Le Spleen (Eugène SCRIBE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)
Comédie en un acte, mêlée de vaudevilles.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 20 mars 1820.
Personnages
ERNEST D’ÉTANGES
SIR KINNECESTER, professeur de philosophie
JONATHAN, maître d’hôtel garni
TOBIE, amant de Rachel
MADAME DE LUSSAN, jeune veuve
RACHEL, fille de Jonathan
Aux eaux de Bath.
Un pavillon de verdure, dans un jardin de l’hôtel.
Scène première
JONATHAN, debout, RACHEL, à une table, écrivant
RACHEL.
Mais, mon papa, je vous dis que Tobie...
JONATHAN.
Taisez-vous, mademoiselle Rachel, voilà vingt gainées de trop que vous m’avez fait mettre sur ce mémoire ; grâce à vous, j’ai tous les jours dos distractions pareilles !
RACHEL.
Pardi ! vous n’y perdez pas !
JONATHAN.
Et la réputation, mademoiselle ! Croyez-vous que moi, Jonathan, aubergiste connu et renommé de la ville de Bath, il me soit agréable d’avoir, auprès des voyageurs, une réputation... de distraction ?
RACHEL.
Oh ! quelquefois... ils appellent ça autrement.
JONATHAN.
Taisez-vous... et écrivez : Mémoire de M. le comte Ernest d’Étanges... Le comte d’Étanges !... ah ! si tous mes locataires étaient comme celui-là !... vingt-cinq ans, trois cent mille livres de rente, jetant l’or à pleines mains... Moi, malgré le préjugé national, j’aime les étrangers... je les aime ! Aussi, dès qu’il s’en présente un comme celui-ci !... quel accueil... quelles prévenances !... tout cela se retrouve.
Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)
Je lui fais payer mon sourire,
Je lui fais payer mes apprêts,
Jusqu’à l’air anglais qu’il respire,
Qu’il paie en bons écus français !
Nul aubergiste sur la terre
Ne sait mieux que nous son métier ;
Aussi dit-on que l’Angleterre
Est un pays hospitalier !
RACHEL.
Mais, mon papa, si Tobie...
JONATHAN.
Taisez-vous ! Huit cents guinées pour une semaine ! s’il achève le mois ma fortune est faite !... je me retire du commerce ! j’achète cette petite maison de Tunbridge que j’ai en vue... et qui me convient si fort... et j’offre à mes concitoyens le spectacle d’un aubergiste faisant une fin honnête.
RACHEL.
Dieu ! que ça fait mal de ne pas pouvoir parler !
JONATHAN.
Ah çà ! mademoiselle Rachel... qu’est-ce que ça signifie... est-ce que vous avez aussi des distractions ?...
RACHEL.
Dame !... tout comme une autre... vous me défendez de parler de Tobie, alors je suis obligée d’y penser, et je ne peux pas penser à votre mémoire quand je pense à Tobie... c’est cependant bien clair, et ça n’est pas difficile à comprendre ; mais les papas ne veulent jamais entendre ça.
JONATHAN.
Eh bien, c’est ce qui vous trompe... j’entends très bien que votre M. Tobie est un petit fat qui vous fait les yeux doux... mais la fille de Jonathan, du Grand-Léopard, n’est pas faite pour écouter un petit musicien... et un fifre encore !
Air du vaudeville de L’Écu de six francs.
Ici, c’est en vain qu’il me brave,
Sachez que je pense trop bien
Pour laisser ma fille et ma cave
Au pouvoir d’un musicien ;
Je suis trop adroit politique,
Et pour en faire un gendre enfin,
Je tiens beaucoup trop à mon vin
Et pas assez à la musique.
Et quelle musique ! il en est à la gamme !
RACHEL.
Il la sait presque.
JONATHAN.
Oui... car il vient toute la journée l’étudier ici ! un son aigu qui vous entre dans les oreilles ! Nous préserve le ciel de son instrument, et de tous ceux qui y ressemblent ; mais il finira par faire déserter ma maison ; le comte Ernest s’en est déjà plaint : le comte Ernest !... huit cents guinées par semaine !... J’entends, mademoiselle, que Tobie ne remette plus le pied ici.
RACHEL.
Mais, mon papa, s’il venait sans son fifre !
JONATHAN.
Non, mademoiselle, avec ou sans accompagnement, je n’en veux plus.
RACHEL.
Comment, il serait possible... c’est là votre dernier mot... Eh bien, mon papa, vous ne savez pas ce qui peut arriver ! Vous ne connaissez pas Tobie... vous ne me connaissez pas... et je vous préviens que nous ferons quelque coup de désespoir... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... ne plus voir Tobie... je ne pourrai pas vivre ainsi !...
UNE VOIX, au dehors.
Holà ! quelqu’un !
JONATHAN.
Eh bien, Rachel, vous n’entendez pas ?
RACHEL.
Est-ce que je peux, puisque je pleure ?
JONATHAN.
Et moi, j’entends que vous ne pleuriez pas ; je vous ordonne d’être gaie et toujours gaie ; on vient aux eaux pour se divertir, et l’on n’a pas besoin de rencontrer des visages tristes.
RACHEL.
Ah ! mon Dieu ! quel état ! on ne peut pas même pleurer quand ça vous amuse.
Scène II
JONATHAN, RACHEL, KINNECESTER
KINNECESTER, parlant en entrant.
Beaucoup trop cher ! beaucoup trop cher !... je ne mettrai certainement pas vingt guinées à un appartement ; ce n’est pas là mon genre... la véritable philosophie consiste à se passer de ce qui est trop cher !...
S’adressant à Jonathan.
M. le comte d’Étanges loge-t-il ici ?
JONATHAN.
Vous êtes chez lui... tout ce côté de l’hôtel lui appartient.
KINNECESTER.
Eh bien, voilà ce qu’il me faut... je n’ai pas besoin d’autre logement... je m’établis chez lui. Ce cher Ernest, sera-t-il enchanté de me voir !
JONATHAN.
Monsieur est son parent ?
KINNECESTER.
Mieux que cela !...
JONATHAN.
Monsieur est son ami ?
KINNECESTER.
Mieux que cela !... il me doit tout... je suis son ancien gouverneur... sir Kinnecester, membre de l’université d’Oxford, littérateur distingué, et professeur de philosophie anglaise, par-dessus le marché.
Air de Marianne. (Dalayrac.)
On sait quelle est la renommée
De nos philosophes anglais,
Pour eux qu’est-ce que la fumée ?
Le solide a seul des attraits ;
On réfléchit,
On s’enrichit,
On suit Newton
Et le cours du colon ;
Même, en vrai sage,
Pour un suffrage
On ne craint point
L’affront d’un coup de poing ;
Spéculant sur la catastrophe
Qui fait trembler tant de maris,
Jusqu’aux époux, dans ce pays,
Chacun est philosophe.
J’arrive de ma petite maison de Tunbridge ; une propriété charmante... que j’appelle mon Tusculum.
JONATHAN.
C’est justement celle que je voulais acheter ; car je crois que le propriétaire a été dans l’intention de vendre...
KINNECESTER.
Oui... un instant ! mais je liens à cette retraite ! je la dois à la reconnaissance de mon cher élève ! Asile du sage ! où je cultive les lettres et touche mes revenus ! car, grâce au ciel, je jouis d’une certaine aisance... mais c’est trop juste, le talent n’exclut pas la fortune ; en Angleterre on est philosophe, et on a des maisons.
JONATHAN.
Et puis-je savoir, monsieur, ce qui vous amène dans la mienne ?...
KINNECESTER.
J’ai appris que mon illustre élève, le comte Ernest, n’était pas bien portant... qu’il prenait les eaux de Bath... et je suis venu voir par moi-même... car vous ne savez pas à quel point sa santé m’est chère... la mienne y est attachée... voilà comme je suis... mais l’extrême amitié que je lui porte tient à des considérations d’un ordre plus élevé, et dont il est inutile de vous parler... Avant tout, donnez-moi des nouvelles du malade.
JONATHAN.
Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.
Usant gaiement de ses belles années,
Du plaisir seul il suit les lois,
À pleines mains prodigue les guinées,
Et l’on dirait d’un milord d’autrefois.
Bals et festins, concert et sérénade,
Désirant tout, n’épargnant rien,
Si comme lui chacun était malade,
Les aubergist’s se porteraient tous bien.
RACHEL.
Oui, mais il est bien singulier... Il ne faut pas le dire... mais hier, en cachette, je l’ai vu embrasser un portrait qu’un instant après il a jeté par terre... avec colère.
JONATHAN.
C’est bon, c’est bon... taisez-vous, mademoiselle.
KINNECESTER.
Non, laissez-la dire.
RACHEL.
Et le plus drôle, c’est qu’au moment où il s’amuse le plus... il prend tout à coup un air sombre et si rêveur qu’il n’écoute plus rien... et puis il a des distractions... oh ! des distractions !
Air : Traitant l’amour sans pitié. (Voltaire chez Ninon.)
On n’sait vraiment qu’en penser :
C’ matin j’ lui porte un mémoire,
Et v’là qu’au lieu du pourboire,
Il m’ propos’ de m’embrasser ;
En vain j’aurais fait la moue,
Je m’ résign’ donc, et j’avoue
Qu’ déjà je tendais la joue.
Sûr’ qu’il allait appuyer,
Quand soudain il reste en route,
Et s’en va, croyant sans doute
Qu’il venait de me payer.
Dans l’attitude de quelqu’un qui tend la joue.
Et je suis restée de là...
KINNECESTER.
Oui, cela n’est pas naturel... Mais il n’a pas d’autres indispositions que celle-là ?...
JONATHAN.
Non, sans doute.
KINNECESTER.
Et il prend les eaux pour son plaisir ?
JONATHAN.
Apparemment...
KINNECESTER.
Et il n’a pas de médecin ?
JONATHAN.
Oh ! mon Dieu, non !
KINNECESTER.
Allons, allons, on peut se rassurer... et je vois qu’heureusement j’ai fait un voyage inutile.
RACHEL, qui a regardé par la fenêtre.
Papa, papa, une bonne nouvelle ! une grande dame qui descend d’une berline ; vous savez bien cette jeune veuve qui, il y a un an, est déjà passée par ici.
JONATHAN.
Comment, il serait possible ! et personne pour la recevoir... Mais allez donc, Rachel, allez donc !
Rachel sort.
Scène III
JONATHAN, KINNECESTER, MADAME DE LUSSAN
MADAME DE LUSSAN, à la cantonade.
Eh ! mon Dieu ! je ne suis pas difficile, je me contenterai du premier ; que l’appartement soit élégant... meublé à la française... et que la vue soit agréable... je n’en demande pas davantage.
Air : Depuis longtemps j’aime Adèle.
De ma présence que l’on ôte
Ce qui peut attrister les yeux ;
Avant tout j’aime, mon cher hôte,
Accueil aimable et gracieux ;
De la gaieté, plus d’air morose,
Sur vos visages, si je puis,
Qu’au moins je trouve quelque chose
Qui me rappelle mon pays.
Jonathan sort en saluant plusieurs fois.
KINNECESTER, qui pendant ce temps s’est occupé à lire dans un coin.
En croirai-je mes yeux !... Madame la comtesse de Lussan !
MADAME DE LUSSAN.
Eh ! c’est vous, mon cher Kinnecester ! depuis mon arrivée en Angleterre, je demandais de vos nouvelles à tout le monde ; vous avez quitté Paris si brusquement !
KINNECESTER.
Je m’étais présenté chez vous à deux heures le jour de mon départ, pour vous offrir un exemplaire de mes Considérations philosophiques.
En tirant de sa poche.
En voici encore...
MADAME DE LUSSAN.
Oui, je me rappelle... je n’ai pu vous recevoir, j’avais été la veille au bal... voilà comme on néglige ses meilleurs amis ; mais je ne les oublie pas, et j’ai toujours conservé pour vous le respect qu’une écolière doit à son professeur.
KINNECESTER.
Ah ! madame !
MADAME DE LUSSAN.
Je m’ennuyais tant dans le pensionnat, que j’attendais avec impatience les jours où vous deviez nous donner leçon : car, pendant deux ans, je ne me suis un peu divertie qu’en vous entendant prononcer l’anglais.
KINNECESTER.
Aussi, c’étaient les leçons les plus gaies ! et les progrès que vous avez faits m’ont bien payé de mes soins ; sans compter la pension que monsieur votre père m’a faite.
MADAME DE LUSSAN.
Oui, je le sais.
KINNECESTER.
Je vous avouerai que j’ai été sensible à ce témoignage de reconnaissance... Certainement, une pension viagère sur la tête de votre élève me semble la manière la plus honorable et la plus délicate de reconnaître les soins d’un professeur distingué ; c’est ainsi qu’en a agi avec moi le comte d’Étanges.
MADAME DE LUSSAN.
Ernest d’Étanges ?
KINNECESTER.
Oui, à qui, pendant mon séjour en France, j’ai enseigné les premiers éléments de la philosophie... et il serait à désirer que tout le monde adoptât cet usage.
MADAME DE LUSSAN.
Oui, c’est une spéculation de tendresse qui rapporte à tout le monde ; car enfin vous voilà obligé toute votre vie de faire des vœux pour ma santé.
KINNECESTER.
Je n’ai jamais cessé d’en faire.
S’inclinant.
Oserais-je demander à madame la comtesse comment elle se porte ?...
MADAME DE LUSSAN.
Mais, grâce au ciel, fort bien pour vous et pour moi.
Air : Voilà le train de ma vie.
Usant des droits du veuvage,
J’ai, dans les jeux et les ris,
Dans les plaisirs du jeune âge,
Passé l’hiver à Paris,
Le calme m’est nécessaire,
Et, lasse de m’amuser.
Je venais en Angleterre
Afin de me reposer.
KINNECESTER.
Vous vous trouverez ici en pays de connaissance... Mon ancien élève... dont je vous parlais tout à l’heure, habite depuis quelque temps cet hôtel... Ernest d’Étanges !
MADAME DE LUSSAN.
Ah ! mon Dieu, que me dites-vous ? le comte Ernest est ici... certainement, je l’ignorais... et si j’avais pu prévoir... je ne serais pas descendue dans cet hôtel.
KINNECESTER.
Il me semble cependant qu’il était jadis au nombre de vos adorateurs... On avait même parlé d’un mariage... à telles enseignes, que j’avais déjà commencé des couplets... deux familles respectables, deux époux charmants... et puis mes deux pensions qui se trouvaient cumulées et réunies dans la même maison... Ce mariage-là me semblait offrir toutes les convenances et garanties possibles.
MADAME DE LUSSAN.
M. Ernest en a jugé autrement ; nous avions été élevés ensemble... il m’aimait... je le croyais du moins, jusqu’au moment où la conduite la plus inexplicable et la plus offensante... Il prie M. de Lussan, un de ses amis, de me demander en mariage à mon père... certainement cette démarche m’était fort indifférente ; j’étais loin de la désirer ; mais enfin mon père accepte, et charge M. de Lussan de la réponse la plus favorable... celui-ci vole vers son ami... Que croiriez-vous qu’il était devenu ?... Parti, disparu... il avait quitté Paris, la France, sans daigner nous prévenir, et depuis nous ne l’avons jamais vu.
KINNECESTER.
Certainement, je ne reconnais pas là les leçons de tact et de bienséance que j’ai tâché d’inculquer à mon élève.
MADAME DE LUSSAN.
Nous avons seulement appris qu’il était passé dans les pays étrangers, où ses bizarreries... ses dissipations, ses folles dépenses, avaient dérangé sa fortune, sa santé et changé même son caractère... Du moins c’est ce que nous avons su par M. de Lussan, qui depuis son départ était plus assidu que jamais... Je ne l’aimais point... j’éprouvais même pour lui une sorte de répugnance... bien naturelle... il suffisait qu’il eût été l’ami de quelqu’un... que je ne pouvais souffrir ; mais enfin mon père commandait... il fallut céder, je l’épousai... et c’est au bout de six mois de mariage que ce malheureux duel...
KINNECESTER.
Oui, j’en ai entendu parler... un de ses amis intimes, un colonel, qui en plein salon l’accusa de perfidie... de trahison... c’est même à cette occasion que j’ai composé, contre les duels, ce chapitre qui m’a fait avoir une affaire...
MADAME DE LUSSAN.
Vous vous êtes battu ?...
KINNECESTER.
En philosophe... mon livre à la main... frappe, mais écoute !... Et depuis, vous n’avez pu pénétrer les véritables motifs du départ d’Ernest ?
MADAME DE LUSSAN.
Non, rien n’a pu m’expliquer sa conduite... si ce n’est peut-être le caractère qu’il me supposait alors... J’étais légère, étourdie, j’avais bien des défauts, il est vrai... mais enfin... je l’aimais.
Air du vaudeville de Téniers.
Est-il des torts que ce mot-là n’expie ?
Mais rien n’a pu le retenir.
Par les plaisirs, par la coquetterie,
De mon esprit je voulus le bannir ;
De ses rivaux les soupirs et la flamme
Laissaient mon cœur dans un ennui secret,
Ceux qui restaient n’étaient rien pour mon âme,
Et je pleurai le seul qui s’éloignait.
Scène IV
KINNECESTER, MADAME DE LUSSAN, JONATHAN, portant un paquet de lettres
JONATHAN.
Mille pardons, madame, de vous faire attendre... votre appartement sera prêt dans l’instant ; c’est que tous mes gens sont occupés... Monsieur le comte d’Étanges a commandé pour ce soir un souper...
Air : j’ai vu partout dans mes voyages, (Le Jaloux malgré lui.)
Oh ! c’est un repas magnifique !
Nous aurons bien deux cents couverts,
Du Champagne et de la musique,
Des chanteurs et des ducs et pairs.
KINNECESTER.
Voilà tous les gens qu’il accueille.
Dieux ! quel dîner ! il faut vraiment
Qu’il perde la tête, ou qu’il veuille
Se faire élire au parlement.
JONATHAN.
Ça m’a plutôt l’air d’un repas de noce.
KINNECESTER.
Qu’est-ce qu’il dit ? un repas de noce...
JONATHAN.
Ma foi oui, vu que son intendant m’a donné ce paquet de lettres à mettre à la poste, et rien qu’au format, on dirait des billets de mariage.
MADAME DE LUSSAN, à Kinnecester, avec émotion.
Lui, se marier... vous le voyez !... cela ne m’étonne pas.
Regardant.
Oui, ce sont des billets de mariage.
JONATHAN.
Oh ! il y en a pour tous ses amis à trente lieues à la ronde !
KINNECESTER.
Il me semble alors qu’il doit y en avoir pour moi, attendu surtout qu’il ignore mon arrivée...
JONATHAN, parcourant les billets.
Monsieur... Monsieur... Monsieur... Madame... Ah ! ma foi oui, sir Kinnecester, à Tunbridge.
KINNECESTER.
Donnez, la voilà à son adresse... franche de port... Eh mais ! c’est un cachet noir, et un imprimé !
Lisant.
« Ce lundi matin... » C’est aujourd’hui...
Air de La Sentinelle.
« Le comte Ernest fait part à ses amis.
« Car il connaît les lois de l’étiquette,
« Qu’il a lui-même, et dans tous les pays,
« Cherché longtemps félicité parfaite ;
« Vu qu’en ce monde il n’a pu la saisir,
« Il a pensé que dans l’autre sans doute
« Devait habiter le plaisir,
« Et c’est pour mieux s’en éclaircir
« Que ce soir il s’est mis en route. »
Ah ! mon Dieu !
MADAME DE LUSSAN.
C’est sans doute une plaisanterie, et l’originalité même de ce billet...
KINNECESTER.
Point du tout, ces préparatifs, ce grand repas commandé pour ce soir... Je le connais mieux que vous : avec son air évaporé, il est méthodique en diable ; ses arrangements sont faits, ses billets envoyés ; il ne changerait pas de résolution pour un empire.
MADAME DE LUSSAN.
Mais vous n’y pensez pas... songez donc que c’est inconcevable...
KINNECESTER.
Comment, inconcevable !... mais c’est épouvantable ! ne pas craindre d’affliger ses meilleurs amis... son ancien professeur... ma petite maison de Tunbridge, où je viens de faire faire des réparations... et je vous demande pour quels motifs...
MADAME DE LUSSAN.
C’est qu’il est sans doute trop heureux ou trop riche...
KINNECESTER.
Est-ce une raison ?...
Air du vaudeville de Les Maris ont tort.
Oui, dans ses trames inhumaines,
Compte-t-il pour rien l’amitié,
Elle qui sait calmer nos peines,
Ou les alléger de moitié ?...
Si ses grands biens lui sont pénibles,
Si ses trésors font ses douleurs,
N’a-t-il pas des amis sensibles,
Prêts à partager ses malheurs ?
MADAME DE LUSSAN, avec émotion.
Comment ! il se pourrait... et personne ne songerait à le détourner d’une pareille résolution !... Non... non... rassurez-vous, il est impossible que nous ne trouvions pas quelque moyen... pour empêcher...
KINNECESTER.
Ainsi, vous pourriez... Ah ! madame, cette entreprise-là est digue de vous ! c’est une bonne œuvre au moins... car c’est un jeune homme charmant... qui ne pense pas, j’en suis sûr, au tort qu’il nous fait... le meilleur cœur, l’esprit le plus aimable... mais la tête... ah ! la tête ! je sais cela ! je l’ai eu pendant deux ans...
MADAME DE LUSSAN.
Oui, vous l’avez commencé.
KINNECESTER.
Ah ! mon Dieu ! quoi tapage ! des chevaux, des piqueurs... un train magnifique ! le pauvre malheureux... c’est lui sans doute ; je vous en prie, madame, ne l’abandonnez pas.
MADAME DE LUSSAN.
Non, je vous le promets... J’entre un instant dans mon appartement ; mais comme il ignore ce qui me concerne... pas un mot sur ma situation... sur mon veuvage... surtout sur cette lettre... gardez-vous de parler...
KINNECESTER.
Moi, parler !... je suis trop heureux de pouvoir vous seconder dans une entreprise aussi noble, aussi généreuse... votre exemple m’enflamme, m’électrise... je suis capable de tout ! je me tairai.
Madame de Lussan sort. Tirant à part Jonathan, qui s’est tenu au fond du théâtre.
Dites-moi, mon cher ami, êtes-vous toujours dans la même intention... à l’égard de cette petite maison de Tunbridge ?
JONATHAN.
Oui, sans doute...
KINNECESTER.
Eh bien ! j’y tiens moins dans ce moment-ci, et je ne serais pas éloigné de m’en défaire au comptant... et promptement... nous pourrons nous entendre... mais silence, on vient.
Scène V
KINNECESTER et JONATHAN, se tenant un peu à l’écart, ERNEST, entrant, précédé de plusieurs jockeys, puis RACHEL
ERNEST.
Air de Jean de Paris.
Bravo, mes chers amis ! (Bis.)
Quelle course admirable !
De mon coureur, ah ! je suis enchanté.
Ah ! c’est charmant, en vérité ; (Bis.)
C’est un exercice admirable ; (Bis.)
C’est un tapage, un bruit, une poussière !
Chacun se heurte et tourne en sens contraire ;
On est poussé, renversé, ballotté,
Ah ! c’est charmant, en vérité !
Je crois que j’ai parié à moi tout seul contre tous les gentlemen du canton.
JONATHAN.
Et monsieur le comte a eu la gloire de gagner le pari ?...
ERNEST.
Oui, j’ai eu la gloire et cinq cents guinées ; tiens, Williams, elles sont pour toi... mais que l’on soigne mon coureur... Pauvre cheval... il vient d’acquérir autant de gloire que moi, pour le moins.
JONATHAN.
Votre Grâce peut être sûre qu’on le traitera avec les plus grands égards... c’est un si bel animal !
ERNEST.
Oui, une tête superbe... un œil de feu... et une légèreté... Ah ! tu le trouves beau ?
JONATHAN.
Certainement.
ERNEST.
Je te le donne.
JONATHAN.
Comment, votre coureur...
ERNEST.
Il est à toi... je te le donne... prends, et laisse-moi tranquille... avec ces gens-là, on est toujours obligé de répéter les choses ; allez...
À Rachel.
Ah ! c’est toi, petite... Tobie s’est-il acquitté de ma commission ?
RACHEL.
Pour cette cassette ? Il y est allé... on peut se fier à lui... moi d’abord, c’est mon homme de confiance.
ERNEST.
À propos, a-t-on exécuté mes ordres pour le souper ?
Jonathan s’incline.
C’est qu’il sera charmant, mon souper... les plus jolies femmes de la ville... des jeunes gens du meilleur ton... des vins délicieux... une musique enchanteresse... Je veux que tous les plaisirs nous entourent à la fois.
RACHEL.
Là, vlà-t-il pas de la dépense... pour un souper !
ERNEST.
Eh ! sans doute, ou a trop négligé le souper ; on a tort... on ne peut trop l’embellir... c’est le dernier repas de la journée...
Rachel et Jonathan sortent.
KINNECESTER.
Oh ! je n’y tiens plus...
Il s’avance et salue Ernest.
ERNEST.
En croirai-je mes yeux !... mon cher Kinnecester... Parbleu ! vous en ce pays !... quelle bonne fortune vous envoie ?
KINNECESTER.
Le désir de vous voir ! l’état de votre santé...
ERNEST.
Ma santé ! eh ! mais, je me porte à merveille... je n’ai jamais été plus gai qu’aujourd’hui !... j’ai idée que la journée sera heureuse... je viens de gagner un pari, je traite tous mes amis... je compte sur vous... À propos, je vous avais écrit à Tunbridge... mais vous recevrez ma lettre plus tard.
KINNECESTER.
C’était sans doute pour un sujet important ?
ERNEST.
Oh ! mon Dieu non... pour moins que rien... ça ne vaut pas même la peine que nous nous en occupions... J’ai des compliments à vous faire... j’ai reçu votre dernier ouvrage... vos Considérations philosophiques... Je les ai lues avec grand plaisir... et depuis Montaigne et Jean-Jacques...
KINNECESTER, s’inclinant.
Ah ! monsieur le comte !
ERNEST.
Non, votre chapitre sur le mépris des richesses est fort bien... mais celui sur le mépris de la vie !...
KINNECESTER.
Hum !... ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux ?
ERNEST.
Si vraiment !... Je veux, comme a dit La Fontaine :
« Qu’on sorte de la vie ainsi que d’un banquet,
« Remerciant son hôte et faisant son paquet. »
Et en outre, une clarté... une force de raisonnement...
KINNECESTER.
Oh ! il y aurait bien des choses à dire !
ERNEST.
Point du tout !... il n’y a pas de réponse...
En riant.
Il n’y a qu’une chose qui m’étonne... c’est que celui qui a écrit ce chapitre puisse exister encore !
KINNECESTER.
Sans doute... si c’était là mon dernier mot....Mais attendez seulement la réfutation que j’en ai faite... deux petits volumes qui sont sous presse.
À part.
C’est décidé... je m’y mets dès aujourd’hui !
ERNEST.
Une réfutation... Eh ! mais, mon cher professeur, vous écrivez donc le pour et le contre ?
KINNECESTER.
Écoutez donc... dans notre état... il faut bien de temps en temps... On ne réussirait jamais, si l’on disait toujours la même chose.
ERNEST, un peu rêveur.
Oui... toujours la même chose... C’est ce que je me dis souvent... c’est fatigant...
KINNECESTER.
Fatigant... c’est selon...
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
En m’éveillant, que tous les jours
Le même appétit m’accompagne,
Qu’en mon verre on verse toujours
Du bordeaux, toujours du champagne ;
Pour finir cette épreuve-là,
Que toujours le ciel me prodigue
Santé, fortune, et l’on verra
Si je me plains de la fatigue !
ERNEST.
Eh bien ! voilà justement le système que j’ai suivi...
KINNECESTER.
Que voulez-vous dire ?
ERNEST.
De tout temps... vous ne vous en douteriez pas... j’ai eu un grand faible pour la sagesse ! D’autres, pour y arriver, auraient pris le parti de fuir le plaisir, ce qui est plus long !... moi, j’ai pris le parti de m’en rassasier, ce qui est bien plus facile !... Je m’aperçus bientôt que le jeu m’ennuyait, que le vin de Champagne me faisait mal à la tête... que les femmes me trompaient... Tant mieux, me disais-je, continuons ; j’ai suivi mon plan avec une constance dont je ne me serais pas cru capable... C’est vingt mille écus de rente qu’il m’en a déjà coûté... mais je ne les regrette pas. Grâce à mon heureux système, je n’ai plus d’erreurs, plus d’illusions à craindre ! je suis désabusé sur tout ; je ne crois plus ni au jeu, ni à l’amour, ni au vin de Champagne... Si ce n’est pas là de la sagesse... je ne m’y connais pas.
KINNECESTER.
Diable ! diable !
À part.
Il est plus désespéré que je ne croyais... et madame de Lussan qui ne vient pas...
Haut.
Ah ! vous ne croyez plus aux jolies femmes ?... J’en suis fâché... car je viens d’en apercevoir une... qui est un peu de votre connaissance... mon ancienne écolière qui vient d’arriver dans cet hôtel... madame de Lussan.
ERNEST, hors de lui-même et voulant s’en aller.
Madame de Lussan... dites-vous... madame de Lussan dans cet hôtel !...
KINNECESTER.
Eh bien, où diable allez-vous ?...
ERNEST.
Que vient-elle faire ici ?... Sans doute elle est avec son mari ?...
À part.
Son mari !... N’est-il pas content du sacrifice que je lui ai fait... et je serais témoin de leur amour... de leur bonheur !... Non... je ne les verrai point... La voici !... je me croyais plus de courage...
KINNECESTER, à part.
Allons... allons... ne nous pressons pas avec Jonathan ; et pour faire le contrat de vente... attendons encore un moment...
Il sort.
Scène VI
MADAME DE LUSSAN, ERNEST
MADAME DE LUSSAN, à part.
Combien je tremble... N’importe, c’est pour une bonne action... il s’agit de le sauver...
Ils se saluent.
ERNEST.
Je venais d’apprendre votre arrivée, madame, et j’aurais aujourd’hui même...
MADAME DE LUSSAN.
Je craignais... de ne pas être reconnue... de vous... il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus...
ERNEST.
Oui... très longtemps... et depuis le hasard ne m’a procuré qu’une seule fois de vos nouvelles... J’étais en Russie... lorsque j’ai appris votre mariage.
MADAME DE LUSSAN.
Oui... cette nouvelle a dû vous surprendre...
ERNEST.
Du tout... je m’y attendais.
MADAME DE LUSSAN.
Vous vous y attendiez...
ERNEST.
Et personne n’a fait plus que moi des vœux pour votre bonheur.
MADAME DE LUSSAN, à part.
Ah ! l’ingrat !...
ERNEST.
Je vois qu’ils ont été exaucés ; et, comme autrefois, toutes vos journées vous sont des jours de fête, et c’est sans doute quelque partie de plaisir qui vous amène aux eaux de Bath... De Lussan vous a-t-il accompagné ?...
MADAME DE LUSSAN, troublée.
M. de Lussan... non, monsieur...
ERNEST.
Comment ! vous êtes seule ?... Je n’ose me proposer...
MADAME DE LUSSAN.
Aujourd’hui, non... je ne sortirai pas... mais demain...
ERNEST.
Ah !... demain... mon Dieu, je suis désespéré... demain... je ne pourrai pas... je pars...
MADAME DE LUSSAN, à part.
Grand Dieu !...
Haut.
Et qui vous force à ce départ ?... Est-ce quelque événement imprévu ?...
ERNEST.
Non... non, Dieu merci... je suis comme vous... je suis très heureux... rien ne manque à ma félicité... mais je ne me trouve pas bien où je suis, et je veux changer de place...
MADAME DE LUSSAN.
Et c’est pour une semblable raison que vous... vous... éloignez... monsieur Ernest ? Ne suis-je point l’amie de votre enfance ?... et est-il donc dans notre destinée de nous quitter toujours sans motifs ?
ERNEST.
Sans motifs... jusqu’à présent vous n’avez point de semblables reproches à me faire, et la lettre que M. de Lussan... a dû vous remettre...
MADAME DE LUSSAN.
Il ne m’en a remis aucune... je vous jure.
ERNEST.
Ah !...
Froidement.
Au fait, peut-être a-t-il eu raison... un oubli total, c’est tout ce que je demande.
MADAME DE LUSSAN.
Vous oublier !... pouvez-vous le penser ?... pourquoi nous priver de votre amitié, de vos conseils ?... La présence d’un ami adoucit nos chagrins... car tout le monde en a... On croit seulement les lui confier... il les partage.
À part.
Allons... il ne parlera pas...
Haut.
Vous êtes trop heureux pour avoir besoin de mon amitié... Moi, je suis moins heureuse, et je viens réclamer la vôtre...
ERNEST.
Vous, madame... vous réclamez mon amitié... Ah ! ce moment là me paie de tout ce que j’ai souffert... Mais ne croyez pas que mon sort soit aussi heureux qu’il vous le paraît.
MADAME DE LUSSAN.
Comment... il serait vrai !... Eh bien, je serais presque tentée de m’en féliciter... c’est du moins une conformité entre nous... je puis donc vous confier que depuis que l’ordre de mon père m’unit à M. de Lussan...
ERNEST.
Eh ! quoi... ce n’est point par inclination ?
MADAME DE LUSSAN.
J’ai obéi...
ERNEST.
Vous ne l’aimiez pas !!!
À part.
Comme il m’a trompé !...
Douloureusement.
Et elle est sa femme...
MADAME DE LUSSAN.
Ernest, qu’avez-vous ?...
ERNEST.
Ah ! mon plus grand malheur est de ne pouvoir vous le dire...
MADAME DE LUSSAN.
Eh bien... puisqu’il faut que ma confiance précède la vôtre, apprenez que depuis ce mariage fatal, je n’ai pas connu un seul jour de bonheur.
ERNEST.
C’est comme moi...
MADAME DE LUSSAN.
Et me voyant enchaînée à jamais... ne conservant aucun espoir... la vie m’est devenue odieuse, et, je vous l’avouerai, j’ai résolu de la quitter.
ERNEST, avec explosion.
Eh bien, madame... c’est comme moi !...
MADAME DE LUSSAN.
Grand Dieu ! qu’osez-vous dire ?...
ERNEST.
Oui... je n’aurais jamais cru qu’il existât entre nous autant de sympathie !
MADAME DE LUSSAN.
Écoutez-moi...
Air : Duo des Maris garçons.
D’une existence.
ERNEST.
D’une existence.
MADAME DE LUSSAN.
Sans espérance.
ERNEST.
Sans espérance.
MADAME DE LUSSAN.
Je veux m’affranchir aujourd’hui.
ERNEST.
Que dites-vous ?... c’est aujourd’hui.
MADAME DE LUSSAN.
Oui, c’est ici,
C’est aujourd’hui
Que mon courage...
ERNEST.
Votre courage.
MADAME DE LUSSAN.
De l’esclavage.
ESNEST.
De l’esclavage.
MADAME DE LUSSAN.
Saura bientôt briser les nœuds ;
Et ce soir même...
ERNEST.
Qu’entends-je, oh ! dieux !
MADAME DE LUSSAN.
Oui, c’est ce soir, tels sont mes vœux.
ERNEST.
Ah ! quel rapport entre nous deux !
Ensemble.
MADAME DE LUSSAN.
Ah ! l’aventure est vraiment surprenante,
Oui, je m’en vante. (Bis.)
Du monde en vain il veut se détacher ;
Il faut l’en empêcher.
ERNEST.
Ah ! l’aventure est vraiment surprenante :
Jeune et charmante, (Bis.)
Du monde ainsi vouloir se détacher ;
Il faut l’en empêcher.
MADAME DE LUSSAN.
Puisqu’un même sort nous rassemble,
Formons un dessein généreux,
Et tous les deux... tous deux ensemble.
ERNEST.
Que dites-vous ?
MADAME DE LUSSAN.
Je crois qu’il tremble,
Refusez-vous de tels adieux ?
ERNEST.
Eh quoi, madame !...
MADAME DE LUSSAN.
Oh ! je le veux... oui, je le veux.
Ensemble.
ERNEST.
Ah ! l’aventure est vraiment surprenante :
Jeune et charmante,
Du monde ainsi vouloir se détacher !
Il faut l’en empêcher.
MADAME DE LUSSAN.
Ah ! l’aventure est vraiment surprenante
Oui, je m’en vante,
Du monde en vain il veut se détacher ;
Il faut l’en empêcher.
Scène VII
MADAME DE LUSSAN, ERNEST, RACHEL, entrant précipitamment sans regarder personne
RACHEL.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! qu’est-ce que c’est donc qu’une imagination comme celle-là !... je m’en doutais bien, que s’il se montait la tête...
MADAME DE LUSSAN.
Eh bien ! qu’a donc cette petite fille ?
RACHEL, à Ernest.
Ah ! monsieur, je vous rencontre bien à propos... il n’y a que vous qui puissiez lui parler.
ERNEST.
À qui donc ?...
RACHEL.
Eh bien, à Tobie... On ne peut pas le retenir, ce petit garçon ! imaginez-vous qu’il est venu ici, malgré la défense de mon papa... sous prétexte d’apporter une boîte que vous l’aviez envoyé chercher.
ERNEST.
C’est vrai...
RACHEL.
Alors mon papa l’a battu... et comme Tobie a de l’honneur...
ERNEST.
Il le lui a rendu.
RACHEL.
Non... mais il veut que nous fassions un coup de désespoir...
MADAME DE LUSSAN.
Il veut vous enlever...
RACHEL.
Ah ! bien oui... si ce n’était que cela, il y aurait de l’espoir... mais Tobie, qui est comme un salpêtre, veut absolument se tuer pour faire enrager mon papa... la tête n’y est plus... Il est comme ça.
MADAME DE LUSSAN, à part.
Ah çà !... dans ce pays tout le monde s’en mêle...
RACHEL.
Air du Ménage de garçon.
Enfin, madam’, c’ n’est pas croyable,
Il veut s’ mettr’ à la mode aussi ;
J’ vous l’ demande, un luxe semblable
Convient-il aux gens tels que lui ?
Mais voyez-vous, l’orgueil l’enivre,
L’ambition l’ tourmente si fort,
Que lui qui n’a pas de quoi vivre,
Il veut mourir comme un milord.
Et vous sentez bien que si Tobie s’en va... il faut que je m’en aille aussi... Alors vous voyez les suites... et je viens vous trouver pour que vous lui fassiez entendre raison...
ERNEST.
Oui, vous ne pouvez pas mieux vous adresser... Tenez, dites cela à madame...
RACHEL.
Au fait, à quoi que ça avance de se tuer ? c’est bête...
Madame de Lussan lui fait signe de continuer.
mais oui, c’est bête...
À Ernest.
Je vous le demande à vous-même, ça a-t-il le sens commun ?... il prétend qu’il sera plus heureux !... mais quand ce serait vrai... il ne doit pas vouloir être heureux sans moi... c’est d’un mauvais cœur... c’est d’un égoïste... tandis que quand on est malheureux tous les deux... eh bien, c’est toujours ça...
À madame de Lussan.
Dites-le-lui vous-même, je vous en prie... peut-être il vous croira !
MADAME DE LUSSAN.
Mais, Rachel, vous me chargez là d’une commission... Dites cela à monsieur.
RACHEL.
Certainement que j’ai raison... et il faut qu’il ne m’ait jamais aimée... sans cela il consentirait à vivre pour moi...
MADAME DE LUSSAN.
Oui, Rachel, oui... je crois aussi que si jamais il avait eu de l’amour pour vous...
RACHEL.
Eh bien, c’est sûr... on a un mauvais moment à passer... mais il en arrive un meilleur, et en prenant patience, il y a remède à tout... voilà ce qu’il faut lui faire entendre...
ERNEST.
Oui, je conçois... que M. Tobie... Amène-le-moi... je veux le voir, lui parler.
RACHEL.
Eh ! mon Dieu...monsieur... il est là... Entre donc, Tobie !
Rachel saute de joie et sort en courant.
MADAME DE LUSSAN.
Et moi... je vous laisse... Ernest... vous n’oublierez pas, ce soir... à huit heures... dans ce pavillon.
ERNEST.
Mais songez donc, madame...
MADAME DE LUSSAN.
Ah ! je vous prie, n’allez pas vous repentir... à huit heures dans ce pavillon...
Elle sort, en le regardant avec expression.
Scène VIII
RACHEL, ERNEST, TOBIE
RACHEL.
Entre, Tobie, ne crains rien, mets là cette boîte.
Tobie pose sur la table la boîte qu’il portait.
ERNEST, à part.
C’est bien... mes papiers, mes diamants... au moment de partir, il faut mettre ordre à ses affaires.
RACHEL, le tirant par son habit et lui montrant Tobie.
Le v’là !... il a une bonne figure, n’est-ce pas ? qu’est-ce qui se douterait qu’il est comme ça ?
TOBIE, secouant la tête affirmativement.
Ah ! ah !
RACHEL.
Voyez-vous !... Parlez-lui donc un peu... n’ayez pas peur.
ERNEST.
Tobie, vous aimez donc beaucoup Rachel ?
TOBIE, mettant la main sur son cœur.
Oh ! oh !
RACHEL.
J’en étais sûre.
ERNEST.
Et vous vouliez mourir pour elle ?
TOBIE, se frappant la tête.
Ah ! ah !
RACHEL.
Je vous le disais.
ERNEST.
Tobie... je me charge de votre fortune... Que vous faut-il pour épouser Rachel ?
TOBIE, sautant de joie.
Oh ! oh !
RACHEL.
Tenez, le v’là déjà parti ! il a les passions si vives !... Modère-toi donc un peu, Tobie... Si monsieur voulait seulement lui faire avoir une place honorable, vous qui connaissez cette jeune dame...
ERNEST.
Eh bien ?
RACHEL.
Je sais qu’elle n’a pas besoin de Tobie à son service... mais il est impossible à son âge qu’elle ne se marie pas bientôt... et alors... son mari... vous entendez... avec des protections...
ERNEST, étonné.
Hein !... que dis-tu ? Madame de Lussan se marier !...
RACHEL.
Dame !... c’est ce qu’on peut faire de mieux, quand on est fille comme moi ou veuve comme elle.
ERNEST, vivement.
Veuve ! madame de Lussan est veuve ?
RACHEL.
Depuis un an... elle l’était déjà à son premier voyage... demandez à Tobie.
TOBIE, appuyant.
Oh ! oh !
RACHEL.
Vous voyez, je ne le lui fais pas dire !...
ERNEST, à part.
Comment... elle est libre !... et cet aveu qu’elle me faisait tout à l’heure... cette résolution...
RACHEL.
Alors, puisqu’elle est veuve, cette femme, elle ne peut pas rester...
ERNEST, brusquement.
C’est bon... laisse-moi...
RACHEL.
Comment ? laisse-moi !
ERNEST, impatienté.
Oui, ne m’avez-vous pas entendu ?
RACHEL, le tirant par son habit.
Mais non, c’est vous qui n’entendez pas que la fortune et la place de Tobie...
ERNEST.
Eh ! qu’il aille au diable avec sa place !
RACHEL, stupéfaite.
Eh bien, par exemple, je vous demande ce qui lui a pris, et s’il y a de notre faute.
TOBIE, pleurant.
Oh ! oh !
RACHEL.
Là ! v’là qu’il a Fait pleurer le petit !... Viens-t’en, mon pauvre Tobie, je vois Bien que nous n’avons rien à espérer.
Ernest s’assoit près de lu table, le coude appuyé sur la boîte.
Scène IX
RACHEL, ERNEST, TOBIE, KINNECESTER
RACHEL, à Kinnecester qui entre.
Allez, prenez garde à vous ; car il est bien méchant.
ERNEST, à part.
Comment ! elle est maîtresse de sa main... de cette main qu’on m’a enlevée par la plus indigne perfidie !
RACHEL.
Enfin, je ne sais pas ce qui lui passe par la tête.
KINNECESTER.
Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il voudrait avancer l’heure ?
RACHEL.
Il est là depuis un instant appuyé sur cette boîte...
KINNECESTER.
Si c’était sa boite de pistolets !...
RACHEL, se sauvant avec Tobie.
Ah ! mon Dieu !
Scène X
ERNEST, rêvant, KINNECESTER, l’observant dans le fond
ERNEST, d’un air extrêmement agité.
Elle est libre !... elle est veuve !... et elle me l’a laissé ignorer. Quel pouvait être le motif ?... si ce n’était qu’une épreuve ! Si sa généreuse amitié avait voulu seulement me détourner d’un dessein... Quoi ! madame de Lussan, celle que j’ai toujours aimée, celle dont la perte me réduisait au désespoir... daignerait encore s’intéresser... Je n’ose croire à tant de bonheur... et je cours de ce pas...
KINNECESTER, qui a suivi tous ses mouvements, l’arrêtant par le bras.
Non... jeune imprudent... non ! vous n’irez pas.
ERNEST.
Eh bien ! Kinnecester, qu’avez-vous donc ?
KINNECESTER.
Ce que j’ai ! ce que j’ai !... vous voudriez en vain dissimuler... j’ai deviné le funeste dessein que vous méditez en ce moment !... mais vous ne connaissez guère mon caractère et mes principes... si vous croyez que je vous le laisserai exécuter... non... jeune homme, non... vous ne l’exécuterez pas !... C’est qu’il est étonnant qu’on se permette de disposer aussi légèrement...
ERNEST.
Ah çà ! mon cher ami, qu’est-ce que cela vous fait ?
KINNECESTER.
Comment ! ce que cela me fait... Apprenez, monsieur, que votre existence appartient à tous vos amis... à votre professeur de philosophie... Mais je formerai plutôt opposition !... nous nous y opposerons tous... Oui, apprenez que madame de Lussan est instruite comme moi... qu’elle est libre... qu’elle ne dépend que d’elle-même, quoiqu’elle m’ait défendu de vous l’apprendre.
Geste de joie d’Ernest.
Et si vous saviez quel intérêt elle vous porte, combien elle est décidée à combattre votre résolution...
ERNEST, froidement.
C’est ce qui vous trompe !... Madame de Lussan la partage ! elle prend le même parti que moi... et ce soir à huit heures vous en serez convaincu !
KINNECESTER.
Comment !... elle aussi ! et mon autre pension... Ah çà ! tout le monde a donc juré de me ruiner ?...
Air de Préville et Taconnet.
C’est fini, c’est le coup de grâce.
À ma perte ils conspirent tous !
Un seul instant, mettez-vous à ma place...
Aussi, morbleu ! vous ne pensez qu’à vous !
À part.
Le système de mon élève
Va donc gagner tout l’univers !
Quoi ! tous les deux... moi je m’y perds !...
Et je n’ai plus, si leur projet s’achève,
D’autre parti que de me mettre en tiers.
ERNEST, à Kinnecester qui s’est glissé près de la table, et qui essaye de mettre la boîte sous son bras.
Eh bien ! que faites-vous donc ?
KINNECESTER.
Je veux m’emparer de ces armes meurtrières.
ERNEST, la lui reprenant.
Non pas... non pas... comme vous y allez...
À part.
Diable... cent mille écus de diamants !!!
KINNECESTER, à part.
N’importe... je n’ai point oublié l’heure fatale... à huit heures !... Courons avertir, chercher main-forte... afin de les empêcher, s’il est possible... et en même temps lâchons de trouver Jonathan, et hâtons-nous de conclure... car, de ce temps-ci, on ne sait ni qui vit ni qui meurt.
Il sort.
ERNEST.
Malgré ce que je viens d’entendre, je n’ose encore me flatter... si je pouvais apprendre d’elle-même... C’est elle... si j’osais, j’aurais bien envie de me venger un peu...
Scène XI
ERNEST, MADAME DE LUSSAN
MADAME DE LUSSAN, entrant vivement.
Ah ! mon Dieu, que m’a dit Rachel ? cette boite de pistolets...
ERNEST.
Je vous attendais, madame.
MADAME DE LUSSAN, avec émotion.
Oui, je vois que vous êtes exact au rendez-vous !
ERNEST.
Pouvez-vous en douter !... Si j’avais pu hésiter un instant, notre conversation de ce matin aurait suffi pour me déterminer.
MADAME DE LUSSAN, à part.
Ah ! mon Dieu, j’ai bien réussi...
ERNEST.
Jugez donc combien je dois tenir à mon projet, aujourd’hui qu’il m’est permis de m’associer à vous... d’être de moitié dans votre entreprise ; nous aurons donc une fois les mêmes goûts... la même pensée... c’est une faveur trop rare pour que je ne m’empresse pas d’en profiter.
MADAME DE LUSSAN.
Mais, au moins, avez-vous bien fait toutes vos réflexions ?
ERNEST.
Oui, toutes... et puisque de votre côté vous êtes entièrement décidée...
Froidement en tirant sa montre.
Il est huit heures, madame...
MADAME DE LUSSAN.
Déjà !...
ERNEST.
J’en suis certain !...
MADAME DE LUSSAN.
Eh bien, monsieur...
À part.
Je n’avais pas pensé que la conversation prendrait cette tournure-là...
Ernest fait un mouvement du côté de la table.
Ah ! grands dieux !... cette fatale boîte !...
ERNEST.
Qu’avez-vous, madame ? vous repentiriez-vous maintenant ?
MADAME DE LUSSAN.
Non, certainement... mais avez-vous fait vos adieux... à tous vos amis ?...
ERNEST.
À tous... non, sans doute !... à vous, par exemple... mais ce que j’aurais à vous dire nous fâcherait peut-être encore ensemble... et nous ne pourrions plus nous raccommoder... Allons, je vais ouvrir...
MADAME DE LUSSAN.
Mais un instant, Ernest ! vous n’êtes pas raisonnable... vous n’êtes pas de sang-froid... Je vous promets que je ne me fâcherai pas... d’ailleurs, il est de ces choses qu’on ne dirait pas à tout le monde, mais qu’on peut confier à son amie...
ERNEST.
Vous le voulez...
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnési.)
Premier couplet.
Lorsque l’on est près de mourir,
On peut tout dire à son amie
Sachez donc qu’avec perfidie,
Loin d’elle on m’a forcé de fuir.
Depuis, gémissant en silence,
Gardant toujours son souvenir...
Hélas ! vous allez me haïr...
Mais on peut tout dire, je pense,
Lorsque l’on est près de mourir.
Deuxième couplet.
Apprenez donc que mes beaux jours
Se sont passés dans la souffrance,
Que je l’aimais sans espérance,
Et que pourtant j’aimais toujours.
Oui, vos rigueurs, votre inconstance,
De ce cœur n’ont pu vous bannir,
Hélas ! vous allez m’en punir ;
Mais on peut tout dire, je pense,
Lorsque l’on est près de mourir.
MADAME DE LUSSAN.
Mais, monsieur, où est la nécessité que vous mourriez ?...
ERNEST.
Les liens qui vous unissent... sans cela il y aurait un moyen de changer toutes mes résolutions ! mais vous ne pouvez pas l’employer.
MADAME DE LUSSAN.
Et quel est ce moyen ?... Quand il s’agit de sauver la vie à quelqu’un, on y regarde à deux fois !
ERNEST.
Ce moyen serait de me dire... mais vous n’y consentirez point... de me dire que vous m’aimez... vous voyez bien qu’il faut que je meure
Allant vers la boîte.
et je vais...
MADAME DE LUSSAN.
Arrêtez, Ernest ! il faut vous avouer la vérité... Vous m’aimez, parce que vous croyez trouver enfin en moi une femme franche, sincère... Eh bien, pas du tout, je vous ai trompé, abusé ; le désir de vous sauver m’avait inspiré cette ruse... Je suis libre... vous voyez bien qu’il faut que vous ne mouriez pas !
ERNEST, se jetant à genoux et baisant sa main.
Ah ! madame...
Scène XII
ERNEST, MADAME DE LUSSAN, KINNECESTER, amenant JONATHAN et tous LES GENS de la maison
Jonathan tient un parchemin à la main.
KINNECESTER, se précipitant vers eux en détournant la tête au moment où Ernest embrasse madame de Lussan.
Arrêtez ! arrêtez ! empêchez-les !
JONATHAN.
Et de quoi faire ?...
KINNECESTER.
Eh parbleu ! de se tuer.
ERNEST.
Moi... jamais la vie ne m’a été plus chère...
KINNECESTER.
Comment, vous vivez... vous vivez !... en êtes-vous bien sûr ? Ce n’est parbleu pas sans peine... je m’en vante...
ERNEST.
Oui, je le sais... je n’oublierai jamais les soins de votre généreuse amitié...
KINNECESTER.
Laissez donc !... j’ai fait ce que j’ai dû !... vous existez... je suis assez payé de mes soins... voilà comme je suis...
Arrachant à Jonathan le parchemin qu’il avait à la main.
Tenez, toute réflexion faite, nous ne signerons pas encore aujourd’hui... Mais qu’est-ce encore ?...
Scène XIII
ERNEST, MADAME DE LUSSAN, KINNECESTER, JONATHAN, LES GENS de la maison, RACHEL, TOBIE, se tenant bras dessus bras dessous et serrés l’un contre l’autre
Ils arrivent sans rien dire jusqu’au fond du théâtre.
RACHEL.
Nous venons vous remercier de vos bontés... grâce à Dieu nous n’avons plus besoin de rien... N’est-ce pas, Tobie ?...
TOBIE.
Oh ! oh !
MADAME DE LUSSAN.
Et pourquoi ? qu’avez-vous donc ?
RACHEL.
C’est que nous ne sommes pas habitués à être rudoyés. Après la manière dont monsieur nous a traités tout à l’heure... nous avons bien vu que nous avions été indiscrets... d’avoir osé nous adresser à vous !... et alors... Dis toi-même, Tobie, dis donc ?
TOBIE, pleurant.
Oh ! oh !
RACHEL.
Il est trop ému pour parler ! Eh bien, nous avons pensé que nous n’avions d’espoir qu’en nous... et nous en sommes revenus à notre ancienne résolution...
JONATHAN.
Qu’est-ce que cette résolution ?
RACHEL.
Oh ! mon papa... ce n’est pas la peine de vous fâcher pour ce qui nous reste... Allons, viens, Tobie...
KINNECESTER.
Mais c’est donc une rage, aujourd’hui...
ERNEST.
Non, mes enfants... non, je ne vous laisserai point sortir... ma colère s’est dissipée, et nous serons tous heureux !
KINNECESTER.
C’est bien, c’est très bien... Jeunes gens, vous m’avez tous donné de grandes inquiétudes... que cela vous serve de leçon et vous engage à ménager une existence aussi chère à tant de personnes... Qu’est-ce que je demande, moi ?... que tout le monde vive !
Vaudeville.
Air de M. Doche.
ERNEST.
Que les héros, les conquérants,
Se nourrissent de renommée.
Que les seigneurs vivent d’encens
Et les poètes de fumée ;
Que l’on montre à l’ambitieux
Le ministère en perspective,
Et l’espérance aux malheureux :
Il faut que tout le monde vive.
JONATHAN.
Pour célébrer ces deux noc’s-là,
À vous bien servir je m’attache,
Et donne un repas qui vaudra
Celui des Noces de Gamache.
Vous s’rez tous contents, j’en réponds :
Pour mieux traiter chaque convive,
J’ vais tuer canards et pigeons :
Il faut que tout le monde vive.
KINNECESTER.
En fait de système, le mien
C’est : ne dérangeons pas le monde !
Tel qu’il est il me semble bien,
Croyez-moi, laissons à la ronde
Aux Allemands leur air massif,
Aux Français gaîté franche et vive,
Aux Anglais laissons le roastbeef :
Il faut que tout le monde vive.
TOBIE, s’avançant.
Ah ! ah !
RACHEL, l’interrompant.
Silence !
TOBIE, de même.
Oh ! oh !
RACHEL.
Paix donc !
Au sentiment y n’ peut suffire.
TOBIE.
Oh ! oh !
RACHEL.
Il en perd la raison,
V’là c’ que Tobie a voulu dire.
TOBIE.
Oh ! oh !
RACHEL.
C’est bon.
S’avançant.
Moi, dans ce jour...
Regardant Tobie qui veut ouvrir la bouche.
Est-il bavard ! y récidive.
Laiss’-moi donc parler à mon tour :
Il faut que tout le monde vive.
MADAME DE LUSSAN, au public.
Vous, nos arbitres souverains,
Vous, dont nous briguons les suffrages,
Messieurs, vous tenez dans vos mains
Le destin de tous nos ouvrages ;
Rendez, en princes bienfaisants,
Justice aux bons (s’il en arrive),
Faites parfois grâce aux méchants :
Il faut que tout le monde vive.