Les Dervis (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)

Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Vaudeville, le 2 septembre 1811.

 

Personnages

 

TAHER, Cadi

LÉLIO, Dervis

ARLEQUIN, son domestique

ALI, esclave de Taher

CARLE, esclave français

ISABELLE, esclave de Taher

ESCLAVES FRANÇAIS

 

À Scutari, pris Constantinople.

 

 

Scène première

 

LÉLIO, CARLE, ESCLAVES FRANÇAIS

 

Une grotte. Il fait nuit.

Lélio est en costume de Dervis, les autres sont en habit turc. Ils sont tous assis autour d’une table.

LÉLIO.

Allons, mes amis, encore une rasade.

Air : C’est du Volnay le plus exquis. (Lantara.)

Je suis exilé de Paris,
J’ai perdu ma richesse,
Et le corsaire qui m’a pris
M’a ravi ma maîtresse :
Mais je bois avec mes amis,
Et je sable
Un vin délectable ;
Quand on boit avec ses amis,
On ne peut regretter Paris. (Bis.)

TOUS.

Quand on boit avec ses amis,
Et qu’on sable
Un vin délectable ;
Quand on boit avec ses amis.
On ne peut regretter Paris. (Bis.)

CARLE.

Je suis l’esclave du Muphti,
Ma place est des plus belles ;
Nous l’aidons à boire chez lui
Tout le vin des fidèles.

TOUS.

Quand on boit avec ses amis,
Et qu’on sable
Un vin délectable ;
Quand on boit avec ses amis,
On ne peut regretter Paris. (Bis.)

CARLE.

C’est fort bien, mais explique-nous au moins tes projets ; qui aurait pu te reconnaître sous cet habit ?

LÉLIO.

Eh bien ! mes amis, dites encore que l’habit ne fait pas le moine !

CARLE.

Trêve de plaisanteries ! Songe que d’après tes avis, nous nous sommes échappés de chez nos patrons, et qu’à leur retour, ils pourraient bien...

LÉLIO.

Vos patrons !... vous ne les verrez plus.

CARLE.

Que veux-tu dire ?

LÉLIO, gaiement.

Je vous délivre.

CARLE.

Toi ! Et comment ?

LÉLIO.

Je vais vous en instruire.

Ils se lèvent.

Moi et Arlequin, mon domestique, nous nous échappons, comme vous le savez, de chez Taher, notre maître, et pour nous dérober aux poursuites, nous prenons des habits de dervis. Nous étions sans argent, sans espoir, mais nous nous sommes dit...

Air : Rions, chantons, aimons, buvons. (Florian.)

Quand on n’a ni bien ni crédit,
On ne peut trouver de ressource ;
Mais nous possédons un habit
Qui vaut cent fois mieux qu’une bourse.
De tous les faux biens détachés,
Du ciel soyons donc les apôtres ;
Mourant de faim par nos péchés,
Il faut vivre de ceux des autres.

Alors, prenant bravement notre résolution,

Air : La bonne aventure, ô gué !

Pour temple nous choisissons
Colle grotte obscure,
Et des Dervis nous prenons
L’enseigne et l’allure.
Pourvu qu’on nous paye bien,
À tous nous disons pour rien
La bonne aventure,
Ô gué !
La bonne aventure.

CARLE.

Eh bien !

LÉLIO.

On accourt en foule ; bientôt notre réputation de sainteté se répand dans la ville ; les plus grands seigneurs viennent me consulter. Je mentais hardiment : l’on me crut un prophète ; je donnais peu, recevais beaucoup, et je passai pour un saint homme. Nous avions une somme suffisante ; Arlequin, par mon ordre, achète un petit bâtiment, qui, cette nuit, nous attend à l’entrée du port ; il recherche ensuite tous mes compagnons d’esclavage ; il vous trouve, vous rassemble, vous amène... et vous voilà.

CARLE.

Mon ami, que de reconnaissance ! Partons, rien ne nous arrête.

LÉLIO.

Un moment... Service pour service, et je puis, je crois, compter sur les vôtres.

CARLE.

Parle, nous te sommes tous dévoués.

LÉLIO.

En quittant la France, j’étais amoureux, et par conséquent désolé de m’éloigner ; vous fûtes témoins de mes extravagances, vous étiez sur le même vaisseau que moi : eh bien ! celle que j’aime, qui a reçu ma foi, je l’ai retrouvée, elle est chez Taher, et, comme nous, elle gémit dans l’esclavage ; le hasard me l’a fait entrevoir à la mosquée.

CARLE.

Et quelle espèce d’homme est ce Taher ?

LÉLIO.

La laideur, la sottise, la dureté, la fraude, avec quelques phrases de morale, voilà Taher, le Cadi de village, mon ancien maître, et celui de ma chère Isabelle.

CARLE.

Il fallait parler à Isabelle.

LÉLIO.

Impossible.

CARLE.

La voir.

LÉLIO.

Impossible... cependant il faut partir avant que le jour paraisse... N’importe, je la délivre et je pars avec elle.

CARLE.

Et par quels moyens ?

LÉLIO.

Les circonstances les feront naître... Mais on vient !... Ne craignez rien, c’est Arlequin.

 

 

Scène II

 

LÉLIO, CARLE, ESCLAVES FRANÇAIS, ARLEQUIN, avec une besace très garnie

 

ARLEQUIN.

Air : Voyage, voyage désormais qui voudra. (Azemia.)

Lorsque je m’en vais à la quête
J’entre chez tous les musulmans,
Au nom de notre saint Prophète
J’accepte leurs nombreux présents ;
La prière est puissante
Quand la bourse est pesante.
Si le don n’est pas lourd
Le ciel est sourd.
Dans le canton chacun me vante
Et c’est à qui m’enrichira.
Me caressera, (Bis.)
M’interrogera, (Bis.)
Me consultera ; (Bis.)
C’est moi,
C’est moi,
C’est moi,
C’est moi.

Un moment, donnez tous ensemble, mais parlez l’un après l’autre. – Mon père, comment suis-je avec le Prophète ? – Très bien ; vos fruits étaient délicieux. – Mon père, avez-vous songé à prier pour moi ? – On verra ; vos gâteaux d’amandes ne sont jamais assez cuits ; mais donnez toujours, donnez, c’est de l’argent bien placé...

Reprise de l’air.

Mes frères (Bis.) le ciel vous le rendra.

LÉLIO.

Eh bien ! quelles nouvelles ?

ARLEQUIN.

Ah ! monsieur, les braves gens que ces musulmans !

Il ouvre sa besace et en tire du vin, des fruits, etc.

Quelles provisions ! C’est vraiment dommage de quitter un si beau pays... et ce vin !... Je gagerais à sa physionomie que c’est du vin de France.

« À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère ! »

LÉLIO.

Eh ! laisse là cette bouteille, et réponds-moi.

ARLEQUIN.

Non pas, monsieur, non pas.

Air : Qu’il est mince notre journal. (Angélique et Melcour.)

Le vin est mon meilleur ami.
Je lui dois le bonheur suprême ;
Sans être ingrat puis-je aujourd’hui,
Méconnaître celui que j’aime ?
Non, rien, ne pourrait m’engager
À cacher ma reconnaissance,
En retrouvant chez l’étranger
Une vieille connaissance.

Car il est vieux, monsieur.

LÉLIO.

Ah çà ! parleras-tu ? Qu’as-tu appris sur Isabelle ?

ARLEQUIN.

Attendez... attendez... ce que j’ai appris... rien... on ne peut pénétrer dans la maison de Taher, et partout règne le plus profond silence. Ah ! je viens de rencontrer Abou-Hassan, un soldat de la marine... Nous devons louer le ciel qui vous a fait choisir cette nuit pour notre évasion, demain il ne serait plus temps ; aucun bâtiment ne pourra sortir du port, sans un ordre de l’Agha de la mer.

LÉLIO.

Je le savais, et voilà pourquoi j’ai hâté les préparatifs ; mais comment s’y prendre ?... comment parvenir à Isabelle ? Arlequin, que faut-il faire ?

ARLEQUIN.

Ce qu’il faut faire ?... il faut... il faut boire ; le vin porte conseil.

LÉLIO.

Il a raison, messieurs, c’est du champagne, du bourgogne, ne l’épargnez pas.

ARLEQUIN.

Silence ! j’entends du bruit !... c’est quelque pénitent.

ALI, en dehors.

Air : Ermite, bon ermite. (L’Ermite de Sainte-Avèle.)

Écoutez ma prière
Dans votre humble réduit,
Vous qui jeûnez, mon père,
Et priez jour et nuit.
Auprès du saint Prophète,
Donnez-moi voire appui,
Soyez mon interprète ;
Je suis mal avec lui.
Ermite, bon ermite !
Eh quoi dormir ainsi :
Ermite, bon ermite !
Ouvrez bien vite,
Mon offrande est ici.

LÉLIO.

Une offrande !... mais je connais cette voix.

ARLEQUIN.

Eh ! oui, c’est Ali, avec qui nous étions esclaves chez Taher ; quel dessein l’amène ? si nous pouvions en tirer quelques éclaircissements.

Morceau d’ensemble de M. Doche.

ARLEQUIN.

Mes amis, silence, silence !
Un musulman vers nous s’avance,
Retirez-vous.

TOUS.

Quelqu’un s’avance,
Retirons-nous.

ARLEQUIN et LÉLIO.

Point de bruit, de la prudence.
Emportez tous ces apprêts.

TOUS, emportant la table.

Point de bruit, de la prudence,
Emportons tous ces apprêts.

ARLEQUIN et LÉLIO.

Silence !

TOUS.

Chut, paix !

 

 

Scène III

 

LÉLIO, ARLEQUIN, ALI

 

ARLEQUIN, à part.

C’est lui !!! je ne m’étais pas trompé.

ALI, donnant une bourse à Arlequin.

Mon père, priez pour moi : vous voyez un grand pécheur.

LÉLIO.

Le ciel nous ordonne de haïr le péché, et d’aimer le pécheur.

ARLEQUIN, à part.

Quand il paye bien.

ALI.

Hélas ! quand vous saurez qui je suis...

LÉLIO.

Nous le savons ; vous êtes l’esclave de Taher.

ALI, avec effroi.

Ah ! mon père, puisque vous savez tout, ne me trahissez point... mon maître va venir vous consulter, ne lui dites rien...

LÉLIO, a part.

Ô bonheur ! Taher viendrait !...

ALI, d’un air suppliant.

Vous ne lui direz rien, n’est-ce pas ?

ARLEQUIN, à part.

Je serais bien embarrassé,

Haut.

cependant je ne sais si mon devoir...

ALI.

C’est au nom de mes camarades, songez que si vous lui dites quelque chose, nous sommes perdus.

LÉLIO, à part.

Comment le faire jaser ?

Haut.

Vous m’avouerez, en effet, que vous avez des reproches à vous faire.

ALI, d’un air repentant.

Il est vrai ; je suis bien un peu coupable.

ARLEQUIN, avec colère.

Un peu !... une action !... une faute !... comme celle-là... fi, fi... c’est affreux !...

ALI.

Mais, après tout, qu’ai-je donc fait ? je vous le demande.

ARLEQUIN.

Ce que vous avez fait ?

À part.

Ma foi, je n’en sais rien.

ALI.

Serait-ce cette bouteille ? mais...

ARLEQUIN.

Une bouteille !... justement !... ô ciel !... une bouteille !...

ALI.

Serait-ce un entretien que j’eus avec cette jeune esclave ?

ARLEQUIN.

Un entretien !... c’est ce que je voulais dire... Ah !... vous avez des entretiens...

ALI.

Que voulez-vous ? près d’une femme on ne peut répondre de soi... et je n’ai pu m’empêcher de causer un peu ; mais elle était si jolie ! c’est cette esclave qu’il a achetée, dernièrement.

LÉLIO, effrayé.

Comment, Isabelle !

ALI.

Eh ! non, c’est Zulmée... Vous savez bien qu’Isabelle est inaccessible, et que Taher, rebuté de ses rigueurs...

LÉLIO, avec joie.

À sans doute résolu de s’en défaire.

ALI.

Au contraire... il en est plus amoureux que jamais... il l’a refusée au Pacha de cette province... Argent... menaces, il a tout bravé, et s’il vient celte nuit, c’est pour vous consulter sur les moyens de s’en faire aimer.

ARLEQUIN.

Sans doute, sans doute...

À Lélio.

Mais vous savez cela.

LÉLIO.

Il est vrai, j’oubliais ; mais il me semblait qu’il ne devait venir que demain matin.

ALI.

Y pensez-vous ? en plein jour... un Cadi ! et sa dignité ? Il ne viendra que déguisé, et sous un faux nom.

ARLEQUIN.

Sagement vu.

ALI.

Or, il ne manquera pas de vous interroger sur la conduite de ses esclaves ! il est si curieux !... et...

Air : Si Dorilas n’en parlait guère. (Pour et Contre.)

Je viens en leur nom, mon frère,
Vous prier pour eux et pour moi.

LÉLIO.

J’entends... il faudra pour vous plaire,
Qu’on vante votre bonne foi.

ARLEQUIN.

Oui, vos vertus sont exemplaires ;
Mais par modestie, en ce cas,
Il vaut mieux qu’on n’en parle guères (Bis.)
Il vaut mieux qu’on n’en parle pas. (Bis.)

ALI.

Justement ; nous ne vous demandons que le silence.

ARLEQUIN.

Je ne le sais que trop... car vos fautes sont d’une nature...

ALI.

Il est vrai ; mais la tentation était forte !... J’entre un matin dans la chambre de mon maître, je vois sur une table un flacon rempli d’une liqueur vermeille, je le prends, je le vide. Mais, ô douloureux effets de celle liqueur !

Air : Quand le sultan Saladin. (Richard Cœur-de-Lion.)

Autrefois soir et matin
Je ne mangeais que du pain
Arrosé d’un peu d’eau claire,
Et quand j’étais en prière
Je me meurtrissais le sein.

LÉLIO et ARLEQUIN.

C’est bien,
Fort bien,
Cela ne nous blesse en rien.

ALI.

Maintenant, pourriez-vous le croire ?
J’aime mieux boire. (Bis.)

Et depuis ce temps-là...

Air : Eh ! mais, oui-da. (Annette et Lubin.)

De ce breuvage aimable
J’ai bu plus d’un flacon.

ARLEQUIN.

La faute est pardonnable
Si le vin était bon.
Alli ! Alla !
Comment peut-on trouver du mal à ça.

ALI.

Pour apaiser ma conscience, je jurai de fuir cette liqueur traîtresse, mais voyez mon malheur.

Même air.

Voilà qu’une bouteille.
Me tombe sous la main :
J’avais juré la veille ;
Je bus le lendemain.

ARLEQUIN.

Le grand Alla
Ne peut encor trouver de mal à ça.

ALI.

Ce n’est pas tout : je n’avais pas fini cette maudite bouteille, que je rencontrai Zulmée ; vous savez que le vin rend babillard, et j’eus avec elle un entretien fort animé.

Même air.

Jusques à la nuit close
Dura notre entretien.

ARLEQUIN.

Jamais trop l’on ne cause.
Lorsque l’on cause bien.
Alli, Alla,
On ne peut pas trouver de mal à ça.

ALI.

Vous croyez donc que le Prophète est apaisé, et que...

ARLEQUIN.

Nous lui en parlerons.

ALI.

Au Prophète, soit ! mais n’en parlez pas à mon maître.

À part, en sortant.

Ah ! l’honnête homme de Dervis... comme sa morale est consolante pour l’humanité !... aussi je veux être gris toute ma vie, si jamais je touche un verre de vin.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, LÉLIO

 

LÉLIO, vivement.

Taher va venir.

ARLEQUIN, de même.

Nous l’attrapons.

LÉLIO.

Il nous rend Isabelle.

ARLEQUIN.

Nous nous embarquons.

LÉLIO.

Et nous arrivons. Quel bonheur ! nous voilà en France, je vends mon petit bâtiment ; ajoute à cela la fortune d’Isabelle qui est immense, me voilà riche, très riche ; je revois mes amis, je les traite, je donne bal, repas, concert.

ARLEQUIN.

Mon cher maître, nous voilà encore ruinés...

LÉLIO

Bah ! bah !

Air : Ah ! que de chagrins dans la vie. (Lantara.)

La vie est un banquet de fête,
Au genre humain il est donné ;
Mais souvent la mort indiscrète
Arrive avant qu’on ait dîné.
Il faut alors, au gré de son caprice,
Que chacun lève le couvert.
Jouissons donc dès le premier service ;
Qui peut compter sur le dessert ?

ARLEQUIN.

Fort bien, mais je ne vois pas encore à quoi nous sert l’arrivée de Taher ? Et l’enlèvement...

LÉLIO.

Tu parles toujours d’enlever... fi donc ; dans un instant je veux qu’Isabelle soit ici, et que son jaloux lui-même nous l’amène.

ARLEQUIN.

Pour celui-là...

LÉLIO.

Pourquoi pas ? Taher va venir, je suis instruit, et pour le reste...

ARLEQUIN.

Pour le reste, je m’en charge ; il ne sera pas dit que je ne vous aurai pas secondé ; j’ai aussi mon projet, et je vais en faire part à mes compagnons... Mais silence ! j’entends marcher ; les pas se dirigent de ce côté. C’est sans doute votre pénitent, adieu.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LÉLIO, TAHER

 

LÉLIO.

Air : Alléluia !

Entrez sans crainte dans ce lieu.

TAHER.

Honneur au ministre de Dieu,
Au favori du grand Alla.

LÉLIO.

Alli !

TAHER.

Alla !

Je viens, mon frère, sur le bruit de votre sainteté...

LÉLIO.

J’ai lu dans votre pensée ; mais songez que tout mensonge est banni de ces lieux, et qu’avant tout il faut me promettre d’être sincère.

TAHER.

J’en fais le serment.

LÉLIO.

Parlez donc sans déguisement. D’abord, quel est votre nom ?

TAHER.

Mon nom !... c’est... Je me homme Cogia-Ali.

LÉLIO, sévèrement.

Cogia-Ali, vous êtes un imposteur ; votre vrai nom est Taher ; ignorez-vous la punition que vous avez méritée pour avoir menti après le serment ?

TAHER.

Excusez-moi, je ne suis pas de ce pays, et je ne connais pas les lois.

LÉLIO.

Vous mentez encore, vous êtes de ce pays, car vous demeurez à Scutari. Vous connaissez les lois, car vous êtes le Cadi.

TAHER.

Le Cadi ! miséricorde !

À part.

Quel diable d’homme ! impossible de lui rien cacher.

LÉLIO.

C’est vous qui devez rendre la justice, et qui la faites payer au poids de l’or.

TAHER, à part.

Il dit vrai ; c’est un saint homme.

LÉLIO.

C’est vous qui voulez passer pour charitable, et qui ne faites point d’aumônes aux fidèles.

TAHER, de même.

Ah ! le saint homme !

LÉLIO.

C’est vous enfin qui défendez le vin, et qui le confisquez à votre profit.

TAHER.

Ah ! pour celui-là, mon frère...

LÉLIO.

Vous en buvez, le Prophète me l’a révélé.

TAHER.

Je n’en eus jamais dans ma maison.

LÉLIO.

Non, pas dans la maison ; mais au bout du jardin, à gauche, sous l’escalier qui conduit au petit pavillon, est un caveau secret...

TAHER.

Ah ! le saint homme ! le saint homme ! oui, je suis un misérable pécheur, et je n’ose espérer que vous voudrez bien encore...

LÉLIO.

Votre repentir efface tout ; parlons maintenant du sujet qui vous amène.

TAHER.

Le sujet qui m’engage à venir vous consulter...

LÉLIO.

Croyez-vous que je l’ignore ?... vous aimez une jeune esclave française, c’est tout simple ; elle ne vous aime pas, c’est tout naturel ; et vous venez me consulter pour vous en faire aimer, rien de plus juste. Mais l’entreprise offre de grandes difficultés ; car elle ne plaît pas au Prophète, et c’est lui qui fait naître tous les obstacles qui s’opposent à votre bonheur.

TAHER.

En effet, mon frère, tout semble conjuré contre moi. Ne voilà-t-il pas que Nourredin, le Pacha de celle province, devient amoureux d’Isabelle, sur la réputation de sa beauté !

LÉLIO.

Oui, je sais qu’il voulait vous l’acheter ; et, en échange,

Air : Nous nous marierons dimanche.

Il offrait, dit-on,
Un jeune tendron.

TAHER.

C’est Isabelle que j’aime.

LÉLIO.

Il offrait encor
Mille pièces d’or.

TAHER.

Qu’il les garde pour lui-même.

LÉLIO.

Son amitié.

TAHER.

J’ai refusé
De même.

LÉLIO.

Il s’est fâché.

TAHER.

J’ai refusé,
De même.

LÉLIO.

Et de plus,

Il offrait, dit-on,
Cent coups de bâton.

TAHER.

Que j’ai refusés de même.

À part.

Il sait toutes mes affaires aussi bien que moi.

Haut.

Et voilà pourtant à quoi m’expose cette ingrate ! mais...

Air : Ça fait toujours plaisir.

Un seul point me console
De sa sévérité ;
Ce Turc qui me désole
N’en est pas mieux traité ;
Même sort est le nôtre ;
On semble nous haïr
Presque autant l’un que l’autre ;
Ça fait toujours plaisir.

LÉLIO, d’un ton sentencieux.

Cette indifférence m’étonne ; car je la crois susceptible d’aimer, et j’oserais vous promettre de la rendre sensible, si je l’avais seulement entretenue aussi longtemps qu’il y a que je vous parle.

TAHER, transporté de joie.

Air : À l’ombre d’un vieux chêne. (La forteresse du Danube.)

Demain j’amène Isabelle.

LÉLIO, à part.

Les moments sont précieux ;

Haut.

Dès demain aucun fidèle
Ne pénètre dans ces lieux.
Oui, c’est demain que commence,
Le saint temps du ramadan.

TAHER.

Ah ! dans mon impatience,
Je vous l’amène à l’instant.

LÉLIO.

Mais à minuit voudra-t-elle ?

TAHER.

Il le faudra bien vraiment.

LÉLIO.

Mais réveiller une belle...

TAHER.

Je sais comment on s’y prend.
On va m’être favorable ?

LÉLIO.

Autant qu’on vous délestait.

TAHER.

On va me trouver aimable ?

LÉLIO.

Autant qu’on vous trouvait laid.

TAHER.

Ah ! que mon âme est ravie !

LÉLIO.

J’espère toucher son cœur.

TAHER.

Vous me rendez à la vie.

LÉLIO.

Je veux la rendre au bonheur.
Nous aimons, en bonnes âmes,
Nous, charitables Denis,
À faire plaisir aux femmes
Pour obliger les maris.

Taher sort.

 

 

Scène VI

 

LÉLIO, ARLEQUIN

 

LÉLIO.

Arlequin, Arlequin, que t’avais-je promis ?

ARLEQUIN.

Que Taher vous amènerait lui-même son esclave.

LÉLIO.

Tu vas la voir paraître.

ARLEQUIN.

Taher vous amène votre maîtresse, c’est bien ; mais qu’en prétendez-vous faire ?

LÉLIO.

La voir, l’entretenir, éprouver si elle m’est encore fidèle, et la ramener dans sa patrie.

ARLEQUIN.

Mais comment la ramènerez-vous dans sa patrie ?

LÉLIO.

Comment ? comment ? Parbleu ! belle question ! je l’enlève.

ARLEQUIN.

Fi ! un enlèvement, défiez-vous ! c’est trop usé.

LÉLIO.

Mais quand il n’y a pas d’autres moyens ! nos amis sont là, Taher est seul, sans escorte, et s’il résiste, nous l’enlèverons lui-même.

ARLEQUIN, vivement.

Et ne voyez-vous pas que ce moyen nous perdra ? Si vous laissez le Cadi il fera courir sur nos traces. Si vous l’emmenez, à la pointe du jour on s’aperçoit de son absence, ses esclaves racontent ce qu’ils savent, on vient à la grotte, on n’y trouve personne, et si l’on nous rattrape... Oser enlever un Cadi ! Par Mahomet ! il n’y aura pas pour nous de supplice assez grand.

LÉLIO.

Mais je ne vois pas d’autres moyens.

ARLEQUIN.

J’en sais un meilleur, et je vais l’employer. Nour-Eddin, Pacha de cette province, est-il à la ville ?

LÉLIO.

Oui ! eh bien ?

ARLEQUIN.

Isabelle est à nous.

LÉLIO.

Es-tu fou ? comment contraindre ?...

ARLEQUIN.

Je m’en charge.

LÉLIO.

Encore voudrais-je savoir...

ARLEQUIN.

C’est mon secret. Je veux à mon tour vous surprendre. Ah ! vous faites marcher les Cadis ; je ferai marcher les Pachas. Avant l’exécution, deux mots vous instruiront de tout ; d’ailleurs vous serez toujours à même d’exécuter votre projet diabolique.

LÉLIO.

Mais, encore une fois...

ARLEQUIN.

Silence. On vient !...

 

 

Scène VII

 

LÉLIO, ARLEQUIN, TAHER, ISABELLE, voilée, dans le fond

 

TAHER.

Entrez donc, madame.

Ensemble.

Air : Duo d’Azémia.

ISABELLE.

Je tremble, et je ne sais pourquoi,
Vainement j’en cherche la cause.

LÉLIO.

Je tremble et je ne sais pourquoi,
Le plaisir en est-il la cause ?

ARLEQUIN.

Il tremble et je ne sais pourquoi,
Le plaisir en est-il la cause ?

TAHER.

Approchez donc.

ISABELLE.

Moi ?

TAHER.

Vous !

ISABELLE.

Qui ? moi !

TAHER.

Oui, vous !

ISABELLE.

Je n’ose.

À part.

D’où vient donc ce secret effroi ?

TAHER.

Mais n’êtes-vous pas avec moi ?

ISABELLE.

Ah ! que mon cœur est agité !

LÉLIO, ARLEQUIN et TAHER.

On respecte ici la beauté,
Entrez dans cette enceinte !
Entrez ! entrez sans crainte.

Ensemble.

TAHER.

Mahomet, exauce mes vœux !
Fais que sa tendresse
Me rende heureux !
Touche le cœur d’une ingrate maîtresse ;
Mahomet, exauce mes vœux !

ISABELLE.

Ciel ! Ô ciel ! dans mon sort affreux,
À toi je m’adresse,
Entends mes vœux ;
Sous mon tyran gémirai-je sans cesse ?
Ciel ! Ô ciel ! exauce mes vœux !

LÉLIO.

Mahomet, exauce mes vœux !
Fais que sa tendresse
Me rende heureux !
Rends à mon cœur une aimable maîtresse.
Mahomet, exauce mes vœux !

ARLEQUIN.

Mahomet, exauce ses vœux !
Fais que sa tendresse
Le rende heureux !
Rends à son cœur une aimable maîtresse,
Mahomet, exaucé ses vœux !

LÉLIO.

Rassurez-vous, madame, vous n’avez rien à craindre ; vous pouvez maintenant lever votre voile.

TAHER.

Mais, mon frère, permettez donc...

ARLEQUIN.

Paix ! ainsi le veut le Prophète.

ISABELLE, levant son voile.

Où suis-je ? Ah ! les vilaines figures !

LÉLIO, à part.

Elle est encore embellie !

À voix haute.

Vous êtes, madame, avec les serviteurs du Prophète.

ISABELLE, regardant la grotte.

Le Prophète aurait pu donner à ses serviteurs un appartement moins lugubre.

Avec volubilité.

Mais, parlez donc, vénérable Cadi ? Pourquoi m’amener en ces lieux ? que me voulez-vous ? qu’exigez-vous ? Était-ce pour me montrer ces grandes barbes de Dervis ? Quelles physionomies !!! Ils sont presque aussi laids que vous.

TAHER.

Vous l’entendez, mon frère ! voilà de ses douceurs ordinaires.

ISABELLE.

C’était bien la peine de venir interrompre nos plaisirs ! une fête charmante, que me donnaient vos esclaves ! Apprenez, seigneur Cadi, que rien n’est plus dangereux que de me contrarier ainsi... demain j’aurai une migraine.

TAHER.

Je vous prie, mon frère, de l’excuser.

À Isabelle.

Silence ! et plus de respect pour les ministres du Prophète !

ISABELLE.

Silence !... voilà qui est galant... Ah ! pourquoi faut-il que je sois esclave ? m’empêcher de parler !

LÉLIO.

Air du vaudeville des Amants sans amour.

À l’esclavage condamnée,
Votre sort n’est point rigoureux
Car la beauté, quoiqu’enchaînée,
Peut encor régner dans ces lieux.
C’est en vain qu’un maître sauvage
Veut la soumettre à sa rigueur,
Elle sait dans son esclavage
Donner des fers à son vainqueur.

ISABELLE, à part.

Mais il est galant pour un Dervis ; il n’est pas si mal qu’il m’avait paru, sa voix surtout a quelque chose de...

LÉLIO.

Vous savez, seigneur Cadi, que les moments sont chers ; il est temps de vous retirer, je dois rester seul avec madame.

TAHER.

Comment ! me retirer ? mais ce n’est pas du tout mon intention.

ISABELLE.

Seule !... je n’y consentirai jamais. Je mourrais de frayeur.

ARLEQUIN.

Ainsi le veut le Prophète.

TAHER.

Vous m’avouerez que le Prophète a des volontés bien singulières, car enfin un tête-à-tête...

LÉLIO.

Vous oubliez que c’est pour vous, et non pour moi que j’agis... Je pourrais m’offenser de votre défiance... mais si vous ne voulez pas absolument...

TAHER.

Je n’ai garde, mon frère.

LÉLIO.

Je ne vous cache point que c’est le seul moyen de la rendre sensible.

ISABELLE.

Ah ! me rendre sensible ! je suis curieuse de savoir comment il va s’y prendre.

TAHER.

Allons, mon frère, j’y consens, mais abrégez le plus possible, vous sentez qu’il est dur d’attendre.

LÉLIO.

Que dites-vous ? n’avez-vous pas des fautes à expier ! Vous allez suivre ce respectable frère dans ma cellule, vous y prierez pour la réussite de notre entreprise. Tenez, voilà un petit livre de prières, tirées du Coran... vous aurez soin de relire deux fois chaque chapitre, et de vous flageller à chaque verset.

TAHER.

Mais permettez donc...

LÉLIO.

Ce saint homme vous aidera, s’il le faut.

TAHER.

Mais, mon frère, songez donc...

ARLEQUIN.

Paix ! Ainsi le veut le Prophète.

TAHER.

Voilà encore une volonté bien singulière.

ARLEQUIN.

Sans doute, mon frère, plus vous frapperez et plus l’on vous aimera.

TAHER.

Allons ! je me résigne.

À Lélio.

Vous aurez besoin de patience ; je vous en avertis, car elle se moque toujours de vous ! Si vous saviez que c’est une Française...

LÉLIO.

Je le sais.

Air : Je ne suis plus de ces vainqueurs. (Amour et Mystère.)

Son cœur n’est jamais arrête,
Elle est vive, elle est infidèle,
Et pourtant sa mobilité
Sait encor vous fixer près d’elle ;
Sans cesse agitant son flambeau,
L’amour voltige sur ses traces ;
Son esprit est toujours nouveau,
Et ses caprices sont des grâces.

ISABELLE.

Voilà un madrigal turc, qui n’est pas du tout mal tourné... Il me semble que j’aurai moins peur avec lui.

TAHER.

Oh ! grand Allah, fais que ce saint homme réussisse dans le dessein qu’il médite !

À Isabelle.

Adieu ; s’il ne s’agit que de frapper pour me faire aimer, soyez sûre que je n’irai pas de main morte.

ISABELLE.

À votre aise, ne vous gênez pas.

ARLEQUIN.

Comptez sur moi.

Taher et Arlequin sortent.

 

 

Scène VIII

 

LÉLIO, ISABELLE

 

LÉLIO.

Amour, inspire-moi, et fais que je la retrouve fidèle !

Moment de silence.

ISABELLE.

C’est donc vous, mon frère, qui devez me rendre sensible ?

LÉLIO.

Madame, je n’eus jamais cette prétention, et vous ignorez...

ISABELLE.

Ignorer !... je sais tout... Taher vous a choisi pour le représenter ; vous allez me faire la cour par procuration, mais je doute qu’il ait à se louer du succès.

Air du vaudeville du Séducteur en voyage.

Renonçant enfin au bonheur
De faire agréer sa tendresse,
Désormais par ambassadeur
Il fait la cour à sa maîtresse.
Il a pris un mauvais moyen ;
Je tiens pour maxime suprême
Qu’en amour ainsi qu’en hymen,
Il faut tout faire par soi-même.

LÉLIO.

Madame, je n’agis point pour un autre, et vous en serez persuadée quand vous me connaîtrez mieux.

ISABELLE, gaiement.

Pourquoi mentir ? ne l’ai-je pas entendu ? n’avez-vous pas promis d’exciter ma sensibilité ? Ah ! ah ! la promesse est délicieuse, vous m’avouerez cependant qu’elle est au moins hasardée.

LÉLIO.

Elle l’est moins que vous ne le croyez, madame ; je lis dans votre cœur mieux que vous-même, et je vois que malgré cette insensibilité profonde dont vous faites gloire, vous avez déjà aimé.

ISABELLE, souriant avec embarras.

Qui, moi !

LÉLIO.

Oui, un Français... et en conscience je ne puis blâmer votre choix.

Duo de M. Doche.

LÉLIO, avec suffisance.

Il était jeune et fort bien fait...

ISABELLE, à part.

C’est bien là, c’est bien son portrait.

LÉLIO.

Il était modeste et discret.

ISABELLE, à part.

Oh ! ce n’est plus là son portrait.

LÉLIO.

Il sut faire agréer sa flamme...

ISABELLE, haut.

Non, jamais sur mon âme
L’amour n’eut de pouvoir.

LÉLIO, malignement.

Et cependant un certain soir...

ISABELLE, effrayée.

Ô ciel ! dans quel trouble il me jette.

LÉLIO.

Vous souvient-il, comme en cachette...

ISABELLE.

Eh bien !

LÉLIO.

Il prît certain baiser
Qu’on n’osa refuser.

ISABELLE et LÉLIO.

Ah ! que mon âme est émue !
D’où vient que je tremble à sa vue ?

LÉLIO, tendrement.

Le temps n’a point changé son cœur,
C’est vous, c’est toujours vous qu’il aime.

ISABELLE, à part.

Dieu ! par quel pouvoir enchanteur,
Me connaît-il mieux que moi-même !

Observant.

Eh ! mais, ses sens sont agités...
Sa voix ne m’est pas inconnue.
Il tremble, il détourne la vue ;
Quel soupçon !

LÉLIO, gaiement.

Mais si vous doutez
De mon art et de ma puissance,
Je puis même lire en vos yeux,
Le nom de ce mortel heureux.

ISABELLE, à part, vivement.

C’est lui ! quel autre aurait cette assurance ?

LÉLIO.

Tournez vers moi cet œil vif et piquant,
Regardez-moi bien tendrement,
Plus tendrement encore...

Feignant de lire.

C’est Lé... c’est Lé-lio que votre cœur adore.

Ensemble.

ISABELLE, à part.

Voyez, le fat ! oh ! c’est bien lui,
Il mérite d’être puni.

LÉLIO, à part.

Comme son trouble la trahit
L’on m’adore, l’on me chérit.

ISABELLE, à part.

Et l’ingrat, au lieu de tomber à mes pieds, cherchait à m’éprouver... il me le paiera.

LÉLIO, gaiement.

Eh bien ! madame, ai-je dit vrai ?

ISABELLE.

Je vois, seigneur, que les gens honorés de la communication familière avec le ciel se trompent comme les autres hommes.

LÉLIO, à part.

Qu’est-ce à dire ?

Haut.

En vain, madame, vous voudriez dissimuler ; le trouble que vous venez de faire paraître témoigne assez...

ISABELLE.

J’ignore par quel prodige ce nom peut vous être connu ; mais, quoi qu’il en soit, je vous l’avouerai, je n’ai pu l’entendre sans être émue ; il me rappelle un homme que j’ai indignement trahi.

LÉLIO.

Au nom du ciel ! expliquez-vous.

ISABELLE.

Vous avez deviné, seigneur Dervis, j’aimais Lélio ; il partit, je lui jurai un amour éternel, et cependant huit jours n’étaient pas écoulés...

LÉLIO.

Eh bien ! madame, qu’arriva-t-il ?

ISABELLE, malignement.

Vous qui savez tout, mon père, vous le devinez aisément.

LÉLIO.

Eh ! non je ne devine pas.

À part.

Je souffre le martyre.

ISABELLE.

Huit jours n’étaient pas écoulés, que je l’avais déjà oublié.

LÉLIO, à part.

La perfide !

ISABELLE.

Et ce qu’il y a de plus affreux, c’est que, sur-le-champ, j’en aimai un autre.

En pleurant.

Pour celui-là, je ne me le pardonnerai jamais.

LÉLIO, à part.

Et c’est moi qu’elle choisit pour son confident !

Haut.

Quoi, madame, après les serments...

ISABELLE.

J’étais de bonne foi en les faisant, mais l’absence d’un amant, les assiduités d’un autre font de terribles métamorphoses dans le cœur d’une femme ; et puis, vous l’avouerez, Lélio avait bien des défauts ; vous à qui rien n’est caché, convenez-en franchement.

LÉLIO.

Pour cela, je n’en conviendrai jamais.

ISABELLE.

Il était fat, suffisant, en contait à toutes les femmes.

LÉLIO.

Je trouve admirable que vous l’accusiez d’infidélité.

ISABELLE.

Et puis quelle conduite mène-t-il maintenant? On m’a assuré qu’il ne pensait plus à moi.

LÉLIO.

On vous a trompée, je vous le jure, jamais amour n’égala le sien.

ISABELLE.

Je veux bien le croire, mais décemment, puis-je aimer un homme dont la tête est attaquée de folie ?

LÉLIO.

Comment ! de folie ?

ISABELLE.

On prétend qu’il a perdu la raison et qu’il s’est persuadé, qu’il était Dervis.

LÉLIO, à part.

Qu’entends-je ?

ISABELLE.

Et je sais de bonne part que, dans ce moment, cet amant si fidèle est en tête à tête avec une femme.

LÉLIO, à part.

Je suis reconnu.

ISABELLE.

Et une coquette encore, qui depuis un quart d’heure se moque de lui.

LÉLIO, à genoux.

Ma chère Isabelle !...

ISABELLE.

Ingrat, tu avais pu croire que ce déguisement te rendrait méconnaissable à mes yeux ! Relevez-vous, seigneur Dervis, vous avez peu de communication avec le ciel, puisque vous savez si mal les affaires de la terre. Appelez votre bon génie à votre secours, et vous apprendrez de lui qu’Isabelle n’aimera jamais que son cher Lélio.

LÉLIO.

Ô mon amie ! il ne manque plus rien à mon bonheur sinon de t’arracher à ce juif de Taher. Arlequin a, selon lui, un projet immanquable...

TAHER, en dehors.

Par Mahomet ! j’entrerai, vous dis-je.

ISABELLE.

Faut-il déjà nous voir séparés !...

LÉLIO.

Affecte de le regarder d’un œil plus gracieux, et s’il t’interroge, charge-moi de répondre.

 

 

Scène IX

 

LÉLIO, ISABELLE, TAHER, ARLEQUIN

 

LÉLIO, à Arlequin.

Eh bien, mon frère, d’où vient donc ce bruit ?

ARLEQUIN.

Le seigneur Taher a perdu patience, à peine s’est-il donné le temps de finir le chapitre premier.

TAHER.

Oui, mais voire chapitre premier a plus de soixante versets. Eh bien, mon frère, quelles nouvelles ? Elle doit m’adorer, car je suis brisé de coups.

LÉLIO.

Le Prophète a daigné bénir mes efforts.

TAHER.

Serait-il vrai ?

Il regarde Isabelle amoureusement.

LÉLIO, bas à Arlequin.

Il faut se hâter.

ARLEQUIN.

Tout est prêt.

Il lui parle bas à l’oreille.

Songez à me seconder.

Arlequin sort.

TAHER.

Air de la Pipe de tabac. (Le Petit Matelot.)

Grands dieux ! que de reconnaissance
Ne vous dois-je pas en ce jour ?
Puisqu’en ces lieux, votre éloquence
A si bien servi mon amour.

LÉLIO.

Ah ! je vous donne l’assurance,
Et je parle de bonne foi,
Qu’en celle heureuse circonstance,
J’ai travaillé comme pour moi.

TAHER, considérant Isabelle.

Mais, mais, c’est qu’en effet... elle me regarde d’un air... jamais elle ne m’a lancé de coups d’œil aussi expressifs. Il faut qu’elle ail bien du plaisir à me voir, la pauvre enfant ! C’est bien naturel. Comment, je suis aimé, mignonne ?

ISABELLE.

Seigneur, demandez au Dervis.

LÉLIO.

Que serait-ce si vous aviez achevé le chapitre second !

TAHER.

Mais il n’est besoin que d’un mot ; m’aimez-vous, oui ou non ? 

ISABELLE.

Seigneur, demandez au Dervis.

TAHER, à part.

Le Dervis, le Dervis !... Ne peut-elle parler elle-même ?

À Isabelle.

Âme de ma vie, que dois-je augurer de cette réponse ?

ISABELLE.

Seigneur, demandez au Dervis.

TAHER.

Ah ! parbleu, celui-ci est trop fort ! S’est-on joué de moi, et me prend-on pour un imbécile ?

ISABELLE.

Seigneur, demandez...

TAHER, furieux.

Encore... mais d’où vient ce bruit ? j’entends des voix d’hommes. Rentrez, madame, ne vous exposez pas à leurs regards.

Isabelle sort par la gauche.

 

 

Scène X

 

LÉLIO, TAHER, ARLEQUIN, CARLE, LES ESCLAVES

 

LES ESCLAVES.

Air de la marche d’Aline, reine de Golconde.

Honneur ! honneur ! au Pacha !
Chantons sa gloire suprême
Il daigne ici venir lui-même.
Honneur ! Salamalec ! Alli, Alla, Alla.
Honneur ! honneur ! au Pacha !

Arlequin paraît sur un palanquin avec quelques gardes armés de piques.

TAHER.

Le Pacha ! qui peut l’amener ? Mais il ne me connaît pas, et je n’ai rien à démêler avec lui.

LÉLIO, à voix basse.

C’est Arlequin ! ce sont nos amis !

TAHER, à part.

Je n’ai jamais vu ce Nour-Eddyn, et cependant sa figure ne m’est pas inconnue.

ARLEQUIN, à part.

Comme il m’observe ! me reconnaîtrait-il ?

Haut.

Insolent ! qui m’ose regarder en face.

Taher baisse les yeux.

Je sais depuis longtemps la conduite que l’on mène toutes les nuits dans cette grotte. J’ai voulu m’en convaincre par moi-même, et vous prendre sur le fait, vous et vos complices. Je sais tout comme si j’y avais été.

Air : La faridondaine, la faridondon.

Sous un air de dévotion
Vous abusez vos frères ;
Vous buvez et chantez, dit-on,
Au lieu d’être en prières.
Vous en contez à maint tendron,
La faridondaine, la faridondon !
Enfin vous n’êtes des Dervis,
Biribi,
Qu’à la façon de barbari,
Mon ami.

Qu’on visite cette grotte, qu’on y saisisse tout ce qu’on trouvera !

On entre à gauche dans la grotte où l’on a posé la table et où Isabelle est entrée.

TAHER, bas à Lélio vivement.

Mais ils vont trouver Isabelle !

LÉLIO, froidement.

C’est à croire.

TAHER, de même.

Ils s’en empareront !

LÉLIO, de même.

Ils en sont bien capables.

Un esclave sort avec un panier de vin.

CARLE, à Isabelle qu’il amène.

Allons, madame, pourquoi se faire prier ?

ARLEQUIN.

Cela suffit. Des femmes, du vin chez des Dervis ! Voilà des preuves convaincantes.

TAHER.

Mais ces preuves ne prouvent rien.

Bas à Lélio.

Parlez donc, expliquez donc comment il se fait... songez que je me trouve compromis.

ARLEQUIN.

Qu’avez-vous à répondre ?

LÉLIO.

Rien.

D’un air contrit en montrant Taher.

Nous sommes tous de grands coupables, et nous avons mérité d’être punis.

TAHER.

Comment, nous ?... Parlez pour vous seul, s’il vous plaît !... Seigneur Pacha, cette esclave est à moi et je ne suis point complice de ce fripon de Dervis, demandez-lui plutôt.

LÉLIO.

Hélas ! mon frère, pourquoi chercher à nous sauver par un mensonge ? Allah nous entend.

TAHER.

Qu’est-ce à dire ?

LÉLIO.

Vous avez partagé nos péchés, pourquoi ne partageriez-vous pas notre pénitence ? C’est une tribulation que le Prophète nous envoie.

ARLEQUIN.

Puisque votre complice l’a avoué... qu’on les mène à l’instant chez le Cadi.

TAHER.

Miséricorde ! ils vont me ramener chez moi comme un criminel ; demain tout le quartier le saura.

CARLE, au Pacha.

Songez, seigneur, que la nuit est bien avancée, et que le Cadi...

ARLEQUIN.

N’importe, on le réveillera, on est bien sûr de le trouver chez lui, celui-là. C’est un homme intègre, un homme de bonnes mœurs, qui ne passe jamais les nuits hors de chez lui ; allons, partons !

TAHER.

Un moment, un moment encore, seigneur Pacha.

À part.

Il faut bien me faire connaître.

Haut.

Cet homme dont vous parliez tout à l’heure, cet homme de bonnes mœurs, qui ne passe jamais les nuits hors de chez lui... c’est moi-même, je suis ce malheureux Cadi...

ARLEQUIN.

Qu’entends-je ? vous seriez... J’en suis fâché pour vous, mais votre nom ne vous sauvera pas. Vous qui devriez donner le bon exemple... vous êtes le complice de ce faux religieux !...

TAHER.

Mais, seigneur...

ARLEQUIN.

Vous discuterez votre cause en justice, et j’aime à croire que vous en serez quitte pour la bastonnade. Mais, en attendant, les apparences étant contre vous, en prison !

TAHER.

Mais, songez donc, seigneur, un Cadi en prison ! me voilà déshonoré, vilipendé ! mes envieux en profileront ; innocent ou coupable, je perdrai ma charge. Grâce, grâce ! vous me voyez à vos genoux.

ARLEQUIN.

Il m’attendrit, car je suis bon naturellement. Je vous permets de vous retirer, mais à une condition, c’est que vous me vendrez cette esclave qui, sans doute, est cette Isabelle que vous m’avez déjà refusée. Vous hésitez ? en prison !

TAHER.

Non, non, seigneur ; elle est à vous.

À part.

J’enrage.

Haut.

Que de bonté ! que de générosité !

À part.

Faut-il encore que je sois obligé de le remercier !

ARLEQUIN.

Je suis trop bon, comme vous le dites, mais j’aime qu’on soit heureux, et ne suis point comme la plupart des Pachas, mes confrères.

Air : Le petit mot pour rire.

Les pleurs ont pour eux des attraits,
Ils aiment à voir leurs sujets
Gémir sous leur empire.
Moi, loin de les faire pleurer,
Je suis, et je peux l’assurer,
Un Pacha (ter) pour rire.

Ce n’est pas tout, je vous avais proposé mille sequins, c’était trop peu, sans doute ; je vous en offre deux mille...

TAHER, tendant la main.

J’accepte ; deux mille sequins consolent bien un peu...

ARLEQUIN.

Mais comme vous avez des fautes à expier, je les garde, et je me charge de les distribuer publiquement aux pauvres de Scutari ; mais, parlez, si vous en voulez davantage ?...

TAHER.

Non, non, je craindrais d’abuser.

À part.

J’étouffe de colère.

Haut.

Je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire étrangler ce coquin de Dervis.

À part.

Ô Mahomet ! me voilà sans argent, sans maîtresse, et le dos brisé ! heureux encore d’en sortir à ce prix !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LÉLIO, ARLEQUIN, CARLE, LES ESCLAVES

 

LÉLIO.

Ma chère Isabelle, mon cher Arlequin, quelle reconnaissance !

ARLEQUIN.

Des remerciements, fi donc ! ne songeons qu’au bonheur d’être réunis. Eh ! monsieur, si nous écrivions les mémoires de notre vie, voilà une histoire dont nous pourrions faire un roman.

Vaudeville.

Air du vaudeville des Vélocifères.

CARLE.

Faire un roman de notre vie,
En France on se l’arrachera.  
Roman près de femme jolie
En tous les temps réussira.
Tome premier : vertu notoire,
Tome second, deux, trois amants ;
Ces dames trouvent leur histoire,
Écrite dans tous nos romans.

ARLEQUIN.

Grand amateur de la science,
Je me demandais bien souvent :
Mais quelle est donc la différence
Et d’une histoire et d’un roman ?
Sans lire maint et maint grimoire,
J’ai su la trouver en buvant :
Bouteille pleine est une histoire,
Bouteille vide est un roman.

LÉLIO.

En France on sait se battre et plaire,
Volant à de nouveaux combats,
En amour ainsi qu’à la guerre,
Rien ne résiste à nos soldats ;
Oui, croyant à peine à leur gloire,
Chacun dans le siècle suivant,
Dans les héros de notre histoire,
Verra des héros de roman.

ISABELLE, au public.

Dans tous les romans, c’est l’usage,
Tout se termine heureusement,
Tout finit par un mariage,
Chez soi chacun s’en va content.
Puisque cet usage est notoire,
Daignez le suivre exactement,
Et par une tragique histoire,
N’allez pas finir le roman.

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