourne en tous sens, ma peine est inutile :

Quand je fais un dessein cent autres de défont ;

Je ne trouve en ceci ni rivage ni fond.

NADAB.

Dépêche vers le chef de ta gendarmerie,

Et mande qu’il t’envoie en diligence Urie :

Sitôt (telle est ma foi) qu’il sera de retour,

Se sentant chatouillé des amorces d’Amour,

Il descendra chez lui pour embrasser sa femme ;

Ainsi de ton larcin ne viendra nul diffame.

DAVID.

Ton avis me plaît bien ; mais nul mieux que l’Auteur,

N’en peut, mon cher Nadab, être l’exécuter ;

Et si tu l’entreprends, rien plus ne m’en empêche.

NADAB.

Venez donc promptement me faire une dépêche.

CHŒUR.

Hercule avait vaincu les Monstres de la terre ;
Rien n’avait de son bras su la force éviter :
Mais s’il fut indomptable au milieu de la guerre,
Au milieu de la paix un œil le peut dompter.

L’amour n’est qu’un enfant et sa puissance est grande ;
C’est un aveugle Archer qui vise toujours bien :
C’est vraiment un grand Roi puisqu’aux Rois il commande,
Et que de son servage il ne s’exempte rien.

Dans les fleurs de beauté ses Serpents il nous cache,
Et cil qui les manie en ressent la rigueur ;
La Rose du plaisir délaisse à qui l’arrache,
Sa pointure dans l’Âme et son épine au cœur.

L’Amour dans la douceur confit son amertume ;
Du miel des voluptés il détrempe son fiel.
Celui-là qui le suit il trompe de coutume,
Et lui donne l’Enfer lui promettant le Ciel.

Plus il le fait pleurer et tant plus il l’enflamme,
Et tant plus il l’enflamme il le fait larmoyer :
Aussi son feu gelant ne saurait brûler l’Âme,
Et ses pleurs enflammés ne sauraient la noyer.

Il met l’oser au front et la peur au courage ;
Il fait désirer tout pour en fin n’avoir rien :
Il promet du profit n’apportant que dommage ;
Mais quoiqu’on le connaisse on l’estime du bien.

Tantôt en nos desseins il nous donne assurance,
Faisant tout espérer d’un courage hautain :
Et puis en désespoir il change l’espérance,
Rendant le bien douteux et le mal tout certain.

Nonobstant tout cela nul ne se peut défendre,
Contre cet ennemi qui trouble son repos :
Comme le ver au bois du bois même s’engendre,
Par nous-même en nous-même il est souvent éclos.

Tandis qu’on est couvert d’artères et de veine,
Et que le jeune sang fomente notre corps ;
Notre cœur est sujet aux passions humaines,
Et les fureurs d’amour font en nous mille efforts.

Ceux-là qui des vainqueurs remportent la victoire,
En ce combat ici ne sont victorieux :
L’Amour par leurs Lauriers rend son honneur notoire,
Et s’acquiert de leur honte un renom glorieux.

David en sert à tous d’un assez clair exemple :
Rien que l’honneur jadis ne l’allait échauffant ;
Et chacun maintenant émerveillé contemple,
Un Enfant triompher de ce Roi triomphant.

Jamais le Philistin aux plus forts redoutable,
Ni l’Ammonite fier n’ébranla sa vertu :
À soi-même il était tant seulement domptable,
Ou bien à ces beaux yeux dont il est abattu.

L’amour vainc tout le monde et demeure invincible ;
On a beau le fuir, nul ne peut l’éviter.
Qui ne le sentirait ne serait point passible,
Car quiconque est passible il s’y laisse emporter.

Comme aux rais du Soleil se fond la froide glace,
Et comme au sang de bouc mollit le Diamant :
Les doux attraits partants d’une agréable face,
Touchent le cœur d’amour quand il serait d’aimant.

 

 

ACTE II

 

URIE, DAVID

 

URIE.

Quelle peur refroidit l’ardeur de mon courage ?

Quel morne étonnement fait pâlir ce visage,

Que j’ai toujours porté si constant aux hasards,

Qui tombent comme foudre en l’orage de Mars ?

Las ! je ne sais pourquoi ma pensée est atteinte

D’angoisse et de douleur, de soupçon et de crainte :

Las ! je ne sais pourquoi je sens dedans mes os

Un frisson continu qui m’ôte le repos.

Sans doute que le Ciel d’un malheur me menace ;

Son ardente fureur ma ruine pourchasse.

En mon esprit troublé qui n’est jamais dormant,

Mille pensers de mort passent incessamment :

Tantôt je suis trahi de mes propres Gendarmes,

Et j’expire tantôt au milieu des alarmes.

Ô Ciel, si le Destin a minuté ma mort,

Mon décès pour le moins soit glorieux et fort ;

La trame de mes jours soit par le fer coupée,

Le bouclier en la gauche en la dextre l’épée ;

Et si je meurs ainsi, non je ne mourrai pas,

Mon renom immortel naîtra de mon trépas :

Je sais que par valeur on peut revivre encore,

Je sais qu’un beau mourir toute la vie honore.

Je suis mandé du Roi et je viens le trouver :

En quelque grand hasard il me veut éprouver ;

Mais je ne cherche rien qu’un sujet honorable,

Pour chasser de mon corps mon Esprit misérable :

Je serai lors content d’avoir tant de bonheur,

Que de n’être point vu survivre à mon honneur.

Aussi bien désormais pourrais-je avoir envie,

D’étendre plus avant le terme de ma vie,

Si ma femme trop belle en qui faisaient séjour,

Les vertus et l’honneur aussi bien que l’amour ;

Ou soit de volonté, ou soit de vive force,

Entre eux a publié la lettre de divorce ;

Arrachant sans respect la honte de son front,

La crainte de son cœur à mal faire trop prompt ?

Beauté cent mille fois plus méchante que belle,

Serait-ce le loyer de t’être si fidèle ;

Aurais-tu reconnu ma violente amour,

Par un si grand forfait ? par un si lâche tour ?

Non, je ne le crois pas (et cela me console)

Chacun le dit pourtant ; partout le bruit en vole.

L’amour d’un grand Seigneur de chacun s’aperçoit ;

Car la discrétion jamais il ne reçoit :

Non plus qu’un feu grégeois le sien n’est extinguible ;

Aussi le plus souvent l’amour lui est nuisible :

S’il échappe le monde il est un Dieu là-haut,

Qui domine sur tous et qui pas ne lui faut ;

Sa main s’étend partout, et la grandeur mondaine

Est un faible rempart pour éluder sa peine :

Car voulant châtier le Ciel, la terre et l’eau,

Lui servent de sergents, d’archers et de bourreau,

Je ne presserai point auparavant ma couche,

Afin d’y recevoir des baisers de ta bouche,

Moissonnant le doux fruit qui n’est qu’à moi permis,

Que je ne sache au vrai si le fait est commis ;

Et si tu m’as flétri d’un si honteux diffame,

Tu n’as plus de mari, et je n’ai plus de femme.

Mais vois-je pas le Roi ? je m’en vais devers lui :

Serène-toi ma face et cache ton ennui ;

Déguise-toi mon front et feint une liesse,

Afin que je le rende aveugle en ma détresse.

DAVID.

Dieu te garde mon Urie.

URIE.

Ô magnanime Roi,

Par ton commandement je suis venu vers toi.

DAVID.

Tu sois le bienvenu ; viens çà que t’embrasse,

L’honneur de mes Guerriers et l’appui de ta race.

Tout va-t-il bien au camp ? Joab mon Lieutenant,

Et ses braves soldats que font-ils maintenant ?

Par leur forte valeur, par sa bonne conduite,

L’outrageuse Raba doit-elle être réduite ?

URIE.

Joab se porte bien et ses braves soldats,

Quand on en vient aux mains se montrent fort gaillards :

Ils sont plus ravis d’aise alors que la trompette

Les appelle au combat qu’au son de la retraite :

L’orgueilleuse Raba ceinte de toutes parts,

Tremble au seul branlement de nos fiers étendards :

Le courage lui faut ; et sa forte muraille,

Semble avoir quelque peur que notre camp l’assaille.

DAVID.

Mon espoir m’en promet un bon événement :

Mais je ne te veux point tenir plus longuement ;

Puisque tu es sorti de la guerrière presse,

Va-t’en à ton logis et ta femme caresse.

Il se faut reposer quand on a combattu ;

Car toujours ne peut être active la vertu.

URIE.

Je ne le puis, grand Roi, ni ne le dois pas faire ;

Je sais bien par raison du plaisir me distraire :

À supporter le mal je ne suis pas nouveau ;

Mon corps est endurci au chaud, au froid, à l’eau :

Le travail, la sueur, les rudes exercices

Sont et seront toujours mes plus douces délices.

DAVID.

Nos corps ne sont pourtant forgés de diamant,

Le continu labeur les irait consommant ;

Venant donc d’arriver d’un assez long voyage,

Pourquoi ne veux-tu point que l’aise te soulage ?

URIE.

L’arche d’alliance habite ès pavillon ;

Israël et Juda couchent sur les sillons,

Et mon Seigneur Joab étendu sur la terre

Permet qu’un court sommeil les paupières lui serre ;

Après qu’il a bien tard deçà delà tourné,

Visité les quartiers, les gardes ordonné :

Partie des soldats veille dans la tranchée,

Et l’autre dessus l’herbe est durement couchée ;

Ayant dessous le chef pour chevet du gazon,

Et dessus pour courtine un ombreux Horizon :

Et moi, soldat d’Amour, dois-je prendre mon aise

Permettant, déshonneur ! qu’une femme me baise,

Pour détremper mon cœur en ses ébats plaisants ?

Je ne puis imiter un tas de Courtisans,

Qui s’armant seulement de soupirs et de larmes,

Dépendent leur jeunesse à ces douces alarmes.

Que cet acte jamais ne me soit reproché ;

Mon honneur si luisant en deviendrait taché :

Qui veut vivre à son aise et les délices suivre,

Voulant toujours mourir est indigne de vivre.

Aussi vrai, grand David, que ce doux air vivant,

Tes artères nerveux va sans cesse émouvant,

Il n’adviendra jamais qu’Urie soit si lâche,

Qu’en temps de guerre au sein d’une femme il se cache.

DAVID.

Puisque ton jeune cœur chaud d’un sang généreux,

Puisque tes membres fors du labeur désireux,

Puisque ton âme active à la gloire animée,

Te rend si fort bouillant après la renommée,

Et que le seuil travail te peut te rendre dispos ;

Je ne te veux laisser trop longtemps en repos.

Va cueillir des Lauriers dans le champ de la gloire ;

Va, sois participant de la proche victoire ;

Ouvre-toi le sentier qui conduit l’homme aux Cieux,

Par l’effort de ton bras toujours victorieux ;

Fais-toi craindre et louer de toute mon armée,

Assez pour toi n’aura de palmes l’Idumée.

Viens me trouver tantôt je te veux festoyer,

Par devers mon Joad soudain te renvoyer.

Serait bien jusqu’à lui la nouvelle venue,

Que mes bras ont pressé sa femme toute nue ?

Son courage obstiné ne se pourra ployer.

Où la force ne vaut il faut l’art employer.

Je m’en vais de ce pas le mettre en bonne chère,

Et lorsque le vin fera ce que je n’ai su faire

Il a souvent éteint les flammes du courroux ;

Les courages félons il a rendu plus doux ;

Il purge les Esprits de la mélancolie ;

De soucis importuns les âmes il délie ;

Il bannit loin de nous la haine et la langueur,

Et réveille l’amour endormi dans le cœur.

CHŒUR.

Ce siècle dessus tous à bon droit est vanté,
Où les femmes gardaient le sainte Chasteté,
Qui les gardait aussi pures de corps et d’âme :
Lors deux cœurs amoureux en un étaient fondus ;
Deux corps d’un seul Esprit vivants étaient rendus,
Et deux Esprits brûlaient d’une semblable flamme.

Alors le mariage était partout prisé,
Et des grâces du Ciel toujours favorisé ;
Chacun dessous son joug pensait vivre en franchise :
Sitôt que de l’amour il avait sentiment,
Il prenait sa moitié pour son contentement,
Sans se laisser brûler du feu de convoitise.

Sans elle l’homme aussi n’est homme qu’à demi :
Sans avoir une amie il ne peut être ami ;
Et s’il n’aime la femme il n’aime son semblable ;
Qui n’aime son semblable il est sans jugement,
Et s’il vit, il ne vit qu’en dormant seulement,
Ou s’il veille, il demeure en veillant misérable.

On n’a jamais rien vu tant agréable aux Cieux,
Qu’un couple fortuné s’aimant plus que ses yeux,
Cueillir aux champs d’amour les doux fruits de son Âge :
Le jour plus clairement reluit en sa faveur ;
L’amertume est pour lui d’une douce saveur,
Et sans épines croît la rose en son courage.

Ô doux contentement, agréable plaisir,
Qui chatouille nos cœurs d’un honnête désir,
Tu produis comme fleurs les douceurs en notre Âme :
Tu peux de nos travaux tirer un doux repos ;
Tous nos plus grands bonheurs tu gardes en dépôts,
Et sans nous consommer tu nous tiens en la flamme.

Jadis pour ces effets Dieu forma de ses mains,
Une femelle humaine au père des humains,
Leur enjoignant de croître et de peupler la terre :
Mais voulant les coller d’une étroite amitié,
De la côte de l’homme il tire sa moitié,
Afin qu’à ses côtés doucement il la serre.

Ses deux yeux amoureux il arme de doux traits ;
Sur sa bouche mignarde il sème les attraits :
Il façonne son ris d’une modeste grâce :
Il veut qu’obéissant elle imposer la loi ;
Et pour la faire encor la Reine de son Roi,
Mille charmes secrets il cache dans sa face.

Quand Adam la regarde il en brûle d’amour,
Il veut pour le bien voir que plus long soit le jour ;
Comme il se perd en elle, en elle il se retrouve :
Tous les traits de ses yeux son cœur veut recevoir ;
Son œil ne veut s’ouvrir sinon que pour la voir.
Et d’un vin amoureux tous ses sens il abreuve.

Le mariage entre eux fut contracté dès lors,
Qui d’un étroit lien assemble en un deux corps,
Et qui serre deux cœurs d’une agréable étreinte ;
Dieu même y fut présent, l’accord il en signa ;
La femme par la main à son homme il donna,
Les Anges assistants en respect et en crainte.

Ô Mariage heureux, source du genre humain,
Tu rends doux le travail et le soin inhumain ;
Tu amortis les feux de l’or de paillardise ;
Tu fais que l’homme soit sur soi victorieux,
Et qu’il donne la fuite aux désirs furieux,
Que sa propre nature en ses veines attise.

Si l’homme en bon état fût toujours demeuré,
Le mariage seul l’eût rendu bien-heuré ;
Il n’eût jamais connu la douleur ni la peine :
Cet arbre pour ses fleurs les plaisirs eût produit,
Les vrais contentements eussent été son fruit,
Le miel en eût coulé comme d’une fontaine.

On parle des plaisirs et des biens qu’à foison,
Notre Adam possédait en sa prime saison,
Et qu’il en contentait ses yeux et son courage :
Mais je ne croirai pas qu’il eût bien ni plaisir,
Qui soit jugé valoir seulement le désir,
S’il est accompagné à l’heur du mariage.

Être par ce moyen exempt de fols désirs ;
Voir même en vieillissant rajeunir ses plaisirs,
Et croître d’amitié quand l’âge diminue,
Avoir avec qui plaindre et s’éjouir aussi ;
Avoir sur qui l’on peut décharger son souci ;
Sentir un réfrigère en fièvre continue.

L’homme peut-il trouver un bien qui soit plus cher ?
S’il ne l’a donc trouvé le doit-il pas chercher ?
Le doit-il pas garder alors qu’il le possède ?
Prêtez ici l’oreille, ô mortels débauchés,
Ne vous vautrez plus dans vos sales péchés,
Courez au mariage ainsi qu’à un remède.

Je sais qu’une Beauté qui se fait regarder,
Serait à un Argus difficile à garder ;
Que quand une femme aime on ne l’en peut distraire :
Mais sache la choisir non tant par la beauté,
Que par la modestie et la pudicité,
Puisque le mal d’amour est un mal nécessaire.

La femme belle et chaste est un don précieux ;
Si tu la veux avoir impètre-la des Cieux,
Et la choisis discrète, amiable et bien sage.
Enfin, si tu te vois trompé de jugement,
Il te faut supporter ce mal patiemment,
Chacun à ses dépens fait cet apprentissage.

Garde surtout la vue et le regard des Rois,
Leur désir amoureux ne reçoit point de lois ;
L’appétit déréglé non la raison les guide :
En tout ils donnent tout à leur affection ;
Ils veulent seulement croire leur passion,
Et par leurs volontés courir à toute bride.

La grandeur et l’amour en un seul assemblés,
Les plus calmes repos ont bien souvent troublés ;
L’un et l’autre est sans yeux sans règles et sans mesure :
De leurs fâcheux effets est rempli l’univers,
Par eux journellement on fait des maux divers,
Et le peuple innocent bien souvent les endure.

 

 

ACTE III

 

DAVID, NADAB

 

DAVID.

J’ai fait ce que j’ai pu et si je n’ai rien fait ;

Urie ne peut être aucunement distrait

De ce ferme dessein qu’il a pris en son âme :

L’obstiné ne veut point ouïr parler de femme ;

Quand on l’en sollicite il change de propos,

Et dit qu’un bon soldat doit haïr le repos.

J’ai voulu par le vin troubler sa fantaisie ;

J’ai tâché de l’avoir par douce courtoisie ;

Mais son esprit constant et muni de raison,

Lui fait naître un dédain de revoir la maison.

Il ne faut point douter qu’une langue jalouse

Du plaisir que j’ai pris avecques son Épouse,

N’ait inspiré dans lui sa rage et son venin,

Contre ce parangon du sexe féminin.

Quiconque soit celui dont la maudite envie

Troubla par son caquet le bonheur de sa vie,

Et découvrit au jour mon secret amoureux ;

Qu’il vive misérable et meure langoureux.

Mais las ! que dois-je faire en cette grand’ détresse,

Pour sauver aujourd’hui l’honneur de ma maîtresse ?

D’entre mille desseins je n’en puis un choisir,

Qui puisse maintenant répondre à mon désir.

Je ne trouve moyen de celer une chose,

Qui ouverte une fois ne peut plus être close.

Que pour un cours plaisir j’ai de longues douleurs !

On ne peut à ce fait donner nulles couleur ;

Et le tenir secret n’est pas moins impossible.

Las ! ma propre grandeur m’est fâcheuse et nuisible !

Si j’étais du commun j’aurais moins de tourment :

Car je pourrais celer mon doux embrasement,

Et nul n’apercevrait mon agréable flamme,

Que cet œil amoureux qui l’allume en mon âme :

Mais sur un haut Théâtre étant ores monté,

Je suis aux yeux de tous à toute heure objecté :

Tout le monde me voit et de si près m’éclaire,

Que me voulant cacher je ne le saurais faire,

C’est c’est trop perdre temps en ces légers discours ;

Nadab, ton bon Conseil j’invoque à mon secours ; 

Trouve un expédient à ce fait nécessaire,

Utile à Bethsabée, à David salutaire.

NADAB.

Quand par la douce voie on ne peut rien gagner,

Il faut, à mon avis, le fer embesoigner.

DAVID.

Tuer un innocent est un forfait extrême.

NADAB.

Il vaut mieux perdre autrui que se perdre soi-même.

DAVID.

La loi n’accorde pas cette licence aux Rois.

NADAB.

Aussi le Roi commande absolument aux lois.

DAVID.

Toujours selon les lois un bon Prince doit vivre.

NADAB.

Son profit seulement les lui doit faire suivre.

DAVID.

S’il se veut dispenser de commettre du mal

Le même à son exemple osera son vassal.

NADAB.

Qu’il punisse en autrui ce qu’il veut se permettre,

Le mal à son exemple il ne verra commettre.

DAVID.

Ce qu’on ne craint de faire en autrui condamner,

Est-ce pas contre soi la sentence donner ?

NADAB.

Pour faillir une fois on n’en fait pas coutume.

DAVID.

Quand la vie est éteinte aucun ne la rallume.

NADAB.

Après tant d’ennemis par toi mis au trépas,

D’un seul homme tué feras-tu tant de cas ?

DAVID.

Pour tuer ses haineux en l’ardeur des alarmes,

Nul ne fut onq’ blâmé ; car c’est le droit des armes :

Mais meurtrir son ami, son fidèle sujet,

Ce n’est le fait d’un Prince ains d’un Tyran abject.

NADAB.

Je ne conseille pas que cette courte Épée,

Dedans le sang d’Urie aujourd’hui soit trempée :

Mais que par autre voie on vienne à même effet.

DAVID.

Serais-je moins fautif que celui-là qui fait ? 

NADAB.

Nenni, mais sais-tu pas que la haine on dérive,

Sur celui seulement par qui le mal arrive ?

DAVID.

Et bien qu’il meure donc quoiqu’il soit innocent ;

Mon esprit s’y résout et mon cœur y consent.

Arrachons-nous du pied cette épine moleste.

Quelque moyen secret seulement il nous reste,

Pour faire que ce coup soit au monde caché,

Afin que mon honneur n’en demeure taché.

NADAB.

Il faudra que quelqu’un le poursuive à la piste,

Et dessus le chemin le prenne à l’improviste.

DAVID.

Il est fort vigoureux, et je sais que son cœur,

Pour se trouver surpris n’est point saisi de peur.

NADAB.

Il faut en dépêcher un, deux, trois, voire quatre,

Puisqu’un le surprenant ne le saurait abattre.

DAVID.

Étant un tel secret à tant de gens commis,

Il serait bientôt su même des ennemis :

Deux sans plus soient admis en un secret affaire,

Il sera découvert qui fera du contraire.

NADAB.

Entreprendre il ne faut, sans bien exécuter

Ce qui peut autrement une honte apporter.

DAVID.

Plus j’y pense attentif plus à penser j’y trouve :

Tantôt j’approuve l’un, tantôt je le réprouve ;

Mais mon Esprit errant de discours en discours

Trouve tous ses projets inutiles et courts.

Ô qu’il est, mon Nadab, malaisé de mal faire !

NADAB.

Il faut pour cet effet être un peu téméraire :

Car qui craint le danger qui peut se présenter,

Jamais rien de hardi ne sait exécuter.

DAVID.

Mon Âme à un dessein est bientôt arrêtée.

Le Conseil en est pris, la chance en est jetée :

Et lui-même sera de sa mort le porteur,

Et le fer ennemi le seul exécuteur :

Ainsi nous gagnerons que de sa mort prochaine,

On blâmera sans plus la fortune incertaine,

Qui fait tomber le sort sur ceux-là des soldats,

Qui plus résolument se trouvent aux hasards.

Je veux donc le charger d’une lettre bien close

Adressée à Joab, qui ne chante autre chose,

Sinon qu’Urie à son camp retourné,

De donner à l’assaut il lui soit ordonné :

Lui qui de sa nature a l’âme généreuse,

Et qui cherche aux périls la gloire aventureuse,

Courra des beaux premiers dans l’orage des coups ;

Et là je veux qu’il soit abandonné de tous,

Afin qu’outre percé d’une plaie honorable,

Par sa chute mortelle il imprime le sable.

NADAB.

Ô le brave dessein ! la belle invention !

L’effet ne peut manquer à ton intention :

Ruse plus à propos ne peut être trouvée,

J’en vois déjà la fin à souhait arrivée.

DAVID.

Mot mot, mon cher Nadab, retirons-nous d’ici,

Il nous pourrait ouïr, regarde, le voici.

Courons, courons bientôt lui adresser sa dépêche :

Le dessein étant pris rien plus ne m’en empêche.

URIE.

Femme sans Dieu, sans foi, que j’eusse pu te voir !

Que j’eusse pu de toi le salut recevoir !

Que j’eusse pu toucher cette profane bouche,

Qui se laisse baiser en une étrange couche !

Non, non, J’ai trop d’honneur ; j’aimerais cent fois mieux

Courir à mon trépas et m’y bander les yeux :

Je sais bien mieux mourir, que souffrir une honte :

J’ai le cœur grand et haut, j’ai l’âme ardente et prompte,

Sensible au vitupère encor plus qu’aux douleurs ;

Et j’estime un affront le comble des malheurs.

Tu le saurais déjà ingrate et déloyale,

Si je ne respectais l’autorité royale :

Rien n’eût pu m’empêcher en ce juste courroux,

De te crever le flanc sous mes raides genoux ;

De planter ce poignard en ton sein misérable,

Expiant par ton sang ton forfait exécrable

Qui m’aurait su malgré d’avoir pris ma raison

D’une qui d’adultère a rempli ma maison ?

Qui me déshonorant par son déshonneur même,

Couvre mon front de honte et d’infamie extrême ?

Qui flétrit la verdeur de ces braves Lauriers,

Dont mon chef s’honorait entre tous les Guerriers ?

Comment pourrai-je plus porter haute la face,

Avoir dessus mon front une agréable audace ;

Dans les yeux relevés un air de liberté ;

Dans la bouche un discours tout plein de vérité ;

Dans le cœur un courage ardent et magnanime,

Qui toujours des meilleurs non de grands fasse estime ?

Faut-il hélas faut-il perdre tout à la fois,

Tant de belles vertus qu’heureux je possédais ?

Faut-il, ô justes Cieux punissez mon outrage !

Qu’un autre ayant failli j’en porte le dommage ?

Qu’une autre ayant souillé son nom par son péché,

Le mien qui n’en peut mais en demeure taché ?

Est cela, grand David, toute la récompense

D’avoir ces fortes mains armé pour ta défense ?

S’être à mille dangers pour ta gloire exposé ;

Avoir pour ton honneur tout fait et tout osé,

Ne craignant le péril le plus épouvantable ;

Être pour ton service au labeur indomptable,

Passer pour cet effet à travers mille morts,

Et casser du harnois ces membres grands et forts,

Bref ; surmonter tout seul mainte place assiégée,

Gagner mainte victoire en bataille rangée,

Mettant prodiguement ma vie à l’abandon,

Méritait à ce compte une honte en guerdon ?

Allez, pauvres soldats, et faites du service

À ces Princes ingrats qui de vertu font vice ;

Le sang que vous versez au milieu des combats,

Sera récompensé d’un vergogneux trépas.

Mais le voici venir, quelle pointe de rage

Se fiche maintenant au fond de mon courage,

En me voyant forcé par les lois du devoir,

D’honorer celui-là qu’à peine je puis voir.

Afin doncques d’ôter cet objet à mon âme,

Qui ses douleurs rengrège et ses plaies rentame ;

Il vaut mieux m’en aller le trouver promptement :

Que ne suis-je déjà dessus mon partement.

DAVID.

Sitôt que tu voudras tu partiras Urie,

Pour retourner au camp vers ma gendarmerie :

Tu rendras à Joab cette missive ici,

Et comme de ma part l’avertiras aussi,

Qu’il ordonne au plutôt ses soldats en bataille,

Pour emporter d’assaut de Raba la muraille.

Je ne t’anime point à rendre un bel effort ;

Je sais bien le mépris que tu fais de la mort :

Ici comme autre part tu seras indomptable,

Si tu ne cesses d’être à toi-même semblable ;

Et si les chauds bouillons de ta jeune valeur

N’ont depuis quelque temps attiédi leur chaleur.

Va donc à la bonne heure, et reviens plein de gloire,

Des premiers au triomphe ainsi qu’à la victoire.

CHŒUR.

Ô que c’est un grand heur de vivre
Sous un Prince ami de la foi,
Qui la raison veut toujours suivre,
Non tant Roi d’autrui que de soi.
Mais que c’est un malheur extrême,
D’obéir à la volonté
D’un qui obéit à soi-même,
Non aux règles de l’équité.

À bon droit l’homme de bien tremble
Sous un monarque quand il joint
La force et la malice ensemble ;
Car de mal faire il ne craint point.
Le couteau n’est si redoutable,
Dedans la main d’un insensé,
Que la puissance est dommageable,
En celle d’un Roi courroucé.

Ce qu’il peut lui semble loisible,
Ses volontés n’ont point de loi :
Le juste il mesure au possible,
Il ne tient compte de la foi :
Et pense que pour son service,
Tout autre soit au monde né ;
Où considérant son office,
Il se trouve aux autres donné.

Celui vraiment est bien coupable ;
Qui veut mal faire et ne le peut :
Mais je trouve plus misérable
Celui qui le pouvant le veut.
Qui d’avantage a de licence,
En doit aussi le moins user,
Car toujours il fait pénitence
Ayant tâché d’en abuser.

S’il sait si bien qu’elle est sa puissance,
À la raison il entendra :
Comme on lui rend l’obéissance,
Au Roi des Rois il la rendra.
Quoique partout on le renomme,
Quoiqu’on le respecte en tout lieu ;
En tant qu’il se reconnaît homme,
On le reconnaît être Dieu.

S’il porte en son chef la couronne,
Et le sceptre dedans sa main,
Le Ciel aujourd’hui les lui donne ;
Et les lui peut ôter demain.
Qu’il ne s’en face point à croire,
Qu’il n’en soit trop ambitieux ;
S’il a du bien et de la gloire,
Cela ne lui vient que des Cieux.

Lorsqu’à mal faire il se hasarde,
Pensant de nul être aperçu,
L’œil de Dieu toujours le regarde,
Qui ne saurait être déçu.
L’homme doit vivre devant l’homme,
Comme s’il vivait devant Dieu :
Et doit vivre devant Dieu, comme
Si tous le voyaient en tout lieu.

Alors qu’en soi-même on arrête,
D’accomplir un méchant dessein
Dieu n’en fait que branler la tête,
En se moquant de l’homme vain :
Car quand il lui plaît il révèle
Ce qu’on a fait secrètement ;
Et faut que l’homme se décèle,
Quand il appelle en jugement.

Il peut produire en témoignage
Sa conscience à tout le moins,
Qui l’accuse de son outrage
Mieux que ne feraient cent témoins :
C’est elle qui rend le teint blême,
Après que le mal est commis :
Car de se cacher à soi-même,
Aux plus secrets il n’est permis.

Bien souvent tardive est la peine ;
Dieu semble n’en avoir souci :
Mais alors qu’un long temps l’amène,
Elle s’en fait plus griève aussi.
Faisant exclamer au supplice
Par ceux qui s’en trouvent surpris ;
Mortels apprenez la Justice,
Et ne mettez Dieu à mépris.

 

 

ACTE IV

 

DAVID, MESSAGER

 

DAVID.

Mon désir est parfait ; je ne doute plus rien.

Tu seras ores mienne et moi je serai tien :

Nul ne me gardera de venir en ta couche

Savourer à plein gré les douceurs de ta bouche.

Ton mari qui pouvait troubler nos doux ébats

Est retourné au camp pour n’en revenir pas :

J’ai brassé contre lui une telle tempête,

Que le foudre bientôt tombera sur sa tête.

Quand il aurait cent bras, et quand ces bras armés

Lèveraient cent pavois contre les coups semés,

Il n’en saurait pourtant éviter les atteintes :

De sang en mille endroits ses armes seront teintes ;

Une moisson de dards sur son chef tombera ;

Son corps, comme un sapin, sous eux trébuchera ;

Bien qu’il soit vigoureux et d’âme magnanime,

Il sera du Dieu Mars la sanglante victime :

Les lacs que j’ai tendus ont de la force assez,

Pour retenir ses bras et ses pieds enlacés.

Je sens dedans mon cœur plus d’aise et plus de gloire,

Si dessus mon ami j’acquiers cette victoire ;

Que si dans un combat heureux aventurier,

Sur dix mille ennemis je gagnais un laurier.

Je ne prise plus tant l’honorable dépouille

Du superbe Géant jà couverte de rouille ;

Je ne fais plus de cas des trophées plantés

Dans les champ Philistins par mon bras conquêtés ;

Tout cela m’est trop vil : j’acquiers en cette guerre

Plus d’honneur qu’en vainquant les deux bouts de la terre.

Belle âme de mon cœur si tu perds ton Époux,

Tu triomphes d’un Roi qui triomphe de tous :

Tu mets dessous ton joug un Monarque en servage,

Grand en autorité, mais plus grand en courage ;

Et qui par sa prudence admirée en tous lieux,

A borné son pouvoir de la mer et des Cieux.

Tiens-toi donc désormais heureuse et glorieuse

Ayant par tes attraits été victorieuse

D’un qui savait donner non recevoir la loi ;

Mais qui dorénavant la veut prendre de toi.

Je vois venir un homme en prompte diligence :

C’est quelque Messager, il faut que je m’avance.

Mon ami d’où viens-tu ? et qui te hâte ainsi ?

MESSAGER.

Sire, je viens du camp et devers vous aussi ?

DAVID.

Et bien que fait-on là ? quelle bonne nouvelle ?

MESSAGER.

La fortune à nos gens s’est montrée infidèle.

DAVID.

Est-il donc survenu quelque nouveau malheur ?

MESSAGER.

Oui Sire, par destin, non faute de valeur.

DAVID.

Prends un peu ton haleine et fais que je le sache ;

Mais rien de tout le fait je ne veux qu’on me cache.

MESSAGER.

Je le vous conterai sans omettre ou changer ;

Car moi-même je fus spectateur du danger.

Le soleil qui des monts les plus coupeaux redore,

Et le Ciel obscurci de ses rayons colore ;

Suivant en l’Orient la claire Aube du jour,

À son cours ordinaire avançait le retour :

Lorsque dans notre camp on entend d’un tonnerre

De fifres et tambours qui parlent de la guerre.

Le généreux Joab éveillé des premiers

Assemble les soldats venant de leurs quartiers ;

Les dispose à combattre, et d’un constant visage

Inspire dans leur sein l’ardeur et le courage.

Ainsi que vers le soir on voit les Pastoureaux

Séparer des brebis, les Boucs et les Chevreaux,

La houlette en la main : ainsi ce Capitaine,

La pique dans le poing, allait parmi la plaine,

Et rangeait ses soldats selon qu’il jugeait mieux,

Pour donner à la ville un assaut furieux.

Lorsqu’il eut amassé les troupes dispersées,

Et qu’il eut débrouillé les bandes amassées ;

Il les harangue ainsi : Ô généreux Guerriers,

Qui gagnez tous les jours de nouveaux Lauriers,

Le discours ne vous doit pousser dans les alarmes,

Si pour vous animer suffit l’éclat des armes :

Après avoir cent fois tenté mille hasards,

Vous n’êtes apprentis au dur métier de Mars :

Pour montrer aujourd’hui votre valeur extrême,

Prenez tant seulement exemple de vous-même.

Chacun de vous maintienne et sa force et son rang ;

Pressez pied contre pied, tenez-vous flanc à flanc,

Pour d’un commun effort monter sur la muraille,

Qui sert de fort rempart à si faible canaille.

Encor que le chemin semble rude et fâcheux,

Pour être parsemé de buissons épineux,

C’est tout un : la Vertu ne craint point ces approches,

Ains s’ouvre le chemin par les plus hautes roches.

Toi donc, Abisaï, conduis ce bataillon ;

Gagne le pied du mur par dedans ce vallon,

Et quand je t’enverrai le signe de bataille,

Présente l’escalade à ce coin de muraille.

Moi cependant j’irai çà et là voltiger,

Tant que dans cette tour je me puisse loger ;

Car à mon jugement je la prendrai d’emblée,

Pourvu qu’en plusieurs lieux la ville soit troublée.

Urie avance ici, marche tout le devant :

Cette troupe gaillarde ira tes pas suivant.

Enfants, donnez dedans, emportez cette porte ;

Si votre cœur est fort celle sera peu forte.

Ayant d’un tel langage animé ses soldats,

Joab fait déployer ses larges étendards :

On sonne les tambours, les trompettes s’entonnent ;

Les champs circonvoisins dessous le bruit résonnent.

Selon le mandement tous ont l’œil au devoir,

Tous veulent leur valeur à l’envi faire voir.

Le courageux Urie ombragé de sa targe,

Marche d’un libre pas le premier à la charge ;

Une forte cuirasse à son dos flamboyait :

Sur son armet doré le panache ondoyait.

Mais la troupe ennemie au combat animée,

Lâchement ne demeure en ses murs enfermée ;

Ains le vient recevoir et son cours arrêtant,

De force et de courage elle va combattant.

La mêlée est cruelle : en l’une et l’autre bande,

Une aveugle fureur non la raison commande.

L’un tombe mort à dens, et l’autre est renversé,

De l’épée et du choc cruellement blessé.

L’horreur erre partout et la campagne verte,

D’un cher émail de sang est çà et là couverte ?

Bref tant de bruits divers sont par l’air épandus,

Que les cris des mourants ne sont plus entendus.

Tous les tiens font très bien : mais plus que tous Urie

Embrasé de fureur fait une grande tuerie :

Autant de coups il donne il en tombe un à bas :

Nul n’est des ennemis qui ne lâche le pas,

Quand il voit qu’à son corps il adresse l’épée,

Du sang de ses voisins jusqu’aux gardes trempée.

Tout ainsi qu’un serpent darde si promptement

Sa languette en sifflant, qu’il semble proprement,

Encor qu’il n’en ait qu’une en avoir trois ensemble :

Ainsi n’ayant qu’un bras frapper de trois il semble,

Tant ses coups redoublés près à près se suivant,

Martèlent sur ceux-là qui se trouvent devant !

En fin à sa valeur les ennemis font place ;

Dedans leur sein bouillant coule une froide glace :

Le cœur leur tombe aux pieds, et regagnant leur Fort,

Plusieurs en la fuyant rencontrèrent la mort.

Le courageux Urie ardent à la poursuite,

Passe dessus les morts et les presse en leur fuite ;

Arrivant d’une traite à ce lieu malheureux,

Qu’il fallait emporter d’un effort valeureux.

Il l’attaque à l’instant ; on rabat son audace :

Il ne change non plus de couleur que de place ;

Semblable à un Rocher dans la mer s’élevant,

Qui n’est point ébranlé des ondes et du vent :

Maints cercles flamboyants, mainte et mainte grenade

Volent de toutes parts autour de sa salade ; 

Les flèches lui font ombre, et mille et mille dards

Le choisissent pour but entre tous ses Soldats.

Les coups des ennemis de tous côtés abattent

Les braves assaillants qui près de lui combattent ;

De sorte que le camp soupire ce malheur

Par lequel sont perdus tant d’hommes de valeur.

DAVID.

C’est faire bon marché des Âmes généreuses,

Trop prestes à tenter les choses hasardeuses :

L’Esprit est à Joab au besoin défailli ;

Devait-il ignorer que d’un mur assailli,

Contre les assaillants à toute heure on élance,

Du bois et des rochers poussés de violence ?

Au brave Abimélech avança le trépas

Une pièce de meule étant jetée à bas,

Par la débile main d’une femme affligée,

Lorsque la tour de Thèbes il tenait assiégée.

MESSAGER.

Urie est mort aussi ; ce généreux soldat,

Du peuple circoncis l’invincible rempart.

Ceux qui l’avaient suivi défaillis de courage,

Se voyant repoussés tournèrent le visage.

Lui qui de tous côtés se voit abandonné,

Plus le péril est grand moins il est étonné,

Son cœur n’en amoindrit, son front n’en devint blême :

Je crois qu’il n’eût pas craint la chute du Ciel même.

Son pavois tout couvert d’une forêt de dards ;

Son corps percé de coups en mille et mille parts,

Il demeurait encore au combat indomptable,

Et se montrait de force à la palme semblable,

Qui tant plus qu’on la presse et charge de fardeaux,

Tant plus relève en haut ses généreux rameaux.

Ainsi qu’aux soutenants allait croissant la rage,

À ce brave assaillant augmentait le courage :

Mais eux d’un fier dépit ardemment allumés,

D’en voir un résister à tant d’hommes armés,

L’ayant en fin contraint de mesurer la terre,

Ils entombent son corps des outils de la guerre,

Écus, lances, épieux, gantelets et brassards,

Cuirasses, javelots, cimeterres et dards.

Mort digne d’un tel homme ! ô Guerrier indomptable,

Tu ne pouvais avoir tombeau plus honorable

Que celui que faisaient tes propres ennemis,

Quand au pied de leurs murs à mort ils t’eurent mis.

DAVID.

Ce dommage est fort grand ; mais quoi ? le sort des armes

Tombe ordinairement sur les meilleurs Gendarmes :

Leur vaillance les perd ; on dirait que la mort,

Épargnant le poltron n’en veut qu’à l’homme fort.

CHŒUR.

Chacun a son plaisir qui puissamment l’attire :
L’un se plaît à la Cour, l’autre aime le barreau,
L’autre aux palmes aspire ;
L’autre fait le labeur, et l’autre va sur l’eau,
Se confiant au bois d’une frêle Navire.

Par mille soins divers la vie est exercée,
Et toujours ses désirs renaissent de leur fin :
Cette nef est poussée
De l’orage du monde et des flots du destin,
Dont à faire naufrage elle est souvent forcée.

Bienheureux est celui qui peut passer son âge,
De corps comme d’esprit demeurant à requoy,
Dans quelque bas village ;
Et qui de son vouloir se bâtit une loi,
Sans qu’aux plus grands Seigneurs sa franchise il engage.

Mais trois et quatre fois malheureux est un homme,
Qui veut de leur faveur à son gré triompher,
Afin qu’on les renomme :
Car lorsqu’elle l’embrasse elle vient l’étouffer,
Imitant les voleurs que Philistes on nomme.

L’amour des Rois ressemble au feu prompt et volage,
Qu’on aperçoit la nuit dans le Ciel flamboyer,
À côté d’un rivage ;
Si le passant le suit il le mène noyer,
L’éblouissant des rais qu’il darde à son visage.

D’une bonté fardée ils se masquent la face ;
D’une feinte douceur ils amorcent leur œil :
Ils font luire leur grâce ;
Mais las ! c’est un flambeau qui conduit au cercueil
Celui-là qui l’honneur à leur fuite pourchasse.

Si le moindre dépit leur change le courage,
Ils n’auront plus d’égard aux services passés :
Ayez mis tout votre âge
À leur faire service, un seul mauvais succès,
De toutes vos moissons sera comme l’orage.

Ne craignez point pour eux ni vos biens ni votre âme ;
Ayez en mille lieux combattu bravement,
Et passé par la flamme !
Ils ne s’en souviendront qu’à l’heure seulement,
Oubliant tout cela quand l’ire les enflamme.

Et puis quel beau loyer de sauver une armée ?
De forcer une ville, ou de prendre un Château ?
Une vaine fumée,
Qui monte dans les Cieux pour s’y dissoudre en eau ;
Une gloire aussitôt éteinte qu’allumée.

Les Palmes de victoire acquises à la guerre
Ont la peine pour fleurs, et les périls pour fruit :
La frayeur les enserre,
Le danger et l’horreur, le tumulte et le bruit,
Et ne croissent jamais qu’en infertile terre.

Cultivez l’olivier, de sang il ne s’arrose ;
Mais seulement de paix, d’amour et de vertu :
Cueillez d’honneur la Rose,
Pourvu qu’elle ne soit dans un hallier pointu,
D’aiguillons hérissés de toutes parts enclose.

Autrement il vaut mieux mourir sans nulle gloire,
Que pour la vouloir croître en abréger ses jours :
Aussi bien la mémoire
Des plus grands Empereurs ne dure pas toujours ;
Mais ainsi que leur vie est chose transitoire.

 

 

ACTE V

 

BETHSABÉE, DAVID, NATHAN

 

BETHSABÉE.

De qui me dois-je plaindre en ce malheur extrême,

D’Urie, de David, des Cieux ou de moi-même ?

Sera-ce point de moi qui reçus en mes bras

Autre homme que le mien sans courir au trépas ?

Sera-ce point du Ciel qui me portant envie,

A ravi mon Époux en la fleur de sa vie ?

Sera-ce de David qui violant la loi,

Et se montrant moins qu’homme a fait voir qu’il est Roi ?

Ou bien d’Urie encor qui d’une âme saisie

De dépit violent et d’âpre jalousie

S’enfonça tellement dans la presse des coups,

Que son corps vigoureux fut accablé dessous ?

Vous étiez bien, Soldats, sans gloire et sans courage,

Quand la peur du trépas vous fît tourner visage :

Vous deviez-vous pas perdre avec ce grand Guerrier,

Gagnant par votre mort un immortel laurier ?

Vous avez coupé l’aile à votre renommée ;

Votre fuite sera de nos hommes blâmée,

Et les fils de vos fils, et ceux qui naîtront d’eux,

De votre honte encor demeureront honteux.

Quant à moi, cher Époux, jusqu’à l’heure dernière,

Mon cœur conservera notre amitié première :

Je n’aurai rien plus cher, quoi qu’il puisse advenir,

Que de parler de toi, que de m’en souvenir.

La bonne affection qu’à ta vertu je porte

Depuis un si longtemps, quand et toi n’est pas morte. 

Quoiqu’un juste dépit t’animât contre moi,

Pensant que j’eusse fait banqueroute à ma foi ;

Et que tu ne voulusse en ma profane couche,

Goûter comme devant les baisers de ma bouche

J’atteste le pouvoir de ce grand Dieu vivant,

Que je t’aimais toujours ainsi qu’auparavant.

Je considérais bien qu’une âme généreuse,

Souffrant un tel écorne en devient dédaigneuse :

Mais je pensais qu’un jour devenant adouci,

Le temps amollirait ton courroux endurci,

Après avoir connu que la force et la ruse

D’un Roi grand et subtil m’étaient assez d’excuse.

Ô la folle espérance ! un Sort aventureux

Te donna cependant le trépas rigoureux ;

Et même en ce malheur me fît si malheureuse,

Que je ne pus cueillir ton âme généreuse,

Quand avec un soupir ta bouche l’exhalait,

Ni torcher ce beau sang qui de toi ruisselait,

Ni prononcer sur toi les paroles dernières,

Ni clore sur tes yeux les mourantes paupières.

Ne laisse néanmoins, s’il te reste du sens,

D’écouter maintenant ces douloureux accents,

Et de voir ondoyer ce grand fleuve de larmes,

Que de nuit et de jour j’épanche sur tes armes.

DAVID.

Ton deuil, chère Maîtresse, a trop longtemps duré :

Je voudrais être mort pour être ainsi pleuré.

Laisse tous ces regrets, divine Bethsabée,

N’es-tu pas par sa mort en bonne main tombée ?

On te ravit Urie, et David t’est rendu ?

Gagnes-tu pas ainsi plus que tu n’as perdu ?

Le Ciel t’ôte un Soldat ; mais un Prince il te donne,

Qui met entre tes mains sa vie et sa couronne.

Prends ce sceptre royal ; tu le peux bien porter,

Puisque de t’obéir je me veux contenter.

CHŒUR.

Quand l’homme cuide avoir atteint

Le comble de tous ses désirs ;

À l’heure que moins il en craint,

Ils lui tournent en déplaisirs.

Ceux que le vice rend contents

Perdent bientôt leur gaieté :

Nul ne peut s’éjouir longtemps,

Du fruit d’une méchanceté.

Dieu qui pour le convaincre mieux,

Lui laisse accomplir son dessein,

Dedans l’échauguette des Cieux,

N’a pas toujours les mains au sein.

Comme nul ne le peut tromper,

Quand son œil veut sonder le cœur :

Aussi nul ne peut échapper

De son bras la juste rigueur.

Fasse l’homme ce qu’il voudra,

Pour s’aveugler en son péché ;

La souvenance en reviendra

À son cœur dolent et fâché.

Mais bienheureux le Criminel,

Qui se reconnaît à la fin ;

Et que la vois de l’Éternel

Veut r’adresser au droit chemin.

NATHAN.

Que de fragilités accompagnent les hommes ?

Nous péchons à toute heure, et tout ce que nous sommes

Ne cessons, malheureux, d’attirer dessus nous

Du Monarque des Cieux le trop juste courroux !

Ô Seigneur tout puissant, sans ta divine grâce,

L’homme fait toujours mal quelque chose qu’il fasse ;

Si tu ne tiens la main à ce monceau de chair,

Il ne saurait hélas ! Marcher sans trébucher.

Voyez un peu ce Roi que l’Éternel appelle,

Par la bouche des siens son serviteur fidèle :

Et que par les malheurs, comme par un degré,

Il a daigné monter sur le trône sacré :

À ces saints mandements il fait la sourde oreille,

Et sans aucun remords en son vice il sommeille.

Ô Prince misérable, éveille éveille-toi ;

Viens ici m’écouter non parlant de par moi,

Ains de par l’Éternel qui gouverne le monde,

Et qui créa le Ciel, le feu, la terre et l’onde.

Mais je t’appelle en vain ; il faut t’aller trouver :

Je ne puis autrement cette charge achever.

Il faut que sur un point ayant eu ta réponse,

L’arrêt donné de Dieu contre toi je prononce.

Je m’en vais l’aborder, à propos je le vois.

DAVID.

Dieu te sauve, Nathan ; qui t’amène vers moi ?

NATHAN.

Je t’en viens avertir d’un forfait exécrable,

Afin de lui donner un supplice sortable.

Deux hommes tes sujets même ville habitaient ;

Tous deux étaient voisins, et tous deux se hantaient ;

Or l’un d’eux jouissant d’un fort ample héritage,

Mille et mille moutons avait en pâturage ;

Mais l’autre était fort pauvre et ne possédait rien

Qu’une belle brebis qu’il estimais son bien :

Il l’avait achetée et doucement nourrie,

Il n’aurait su tenir sa fille plus chérie ;

Elle venait manger le pain dedans sa main,

Boire dedans son verre, et dormir en son sein,

Mais voici qu’un Passant aborde en leur village ;

Le Riche le reçoit, le mène à son ménage,

Et pour faire un festin à cet hôte nouveau,

Ne choisit un Mouton le plus gras du troupeau ;

Ains l’unique Brebis à son prochain il ôte,

Pour repaître sa faim et celle de son hôte.

Ce ne lui fut assez d’avoir ainsi volé.

DAVID.

Tu m’en as, ô Nathan, déjà trop révélé ;

Qu’il meure, le méchant, qu’on le mène au supplice,

Nulle punition n’égalera son vice.

NATHAN.

C’est toi faux Hypocrite, Hypocrite c’est toi,

Qui méprisant ton Dieu, qui violant sa loi,

Sous le masque trompeur de ce visage honnête,

Caches un cœur de bouc et une Âme de bête.

Ta bouche injuste a donc ce juste arrêt donné !

Et sous le nom d’autrui tu t’es bien condamné !

Ô cruel adultère ! ô vermisseau de terre !

Crains-tu point cette main qui darde le tonnerre ?

L’Éternel dit ainsi : J’ai ton chef couronné ;

Par la sainte onction je t’ai Roi destiné ;

Je t’ai sauvé des mains de ton fier adversaire ;

J’ai dissipé ceux-là qui te voulaient mal faire ;

Je t’ai fait triompher sur tous tes ennemis ;

Les femmes de ton maître entre tes bras j’ai mis ;

Je t’ai fait habiter sa superbe demeure ;

De nouvelles faveurs je te comble à toute heure ;

Et si tu peux plus outre atteindre du souhait,

Demande seulement et il te sera fait :

Pourquoi donc, homme ingrat, Adultère exécrable,

As-tu tant méprisé mon ire redoutable,

Que d’avoir perpétré deux crimes furieux ?

Pensais-tu, je te prie, pouvoir bander mes yeux,

Afin de ne voir goutte en ta cruelle offense ?

Méchant, prête l’oreille ; écoute ta sentence :

Ainsi que tu frappas Urie en trahison

Par le glaive Ammonite, afin qu’en ta maison,

Tu pusses recevoir sa femme bien-aimée,

Par la voix du public à bon droit diffamée :

Tes fils même tes fils ta mort pourchasseront,

Et les meurtres jamais chez toi ne cesseront.

Le Seigneur dit ainsi : Puisque ton orde flamme,

De l’innocent Urie a débauché la femme,

J’irai ton lit royal d’incestes emplissant,

Tes fils dénaturés la raison déchassant,

Coucheront à ta face avec tes Concubines.

Et ne cacheront point leurs lubriques rapines.

Tu commis l’adultère à l’ombre de la nuit ;

Et cet alme Soleil qui dans les Cieux reluit,

Faisant autour de nous chaque jour une ronde,

Découvrira ta honte aux yeux de tout le monde ;

Tout Juda la verra, tout Israël aussi :

C’est l’Éternel qui parle, il sera fait ainsi.

DAVID.

J’ai péché contre Dieu, ma faute criminelle

Ne mérite rien moins qu’une mort éternelle :

De ses saints jugements mon cœur tout étonné,

De confort et d’espoir demeure abandonné.

Aie merci de moi par ta douce clémence :
Mets en mémoire, ô Dieu, tes grandes compassions ;
Et ne te ressouviens de mes transgressions,
Afin d’ôter la peine à mon ingrate offense.

De mes sales péchés lave et relave-moi ;
D’un forfait criminel rends mon âme innocente :
À mes yeux ruisselants l’image s’en présente,
Et j’entends bien sa voix m’accuser devant toi.

J’avoue avoir failli devant ta bonté haute :
Contre toi seulement ô mon Dieu j’ai péché.
Las ! que pourrai-je faire après t’avoir fâché ?
Ta justice est extrême, et très grande est ma faute.

Tu peux donc, s’il te plaît demeurer irrité,
Me condamne à mort sans en mériter blâme :
Mais tu sais qu’en péché me conçut une femme,
Pour m’enfanter au monde avec iniquité.

Tu veux que notre cœur se lise en notre face ;
Et que disant de l’un on ne pense autrement :
C’est pourquoi tu m’ouvris l’œil de l’entendement,
Afin de voir plus clair ès secrets de ta grâce

Asperge-moi d’hysope afin de me purger,
Alors ma netteté se rendra toute extrême ;
Obscure à ma blancheur sera la neige même,
Si dans l’eau de ta grâce il te plaît me plonger.

Fais-moi bientôt ouïr l’agréable nouvelle,
Qui me certifiera de ta douce faveur :
Tu fus mon Créateur, sois encor mon Sauveur,
Et mes os reprendront leur force naturelle.

Détourne donc tes yeux des péchés que j’ai fais ;
Dissipe mes délits des rayons de ta face,
Et dedans ton Esprit leur souvenir efface,
Afin qu’à l’avenir tu n’y penses jamais.

Crée un cœur net en moi par ta sainte lumière ;
 Y formant un désir à bien-faire constant :
Que ta grâce ô mon Dieu ne m’aille rejetant,
M’ôtant de ton Esprit la faveur coutumière.

De ton repos heureux la liesse rends-moi :
Une Âme libre et franche encores me console ;
Alors à tous pécheurs enseignant ta parole,
Tous pécheurs convertis retourneront à toi.

Seigneur je te connais le Dieu de mon salut :
Viens bientôt me laver du crime d’homicide ;
Et lors jusques au Ciel où ta Grandeur réside,
Je pousserai ma voix et le son de mon Luth.

Car ainsi que le cœur tu m’ouvriras la bouche ;
Et ma langue suivant le vol de mon penser,
S’en ira ta louange aux peuples annoncer,
D’où lève le soleil jusqu’en l’onde où il couche.

Tu ne désires point, ô Seigneur immortel,
Une grasse victime offerte en sacrifice :
Si par un tel moyen on te rendait propice,
J’en eusse mille fois arrosé ton autel.

Celui qui veut t’offrir une hostie agréable,
Qu’il t’apporte son cœur contrit et désolé,
Du dormir de péché par ta grâce éveillé ;
Bienheureux en toi seul, en lui seul misérable.

Ô Dieu viens tes faveurs épandre sur Sion ;
Ses fondements sacrés à jamais fortifie :
De ta sainte Cité les saints murs édifie,
Comme elle se promet de ton affection.

Alors te plaira bien le juste sacrifice,
Et l’holocauste entier qu’on te présentera :
Alors sur ton Autel des veaux on offrira,
Pour nettoyer les corps et les cœurs de tout vice.

NATHAN.

Le Seigneur débonnaire est ores apaisé ;

Tes larmes ont éteint son courroux embrasé :

Tes péchés sont bien grands ; mais sa miséricorde

Plus grande infiniment une grâce t’accorde.

Or entends ce qu’il dit ; Pour autant que par toi,

La bouche des méchants blasphème contre moi ;

Blasonne ma puissance, et taxe ma justice

Comme si je voulais conniver à ton vice ;

L’Enfant qui te naîtra de cet engrossement,

Sera demain porté du ventre au monument.

PDF