Crispin, bel esprit (Gaspard ABEILLE)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel Guénégaud, le 11 juillet 1681.

Personnages

VICTORIN, officier

VICTORINE, sa femme

ORPHISE, fille de Monsieur Victorin et de Madame Victorine

VALÈRE, amant d’Orphise

CRISPIN, valet de Valère

LISE, suivante de Madame Victorine

PÉNÉTRANT, savant

MILLEPONT, père de Valère

 

La scène est à Paris.

 

 

Scène première

 

VALÈRE, déguisé, CRISPIN

 

CRISPIN.

Oui, Monsieur, j’ai conduit à bout mon entreprise.

Je vous amène ici chez la mère d’Orphise,

Madame Victorine, et c’est par mon esprit

Que je me suis près d’elle acquis quelque crédit.     

VALÈRE.
Et pourquoi cet habit ? car tu me l’as fait prendre

Sans me dire...

CRISPIN.

Attendez, je m’en vais vous l’apprendre ;

Mais il est bon, avant que d’expliquer ce fait,

De vous dire en deux mots, Monsieur, ce que j’ai fait.

À moins d’être savant, on n’entre point chez elle ;

Et ce n’est pas pour vous une chose nouvelle.

J’ai donc fait le savant, je me suis dit auteur.

Victorine m’a cru plus docte qu’un docteur.

J’en fais l’adorateur : j’approuve chaque chose,

Ce qu’elle fait en vers, ce qu’elle dit en prose ;

Ainsi de mes avis elle fait si grand cas,

Qu’un plus savant que moi ne les détruirait pas.

Aussi j’ai de l’esprit même par héritage.

Je servais autrefois un savant personnage,

Qui venant à mourir, sans se faire prier,

Me fît de son esprit son unique héritier !

De plus, je sais fort bien user de fourberie,

On ne peut mieux que moi payer d’effronterie ; 

Et pour mieux abuser les crédules esprits,

Monsieur de Clairvoyant est le nom que j’ai pris.

Victorine, surtout, me croit, me considère ;

Et tout ce que je fais a le don de lui plaire.

VALÈRE.

Je puis donc espérer qu’à mon tour...

CRISPIN.

Doucement.

Le plus beau du récit, c’est le commencement 

La fin n’y répond pas ; et j’ai sujet de craindre

Que vous n’ayez aussi sujet de vous en plaindre.

VALÈRE.

Comment ?

CRISPIN.

Ce n’est pas tout que, pour servir vos feux,

Je me sois introduit chez l’objet de vos vœux :

Il faut, enfin, Monsieur (et voici l’enclouure)

Que Monsieur Victorin, père de la future...

(Car je la nomme ainsi) favorable à vos soins

Consente que sa fille...

VALÈRE.

Ah ! Crispin, c’est le moins...

CRISPIN.

Hé bien ! ce moins n’est pas.

VALÈRE.

Le moyen qu’il puisse être !

Car Monsieur Victorin peut-il, sans me connaître,

Consentir que sa fille, approuvant mon amour,

Récompense mes soins, en m’épousant un jour ?

CRISPIN.

Mais Monsieur Victorin, maître de sa famille,

À quelque autre que vous peut bien donner sa fille.

VALÈRE.

Fort bien, cela se peut.

CRISPIN.

Fort mal, cela s’est fait.

Mais vous serez d’Orphise amplement satisfait.

En vain ; sans son aveu, son père l’a promise.

VALÈRE.

Que dis-tu ? Victorin a disposé d’Orphise ?

Quoi, malgré tant d’amour, le ciel l’aurait permis ?

CRISPIN.

Il l’a promise à l’un de ses meilleurs amis,

Pour son fils, et de plus...

VALÈRE.

Ce coup me désespère.

Ah ! que me coûte cher l’absence de mon père,

Cher Crispin !

CRISPIN.

Elle vient sans doute à contretemps.

Mais vous avez pour vous l’étoile des amants.

VALÈRE.

Puis-je sous cet habit étaler ma tendresse,

Et paraître sans bonté aux yeux de ma maîtresse ?

CRISPIN.

C’est elle qui le veut.

VALÈRE.

Mais ce petit collet...

CRISPIN.

Je vous entends ; il est fort petit, en effet :

Et vous pourriez passer, Monsieur, pour la copie

De ces originaux dont la ville est remplie ;

De ces gens qui, souvent ne sachant A ni B,

Passent pour beaux-esprits avec le nom d’abbé.

N’est-ce pas ?

VALÈRE.

C’est cela, cher Crispin, et je n’ose...

CRISPIN.

Osez tout. Je l’ai fait exprès.

VALÈRE.

Pourquoi ?

CRISPIN.

Pour cause.

Et qui mieux qu’un abbé s’introduit à présent ?

Tout vous réussira sous ce déguisement.

Joignez à cet habit une faible science,

On se laisse aujourd’hui tromper par l’apparence.

Moi-même, par exemple, avec mon air d’auteur ;

J’abuse tout le monde, on me croit grand docteur,

Et Victorine, hier me pria pour lui plaire,

De corriger des vers qu’elle venait de faire.

Je les pris hardiment, et pour me dégager,

Je priai Pénétrant de me les corriger.

C’est un de ces auteurs qu’on connaît à la mine,

Et qui vient tous les jours encenser Victorine

Mais le sujet des vers est bien des plus plaisants.

Une femme qui fait des enfants tous les ans,

Et qui jamais en vers ne s’avisa d’écrire,

Est coupable. Elle a fait contre elle un satire.

VALÈRE.

Ce monsieur Pénétrant pourrait...

CRISPIN.

Paix, le voici.

 

 

Scène II

 

M. PÉNÉTRANT, CRISPIN, VALÈRE

 

CRISPIN.

Ah, Monsieur, quel bonheur de vous revoir ici !

J’en ressens une joie en mon cœur non petite.

PÉNÉTRANT.

Au bel-esprit du temps je viens rendre visite,

À la dixième muse, et pour mieux dire enfui,

Au plus beau des esprits du genre féminin.

Mais quel est ce jeune homme à la perruque blonde.

CRISPIN.

Un savant nouveau-né, que je veux mettre au monde ;

Et, comme je prétends qu’il soit connu de tous,

Il est fort à propos qu’il soit aimé de vous.

VALÈRE, à Pénétrant.

C’est un honneur...

PÉNÉTRANT, à Valère.

Monsieur...

CRISPIN.

Dans le siècle où nous sommes,

C’est, après vous et moi, le plus savant des hommes.

Au reste, il porte un nom fort significatif ;

Il s’appelle Naissant, c’est-à-dire apprentif

Dans l’école du monde, où jamais la jeunesse

Ne parvient sans les soins de la docte vieillesse.

À la Sapho du temps je viens le présenter.

PÉNÉTRANT.

Oui, Monsieur, c’est par-là qu’il convient débuter.

CRISPIN.

Par ma foi, la vertu mérite qu’on l’encense ;

Car... quand on est savant... on a de la science.

La sagesse et l’esprit nous distinguent des fous.

Enfin il fait bon être éclaire comme vous.

PÉNÉTRANT.

Oui, partout a bon droit la science on renomme :

De la bête, Monsieur, elle distingue l’homme,

Et par un vol hardi l’élevant jusqu’aux cieux,

Elle le fait manger à la table des dieux.

C’est pourquoi l’on a dit, que sans mère conçue

Du cerveau de Jupin Minerve était issue.

CRISPIN.

L’accouchement est rare, et dans tout l’univers...

À Pénétrant.

Mais à propos, Monsieur, avez-vous vu mes vers ?

PÉNÉTRANT.

Oui.

CRISPIN.

J’aperçois venir madame Victorine.

À Valère.

Orphise est avec elle. Elle semble chagrine.

 

 

Scène III

 

VICTORINE, ORPHISE, LISE, PÉNÉTRANT, VALÈRE, CRISPIN

 

PÉNÉTRANT.

Vous voyez ; Apollon m’interdirait sa cour,

Si sans venir vous voir je passais plus d’un jour.

VICTORINE.

De tant d’honneur, Monsieur, je Vous suis redevable.

PÉNÉTRANT.

On ne peut trop vous voir, ô Muse incomparable !

CRISPIN.

Madame, de plaisir je vais combler vos sens,

Je vous offre la fleur des poètes naissants.

VICTORINE.

J’accepte le présent que vous venez me faire.

D’un savant sur son front on voit le caractère,

On voit qu’à son esprit le jugement est joint.

Sa physionomie...

CRISPIN.

Elle ne trompe point.

Il est jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées,

La rime n’attend pas le nombre des années,

C’est un prodige... Il sait... Oui, Madame, je croi

Que jamais... En un mot, il sait autant que moi.

VICTORINE.

En termes expressifs votre bouche s’explique ;

C’est faire en un seul mot un grand panégyrique.

CRISPIN.

Madame, vos bontés me rendent interdit.

VICTORINE.

Monsieur, vous méritez bien plus que je n’ai dit.

CRISPIN.

Venez, monsieur Naissant, venez entrer en lice :

Faites la révérence à notre protectrice,

Approchez.

VICTORINE.

Qu’il a l’air noble, modeste et doux !

CRISPIN, bas à son maître.

Jouez bien votre rôle, et la dame est pour nous.

VALÈRE.

Jamais autant que moi l’on n’eut d’impatience

De se voir honoré de votre connaissance,

Madame, et si le ciel eût rempli mes souhaits,

J’aurais fait dès longtemps ce qu’aujourd’hui je fais.

Monsieur de Clairvoyant peut bien vous en instruire :

Je l’ai prié cent fois de vouloir m’introduire :

L’honneur tant souhaité d’être reçu chez vous,

Me va faire goûter les plaisirs les plus doux.

Je pourrai voir lus gens que j’estime, que j’aime,

Les entendre parler, et leur parler moi-même,

Voir si leurs sentiments sont conformes aux miens ;

Et tirer quelque fruit de tous leurs entretiens.

CRISPIN, à Victorine.

Hé bien, que dites-vous ? Monsieur sait-il pas vivre ?

À Pénétrant.

Il semble qu’il ait pris tout cela dans un livre.

PÉNÉTRANT.

Tout ce qu’il dit est beau, l’on ne peut rien de mieux.

VICTORINE.

Monsieur fera bientôt des progrès en ces lieux :

Il joint à ses discours une grâce divine.

Hélas ! que n’est-ce là l’époux qu’on vous destine,

Ma fille ? Quel bonheur, si le ciel...

VALÈRE.

Est-ce là

Madame votre fille ?

VICTORINE.

Oui, Monsieur, la voilà.

CRISPIN, bas.

Ô la buse !

VALÈRE, à Orphise.

Souffrez qu’envers vous je m’acquitte

D’une civilité par mon devoir prescrite,

Madame, et que mon cœur ose vous répéter

Tout ce qu’à votre mère il vient de protester.

Mais puis-je concevoir la flatteuse espérance,

Que vous aurez pour moi la même complaisance ?

Que mon abord ici n’offense point vos yeux ?

VICTORINE.

C’est Apollon sans doute.

CRISPIN.

Oui, c’est lui qui veut dire...

VALÈRE.

Tout ce que je vous dis, c’est lui qui me l’inspire,

Et me fait espérer qu’on ne blâmera pas

L’envie et le dessein qui guide ici mes pas.

ORPHISE.

Mes sentiments pour vous suivent ceux de ma mère.

Ce qui lui plait ; Monsieur, ne saurait me déplaire.

Votre abord en ces lieux ne saurait m’offenser.

On ne dit pas toujours tout ce qu’on peut penser ;

Mais, sans aller plus loin, ceci doit vous suffire.

Suivez les mouvements du dieu qui vous inspire.

Avec joie en ces lieux j’apprends qu’il vous conduit :

Il pourra de vos soins vous faire avoir le fruit.

VICTORINE.

Ce discours à mon cœur vous rend cent fois plus chère.

Ah ! que vous êtes bien fille de votre mère !

Je reconnais mon sang à ce noble discours :

Je vous verrai courir dans la lice où je cours.

Faut-il que votre père, injuste en ses défenses,

Veuille de votre esprit étouffer les semences ?

Et que par une loi... Je ne saurais parler.

PÉNÉTRANT.

Quel mouvement secret peut ainsi vous troubler ?

VICTORINE.

Je vais vous annoncer une triste nouvelle.

VALÈRE.

Mais d’où vient cette crainte, et que présage-t-elle ?

VICTORINE.

Mon époux est ici depuis hier au soir,

Hélas ! et le cruel me défend de vous voir :

Voyez des gens d’épée, et n’en voyez point d’autre :

Le véritable esprit, c’est proprement le nôtre ;

M’a-t-il dit ; et songez que cela vaut bien mieux

Que le grec des pédants qui me blessent les yeux.

PÉNÉTRANT.

Vengeons-nous par écrit de cette atroce injure :

Décrions votre époux chez la race future ;

Et prompts à soutenir l’honneur de l’Hélicon,

Par plus d’une satire on peut noircir son nom.

Il en faut traduire une, ou de Perse, ou d’Horace ;

Et par là nous pourrons confondre son audace.

VALÈRE.

Non, Messieurs, laissons-là la satire et les coups ;

Il faut que de Madame on respecte l’époux.

Il veut que, renversant notre attente trompée,

Elle soit désormais avec des gens d’épée :

Hé bien ! à cette loi feignant de consentir,

Nous-mêmes en gens d’épée il faut nous travestir.

VICTORINE.

Le conseil est fort bon, il est incomparable.

CRISPIN.

Certes ; l’invention me paraît admirable.

PÉNÉTRANT.

J’y souscris ; allons prendre un habit décevant.

Les armes ne font point déroger un savant :

C’est son premier métier. Le dieu qui nous inspire,

Porte tout à la fois le carquois et la lyre ;

Et l’on n’ignore pas que le grand Apollon

Bal défaire autrefois l’affreux serpent Pithon.

CRISPIN.

Allons nous préparer à la métamorphose.

VICTORINE, à Crispin.

Je veux auparavant vous dire quelque chose.

Avez-vous vu les vers que je vous ai fiés ?

CRISPIN, bas à Pénétrant.

Les vers que vous savez sont-ils rectifiés ?

PÉNÉTRANT, bas à Crispin.

Oui, Monsieur.

CRISPIN, bas à Victorine.

Tout est fait.

Bas à Pénétrant.

Donnez-les-moi, de grâce,

PÉNÉTRANT, bas à Crispin.

Je vais vous les donner : suivez-moi dans la place.

CRISPIN, bas à Victorine.

Je vais dans peu de temps revenir sur mes pas :

J’apporterai vos vers, et n’y manquerai pas.

PÉNÉTRANT.

Ne tardons point, allons pousser notre artifice,

Messieurs.

VICTORINE.

Grand Apollon, fois que tout réussisse.

Allez, et revenez.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

ORPHISE, LISE

 

LISE.

Pleurerez-vous toujours ?

ORPHISE.

Hé ! qui peut de mes pleurs interrompre le cours ?

Lise, d’un inconnu je deviendrai la femme :

Mon père à cet hymen veut contraindre mon âme.

Devrait-il de mon cœur exiger cet effort ?

Devrait-il me forcer d’épouser... 

LISE.

Il a tort.

Sans mentir, les parents sont un meuble incommode :

Ils veulent qu’un enfant se marie à leur mode.

C’est un vilain abus ; et je prétends, ma foi,

Donner sur ce sujet un beau placet au roi.

Mais peut-être l’époux pourra vous satisfaire,

Peut-être il est bien fait, et pourra bien vous plaire.

ORPHISE.

Hélas !

LISE.

Cet hélas dit ce que j’ai toujours cru :

De quelque amour secret votre cœur est féru.

ORPHISE.

Tu l’as dit.

LISE.

Vous aimez ?

ORPHISE.

Oui, j’aime, chère Lise.

LISE.

Et de qui, s’il vous plaît, votre âme est-elle éprise ?

ORPHISE.

De ce dernier venu...

LISE.

Quoi, sitôt de l’amour !

Monsieur Naissant ne vient ici que de ce jour...

ORPHISE.

Il est vrai ; mais longtemps avant cette journée,

Lise, sans qu’on le sût, notre ardeur était née.

Je l’aime, il m’aime aussi. Pour me voir plus souvent,

Il a pris et le nom et l’habit d’un savant.

Il n’a rien à tes yeux de ce qu’il paraît être,

Et dans un autre rang le destin l’a fait naître.

LISE.

Comment ? Quoi, vous étiez l’un de l’autre amoureux,

Et vous m’avez pu faire un secret de vos feux ?

Allez, vous avez tort : l’emploi d’une suivante,

Madame, de tout temps, fut d’être confidente ;

Et c’est faire l’amour irrégulièrement,

Que d’avoir pu manquer en ce point seulement.

ORPHISE.

J’ai grand tort, je le sais ; mais cependant j’espère

Que tu feras pour moi...

LISE.

Ce que je pourrai faire.

Je suis fort charitable à l’endroit des amants,

Et juge de leurs maux par nus propres tourments.

ORPHISE.

Quoi, Lise, aimerais-tu ?

LISE.

Pour mes péchés, Madame,

L’Amour, le traître Amour, embrase aussi mon âme.

ORPHISE.

Peut-on savoir de toi, Lise, quel est ton choix !

LISE.

Je ne me ferai pas prier plus d’une fois :

C’est monsieur Clairvoyant.

ORPHISE.

Le choix est admirable.

LISE.

Avez-vous vu, Madame, un homme plus aimable ?

Il est charmant, bien fait, plein de talents divers ;

Il fait des vers en prose, et de la prose en vers.

N’est-ce pas an savant plein de grande doctrine ?

ORPHISE.

Non, Lise, et tout au plus, il n’en a que la mine.

Enfin c’est un valet.

LISE.

De qui ?

ORPHISE.

De mon amant.

Il est entre chez nous par ce déguisement :

Il sert son maître ; et c’est Crispin que l’on le nomme.

LISE.

Je l’ai pris sans mentir pour un fort honnête homme.

Voyez comme la mine est trompeuse.

ORPHISE.

Tu vois,

Lise, que si le maître est heureux une fois...

LISE.

Mais je le vois venir, notre Apollon burlesque,

La flamberge au côté : l’équipage est grotesque.

Il faut dissimuler. Vous n’avez qu’à sortir,

Madame ; à ses dépens je vais me divertir.

 

 

Scène V

 

LISE, CRISPIN, en épée

 

CRISPIN.

Ah, Lise, te voilà, foi de savant, je t’aime,

Et je mets à tes pieds ma science et moi-même.

Friponne, ton bel œil, ton air charmant et doux,

Ont pris sur moi...

LISE.

Monsieur, vous m’aimez, dites-vous ?

Il faut me le prouver : vous le pouvez sans peine,

En me donnant des vers une règle certaine.

CRISPIN.

Oui, sans doute, et cela ne me coûtera rien.

Je sais tout, et par cœur. Lise, écoule-moi bien.

Il faut premièrement que la cacophonie

D’un vers harmonieux conduise l’harmonie ;

Que l’iratus... attends... c’est l’hiatus, je croi,

Donne un beau sens au vers... car c’est là son emploi ;

Que, sur la fin du vers, l’hémistiche repose,

Et que la rime y soit... et tout cela pour cause :

Il faut... souviens-t’en bien, que le vers féminin

Se trouve joint ensemble... avec le masculin ;

L’ouvrage en est plus beau. La rime masculine

Ne doit point... comme on sait, enjamber sa voisine.

Car... cela gâte tout, et fait que de travers...

Enfin, Lise, voilà comme l’on fait des vers.

LISE.

Je n’y comprends rien.

CRISPIN.

Non ?

LISE.

Non.

CRISPIN.

Ce n’est pas ma faute.

La science des vers, vois-tu, Lise, est bien haute.

LISE.

Ah, je n’en doute point ; mais, Monsieur, entre nous,

Monsieur Naissant est-il aussi savant que vous ?

CRISPIN.

De même.

LISE.

Il faut qu’il soit savant à toute outrance.

CRISPIN.

Sans doute.

LISE.

Il a, dit-on, un valet d’importance.

CRISPIN.

Oui, qui n’est pas mal fait.

LISE.

Savez-vous point son nom ?

CRISPIN.

Si fait.

LISE.

On dit partout que c’est un grand fripon.

CRISPIN.

Là ! là !

LISE.

Que l’on vous voit presque toujours ensemble.

CRISPIN.

Quelquefois.

LISE.

On ajoute encor qu’il vous ressemble.

CRISPIN.

Friponne, t’en est trop, je vois qu’on t’a tout dit ;

Tu me connais. Hé bien ! sans faire un long récit

Je ne suis point savant, et je ne veux point l’être,

Je suis un bon valet qui veut servir son maître ;

Et si tu m’aimes bien... Mais, Victorine...

LISE.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

VICTORINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Madame, qu’à propos vous venez en ce lieu ?

Pour vous porter vos vers, où tant d’art on voit luire,

Dans votre appartement Lise allait me conduire ;

Mais, puisque vous voilà, je n’irai pas plus loin.

Tenez.

VICTORINE.

À les revoir avez-vous pris .grand soin ?

CRISPIN.

Non, par ma foi. Vos vers sont faits avec tant d’ordre,

Que la correction n’y trouve rien à mordre.

VICTORINE.

Il est vrai, bien des gens m’ont tenu ce discours ?

Mais pourtant il en est des vers comme des ours.

Leurs petits en naissant sont une masse informe ;

Ce n’est qu’en les léchant qu’ils leur donnent la forme.

De même lorsqu’un vers est encor nouveau fait,

Il faut l’examiner pour le rendre parfait ;

C’est-à-dire, polir avec an soin extrême.

CRISPIN.

Pour d’autres ; mais pour vous il n’en est pas de même.

Vous avez pour les vers un esprit si perçant,

Que les vôtres sont beaux et polis en naissant.

VICTORINE.

La nature, dit-on, s’y montre tout entière.

CRISPIN.

Il est vrai, vos vers ont la mine cavalière.

Mais, Madame, à propos d’air libre et cavalier,

Dites, De l’ai-je pas sous cet habit guerrier ?

Ne suis-je pas bien fait ?

VICTORINE.

Vous êtes fait à peindre.

Sous cet habillement vous n’avez rien à craindre.

Si nous sommes encor troublés par mon époux,

Je vous ferai passer pour... Mais il vient à nous.

 

 

Scène VII

 

VICTORIN, VICTORINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Tant pis.

VICTORIN.

Savez-vous bien ce que je viens d’apprendre ?

Le père de celui qui doit être mon gendre,

Arrivera bientôt pour cette affaire-là,

Et peut-être l’est-il. Mais quel homme est-ce là ?

VICTORINE.

C’est un officier.

VICTORIN.

Un ?...

VICTORINE.

Un officier d’armée.

Ce mot seul de plaisir rend votre âme charmée.

VICTORIN.

Monsieur, votre visite est un honneur pour moi,

Que je ne puis...

CRISPIN.

Monsieur, vous vous moquez, je croi.

J’ai pris la liberté de venir voir Madame...

VICTORIN.

Monsieur, je vous conjure, accoutumez ma femme

À ne point voir ici que des gens du métier.

Comme vous j’ai l’honneur, Monsieur, d’être officier,

Et j’ai servi vingt ans ou sur mer, ou sur terre.

CRISPIN.

C’est fort bien fait à vous : vivent les gens de guerre.

VICTORIN.

Oui morbleu, vive. Au moins vous me ferez plaisir,

De nous donner souvent vos moments de loisir.

Peut-être en vous voyant, madame Victorine

Prendra quelque dégoût pour ces gens de doctrine,

Pour ces pédants fieffés, qui sans cesse chez moi...

VICTORINE.

Eh ! Monsieur.

VICTORIN.

Ce ne sont que des sots, par ma foi.

N’est-il pas vrai, Monsieur ?

CRISPIN.

Eh !

VICTORINE.

Monsieur est trop sage

Pour ravaler ainsi les gens du haut étage.

Il sait trop le respect qu’exigent les beaux-arts,

Et que mon Apollon ne doit rien a son Mars.

CRISPIN.

Ah ! Madame, mon Mars...

VICTORIN.

En quelle heureuse armée

Avez-vous travaillé pour votre renommée ?

Aurais-je eu le bonheur de servir avec vous ?

CRISPIN.

Ce serait un honneur qui m’eût été fort doux ;

Mais... où servîtes-vous la dernière campagne ?

Je verrai bien...

VICTORIN.
Monsieur, j’étais en Allemagne.

CRISPIN.

Oh ! nous ne pouvions pas nous rencontrer ainsi.

J’étais en Catalogne, où je vis, Dieu merci,

Des choses... Par ma foi, la campagne fut rude.

VICTORIN.

Vous prîtes Puycerda.

CRISPIN.

Ce ne fut qu’un prélude.

Ah ! mille beaux exploits qu’ensuite...

VICTORIN.

Mais pourtant

Ce siège fut vanté comme un siège important ;

Et vous m’obligerez, si vous prenez la peine, 

De me faire un détail de l’histoire certaine.

On me l’a fait vingt fois, mais si confusément,

Que je n’en puis porter un juste jugement.

CRISPIN.

Après trois jours de siège, et ne sachant que dire...

Nous primes Puycerda... Cela vous doit suffire.

VICTORIN.

Eh ! Monsieur, s’il vous plaît...

CRISPIN.

Je n’ai pas le loisir...

VICTORIN.

Un seul mot.

CRISPIN.

Il faut donc vous faire ce plaisir.

De Puycerda, Monsieur, les murailles sont fortes ;

Les habitants rusés avaient fermé les portes.

Dieu me damne, il y fut chamaille comme il faut,

On commença d’abord par monter à l’assaut,

Et dès le lendemain on ouvrit la tranchée.

VICTORIN.

Comment...

CRISPIN.

De Catalans la plaine était jonchée.

VICTORIN.

Mais...

CRISPIN.

Il faudrait savoir l’assiette du pays,

Pour comprendre... En un mot, c’est ce que je vous dis.

En haut ce sont des prés... en bas ce sont des vignes...

Et c’est là justement que nous fîmes les lignes.

Le corps de la bataille avait pris le devant...

M’entendez-vous ?

VICTORIN.

Non.

CRISPIN.

Non ? il arrivait souvent...

Mais enfin, pour pousser à bout notre entreprise,

Nous rompîmes le pont, et la ville fut prise...

Et la terre et le fleuve, et leur flotte et le port,

Sont des champs de carnage où triomphe la mort.

VICTORIN.

Est-ce de la façon qu’on assiège les villes ?

Vous vous moquez.

CRISPIN.

Il est des moyens plus faciles :

On peut en Allemagne en user autrement ;

Mais, croyez-moi, la guerre est un rude tourment,

Heureux qui peut ne voir ni siège, ni bataille.

Maudit honneur !... Mais quoi, peut-on vivre en canaille,

Sans charge, sans emploi, toujours sur son fumier ?

Non, ce n’est pas ainsi qu’on devient officier.

VICTORIN.

Vous l’êtes cependant ; mais par quel privilège ?

Car vous parlez si mal et d’armée et de siège ?

Que je doute...

CRISPIN.

La langue aux gens faits comme nous,

Est des membres du corps le moins adroit de tous,

Et selon moi, Monsieur, il est plus difficile

De décrire un combat, que de prendre une ville.

VICTORIN. Orphise et Lise entrent.

Fort bien.

Bas.

Quel officier !

Haut.

Ah ! ma fille, c’est vous.

Le père de celui qui sera votre époux,

Est peut-être arrivé. Je reviens dans une heure.

 

 

Scène VIII

 

VICTORIN, VICTORINE, CRISPIN, ORPHISE, LISE

 

VICTORINE.

Hélas, que j’ai souffert !

CRISPIN.

Pas tant que moi, je meure ;

Car malgré le secours de tout mon bel esprit, 

J’ai cru loin du combat mourir dans le récit.

VICTORINE.

Apollon pâtissait, où je suis fort trompée.

CRISPIN.

Apollon aime mieux la plume que l’épée.

ORPHISE.

Voici monsieur Naissant.

 

 

Scène IX

 

VICTORIN, VICTORINE, CRISPIN, ORPHISE, LISE, VALÈRE

 

VICTORINE.

Vous nous enchantez tous ;

Et je crains qu’Apollon de Mars ne soit jaloux.

Il est si bien tourné qu’il a dans sa manière,

Avec l’air d’un savant, la mine cavalière.

Ah ! que n’est-il l’époux qu’on vous a destiné,

Ma fille !

VALÈRE.

Que ne suis-je, hélas, ce fortuné !

VICTORINE.

La vertu près de vous se trouve à quelque épreuve :

Moi même, en un besoin, je voudrais être veuve.

VALÈRE.

Il faut de mon secret ne vous déguiser rien.

Ce n’est qu’un stratagème...

VICTORINE.

Hélas, je le sais bien.

VALÈRE.

L’amour que dès longtemps j’ai...

VICTORINE.

Pour la poésie ?

Vous a fait revenir...

VALÈRE.

Écoutez, je vous plie.

J’adore...

VICTORINE.

Les beaux vers... Mais monsieur Pénétrant,

Sous l’habit d’un guerrier, nous déguise un savant.

 

 

Scène X

 

VICTORIN, VICTORINE, CRISPIN, ORPHISE, LISE, VALÈRE, PÉNÉTRANT

 

CRISPIN.

Quoi, faut-il, Victorin, par votre humeur fantasque.

Que chez vous Apollon ne puisse entrer qu’en masque !

PÉNÉTRANT.

Vous voyez.

VICTORINE.

Ah ! fort bien.

LISE.

Non, si je ne ris pas...

Je crève, et je ne puis rire que par éclats.

ORPHISE.

Tais-toi, sotte.

VICTORINE.

Quoi, Lise est assez téméraire

Pour rire devant moi, voyant tant de misère !

CRISPIN.

Eh ! disons à la muse un éternel adieu.

Sans Paris Apollon n’a plus ni feu ni lieu,

Madame.

VICTORINE.

Je le vois, et j’en meurs de tristesse.

Mais, Messieurs, ménageons les moments qu’on nous laisse,

À Crispin.

Je ne le puis celer, je brûle du désir

De voir quelques enfants de votre heureux loisir.

CRISPIN.

Je vous satisferai, préparez-vous d’entendre

Des sujets que je suis seul capable de prendre.

VICTORINE.

Dans vos œuvres, Monsieur, quels vers employez-vous ?

CRISPIN.

Quels vers ? Eh ! de ces vers... les plus grands vers de tous,

Et de plus grands encor ; qu’est-ce que cela coûte ?

VICTORINE.

C’est des alexandrins que vous parlez sans doute.

CRISPIN.

Oui, des alexandrins.

VICTORINE.

Mais d’où vient, dites-moi,

Qu’on nomme alexandrins tous les grands vers ?

CRISPIN.

Pourquoi ?

C’est... comme dans Homère ou peu fort bien l’apprendre,

Qu’ils furent inventés par le Grand-Alexandre,

Qui faisant un rondeau sur ses exploits divers,

Se servit le premier de ces sortes de vers.

VICTORINE.

Vous savez tout.

CRISPIN.

Je sais tous les arts et bien d’autres.

Mais laissons-là mes vers, ne parlons que des vôtres.

VICTORINE.

Hélas ! le bel esprit est bien mal ménagé :

On le prodigue trop.

PÉNÉTRANT.

J’ai cent fois enragé

De voir qu’à tout le monde on le jette à la tête.

VICTORINE.

On confond, il est vrai, l’habile homme et la bête.

Damon est bel-esprit, parce qu’il fait des vers,

Et cependant Damon a l’esprit de travers.

Lisidas, avec qui personne ne peut vivre,

Passe pour bel-esprit, parce qu’il fait un livre.

Je connais bien des gens, de qui le bel esprit

Consiste a condamner tout ce que l’on écrit.

L’on n’a jamais rien fait digne de leur estime,

lit personne à leur gré ne trouve leur sublime.

VALÈRE.

Ce sublime en effet est un trésor charmant,

Madame, et nos auteurs le trouvent rarement.

On devient bel-esprit du moment qu’on compose.

On croit faire des vers en rimant de la prose,

Et l’on n’attache point le rang d’autorité

À la bonté des vers, mais a leur quantité.

CRISPIN.

Pour moi, depuis hier, j’en ai bien fait cinquante,

Qui valent tout au moins cinq cents écus de rente.

VICTORINE.

Par un fort grand bonheur, Messieurs, j’en ai sur moi.

Montrant Crispin. 

Si j’en crois un savant, ils sont de bon aloi.

Je les fis hier matin, voulez-vous les entendre ? 

CRISPIN.

Ah ! je tremble...

Haut.

Attendons.

PÉNÉTRANT.

Nous risquons trop d’attendre.

Voyons les dignes fruits d’un loisir précieux.

Quel en est le sujet ?

VICTORINE.

C’est...

CRISPIN.

Nous ferions bien mieux...

VICTORINE.

Je vous entends, Monsieur, c’est votre modestie

Qui vous défend...

CRISPIN.

Eh ! oui.

VICTORINE.

Pourquoi ?

CRISPIN.

L’antipathie...

PÉNÉTRANT.

C’est prendre trop de temps.

CRISPIN, à Valère.

Ah ! Monsieur, elle lit.

Me voilà dégradé du nom de bel-esprit.

VICTORINE lit.

Stances libres et satiriques contre une femme qui fait tous les neuf mois des enfants, et qui n’a jamais fait de vers.

Femme ignorante et trop féconde,

Vous avez l’esprit de travers,

De croire que le ciel ne vous ait mise au monde

Que pour vous occuper à peupler l’univers.

Le dieu des beaux esprits n’y trouve pas son compte

Tous les ans un enfant, et jamais un seul vers !

Vous en devez mourir de honte.

Votre corps, il est vrai, vous est d’un grand usage,

Mais votre esprit ne produit nul effet.

Cependant votre corps n’est autre que la cage

Dont l’esprit est le perroquet.

Voyez si ce n’est pas dommage

De nourrir si longtemps un perroquet muet.

PÉNÉTRANT.

Qu’entends-je ?

VICTORINE.

Quoi, Monsieur ?

CRISPIN, bas.

Je souffre comme un diable.

VICTORINE.

Qu’est-ce qui vous surprend ?

PÉNÉTRANT.

Est-il bien véritable

Que vous soyez l’auteur des vers que vous lisez ?

VICTORINE.

Oui, Monsieur.

CRISPIN.

Corrigez le mot dont vous usez.

En fait de bel-esprit, vous parlez en novice.

Un homme est un auteur, une femme est autrice :

Appelez-donc Madame autrice, et non auteur,

Et parlons d’autre chose.

PÉNÉTRANT.

Eh ! Monsieur...

CRISPIN.

Eh ! Monsieur...

PÉNÉTRANT.

C’est pour l’amour de vous que je n’ose rien dire.

Madame, quant aux vers que vous venez de lire,

Je les trouve divins, et tiens à grand honneur,

Que vous ayez voulu m’en faire le censeur.

Aussi je n’ai changé que quelques hémistiches,

Et trois rimes en tout qui me semblaient peu riches.

VICTORINE.

Et qui vous en a fait le censeur ? Voyons, qui ?

PÉNÉTRANT.

Monsieur.

CRISPIN.

Cela n’est point, et vous avez menti,

Je ne vous ai jamais porté ni vers, ni prose,

Et j’en sais plus que vous, Monsieur, en toute chose.

PÉNÉTRANT.

Moi, j’en ai menti ?

CRISPIN.

Vous.

VICTORINE.

Eh ! Messieurs, point de bruit.

PÉNÉTRANT.

De mes bienfaits, ingrat, est-ce-là tout le fruit ?

Homme le moins lettré de la machine ronde,

Je t’aurais par pitié produit dans le grand monde.

Rentre dans ton néant, pour n’en jamais sortir :

Tu verras ce que c’est que de me démentir.

CRISPIN.

Ah ! que si je savais m’escrimer de l’épée,

Celle-ci dans ton sein serait bientôt trempée.

PÉNÉTRANT.

Ah ! si nous étions seuls ici...

ORPHISE.

Je le voudrais.

PÉNÉTRANT.

De ta témérité tu te repentirais.

Mais s’il faut qu’à mes yeux ton visage se montre...

CRISPIN.

Je t’entends, l’on n’a pas défendu la rencontre.

Ah ! pourquoi dans ces lieux n’être pas seuls ?... Adieu.

Je sors... Ne me suis point.

PÉNÉTRANT.

Je quitte aussi ce lieu.

 

 

Scène XI

 

VICTORINE, ORPHISE, VALÈRE, LISE

 

VICTORINE.

Ce démêlé, Monsieur, nous fera de la peine :

Ils pourraient se tuer.

VALÈRE.

Non, votre crainte est vaine,

Madame ; vous rirez de tout ce qu’ils feront ;

Bien loin de se chercher, sans doute ils se fuiront. !

Ils s’en vont.

 

 

Scène XII

 

CRISPIN, seul

 

J’ai dit que je sortais ; mais ce n’est qu’une feinte.

Quelque brave qu’on soit, on n’est guère sans crainte.

Pénétrant me suivait sans doute, car je voi

Que ce maudit pédant a plus de cœur que moi.

Pourtant c’est un auteur ; ainsi je me rassure.

 

 

Scène XIII

 

PÉNÉTRANT, CRISPIN

 

PÉNÉTRANT, sans voir Crispin.

Je ne me vis jamais en pareille aventure.

J’ai fait fort sagement de me cacher ici.

Craignant qu’il ne sortit, j’ai jugé... Qu’est-ceci ?

Voyant Crispin.

Que vois-je ? Clairvoyant.

CRISPIN, voyant Pénétrant.

Mon ennemi ! Je tremble.

Ah ! je n’espérais pas nous retrouver ensemble.

PÉNÉTRANT, à part.

Il me regarde, il voit que je tremble de peur.

CRISPIN, à part.

Hélas ! pourquoi faut-il que je manque de cœur ?

PÉNÉTRANT, à part.

Je suis perdu, s’il vient.

CRISPIN, à part.

Je suis mort, s’il avance.

PÉNÉTRANT, à part.

Si je l’adoucissais par quelque complaisance...

CRISPIN, à part.

Si, demandant pardon, j’apaisais son courroux...

PÉNÉTRANT.

Si je lui demandais la vie à deux genoux...

CRISPIN.

Lui rendrai-je l’épée ? Allons.

PÉNÉTRANT, à Crispin.

Peut-on vous dire

Bonjour ?

CRISPIN.

C’est de bon cœur que je vous le désire.

Que dit-on de la paix ?

PÉNÉTRANT.

On dit qu’assurément

C’est un bien qu’on devrait conserver chèrement.

CRISPIN.

Sans doute : dans la paix on dit que tout abonde.

PÉNÉTRANT.

Que ne peut-on la voir régner dans tout le monde !

CRISPIN.

Pour moi, je le voudrais.

PÉNÉTRANT.

Je le désire fort.

CRISPIN.

Un chien vivant, dit-on, vaut mieux qu’un homme mort.

PÉNÉTRANT.

C’est fort bien dit.

CRISPIN.

La paix fait vivre sur la terre

Mille gens qui mourraient, si l’on faisait la guerre.

On ne la fera plus, tout le monde le dit.

PÉNÉTRANT.

Elle est funeste à tous.

CRISPIN.

Surtout aux gens d’esprit.

PÉNÉTRANT.

Assurément, Monsieur : sortez-vous ?

CRISPIN.

Je demeure.

Et vous ?

PÉNÉTRANT.

Je sortirai peut-être.

CRISPIN.

À la bonne-heure.

PÉNÉTRANT.

Vous demeurez au moins ?

CRISPIN.

Oui, jusques à  ce soir.

PÉNÉTRANT.

Adieu donc.

CRISPIN.

Serviteur, Monsieur, jusqu’au revoir.    

 

 

Scène XIV

 

CRISPIN

 

Ainsi qu’à moi la peur avait saisi son âme :

Si j’avais su cela...

 

 

Scène XV

 

VICTORINE, VALÈRE, ORPHISE, LISE, CRISPIN

 

VALÈRE.

Je suis perdu, Madame.

VICTORINE.

Vous l’avez vu, Monsieur, j’ai fait ce que j’ai pu,

J’ai prié devant vous, et n’ai rien obtenu.

J’en suis au désespoir, je n’y saurais que faire.

Du gendre prétendu vous allez voir le père ;

Un étranger arrive, et c’est sans doute lui.

VALÈRE.

Que je suis malheureux !

ORPHISE.

Ma mère, quel ennui !

À quel sort rigoureux mon père nous expose !

VICTORINE.

Je vous plains l’un et l’autre, et ne puis autre chose.

 

 

Scène XVI

 

VICTORIN, MILLEPONT, ORPHISE, VICTORINE, VALÈRE, CRISPIN, LISE

 

VICTORIN.

En vérité, Monsieur, vous venez à propos.

On ne me laissait pas un moment en repos.

Femme, tille, servante et toute la famille,

Mais surtout ce Monsieur qui demande ma fille,

M’ont pensé...

VALÈRE.

Juste Ciel !

MILLEPONT.

Que vois-je ? C’est mon fils !

VALÈRE.

C’est mon père !

VICTORIN.

Comment ?

MILLEPONT.

Vous me voyez surpris...

ORPHISE.

Se peut-il ?...

VICTORINE.

Dois-je croire...

MILLEPONT.

Excusez ma surprise ;

C’est là mon fils, pour qui je vous demande Orphise,

Souffrez que je l’embrasse, et que...

VICTORIN.

J’en suis ravi.

Enfin de vos désirs votre choix est suivi,

Ma femme ; vous vouliez ce cavalier pour gendre :

Il le sera, Monsieur, il ne faut plus attendre,

Et puisque le hasard nous a tous réunis,

Marions dès demain ma fille à votre fils.

Nous saurons à loisir par quelles aventures

Le ciel avait sans nous prévenu nos mesures.

CRISPIN.

Halte-là, s’il vous plaît : je me nomme Crispin,

Valet de Monsieur, et... Donnez-moi Lise enfin.

VICTORIN.

Ils s’aiment ?

LISE.

Oui, Monsieur.

VICTORIN.

Hé bien ! je te la donne.

Allons tout préparer.

VICTORINE.

Et moi, je te pardonne. 

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